Carnet 2012
40 ans depuis la fameuse année 69, celle de je t’aime moi non plus, de mes escapades sans issues avec Stef, les QG du copacabana et du pub latin dès septembre, le djanot en fin d’année qui ressemblait à un bar d’amsterdam, d’abbey road (dont j’appris bien longtemps aprés que c’était depuis le début des années 20 un studio d’enregistrement pour les plus grands solistes et ensembles classiques chez EMI) …69, haight-ashbury qui prolongeait son onde de choc à woodstock puis bientôt à l’ile de wight, la rue guiglia, devenue légendaire au n°6, celui de l’égérie Jo, (-tu reverras le poème Parc Impérial fait en 2007-) les bandeaux sur les cheveux et les rassemblements au sous-sol, Dylan lay lady lay, in the gettho d’elvis, …"les moody blues qui s’en balance".. mais aussi dans les consolettes du pub, Venus, la scie de l’été des schocking blue qu’on pouvait entendre pour 20 petits c et déjà I’m free des who en 45 t, les virées en ciao, les alternances entre le forum et la plage les voiliers l’arrivée à l’existence de dan autour d’une table du copa (elle me faisait peur), la découverte de la génération beat, je sautais de la nausée de sartre à allen ginsberg un peu comme on se dévêt à la venue d’un bel été, mes poésie frénétiquement proches des solitudes de kaufman, l’anthologie de cette génération psychédilique chez denoël traduite par c pélieu, sorte de bible qui a finie bien chiffonnée, mon voyage à paris avec henri de caseres quand toute la bande nous avait accompagné à la gare comme si nous partions pour le paradis, (on a passé une nuit au ballon rue soufflot) le printemps du parc impérial où se profilaient les ombres de guy péglion, pivetteau, massiera, dan azoulay de l’autre côté des grillages, j’appris le décès de b jones à bastia sur une tv noir et blanc, l’alunissage de neil amstrong que ma tante avait phographié : il ne reste qu’elle qui pose devant le poste…sans image, la petite villa au fond de l’avenue gay, un n°6 encore, où le monde se refaisait le soir venu, les livres qu’on piquait à la sorbonne (un rite) stef s’étant fait piégé avec un alain dister sous le bras : je veux regarder dieu en face, rolling stone, actuel, planète, alan watts, tim leary, le bouddhisme zen qui n’était pas encore devenu une expression imbécile, le bac qui n’était qu’un lointain et indécis horizon pour plus tard, la première cuite chez pat scrocco (martini blanc et rouge) entre deux essayages de manteaux de fourrures, l’adoption finale de la veste rayée, la seconde cuite au rhum agricole sous les escaliers de la pharmacie face au pub, l’enterrement de mon grand-père un vendredi 13 jour où fut faite la photo sur la route de villefranche : j’avais en tête "ten hours in a plane england left behind, back here in L.A. wonder what I find" j mayall, Sperius qui nous a vendu la première barrette de hash, l’année se finissant par un 31 décembre au 24 rue des potiers (réquisition de l’apart de ma grand-mère) où s’établit un improbable dialogue à 4h du matin entre jean-paul deveau (tendance jacque duclos) et jean-michel palmieri (non aligné permanent), nous étions une vingtaine …le premier janvier 70 il faisait beau et froid dans les rues désertes avec stef comme à la fin d’un film italien, peut-être la dolce vita….
19 juillet 2012
Déjà dans les années soixante-dix je consignais des pages intimes, des pages où je me racontais. Après de nombreux déménagements elles disparurent, soit que je les ai négligemment oubliées, soit que je les avais reniées comme un passé dont on ne veut plus.
Mais je n’ai rien renié de ce temps déjà loin ; les pages ont disparu ; certains êtres chers aussi. La vie a passé, peut-être la meilleure, la partie ascendante.
Je reprends aujourd’hui dans l’autre versant, des écrits qui vont naître dans ces pages.
Depuis quelques jours je devrais être au Pérou, à Cuzco, comme on l’avait prévu avec Francis ; il est resté à Brantôme, donc autant vaquer ici.
Robert Schumann questionnait doucement le monde, sa musique irisait, constellait en longues phrases suspensives et abyssales ; peut-être est-il temps d’entrer dans ces « plaisirs et ces jours », ces jalons du temps qui émergent à la conscience.
Peut-être cette intimité avec soi compense-t-elle le fait que je n’ai jamais vraiment lu les journaux de Kafka, de Pessoa ou d’autres, encore que récemment j’ai achevé le récit de Neruda en forme de Mémoires, « J’avoue que j’ai vécu », autant pour y trouver le visage du poète que pour poser à nouveau mes pas à l’Isla Negra au sud de Valparaiso où le sable a la densité des pierreries, le vent et les vagues du Pacifique le souffle des vieilles frayeurs nocturnes.
J’y fis une rencontre aussi éphémère qu’elle en gardera la forme de l’éclair, de l’écume qui scintille longtemps après avoir frappé le rivage.
Mes carnets anciens ont disparu mais aussi ces fidèles correspondances que j’entretenais avec Robert Sarrut et son papier bleu ; certaines années il choisissait un vert élégant, ne dérogeant jamais à la règle de ces couleurs. Elles finirent par prendre l’odeur des tiroirs où je les oubliais à mesure qu’elles grandissaient.
De Dani Belmonte restent quelques cartes postales de Hollande ou d’ailleurs, violemment ponctuées de son écriture de fièvre.
Et puis, celle qui avait inauguré ces échanges d’amitié et de douces confidences durant les années qui ont précédées et juste suivies la fin du lycée, Josiane Roche, m’écrivait comme on écrit à un frère, des dizaine et des dizaines de lettres de papiers colorés, qui arrivaient froissées, raturées, écrites à la hâte, dans le train ou sur les bancs de Jules Ferry, qui avait due partir à la rentrée 69, seuls témoignages de cette vie nouvelle qu’elle avait, et dont aucune trace de correspondance n’a plus jamais été retrouvée non plus.
Ces premières pages commencent au moment où s’est clos le temps de ma mère, dans sa maison de retraite environnée de collines douces, à l’Escarène, un 4 septembre, suivant de deux mois sa sœur Lucia.
Aujourd’hui French semble décidé à acquérir une maison en Normandie. Il ne dit rien mais je sais que, bien qu’Irlandais, il n’aime pas la pluie.
Mais le pays est si beau, et puis Monet, le Douanier… je lui ferai des vitraux, ça fera venir le soleil.
Ce soir la chaleur est accablante ; après bien des années je surmonte mon indifférence glacée à l’opéra vénitien du XVIII° siècle, en fait plus ignoré par moi que détesté.
Griselda, 1735, « vede orgogliosa l’onda », air impossible, d’une affreuse beauté où Anne Giraud, la Girò, maîtresse dit-on de Vivaldi, atteignait des sommets, des triomphes et comme des manières de sacre.
Ce soir je peux rêver, Venise, les Bucentaures et Canaletto, la nuit sera pure.
20 juillet
« Robert Schumann, le musicien et la folie », Rémy Stricker, ouvrage sur la maladie du compositeur ; j’y pénètre, il me tombe des mains, j’y reviens depuis des années sans le finir.
Est-ce la fascination d’un cas clinique dont chaque mesure de l’œuvre semble adhérer à l’évolution du mal pour aboutir à ces « Chants de l’Aube » si épurés ?
Le retour à l’innocence une fois clos le champ de l’évolution comme une porte qui se ferme.
L’innocence naîtrait donc de l’impossible force à poursuivre sa route : une sorte de sainteté par défaut.
Quand je pense que Kempff a toujours refusé d’enregistrer cet opus ultime sous prétexte qu’il ne serait pas moral de considérer comme représentative une œuvre créée dans la douleur et l’exténuation des forces soumises aux conséquences de la maladie ; de la syphilis.
« Gesang der Fruhe », Laurent Cabasso… un voile discret et comme le visage soudain de Clara.
Ce besoin de Salzbourg, de la Bavière de Richard Strauss où j’entends ces concerts de lacs et de montagnes, ces voix anciennes de soprano, ces appels de cors à Konigsee.
A Parsch, sur l’autre rive de la Salzach où le ciel m’accablait de sa force d’été, l’ombre et les allées se nomment Dr Karl Böhm, Ferenc Fricsay Strasse, Clemens Krauss ; les chemins finissent souvent au parc Maria Cebotari. La Ceborari. Pays de cristal.
Depuis quelques jours mes « haïkus » sont plus denses ; je raccourcis, j’élague ; parfois il me semble que trois mots suffiraient. Je dis toujours à Bernard French que mes haïkus ne sont pas des vrais. Ce sont des lambeaux ; des éclats, comme éclats de verre, de vitraux.
J’ai conservé dans les années 80 deux seuls poèmes rimés, deux exercices quasi sonnets ; le troisième n’existe plus.
j’ai conservé un « lambeau » : « d’un sein de citron auréolé mais non eu »
Le marbre de St Beat serait aussi beau que celui de Carrare ; serait-ce celui dont sont taillés les chapiteaux et les fûts en entrelacs de rose et blanc au cloître de Saint Michel de Cuxa ? St Beat en Valcabrère ; St Just de Valcabrère … de la rocaille dans la bouche…
21 juillet
La fiction réinvente le réel en Pays d’Auge. Le Tour de France passait aujourd’hui par Illiers. Depuis le 8 Avril 1971, celui-ci se nomme Illiers-Combray, du nom donné par Proust à ce lieu d’enfance dans « à la recherche »…
Le réel se nourrit parfois de la noblesse de ses Lettres.
23 juillet
Pureté du ciel, tôt ce matin. Huguette est au funérarium de Saint-André-la Source où elle repose depuis son décès survenu deux jours auparavant.
Je n’avais vu Huguette qu’une seule fois, cette année. Nous avions partagé le gigot à Pâques ; Cecilia et Hélène tenaient à ce que je la rencontre ; les journées étaient longues pour elle sur son fauteuil d’invalide.
Je ne l’avais vue qu’une seule fois et ce matin, avec Céci, nous lui rendons cette dernière visite qu’on fait généralement à ceux qui nous quittent, soit qu’ils nous étaient proches soit qu’ils furent des proches parmi les nôtres. J’entre aujourd’hui dans cet âge où la fréquence des disparitions se fait selon une statistique qui se chiffre en valeur croissante vertigineuse. Stéphane il y a quelques années, Alexandre Boddi, puis à peu d’intervalle Lucia et enfin Maman à l’automne dernier.
Huguette étaient comme Maman, naturellement desséchée, durcie, mais ses traits quoique diminués respiraient le calme des êtres ayant perdus progressivement le lien vital essentiel et qui s’en détache avec cette sagesse instinctive que possèdent les plus humbles.
Reste cette petite présence, menue, accentuée par les derniers vêtements aussi neufs et soignés que ceux qu’on porte avant la rentrée des classes ou l’endimanchement ému un jour d’évènement qui vous rend resplendissant, ou simplement d’un grand départ, pur comme l’était le ciel et la quiétude de ce matin.
Ma fille Hélène qui s’était occupée d’elle durant deux ans n’avait eu ce courage de nous accompagner, courage qui manque parfois aux plus sensibles devant les portes de l’inexplicable.
De la masse des messages reçus vers onze heures ce matin émergea un youtube apparemment banal, et hors contexte avec l’évènement du funérarium, qui attira mon attention. Sur l’écran apparaissaient sur une placette de Barcelone, une contrebasse, un violoncelliste entamant le thème principal de l’Ode à la Joie, relayé par trois violons, une bassoniste, puis toutes les cordes, deux cuivres par deux, par trois et enfin le chœur peu à peu constitué. Tous ces musiciens étaient sortis de terrasses de café voisines, de cabines téléphoniques ou d’autres lieux publics et s’étaient réunis sur une petite esplanade devant un public surpris et silencieux, pour créer ce petit évènement faussement improvisé.
Quel message Huguette cherchait-elle à nous communiquer depuis son nouveau monde ?
N’était-ce pas Maman qui me rappelait que c’était le premier 23 juillet anniversaire qu’elle vivait de l’autre côté ?…
24 juillet 2012
La mort n’attribue pas d’ordre de passage.
Dans le fauchage il n’y a évidemment pas de logique.
A la mort de sa Mamie, Hélène disait dans sa douleur : « je préfèrerais mourir avant vous pour ne pas souffrir de la votre »…
Roland Barthes :
« les mots simples de la mort :
C’est impossible !
Pourquoi, pourquoi ?
A jamais.
Plus loin : en entendant Gérard Souzay chanter « j’ai dans le cœur une tristesse affreuse », j’éclate en sanglot »…
Ce dernier petit présent, avec un petit nœud, une image céleste enrobée de papier froissé ; l’humilité du don, l’humilité de celle qui le reçoit sur les mains jointes ou l’épaule qui vont s’en aller. Les vivants ont toujours peur d’oublier. Puis c’est le départ.
26 juillet
« E quindi usciammo a reveder le stelle
-Et par là nous sortîmes à revoir les étoiles (Enfer)
Puro e disposto a salire a le stelle
-Purs et prêts à monter aux étoiles (Purgatoire)
L’amore che move il sole e l’altre stelle
-L’amour qui meut le soleil et les autres étoiles (Paradis ) »
Respectivement les trois vers qui achèvent chaque moment de la Divine Comédie.
Voir les étoiles, monter aux étoiles, et enfin tout l’univers, soleil et étoiles en mouvement. Lente et progressive ascension ver les sphères hautes de l’univers.
Poème de l’expansion et de l’ordre cosmique.
Une douce tristesse à repenser à la naissance mythique de Mantoue au Livre XX de l’Enfer :
« C’est Mantò qui erra par les terres puis s’arrêta au lieu où je naquis…
Ils firent la ville sur les os de la morte, l’appelèrent Mantoue…
-Mantua l’appelar sanza’ altra sorte. »
Et au 9° cercle, au Chant XXXIII du même Enfer, la force tragédienne de Matteo Belli, la voix virtuose entendue à la radio, au « Jardin des Dieux », tout à la fois Chaliapine, Vanni-Marcoux et Le Vigan, la voix même de l’enfer, on ne s’y est jamais tant expressivement et humainement approché que dans ces 157 vers qui décrivent le féroce banquet que fit Ugolino de ses propres fils « …et puis ce que la douleur ne put, la faim le put », par l’outre-tombe vocal de ses caverneuses résonnances et ses inflexions de rocaille.
27 juillet
L’être –
Heidegger aurait-il aimé entendre : « on ne sait pas où on en est…ils ne savent pas où ils en sont » …
28 juillet
D’ut mineur –
Peindre avec les mots c’est poétiser ; dans le domaine sonore, la palette de l’ut mineur est une grille d’architecture musicale qui se propose le monumental et son corollaire, l’héroïque. Chez Beethoven, trois œuvres absolues dans trois domaines essentiels, l’orchestre avec la 5°symphonie, la vitrine même de tout le corpus beethovénien, et à l’opposé, dans l’offrande confidentielle, le 14° quatuor à cordes, l’épure de la plus parfaite intimité, et enfin, la 32° sonate pour piano, l’ultime, celle des plus hautes cimes.
Les trois monuments taillés dans l’ut mineur.
29 juillet
Parlant à un musicologue qui ne pensait qu’à partir de la période mozartienne, on a longtemps dit que les opéras classiques et baroques représentaient un monde équivalent à ce que sont les arts dans les musées, de beaux objets d’un temps révolu, ceux qu’on caresse avec une considération plus respectueuse qu’avec une réelle adhésion de la sensibilité. Comme tout ce qui a vécu et s’achève avec l’Ancien Régime. Dans le théâtre lyrique tout aurait commencé avec Mozart, faisant descendre le réel, le social et le politique dans l’univers de l’espace lyrique. Les dieux faisant place aux hommes, à Figaro, à Beaumarchais, à Don Giovanni, l’homme multiplié, à « Cosi », où la Femme Eternelle des olympes disparaît et se déploie, humaine, en lisière des coquetteries de vaudevilles, rejoignant plus loin l’Italie de convention du XIX° siècle.
Et pourtant déjà Monteverdi, « L’ Incoronazione di Poppea »…
Jean-Sébastien Bach qui a toujours évité la sacralisation de l’homme et la scénarisation des dieux restait proche de nous, mettant en scène les Passions du Christ. Compromis parfait, par l’éclairage non plus des dieux mais de Dieu incarné dans le bain des humains, dans le temps des humains.
Rien ne nous sépare réellement, hormis la poussière conventionnelle des livrets, d’un drame lyrique de Rameau ou de Lully, aussi grands sur leurs cimes que les plus flexibles des ouvrages de Mozart.
Que de promesses au frontispice d’Atys : tragédie lyrique en musique ornée …
« Morphée : Régnez divin sommeil, régnez sur le monde
Répandez vos pavots les plus assoupissants
Retenez tous les cœurs dans une paix profonde
Le Sommeil : Dormons, dormons tous
Ah ! que le repos est doux »
Lully Atys scène 4 Acte III
Mars 1987, une des plus belles productions lyriques baroques exhumées à Montpellier. En ce temps-là les Arts Florissants bâtissaient la légende… La représentation qui en a été donné le 8 Mars dans le théâtre aux loges en bois me laisse un souvenir impérissable, une référence auxquelles seront mesurées toutes les réalisations ultérieures. Le temps de Louis XIV revivait sous nos yeux.
Atys dormant, le sommeil et les songes de l’Acte 3, le rire moliéresque du 4, le sourire voilé de larmes ; la stature immense de la Cybèle de Guillemette Laurens, le poignard menaçant à la hanche tout au long du V° Acte…
30 juillet
Ce matin tôt, encore dans la nuit, le camion rouge du Samu. Devant la maison. Cécilia a eu de très fortes douleurs à la poitrine durant deux heures. On craint un infarctus. On la dirige vers Arnauld Tzanck. Pour faire plaisir à Hélène, elles avaient passé la soirée au Casino de Cannes. Je suis sans réaction. C’est la première fois que je prends conscience que l’on pourrait un jour être l’un sans l’autre. Partir dans une ambulance … C’est aujourd’hui le 30 juillet, son jour anniversaire…
1 Août
Nous entendons par tauromachie, la lumière et l’ombre crue, les géométries de la mort. A-t-on déjà vu une seule fois toréer sous la pluie ?
Dans « Batailles dans la montagne » de Giono, c’est Dionysos, l’expérience de l’homme et de la terre qui s’oppose à son envers la science apollinienne.
-Lu dans le calme de la médiathèque quelque pages inspirées par Angela de Foligno en pèlerinage vers Assise –XIII° siècle- en route vers Saint François, vingt ans après sa mort ; nudité et dépouillement de la sainteté ; folie.
Dans le couloir, côté poésie, une vieille dame qui semble sourde, qui parle fort. Elle écrit une nouvelle pour un concours réservé aux personnes âgées et voudrait trouver Vigny, le relire un peu pour savoir si elle a bon style.
Je tombe un peu au hasard sur une phrase de Claudel « recalé à l’examen de la mort ».
Perles de langage dans un salon de Pascal Dusapin :
« -Toute page est un millefeuille
C’est un ressac
La pulsation, le corps qui écrit
Dans Diabelli, c’est le diable
La musique entre, c’est l’interstice
Un effet du corps qu’il faut dé-penser
La maladie passeuse de vie
Il y a de l’Autre déjà constitué
Varese, Xenakis, je les ai mangé par les oreilles
Le compositeur c’est celui qui écrit avec la voix perdue
Les pensées de Pascal sont aussi des vibrations
…Lacan parle en 75 de débris de paroles, voire de sciures.
Ça se désordonne ça ne vibre plus »…
Ces paroles sont dites à Paris, dans un salon, en respectant les silences de l’écoute d’usage, feutrée. Evidemment. Dans le monde on s’écoute.
Je me promets, depuis 2010, après mon passage en Toscane, de lire, relire, d’archéologiser les « Voyages en Italie » de Stendhal. Le découragement me prend souvent au bout de quelques dizaines de pages, ne retenant rien de tant de promenades minutieuses, de descriptions chirurgicales de l’âme romaine, d’intrigues. Je n’ai noté que ses appréciations de la Femme Italienne. Je remets la main sur le beau cuir de la « pléïade » et ouvre « Voyage en Italie » de Giono, bien moins grand assidu de l’Italie que Stendhal mais qui, avec son « Désastre de Pavie », reste ce parfait modèle occasionnel de l’historien et du voyageur.
Giono auquel je reviens toujours comme à l’ami indéfectible.
(on a beaucoup dit d’ « un hussard sur le toit », sur son stendhalisme, mais lui seul sut donner ces chroniques de la grande Provence archaïque)
Anne Sophie von Otter file le parfait amour avec le Grand Siècle, « vos mépris chaque jour me causent mille alarmes … » ; la braise et le velours.
3 Août
CHAMP DE RUINE
Mortel notre monde l’est, et nous le savons depuis les débuts de ce terrible XX° siècle, le plus retentissant, de ses fracas et de ses blessures de mort. Mortelle, notre civilisation, depuis que nous avons conscience que la civilisation est un champ clos dynamique de valeurs sur lesquelles s’était étayé ce grand corps constitué dans un temps et un espace comme un navire sur les territoires de ses investigations. Mortelle, parce que morte la substance spirituelle qui était l’encadrement même de ses champs de conquête. Avec la cessation dynamique du christianisme, quelque part dans les couloirs de Vatican II, rompt l’érection continue d’un système commun à tous ceux qui le compose. Paradoxalement c’est par la liberté religieuse que prend fin la civilisation occidentale qui ne trouve plus son visage dans le miroir dans lequel elle se regarde. N’ayant les moyens de développer son propre modèle sans concéder de larges pans de son fondement, voire elle-même puisant aux sources d’autres inspirations spirituelles, le ciment sur lequel s’est longtemps façonné notre modèle se voit vidé de sa substance ; ses substituts, dont les fonctions d’arbitre qui habillent la laïcité, n’en rendent que plus criante la vacuité. (N’est-il pas, par une triste ironie, significatif qu’en ces temps de vide spirituel, on n’ait jamais autant parlé de culte : film culte, livres cultes, héros cultes… ). Le veau d’or, par un retour (était-il jamais allé bien loin ?) triomphant, a vu se déplacer notre regard sur nous-mêmes ; la liberté religieuse, nous entendons par liberté, non pas seulement le libre exercice ou le choix d’une confession, mais la mise en référence de toutes les croyances égales à l’identique, (ce qui pourrait se dire : religions en vacance) nous laisse démunis par l’absence de cohérence qui en découle. Egalité des systèmes, voilà ce que les inspirateurs et fossoyeurs de Vatican II, comme Jacques Maritain, avaient échafaudé. La mort des religions passe par l’égalité de toutes. Ce qui, comme en mathématique, tend à annuler sa fonction. Dorénavant aucune croyance, aucun corpus dogmatique ne se posera en référent, seulement en équivalent. Telle est la position du nouvel arbitrage à des fins d’ordre, de cohésion purement sociale, que tolère la laïcité.
Le dernier venu, au sang neuf, parce que le plus jeune de la religion du Livre, croit inventer, là où six siècles de décalage, dans la distance et l’expérience, nous inviteraient plutôt à déchiffrer la lecture de l’avenir. Avec lui, les mêmes ornières, les mêmes balbutiements, la même adolescence impétueuse et aveugle pour s’affirmer dans le nouvel espace laissé béant et exsangue aujourd’hui au terme de ces mille ans de christianisme ; l’Islam, en le regardant dans ce décalage en est encore à l’Ordre ancien, à la lapidation de Saint- Etienne ; ce n’est plus le croyant qu’on lapide pour sa foi nouvelle, mais la femme qui ne se soumet pas à la loi vive de ceux qui la garantisse et à la pureté de sa préservation. Islam : soumission.
Rien n’était prévu il y a quelque cinquante ans de la vivacité du nouveau venu. Croyant éradiquer un opium vieux comme un mode paradigmatique de penser et de sentir, pensant enfin s’assoupir sur une autorité spirituelle qui n’en serait plus une, laissant le champ libre à la rationalité la plus vertigineuse, nous n’avions imaginé le regain toujours prêt à investir la place de ce qui manque, une fois déblayée la longue ligne aveugle de la finalité matérialiste : cela même qui donne du sens à la vie. Un jeune inféodé d’aujourd’hui trouve légitime le martyre possible. N’en était-il pas ainsi du temps de nos saints ? La différence d’avec aujourd’hui, et ce qui choque les consciences éclairées, c’est que notre modèle achevé de développement et de quasi maîtrise de la matière n’est pas un modèle et laisse indifférent les nouveaux croyants qui font l’impasse sur le choix de notre radieuse cité de larmes.
Place vacante donc, et cohabitation des systèmes. Neutralisation, vue de la plateforme laïque.
Mettez la religion à la porte, elle revient par la fenêtre ouverte ; et si vous osez fermer un tant soit peu cette fenêtre c’est tout le système de contrôle et de tolérance mis en place tel un garde-fou qui vous renvoie dans les cordes de vos contradictions. Jamais autant l’Orient n’avait eu les faveurs des esprits en mal de ce que l’Occident n’offre plus, jamais n’avaient fleuries autant les sectes les plus fermées et les charlataneries qui n’ont plus qu’à ramasser le désarroi là où il se trouve.
D’un côté l’Islam qui fibre et pose son champ d’énergie intégrale sur l’échiquier géopolitique, de l’autre l’endormissement progressif d’une vieille civilisation aux dorures qui s’écaillent, d’une sorte de Venise alanguie au rythme de ce doux amollissement assuré que confère cette sorte de foi en soi qu’ont toujours eu les modèles qui ont cru un jour pouvoir toucher le ciel.
4 Août
LATOUR
Dans les noirs laqués de Pierre Soulages il y a de l’Afrique en abstraction et du geste japonais dans leurs zébrures sereines et calligraphiques. Mais j’avais été déçu par ses vitraux de Conques.
Ce matin, au Bar de la Dégustation, Jacques Barbarin de retour d’Avignon où il a couvert certains spectacles du Festival m’entretient comme je le lui avais demandé de l’exposition Caravage qu’il a visitée faisant un crochet par le musée Favre de Montpellier ; en fait, nous ne parlons que de Georges de la Tour, c’était là que je voulais en venir ; parmi les caravagesques, c’est le plus puissant et le plus original ; je l’ai aimé depuis cette présentation, au Musée Chagall en 1979, sur le thème de l’image de la Vierge dans la peinture des XVI° et XVII° siècle. Sa Nativité du Musée de Rennes est un des derniers avatars à sa plus haute expression, de l’art médiéval ; la sobriété, l’impersonnalité et l’universalité de cette Vierge à l’Enfant, jusqu’à la présence silencieuse du témoin de la Vierge qui tient la bougie dans le coin gauche du tableau, le rendu des corps et des visages, l’emmaillottement de l’Enfant comme taillés dans le bois, à mille lieues du psychologisme et du maniérisme du Caravage.
Et puis la lumière. On retrouve comme chez Caravage, cette dramatisation des scènes (n’est-ce pas la lumière et cette géniale mise en scène sur un espace réduit où le peintre propose un maximum d’informations : la Conversion de Saint Paul) que rend par l’artifice suprême le clair-obscur ? chez la Tour, peu de mise en scène ; la lumière en tient lieu ; calme, quiétude même dans la plus intense des représentations du drame ; là encore c’est l’impersonnalité de l’humain qui hisse à l’universel comme dans la statuaire de Reims ou de Chartres.
La chaleur de l’après midi ne permet pas le mouvement. Bernard m’envoie des messages de Normandie où les vacances paraissent plus fraîches ; j’en profite pour pénétrer, mais est-ce bien de saison, dans l’opuscule qui décrit le dédale des documents de la Bibliothèque Nationale Universitaire de Turin qui conservent les si précieux quatre cent cinquante manuscrits des ouvrages lyriques de Vivaldi (entre autres…), longtemps propriété de collectionneurs, puis des médiateurs Foà et Giordano ; un vrai roman policier mais un miracle d’héritage.
Mes écrits poétiques se trainent un peu. Si j’étais, à l’heure qu’il est, au Pérou, il n’y aurait pas une ligne ; j’aurai la bouteille de pisco à portée de main, peut-être que je rêverais à ces étoiles qu’on doit bien voir du côté du désert d’Atacama.
7 Août
NONINA
J’arrive à la fin du périple des manuscrits vivaldiens de Turin. Encore des signes funèbres ; lors d’un voyage dans le Piémont en Juin 1973 où l’oncle Toulet avait promis à Nonina, ma grand-mère maternelle, d’aller en pèlerinage au cimetière de cette ville où repose depuis 1916 son premier fiancé mort au champs de bataille quand elle avait seize ans. On a retrouvé ce cimetière en forme de rotonde, sur le sommet d’une colline en pente douce, visible de loin, imposant, le Municipalè. Dans la rangée supérieure d’un mur, une niche simple, anonyme, avec quelques mots, un matricule peut-être, et le nom ( ?) du défunt. Je me souviens de l’émotion de ma grand-mère, ses larmes silencieuses ; après tant d’années, le souvenir revenait, vivant, de ce coureur cycliste amateur qui se moquait de mourir, sinon sur un champ de bataille, non que la bataille lui eût fait peur, mais par le fait d’être piétiné par les soldats de son propre camp. Elle avait seize ans ; elle m’en parlait comme du seul homme qu’elle eût aimé.
Dans le récit des manuscrits, j’apprends que le financier Foà, principal mécène de l’entreprise de récupération des masses de partitions au profit de la Bibliothèque Nationale de l’Université de Turin, est mort subitement en 1957, à l’époque des tractations de la succession, en tombant dans la cage d’ascenseur de son immeuble pour s’écraser plusieurs étages au-dessous avec son chapeau, ses vêtements de dimanche et ses impressionnantes moustaches d’homme du monde. Ce mécène Foà se trouve également au Municipalè, dans une niche, dans le carré historique des personnalités de la ville. Ce récit, anodin dans le contexte d’une lecture sur un point d’histoire de l’art, m’a fait remonter, par je ne sais quel rapprochement hasardeux, à ce vieux souvenir familial et à cette ville de Turin que je n’ai plus revue depuis. Cette lecture m’apprend aussi que l’année 73 correspond à la dernière année où les concessions des niches du cimetière étaient concédées à perpétuité. Ce petit fiancé de ma grand-mère, qui était une sorte de premier grand-père virtuel, pourra donc demeurer à jamais dans cet édifice où je me promets de revenir un jour en la compagnie invisible de la Nonina.
A 13heures, je prends le café avec Eugénie, sur le Boulevard Gambetta, à l’emplacement de l’ancien « Copacabana » que nous fréquentions adolescents, durant l’année 69, tout le printemps et jusqu’à la rentrée d’octobre au Parc Impérial. C’est la première fois que je m’arrête là depuis. Aujourd’hui ça s’appelle « Tutto buono », comme tout ce qui est à Nice, le commerce italien.
Ces jours-ci l’air est saturé d’azur dû à une légère brise sur le bord de mer, et au bref orage de la veille, ce qui rend unique la lumière transparente durant cette première semaine d’Août, qu’on pourrait voir des hauteurs de la ville jusqu’au-delà du Massif des Maures. Repensant à l’épisode du cimetière de Turin et des larmes de la Nonina, je me dis aujourd’hui qu’une fidélité de cœur de soixante années ne se compte plus même en temps qui s’écoule mais en densité toujours présente, comme partie intégrée définitivement et une fois pour toute à la personne, comme une cicatrice sur le corps, comme une trace qui respire parce qu’elle est toujours vivante. Une forme d’éternité. Dans le cas présent, le temps quantifiable rapporté à un évènement n’est plus la mesure de sa densité. On peut donc mesurer plus certainement la qualité d’un sentiment à ce qu’il a déposé, sans bruit, dans le silence comme incarné de l’évènement. Quarante années et plus ont passé aussi comme hors du temps depuis le Parc Impérial, ce passage sacré de la fin de l’adolescence aux évènements qui décideront de la marche déterminée de l’avenir. Du mien. C’était hier.
8 Août
Je reçois un message de Bernard ; il a acheté une maison en Normandie ; j’imagine bien le plaisir que ça doit être pour lui. La décision a été prise rapidement.
HAPPY BIRTHDAY
Pour l’anniversaire de X, passé l’inévitable « happy birthday… », il a été difficile d’enchaîner avec autre chose ; j’ai constaté depuis longtemps, qu’en France a disparu le répertoire le plus élémentaire qui soit de chant choral. Ce qui faisait le lien des générations, le cœur même de certaines soirées, était la connaissance et la pratique d’un répertoire, que j’ai pu entendre en Colombie, en Afrique et dans de nombreux pays où restent vivaces les chansons transmises par les générations. On m’a rétorqué que cela n’avait aucune importance, que le karaoké par exemple, était la forme actuelle d’expression de cette transmission du chant populaire. Outre que ce qui se pratique dans ces soirées relève de l’artifice le plus total, les émissions étant elles-mêmes des spectacles où aucune réelle participation n’est requise dû à l’étanchéité entre écran et interprètes ; le choix des chansons venant du vivier le plus aléatoire, imposé par les réussites non moins aléatoires des artistes du moment ; souvent des titres à la mode, n’ayant comme durée de vie que la saison qui les a vus naître. Les interprétations ? De serviles imitations de ceux entendus dans les enregistrements diffusés sur les ondes.
Je reste d’autant plus sceptique quant à la mise en place d’un simple chant a cappella entonné par plus de trois personnes…
La tradition orale du patrimoine des régions de France disparaît, (sauf en Corse et au Pays Basque) au profit de mélodies saisonnières qui s’envolent et qui s’oublient, comme les serviettes en papier après usage, mélodies majoritairement anglo-saxonnes qu’on découvre sur les ondes terroristes de la radio ou derrière le tube cathodique ou encore dans les salles de concert, toujours comme spectateur passif. La pratique de la musique dans notre pays relève aujourd’hui des seules écoles spécialisées (Conservatoires, Académies, enseignement privé) tout comme l’apprentissage des instruments à seule fin de maintenir une pratique de survivance des répertoires populaires ou savants par une frange d’interprètes des plus minoritaires et dans des contextes d’exception. Un peu comme si l’athlète, gymnaste de virtuosité, était le reflet de la santé de tout un chacun. On dira, si on est optimiste, que tout répertoire se fait avec le temps ; mais le répertoire passé est déjà enfoui, perdu ; question de mémoire, de transmission, de vécu commun… On a fait en Colombie une chanson de geste à partir d’une simple expérience populaire commune : une victoire en foot contre l’Argentine ; tous les détails de la rencontre étaient narrés comme naissent les épopées ; vingt ans après, les jeunes enfants la connaissent et la chantent encore dans les rues ; rien de tel chez nous. Que dire de deux personnes chantant simplement « happy birthday… » et non plus même « joyeux anniversaire… » ? pas tant l’adoption des paroles anglaises que la manière fausse et empruntée qui dénote que ce genre d’exercice relève de la pratique exceptionnelle, et de la pire. Expérience des plus tristes qui soit. Essayez donc avec la Marseillaise…
L’écologie environnementale culturelle perd ses feuilles et même ses branches, et même ses racines. De ce genre de pollution nul ne se soucie. Quelqu’un disait, et c’est tant vrai qu’on ne peut d’ailleurs citer un auteur particulier, qu’un peuple qui ne chante pas est un peuple qui meurt.
9 Août
Relisant ces quelques notes, je vois bien qu’il s’agit encore, dans tout ce que j’écris, sinon de mort, au moins de disparitions, d’évènements qui indiquent la fragilité et l’éphémère.
Caravage encore ; cette lumière de nuit qui chez lui prend la couleur d’un théâtre lyrique violent, tumultueux. La Tour avec un éclairage similaire murmure un nocturne fauréen, une supplication de « leçon de ténèbres » de Couperin.
11 Août
Dans la voiture je m’impose parfois, ce que je déteste faire quand des amis m’impose ce jeu, de reconnaître à France Musique, une œuvre, un compositeur, suivant le degré de difficulté, voire parfois le nom de l’interprète ; une écoute à l’aveugle donc ; pour bien faire, je garde en mémoire ce que disait Raymond Dumay, auteur bourguignon qui, si nous ne vivions dans un pays où l’ingratitude n’a d’égale que le terrorisme imposé dans les salons du goût parisien, serait un classique depuis longtemps au regard de tous les ouvrages publiés (« Mes routes d’Aquitaine, de Provence … ») ; son Guide du Vin édité dans les années … (j’ai l’édition 70) est une bible, non pas seulement pour le contenu hautement savant, mais l’écrivain achevé qu’il est. Il fut un temps où je connaissais par cœur certains passages de son guide ; en fait, au-delà de son propos, c’est un manuel d’homme « d’avant », d’homme complet qui connait et qui aime la terre, qui décrit, dans les plus infimes sillons, l’inclinaison des pentes des sols exposés, la variation et l’ordre des vents qui feront pousser le plan de vigne, le ciel qui remâche inlassable, ses pluies ; les grès, les marnes et les schistes, les gypses qui donneront ou non le vin jaune ou le vin à rendre au ruisseau ; la parcelle qui lutte contre la pauvreté et la maigreur de sa naissance mais qui par une logique interne, inconnue de nous, et que connaissent les druides ordinaires du monde de notre terre, donnera des fruits du sols inespérés. Il est, avec Gaston Roupnel, celui qui a fait le plus chanter l’histoire et le souffle de la terre dans ma bibliothèque.
Donc, pour reconnaître un grand vin, il était nécessaire de pratiquer, par élimination, ce que n’était pas ce vin, pour arriver à en retrouver le portrait et à le recomposer avec tous ses attributs ; une manière de procédure déductive, à la Holmes ou à la Hercule Poirot. Connaître quelque chose c’est connaître tout ce qu’elle n’est pas …
Aujourd’hui à la radio, éliminant tout ce qui, immanquablement n’était pas Bartok, Prokofiev, Berg, etc, j’en déduisais que c’était du Hindemith, le concerto les « quatre tempéraments », un compositeur qui nous « échappe » souvent dans ces jeux d’identification ; je suis fier, ce n’était pas évident ! quand il m’arrive de trouver la bonne réponse je ressens mentalement cette joie enfantine d’avoir retrouvé un secret soigneusement enfoui …
-William Burroughs écrivait «ses « ultimes paroles » la dernière année où il a pu tenir un stylo, la machine à écrire lui étant devenue impossible, sur des livres blancs où il a condensé le plus clair de ses activités consistant à s’occuper d’une tribu de chats ; construction de chatières, enterrements en grandes pompes dans le fond du jardin. L’homme le plus sulfureux de ma jeunesse prodiguant des soins de tous les instants à ses portées de chatons …
à la dernière page (il est mort quelques jours après) on peut lire :
« Ce que j’éprouve pour mes chats présents ou passés ? – de l’amour, l’amour, le plus puissant analgésique qui soit » …
Encore la mort, ou quelque chose qui lui ressemble, cette force de conviction dans les gestes les plus futiles qui accompagne l’intuition de notre temps qui prend fin ; cela me ramène à maman qui regardait derrière sa fenêtre, à l’Escarène, un vieil arbre seul, et qui me disait : « il est beau » ; derrière cette confidence, c’est tous les arbres, qu’elle avait ignorés ou qui n’avait arrêté son attention auparavant, qui revenaient.
15heures, sur l’autoroute : Michel Tabachnick, quand il n’explore pas les royaumes du soleil, dirige très bien la neuvième de Dvorak ( le symphonique de Bruxelles).
J’ai jeté un œil sur le livre d’Hélios Azoulay, fils de Dan. Comme prévu, il a donné des extases (le livre) à pas mal de lecteurs de mon entourage ; c’est un méchant petit livre dans le droit profil des « performances » actuelles, dans la catégorie « mon nombril me fait encore mal ».
12 Août
Pleine lune ? dans la nuit qui avance, ma part de sommeil a la blancheur de l’insomnie ; elle éclaire les rivages crayeux d’un nocturne. Je m’endors en comptant les versions que je préfère de la Fantaisie en ut de Schumann, en ordre décroissant.
14 Août
Bientôt la mi-temps des aoûtiens ; le calme reviendra dès les premiers orages traditionnels autour du 15. Un été de repli, de lectures ; pas même un court séjour à la montagne ; rien que de la marche en bordure de mer. La terrasse inondée de couleurs au Bar de la Dégustation, désertée des lycéens et des nymphettes qui font la pause estivale.
L’agitation des Jeux Olympiques.
Londres m’a paru une ville très verte, cossue ; je m’y étais rendu en 74, quelques jours, en cachette de mes parents, pour retrouver Célia ; en fait, pour la perdre dans Bickley, après une dispute violente et pleine de larmes. Définitive.
Il sera toujours temps de faire une virée à Barcelonnette, depuis le temps qu’on me parle de ses maisons mexicaines.
Cela me fait un bien infini de ne plus toucher un verre depuis le 15 janvier ; je le fais sans aucun effort, sans manque. Le Dr Jhowry m’a dit que je devais avoir une volonté peu commune ; ce qui m’étonnerait ; simplement, dans cet enjeu, j’ai décidé que c’est moi qui prenait les décisions, pas mon corps. On raconte tellement de fausses vérités sur la dépendance et les addictions. Je mourrai débarrassé de tout désir, comme un bouddhiste frénétique, comme un homme enfin prêt à la sagesse …
Cette année je ne verrai pas Salzbourg non plus ; l’an passé, alors que rien n’était prévu, nous y avons fait un petit séjour miraculeux, avec une nuit, perdus très tard au bord du lac de Chiemsee.
J’ai vu les Troyens de Berlioz, dans une production de Iannis Kokkos, dirigés par Gardiner ; musicalement, le meilleur était les chœurs, puis la très tragédienne Anna Catarina Antonnacci ; demain j’attends avec impatience la non moindre Susan Graham dans Didon ; Berlioz aurait dépassé tous les grands auteurs de théâtre de son temps s’il n’avait conservé, dans la plupart de ses ouvrages, les conventions de l’opéra italien ; dans ces Troyens, jamais je n’avais senti à ce point avec quelle force il est dans les limites de faire sauter ces conventions d’air à numéros, par un souffle et une ampleur de phrases larges, plus proche du fleuve wagnérien que de l’univers rossinien. Mais sa musique, unique, demeure. On attend un jour la très belle Véronique Gens dans ces rôles taillés pour elle.
Dans le n° de ce mois, la revue Europe a sorti un spécial Jacques Dupin.
A une table plus loin, j’entends une conversation vague sur mai 68 ; j’ai toujours pensé de 68 qu’il s’agissait d’une simple amorce de révolution de la métaphysique des mœurs ; c’est quand les barricades se sont tues, quand les mots d’ordre se sont effacés, que l’emphase de la grande espérance politique a vu sa poussière retomber, que dans les strates silencieuses de l’organisation de la vie sociale, de larges courants ont recouvert soit radicalement, immédiatement, soit petit à petit, les formes anciennes de nos comportements. L’été de la mort de Coltrane, l’été de l’amour, un an avant, depuis San Francisco, la colline de Buenavista, avaient déjà dessiné ces contours. Mais Evguenia qui est à ma table, que pense-t-elle de ces temps-là, si lointains déjà, à combien d’années lumières puisque née en 91, en l’An 1 de la nouvelle Russie?
En feuilletant distraitement, encore Dusapin : « la liberté, dissonance sans résolution… »
L’auteur du catalogues des huiles de Pierre Soulages, entre 1979 et 89 et de quelques autres études, s’appelle Pierre Encrevé, un nom qui s’est porté sur « l’œuvre aux noirs », je n’ai pu m’empêcher de rire ; c’est comme cette Valentine Decharme, un nom de lacanienne…la pulsation c’est le corps qui écrit…
Caravage. Ce Bacchus que j’avais admiré au Musée des Offices de Florence avec ses pampres autour de la chevelure, la paupière lourde, les bras féminins, mats ; je ne l’ai jamais aimé ; maniéré, le teint cireux ; j’ai toujours évité la page où se trouvait la reproduction de ce Bacchus dans un catalogue où il figurait ; j’apprends seulement à la faveur de cette expo que le nom complet, c’est « Bacchus malade » …
16 Août
SILENCE
Où trouver le silence ? En cette saison, habituellement, on s’interroge surtout sur les lieux qui nous donneront de la fraîcheur ; on en trouve ; l’ombre se distribue plutôt généreusement ; et puis les rivières, les parcs dans les grandes villes dispensent encore de précieux havres de fraîcheur où les bassins et les arbres invitent à faire quelque pose ; même le long des avenues les plus torrides, il est toujours possible de choisir le trottoir ombragé ; Mais le silence ? Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un problème d’inconfort lié à une quelconque migration saisonnière, comme lorsque l’on se sent envahi par les hordes de touristes et que la cacophonie s’installe partout, dans les restaurants, les moyens de transport où le parler fort se remarque plus, due aussi au fait de la densité de l’air plus comprimée, et que les périmètres occupés forcent à hausser le ton.
Paradoxalement, le silence n’est pas systématiquement opposé au bruit auquel on a tendance à le réduire, comme il va de soi qu’on recherche plutôt la douceur de l’ombre que l’accablement de soleil quand il devient insupportable.
Le silence semble en fait ne pas exister ; il existe par défaut, par la négative, par ce qu’il n’est pas, par son contraire qui nous envahit ; c’est une tendance ; une simple tendance dont on pense qu’on peut se rapprocher jusqu’à l’atteindre lorsqu’on en manque ; une sorte d’idéal de halo environnemental jamais atteint ; quelqu’un, dont je ne voudrais pas déformer la définition exacte du silence, disait quelque chose comme : « c’est un large espace clos troué de bruits qui le traversent », infimes bruits peut-être, bruits jusqu’à se faire oublier peut-être, mais présence physique certaine de ces vibrations cachées, inopportunes, (et c’est quand elles sont inopportunes qu’on les remarque), un peu comme un contenant dont on veut s’assurer qu’il est bien vidé mais où subsiste toujours des traces de ce qui l’avait rempli ; le sable, les confettis trouvées longtemps après, dans les recoins d’une chambre, après un corso de Carnaval. Le silence, c’est aussi comme la poussière ; toujours invisible mais qui se rappelle à nous si nous la négligeons.
J’ai deux exemples qui stigmatisent l’inexistence du silence absolu ; la première est assimilée à un jeu improvisé lorsque nous avons acheté la maison de Villeneuve, plus calme et tranquille que celle de Fabron, puisqu’il s’agit d’un hameau, plutôt éloigné de la route de la Colle, l’allée que nous habitons se trouvant être au bout d’un chemin qui se perd avec la forêt qui nous entoure. La première observation que fit Hélène dès le midi de notre emménagement, c’est de constater qu’il n’y avait aucun bruit, ce jour-là étant de surcroît un dimanche ; alors on fit un jeu : le jeu du silence. Il s’agissait de ne plus dire un mot, de guetter la moindre intervention du vent, d’un crissement ou un froissement bref des mouvements des feuilles dans les arbres … à ce jeu, nous avons, elle et moi, perdu ; et malgré nos efforts de mener à bien cet état de silence et qu’on n’ eut été troublé par l’inopportunité d’un intervention extérieure, un bruit ou un désordre quelconque de la nature, c’est par une réalité qu’on n’attendait pas et qui s’invitait, d’où le rire inévitable dans notre déconvenue, remarquant qu’au plus fort de ce « silence », ce sont les battement du sang de nos tempes qui rythmaient en dedans un espace sonore toujours en éveil…
Le second exemple, plus bourgeoisement proposé par John Cage, dans un concert avec une pièce de son cru, nommée’’ 4. 33’’, donnée après-guerre dans une grande salle new-yorkaise, excellemment fréquentée, mais parfois en mal de neuf et de surprise en matière de musique d’aujourd’hui, qui consistât à s’installer à un piano, lorsque le musicien se présente sur scène, avec toute la préparation d’usage ; la manie de l’étirement des doigts, la vérification de l’aisance à porter aux manches du frac, la position du tabouret avant l’attaque du clavier, le masque lui-même du virtuose qui se prépare à l’attaque des touches d’ivoire ; enfin tous ces petits rituels, venus des temps du romantisme, aussi nécessaires que préparatoires durant le temps que s’installe, à mesure, le silence requis. John Cage se figeant une seconde, seconde paraissant une éternité à ce public tendu et comme accompagnant le musicien dans sa gestique, laissant place après ce pic d’ intensité, à un sourire progressif et comme soulagé après qu’il eut franchi une invisible et redoutable difficulté, se levant enfin et, saluant ce public mi consterné, mi convaincu mais finissant aussi dans un rire énorme à la mesure de l’évènement : les fameuses 4’ et quelques qu’avaient duré cette installation n’était pas la mort du bruit et la naissance du silence. L’artiste, en singeant le rituel préludant l’acte du jeu musical, avait stigmatisé cet impossible silence, cet impossible moment tant attendu qu’on exige avant d’exécuter une œuvre. Il théorisait la négation du silence. Dans une œuvre à la recherche du silence perdu, le public a été lui-même acteur en miroir dans la production du phénomène. Qui n’a jamais été troublé au concert par les toussotements, les raclements de gorge, les froissements d’étoffe, de jambes qui se croisent et se décroisent ? les plus attentifs des mélomanes vous diront que c’est dans les moments où l’intensité en arrive aux triple piano, voire au quadruple (pppp) que ces phénomènes se produisent ; donc quand l’ensemble des forces musicales tend vers le « silence » que ces perturbations interviennent ; combien de Wagner cueillis en public, à Bayreuth notamment, où des enregistrements légendaires sont ponctués par ces parasites aux moments « creux », comme si l’auditeur savait (et certains sont des habitués) la venue prochaine de ces baisses d’intensité ; le public a peur de ce possible silence, d’autant plus l’auditeur ne connaissant nullement la suite de l’œuvre, c’est le moment d’un malaise, d’un toussotement, une forme d’incise dont on pense que personne ne remarquera l’intrusion ; évidemment les fortissimos et les larges coups de battoir des cymbales nous installent bien plus confortablement dans la dynamique de la vie.
Le silence est recherché comme denrée rare, pour toutes les raisons psychologiques et physiologiques qu’on peut imaginer, et redoutée tout à la fois, comme un prélude au néant, un petit néant grandeur provisoire.
D’où le rire, celui de ma fille, avec toute l’innocence qu’on peut tirer de notre expérience de silence relatif, et celui du public actif de John Cage qui prît conscience de la dimension conjointe du son et de son double chimérique.
Après un 15 Août passé le plus possible dans les périmètres de l’ombre, ce sont les écoulements et les clapotis délicats des fontaines de village, avec les cigales comme décor de théâtre imaginaire qui feraient aujourd’hui mon bonheur.
Pourquoi ne pas accepter cette invitation chez Vincent à Valdeblore ? le matin on irait aux champignons (John Cage était très connu parmi les mycologues, comme Morton Feldman aurait fait des folies pour les tapis d’Orient).
George de la Tour ; après l’impossible silence, on ne pouvait pas ne pas revenir à ce virtuose du presque vide et de la quintessence silencieuse ; sa lumière vient du mince éclairage de la bougie ; mais cette lumière en est comme décuplée, diffusée par ordonnance volontaire, où la palette de mise en scène ne laisse rien au hasard ; il n’est plus parfait théâtre du silence que celui des Leçons de Ténèbres, qui par transposition, s’imposent comme un pendant à toute la production de la Tour.
Ces Leçons étaient prodiguées durant la Semaine Sainte dans les couvents pour ces fameux offices des Ténèbres, dans les profondeurs de la nuit à partir du Mercredi, jusqu’au Samedi. Les textes répondent, en latin, aux Lamentations de Jérémie, concernant notamment la destruction de Jérusalem ; chaque tête de verset est psalmodiée par une lettre de l’alphabet hébraïque, Aleph, Thau … ; s’ensuit une volute mélismatique d’une infinie douleur, d’une féminité sublime, même chantée par des registres très hauts d’homme, précédant prophétiquement ce que sera le Stabat Mater dans la même concélébration de cette semaine pascale. Cette tradition de mise en musique de ces textes sacrés a évidemment inspiré les plus grands compositeurs ; L’Italie a produit, avec Jommelli, Benedetto Ferrari della Torbia, et d’autres, une tradition qui perdurera jusqu’au milieu du XVIII° siècle, mais c’est durant le temps de Louis XIV et Louis XV que les joyaux insignes du genre seront composés, surtout du temps de la Contreréforme, plus tard avec Marc-Antoine Charpentier, Michel-Richard Delalande, Michel Lambert, et surtout, Couperin, sur les cimes les plus rares, dans ses trois Leçon du Mercredi.
Tristis est anima mea ; la peinture du silence ; un silenciaire qui organise le paradigme de cet impossible silence ; si celui-ci est ineffable, alors organisons-le ; donnons-lui le visage de la pureté d’un monde qui vrille en s’élevant, en spirales et torsades sonores, comme un escalier où les paliers, en montant, affirment pouvoir toucher le cœur du ciel, par le seul jeu d’une voix haute, et d’un accompagnement n’excédant pas trois instruments. Une voix seule d’ailleurs, avec la basse continue, seraient la nudité même nécessaire à cet exercice. Toute la quintessence de l’esprit baroque, plus encore que la scène lyrique, trop bavarde, se trouve dans l’air raréfié et prodigieusement torsadé, mystique, de ces moments de silence qui s’incarnent.
Il y a, dans le monumental tableau du « Job », monumental par le dépouillement, et le choix limité des tonalités, une matière sculpturale, inexorable ; on y entend au-delà des mots, la colère sacrée de sa femme. L’accablement et l’affaissement du Job dénudé, dans une lumière d’intimité chaude et une douleur toute emplie de sainteté. Devant un La Tour, on murmure, comme si la fragilité de la bougie risquait de s’éteindre à trop de paroles ; une Lamentation de Jérémie est un essai de silence comme fibré et renvoyé à une image paradigmatique, puisqu’il n’existe pas. Il s’idéalise en architecture et en mathématique sublime ; et dans les Répons des Ténèbres on a l’écho qui donne toute la fibre spatiale à ces textes terribles ; à la manière de Leibniz, qui voyait un monde dans une goutte d’eau, laquelle renvoyait à un univers plus bas, à une goutte d’eau infiniment plus petite qui renvoyait à un nouveau monde de goutte d’eau plus infiniment plus petit …, et ainsi de suite, jusqu’à l’os de l’idée même du silence ou à la flèche de Zénon qui détruit aussi l’idée même du mouvement ; la Tour, comme ces Leçons de Ténèbres, nous mènent vers l’invention d’un pur espace intérieur, débarrassé de contingences matérielles, idéal.
Il est difficile aujourd’hui de mesurer le degré de ferveur qui se dégage d’un tel silenciaire.
J’ai assisté, quand René Jacobs était encore haute-contre, à une merveilleuse interprétation d’un Marc-Antoine Charpentier, dans une minuscule chapelle romane, hors du temps, vers les années 80…
Dans un registre moins éthéré, et très proche de nous, par la sensibilité séculaire et la non moins grande ferveur attachées à ces Lamentations mystiques, il y a la possibilité d’avoir aujourd’hui une idée d’une approche réellement populaire, au travers des ensembles polyphoniques en Sardaigne du nord. Durant la semaine de Pâques, à Castelsardo, village de pêcheurs et à Santulussurggiu, des Confréries, actives tout au long de l’année, (ils sont des centaines !), pratiquent ces chants traditionnels. Et le Lundi précédant Pâques, le lundi le plus endimanché de l’année ou le plus humble si l’on veut, les Miserere et les Stabat Mater, hauts de gamme dans la hiérarchie, sont confiés aux meilleurs et aux plus dignes représentants de la confrérie. A Castelsardo, diriger le Stabat est le plus grand honneur qui soit. Tout le village sait que telle année, un tel a dirigé les oraisons mystiques durant les fêtes de Pâques.
18 Aout
Canicule aujourd’hui ; les jours précédents on sentait bien cette densité d’air vif et sec, cet azur profond ; l’idéal serait la proximité d’une rivière abritée ; Moulinet sur la Bévera, avec ses gros œufs préhistoriques, gris et lisses et bien en surplomb de l’eau, ces gros rochers qui font plage, où on pouvait constamment tremper les pieds et les jambes ou se baigner en prenant bien soin de fendre l’eau, de peur de troubler la qualité du silence et les couteaux aiguisés des cigales. Mais Moulinet est à plus d’une heure ; j’essaierai un petit coin sur la route de Gattières, au lieudit Cerise, un chemin en contrebas, puis le Loup qui fait boucle, qui descend en escaliers. Maintenant, le plus sage, finalement, est d’aller voir Barbarin pour le café du samedi, et puis ce soir j’aurais fait une énorme paëlla, c’est la sainte Hélène…
15h. J’ai fui également les terrasses saturées de parasols, de touristes à la recherche des zones d’ombre où il n’est pas rare de voir le serveur distribuer les consommations à deux groupes différents de consommateurs sur la même table, pour la simple raison qu’elle se trouve à l’emplacement convoité, à l’écart du feu de la mi-journée. Venant d’Italie vers Nice, il se remarque une forme d’impérialisme de culture purement touristique qui consiste à demander systématiquement des capuccinos ou des spécialités comme à Florence ou à Rome. Qui ne sentirait l’incongruité de demander un jambon beurre au cœur de la Sicile ? Nice, d’une certaine manière, est redevenue italienne ; pour les italiens, et même les autres, c’est un fait ; comme pour un anglais, se trouver chez soi de partout dans le monde, l’Angleterre partout, là- même où jamais le soleil ne se couche. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer le nombre de commerces passés aux mains d’ultramontains aux vitrines et aux terrasses du centre de la ville ; dans la rue Deloye, j’ai connu, côte à côte, deux restaurants dans les années soixante-dix, respectivement le Petit Brouant et Luccullus, devenus la baie d’Amalfie I et II ; on y servait une gastronomie française, régionale et niçoise de belle qualité, qui s’est transformée au moment du rachat des deux entreprises en lieu d’accueil de riches clients du Milanais. Il en va de même avec les zones commerciales piétonnes, où, dès qu’un commerce change de mains, il semble qu’avec un soulagement tout naturel, le lieu se rebaptise la tavola d’Italia, Chez Peppino, gelateria, on pousse même dans la note exotique : Da Venezia … Il faut dire que les résidents niçois ou les gens de passage ne trouvent rien à redire ; pour les uns c’est une fatalité, pour les autres, c’est un prolongement de leur voyage ; tout en étant en France, ils s’offrent la gâterie et le décorum d’un prolongement en Italie. Il y a, malgré tout, un malaise de constater que pour avoir une affaire qui rentabilise, il faille qu’elle batte pavillon italien, qu’elle s’orne de toute la colorature péninsulaire. De préférence, qu’elle ressemble à la vitrine voisine, et qu’elle ne se démarque guère par une originalité particulière ; l’essentiel est d’annoncer que ce que nous allons y trouver a l’incomparable avantage de respirer les vertus du parler avec les mains, de la fausse et immédiate cordialité qui met à l’aise, et d’une façon générale, tout ce qui abonde dans l’illusion, pour la clientèle, de ce qui rassure aussi, que devant tant de faciles amabilités on ne sera pas floué. Le village mondial s’est, de même, constitué par la main mise superficielle et rapido de la nourriture ; plus sûres que la plus sûre des conquêtes territoriales classiques, c’est dans l’assiette que ce sont rassemblées les armes remises au conquérant planétaire. De son offre, de sa demande. Dès l’orée des années quatre-vingt, l’installation des Mac Donald, venant rejoindre les habituels bataillons des pizzas ainsi que les petites vitrines, derrière lesquelles s’agitent des bataillons de serveuses, où l’on se sert en barquettes, toutes les variétés de riz asiatiques. Le dernier venu, qui comme tous les retardataires, mets les bouchées (sans équivoque) doubles, les Kebab, pour faire bonne mesure, prosélyte à grande vitesse, et vient parfaire ce tableau analogue aux anneaux olympiques, où chaque partie du monde, (Mac Donald suppléant, de son seul anneau, les Amériques et l’Océanie) brandit l’étendard planté douloureusement sur un décidemment fragile roc de milliers d’années de culture.
Le ventre des armées n’a pu s’apaiser durant la conquête de ce qui s’est appelé le Royaume des deux -Sicile, qu’en réunissant dans les campagnes désertiques ce que l’on pouvait trouver de plus commun ; de la tomate, du basilic, du pain grossier, quelques frottis d’ail et après la cuisson, la pizza était née. Revendication normande, revendication napolitaine …le monde moderne était né.
21 Août
Giono. j’ai achevé, en ce qu’il fallait à la canicule de temps pour perdre de sa force, le « voyage en Italie » ; je l’avais lu, ou plutôt survolé auparavant ; c’est surtout le chapitre sur Venise qui a encore retenu mon attention ; cette eau stagnante et ces âmes vives, qui avancent masquées, pleines du poids de leur sarabande diaphane de fêtes perpétuelles, de sensualités soyeuses comme autant de soupirs feutrés dans la dissimulation trouble à l’ombre des palais, à même la fraîcheur exquise des églises, de secrets portés et traversés par les vents de Hongrie, avec l’écho et la mémoire des longs charruages de défis engloutis dans l’eau morte de la lagune, de ce sang qui ne revendique d’autre règle de jeu que celle qui tient au paraître du visage à la comédie duquel on voudra bien feindre de croire, et auquel on attribue le rang de son apparence, où le jouir du paraître est le mode de vie qui tient lieu de respiration, où les fantômes de négociants d’antan, de séducteurs et d’acteurs de ces théâtres passés se confondent avec ceux qui portent, dans d’autres gestes, aujourd’hui affadis, l’héritage dont ils ne finissent plus de percevoir l’écho affaibli.
Après les manuscrits vivaldiens, c’est la musique de la lagune, comme assourdie de ses brumes, qui, sans l’avoir cherchée, est là, clapotant au cœur suffoquant de mon été, sans bouger bien loin de chez moi.
…« Venise n’est pas comme Rome une ville à remonter le temps, mais à l’effacer » – Julien Gracq, (« autour des sept collines ») –
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Je n’ai pas retrouvé les bistros anciens dont on m’avait parlé, du moins je les ai déjà considérés comme morts, écartelés par les immeubles neufs des quartiers de l’Est de Nice. D.C. a dressé une liste des rues qui abritent encore quelques vieux coins de culture vivante, où le passé écrit, au travers des lierres grimpants, des bougainvilliers et des quelques rares boulingrins, comme un écho et un ultime témoignage, une trace avant la métamorphose toujours recommencée, tel un organisme qui absorbe, et insensiblement rejette ses cellules mortes, dans son urbanisme d’anarchie.
Dans le quartier de Magnan, tout autour du boulevard de la Madeleine, l’ancien quartier de la culture de la soie, celui des magnanais disparus, subsiste comme une sorte de morcellement de ville, plutôt un éclat dans un écrin où rien ne manque du jaillissement calme et continu d’atemporalité, en de simples dédales où des temps différents se chevauchent, en décalage dans le paysage dominant au-delà ; plusieurs fois, nous nous sommes promenés avec Henri, à des heures où l’intensité de la lumière des couchants accuse le plus la coloration accrue de ces ruelles, dans ces impasses qui rejoignent des chemins de pentes douces, parfois en escaliers, lesquels continuent en toute sinuosité, et avec des angles qui invitent à la surprise, la lente et logique succession des bâtisses du siècle dernier, dans leurs ocres jaunes, carmins et verts, ces roses accentués sous la coiffe des palmiers et autres végétaux rebelles, fussent-ils de pierre, comme posés tout exprès, pour une harmonie de courbes minérales et de lumières rases avec leur effet de dernier crépuscule du monde.
…… 23 h
Crève-Cœur-en Auge ; tout un roman en un soupir, disait-on de la musique de Webern…
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22 Août
Ces quartiers qui disparaissent ; ces parties de puzzle, qui nous reviennent après qu’on les ait parcourues une partie de notre vie, n’en prennent qu’un plus vif éclat lorsqu’elles remontent à la conscience d’exemplarité qu’on leur a attribuée. Elles se rehaussent de cette vive rareté qui fait le prix des choses qui vont prendre congé, qui un beau jour ne sont plus dans le paysage, et attise les regrets de ceux qui les ont connues. Ainsi des objets qui relèvent de l’archéologie courante, puis des paysages aimés ; les quartiers de notre enfance en premier lieu, qui ne nous quittent jamais vraiment, et les perles d’urbanisme, qui parlaient du passé, qui s’engloutissent un peu plus chaque jour, comme ces fresques à la fin de « Fellini Roma » qui ne supportent, sans se dissoudre, la trop forte lumière du jour qui n’est pas celle du jour qui les a vues vivre
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A la fin des vacances, souvent vers la fin août, je prends plaisir à passer devant le Parc Impérial, un peu comme si la rentrée scolaire prochaine pouvait encore me concerner ; j’y retrouve à chaque fois, intacts, les fantômes du temps où les maigres arbustes de la cour de récréation avaient fait place à de cossus platanes quinquagénaires, tels de maigres cigarettes devenues de vieux cigares au ventre rond ; à la différence des humains, ces arbres seront encore là longtemps après que beaucoup d’entre ceux qui les virent naître auront disparus ; ils vieillissent lentement et dans le meilleur des cas, échappent dans leur lente érosion à de trop visibles transformations ; ainsi des quartiers anciens, des lieus hantés de mémoire.
Et puis parfois, c’est une mort soudaine ; un arbre est abattu, un projet immobilier venu contrarier le flux continu d’une harmonie séculaire.
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J’ai gardé quelques photos récentes d’une vieille façade de cinéma (studio 34 ? Edouard VII ?) échappée par miracle, conservée (par les Monuments Historiques ?) comme du temps où elle glissait sous les regards, puisqu’il semblait naturel qu’elle fût là, dans l’harmonie du coin de la rue, et parce qu’elle indiquait bien l’existence d’un lieu de Comédie – encadrée aujourd’hui par une agence immobilière comme la ceinturant de part et d’autre ; repeinte de belle manière, elle présente dans toute la singularité de son inopportunité, une alternance de masques antiques souriants et grimaçants.
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23 Août
« La Postérité du soleil » d’Albert Camus, livre d’intimité rare, petit livre merveilleux, c’est la rencontre de trente merveilleuses photos dues aux soins de Henriette Grindat et d’un itinéraire proposé par René Char, environ 1950 ; livre d’évocations à quatre mains, pour y peindre Camus ; on y voit apparaître, çà et là, la Sorgue, des paysages battus par les vents, des terres desséchées, rongées de tragédie ; ma photo préférée serait peut-être la 9, deux arbres au vent qui crie ; cette haute Provence, sous la focale qui annule tout élément de décor identifiable, pourrait bien prendre le visage de l’Algérie de Camus ; la composition, bien que noire et blanc aurait pu être signée sous d’autres cieux, par Corot ; des saules maigres, sous un ciel de nacre et la proximité de l’eau ; mais aussi la 26, nommée « plénitude », la 24, «l’énigme », et la 13, où l’on ne voit qu’une minuscule maisonnette toute mangée de vignes vierges, et d’un chemin qui semble n’avoir été tracé que pour justifier l’existence du bonheur parfait ; on y devine des sources secrètes, des fossiles et des traces d’existence, des flaques où s’engouffre le ciel, et des herbes, des volets clos et des fenêtres qui s’ouvrent sur des pays de vent et de pierre ; des signes surtout ; la forme que la nature revêt lorsqu’elle porte son vêtement énigmatique d’érosion. « après le vent la terre tranquille …la vérité a un visage d’homme » ; un tombeau de secrets.
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On a tous de multiples ancrages d’existences ;
la cité des Hommes, et la cité de Dieu de Saint Augustin.
Christian Bobin : « j’ai toujours habité deux villes ; Le Creusot, et la ville qui est au-dessus dans les nuages. » On peut ainsi décliner le lieu où nous sommes, celui qui nous voit grandir, vivre dans la vérité de son temps propre, notre « pays » réel, et un autre lieu qui peut s’y substituer, disons, dans l’imaginaire, un imaginaire à mathématiques variables, à pistes multiples et changeantes, lequel peut même nous faire accéder à un univers possible, si n’était la trajectoire de l’existence « réelle » dans laquelle ne font que loger des existences secondaires, dans la latence d’éventuelles opportunités qui pourraient advenir.
La part du rêve qui attend son heure, pour la grâce du poète, pour des jardins de délices ou des chemins arides de traverses, tel qu’en lui-même l’éternité le change. Qui n’a rêvé de maintenir une trajectoire continue, et en même temps nourri le désir d’une vie toute autre, au plus près des sources et de la vie vraie ?
…Elle est retrouvée ! –quoi ? – l’éternité !
24 Août
Dans un courrier d’il y a deux jours, Bernard m’annonce que Jacques a fini de souffrir ; cela faisait des mois que le combat devenait improbable, comme toujours, dans ces cas-là. Je ne l’aurai revu qu’il y a deux ans, sur les hauteurs de Nice, où Bernard avait invité tout le monde pour son pacs ; je l’avais retrouvé comme du temps du bar Jeannot à Châteauneuf, ironique, lucide, sans effusion mais débordant de cœur ; on en a gardé, entre autres, une photo où nous sommes encore quatre, comme les mousquetaires, photo qui prend déjà tout son sens, puisqu’il ne nous est donné que rarement de nous réunir à nouveau. Donc Stéphane, il y a quelques années, et maintenant Jacques.
« Dans l’enclos des dimanches…qui sait vraiment quelque chose sur cette vie ? Même la mort n’est pas sûre. Ceux de mes proches que j’ai vus dans un cercueil semblaient tous réfléchir farouchement, concentrés sur un problème particulièrement obscur. La résurrection est la résolution soudaine de ce problème, le jaillissement d’une lumière qui fracasse les os du crâne et les pierres de nos certitudes. Cette lumière est déjà là, mêlée à nos jours. Elle perce de tous côtés la nuit qui nous entoure … » Prisonnier au berceau – Christian Bobin –
26 Août
Lorsque l’on arrive au sommet du promontoire de Ganagobie, sur la route de Forcalquier, nous avons sur le versant ouest, la Durance qui s’élargit, qui roule de sa force primitive, qui se disperse en de multiples bras, comme des chemins indépendants du grand lit charruant la vie depuis l’amont ; c’est un spectacle de majesté qui ne nous est donné qu’une fois parvenus dans les derniers lacets tourmentés de l’ascension ; sur le très bref plateau de l’abbaye, la pierre blonde et ocre saute aux yeux, aux grains qu’on devine âpres et battus des vents, sereine, à la façade sobre et au tympan aux motifs polylobés à l’orientale, seule survivance savante dans la modestie de la solitude. Plus loin, à l’opposé de l’entrée du plateau, sur un chemin étroit, les arbres plantés de chaque côtés de l’allée, se rejoignant en ogive à leur sommet, gardent le secret d’une fraîcheur perpétuelle ; au bout de l’allée de nulle part, c’est l’impasse qui s’ouvre en balcon sur la plus belle panoramique de la montagne de Lure. C’est un jardin naturel qu’aucune volonté d’architecte paysagiste n’aurait su concevoir. Par beau temps, et quand les vapeurs matinales sont dissipées, la montagne du pays de Giono a la majesté des tragédies qu’elle abrite. L’abbaye de Ganagobie, logée dans ce piton abrupt, se hisse, verticale, et s’ensevelit du secret de ces silences sacrés que ne troublent les trépidations de ceux qui passent, loin, dans la vallée, vers Volonne, tout en-dessous. Depuis longtemps, un seul moine vit dans cette oasis de solitude ; guère avare de confidence, il n’a pas pour autant la fibre de la visite guidée ; on est reçu comme si l’on avait naturellement désiré la rencontre du vent et de la lumière ; les épousailles de l’extrême solitude et de l’harmonie de l’esprit avec lui-même.
L’abbaye est en fait un prieuré, un îlot dépendant de l’abbaye mère, de Hautecombe, en Savoie, sur les bords du lac du Bourget ; c’est d’elle que dépendait dans les années quatre-vingt les travaux de restaurations d’un merveilleux ensemble de mosaïques de pavement, représentant Saint Georges terrassant le dragon ; le cheval cabré et le saint, le bras raidi vers l’arrière, la lance prête à jaillir comme un dard, l’animal aux pieds, tordu de fureur. L’harmonie était d’autant plus resserrée que le maître d’œuvre n’avait employé que des pierres rouges, blanches et noires ; une seule mosaïque de ce type ne m’était connue, qu’à Lescar dans les Pyrénées. Lors de ma visite, le moine avait dévoilé, dans l’enthousiasme de son rôle de guide privé d’un moment, les sacs plastiques contenant de multiples petits éclats de pierres de couleurs, chacun portant un numéro, dans un ordre savant, attendant les préposés des Monuments Historiques pour rendre corps à l’ensemble de la merveille. Trente ans plus tard, St Georges a repris place avec la bête mugissante dans la chapelle rayonnante de l’abbaye.
28 Août
Longtemps j’ai cherché où se situaient les villes rêvées par Giorgio de Chirico. C’est à Rome qu’il y en a la quintessence ; précisément dans le quartier neuf de l’E.U.R., quartier des années trente, voulus par le régime de l’époque, à l’image d’ordre de la Rome antique, avec ses échappées et ses perspectives fuyantes, au couteau, ses avenues sévères (une avenue Stendhal…) rythmées par des colonnades le long des arcades dans la blancheur des immeubles, de longs escaliers grimpants sur lesquels se dresse en haut d’une colline, une église à coupole ; ça sent le neuf et le dépouillé, conforme à l’idée d’une cité d’aujourd’hui qui sort de terre ; l’archétype qui résume cet effort moderniste est le Palazzio dela civiltà où on lit au fronton « un peuple de poète d’artistes de héros de saints de penseurs de scientifiques de navigateurs d’aventuriers » ; c’est le fameux Colisée carré ; six étages disposant latéralement d’une alternance de neuf niches profondes à chaque étage, jouant de la lumière et du relief, d’une précision et d’un tranchant lumineux en autant de variations qu’il y a de caprices dans la lumière du jour.
J’ai passé quinze jours, vers mes quinze ans, dans ce périmètre où logeait Angela, ma tante ; à l’époque, elle travaillait à la F A O, au cœur de Rome où on longeait le Tibre tous les matins, avec maman, pour se rendre à la piscine. Ce Colisée revient avec récurrence dans les implosions de paysage urbain chez Chirico, où aucun élément ne renvoie à une ville particulière sinon à la colonnade, l’arcade et la perspective, élément structuraux et symboliques renvoyant à toute ville signifiante, tel ce Colisée carré, dans sa blanche nudité. Toute réalité supérieure, et c’est le cas du surréalisme de Chirico, se nourrit de débris d’existence, de rappels objectifs rassurants, remplissant une fonction avec ses codes et ses nécessaires applications, telles la colonnade, l’enfilade des fenêtres etc., et de là, Chirico fait naître la « Piazza d’Italia, « la fabrique des rêves », « torino printanière » toutes villes émergées et sans racines, vidées de fonction, comme un bois flottant dans une dérive ancienne où il fait jaillir de collusives images dont les personnages ont aussi perdu leur identité. Il est évidemment plus plausible de penser que ce sont les promoteurs de ce Colisée qui se sont interrogés sur les rêves austères de Chirico.
…« des groupes de beffrois chantent les idées des peuples.
Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue.
Ce sont des villes, ce sont des villes… ! » ;
Jamais Rimbaud ne fut si bien mis en musique que dans ce cycle des Illuminations de Britten ; ces villes qui nous abritent, ces villes qui ont une âme, et la force d’aimer.
Dietrich Fischer- Diskau avait chanté des mélodie de Britten, notamment les sonnets de Shakespeare, et il a disparu ce 18 mai ; j’avais failli le rencontrer au Mozarteum de Salzbourg, lors d’une de ses dernières années de masterclasses ; je l’ai entendu de loin, travailler un lied de Hugo Wolf.
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Pierre Boulez n’a jamais composé d’opéra. Je crois savoir pourquoi ; on aura pu lui reprocher les multiples casquettes qui composent le caméléon Boulez, du chef d’orchestre au compositeur, le pas est large, en passant par l’animateur de concert de musiques contemporaines, le professeur au Collège de France, l’infatigable voyageur prosélyte, et le maître de l’IRCAM, jusqu’à l’heure de bien refermer les portes du sous-sols derrière lui … Mais lorsqu’on écoute le seul premier vers de « Pli selon pli », je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée, nous sommes convaincus ; c’est tout le lyrisme brûlant d’un ouvrage d’opéra qui tient en quelques mesures, à l’image de Webern dont on disait que la densité de sa musique faisait passer un roman en l’espace d’un soupir. Cette densité, pourquoi n’a-t-elle pas vu naître un nouveau jalon, aux cimes indépassables de notre temps : Pélléas, Wozzeck, Moïse et Aaron ? Justement, Boulez voulait bien écrire un ouvrage lyrique, dans la lignée des plus grands, mais sans le risque de l’échec. C’était refaire Pélléas ou rien. Tout le reste n’aura été que dérobades. A moins qu’octogénaire aujourd’hui, il marche aussi sur les traces de Monteverdi et de son « Incoronazione » écrit à soixante-quinze ans, ou Verdi et « Falstaff », l’ultime chef d’œuvre, l’éclat de rire qui clôt une vie … En fait, seul Webern, avec Boulez, pouvait et désirait poursuivre sur les sommets du XX° siècle finissant ; après ses deux cantates op. 29 et 31, Webern s’en était ouvert à Hildegarde Jones, qui avait déjà écrit pour lui « Das Augen Licht ». Cela aurait été un ouvrage lyrique de longue haleine ; un opéra proche de celui de Schönberg, spiritualiste, monolithique certainement, âpre, mais un ouvrage lyrique quand même. Mais Webern sera mort avant, à soixante cinq ans, un des derniers jours avant la fin de la guerre, chez lui, à Mittersill ; Boulez n’aura pas non plus relevé le défi.
30 Août
Dis- moi qui tu hantes…puisque qu’il est beaucoup question de finitude, de royaumes possibles, d’opéras fantômes et de silences éloquents, il est frappant que dans son quatuor, « la jeune fille et la mort », Schubert n’arrive pas à mener, en toute pureté musicale, au cœur de son propos, comme il sait si bien faire descendre cette lumière irradiante de l’au-delà, à la chair même du mystère, dans la sonate en la, op.143 ou plus encore, dans le sublime quintette en ut ; le douzième quatuor reste plutôt proche d’un décorum pictural à la Kaspar Friedrich, d’une descriptivité toute codifiée du romantisme de forêts allemandes, de ravines et de précipices où la hantise et ses attributs défilent sur fond de cavalcades éperdues, où les ombres portées frôlent le bord des gouffres ; ( je dirai : la gorges aux loups du Freischütz ). Les motifs rythmiques répétés, et les lignes mélodiques brisées, menant à l’inexorable, on a le souffle court sur fond de chevauchée un tant tapageuse, parce que descriptive d’une course à l’abîme, proche en cela, bien que nous soyons dans de la pure musique de chambre, de la « damnation de Faust» de Berlioz, avec les ingrédients d’une scène de théâtre où chaque accessoire a sa partie à jouer. Bien qu’immensément plus connu que les autres quatuors, ce Schubert-là n’a pas ces grâces d’apesanteur de certains mouvement lents de telle ou telle sonate qui n’appartenait qu’à cette âme insaisissable, qui avait su sonder les moindres plis de l’au-delà, dans une vie réduite à quelques décennies de créativité, à un âge où d’autre s’éveillent seulement, mais à qui était donné le pouvoir de peser de ce souffle de grâce, et avec tant de justesse, notre poids d’ombre.
Jonas Kaufman chante « die schöne müllerin » ; avant lui on aimait Wunderlich, et avant lui encore, Lotte Lehmann ; mais là, ce n’était plus du chant, mais l’orgueil de l’Allemagne.
31 août 12
Une profession de foi politique ; ce pourrait être la mienne : « les voleurs ne sont pas seulement ceux qui arrachent les bourses, ou épient les baigneurs pour leur prendre leurs vêtements. Les voleurs qui méritent plus promptement et plus dignement ce titre sont ceux à qui les rois confient leurs armées et leurs légions, le gouvernement des provinces ou l’administration des villes, ceux qui, par la ruse ou par la force, volent et dépouillent les peuples. Certains voleurs volent un homme, ceux-ci volent des villes et des royaumes ; ceux-là dérobent à leur risque et périls, ceux-ci sans crainte et sans danger ; ceux-là, s’ils volent, sont pendus, ceux-ci volent et pendent. » ; c’est, à peu de choses près, ce que beaucoup d’entre nous pensent et pourraient écrire ; c’est dit hautement, par Antonio Vieira dans le « Sermon du bon larron », théologien portugais du 17° siècle, auprès du roi D. Jean IV, dont Pessoa, dans « l’Intranquillité » dit qu’il est « le meilleur prosateur et le plus grand artiste de langue portugaise, …l’écriture hiératique de Vieira avance avec des mots inévitables …» Un penseur et un auteur qu’on a oublié, à la mesure du Portugal d’aujourd’hui, sommeillant et replié sur l’étroitesse de ses terres au couchant de l’occident.
Fin d’après-midi ; de beaux nuages noirs dans le ciel lavé par les vents, menaçant ; nous allons lentement vers l’automne. Je prends plaisir à écrire la nuit ma version des « Leçons de ténèbres » ; quelque chose qui ressemblerait à ce que j’avais proposé, et que nous avons fait chanter à Saint Sebald de Nuremberg, les « dialogues des visions de l’âme », en partie centrale du Te Deum de Dominique Joubert ; le succès avait été retentissant dans la cathédrale (aux applaudissements…), mais à l’audition de l’enregistrement, j’avoue ne pas avoir reconnu mes textes, sauf à les relire partitions en main ; la mezzo, Alessandra Gulino, en robe rouge et chignon altier, ne semblait pas plus comprendre le moindre mot …et les Meistersinger ?
1 septembre 12
L’automne n’a jamais aussi bien été au rendez-vous que cette année, qui fait correspondre ses grosses trainées de nuages, lourds et tout chargés de ses pluies, comme un éphéméride bien ordonné qui signale que la page de l’été est tournée, bien que l’été soit loin d’avoir disparu, mais qu’il reçoit là ce coup de semonce saisonnier des premiers orages, annonciateurs de mutations, que s’avance maintenant cette succession de dates qui signifie le retour d’anniversaires auxquelles on ajoutera celui du 4, dès mardi, pour maman qui nous a quitté, et le 8, qui est tout à la fois, l’anniversaire de la nonina et la date de la crémation de maman. L’urne est toujours dans ma chambre ; j’ai l’impression que la dispersion des cendres m’est devenue impossible, qu’il aurait fallu convenir dès les premiers jours d’un lieu qui corresponde à une raison de disperser ce peu restant encore d’elle ; j’ai dit dispersion ; cet acte, révoltant, d’avoir encore à rajouter dans le sillage et le hasard du vent, des retombées aléatoire de cendres dans des espaces inconnus, quelque chose comme un supplément d’éloignement, au-delà même de ces traces déjà innommables de résidu grisâtres ; tant que restent rassemblées ces poussières auxquelles on ne peut même donner de nom, l’impression qu’elle demeure près de nous est présente. Près de l’urne, un crucifix qu’elle gardait dans sa chambre, une petite vierge qui s’allume comme une luciole discrète la nuit, et sa carte d’identité dont on ne savait que faire, et qui a naturellement trouvé sa place dans cet ensemble cohérent. Il sera toujours temps, plus tard, de savoir s’il eût été pertinent de rendre ces restes en un lieu qu’elle avait aimé, Rabat, peut-être, sur les bords de l’océan où nous sommes nés, dans le quartier de la rue des Potiers qui était si belle, empreinte de fleurs, de néfliers et de cèdres du Liban quand nous sommes arrivés à Nice, et aujourd’hui méconnaissable ; aurait-elle aimé disparaître définitivement et une dernière fois, près de sa maison du petit port de Carras, où mon père est mort il y a si longtemps, puis l’ami des dernières années, Alexandre ? Dans le jardin, ici, entre l’arbre et les quelques fleurs qui poussent si vite aux beaux jours ? La mort va bien trop vite, elle est à la dimension uniforme du temps, qui fauche insensiblement et uniformément, comme le geste de faire se lever le jour et de faire venir la nuit, aveuglément, alors que nous sommes assujettis à un temps affectif qui nécessite une incise invisible, un fragment de cette densité humaine, à notre échelle, et pour nous seuls, une forme de parenthèse qui donne tout son sens à des évènements qui ne passent qu’une seule fois et qui ne reviennent plus dans la conscience de notre dimension de mortel. Une sorte d’arrêt sur conscience. Bien naïvement je me pose donc la question de savoir quel avenir donner à la mort. Plutôt : comment organiser la dispersion de ce dernier dépôt qui nous échoit encore après la mort … Est-ce cette raison qui m’a fait me diriger, dans les rayons de la bibliothèque municipale, vers ce petit livre, immense de retentissement, qu’est « l’Histoire d’une âme » de Thérèse de Lisieux, appelée également « histoire printanière d’une petite fleur blanche », le journal de ses deux dernières années ? D’une écriture limpide et jaillissante comme pouvait l’être une recluse volontaire, dans la certitude d’une sagesse sans âge dans un corps d’à peine vingt-quatre années.
3 septembre
Belle pluie continue, froide ; comme toujours ça ne dure pas ; les nuages sont en choux fleurs tendres sur un beau fond de bleu. Francis a téléphoné ; je le pensais à mille lieues de moi, de tout le monde ; son départ précipité en fin d’hiver avait été considéré comme une fuite ; il est tellement secret… finalement il a dû avoir quelques embrouilles avec son frère, c’est du moins ce qu’il me dit ; ces quelques minutes m’ont fait plaisir ; on se verra en Mars. J’apprends le décès d’Emmanuel Nunes, compositeur discret mais essentiel dans le paysage sonore de ces vingt dernières années. Je ferme les fenêtres, le ciel est mangé d’étoiles.
5 septembre
Hélène m’a envoyé un message tout de tendresse et de pudeur ; elle n’oublie pas la date anniversaire ; ces moyens modernes aident beaucoup les petite poucettes, comme les appellent Michel Serres, qualifiant la génération des jeunes filles qui manient avec virtuosité leur téléphone d’une seule main et avec des doigts à la nervosité de sténodactylo, les yeux accompagnant souvent la vigueur et la charge émotionnelle du message, pour dire par écrit ce qu’elles n’osent dire dans les yeux. Il faut croire que la correspondance et le rapport épistolaire ne sont pas mort, mais ont simplement changé de dimension. Une semaine de diligence et le temps nécessaire pour mûrir une réponse ne sont plus concevables. La vitesse de l’éclair est la règle en retour de courrier. Si la nature des messages n’a pas la profondeur de vue et d’observation des échanges de Madame de Sévigné et de Madame de Grignan, ceux-ci n’en ont pas moins l’avantage de s’échanger en rafales.
Ce soir, je fais le tri de mes textes, j’allège au possible, et depuis le début du mois, je poursuis une série de paragraphes autour des « leçons de ténèbres », les miennes ; elles n’ont rien de l’exercice obligatoire et traditionnel des leçons musicales sur les méditations des Lamentations de Jérémie, mais ce n’est pas sans aucun rapport, ce serait nier l’évidence ; ni même qu’elles ont été amenées par maman qui nous a quitté voilà un an. J’avais entrepris, durant les jours qui ont suivi, de lire le « Journal de deuil » de Roland Barthe que j’ai trouvé absurde ; absurde parce que, passé le moment amical où dans de telles circonstances on trouve toujours un réconfort à la lecture d’une douleur partagée, soit à distance, soit dans le temps, il m’a semblé que son journal visait à rendre un continuum temporel du deuil, comme si, pour le vivre et se l’approprier plus intimement, il eut fallu décrire la souffrance et son évolution durant chaque jour, à chaque instant consigner l’évolution du dégât, comme on ferait d’une plaie dont on réveillerait perpétuellement la douleur pour en justifier l’abomination ou le scandale. De la mort de maman, je me réveille seulement aujourd’hui. Je mesure le vide qu’elle a laissé après une manière de parenthèse d’une année ; ressentant l’évènement comme attendu, fatal, on pourrait dire dans l’ordre des choses, ma conscience s’est activée sur le tout venant des modalités de la vie qui continuait, depuis les tristes formalités funéraires qu’on exécute avec la mécanicité d’un fantôme, jusqu’à ce moment où on admet que la mort est passée, qu’elle a fait la visite pour laquelle on est jamais averti, qu’il ne pouvait en être autrement. Entre septembre dernier et maintenant, le vide, l’absence de conscience de l’évènement ; sinon cette petite déchirure qui elle est un continuum de souci, quelque chose comme une contraction ou une tension permanente qui fait peser plus lourd une sorte de charge sur les épaules, mais nous fait considérer l’évènement de la mort comme relégué dans les marges du quotidien. A l’inverse de Barthe, le grand chagrin, la conscience réelle de la perte s’est effectuée dans un bond, un temps d’une année, pour ressurgir, comme pour la première fois, d’un réveil différé de tristesse. Ce n’est que maintenant que les mots et les choses, relatifs à sa présence passée, trouvent une signification. Le déplacement de certains objets par exemple, que je trouve aujourd’hui dans mon salon, avaient leur existence pleine et leur justification dans sa maison à elle. Ce réveil en sursaut met l’accent sur le monde nouveau qu’est le monde des disparus ; j’écrivais pour son anniversaire « quel signe veut-elle nous faire entendre dans son nouveau monde ? ». C’est maintenant que commence ce phénomène de dédoublement qui survient immanquablement lorsque l’on perd un proche, et qu’on pose la question de savoir qu’en aurait pensé maman, qu’aurait-elle fait aujourd’hui à ma place etc. ? Pour ceux qui vivent leurs disparus dans un état permanent de souffrance, il n’est pas de repos, et alors naissent ces journaux de deuils, avec les modifications notifiées de chaque exercice de conscience ; dans le cas de Roland Barthe, j’ai senti l’essoufflement, et progressivement, le devoir, qu’il s’imposait d’écrire la trame continue de la perte de sa mère ; les dates l’attestent, et le carnet s’achève à mi-voix, avec des silences qui ressemblent à une main qu’on finit par lâcher, parce qu’on ne peut retenir que ce qui est tangible et que le mort poursuit seul ce chemin sur lequel il ne nous est pas autorisé d’aller. Contrairement à cette expérience de douleur continue, j’ai éprouvé la réalité de la disparition par un assaut, un surgissement d’une fibre sensible, alors que je pensais les faits comme maîtrisés dans leur dénuement et dans l’irréfutable logique de leur succession, des plus petites réalités aux évènements qui entrainent des conséquences par trop visibles, comme le fait de se rendre chez le notaire, d’enregistrer des documents de succession, autant de réalités qui n’auraient eu lieu ou qui se sont vues différées depuis la mort de maman. Ce surgissement de l’absence, après la longue anesthésie des premiers mois, fait penser à un ensemble de musique de chambre où un membre oublierait de jouer sa partie et à laquelle je devrais entendre mentalement la partie manquante. J’ai toujours intimement su que tenir en éveil l’ensemble des évènements, et le ressenti de mes jours sans elle, dans des écrits directement liés à sa mort, seraient une manœuvre menant à une distanciation artificielle de nos vies parallèles, puisque sans apprendre, cela ne s’enseigne pas, maman continue, par la chair interposée, à vivre dans le flux de mes énergies et de mes pensées. Longtemps, ainsi, le fantôme de mon père m’est apparu, comme dans la légende d’Ys, à marée basse, où la cathédrale engloutie surgit des eaux, toute retentissante de ses volées de cloches, pour disparaître lentement, avec ce même mouvement inexorable et lent d’enfouissement majestueux.
La sensibilisation à la présence de mes morts les plus proches ne peut s’apparenter mieux que dans cette allégorie de légende celte, où le surgir et le disparaître en fondu enchaîné s’effectuent à des moments d’incise particuliers et de disponibilité accrue de ma vie, qui laissent entrouverte cette porte, où quand ceux-ci le désirent, ils se retrouvent encore chez eux dans la sphère communicante de notre mémoire.
C’est, en ce moment, un silence plus habité à la maison ; le décor sonore s’apparente assez bien à Cristobal de Morales, altier et vertical comme un personnage à collerette de Greco, de noir vêtu, Espagne XVI°, suave et mystique ; Roland de Lassus pareillement, en mélismes de grandes douleurs, Lamentations de Jérémie ou Larmes de St Pierre, c’est selon. Et j’ajouterais, à mes solitudes recueillies d’aujourd’hui, de grandes pages polychorales de Alessandro Striggio, mer immense. Les cuivres remplissent l’espace en repons.
12 septembre
J’en ai fini avec mes « leçons de ténèbres » ; tard, après minuit, mais satisfait d’avoir mis les derniers mots sur ce texte que j’avais projeté d’écrire, comme on se doit de graver une épitaphe sur le marbre funéraire. Laisser des traces, comme les premiers poèmes gravés sur l’écorce des arbres. C’est exactement la même démarche que si j’eus voulu dire quelque dernière parole au moment de quitter le cercueil et qu’elle ait la même valeur que la main posée sur le front du défunt, un dernier baiser, ou un signe, un objet déposé qui accompagne, à défaut de renverser la réalité, la tristesse du départ. Ces « leçons » ont été écrites un peu comme j’avais répondu à la commande de Joubert de faire un texte pour son Te Deum ; il en était sorti le « dialogues des visions de l’âme », sorte de long poème dont je me devais de rester proche de l’idée jubilatoire du thème liturgique mis en musique. Devant des sujets d’inspiration, telles les Lamentations de Jérémie, il est difficile de s’émanciper totalement des sources bibliques pour réaliser ses propres « leçons » ; je les ai conçues comme une sorte d’exercice imposé, (au cinéma on dirait « rôle de composition »), ce qui en rend le cadre à la fois rigide, et en même temps donne un mouvement directionnel et une liberté à tout un arsenal d’images pour la poésie projetée. Ce ne sont pas ceux des poèmes dont je suis intimement le plus satisfait, mais dans le cas présent de ces leçons de ténèbres, je les vis comme un réel prolongement de ces paroles qu’on ne sait dire lors des cérémonies funéraires. Dans cette séparation d’avec maman, il me semble que maintenant une parole intime nous lie ; ces quelques phrases ordonnées dans le sens des lamentos antiques dépassent le cadre traditionnel du poème d’adieu pour devenir ce lien familier auquel je pourrais revenir, solitaire pour deux, (bien que je les fasse publier par Bernard), comme ces petites prières d’enfants qu’on nous apprenait pour atténuer le chagrin en le sublimant vers d’autres cieux et d’autres espaces.
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J’ai du mal à reprendre le cahier de notes du Chili. Du mal à décanter ce voyage qui m’a mené dans le grand Sud, à en faire un récit qui nous tend les bras ; les photos sont en nombre suffisant, nous les avions projetées lors d’une soirée avec Eugénie, Priscilla etc. dès le printemps 2011 ; il me manque pourtant l’attention soutenue pour remembrer tous les éclats de cette mosaïque colorée, et la reprise des notes anarchiques volées aux quelques moments où je pouvais écrire après le réveil ou très tard, avant de sombrer dans la double ivresse du carmenere et du doux épuisement des journées plombées de soleil. Valparaiso, avec le recul, prend une importance surdimensionnée ; c’est à la fois tout le Chili, et l’essentiel du voyage qui se trouve condensé. Et puis l’Isla Negra ; le bout du monde, face aux rochers hostiles et à ce Pacifique noir, sifflant d’écume, aux sables blancs si denses qu’on croirait de minuscules pierreries sauvages ; les pas s’y enfonçaient dans l’humidité permanente d’un rivage qui semble encore vierge ; c’est là que Neruda a vécu de solitude, d’espérance, dans ce bout de monde comme tous les bouts du monde qui n’est qu’une vague lande à moins d’une heure de Valparaiso. C’est un autre Big Sur, peut-être, par une évidente réappropriation géographique, le vrai Grand Sud, qui serait au sud du continent ce que l’autre est au nord. Dans mon voyage, la ville portuaire et le refuge miraculeux de la cabane du poète, ses chemins de terres battues, cernés de grands cèdres et de sapins, ne font qu’un seul et même bouquet chromatique. Avec l’éternel éclat répété des vagues, la désespérance d’un rivage, hanté de sa propre virginité, l’Isla est comme un fruit à la pointe extrême d’un couteau qui verserait son jus gorgé d’opulence, où le sable et le sel se marient dans des fracas nocturnes de silence.
…. 23h la « fantaisie chromatique » sous les doigts de Maria Yudina, un ruissellement de nuit sur l’abstraction sensible ….
Big Sur et l’Isla Negra, comme deux promontoires mangés de vents furieux et de lèpres salines battant les récifs, ont eu la même vocation à accueillir les âmes solitaires. Lorsque l’on sait la proximité de Valparaiso du refuge côtier de Neruda, nous comprenons qu’’il ait consenti à l’isolement durant toutes ces années où naquirent le « Mémorial », « Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée », et le grand « Canto general ». Autant de textes conçus au rythme de la solitude choisie d’un paradis de luxuriance végétale, et aux battements de cœur de la lande, où la nuit venue, l’on peut suivre tous les jalons des chemins du ciel.
16 septembre
Pendant deux jours nous avons vécu au rythme du mariage de Heinz ; dans la grande tradition de costumes à l’ancienne, et comme les bonbons, emmaillotés de tissus brillants et vernis, à plis et à courbes compliquées, défilaient les mariés et les proches, des voitures fleuries, des pétales de roses blanches, pour une belle cérémonie à l’église de Gairaut et une noce qui s’est continuée au golf de Mouans-Sartoux ; noce princière, lumineuse, avec un bon tiers des invités musiciens, dont le père de la mariée qui est le compère de Heinz dans le trio Joker ; j’ai particulièrement aimé les lâchers de ballons roses et blancs, dans le soir tombant, au moment des photos d’ensembles, sur les pelouses rases et légèrement mamelonnées, ce qui donnait une liberté d’angle photographique infinie, loin des lumières agressives et contrastées des crépuscules de saison. Les ballons ont continué leur course, vers le ciel aussi rose que les ballons, petites âmes se dirigeant, verticales, vers le premier bleu de la nuit, en peloton.
Ce dimanche, je revois Evguenia qui rentre de vacances ; elle m’apporte un calendrier d’Irkoutsk, avec des vues de la ville ; calendrier qui couvre les années 2013 et 2014, donc le calendrier maya est une vieille lune qu’on aura peut-être bientôt oublié …on n’imagine pas la Sibérie en couleur, avec des jardins, des feuilles dans les arbres des squares, avec presque de l’animation dans les rues, des monuments imposants de grandes dimensions, dans une superposition des époques d’Alexandre III et de Lénine, le doigt pointé vers le ciel laiteux, et des églises à bulbes comme à Moscou ou St Petersburg. Je comprends mieux pourtant la blondeur rousse, la peau fine à la blancheur rosée d’Ev, encline à l’émotion facile, les yeux de miel qui portent les marques de ceux des générations qui ont longtemps scrutés dans le silence clos les espaces infinis et les ciels sans fins des plaines orientales. Si quelque part une image du romantisme de l’intérieur pouvait produire un effet vivant sur des traits physiques humains, on les trouverait incarnés, comme type même, dans la marche droite et sûre, le flot débridé de la chevelure à reflet d’or et la parole franche ajoutée à la jeunesse, aux pommettes saillantes de sourire, d’une enfant de ces terres aux maisons de bois ornées, et à la nature atemporelle d’horizons improbables.
17 septembre
Après les étourdissements des jours de noces, je m’isole à l’ombre de la maison où il commence à faire bon la nuit, suffisamment pour ne plus souffrir de la chaleur ; à la terrasse de la Dégustation on parle déjà des fêtes de la châtaignes ; peut-être irons nous, comme l’an passé, à La Bolline. Quoi de plus automnal (du moins je l’entends comme tel, n’ayant jamais pris connaissance des textes traduits…) que le « Livre des Jardins Suspendus », pourtant printanier dans l’œuvre de Schoenberg ? J’entends mentalement quelques mesures de lied comme on se laisse inspirer par une senteur légère et compliquée à la fois, d’une arrière-saison au parfum de nuit. Vais-je quitter cet état intérieur qui ne me quitte pas depuis bien longtemps, voisin des quatre derniers lieder de Strauss ? L’un d’eux s’appelle très justement « September » ; rarement musique n’aura été en si belle adéquation avec le sens des mots et des maux qu’a voulu le compositeur. Richard Strauss aurait pu choisir un des quatre derniers lieder, voire les quatre pour sa crémation, n’importe lequel aurait fait l’affaire ; on n’a jamais ouï musique évoquant si bien un monde qui fane, qui s’achève, une chute ou un arrachement définitif ; avec ces ultimes pièces lyrique c’est donc un monde qui s’en va ; à chacun de mes passage à Salzbourg, c’est ce ressenti d’un monde englouti, d’avant 40 que je ressens tout alentour de la ville ou dans les rues mêmes au hasard d’un fantôme de chanteuse, toujours prêt à ressurgir dans la voix fraîche entendue derrière une fenêtre entr’ouverte, sans d’ailleurs avoir connu ce monde, et qui laisse ce goût nostalgique des choses qui ne reviennent plus. Je n’ai jamais pu entendre une de ces œuvres testamentaires sans vivre réellement le sens et la courbe qui décrivent la rupture, sans une sorte de frémissement d’extase ; Il a préféré mettre en scène sa mort avec le trio final du « Chevalier à la rose » ; derrière les dentelles les larmes ne sont pas loin ; la subtilité de l’adieu, pour être moins directe, n’en est pas moins la plus belle leçon lyrique de largué d’amarre. J’écris peu dans le cahier de poésies, moins qu’auparavant ; par souci de renouvellement peut-être, par exigence de moins marteler certaines obsessions d’écriture, et prendre une distance avec ce qui me touche. Les « Leçons de Ténèbres » m’ont paru couler sur un sillon facile à suivre, alors qu’elles m’ont vidé de toute énergie. Les quelques lignes griffonnées de nuit sonnent comme une petite musique blême au loin, avec des cordes sereines et comme confidentielles. Le Chevalier à la rose automnal ou le cor lointain de Mahler depuis la cabane de Steinbach, qui frappe les parois des montagnes en écho.
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19 septembre
Excellentes analyses de Julien Gracq sur le roman français. Des pages admirables sur le style de Balzac, dont on a toujours dit qu’il n’en avait pas ; le romancier mettant la barre très haut, ce n’est pas un bouton de guêtre stylistique qui pourrait lui être reproché, voire même le costume entier ; la puissance de l’œuvre atteste assez de la perspective incomparable de créer un univers qui rompt les digues du roman clos. La Comédie Humaine conçue en vase communiquant, les faiblesses de l’auteur se diluent dans le fleuve qui charrie autant les flots de la vie, tant psychologique que sociale et économique, que les résidus de branches mortes surnageant dans le tourbillon à gros bouillon d’une écriture assujettie à une profondeur de vue à nulle autre pareille. L’auteur transcende l’idée même d’œuvre d’art, dans la perspective autrement plus humble et ambitieuse à la fois, de rendre édifiante la vision globale et microscopique du magma humain plongé dans les passions et les folies de son cours sinueux. D’où une certaine négligence pour la manière qui grave dans le marbre ; la vision n’en a été que plus acérée. C’est là que semblent se fixer les limites de l’admiration de Gracq. Les célèbres longueurs qui parsèment ses ouvrages ne peuvent évidemment être tenu pour de divines longueurs comme on dirait de celles de Bruckner ; et pourtant, il s’agit bien d’un indispensable monde décrit, quasi photographique qui matérialise comme en impression temporelle une époque définie (qui nous situe à cent lieues de Nadja qui use de la photo, pour avoir à supprimer toute entrave à l’action). La plus belle exégèse de Balzac est à lire dans Stephan Zweig. Hors littérature, la meilleure incarnation est celle de Rodin, coulée dans un torse inachevé, plus parfait que s’il eût composé un fini à cet élan de puissance, de même que Cézanne préférait laisser vacants certains pans de la toile plutôt que de l’encombrer de couleurs inutiles. J’avoue avoir peut-être plus appris dans César Birotteau les mécanismes de l’économie de marché, du crédit, et des rouages du Capital, que dans les théories démonstratives de Marx. De même, dans l’Apologie de Raymond Sebond, Montaigne livre plus de sagesse, à l’usage des années qui suivent l’adolescence, que les philosophes et penseurs appris dans les écoles de l’université. Nietzsche disait qu’une philosophie valait à titre d’exemplarité.
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20 septembre
Comme si l’été ne voulait pas nous quitter, l’été ruisselle du bonheur de ce mûrissement parfait, comme les grands crus qui poussent longtemps le zénith de leur perfection. A la terrasse de la Dégustation, Evguenia et Eugénie ; toutes les deux, aussi blonde l’une, que l’autre est brune, si on admet une réelle rousseur à Ev. J’ai beaucoup aimé que celle-ci quitte la table où elle se trouvait précédemment pour venir me rejoindre ; on ne pouvait faire plus beau bouquet qu’avec ces deux femmes à l’ombre de la terrasse. – « Ev, nous avons le même âge. j’ai vingt ans comme toi, mais j’ai recommencé trois fois. »
Elle sourit, une autre n’aurait pas compris. Nous parlons du Bardö Tödol qu’elle voudrait lire; c’est un ouvrage qui m’est tombé des mains plus d’une fois ; je vois qu’Evguenia a la version longue, avec probablement des commentaires à n’en plus finir ; et puis ces descriptions de rituels … on croirait le départ d’un jeu d’enfants, avec ses règles, ses embûches, ses cercles magiques et ses labyrinthes, ses échappées vers la libération. Je lui conseille d’écouter le « Voyage » de Pierre Henry, avec ses sons soufflés comme une baudruche folle qui se vide, une respiration qu’on croirait d’un expirant et qui ne serait que le souffle de sa propre respiration ouïe au moment de la mort ; j’ai aperçu également à la bibliothèque « le Livre des Morts Egyptiens », du même Pierre Henry ; peut-être que je me déciderai à les lui faire entendre.
« Et demain le soleil resplendira de nouveau sur le chemin que je suivrai… » – Morgen – Richard Strauss, Margaret Price.
23 septembre
Par effet papillon j’ai longtemps pensé que ma naissance n’était pas étrangère à l’enregistrement du « Chant de la terre » de Mahler, aux ondes portées de Kathleen Ferrier, de sa voix de ciel, qui me prédestinait et déterminait ma vie en ce mois de mai 1952, traversant les espaces, depuis Vienne, jusque dans l’enclos prénatal où je m’apprêtais à apprivoiser les murmures du monde. On a des voix qui accompagnent le mystère des départs, pourquoi n’y aurait-il pas des ondes qui nous accueillent à notre venue. Le Perito Moreno, ce glacier à l’extrême sud de l’Argentine, perd d’énormes masses de glaces qui s’effondrent dans un fracas théophanique qui fait songer, d’après Messiaen, à certaines pages en magma de Xénakis. Peut-être que les cris du monde et la clameur universelle d’aujourd’hui sont comme un post écho des volcans, des glaciers, actifs, longtemps avant la présence de l’homme. Et si l’on remontait aux mouvements intempestifs des astres : … »…sortir de la cuisse de Jupiter, avoir peur que le ciel ne nous tombe sur la tête… », on trouverait rapidement l’inscription dans les gènes des phénomènes de terreur liés aux mouvements cosmiques ancestraux.
D’une conversation, hier soir, jusque tard sur le Cours Saleya, avec les Ev et quelques autres, nous profitons, entre deux orages de saisons, pour respirer encore la fraîcheur, je concluais que ceux, nés après guerre et qui eurent vingt ans autour de 68, avaient vécu les plus belles décennies du siècle. Epargnés par les guerres, y compris l’affreuse guerre civile d’Algérie, par les secousses économiques successives d’avant et d’après-guerre (De Gaulle reconnaissait bien que la France et la jeunesse du plein emploi ne souffraient que d’ennui) ; épargnés aussi par le désenchantement ou le vertige du vide, le no future manifesté dans les années soixante-dix, en forme de mal être d’une génération venue après le rêve californien, qui était plus une manière d’affirmer ce besoin d’être aimé tout en revendiquant, dans la vacuité d’un monde encore épargné par le cours des évènements, un droit à exister, fût-il dans la violence qu’elle s’inventait en vase clos, et que la réalité des années deux mille allait malheureusement confirmer dans les petits matins blafards des « pôle emploi ». La génération woodstock, elle, qui aura durée finalement très peu, de 1966 à 1972 tout au plus, a tourné la page, la nôtre, mais reste ce havre de bienveillante illusion qui nous avait saisis, havre unique dans ce siècle qui s’est achevé, avant la vague froide et désenchantée du sauve-qui-peut des enfants de l’ordinateur. On a voulu changer le monde, on se projette aujourd’hui dans le modelage d’un univers, tel un magicien, un démiurge qui engendre les issues de son labyrinthe, comme s’il y avait urgence à façonner le mode d’emploi de l’avenir, alors que les décennies précédentes recevaient d’abord le poids des évènements comme une charge fatale. Nous voulons aujourd’hui devancer le futur, le déborder de notre magma désirant de maîtrise du monde, et nous servant des outils les plus sophistiqués, en imposer la réalité que nous ne devrions qu’à nous- mêmes, et à l’assujettir à ce terrible orgueil des solitaires apprentis sorciers.
28 septembre
Hier soir, concert Philip Glass à «l’Entrepôt » de Monaco ; avec Eugénie, nous continuons la soirée dans un de ces nouveaux bistrots construit dans l’anse qui longe le port ; la ville est assez féerique, de nuit, quand on porte le regard sur l’aplomb de Monte Carlo, toute en verticales et en courbes, épousant en cercle infiniment élargi, le contour du port de plaisance. L’Entrepôt est dans une rue typique de la vieille ville, rutilante, et aux éclairages sans violence, blanche, aux balcons aux ferronneries torsadées et aux moulures avançant ses ondulations et ses reliefs sur la rue. Depuis lundi nous nous voyons souvent. Je médite sur les lieux habituels de rencontres, les bars que j’ai toujours aimé, sur ce vers de Villon qui résume souvent le plus clair des points d’ancrage d’une vie, comme une place de village qui déboucherait sur des avenues, ou mieux encore des rues de village, en étoiles, qui signifieraient le champs des possibles de la vie, et où une de ces rues révèlerait plus que d’autres, le bonheur. Eperdument, il ne reste souvent que des petits désespoirs dans ces lieux d’ivresse et d’attente, « tout aux tavernes et aux filles ».
29 septembre
Ce matin, je me réveille pensant que parmi toutes ces dates anniversaires de septembre, la plus fraîche, dans mon calendrier mental, est en date d’aujourd’hui, où en 2005 j’ai inauguré un certain cahier bleu à petits carreaux, qui est devenu le premier d’une série qui n’allait cesser de voir grandir ma poésie, autrefois disparate, interrompue longtemps pendant de longues années, reprise dans l’élan de quelque amour à graver dans des mots, comme des douleurs d’adolescent taillées dans l’écorce des arbres, et comme égrenée au hasard des cueillaisons et des inspirations ; ce qui était un filet de source maigre et hésitant, depuis cette date, n’a plus cessé de grandir, donnant chaque jour son bouillonnement continu de source ouverte, à l’abondant jaillissement que je crois coulant de sa force de fleuve comme avec l’invisible force, depuis toujours, de quelque grâce.
Ce renouveau poétique dans mes écrits est né comme sur un chemin de Damas. Une sorte de conversion définitive ; je vis un panneau annonçant « hôtel des parfums » au bord de la route à l’entrée de Grasse où en surplomb, vers le sud, le paysage a un petit côté toscan, de cyprès et de roses de Bulgarie, dans cette proximité de la capitale du parfum, comprimé contre la mer et le village sinueusement lovée sur son piton d’orgueil. Ne manquent que de menus troupeaux, d’un autre âge, à la Lorrain, pour donner la touche pastorale ; Plan de Grasse est au décor instrumental de sa végétation et de son incontestable sortilège d’enchevêtrements de villas et de jardins oniriques, ce que le micro climat est à l’humeur d’un lieu géographique. C’est là que sont nés ces deux premiers vers « grasse hôtel des parfums, petite toscane, je mâchais un goût de roses, tu flambais d’un orgueil de cyprès » ; sept années ont passé, les cahiers à petits carreaux ont pris les innombrables couleurs du temps qui s’est déplié comme un tapis d’amour, de secrets et de mystères.
4 octobre
Les disparus, ceux qui sont morts, comme des lumières qui se seraient éteintes, des voix qui n’ont plus droit qu’au silence ; j’avance dans la mémoire ; depuis le décès de mon père, une voix qui s’en va est une voix qu’on ne retrouve plus, qui ne s’anime plus, sauf à la revivre en nous, de l’intérieur. En avançant en âge, nous sommes tous marqués de l’empreinte de Beethoven, d’un syndrome de surdité, ou mieux, symboliquement, par cette féerique symphonie de Haydn, les adieux, où tour à tour, en forme de protestation, (ancêtre de la grève d’aujourd’hui, forme élégante mais ferme d’alors à la Cour du Prince Esterhazy ), les musiciens cessent de jouer et disparaissent de l’orchestre, en éteignant la bougie qui éclairait leur pupitre, l’orchestre continuant de jouer ainsi diminuendo sans que le départ des acteurs de la symphonie n’entrave le cours de la partition qui s’en va mourante ; et nous sommes pareillement, à compenser les voix manquantes par un supplément de cette vie intérieure qui nous fait retrouver abstraitement l’animation des visages, et tout ce qui composait la vie de cette orchestre de présents et d’absents, où nous nous voyons maintenant les derniers à tenir un maigre flambeau.
En sens inverse, l’écriture, plus encore la tenue d’un journal, comme celui qui avance depuis le milieu de l’été, semble à rebours, une tentative de fixer définitivement, par accumulation, et le cours de certains évènements, et le traitement réflexif de certains d’entre eux. Avec un rien de désespoir d’ailleurs, à la manière de la confession qui allège la conscience par la révélation de la chose confiée, d’en tracer les bornes et d’en évaluer le sens, tout comme il n’y a aucun hasard dans la décision de faire ou non une photo, acte hautement engageant dans la perspective d’écrire, d’une façon un peu dissimulée, l’état de conscience que veut manifester celui ou ceux qui se trouvent impliqués sur le cliché. L’histoire du monde s’écrit plus en quelques images, bien plus révélatrices d’une sensibilité ou porteuse de vérité toute nue, qu’un texte ne filtrant pas les recoins intimes et parfois inconsciemment échappés à la sagacité du narrateur. La photo devient ce qui reste du visage éternisé d’une réalité, morte à l’instant même où on la fixait, et dont il devient nécessaire de palier à la reconstitution d’objectivité muette, à défaut de sa reconstruction, par ce regain de vie que donnent les commentaires ou les simples émotions tout intérieurs que ne manquent pas de faire ou de revivre mentalement ceux qui furent témoins des moments relatés par l’image d’un vécu renaissant. Les disparus ne meurent jamais si l’éternité leur est donnée par la mémoire de ceux qui les animent de la sollicitude à les faire à nouveau prendre place dans notre cortège de funambules provisoire et de bientôt fantômes, où les morts tiennent déjà fixement, de leur empreinte de statue de gisant ou de cendres dispersées, la place muette.
8 octobre
Chez Evguenia, samedi soir. Elle a poussé la délicatesse jusqu’à inviter une proportion égale de catégories d’âge et réussi sa soirée, toute lumineuse qu’elle est, par cette grâce naturelle qu’elle a de simplicité dans les moindres de ses décisions et la retenue qu’elle garde devant des évènements qu’elle ne maîtrise pas toujours ( se souvenir des lieux qu’elle a visités en voyage, déboucher le magnum de champagne, cette candeur devant des évidences qui n’en sont pas pour elle, et dont elle se sert comme d’une parure) ), mais la salade Olivier, salade russe qu’elle a composée, la plus simple et la plus légère qui soit, fut un triomphe. Je vois bien que cette invitation m’était secrètement destinée, et certaines de ses réflexions, ou tout simplement sa manière de pencher l’attention vers moi dans des échanges de paroles qui fusent entre plusieurs groupes de personnes, soulignent l’intérêt particulier qu’elle me porte. Hier matin, j’ai fait un détour par la rue Botero. Dans leur solitude que personne ne remarque, les poupées russes dans la vitrine du transsibérien, soignées comme des icônes, sont toujours aussi belles et hors de prix.
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Le « Cahier noir » de Joe Bousquet ; quelques pages, violentes, sombres. Une sorte de révélation de la chair dans toute la sublimation de l’écrivain privé de l’usage d’un corps cassé, comme deux tranches ne communiquant plus l’une avec l’autre. J’imagine bien ces rapports érotiques (réels ?) de l’auteur avec cette beauté trouble, complaisante, dans la moiteur sombre de cette chambre de velours, de peignoirs, de bas et de soie, et de tentures froissés, à la lumière filtrée par les stores vénitiens, dans le silence d’après-midis fauves. Scènes rêvées pour film noirs d’entre les deux guerres. Scènes basculant aussi dans l’esprit du marquis de Sade et de Georges Bataille. L’auteur au profil de médaille de sénateur romain n’en paraît que plus énigmatique, saisi selon ses dires, dans cette faiblesse des sens, solaire, qui n’en rend que plus émouvante et friable son existence recluse à hauteur des exigences spirituelles les plus élevées.
Quelle meilleure sourdine en ce début de nuit, comme au loin, que les paroles enregistrées que j’entends, de Ricardo Viñes, à la voix qu’on n’imagine pas ainsi, tout à la fois frêle, et d’une accentuation d’un autre temps (ce qu’elle est), distillant des confidences sur son jeu et sa familiarité des œuvres de Ravel ? Peut-être a-t-il fait partie du cercle des visiteurs du reclus de Carcassonne ?
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11 octobre
Première symphonie d’ Alfredo Casella. On se demande comment une œuvre d’une telle unité, d’une force d’inspiration spirituelle proche de Bruckner, n’émerge pas des limons oubliés où elle reste aussi recluse.
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Traverser la vie consiste à passer dans le jaillissement d’une étincelle, dans le grand ciel du néant ; à moins que cette vie même ne soit que l’écran d’une autre. Une poussière éphémère, dans un néant infini, comme le fruit d’une imposture, ou alors le théâtre déterminé d’un jeu qui en cache un autre, autrement plus profond, qu’il n’avance sa vérité que s’appuyant sur son masque.
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14 octobre
L’Angleterre bat sa propre monnaie, elle reste souveraine et nous souffle les Jeux Olympiques pour des raisons qui échappent à Paris. Dans le concert des nations européennes, la France a opté, avec les autres pays de l’Union, pour un transfert de souveraineté, vers Bruxelles, du moins c’est ce qui nous apparaît, en ces temps de crises aigües, sur le plan administratif, législatif et enfin politique ; nos président de la République n’étant, de fait, que des sortes de shérifs ou gouverneurs de provinces nouvelles, dépendant aujourd’hui d’un énorme arsenal de pouvoirs qui se trouvent transférés, au sein d’une entité régie par des commissions et des observateurs quasi anonymes, bataillons de fonctionnaires faisant valoir un droit collectif parfois étranger aux intérêts respectifs de nos pays. L’Angleterre, par choix, la Suisse, par tradition de toujours, échappent à cette contrainte de l’Union Européenne. D’autre part, la France est le seul pays qui, symboliquement, se projette dans la dilution d’elle-même, plus rapidement que n’importe quel pays partenaire. Dans la monnaie commune aux pays de l’Union, l’Italie a gardé sur ses pièces le souvenir de Dante, de Léonard, la Hollande, de la reine en activité, de même l’Espagne, avec Juan Carlos ; (elle eût pu choisir l’effigie de Cervantès, elle a gardé le lien avec le symbole de l’héritage mais n’en était malgré tout pas obligée), l’Allemagne, Dürer ou Goethe, et si l’Angleterre avait joué le même jeu, c’eut été, à coup sûr, Shakespeare. Tous ces pays ont conservé la mémoire d’une incarnation de ce qui leur est propre ; seule la France s’en est abstraite. Sur nos pièces figurent la seule représentation de la République, Marianne désincarnée, désenchanteresse, ( on l’oublie, république veut dire la chose publique) qui plus est, comme l’icône de Larousse, celle-ci semant à tous vents…La France qui ne s’incarne plus même dans ses icônes, passées ou présentes, telles nos maréchaux ou généraux d’il y a peu, comme on en trouve encore dans les avenues des grandes villes ; encore faut-il remarquer que l’effort de mémoire ne remonte que rarement au-delà d’un demi-siècle ; et puis rien, ou presque, qui concerne les temps de paix ou les aspirations des poètes et des artistes ; (bien sûr j’ai respiré l’air de la rues des potiers, de l’avenue des fleurs, de l’impasse des violettes, de Bottero le céramiste, et d’autres, qui nous mènent dans un calme imaginaire).
Sans incarnation. Au pays de Rabelais, de Molière, de Céline, de Rimbaud et de Debussy. Le Descartes à la fois penseur du monde moderne naissant, et rationaliste de la clarté comme une harmonie de Corot, Montaigne, au moins, par sagesse très française, celle-là même qui trouve un réceptacle universel, auraient pu figurer sur ces monnaies. Elie Faure disait que la France avait, malgré tout, un héros transcendant, qui dépassait l’écho de nos plus sûres gloires, le héros bâtisseur, l’homme des cathédrales, l’architecte et le maçon céleste de Chartres et de Reims ; l’anonyme ciment de toutes les générations, comme le garant de la continuité et de la pérennité. L’effigie de Notre –Dame sur la monnaie de France ? L’Ange au sourire de Reims ? Non, l’anonymat froid, qui retranche des pans entiers de passé pour ne retenir que la République comme symbole d’unité, que les autres pays d’Europe ont de même bien aussi inclus dans la visibilité de leur système de valeur politique, sans pour autant perdre ce qui seul peut valoir comme exemple de l’entité d’un pays, qui ne se confond avec aucun des autres, cette symbolique constituée de chair et de sang qu’est l’homme ou la femme issus d’un sillon unique ou d’un rameau qui ne se confond guère dans l’arbre, fût-il celui de l’Europe.
23h
« Le Parfum » de Patrick Süsskind était un livre réussi, qui n’a guère quitté les étalages des librairies ; le film vu ce soir ne l’a pas trahi, jusque dans la poix mate et horriblement odorantes (j’imagine…) des lieux de tanneries, de poissonneries où est né le Jean-Baptiste Grenouille de l’histoire, et où la Seine roule son goût d’encre. Le trait accusé du dessin, par lequel le cinéaste trace l’univers grouillant du Paris du XVIII°, l’univers clair-obscur et encombré de verroteries du parfumeur Baldini est un petit chef d’œuvre de surcharge de matières, de bimbeloteries, de flacons et d’objet plus d’époque que nature, de dentelles fatiguées, de perruques de travers, et de poussiéreux grimoires ; univers si acéré qu’il en paraît oublier les couleurs, comme si l’épaisseur poisseuse de la grisaille et la noirceur de la ville putride, l’expression des visages, vivaient de la seule couleur morale de cet acier, des contours de rues suintantes et gluantes, des visages, qui en contrepoint, accusent une surabondance de nuances de chairs usées et de pâleurs maladives dans la hideur. Seules quelques fleurs, quelques peaux fragiles de jeunes filles échappent à cet univers de peinture flamande, ou plutôt, s’agissant de Paris, du pinceau noir et blanc de quelque Le nain contemporain.
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18 octobre
Evguenia à la Dégustation, blouson en jean de ciel, cheveux de l’Angelico ; il y a du Loulou de Pialat dans l’air, rehaussé de l’air vif d’Irkoutsk ; il y a un grand vent à la terrasse ; Eugénie est admissible au concours de Juge.
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21 octobre
L’automne est maintenant bien installé ; les arbres du jardin perdent leurs feuilles par poignées comme une maladie de chevelure, où la soudaineté de la chute indique bien l’état aigu de la transition. J’ai remis sur le coin du fauteuil du salon « le rouge et le noir » dont j’avais laissé le fil au moment où va naître, comme en un second souffle, l’amour de Julien pour Mathilde de la Mole. Jeu universel de l’affect, de cette psychologie dans ses phases alternatives de pouvoirs et de dépendances amoureuses où autant les complexions de la position sociale et les codes qui en sont le reflet en miroir, que le véritable penchant pour l’être réel, objet d’affection, rendront possibles ou non une transgression sur le double plan du sentiment et de la raison dans son cortège codifié de dépendance sociale. Stendhal que je n’avais pas lu adolescent, comme Flaubert, que j’ai découvert dans ma trentaine, me paraissent des lectures qu’on ne peut rendre effectives que si un minimum de vécu accompagne par expérience, les troubles que les personnages révèlent dans ces romans. Je me délecte aujourd’hui, avec ce recul inévitable et nécessaire, et sur l’immuable de leur beauté formelle, de ces complexités romanesques que livrent ces fantômes en action pris dans les tourmentes que traverse l’humanité de ces œuvres classiques. J’ai découvert dans Salammbô, dans le Défilé de la Hache, toute l’horreur sacrée des morts collectives au fond d’un gouffre, pareilles à une mort de fourmilière, de la cruauté barbare des armées vainqueurs, et pour tout dire, l’art de la mise en scène épique qu’on ne retrouvera que chez le précurseur de péplum, et pionnier d’une écriture nouvelle, D.W. Griffith. Mais quel élève se préparant à passer le bac, peut sentir réellement la grandeur et la perfection de marbre toute dépouillée de la phrase inaugurale : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » ?
Bernard m’envoie des messages de Paris sous la pluie : que lire après la trilogie célinienne, sur sa contre odyssée vers le nord de l’Allemagne, et le Danemark ? Rien, peut-être attendre la fin du fracas. Descendre vers le sud, retrouver les champs d’olives des plateaux du Vaucluse, les houles incertaines que font les vents qui font crisser les blés sous les parterres de nuits saupoudrées d’étoiles. Attendre le mouvement lent du troisième quatuor à cordes de Schumann, nocturne de douleur silencieuse. Ou bien prendre en cours la valse de toujours, dans son cortèges de robes à imprimés de fleurs, qui traverse le cœur des villes, la Place du Palais, où je me perds régulièrement dans l’appréciation des allées et venues des femmes fleurs, faiseuses de beautés éphémères, plus insaisissables que l’eau sur le sable, que le vent dans leur chevelures.
22 octobre
Déjeuné avec Ev au Cénac. La fille d’Irkoutsk que j’ai connue l’hiver 2011, encore adolescente, un peu Loulou de Pialat, derrière son cuir trop grand, est aujourd’hui dans ses vingt ans, femme fleur et rare, telle que je l’avais pressentie dans le moment de l’éclosion. Elle va encore grandir.
30 octobre
L’année poétique 2012 s’appellera « Presqu’isle » ; je n’ai pas encore les titres des chapitres de chaque saison. Le froid est arrivé soudainement, sans prévenir, ce qui ne nous a pas empêchés de prendre beaucoup de soleil à la terrasse de la Dégus. Plus de champignons à Valdeblore, du moins pas cette semaine ; peut-être samedi prochain, puisque Ev a déplacé son jour de congé. Nous avons passé ce week end avec nos amis de Vintimille que nous ne voyions plus depuis longtemps. Ev m’avait, le vendredi, apporté des gâteaux russes, sorte de mousses de blancs d’œufs en neige, parfumées au citron et enrobées de chocolat ; elle m’apporte souvent des gâteaux de ce magasin de la rue Arson ; on y trouve aussi des poupées russes, mais bien moins belles qu’au Transsibérien. Ce matin, installation du système skype qui permettra de communiquer avec Bernard, au travers de la petite caméra. Comme « de la terre à la lune » ; on vit dans la suppression des distances ; on pourra se voir sur l’écran. Cecilia parle à sa mère depuis des années avec un tel système. J’en suis encore à attendre aux terrasses de café des anges que j’improvise, des amis qui pourraient passer à certaines heures etc, ce qui fait que chaque moment qui passe est un espace de liberté, un lieu fictif de départ ou d’arrivée, comme dans les gares ou les aéroports, seuls lieux dans les aiguillages de la vie qui ressemblent à des nœuds comprimés de potentiels de décisions, de hasards de rencontres, voire de trajectoire où la vie pourrait basculer dans des possibles inattendus. Henri, quant à lui, n’est pas dans l’inattendu depuis longtemps avec sa sœur. Misou ne peut plus lutter contre la maladie ; il est seul, je le sens bien ; il est à la place que sa sœur tenait dans la famille, sacrifiée auprès de leur mère quand celle-ci n’en finissait plus de vivre ; ce fut de même pour leur père ; maintenant c’est elle ; et Henri est démuni, il a le souffle court de celui qui ne sait donner comme sa sœur savait le faire, avec l’instinct de ceux qui naturellement sont portés par ce sens de l’épaulement des souffrances, sans jamais demander, dans la solitude et ce sens du sacrifice qui ne s’apprend pas. J’attends donc qu’il m’appelle.
Brigitte Fassbaender chante le Voyage d’Hiver ; c’est de circonstance, l’air est dur, la « lucidité » mallarméenne est de sortie ce matin. René Jacobs disait qu’il y avait trois œuvres monumentales que tout interprète lyrique rêvait de chanter : la Passion selon st Matthieu (l’Evangéliste), ou l’erbarm dich et la partie pour l’alto, Tristan, et le Voyage de Schubert ; sauf que cette œuvre de solitude a toujours été ancrée dans une tradition de voix d’homme ; l’écriture l’exige, le sens des paroles qui se prêtent plus à une psychologie masculine, jusqu’à ce que Lotte Lehmann chante, avant-guerre, ce cycle de lieder, puis Christa Ludwig ; et Fassbaender. Les tragédiennes.
Evguenia est intarissable. Je la vois souvent depuis deux mois, puis plus encore depuis quelques semaines. Des texto, des rendez-vous à la Dégus où nos conversations durent tout l’après-midi. Elle rêve éveillée de voyages que nous ferions ; l’Amérique du Sud, la Russie …Il pleuvra demain, c’est bon signe pour les cèpes.
31 octobre
Mon premier séjour à Paris date de 69, en octobre ; j’y pense aujourd’hui que le mois s’achève. Ce fut un séjour douloureux ; j’y étais allé rejoindre ma chère Jo, et les conditions avaient été désastreuses. De Cacerès et moi n’avions pas fermé l’œil durant quarante huit heures, nos valises (en ce temps on voyageait avec autant de valises qu’en supposait la durée d’un séjour…) étaient comme autant de boulets que nous avons fini par abandonner dans une consigne de la gare de Lyon. Paris en octobre ne fut qu’une ville rongée de ce jaune, mouillée de lumière intense et rasante, dès les prémices du crépuscule, ville de haute mélancolie quand la solitude vous prend dans ses feuilles poisseuses d’automne et que les premières lumières de la nuit disent l’urgence d’avoir à trouver un gîte. Par un désespoir relatif à notre manque d’imagination en la matière, et par peur d’entamer le peu d’argent qu’on avait dans les poches, usés par un froid mouillé, la première nuit fut passée au Commissariat de la rue Soufflot, après que j’eus tambouriné avec force sur la tôle d’une fourgonnette de police, qui, vue la proximité des évènements et mouvements de fureurs massives qui s’étaient produits quelques mois auparavant, engendrait comme un réflexe inversé, en version désespérée, d’un appel au secours. Les képis, passés la surprise d’un retour d’agitation, nous conduisirent dans un infâme dépôt, non loin de l’Odéon, où les grillages de la première enceinte (sorte de narthex policier…) faisaient office de mur de séparation entre les différents délictueux de la nuit, les prostituées et les accompagnateurs de celles-ci ; je crus bien qu’on nous avait réservé un petit coin du quartier des mœurs. La nuit fut rythmée, dans le périmètre d’une cellule de béton, par une châsse d’eau qui se manifestait toutes les deux minutes avec l’intensité du jet d’une forte douche. Un des képis de la maison nous ayant bien précisé avec l’autorité requise en telle situation, que bien qu’admis comme visiteurs occasionnels, nous n’étions pas à l’hôtel, et qu’on ne pouvait sortir fumer à l’extérieur tout à loisir. Je me souviens que dans le froid du premier matin, à l’aurore bleue, le patron du bistrot d’en face, sans aucune parole et sans rien réclamer, nous avait servi un vrai petit déjeuner, avec l’œil connaisseur de ceux qui savent reconnaître les misères de l’injustice. En ce temps-là, nous portions les marques de beauté de la jeunesse.
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Paris est traversée par un serpent d’eau paresseux qui semble se prélasser sans jamais donner l’impression de vouloir quitter vraiment ce rôle de décor, qui est un pacte de la nuit des temps entre les berges construites contre son fleuve et celui-ci. Cécilia me disait que toutes les belles villes étaient parcourues par un fleuve ou une rivière conséquente, une diagonale magique; non pas tant pour leur côté vital, que pour le décor planté définitivement ; le fleuve comme élément d’urbanisme essentiel, l’alliance terrestre de la vie qui coule, et la mélancolie à quai, à laquelle on n’est plus même conscient de voir confier nos états d’âme, mais qui demeure, impressive, sur le destin commun des désespérés et des amants qui se rejoignent sur les ponts muets de leurs agissements.
Prague et Rome sont des villes, comme Londres, aujourd’hui New-York, et toutes celles auxquelles nous pensons, forgées sur l’intuition de ces rêves, que les bâtisseurs successifs des villes ont imprimé et légué dans les dédales et le cours continu du temps, aux générations qui les ont parcourues. Le visiteur occasionnel s’en remet instinctivement à cet appel de l’eau, à ces épousailles du temps charrué par le fleuve et les berges qui accueillent l’écho des espaces qui ne font que traverser, le temps pour le curieux d’en saisir l’harmonie entre l’Ile Saint Louis, les deux bras qui la contournent, et les verticales de Notre-Dame. Ailleurs, les grandes arches des saules qui, telle une musique de chambre, viennent entrelacer les courbes de leur branches jusqu’à poursuivre un dialogue d’amour et de confidence avec les eaux paresseuses ; rencontre fugitive du permanent et du passager ; ailleurs aussi, Salzbourg, vivant de sa ville haute de Prince Electeur, dominant le cœur baroque et historique d’ocre et de dentelles, et les multiples pontages enjambant la Salzach turbulente, lui donnant l’allure d’un aviron ou d’une nef élégante ; ailleurs encore, à Venise, où l’eau n’est plus même une délimitation, mais une perforation spongieuse qui se confond avec l’histoire même de ses blessures, jusque dans ses eaux mortes et les reflets spectraux de ses jeux de miroirs en scintillances, là où l’eau va pleinement à la Ville, dans un mouvement invasif, plus que par le fait, tacite, pour la cité, d’en recevoir la fécondation.
San Francisco, Valparaiso, Nice, dérogent, dans le cercle des élégantes et des impérieuses métropoles, à ce phénomène esthétique et nourricier. Ce n’est plus l’alliance de l’eau qui raconte en murmurant, le cheminement des sources natives des montagnes, ou le secret des vallées les plus embryonnaires, comme en déroulant un récit ordonné, mais au gré de la tonalité de la mer, de sa rassurante limpidité, ou au tumulte frontal des houles, aux fantômes blêmes des retours de navires, et les ressacs intempestifs des rivages. Venise, qui pourrait revendiquer l’insolence idéale, aux heures heureuses, de la double rencontre fluviale et maritime, de son trop plein, répond avec le désespoir nourri de larges traversées de canal et des tempêtes de mer qu’elle absorbe de tous ses pores, là où la pierre crie et se ride, se fendent les assises troubles des Palais. Les véritables masques vénitiens sont les halos des ténèbres de nuit, quand tourbillonnent les forces vives qui s’interpénètrent des gros bouillons de la mer et du Canalone.
Quarante ans et plus n’ont pas entamé la brèche, ou plutôt la fissure douloureuse, que Visconti inocule par l’adagietto qu’on eut pu croire composé tout exprès pour cette mort de Venise, et qui est le pendant psychologique de l’alanguissement, dans les vases troubles, de la mort lente et rendue douce et triste, dans le continuo de limon que révèle chaque jour, à chaque réveil, ce petit désespoir de vaguelettes sur le rivage des jours qui ne reviennent jamais.
15h
Le froid s’installe. Durable ? Evguenia me laisse des messages ; elle s’est mise à écrire, des réflexions ; ce que j’encourage ; je lui ai promis un vitrail pour la fin de l’année ; elle désire me montrer ses dessins, ce qui fait que nous nous verrons aussi demain, comme après-demain …
1 novembre
Nice est comme en errance le long de ses berges ; les quartiers qu’on pourrait considérer comme épousant la vie du Paillon, les quartiers de l’Ariane, ceux de Bon Voyage sont, contrairement à ceux des villes nommées hier, des lieux de passage, à la vie fuyantes. La zone, le couloir qu’on ne peut éviter pour accéder à l’arrière-pays niçois, mangé d’immeubles en instance d’une meilleure vie, d’une revalorisation. Et quoi de plus triste qu’un espace de la ville ayant le visage balafré par sa pauvreté, de ses berges rendues à la vacuité, sans le cours de son eau allant à la mer ? Le lit de cette rivière, hier encore, vivant des eaux froides descendant rapidement des montagnes, était le lieu de rencontre des lavandières et des blanchisseuses qui lavaient et faisaient sécher le linge sur les galets et les plages d’accès le long du cours du Paillon. Cette échappée de la ville vers ses montagnes, chemin aigu et vallonné, traversant par son accès naturel vers le nord, est aujourd’hui un chemin de désolation urbaine. Par un retournement de sa naissance, ce qui aurait dû suivre la voie limpide et favorisée de la ville traversée de ses eaux, n’est plus qu’un lit rocailleux livré aux ordures, avec cet abandon à la sécheresse comme seul horizon des riverains, privé de végétations où poussent quelques maigres roseaux entre des poches d’eaux mortes.
Ma promenade de ce matin ne me mènera pas vers ces lieux désolés ; l’azur s’est à nouveau installé dans un ciel lavé jusque dans les moindres replis, que le froid persistant voit sortir des toits de cheminée les premières fumées d’un hiver précoce. Il s’agit de se préparer cet après-midi, à lire le début de Journal d’Ev, qui me fait la confidence tremblante de me livrer ces premières pages, comme une chanson qu’on murmurerait au creux de l’oreille.
En cette journée des Morts ou de la Toussaint (je n’ai jamais su les mettre dans l’ordre), je laisse s’épancher de ma mémoire, le long mouvement Kräftig Entschieden de la Troisième de Mahler, avec ses échos initiaux de cuivres, ses appels de cors, comme revenus d’espaces dilués, de batailles enfin achevées, sur un retour vers un point d’ancrage d’innocence auquel on ne revient pas, aussi fantomatique qu’illusoire après le croisement d’acier des tutti de cordes et de bois et les lointains de forêts qui épousent la grande face des montagnes. Mahler composait là, quelque part, dans la cabane de Steinbach, au bord de l’Attersee ; (j’y avais déjà fait allusion au début de ces récits, mais la musique de Mahler est une telle source de récurrence que, comme les appels de cors, les retours de mémoire s’imposent) ; pour moi, c’est la réapparaissante miniature, enchanteresse de Königsee, que j’ai traversée dans ses eaux bleues et noires, jusques aux points rouges signifiant les bulbes de la petite chapelle de Saint Bartholomée, léchée par le lac et posée comme pour meubler d’une touche de présence humaine la majesté d’une nature comme à l’entame de la Création, qui la résume, paysage aux tons saturés, essentiellement estivaux, qu’on ne peut le croire exister en hiver ou sous un ciel cachant le lac. (D’ailleurs Mahler n’était-il pas un compositeur d’été ?)
17h……Ev m’a montré son petit carnet de pensées, décoré de chatons bleus, qui, en fait, est un agenda qui ne manquera pas d’être vite saturé si les pensées grossissent aussi vite qu’elle le voudrait. Elle découvre qu’elle a vingt ans. Que la vie est un immense ego auquel elle désire échapper. Que les autres, c’est le refuge à l’injustice des humains. Que sans eux, nous ne sommes rien (mais quels autres ?). Quelques considérations sur l’importance de ses proches (famille, enfants à venir, amis), considérations attendues, mais aussi des pensées concernant la mort et l’angoisse existentielle, la peur de grandir, ce vertige devant le trop vide de l’avenir à remplir, la page blanche de la vie à écrire, accompagnés du désir d’en finir avec les dépendances des petites amours, des parents tuteurs etc. Au-delà de ces inquiétudes qui dénotent une nature réfléchie et extrêmement sensible, ces pages, qu’elle m’a offertes en confidence, mesurent la distance entre ses propres préoccupations et les déjà vénéneux bilans que je peux noter dans les pages de ce Carnet. Je n’ai pas eu le temps de lui dire ce que je pensais, sinon que j’ai banalement parlé de la fleur qui éclot, qui va vers le mûrissement, en déployant toutes ses richesses, à chaque jalon de l’existence. Et Evguenia est véritablement une fleur rare.
2 novembre 7h
Peut-être est-ce l’âme des grands nord, mais je suis étonné de noter que pas un mot écrit ne fait allusion à l’amour. Comme valeur, comme ce qui est le courant sur lequel cette vie dont elle parle, et qu’elle semble vouloir maîtriser par tous ses reliefs, passe les évènements en fonction desquels se définiront les actes qui engageront ou non un chemin possible. Ranger la vie en catégorie sur tableau Excel, quand bien même se serait avec des ego, des autres, des dieux (oui, elle écrit avec un x), relève de l’âme du joueur d’échec russe ou du bon sens de la ménagère qui s’apprête à préparer son panier à provisions. J’entendais proférer une monstruosité par un trentenaire assez cuistre et satisfait, prétendre qu’il ne s’intéresserait à « se mettre en couple, et tomber amoureux », que le jour où sa position sociale serait améliorée. Programme informatique à l’appui probablement. Est-ce la voie chrétienne, bien obstruée et mal perçue en ces temps de misère occidentale, qui éloigne de la valeur suprême d’amour? Compensée aujourd’hui par tous ces gardiens féroces de la Justice, jusqu’à demander à Camus s’il pourrait choisir entre celle-ci et sa mère. Le Jugement de Salomon était une réponse sublime à cette affreuse décision d’avoir à faire ce choix entre une monstrueuse abstraction, (mais éthiquement propre à couper court à toute sortes d’équivoques durant la Guerre d’Algérie), et la réalité tangible du simple lien d’amour avec toutes les sources charnelles qui composent et justifient à nos yeux la valeur du vivant. Evguenia, et à sa suite, toutes les petites amoureuses déçues, en reviennent vite aux grands mots.
Quel chemin entre les gaucheries des premières expériences où patauge l’adolescence, et les rives un peu plus fermes des Valparaiso après la tempête ?
Les landes et leurs horizons qui leurrent restent toujours le prix à payer.
Peut-être aurai-je dû écrire, comme je l’ai fait cette nuit à Bernard : « … à défaut de fleurs, il y a Ev ; j’ai eu la primeur de son petit cahier de pensées. Que du bonheur : l’ennemi c’est l’ego, le bien c’est les autres, vertige de l’avenir, préparation à l’indépendance, l’amitié c’est ce qu’il y a de plus beau etc. Pourquoi faire de gros cahiers ? à vingt ans je n’aurai pas omis une virgule à ces petits mots tremblants… » ; j’aurai, par contre, terriblement parlé d’amour entre 1969 et 75…
« l’homme m’apparaît comme une injustice en marche : je pense à moi »
Camus
Et puis, « la perfection atteint une telle unité en cette vie, que la noble ambition de l’homme s’en arrange »
Hölderlin
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4 novembre
Beau livre d’une collection qui consacre une édition des Prix de Rome ; le premier volume consacré aux Cantates et autres envois de Claude Debussy depuis la Villa Médicis ; on connaissait la préraphaélite et parfois sublime Demoiselle Elue ; on a ici la version piano d’origine, mais on peut entendre là le gladiateur, encore mal dégrossi, Invocations, très courte cantate pour chœur, et l’Enfant Prodigue qui reçut le Prix, et enfin Printemps et salut printemps ; un Debussy en gestation, où apparaissent à de courts instant le génie à venir ; les interprétations en sont malheureusement assez pataudes, les voix surtout, ce qui a de la peine à sauver la délicate subtilité de piano de Jean –Claude Heisser ; dommage, le livre accompagnant les enregistrements sonores montrent une iconographie rare de ces années 1880-90, du Centre de Musique française romantique, sise, les pieds dans l’eau à Venise, Palazetto Bru Zane ( !), et surtout un cliché des parents du compositeur et une vue, probablement des années cinquante, de l’ immeuble écaillé, où au rez-de-chaussée oeuvrait encore un salon de coiffure. Une photo émouvante, de noirs et blancs profonds, nets, un document à la manière d’Atget, prise à l’heure où personne encore ne se rencontre dans les rues en sommeil. Je sais aujourd’hui que je ferai cette visite à St Germain en Laye.
7novembre
Misou est partie maintenant. Henri m’a appelé hier soir ; elle a quitté ce monde hier matin, sans souffrance, tout doucement ; les souffrances c’était avant qu’elle les apprivoisait, sans se plaindre.
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Un paragraphe d’un ouvrage de Philippe Beaussant, comme une charnière dans la trajectoire de chaque homme :
« il faut qu’un homme –et un artiste plus encore que les autres hommes –ait, entre dix-sept et vingt-deux ou vingt-trois ans la révélation de la passion. Je ne veux pas dire seulement, bien entendu, celle de l’amour. Il faut aussi que son esprit fasse une découverte fulgurante, que quelque chose d’aussi absolu que l’amour lui soit révélé dans l’ordre de l’intelligence et de l’art. Il faut qu’au même moment où sa chair invente la chair et s’en émerveille, son esprit et son cœur se prennent de passion, qu’ils s’identifient un moment avec ce qu’au XVII° siècle on appelait un « objet », qu’ils le fassent leur et poursuivent dans l’enthousiasme cette révélation de soi-même qui se fait par un autre. Plus tard viendront d’autres découvertes, plus tempérées puisqu’elles ne seront plus uniques, qui recentreront le point de gravitation : mais aucune d’elles ne laissera cette marque autour de laquelle un artiste tourne et retourne toute sa vie, à laquelle il reste toujours fidèle quoi qu’il invente en le croyant neuf, et à laquelle il reviendra toujours, parfois sans le savoir clairement à cause d’apparences trompeuses. On est toujours l’homme de ses dix-sept ans, et les artistes plus que les autres. C’est l’âge où Watteau a rencontré Rubens. C’est l’âge où Michel-Ange a rencontré Masaccio, où Berlioz a rencontré Hamlet. C’est l’âge où Bach, à peine nommé à Arnstadt, fait cette merveilleuse fugue de quatre mois pour se laisser mieux empoigner par l’art de Buxtehude ».
Cité dans « Couperin ».
Mes dix-sept ans furent en fait mes dix-sept à dix-neuf ans. Entre ces deux années s’inscrivent les évènements dont les traces, comme un limon fossilisé, vivent dans cette peau neuve et définie, d’un passage qui marque l’achèvement de la croissance. Comme un visage définitif, ce qui est un paradoxe, le temps semble avoir choisi de pérenniser, sur un mode extrêmement lent, comme sur un terrain enfin stabilisé dont les accotements définissent et stabilisent un tracé clair, tout ce qui, à l’avenir aura valeur spirituelle. Je dus faire l’expérience de la musique de Claude Debussy en mai 71. Non que je n’ai, auparavant, abordé le rivage de certains ouvrages classiques. Beethoven, dans certaines symphonies, Tchaïkovsky dont j’aimais le début du concerto pour piano, ( lorsque je me laissais bercer par l’emphase toute théâtrale et cependant irrésistible, quand on n’a d’autre porte ouverte sur cet univers, en me récitant une leçon, ou recopiant une règle de grammaire), ainsi que bon nombres de musiques qui constituent toujours la même vitrine habituelle dans ce domaine, mais ce rivage ne constituait pas ce que Beaussant nomme la révélation de soi-même qui se fait par un autre. En Mai 71, je basculais de l’univers des « quatre saisons » et de la Pastorale, à la Mer, ce qui, au-delà de l’expérience d’un compositeur nouveau, et plus proche de nous dans le temps, c’est bien à une galaxie, dont l’ordre temporel, phénoménologique, et la dimension inouïe au sens propre, m’était donnée, en une révélation qui ne fût d’ailleurs pas comprise en un choc ou en un coup de foudre, mais paradoxalement, par une forme d’incompréhension de prime abord, avant de se fixer à mesure, en une évidence (le propre même de la révélation et de la fixation passionnelle) d’une profondeur spirituelle et d’un ordre supérieur qui devint assez rapidement l’étalon de tout ce qui, en matière de modèles esthétiques, filtrait les compositions musicales et l’univers des arts plastiques, assimilés maintenant à l’aune de cette révélation. La mer, puis Pélléas et Mélisande, les Préludes pour piano sont devenus les approches, et finalement les absolus, dans lesquelles je me fondais comme en une nouvelle et ultime épiphanie qui n’a pu se produire que dans cette ouverture, en forme de culbute de Damas, une fois pour toute, faisant de cette découverte et de cet équilibre neuf, et comme extirpé de moi, un socle abyssal dont je n’ai pas encore mesuré véritablement les probables ancrages dans les gouffres les plus intimes de mon psychisme.
Trois quart de siècle après le choc que durent vivre les premiers défenseurs de la musique nouvelle, à l’orée du XX° siècle, et plus encore, les défenseurs d’un monde neuf, passant par le prisme de l’organisation d’une architecture inédite de la sensibilité, je vivais à mon tour, le plus évidemment du monde cette même mutation de plénitude et d’accomplissement d’une conscience élargie à des horizons qui allèrent depuis, de rivages en conquêtes, sans jamais oublier la démarcation inaugurale de ces sillons de la première maturité de ces dix-neuf ans, quand la chrysalide se détachant de ces métamorphoses successives, fit place aux bigarrures neuves et définitives du papillon.
11 novembre
Ce matin, c’est un vrai temps de novembre. Habituellement, pour les Morts, nous avons une chape d’humidité qui pénètre jusque dans le fond des os, pour laisser place à des nouveaux soleils retrouvés dès les lendemains. Ce 11 novembre n’a fait que déplacer le phénomène, ajoutant une ombre supplémentaire par la date commémorative, en ce dimanche férié, à cette période transitoire, qui a du mal à quitter tout à fait la fin de l’été, qui marque difficilement une stabilité d’automne, et qui n’en est pas encore au décompte des jours qui marquent la fin de l’année. Les goélands et les mouettes viennent jusque sur les toits des maisons qui laissent des gerbes discontinues de fumée au chapeau des cheminées, en des halos se confondant au ciel aveuglant de lumière grise argentée.
Ev a l’air très heureuse d’aller mardi à ce premier concert du Festival MANCA ; nous verrons une version achevée de Metropolis avec une nouvelle illustration sonore de Martin Matalon ; l’ensemble instrumental jouera comme du temps du muet, dans la pénombre ; j’ai pu avoir des emplacements convenables ; j’ai bravé la pluie mais j’ai deux billets en poche.
12 novembre
C. M. me parlait d’une œuvre scénique qu’il aimerait composer d’après la Comtesse sanglante de Valentine Penrose, qui relate des faits historiques, analogues à ceux amputés à Barbe-Bleue, pour une part, et au comte Dracula pour tout le reste, à savoir ce goût prononcé pour l’immortalité liée au sang, sujet qui porte en lui tous les éléments concourant au développement d’une action scénique baroque. Il me montre un portrait censé représenter la comtesse en robe rouge, à manches à plis compliqués, et dans une posture aristocratique où j’ai immédiatement reconnu le portrait de la Dame en rouge avec un jeune garçon blond, du Bronzino, portrait dont j’étais déjà tombé sous le charme de l’illustration de la couverture de livre, lorsque B. lisait une monographie liée à la fille d’un banquier lombard, sorte d’ancêtre des mouvements féministes. Ce portrait, admirable, ne peut être celui de la comtesse au sang, Bathory, quand bien même celle-ci eût été une femme splendide, mais née au début du XVII°, et le portrait date de 1540 environ. Par contre, je revois avec admiration, ce merveilleux visage qui, d’après l’historien Maurice Brock, est celui de Lucrezia Panciatichi, épouse d’un ancien page de François I, Bartolomeo, lequel vécu durant son enfance, avec ses parents commerçants près de Lyon, ce qui explique les énigmatiques inscriptions en français sur des petites plaques d’or rectangulaires du très long collier tombant sur la poitrine de Lucrezia, où l’on peut lire successivement, à intervalles réguliers : amour…dure…sans…fin. Il existe deux portraits d’elle, dont la Dame en rouge me semble le plus beau tableau de femme imaginable, dépassant, par l’adéquation de la représentation idéale de canon esthétique féminin et de sa carnation, par la réalité charnelle du portrait se poursuivant et figurant la suite du corps jusqu’à mi buste, n’importe quelle autre tableau de ce temps-là, et de n’importe quelle autre époque ; faisant valoir la pourpre veloutée d’une robe sur un fond vert qui ne contrarie pas l’harmonie d’audace dans sa complication extrême et le bouffant plissé des manches à hauteurs des bras, rendant par contraste, plus fins et comme en forme de lianes les avant-bras et les mains, comme autant de signes extérieures renvoyant l’image d’une âme complexe sous des traits de grâce et d’élégance, qui à aucun moment ne départissent l’ensemble d’une sensualité mûre dont on a du mal à définir si c’est la réalité charnelle de la femme ou son imago psychique qui nous la rend à ce point fascinante.
Ce tableau, bien que j’y sois sensible pour des raisons d’adhésion foudroyante, comme toutes les œuvres peintes de ce temps-là, et celui-ci y compris, renvoient à la destination première de véracité de l’objet peint ; à la fois idéalisée, l’image de cette Lucrezia semble plongée dans de troubles zones de réalités matérielles ; tableau qui, comme tous les autres, étaient le reflet et la copie de nature, ayant pour fonction de rendre à l’existence un être, un lieu, un visage, si composés et mis en scène qu’ils fussent, dans l’acceptation de leur identité réfléchie sur la toile.
C.M. aura ouvert, sans le vouloir, au hasard d’un échange de vue tout professionnel, une incise bien involontaire en prenant sans trop savoir, pour mon plus grand plaisir, ce portrait comme base initiale de son travail, et par cet interstice, j’ai rêvé très loin, sur ces rivages Renaissants, jusqu’au trouble de l’étonnement, en me fondant dans la peau immaculée et perlée, à la caressante courbe de hauteur noble des positions de bras comme à la fois abandonnés et extrêmement disciplinés par une sévère maîtrise de soi, à l’harmonie des rouges et des verts, d’un chromatisme risqué, à la hautaine autorité qui sent le fléchissement possible, et à la soyance des vêtements comme autant de déshabillé intentionné, sans oublier le regard volontaire, à la fois dur, frontal jusqu’au défi, et si charnellement femme de cette florentine Panciatichi.
……..
13 novembre
Bernard a revu le site ; le catalogue est mis à jour ; je suis heureux de voir défiler en peu de temps l’ensemble des titres de mes textes depuis l’origine à aujourd’hui…
Metropolis avec la musique de Matalon fut une révélation pour Evguenia qui n’imaginait pas qu’il pût exister ce type même d’épopée. Quand Ev apparaît dans son petit manteau, on ne voit plus les autres femmes.
14 novembre
Chez Henri, dès neuf heures ce matin. Sa famille est là, de Corse, de Paris. Les amis aussi, des visages familiers, quelques personnes dont j’avais entendu parler depuis longtemps sur lesquelles je ne mettais pas de visage. Bérengère, Cathy etc ; son fils Antoine est là aussi, comme perdu …Le recueillement au reposoir m’a paru interminable ; ensuite la procession vers le crématorium ; une cérémonie émouvante avec toutes ses femmes en larmes, un salve regina et un chant corse ; ce qu’aurait aimé Misou. Pas de cérémonie religieuse ; les femmes ont simplement allumé de petites bougies disposées en forme de basilique à croix latine.
Il ne reste d’elle que quelques photos posées sur le cercueil, souvenirs assez récents de promenades à la montagne. C’était encore des jours d’espérance.
L’été 2001, j’étais allé rejoindre Henri à Bastia, au lendemain de sa séparation avec la mère d’Antoine ; avec Misou nous avions visité la basilique de la Canonica, près des plages de la Marana au sud de la ville et proche de l’aéroport, église de style pisan ( ?), moins émouvante que celle, haut perchée, de Murato, (à l’époque celle-ci était encore flanquée, au mur nord, d’un arbre séculaire qui semblait avoir poussé avec elle), mais plus majestueuse dans son plan austère, matriarcale dans ses lignes anguleuses et son écrin de pins parasols ; et puis un beau vestige, laissé à l’abandon, une autre église de la Canonica, isolée, dont il ne reste que des lambeaux de murs latéraux et le chevet, perdu dans son grès rose orangé et ses bruns délavés, la pierre rendue lépreuse par les vents de sel, le long de la piste d’atterrissage de Poretta ; les avions passait si près que j’imaginais que l’un d’eux ramenait St Exupéry d’un bien long voyage.
22h. Je reprends le Rivage des Syrtes ; les ruines, les marais, les ombres glauques …
16 novembre
Grand soleil à nouveau ici. Aujourd’hui Cecilia prend l’avion pour Bogota. Nous sommes partis vers l’aéroport dans la nuit, pour l’avion de 5h. A Paris la brume est à couper au couteau. Le départ est différé ; je n’aurai pas de nouvelles avant demain.
17 novembre
Vers 5heures j’ai un message de Ceci ; elle est enfin rendue à Pereira ; Doris et la famille l’ont accueillie. Hélène est maintenant rassurée.
24 novembre
La maison est vide et une tranquille habitude s’est installée, plus lourde de silence, ou plus présente les jours de pluie lorsque même les moindres bruits, les pas dans les allées environnantes se font sentir plus intensément. Et paradoxalement, le soir, je pourrais croire que j’habite un lieu sans espace, insituable tant l’isolement semble grand et le repli sur la maison vide, sans réponse à ces entrechocs de pensées qui m’animent, dans le feutré du salon que j’ai adopté depuis longtemps comme mon lieu naturel de vie, jonché de livres, de papiers, et de tous ces enregistrements de musiques qui paraissent être la voix extérieure et mémorable de ce monde situé pas plus loin qu’à portée de main quand on ouvre la fenêtre. Monde intérieur également qui résume, qui anthologise toute la mémoire des peines et des espérances inscrites dans ses assemblages et ses accumulations d’œuvres sonores, certaines portées à la connaissance universelle, d’autres n’étant que les signes et les secrets hiéroglyphes du labyrinthe intérieur des créateurs qui leur ont donné le jour.
Je projette d’écrire dans mon journal poétique une suite d’équivalents de « quatuors », confidentiels, à l’image des seize de Beethoven, qui serait un ensemble de textes séparés faisant parties d’un tout ; les Razoumovsky deviendraient peut-être des Krasnova …sans altérer l’unité d’un poème que j’imagine de forme longue.
Le 19, Ev a découvert l’Opéra, j’entends l’édifice, avec les dorures et les velours rouges, comme le cuir Loulou qu’elle portait ce soir-là (et qui sans l’avoir cherché, se fondait avec le rouge de la décoration intérieur du lieu; avec sa chevelure étincelante, nous n’aurions pu éviter l’incendie qu’aurait pu causer sa seule présence). Le placement étant libre, nous nous sommes installés dans une loge du second étage, avec vue plongeante sur la scène à droite et les loges d’en face en vis-à-vis. On donnait notamment « Sonoris causa » d’Ivo Malec, qui fut de loin, la pièce la plus élégante, d’une hauteur de vue, de pénétration et de profondeur à l’image séductrice de l’homme que j’ai eu le plaisir de rencontrer dans ce même endroit quelques années auparavant. « Désert » d’Edgar Varese, bien que créé en 1954, avec le scandale que l’on sait, reste une œuvre encore sauvage, lourde de ses cuivres, âpre par la privation de cordes. Je ne sais si Evguénia a aimé les œuvres données ce soir-là, mais la découverte de ce type de musique, ajoutée à celle de ce lieu feutré et définitivement anachronique, dut lui faire ressentir une impression globale de dépaysement malgré la proximité de la Dégustation qui est à deux pas de l’opéra. Je me replonge quelque quarante années plus tôt, quand je découvrais assez abasourdi, les métastasis de Xenakis, ou les thrénodies de Penderecki, où le sentiment d’un neuf, qui n’a jamais encore quitté sa source, sans s’extraire de sa gangue et pris son cours régulier, coule devant nous, sous sa forme vierge, ensauvagée comme une luxuriance, ou plus prosaïquement, présentée sur papier glacé, avec cette intimidante impression qu’on ne peut encore réellement toucher l’esprit de ces forces sorties depuis peu de leurs limbes.
Lorsqu’on entendit, en contrebas, dans les fauteuils d’orchestre, des rumeurs sourdes, suivies d’interjections et de cris stridents, au moment où la partie de bande magnétique intervient, je crus à un fantomatique retour, voire une prémonitoire hallucination de ce scandale de 54. En un second temps, j’ai pensé à une mise en scène du scandale de la création, en mesurant avec effroi tout le ridicule de l’entreprise, comme si l’on voulait retrouver les conditions de spontanéité dans lesquelles s’était déroulée cette première. J’ai su, plus tard dans la soirée, qu’une performance avait pris forme, reprenant les termes mêmes du désordre de la soirée de création, (un 2 décembre, comme un certain Brumaire), agitation due à un mouvement d’obstinés, en marge du Festival, qui intervient régulièrement, afin de confisquer à son profit une part d’écho des évènements en matière de création contemporaines. Ev aura donc connu, en une seule soirée, les lumières fauves et les lambris d’un univers de théâtre italien du XIX°siècle, la création d’un chef d’œuvre de Malec, et un vrai faux scandale lié à un non moins vrai évènement scandaleux dont ce « Désert », malgré les ans, n’arrive décidemment pas à se départir.
23h Il est trop tard pour poursuivre la folle cavalcade sanglante de la belle Erzebeth Bathory ; m’attend aussi l’Histoire secrète d’Isabelle de Bavière Reine de France de Sade.
Finira-t-on l’année dans le sang actif de ces perles de perversités à visage humain ?
1 décembre
Lassitude. Le froid est là, même si le soleil s’est installé pour la journée, et peut-être dimanche, où je ne compte pas sortir.
Pour la première fois j’ai parlé à Heinz de ma lassitude d’avoir à poursuivre, les quelques années qui me restent à effectuer, dans les Médiations auprès du public. Une usure certaine s’est installée depuis longtemps, même si j’ai volontairement allégé mes interventions, mes cours et conférences. J’ai du mal à imaginer que je puisse continuer, comme à vingt-cinq ans, un parcours parfaitement maîtrisé mais qui pèse aujourd’hui parce que ces vingt-cinq ans ne sont plus là, et que l’image que je lis dans le regard du public est le regard de ce grand écart qui s’est creusé entre les ans qui avancent et ce public qui se renouvelle sans jamais perdre, lui, de sa jeunesse… Heinz a laissé à ma réflexion une issue possible, dès l’année qui vient, d’effectuer certaines liaisons avec les villes jumelées sur lesquelles nous œuvrons depuis des années, mais dont les liens sont distendus depuis que Cloetta a quitté ses fonctions. Cette possibilité donne un peu d’air, même si les choses restent dans l’état, à une orientation possible, donc un choix que j’aurai la liberté de prendre assez rapidement.
C’est le concerto « à la mémoire d’un ange » de Berg qui illustre le mieux la sensibilité de mon univers de maintenant, non sans rappeler cet écart dont je viens de dire l’étendue qui s’est manifestée entre cette jeunesse qui s’éloigne de moi, et cette même jeunesse qui pousse fort, comme cette Hélène Gropius, fille d’Alma Mahler, dont Alban s’était épris, avant que la pauvre ange ne précède Berg dans la mort. C’est un malaise similaire qui s’est installé, quand je songe, même en le relativisant, à ce sentiment et ce jugement que je porte sur l’amitié naissante entre Ev et moi. Il devient évident que, comme je l’écrivais hier, ma défaite est sans approche et sans avenir, qui résume en peu de mots tout un tissage complexe de sentiments, de perspectives, lesquels, quelque soient les angles de réflexions, s’échouent sur cette dimension de temps qui, comme peau de chagrin, rend caduque toute tentative originale d’organiser une perspective libre de choix. Je dirai que c’est un état, qui aujourd’hui commande aux faits d’exister ou non. Etat d’un âge, d’un statut, d’une masse de temps qui épuisent l’avenir, qui transcendent, au-delà de toute volonté de construire à la base de sentiments, comme le font les êtres jeunes et libres de destin, une route qu’on croit ouverte et qui, de fait est fatalement close, comme jouée d’avance, dans le périmètre étroit de ce peu de temps qui reste, dans lequel s’enlisent les maigres perspectives qui viennent butter, comme un glas, ou un compte à rebours, toutes possibilité d’avancer autrement qu’en mesurant, pas à pas, geste après geste, toute la relativité, je dirai l’insoutenable, d’une relation comme celle d’un jeune homme de soixante ans et d’une jeune femme, réellement de vingt ans.
7 décembre
Bernard sera à Nice dans quelques semaines ; on pourra aborder tout le travail fait cette année ; une belle année, pleine de cette lucidité qui manquait peut-être pour tenir un journal régulièrement ; jamais je n’aurai lu autant aussi ; j’avais perdu la patience et le goût. Cecilia rentre également vers le 12 ; la maison est vide, propice à de longues lectures dans le silence des journées raccourcies ; les murs me renvoient le plus nettement possible le quasi silence des Bagatelles op 9 de Webern. Le vitrail que j’ai fait réaliser à l’atelier est superbe ; c’est la plus réussie de toutes les pièces matérialisées en plexi ; je l’offrirai à Evguénia pour le 29, son anniversaire ; ce sera aussi pour finir l’année dans le prisme de ces verts et ces bleus de vitrail, ces jaunes qui s’installent dans le salon comme évoquant une fête de l’esprit, un mouvement de l’âme tendu comme une corde qui vibre de toute l’opulence d’une plénitude.
Le Lohengrin de Kaufman, ce soir, avait la tonalité bleue et vanille comme au ventre du vitrail.
11 décembre
Della Casa ; prononcer son nom, c’est à la fois retrouver son port d’attache, son havre de vérité charnelle d’un retour à soi, mais également pénétrer dans la sphère rare des Uniques, des véritables étoiles qui projettent loin la lumière et la densité de leur monde intérieur. Par un infortuné hasard, cette année aura vu la disparition de ces deux voix d’exception qui se conjuguaient d’ailleurs dans un entrecroisement lyrique de sensualité et d’infinie élégance, tant dans la posture vocale que dans la probité et la hauteur de ton et de style, style du Chevalier à la Rose où la Jurinac et Della Casa tissaient le double face d’une même et définitive féminité sur le versant de la Maréchale et sur celui d’Octavian, d’où l’une comme l’autre, pouvait revêtir l’incarnation de l’autre par interchangeabilité. Miracle du Chevalier à la Rose qui délivre, deux générations par siècle peut-être, de telles gracieuses féeries, dont ce 30 juillet 1960 qui ouvrait les portes du nouveau grand festspielhaus avec ce binôme de rêve, dont les murs et les allées des parcs, à l’égal des oiseaux même du cœur de Salzbourg, en garde l’écho. Miracle de la Femme Janus dans la grâce d’un intraitable apprentissage, non seulement de l’art de chanter la perfection, mais de rendre la vérité d’une éducation, d’un monde révolu, où le théâtre d’Arabella, du Chevalier ou d’Ariane à Naxos renvoient le reflet tout hellénique d’une Vienne condensant son meilleur génie dans le chant classique d’une Jurinac ou la volcanité fragile de Della casa.
Il est bien certain que dans les carnets de deuil de nos journaux télévisés, ou simplement à l’annonce des évènements dignes de mémoire, pas même l’ombre d’un de ces noms n’est venu encombrer la hauteur de vue habituelle de ces décideurs d’informations qui consignent ou confisquent ce qu’il convient d’offrir et de rapporter en matière d’Histoire contemporaine. Pour faire bonne mesure, Galina Vischnievskaya nous quittait aussi aujourd’hui ainsi que Ravi Shankar. Seul celui-ci eut droit à franchir le seuil du silence sélectif, et seulement comme un rappel de sa contribution à l’habillage exotique de certaines balades des Beatles qu’on a pu ainsi revoir sur de vieilles images noir et blanc.
14 décembre
Sinusite. J’avais oublié les douleurs que cela provoque.
… La dernière fois, c’était en Colombie, après une très longue sortie dans l’intérieur des terres, installés durant des heures dans la bétaillère débâchée, avec mon cousin Georges et quelques autres, j’ai pu voir un des plus beaux spectacles de crépuscule, sur fond d’éclairs et de rideaux gris et noirs de nuages. C’était, comme giflant le ciel en longs gestes à la Soulages, troué de zébrures de lumière, et de roulement de tambour, une sorte de mise en scène des éléments, dans leurs vêtements de sublimité, pour s’éteindre progressivement dans l’orangé et les mauves épars à l’approche de la nuit.
L’air m’avait pénétré au plus profond, et comme aujourd’hui, ce déchaînement de foudres avait laissé dans toutes les conductions de ma boîte crânienne de douloureux condensés d’orage.
16 décembre
Retour d’un vrai beau temps ; promesse certaine de ces couleurs automnales qu’on peut lire jusque dans l’écriture du ciel, où les nuages s’invitent à la somptueuse arabesque traînante que font les ciels quand ils se dépouillent de leur charge de grisaille, et que retombe l’étau sur lesquels s’abattent durant les crises de pluie, les lourds décors des journées de givre, et de crayeuses fin d’après-midi. Le ciel au travers de ma fenêtre coule un miel liquide sur les traînées de nuages cotonneux et épars, dans la forte densité de l’air du matin, que j’en crois percevoir des épaisseurs plus denses de masses d’arbres tout alentour. Le crayon qui délimite les contours des objets derrière la vitre de ma chambre en alourdit son trait comme par une joie renouvelée de réitérer l’existence de ces harmonies de la forêt qui nous fait face.
C’est l’anniversaire d’Hélène. Je me souviens, devant l’écran de l’ordi, que le fond d’écran est une photo prise à Valparaiso, il y a deux ans, sur la Colline Allegre, où j’ai pu entendre sa voix qui venait de loin, hachée par la distance et la précarité des tonalités qui nous séparaient, où la densité de l’air était proche de celle de ce matin qui se lève.
Ce matin qui se lève pourrait porter le titre de cette petite merveille de Christian Bobin : « La lumière du monde ». J’ai eu comme envie, en achevant ce minuscule livre, d’en acheter des piles entières, de les distribuer comme on le fait des tracts, ou des distributions nécessaires de pain lorsque l’urgence s’en fait sentir. L’évidence de sa parole, la sérénité des gouffres de vérités à taille humaine participent à la limpidité du ciel qui m’inonde. C’est comme l’amorce d’un mouvement lent d’un concerto de Mozart, où l’on sait qu’une parole d’oiseau aura bientôt plus de force que toutes les théories sur la fertilité de l’intelligence artificielle ; c’est aussi une force de vent de désert qui aurait une parole précieuse, si fragile, que si le silence n’en respectait pas le souffle, elle se diluerait plus vite que l’eau dans les sables. Cette lumière du monde n’est pas de celles qui aveuglent de leur enténèbrante vacuité de savoir ou de nécessité. Elle n’est pas de celles qui ouvrent les portes du pouvoir. Elle relève du mouvement lent et perlée de la larme, contenue comme cristal, dans l’andante que donne l’oiseau, que donne le regard clair de l’enfant sur les touches blanches et noires des claviers de l’innocence. Bobin, c’est de la littérature pour le matin, quand la vie n’a pas pesée encore sur la journée. C’est encore du Mozart de ce matin, au travers des vitres de ma fenêtre, où toute la lumière du monde frappe à la porte, de son aile de miel.
26 décembre
Lundi Evguénia a défait l’ emballage de son vitrail. Son visage laissait rosir tout le plaisir de déchirer le papier qui enveloppait le plexiglas. Je pense qu’elle a été heureuse, le temps d’embrasser du regard la dédicace que j’y avais appliqué : pour Evguénia, pour ce 29 décembre, Solnychko, Louis. Il restera de ce moment rare, quelques clichés, faits à la hâte, et son petit manteau à carreaux qui enserre de ses manches le tableau qui éclabousse de couleurs le visage, que la chevelure nouée semble donner tout son sens à ce « petit soleil » que porte la dédicace.
27 décembre
« Cheriomouchki, quartier des cerises », quel bonheur d’avoir revu cette comédie lyrique de Chostakovitch ; les images et la mise en scène de Rappaport, les couleurs d’origine ont un peu passé, mais les thèmes qui circulent restent ce qui s’est fait de mieux dans les années 60, côté russe, avec « West side story ».
De Jean-Paul Friedrich Richter, cette phrase : « un bal masqué est peut-être la réalité la plus sublime que la vie puisse inventer à l’imitation du jeu poétique ».
Mille dimensions dans une telle pensée. Un bal masqué, c’est l’assurance de l’invisibilité ; mais là commence la nudité, la dépersonnalisation, le jeu possible de s’inventer. La sublimité vertigineuse de l’être sans visage, le fantasme, tout à la fois de voir sans être vu, de s’avancer avec l’assurance de mieux porter l’aveugle marche d’une proposition, dans le dédale d’une galerie de glaces comme décor au mille miroirs, où tout réel s’annule et où l’on connaîtrait ce pouvoir de faire cesser l’illusion à reculons, si était envisagée une issue compromettante. C’est « Cyrano, Cosi fan Tutte, un Ballo in Maschera, Otello, etc. », la vie démultipliée du jeu, poétique ou bien réel, (d’une Venise qui s’impose encore à l’esprit), qui avance sous les masques de l’échange qui brûle le temps, l’espace des corps, pour un emprunt en zone franche, si l’on peut dire, de ce manque, dont la réalité de la vie a omis de nous affubler. Jean-Paul parle « d’imitation du jeu poétique » ; mais c’est aussi ce jeu de la vie désirée, cette vie « d’en haut », comme la vie même de la poésie est vie du désir, celle à laquelle on apportera le correctif par procuration imaginaire. Masque qui rit, celui qu’on emprunte le plus volontiers, celui des espérances, des assurances sur l’avenir, la marque de l’escompte. Mais aussi sa face ambivalente, ce Janus à la grimace, l’annonce du mensonge, de la vérité recluse, de la tragique réalité, la faillite qui, par retour de confidence, ne peut avancer et ne peut s’annoncer que masquée. C’est le signe annonciateur du destin d’Œdipe, des coryphées et des sorcières de Mac Beth, des fées et des bonnes et mauvaises marraines des contes immémoriaux.
Il y a toujours, dans ce travestissement de la vie retouchée, une marge au-delà de laquelle il y a bascule ; bascule dans l’univers nouveau, aux yeux décillés, dans un gouffre supplémentaire d’illusion ou dans le douloureux constat du retour d’avant l’échafaudage du monde modelé par le désir.
Le « jeu poétique », est le cadre et le décor où s’inscrivent nos actes et les paroles de tous les jours ne se distinguent à peine, pour peu qu’on se mette en scène, du masque distinctif du bal. Le bal, nul n’est assez fou pour en concevoir d’autre que celui qui déroule les jours ne nos existences, et les masques sont, à discrétion, ceux qu’on met en fonction des êtres interprétant plus ou moins des rôles dans la même pièce d’un même théâtre.
Café de la Dégustation aux préliminaires d’ hypothétiques jeux amoureux entre deux phases de soleil et une confidence… romantiques et allemandes chimères que celles de Jean-Paul, et celles que l’on peut imaginer dans les personnages qui défilent sur la Place du Palais, soit artiste, soit aventurier, désespéré momentané, buveur tragique à l’élimé costume de la nuit, femmes aux masques trop lourds pour ne pas retomber sur les maigres rendus de la monnaie, autant de rôles (ceux-là souvent uniformément teintés de tragédie légère) que jamais Ev n’en pourrait voir dans les coulisses de l’Opéra, où les bals de la vie se jouent dans des costumes et des mises en scènes courues d’avance.
Du soleil sur la Place. Le deuxième tour des festivités bat son plein de touristes et d’animations sur Masséna ; une patinoire est installée avec succès ; les allées ressemblent, en plus dépouillées, et avec une densité moindre que dans les traditions de l’Est, à ce marché de Noël de Strasbourg.
Je n’aurai vu Bernard que le midi du 23 où nous avons déjeuné au soleil du tennis de Vauban, et en coup de vent, le lendemain. A l’heure qu’il est, la Normandie n’est plus trop loin…
Avant de rentrer, j’achète des cornets de marrons grillés pour les filles.
30 décembre (parce que déjà la nuit) ; j’ai dans la tête quelques airs du « quartier des cerises », un peu de la radio de la Dégus, de Mark Knopfler ; nous sommes donc tous des sultans…
Stéphane Degout, la véritable révélation de la voix de baryton; je suis heureux de l’avoir entendu dans Pélléas. Panzéra était le modèle, plus jamais retrouvé, qu’entrevu.
J’ai pris deux loges pour Pélléas, le 17 Janvier ; la loge 8, une des plus belles, toute proche de la loge d’honneur, donc face à la scène, à hauteur de fauteuils d’orchestre.
L’année va finir sous le soleil.