Fenêtres sur Rabat
à Bernard :
« Je savais que j’avais omis ma réponse à un courrier où tu me parlais de ton passage au Maroc, coopérant dans le cadre de ton service militaire :
Donc, c’est vrai que Rabat est une petite ville, qu’elle n’a pas changé, du moins dans le centre construit dès les années 1915/20, aux dires de ceux qui y sont allé il y a peu.
Les casablancais ont toujours jalousement dénigré la capitale. Ils ont toujours pensé que vivant dans le cœur économique du pays, ils en étaient le centre tout court.
Casa, comme on disait, était déjà une ville moderne, j’entends par là une ville déjà saturée, embouteillée et tentaculaire à nos yeux, comme pouvait être tentaculaire une ville dans les années 60… un peu crasseuse et manquant de cette fraîcheur qu’elle ne saurait avoir eue.
Rabat c’est une autre affaire, et je ne serais pas objectif en en parlant, mais c’était tout de même une petite cité merveilleuse, enguirlandée de bougainvilliers comme les gens de Casa ne pouvaient en rêver, sa casbah est toujours la plus belle qui se puisse encore visiter, puisque badigeonnée sans cesse de ses bleus azurs aux fenêtres et de cette blancheur inimitable sous le ciel, tortueuse et farouche, de ses fleurs grimpant au hasard des murs et menant au promontoire des Oudaïas, oasis à la pointe même des remparts de la ville, qui sentait le thé à la menthe à l’ombre sucrée des fruits de ses arbres et de ses cactus, ses murs de faïences et ses roses où se jette le fleuve jaune Bou Regreg qui expose une vue panoramique tout à la fois, sur la passe souvent grondante et grandiose comme une porte sur l’océan, et sur la petite ville de Salé sur la rive opposée. La vue sur les Oudaïas depuis la rive opposée du fleuve est à elle seule une capture photographique de la ville dans ses fortifications et son altière position à l’entrée de l’océan qui ne relève plus de l’ordre du temps. Rabat est photogénique. Elle a l’harmonie des foudres silencieuses. La Casbah d’Alger qui a fait parler d’elle de façon si contradictoire, entre un Pépé le Moko en idéal exotique et la réelle Guerre d’Algérie, n’est plus aujourd’hui qu’une ruine languissante de misère. Rabat était une ville classieuse comme on dirait maintenant, ville d’ambassades, d’arbres lourds et crépus, d’immeubles à deux étages. Je logeais à cinquante mètres d’une des portes d’enceintes du Palais Royal. On pouvait y voir depuis le balcon, les murs ocres crénelés qui longeaient une rue menant à la triple porte médiévale délimitant la ville extérieure menant vers le sud et vers la mer. L’école Pierre de Ronsard dans son buisson d’arbres, sentait encore la peinture fraîche et le neuf des murs et des meubles lorsque j’ y ai posé mes culottes courtes et inauguré les premières classes en 1960. Les arbres ont terriblement poussé. Les photos actuelles montrent qu’elle n’a pas perdu de sa jeunesse, l’architecture n’ayant pas vieillie ses pourtant plus de soixante années. Et puis la ville sentait l’herbe coupée, le miel et les abeilles en abondance, les dards de celles-ci étaient de terribles harpons dont je n’ai pas perdu le souvenir des douleurs les plus vives… Les avenues (qui seraient ici de simples rues à peine un peu plus larges) étaient jalonnées de citronniers et le plus souvent d’orangers peignés au carré comme des cubes, parfois ébouriffés et majestueux (ma première école portait ce même nom comme celui du quartier dit des Orangers). Ceux-ci dévoraient de leur senteur l’intérieur des maisons, surtout après qu’on eut lavé les sols en mosaïques, rendant la fraîcheur permanente dans les maisons assourdies de soleil. La grande artère, il n’y en avait qu’une bien délimitée, traversant du nord au sud, l’avenue successivement del Magzen, puis du nom d’un Maréchal d’Empire , et enfin depuis la mort du roi, avenue Mohamed Cinq, dont je vis vers 1961, le cercueil rutilant de son carrosse, descendre cette même avenue qui portera bientôt son nom. Au spectacle terrible que celui de ces femmes s’évanouissant tout à la fois d’hystérie et d’extrême épuisement d’avoir attendues depuis l’aube le passage de la Garde Noire en turban, costume rouge et vert, la lance aiguisé tournée vers le ciel, et du cercueil recouvert du drapeau chérifien tirés par les purs sangs défilant comme à Saumur, avant de se perdre dans les cavités souterraines du mausolée des Alaouïtes dont tu me parlais, et qui est devenu, hélas, un lieu de visite impromptue pour touristes en quête d’un minimum d’histoire vite oubliée. Tout au bout de l’avenue Mohamed V, vers la mer et la médina, après la longue promenade bordée de palmiers géants où se dressaient d’un côté le palais de Justice et de l’autre le fameux hôtel Balima, juste avant d’entrer dans la ville ancienne, mon grand père maternel (le Nono) avait ses habitudes au Café de la Renaissance. On y entendait son bon rire à la fois épanoui, sonore tout autant que timide à rougir de plaisir, qui était chez lui comme autant de phrases qu’il ne savait dire et qui emportait l’adhésion de ses partenaires de belote (ou d’un jeu similaire). Le jeu, c’est le seul vice que lui ait reproché, durant toute l’existence, la Nonina.
Rabat avait aussi ses cinémas, il y en avait sept dont j’ai encore les noms en mémoire. « Le Colisée » où se jouaient tout aussi bien les péplums que « Ott’e Mezzo » de Fellini. (C’est en 63, me dirent mes parents, qu’eut lieu un tremblement de terre impressionnant, surtout venant après celui d’Agadir, et sa terrible secousse à l’échelle de Richter, que la salle s’était vidée en un clin d’œil, laissant une montagne de chaussures au sol qui aurait suffi à remplir un magasin. Ce qui me parût cocasse c’est que l’événement eut lieu durant la projection de Huit et demi…) Le Royal donnait à partir du mercredi les westerns dont il se faisait une spécialité avec les péplums (j’y assistais, pétrifié, à La Bataille de Marathon et au Rois des Rois, aux Macistes et aux Hercules de Steve Reeves et de Mark Forest que nous rejouions sans tarder, en améliorant les scènes et les rôles avec mes camarades de jeux dans le grand jardin désert, sauvage et clos qui faisait face à l’immeuble des grands parents : « le terrain vague » disions-nous ). La Renaissance était aussi un cinéma qui donnait les policiers, les Jean Gabin, les noirs et blancs surtout. D’ailleurs les habitués de cinéma ne parlaient pas des titres des films, mais disaient d’abord « qu’est-ce qu’on joue ce soir au Royal , au Marignan, au Rex ? ». Les autres se nommaient le « Vox » à la très petite salle dans un quartier où nous n’allions que pour le cinéma près de la piscine du Club Nautique de Rabat (CNR), « le Star », dans la ville indigène, et « l’Alhambra » qui n’est plus qu’un nom pour moi. Chacun avait sa préférence pour une salle. C’était plutôt des salons. Certains avaient comme des survivance de l’Opéra, des niches, des balcons aux fauteuils en bois, des dorures et des entrelacs stylisés de feuilles d’acanthes, presque des loges de luxe, des tissus frappés d’armoiries. Les salles déterminaient beaucoup le goût qu’on portait aux spectacles. Evidemment Casablanca possédait déjà des amphithéâtres comme ce Rialto où Angela nous mena voir en primeur West Side Story dont aucun rôle ne pouvait être joué, ni par moi ni par mes petits camarades. Ce n’était pas encore des rôles qu’on saisissait bien. Et puis qu’aurait-on fait de cette belle brune qui semblait si malheureuse ? Non, Rabat nous avait donné le goût de Burt Lancaster qui se roulait dans la poussière, de Kirk Douglas que mon père aimait bien parce qu’il avait la même fossette au menton et qu’on lui avait trouvé aussi une certaine ressemblance. Il me fallut être de l’autre côté de la Méditerranée pour voir enfin « The Alamo », que j’ai longtemps vécu comme un manque. Une histoire de punition infligée par ma mère qui traîne encore comme un contentieux…
Parfois les scénario des films nous menaient à faire des épées avec des bouts de bois finement taillés sur lesquels on clouait un morceau plus petits en travers de ce qui devait être la lame de l’épée pour faire le pommeau, et des couvercles de lessiveuse servaient de boucliers. Le reste des décors défilaient en imagination.
J’ai bien retenu le nom des rues, et pour celle que nous avions quitté avant de venir à Nice, je n’ai jamais su qui était ce fameux Taillandier de notre numéro 6. Le dictionnaire même ne sait pas… Ces noms chantent comme des phonèmes dans mon esprit, des sésames à la couleur de la ville, « Le merveilleux hôpital Marie Feuillet (disparu), rue Marin-Laméllée, clinique Dubois-Roquebert, rue Urbain Blanc, rue Henri Popp, rue colonel Petitjean, boulevard de Kebibat, rue du Père de Foucault, l’immeuble dit « des Phosphates », tant d’autres… » qui restent, pour ceux qui les ont traversés, attachés à la ville d’autrefois, bien que tous ces noms fussent débaptisés depuis. Des héros, des aventuriers ou simplement le chirurgien ayant opéré le roi, rendus maintenant à leur anonymat. La ville n’était pas saturée de noms de généraux ou de maréchaux. Lyautey seul avait sa statue équestre, ce qui correspond à une honneur quasi royal. Il a déménagé lui aussi du côté des morts, la même année que Mohamed V, il eut sa levée du corps déjà enfoui depuis quelques temps et il a été défilant son cercueil sur la même avenue Mohamed V, la même année que le roi. Les ministres français pouvaient se voir depuis le balcon de la Nonina. Couve de Murville, Messmer étaient du voyage. Ces deux, monarque et maréchal, avaient donné successivement leur nom à cette avenue, « Cours Lyautey » d’abord, succédant à El Magzen, puis l’avenue au nom du grand père du roi actuel. Lyautey est maintenant aux Invalides.
Rabat était en fait assez loin des plages que nous fréquentions. Bien que la mer touchât les rives de la ville, que le Bou Regreg se jetât dans une rencontre furieuse avec l’Océan, nous allions vers les plages plus au sud, en direction de Casa. Le sable y était plus fin et plus blond. Les Sables d’Or, les Contrebandiers, tels étaient les noms qui venaient d’on ne sait où. Nous allions rarement à la Plage des Nations, la plage des noyés. Certaines étaient enserrées de rochers tranchants comme des lames de couteaux aux Contrebandiers et il était impossible d’y marcher pieds nus. C’est là que se remplissaient les paniers de moules. Certaines variétés étaient grosses comme la longueur d’une main d’enfant. Le soir les paniers débordaient. D’autres plages, aux creux d’anses naturelles, attiraient en saison, pour la qualité des oursins. Le soir, dans les cuisines, c’était l’océan qui pénétrait de ses parfums d’algues acres jusqu’à saturer l’odorat. Certains mois d’Août la tente était plantée vers Skrirat où la plage n’avait pas de fin sinon dans les mirages fuyant à l’horizon. Nous habitions jours et nuits sur le sable. Les étoiles, avant de rentrer dormir, brillaient tant qu’elles semblaient sortir de leur sphère comme des clins d’œil furtifs dans le tournoiement des constellations. Il n’y avait qu’un silence de monde oublié. Le seul bruit des vagues, suivant les marées, proche ou plus lointain, nous réveillait doucement, comme il l’aurait fait sur une île abandonnée. Le mois passait, les peaux étaient saturées de sel et viraient aux couleurs du caramel ou du chocolat suivant les pigmentations. Mes cheveux avaient renforcé leur blondeur comme après la saturation d’une teinture. Nous nous nourrissions de pastèques, et souvent les dimanches soirs, en dehors de ces périodes, nous nous arrêtions sur le bord de la route, où les vagues venaient frapper en contrebas les rochers avec des bruits d’enfer et on achetait ces pastèques saturées d’eau aux paillotes ambulantes qui proposaient aussi des poissons vifs et des coquillages.
Lorsque l’accablement du soleil nous prenait, certains soirs de retour des plages, nous allions au quartier populaire dit de « l’océan » où nous nous attablions sur de larges terrasses pour des brochettes de cœur et de foie au cumin avec le bruit des vagues qui cinglaient encore à nos oreilles à moins que ce n’en fut que l’écho qui continuait.
Certains retour du dimanche nous pouvions, maintenant qu’à rebours j’ai pu admiré les foudroyantes convulsions d’harmonies des lumineux Delacroix, assister avec un peu de chance, sur les terrains désertiques le long de la route, à ces éclairs de purs sangs arabes portant des cavaliers en grands costumes de guerre, clochettes et coiffes à multiples franges (les chevaux barbes), la foudre des fusil en l’air, tirer ensemble en hurlant des paroles se mêlant à la poudre qui se confondait à la poussière, en fin de cavalcades. C’était le rituel de la « Fantasia ». Delacroix a rendu à merveille les portes des remparts de l’entrée nord de la ville, le sultan protégé par le parasol royal, mais aussi ces joutes folkloriques et religieuses, ces traînées de couleurs crépusculaires et fulgurantes de chevauchée fantastique, avec le mouvement d’ouragan de ces chevaux de race parés de franges, de cuir et d’énergie guerrière.
Pas loin de ces théâtres de résurrection de traditions ancestrales, l’oncle André m’avait mené, une après-midi entière à la pêche sur ces fameux rochers surplombant du très haut de la falaise, un gouffre donnant sur l’écume mortelle d’une eau bouillonnante noire et verte qui frappait la base de ces masses de rochers depuis la nuit des temps, libérant ces fines pellicules d’eau qui sifflaient et cinglaient leur écume comme des gifles sur nos joues durant tout le temps que durait la pêche. J’y ai connu une des plus belles agonies de soif, battu des vents et du sel qui coupait les lèvres. Nous avions oublié l’eau et le temps ne comptait plus face à l’océan. Pour les prises de poissons il est rare que nous ayons attendu plus d’une vingtaine de minutes avant qu’une dorade, un sar ou n’importe quel poisson, parfois énorme, ne morde l’hameçon. Les vagues grossissaient de très loin et s’élevaient avant de frapper, laissant apparaître en transparence dans leur mouvement ample, comme découvrant la vie sous marine à fleur de surface, des bans entiers de dorades succédant à d’autres espèces, sans discontinuer, dans l’infini mouvement des courants et des vagues. Le fond des mers offraient encore ce qu’on nommerait maintenant des pêches miraculeuses. Et c’étaient ainsi qu’avec de simples cannes, de frêles moulinets, les paniers se remplissaient en fin de journée.
Plus le temps s’est avancé plus Rabat me paraît aujourd’hui incomparablement belle de cette beauté que peuvent n’avoir que les êtres, les choses ou les évènements qui se produisent pour la première fois.
Le chemin de la piscine du Club Nautique traversait d’abord un quartier de maisons basses ornées d’allées de palmiers, d’où émergeait comme un pain d’épice de miel ocre, depuis bien loin, la forte architecture parallélépipédiques aux arêtes saillantes de la Tour Hassan, où sont les tombeaux alaouïtes. Architecture inachevée pour sa partie supérieure, lui donnant l’air d’avoir été plantée au sol comme un mégalithe plutôt que de donner l’illusion de se hisser vers le ciel, un symbole de force placide et d’éternité sereine fichées en terre. Durant des années je suis passé devant sans jamais m’émerveiller ni même poser mon regard sur un des monuments qui en une seule image identifie immédiatement tout le Maroc. Il a fallu que je sache que je partais définitivement du pays à mes douze ans, pour qu’une après-midi, je grimpe tout là-haut, par la longue et interminable spirale intérieure, large et sans escaliers. Je ne crois pas avoir eu la force de regarder une fois la-haut, ce que j’imagine être le splendide panorama à trois cent soixante degrés sur la ville et au-delà. C’était comme un au revoir dont j’avais conscience, que plus jamais avant longtemps je ne franchirais l’enceinte de ces espaces de l’art sacré marocain, ces colonnes romaines et ces fûts décapités à leur sommet, ces tombeaux au pied de la tour et la vue calme sur le fleuve allant à la mer. De même, que passant devant la nécropole du Chellah où les cigogne font leur nid sur les parties crénelées du minaret, je n’ai jamais pénétré. C’était juste à la sortie nord des remparts de la ville, et comme les parisiens n’allant jamais à la tour Eiffel, nous ne portions pas plus d’intérêt à cet oasis de poésie que nous avions à portée de main sur le chemin du quartier de l’Aviation où était la maisonnette que nous habitions.
A la fin de ma scolarité dans le primaire il se trouvait deux choix possibles pour moi. Mes parents m’inscrivait soit directement dans ce lycée Descartes tout neuf, dont le nom m’impressionnait parce que j’en avais vaguement entendu parler à la fin de Pierre de Ronsard comme d’un personnage sur lequel j’aurais à réfléchir plus tard … « vraiment un grand homme ». Dans ce lycée tout neuf il y aurait eu la continuité de ma petite scolarité. J’y aurais retrouvé Bernard Balmelle, mes amis, et tous ceux que je connaissais depuis Ronsard, une continuité en basculant chez les « grands ». Ou, ce à quoi je ne m’attendais pas, et que je vécu comme une désertion, une infidélité et pire peut-être, on avait décidé que ce serait l’Institution de La Salle. Comme pour le cousin Georges. Je voyais déjà les Frères en habits noirs, la collerette blanche fermant le col et tout un assortiment de sévérités et d’austérités que je vivais déjà comme une punition. Ce fut pourtant une des plus belles années passées à Rabat. Tous les matins le petit car de ramassage Mercedes me prenait à l’angle de ma rue, et on avait droit à un tour complet des quartiers excentrés, en s’enfonçant dans le bois de l’Agdal, les lisières des quartiers posés sur la mer, pour revenir longer longtemps les remparts, jusqu’à l’entrée de l’Institution qui dominait le paysage vers le nord. J’y appris à me savoir nul en math. C’était comme entrer dans le château de Kafka. Mais je compris que j’aimais bien rêver sur les textes de Français et que ma sympathie pour les descriptions romanesques n’avait aucun mal à adopter et à rendre visibles et vivants les personnages des récits de notre littérature. Ce fut une révélation qui ne se démentira plus. L’institution de la Salle savait aussi organiser les vacances de saisons à la montagne. Mais c’est là que je compris que la neige me serait toujours hostile, malgré les paysages de sapins, de cèdres croulant sous les habits blancs de l’hiver. Rabat ce fut, plus que jamais la « Librairie Horizons ». Je m’y étais fait enfermer un soir de début d’été tant j’étais imprégné de mes lectures, assis dans l’ombre, invisible aux autres, au pied des rayons de livres, sans remarquer qu’on avait fermé depuis longtemps. J’en ai retenu pour la vie le numéro de téléphone, 277 07 37. Angela avait acquis ce commerce l’année de ma naissance et je disais souvent à celle-ci, « plus tard je viendrais avec toi travailler ici ». La Librairie existe toujours. Les rideaux métalliques ont bien un peu rouillé, d ‘une rouille de plus de soixante ans, la crasse qui environne le lieu laisse penser que la ruine passera bientôt par là. Peut-être n’est-ce plus qu’un débit de journaux et de tabac.
C’était aussi la gare, où mon père avait sa librairie à lui, qui n’était autre que le kiosque du marchand de journaux avant les grands escaliers qui menaient aux quais, et qui devait constituer à peu près parfaitement le centre géographique de la ville européenne. Aller à la gare constituait le petit moment de rêve qu’il s’accordait vers midi.
La cathédrale a été construite très tôt dans le développement de la ville. Dans un style néo-byzantin que rappellerait à Nice l’Eglise Don Bosco. La légende voudrait que le Nono, qui était maçon, ait contribué à l’érection de la croix et aurait, comme les pionniers sur la lune, mis la dernière main et planté le signe de reconnaissance de la catholicité à Rabat. Mes parents s’y sont mariés, maman en robe à longue traîne, avec des demoiselles d’honneur toute de blanc, et sur la seule photo qui me reste, on les voit de loin descendre les marches, bien émus. J’y ai fait toutes les cérémonies religieuses depuis la première communion jusqu’à la solennelle, quelques semaines avant de quitter définitivement le Maroc.
L’architecture de la ville, dans un regard d’ensemble, n’a jamais été agressive. Les maisons et les immeubles se fondaient dans le paysage et ne dépassaient que rarement les deux étages. L’urbanisme et les modes de vie actuels prévoyant des normes de qualité respectant l’environnement, par imposition de l’empire administratif, n’existait pas. Ce qui n’empêchait la diversité et les heureuses initiatives architecturales. On construisait comme Robinson faisait son radeau. La nature restait vierge, on ne faisait qu’envelopper celle-ci de nos besoins de s’y fondre dans la plus grande harmonie. Nous n’étions pas les uns sur les autres non plus, on ne savait pas encore le mot démographie, certains devaient le connaître, il n’était pas encore dans le rouge.
L’intérieur des habitations, (nous n’avions jamais eu plus de trois pièces, ce qui nous faisait un petit château tant les pièces étaient vastes) n’était pas calculé en fonction du marché immobilier. Le parc immobilier a subi les lois du marché quand l’offre et la demande ont défavorisé les demandeurs de logements trop nombreux. J’ai vécu l’époque béni où changer de logement se faisait comme on le fait d’une chemise. Mes grands-parents d’ailleurs ont gardé ce caprice du changement lorsqu’ils furent établis à Nice. Ce ne fut pas aisé pour les enfants qui eurent la responsabilité des déménagements.
Les immeubles des années quinze vingt avaient poussé d’un coup, ce que les urbanistes et les démographes futurs pourraient faire correspondre à l’élan de construction du style art déco qui se développa fortement ces années-là.
Notre petit immeuble, rue Taillandier, avait été signé par Boyer et Balois, dont les lettres entrelacées de leurs deux B en fer forgé s’inscrivaient en grand dans la partie supérieure de la porte d’entrée de l’immeuble. Les architectes n’avaient pas honte de signer leur réalisation. Les six numéros d’immeubles dans un ensemble continu de la rue sur tout son long, étaient uniment dus à ces architectes sans que je me sois douté qu’il s’agissait de construction qu’on aurait pu trouver au même moment à Miami ou à San Francisco. Le style des années vingt avait servi tout autant aux réalisations de monuments publics comme le cinéma Royal, la Banque d’Etat du Maroc, ou certaines façades d’ambassades, qu’au néo-byzantin de nombreuses églises, lui-même émanant de l’esprit art déco.
Le chef d’œuvre restant l’immeuble qui n’avait pas de nom, mais qui abritait tout à la fois, l’appartement de mes grands-parents au second étage et une administration qui donnait du côté de notre petite rue. C’est dire si nous n’étions pas éloignés de chez la Nonina. Je pourrais le décrire et y promener mon fantôme les yeux fermés. C’était à mes yeux le plus bel édifice de la ville, donnant sur l’avenue Mohamed V, large et tracée comme un axe monumental allant de l’Est de la ville jusqu’aux abords de la mer. Les proportions de cet l’immeuble gardaient le sens de la majesté et le soleil rendait dès la première heure les plus beaux matins de lumière. J’ai encore une photo où je n’ai pas plus de deux mois, emmitouflé dans un linge, le ventre à l’air, comme un lézard qui veut vivre. L’architecte qui avait du présider à sa réalisation ne connaissait de contrainte d’ordre d’espace, de taille ou d’impératifs quelconques. Ce qui n’empêchait pas les projets dans ces années-là de rendre un bijou sans fioritures inutiles et d’une beauté indémodable. Les architectes avaient eu le crayon libre. Ce n’était pas encore le promoteur qui avait la main sur l’impératif économique. L’immeuble est toujours debout en 2020. Dans son même espace, large, qu’aucune construction n’est venue troubler en face. Seuls, le décati des revêtements et quelques balafres du temps ont pu vieillir la façade. Tout y avait été conçu sans soucis de restreindre les volumes et les dimensions. Les plafonds culminaient à trois mètre, parfois plus. Dans les immeubles de luxe ou d’ambassades ça grimpait bien plus haut. Les sols étaient en mosaïques souvent tricolores. Dans certaines villas c’était Pompéi. Ces revêtements facilitaient les couloirs de fraîcheur durant les mois d’excessives chaleur. Paradoxalement toutes les maisons, et tous les appartements étaient construits avec des cheminées. L’âtre relevant du réflexe de la maison européenne. Celle-ci se percevait surtout sous ces latitudes comme élément de décoration. C’est dire l’absence de contrainte du cahier des charges qui présidait aux projets. On faisait dans le généreux. D’autant que le salon, mais aussi chaque chambre avait sa cheminée, comme dans de petits palais ! Et puis l’immeuble avait été construit sous des arcades, comme l’ensemble des immeubles de l’avenue. C’était rendre à celle-ci une majesté qui situait bien sa position de centre névralgique de la ville, tout autant que magnifiant le tracé menant ou venant vers le Palais Royal. Et l’immeuble de la Nonina était en bout d’avenue, et possédait un angle donnant directement sur le Palais. C’est de là que je vis depuis le balcon, le convoi funéraire de 1961.
Rabat était belle de cette lumière du matin qui frappait sur la blancheur des façades de l’hôtel Terminus et du Café de la Gare. C’est le cœur réel de la ville fantasmée, le décor des pionniers lorsqu’il n’y a rien, que le train qui arrive, et l’hôtel où l’on pose les valises. J’ai toujours rêvé de cette blancheur du matin et lors de mes promenades du dimanche avec mon père, nous passions devant ces façades de blancheur miraculeuse, plus belle que celle du soir tombant. J’ai imaginé les premiers arrivants derrière la cloison de leur chambre qui donnait sur la place, la gare et le début de la construction de l’avenue del Magzen. Et rien d’autre alentour. Regardant ces fenêtres, je sais que depuis l’origine de la ville en expansion, ces curieuses lucarnes ont vu grandir, d’étapes successives, le développement de la ville. C’est dans cet hôtel que j’aimerais poser les valises si l’avenir donne écho à une dernière visite que je souhaite vers mes lieux d’enfance. Bien sûr, il y a le plus prestigieux hôtel Balima, dont des photos de 1915 montrent que pas un élément du décor et de l’architecture d’origine n’ont changé à ce jour. Pas même son décor intérieur. Aussi célèbre que la Mamounia à Marrakech, il bénéficie d’une situation au centre de l’avenue et légèrement en retrait, laissant de luxuriants jardins ouvrir sur la ville. A main droite, le chemin vers la mer, à main gauche, le grand minaret et le palais royal. L’oncle Jo avait été chef d’atelier du garage Citroën dans la petite rue parallèle, durant plus de trente ans, à l’ombre de cet hôtel.
Le treize ou quatorze Juillet 64, nous tournions avec nos bicyclettes sur le trottoir autour du pâté de maisons de la rue Taillandier. Depuis quelques temps déjà, mes petits voisins et amis, Bernard et Chantal Chalençon, savaient que je partirais le quinze pour Casablanca et son aéroport. Durant ce dernier tour le long des trottoirs de notre quartier, Bernard sifflotait doucement. Je me souviens de lui avoir dit au revoir. Je ne suis pas sûr qu’il ait bien entendu, mais peut-être qu’il croyait qu’il me reverrait le lendemain matin.