Carnet, 2013

Carnet 2013

3 Janvier

…« bonne année cher Louis… » etc. Ev. On connaissait les confidences par messages téléphoniques, les sms, les déclarations qu’on n’ose faire les yeux dans les yeux. Il en va de même aujourd’hui pour les vœux de fin d’année, les anniversaires …

« Une lampe dans la lumière aride » ; première espérance de l’année qui est là, comme un premier oiseau en avance sur le printemps, comme des vœux de lumière. André du Bouchet livre son carnet de 1949 à 1955 d’une belle écriture, implosive. Il y a une tentation devant cette écriture de franciscain des espaces raréfiés ; de pudeur devant l’éclat possible.

4 janvier

15h. On a mangé les marrons chauds à la Dégus ; c’est la première fois qu’Ev en mange ; il faut dire qu’avant, aux fêtes de fin d’année et durant l’hiver, d’une façon générale, les marchands de quatre saisons étaient sous les fenêtres, on en trouvait sur la Place du Palais, devant l’église Notre-Dame, au hasard de certaines rues, comme les vitriers de la rue des Potiers qui criaient avec des tremblements horribles de la voix. On ne trouve plus de marrons que dans les lieux délimités, dans les baraquements du marché de Noël ; je n’en ai d’ailleurs rencontré qu’un seul, mais dès demain, plus rien…

7 janvier

Avec Ev nous allons voir le Renoir de Bourdos au Rialto ; nous marchons dans la douceur de l’hiver le long de la mer ; le film est quelconque, malgré la richesse de la matière proposée ; les images sont belles, les essais de reconstitutions de tableaux vivants, assez réussis, la peau de la comédienne modèle, Christa Théret, prise à contre jour, vaut à elle seule qu’on ait pu réaliser ce Renoir. Les dernières années de souffrance  d’Auguste et l’éclosion timide du jeune Jean sont délicatement rendus. Une phrase a explosé, bien que prononcée mezza voce par Michel Bouquet, s’adressant à sa jeune poseuse: «  je suis venu trente ans trop tard… ». La nuit était tombée à la sortie ; nous avons bu quelques vins chauds à la Dégus dans une ambiance de lumière d’ampoules électriques qui creusent et accusent les contours (là, c’était plutôt van Gogh); nous sommes loin de l’air saturé d’iode et de couleurs sous le vent des Collettes. Dans notre entourage il y a, comme  à la fois, de l’envie, de l’étonnement, et une pointe de jalousie de me voir si souvent avec Ev ; et si complices.

9 janvier

D’un jeu féérique d’oiseaux par milliers, les hirondelles du crépuscule, dans l’asymétrie mouvante d’une respiration, restituent dans le ciel, ce ballet en contraction, dilatation, que font les figures d’anémones dans la mer ; un miracle de fusion de deux éventails en forme de cribles noirs sur fond azuré, comme d’une valse supérieure…

J’ai dans le fond du crâne le dessin rythmique de la Sicilienne du Concert en ré  de Chausson, comme avec les oiseaux, ce mouvement de la mer s’imprime en même temps dans les circonvolutions du ciel.

De plus en plus l’univers de la ville me rend hyper-acousique.

14 janvier

L’hiver comme le temps figé. Le gel par jeu disait Gérard Pesson, dans un quatuor à cordes qui évoque bien  le climat ludique d’un jeu à plusieurs, d’une féérie, à l’image de cette photo lancinante de Edouard Boubat, prise un jour de neige au Jardin du Luxembourg, où les enfants s’assemblent dans une mise en scène qu’aurait pu composer Bruegel.

18 janvier

Hier soir, Pélléas, tant attendu, avec  Evguenia. Et comme toujours, depuis toutes les représentations auxquelles j’ai assisté, il ne s’est pas plus produit hier, ce miracle que sait si bien rendre lisible l’orchestre, ce texte de l’intérieur, avec des sens multiples, comme en un contrepoint de verbe et de son, qui fait depuis toujours le miracle de Pélléas. La mise en scène de René Koering laissait augurer une réelle mise en scène au service de l’ouvrage, ayant été  (et peut-être toujours) directeur de l’Opéra de Montpellier, donc connaissant le nombrilisme des mises en scène perçues du côté administratif. De ce côté-là aussi, la déception était au rendez-vous. Des bicyclette, très 1902, mais également, en osmose avec l’écologie d’aujourd’hui (manquaient les pistes cyclable) des rappels de situations et de lieux trop marqués par une vision de notre plus que quotidien, des costumes hésitant entre plusieurs époques, des jouets électroniques etc. D’une œuvre intemporelle, soit on la fixe dans les canons visuels de la création, soit  le temps inhérent à l’action se  retrouve dans les costumes et les décors, (les ouvrages traitant d’une période historique, par exemple), soit on recrée de façon atemporelle et onirique tout le contenu visuel, à l’image de ce Pélléas qui ne demandait qu’à se dépouiller d’un ancrage dans cet improbable royaume d’Allemonde (symboliquement j’entends Tout le Monde, tous les lieux possibles, ce qui est plus qu’une perche tendue…). Ce Pélléas, comme ceux que j’ai toujours vus à Nice, sentait trop la province.

Jamais je n’avais tant senti à quel point le secret qui circule est centré sur la chevelure de Mélisande. Sur la surdimension de la chevelure. Chevelure des douceurs et chevelures des violences. Sur la pilosité féminine comme objet de désir absolu, et d’affrontement, hors du monde, hors du temps.  Il est quand même paradoxal que le rôle soit interprété par Sandrine Piau dont on sait qu’elle porte les cheveux très courts. Donc nous avons eu droit à tout l’arsenal des symboles externes, foulards etc. On avait déjà eu une Mélisande garçonne, qui n’en était pas moins une grande et belle chanteuse avec Dawn Upshaw, vers 1997 dans une production de Salzbourg. Sandrine Piau, que j’aime beaucoup, mais qui s’est trop usée ces temps –ci aux pyrothechnies vivaldiennes et handeliennes, manquait de fraîcheur, malgré un timbre proche des Mélisandes qu’on peut espérer aujourd’hui. La seule Mélisande naturelle, et qui était à cent lieux de l’imaginer, était ma chère Evguenia qu’on n’eut pas été surpris de rencontrer au détour d’une scène ce soir là. Il en restera une photo que j’ai faite d’elle avant le début de la représentation. On aurait cru le fantôme de Mary Garden.

Nous rentrons vers minuit, balayés par le vent aigre de la Place du Palais.

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Georgette Leblanc devait être à la création de Pélléas, la Mélisande que Debussy avait initialement pressentie. Elle ne fut quelques années plus tard, que l’Ariane de Paul Dukas. C’était l’épouse de Maeterlinck, il était presque inévitable qu’elle ne devienne la première Mélisande. Une des raisons de la cabale contre l’œuvre en 1902, est due à Maeterlinck lui-même, qui était furieux que Debussy ait finalement porté son choix sur la belle Ecossaise, Mary Garden, comme il l’avait fait pour ses mélodies avec Maggie Teyte.

Par une ironie du sort, quand, bien plus tard, Mary Garden devint directrice du Metropolitan, grande défenseuse du répertoire français dans les années quarante, c’est Maurice Maeterlinck qui vint la féliciter pour ses programmations et ses mises en scène de Pélléas  et de celles d’Ariane et Barbe-bleue…

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NOUVELLE  1

Monologue-

C’est Jeanne, seule, sur scène. Elle sait, puisqu’elle a vu, on lui aurait raconté aussi…

-« On l’avait condamné à mort, on ne sait pas trop … peut-être, vraiment, que l’expression était un peu forte, simplement on n’en voulait plus entendre parler. Il y avait les témoins du fait, pas nombreux, mais autorisés ; les bourreaux. Il faut dire que le cas était d’autant plus intéressant, qu’il n’avait pas appris la souffrance, ni dans sa jeunesse, ni avant, ni après ; il était, on peut dire, privilégié par la vie ; ça ne devait donc poser que très peu de problème au bourreau principal, un peu comme une sorte de surprise qu’on aurait fait au condamné, une sorte de chance pour lui, finalement ; un mauvais moment à passer et puis voilà…

On avait, bien sûr, pesé les arguments qui pouvaient favoriser que le condamné reste en vie. On avait fait de même avec les arguments contraires. Comment la balance avait-elle finie par aller dans le sens de l’exécution, on en parle encore ! Pour plus de confort, disons, moral, ça arrangeait bien que le condamné soit déclaré condamné puisque de toute façon sa défense se réduisait à trois fois rien. D’ailleurs le talon d’Achille du condamné était, en effet, que sa  défense tenait à trois fois rien, et que ça arrangeait bien des choses. D’ailleurs, ces condamnés ne laissaient jamais de noms dans l’humanité. On n’a jamais parlé d’un seul d’entre eux, comme on parle aujourd’hui de nos morts ordinaires, de grands morts, de ceux qui laissent leurs traces sur les places de village, les fusillés qui donnent le nom des rues et des boulevards, des poètes qu’on a reconnus, une fois mort, qui maintenant servent d’indication dans les allées des cimetières qui abritent des poètes morts,  et qui dorment dans les mêmes allées. Il y a une logique, une organisation dans l’utilisation des morts. Même eux, ont une haute importance dans l’estime qu’on porte à notre mémoire. Ce sont des morts qui justifient. Dans un des monuments de Rome, pour parler de l’âme italienne, on a écrit au fronton d’un célèbre monument : peuple de marins, d’aventuriers, d’artistes, de conquérants, et pleins d’autres choses encore… Et pour faire une âme, pour qu’on la reconnaisse dans la pierre des monuments, il faut d’abord, comme quand on fait un bilan, pour que ce soit définitif, il faut attendre que ce soit bien froid, à tête reposée. Il faut qu’il y ait mort.

Mais là, le condamné ne pouvait échapper à la sentence, et n’irait évidemment pas dire son nom sur le marbre des monuments, ni non plus prétendre laisser une trace, même pour lui tout seul.  C’est comme des maillons qui ne servent pas. Il a été décidé, certainement pour le bien de beaucoup, parce que dans toute chose se cache une nécessité, même celles qu’on ne verrait pas, que le condamné qui nous intéresse ne pouvait entraver la marche des vivants, et surtout des vivants qui vivent ; sans entraves.

Et pour cela, un grand progrès, qui prouve que le temps qui est le notre a fait un énorme bon vers l’avenir, c’est que le bourreau n’est plus masqué ; le bourreau possède une enseigne où on y prépare les condamnés. Ce n’est plus comme au temps des exécutions, avec le bourreau anonyme, comme si tout le monde vivait mal de s’en remettre à un vivant pour donner la mort. Le masque était encore la marque, et comme le symbole du doute, de la gêne, de la peur. Comme une pudeur quand on baisse les yeux ; le masque donne de la dignité au moment de donner la mort, ça respecte, c’est le fait qu’on ne sache plus trop qui a voulu qu’on donne la mort, ça rassure, ça humanise. Aujourd’hui nous n’avançons plus masqué.

Et puis, le condamné qui est le notre est un sans cœur. Les plus compétents affirment qu’il y a un stade où son insensibilité donne à réfléchir ; du moins,  tout bien réfléchi, il n’y aurait aucun scrupule à se débarrasser de ces monstres d’insensibilités, qui plus est, de monstres n’ayant pas même trois fois rien de défense à présenter. Vous pensez, ces condamnés qui ne sauraient accéder à la souffrance, qui ne la manifeste pas, comme vous ou moi, plus encore, qui ne verraient peut-être rien à redire à ce qu’on les élimine. Des sortes de monstres, imperméables à la sensibilité qui est la notre. Insensible à notre souffrance, à notre dignité, peut-être même à notre avenir, selon l’effet papillon ou la loi des dominos. Pareils aux martyrs, ils avancent aveuglément, avec confiance, sur des chemins qui mènent aux douceurs de la vie à venir. C’est bien là que nous touchons à la question du scrupule. Tout compte fait, il n’y a pas à en avoir : insensibilité à notre endroit,  défense réduite à trois fois rien, le scrupule serait un luxe que l’urgence d’un maintien organique de notre monde ne saurait envisager. Il est condamné. La loi prévoit, accompagne et penche souvent en faveur de cette condamnation.

La réclusion du condamné est d’abord tenue secrète ; puis quelques confidences sourdent, péniblement d’abord, puis bien plus franchement, une fois sûr que le destin du condamné ne fait plus aucun doute. Alors quelques initiés, dont le bourreau, savent que le temps est compté, que des mesures et des précautions seront prises, en évitant, autant que possible, des zones de hasard, des maladresses dans le déroulement des évènement qui ne manqueront pas d’arriver. Bien qu’ayant maintenant surmonté cette sourde voix intérieure qui laissait planer un doute quant à la décision de rendre la mort, le temps est venu de tout mettre en œuvre pour que le condamné ne soit autre que cette chose condamnable, puisqu’ainsi l’a voulu un nombre d’intéressés au fonctionnement implacable des nécessités de notre monde.

L’enfermement, d’abord, d’où le condamné n’a aucune chance, même infime, de s’échapper. Plus que dans les geôles des détenus du commun, celui-ci est pris dans un espace sévèrement délimité, aux parois lisses, abruptes et enveloppantes, de toute part. Nulle lumière ni ouverture sur l’univers des vivants ; une simple poche d’abstraction. Un enclos où s’entend seul le sang qui tape sourdement aux tempes. Il y règne cet espace de sursis, que doivent  ressentir les rats ou les bêtes acculées en fin de battue, lorsque leur sort se joue déjà entre d’autres mains.

Une affreuse lumière s’abat sur le condamné dès l’ouverture de la cloison. Lumière aveuglante et électrique, lumière d’un monde que le condamné ne semble pas reconnaître, tant les rais diffus s’engouffraient en masse brûlante, donnant une impression de première lumière du monde, ou comme après une très longue et béate inactivité, un brutal réveil à la virginité d’espaces hostiles et inconnus. Une matière sonore, lourde et métallique accompagne l’entrée de ce jour blême et violent, comme un crissement long et aigu, un froissement intrusif tel que les rayons lumineux semblent tordre toute matière à mesure de leur pénétration dans la cellule.

Alors, le bourreau broie une partie du corps du condamné.

On a passé directement au supplice dans le lieu même de l’enfermement. C’est prévu par l’organisation de ceux qui règlent les intérêts du monde dans ses diverses subdivisions. Ceux qui décident avec tranchant. Ce n’est pas une condamnation habituelle, comme avec le tribunal, les parties qui s’affrontent, les interminables séances d’accusation, et la défense qui peut encore sauver ce qui peut être sauvé. Ici, la condamnation a été scrupuleusement décidé en amont de torts éventuellement avérés, avec une défense de trois fois rien, et un dossier si mince. Ici, il s’agit de supprimer une sorte de monstruosité reconnue comme telle. La présence du condamné n’a jamais même été rendue obligatoire lors de la reconnaissance de la monstruosité.

Alors une partie du corps du condamné s’est détachée.

 Par l’effet de la surprise autant que par l’insensibilité du supplicié, le visage n’exprime rien sinon cette sorte de saisie vaguement douloureuse, plus proche du pressentiment d’une fin imminente de cet état qui ne peut être que passager, tant la violence est maintenant manifeste, que parce que le condamné n’a jamais traversé l’épreuve de la souffrance.

Le condamné a été reconnu comme relevant de la monstruosité avant même de connaître lui-même les affres de cette lumière irréelle évoquant un chaos sonore, qui maintenant le paralyse jusque dans ses chairs, et lui sectionne une partie de lui-même. Par un mouvement d’instinct, alors même qu’il ne connaît la raison d’un tel déchaînement de lumière, de plus en plus brûlante, aveuglante, le supplicié cherche un angle de survie.

Et c’est une partie du visage méconnaissable.

Le condamné sent comme un souffle hostile, celui du bourreau. Alors, pour la première fois, cet univers clos devient un lieu de mort. Et le condamné comprend qu’il lui faut sortir, comme dans Pélléas et Mélisande  : « sentez-vous l’odeur de mort qui monte »…qu’il lui faut aller vers la mer.

L’expression de celui qui va mourir, à ce moment, si elle pouvait se décrire, serait celle de l’homme qui serait passé directement de la monstrueuse insensibilité et l’absence de souffrance de celui qui ne sait que respirer, se mouvoir, faire usage de tout ce qui constitue les ramifications profondes de la vie, à la conscience diffuse mais brutale qu’il en arrive au terme.

Déjà, la lumière féroce, et la stridence dans le suraigu des couperets du bourreau. Le sang qui se mêle à la lumière, est un sang de mort.

Aller à la mer, au grand large. Mais le souffle manque. Et le condamné  voudrait connaître les rivages. Aller à la mer profonde…

Alors dans la grande panique d’angoisse et le désespoir blanc des intraitables parois, à la grande surprise du premier bourreau, on peut lire sur le visage lisse du condamné une lumière d’humanité. Le condamné, dans une torsion de tout le visage tranché par le fer, semblant contenir toute la détresse de l’humanité depuis la nuit des temps, fit entendre une horrible volute ascendante de son inarticulé et percussive, le cri de l’Ange Bleu…

« …….réveille –toi

                                   ça y est, c’est fini, on a aidé le fœtus à passer… »

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Jeanne montre sur scène une pancarte écrite rouge sur blanc :

« MORT A DONNER PAR PRESCRIPTION »

L’oubli gagna…

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25 janvier

Comme de l’ivoire, du cristal, les séances d’animation que je donne à l’Ecole de la Bornala relèvent de trente années de souplesse acquise…

« Mon amour absolu, non euclidien »… C’est vrai, j’entame un cahier neuf…je deviens forcement lyrique…

Ev ne peut venir à la Dégus. Entre quelques timides amorces du printemps qui ne nous quitte pas, les bouquinistes. Un livre d’Alain Barandard «  la Cathédrale de Chartres dans tous ces états ». Une préface de Georges Pérec, pleine de cet humour de mots détournés, de sonorités pures (« idéaliser le Beau Essentiel et la Beauce »)  de distorsion de sens, comme dans le meilleur John Cage. Les illustrations, sinon les véritables compositions de Barandard, me ramènent à l’esprit le plus vif de Tati et aux pétillances de Charles Trenet. Un bonheur rare dans la profusion des livres d’images. On y apprend que la Beauce, bosse, bossu, Bossuet possèdent  une racine commune du Carnute bos qui veut dire promontoire, excroissance, peut-être plus noblement, élévation. Et jusqu’à Booz endormi, même en érection.

 Barbarin m’assure qu’au Moyen-Age, les bougettes étaient de petits sacs qu’on portait avec soi, contenant l’or, l’argent, les valeurs privées, comme aujourd’hui nos sacs à main ou nos besaces. Par un curieux renvoi d’usage, le mot d’origine française est tombé en désuétude, mais continua de vivre en Angleterre, et de retour en France, on parle aujourd’hui de budget…

31 janvier

Les Concerts Lamoureux fêtent quelque chose comme cent vingt ans d’existence (1881), ce qui en fait le plus ancien, mais surtout le plus prestigieux des orchestres français, ayant crée la Mer, mais aussi des symphonies de Roussel, de Magnard, le « scandaleux » Boléro et des œuvres de Stravinsky (Le Sacre !)… Dirigé par Markévitch, il pouvait être l’égal des meilleurs ; les articulations et les phrasés sont reconnaissables entre tous. La sophistication des techniques d’enregistrement favorise aujourd’hui la tenue des cordes graves, et donc, d’un univers plus proche de Mahler, de Tchaïkovsky, du répertoire germanique. Il reste l’orchestre des grandes créations du Paris  ville phare de la première moitié du siècle.

3 février

Ce matin la lumière sur la colline du Château, pour une promenade improvisée avec Céci ; du haut du cimetière, on voit jusqu’au massif des Maures, au-delà de Cannes. L’aplomb sur le bord de mer donne à ce lieu un véritable aspect de cimetière marin, inattendu. Dans l’après-midi, un hommage à Wagner, dans le jardin des critiques. Le « wälse » de Lauritz Melchior,  interminable, au bout des possibilités du souffle humain. L’homogénéité du timbre, la rigueur de ton, font oublier qu’on est aux limites des possibilités de l’aigu. Cruelle pour Ramon Vinay face à Melchior, la confrontation n’est déjà plus supportable avec d’autres. Pour parachever dans le légendaire, c’est Lehmann qui est Sieglinde ; un après-midi ventée au bord des larmes…

Hier, déjeuner  avec Henri et Eugénie dans un resto afghan de la vieille ville. Un bel après-midi, froid et venté ; nous descendons quelques verres de rouge à la Dégus, jusqu’à la tombée du jour.

5 février

Et si on s’était toujours trompé. Si le temps ne s’écrivait pas en fractions d’espaces

8 février

Depuis quelques jours Bernard a mis le « catalogue des clameurs, des angoisses et de la folie humaine dans la musique de 1945 à l’an 2000 » dans le site ; travail qui m’avait pris plusieurs mois de rêveries, de pensées sur le son, sur une unité possible des créations contemporaines, au travers de cette dominante qu’est l’angoisse et la folie d’une manière générale. Dix ans plus tard, j’aurais réalisé les mêmes choix. Je considère ce bloc de cinq heures d’anthologie musicale comme une œuvre nouvelle, une réappropriation à la manière de Berio dans sa Sinfonia.

Papa aurait aujourd’hui quatre vingt onze ans. La mort ne laisse que quelques traces, le silence.

11 février

J’ai longtemps cru que la mort devant Dieu n’était qu’un pari comme indiqué par Pascal. Que la mort n’indiquait que la voie de l’espérance. Sans autre garantie justement que ce pari fou de tout tenter pour donner un sens qui transcende la condition de mortel. A la question « si Dieu n’existe pas, alors tout est possible, au-delà des lois », la voie kantienne, elle, ne donne à espérer, au travers d’un impératif catégorique : « tu dois faire ce qu’une  conscience supérieure t’ordonne de faire, au seul nom de la dignité humaine », qu’un maigre champ d’action. Avec Kant, on se retrouve comme au temps de l’Ancien Testament, du temps de l’obéissance aveugle aux lois, parce que la loi est la régulation d’une nature désordonnée. La seule liberté est de se conformer, non pas forcement par adhésion, mais parce qu’il en va de la bonne marche de tous. Quel orgueil que de croire !  que  de pouvoir imaginer, au-delà de ma misère, que cette étincelle à peine jaillie dans l’océan sidéral, serait derrière le voile des illusions et des apparences terrestres, l’enjeu de forces qui feraient que derrière ma mort physique, un autre théâtre enfin, révèle une vérité, comme après un long temps de sommeil et d’un jeu destiné à me rendre digne d’accéder à de plus hautes sphères, se présentait enfin devant le voile déchiré.

Désespoir de la conscience sur la barque fragile des paradoxes terrestres,  ballotés entre la foi en une harmonie, en la force de la lumière dont l’ombre n’en  serait que la privation, du mal qui ne serait que la conséquence privative du chemin juste ( ce qui justifierait, selon l’optique leibnizienne, l’existence du mal comme nécessité et preuve du rayonnement du bien), et la tentation de ne voir sur les théâtres de la vie qu’un magma informel de faisceaux de forces physiques dépouillés de sens, et assurément, au-delà de la commune conscience de la morale des humains.

Solitude de la conscience. Le chemin de foi humaniste pose un baume sur la misère, et déplie la morale du bien par orgueil de l’homme enfin déifié, la solitude de la conscience serait cette échelle de Jacob où un va et vient invisible se ferait entre l’humain qui se hisserait vers une improbable perfection, et Dieu qui lui-même descendrait les marches vers la parfaite condition humaine.

J’en reste au plus proche de ce Prisonnier de Dallapiccola, qui porte le beau sous-titre de « torture par l’espérance »

16 février

Ces temps-ci je n’ai que quelques appels d’Evguenia, dont un, hier après-midi, qui m’a fait plaisir; elle a quitté son emploi au tennis de Vauban, en attendant un vrai travail durable. Elle s’isole, elle profite de son amie Elina.

Le temps est au mieux. Avec Eugénie nous déjeunons à la « friterie belge », dont je lui parlais depuis longtemps ; c’est un vrai bon moment, tout est parfait ; on est loin de la concentration frénétique du centre ville, on semble comme aspirés par le dévorant couloir de la Madeleine, qui absorbe comme par un vent invisible et un sillon profond toute activité entre le nord et le sud de la ville. Nous en profitons pour flâner dans ce dédale des ruelles dont je parlais l’été dernier, rue Ansaldi, villa Bruegel, les bras de chemins de la vieille route de Bellet ; la lumière d’hiver ne compensant pas malgré  tout l’insolence des contrastes qu’accusaient avec violence les formes végétales et les architectures mêlés du plein été.

Nous nous quittons vers dix sept heures.

20 février

Alors en ce moment rien … des moments épars, des fragments de printemps qui  craque.

Dans le film de samedi, « la peau de chagrin » (de qui ? j’ai  manqué le générique), on oublie pas que Balzac a beaucoup d’humour, du moins il donne un sens qu’on ne perçoit pas toujours immédiatement. Cette peau de chagrin achetée en Orient, écrite sur un cuir, fruit d’un  croisement de cheval  et d’un âne, donc d’un onagre, résume vite le caractère de Raphaël de Valentin, sorte de synthèse de la plus belle conquête de l’homme et de l’âne.

Un autre film, plastiquement très réussi de Caroline Champetier sur les amours de Berthe Morisot et de Manet ; cette année est décidemment entrée dans le monde de la peinture. Magnifiques noirs de Manet ; avant Soulages, il aura reconnu l’utilisation du noir comme thème et tonalité centrale.

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Un petit livre sur Janine Reiss, le maître de chant et l’ami de Maria Callas, et de tant d’autres. Le livre a le mérite d’exister ; on sent pourtant, avec déception, qu’il est écrit par un auteur qui est éloigné de la passion du lyrique ; l’ouvrage aurait simplement pu n’être qu’une collection des paroles  de l’enseignement de cette grande dame. J’ai l’impression, modestement, de retrouver, au fil de ses écrits, un peu de mes intuitions dans beaucoup de ses vérités.

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La pureté des émeraudes colombiennes ne se conçoit pas sans cette fêlure très caractéristique au cœur de la pierre. Comme une sorte d’état d’âme…

……………. le Mont Saint Michel n’a pu être construit que grâce aux pierres apportées  par radeaux depuis les îles Chausey.

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Autour de la décision historique du Pape de renoncer à sa charge, on rappelle les traces qu’il laisserait d’un pontificat frileux, sourd aux exhortations des modernistes (ses position sur le mariage « pour tous », sur l’avortement etc). Pourquoi l’Eglise devrait-elle être moderne ? Comme pour l’Echelle de Jacob, le choix est de faire descendre Dieu vers les hommes, ce que ne manque jamais de nous rappeler les généticiens, les scientifiques qui nous parlent d’une espérance de vie de deux cents ans et plus, d’ici à la fin du siècle, de cette idéologie du progrès sans relâche, de l’homme qui tâtonne dans le noir etc… ou alors, ce qui est la montée de l’Echelle, le choix de hisser des valeurs que l’Eglise représente depuis qu’elle a stabilisé et accompagné cette civilisation dont nous faisons partie, à même de nommer ce qui reste de sacré dans le cœur des humains, cette étincelle susceptible de divin. C’est tout son rôle et rien que cela. L’Eglise n’a pas d’autre mission que de rappeler cette différence. Voilà l’alternative, faire descendre dieu vers les hommes ou tenter de faire approcher l’homme de dieu. Peut-on réellement demander au religieux de se tenir sur le même socle que le Parti Communiste ? Il  semblerait, malgré les  pressions politiques de ceux qui sont hors de l’Eglise, que celle-ci  ait fait un chemin de conciliations autrement plus conséquent sur la voie des problèmes sociaux et humains que n’en ont fait les autres religions du Livre. Dieu doit-il donc toujours être dans le Temps ?

3 Mars

Beau dimanche, le dernier avant de retrouver le Conservatoire demain. Sur le chemin de Magnan, assise sur un banc, une jeune femme, plutôt une adolescente qui me regarde si intensément que je sens une forme de désarroi qui m’attire au point de lui proposer de faire un morceau de chemin jusqu’à la vieille ville. Elle se prénomme Gaëlle.

4 Mars

“ To be or not to be”… que l’on traduit habituellement pour le bonheur de la consonance par  « être ou ne pas être »… Ce qui est une grave faute de traduction et par là même de sens. En Anglais être ou ne pas être se dit « « to be or not », sans redoublement du verbe. Il y a juste un petit problème de point invisible : on devrait ponctuer To be or not. To be.  Ce qui nous donne : Etre ou ne pas être. Etre… Heidegger ne s’est pas posé la question, du moins n’a-t-il pas écrit sur le sujet. Il aurait apprécié le correctif…

NOUVELLE 2

Dumontet était une sorte de Tartarin. Grand parleur et buveur de Château Margaux à ses heures. Frustré par une profession qui n’avait jamais mis en valeur ses appétits de connaissance et sa soif d’aventure, comme beaucoup de ces petits hommes solitaires, bien que très sociables, il vivait depuis toujours avec sa sœur. L’amour des voyages l’avait appelé de longues années avant le début de ce récit. Il se trouvait en ce temps là dans une contrée difficilement situable, hors de la sphère d’influence inca, au plus profond de ces forêts où l’humain a une part toute relative en regard de ces immensités végétales qui vous pénètrent jusqu’à ce que vous sembliez vous fondre en elles.

La sensibilité de notre voyageur était proche de celle de Roderick Usher ; maladive en tout ce qui touchait les choses de l’esprit ; vivant comme le vieux châtelain, avec une sœur qui était tout à la fois sa seule famille et sa confidente depuis si longtemps, que le seul frôlement contrariant d’une corde de sa harpe mentale pouvait occasionner des désordres importants dans son âme. Ainsi, un soir qu’il avait déjà sacrifié abondamment à son vin de Margaux, il  brisât  le dernier flacon d’une grande contenance, équivalent de ces immenses bouteilles de Champagne qu’on sert pour les grandes occasions. Il passa une partie de la nuit à récupérer les débris épars de tout le contenant réduit en morceaux, traquant le verre jusqu’au fond des plis du parquet, épongeant le liquide noir qui filait comme conduit par de larges veines invisibles qui mènent vers les espaces sans freins de toute la chambre, comme un courant dont la force ne reconnait plus aucune limite, un tsunami de Château Margaux se répandant dans le lieu le plus saint, le plus intime de Dumontet et de sa sœur. La nuit suffit à peine pour réduire les traces de cette catastrophe domestique. Au fond du lit, les yeux rivés au plafond, le cœur tout à la fois battant plus fort qu’à l’accoutumé et plus encore chagriné par la perte du vin que par ces espaces entachés de marques indélébiles sur les sols et une grande partie des murs. Plusieurs nuit durant, il eut du mal à s’endormir,  dans ce même état mêlé de remords et de regrets confondus, comme enivré par la forte émanation, prégnante, du caractère du Margaux, comme une immense tache diffuse dans son esprit fébrile.

Dans l’immense forêt de cette aire géographique mésoaméricaine, peut-être était-ce plus au sud, vers la zone équatoriale de Colombie, Dumontet, comme tous ceux qui voyagent, était en quête d’un supplément de lui-même. La décision de venir dans cette partie du monde, qu’il ignorait encore, devint irrésistible. La saison des pluies, seule, pouvait rendre regrettable de partir à ce moment de l’année ; l’opportunité d’accompagner deux Français ayant déjà l’expérience de ces inquiétants et dévorants espaces eut raison des dernières hésitations de Dumontet.

Cela faisait plusieurs jours que nos explorateurs se trouvaient sur le territoire vierge de ces contrées gigantesques. Notre aventurier était heureux de s’être joint à ces voyageurs expérimentés, mais son idée était d’aller à la rencontre des légendaires indiens Warakiris, groupés en tribus, dont Dumontet avait aperçu des photos jaunies, prises durant une exploration du britannique Wesley  Al Johnson dans les années 1902-1903. On les disait cruels, sauvages et n’ayant jamais rencontré de blancs, ni même su s’entendre avec les hommes de  tribus du même espace géographique. Des indiens qui attiraient l’intérêt des scientifiques et des sociologues, mais que tout le monde redoutait de par l’immense difficulté de les approcher sans se donner une stratégie de repli en cas de danger. D’où la réelle ignorance que nous avions jusqu’à aujourd’hui des habitudes et des véritables intentions des hommes de cette forêt qui inspiraient plus de crainte et de méfiance, comme c’est souvent le cas, lorsqu’on n’en mesure pas la mentalité dans ses profondeurs.

Les trois français naviguaient sur leur pirogue, longeant d’énormes blocs de végétations, aux feuillages drus, aux branchages hostiles comme des contorsions de serpents larges comme des cuisses, et démesurément longues.

Ils accostèrent sur une berge. La clairière, en lisière des masses touffues, laissait la possibilité d’installer un camp de départ pour l’exploration. Très vite, Dumontet sentit le besoin de s’installer à la proue de l’aventure, au cœur des choses de l’inconnu. Il n’avait pas le sens de l’analyse des lieux, l’approche de la science des humains ; son objectif était d’embrasser cette large part de nature qui s’étalait là, avec ses gigantesques écrans de masses vertes, ses hululements d’oiseaux qui faisaient déjà frissonner alors que le jour n’avait pas encore fléchi.

Plusieurs jours passèrent, que les naturalistes mettaient à résoudre des problèmes de végétaux, d’espèces rares qu’ils enregistraient, qu’ils nomenclaturaient parmi les myriades de trouvailles de cette flore incomparable. Les nuits étaient affreusement désorientantes, dans ce maigre espace aménagé. Les couinements d’oiseaux dont on n’imaginait ni la forme ni la taille ; tout au plus, on en imaginait la proximité, à proportion des cris plus ou moins paralysants  de certaines espèces. On aurait cru, si un attentif chasseur de sons avait accompagné l’équipée, pouvoir enregistrer un univers glacé qu’aucune oreille n’avait jamais saisie, un catalogue de sonorités vivantes, comme on aurait pu en entendre avant la présence des humains sur la terre ; un catalogue aussi précieux que l’anthologique analyse et travail de collecte de plantes que faisaient nos explorateurs. Dumontet n’aimait pas cette première nuit, confiné dans un état de  semi veille, avec la nécessité de lâcher complètement son sommeil afin d’avoir l’éveil suffisant dès le lever du jour.

Au troisième jour, Dumontet sentit qu’il était temps de prendre l’assurance nécessaire, de s’enhardir. D’après ses estimations, il ne devait plus être bien loin de la zone d’habitation de Warakiris. Il avait longé les grands massifs, repéré les passages de bras de rivières qui venaient à se scinder en plusieurs cours sinueux et d’une turbulence dangereuse. Il avait noté la hauteur des plus hauts arbres, à la densité telle que la lumière semblait ne pas les traverser. Et puis des bruits ; cela commença par une impression qu’une présence habitait la forêt.

C’est là qu’il prit la décision de céder à cette curiosité d’approcher, même de loin, ces fameux indiens aux mœurs qu’on disait aussi archaïques qu’elles exerçaient une fascination certaine sur ceux qui tentaient de plonger dans la sphère étroite de ces tribus.

Là encore, des bruits ; la certitude qu’une sorte d’onde indéfinissable émanait tout près. Non pas ces cris glaçants, ces roucoulements feutrés, voire ces feulements auxquels finalement la solitude et l’imprégnation progressive au règne immense de ce végétal absolu vous apprivoise sensiblement, mais une prégnance, comme une ombre qui retient sa respiration.

Maintenant son enthousiasme était mêlé d’une certaine appréhension, se trouvant seul, sans ses compagnons de route, restés à d’autres occupations près du camp. Il s’enfonçait dans des chemins, encore assez larges, pour signifier qu’une piste possible mènerait vers cette onde diffuse, quasi animale qui semblait l’aimanter comme un appel.

Le bruit toujours ; celui de la vie profonde de la forêt, allant de la sensualité ondulante des rythmes du vent, agissant sur toutes les masses hostiles qui enveloppent et constituent le corps même de la forêt, à la mobilité tranchante et soudaine de la faune dont les secrets déplacements et agissements laissaient seule l’imagination deviner des rites, des codes et d’aveugles comportements pour notre raison, privée du savoir de cette vie animale aux multiples règnes.

Et puis la peur. Cette peur venue de la saturation des sons, où jamais la forêt ne distille même un simple souffle de silence. L’esprit est comme dans l’obligation de mesurer, d’enregistrer et d’évaluer la signification de ces sons. Une véritable anthologie frénétique d’un monde acousmatique. Et au milieu de cette état de tension ascendante, Dumontet crut s’approcher d’un halo de chaleur, d’une onde indéfinissable, comme si des séries de sons avaient soudain un certain ordre, une mathématiques rythmique différente de ce chaos végétal en mouvement. Il s’enfonçait progressivement dans une travée plus resserrée à mesure qu’il quittait les chemins de repère.

Là, la nuit tomba, avec tout un fracas d’ombre, à la fois oblique, serrée, et en harmonie avec les retentissants cris de la nuit proche, dans cette lumière cruelle et crue, comme ces stridences qui déjouent avec la vitesse de l’éclair les certitudes que donne l’aigu avant les asphyxies du silence.

Dans les tempes de Dumontet, les Warakiris sonnaient leur danse de mort, de couleurs exaltées, se mêlant, tout en se dissociant par leur percussion répétitive, à cet enfer, où il sentit d’un coup que la sphère de ses certitudes vacillait, à même cette nuit qui envahissait.

La nuit, la peur. L’orage … d’abord progressif, puis dominant tout cet univers,  il fracassa de longues minutes, que Dumontet sentit au plus profond de lui ce qu’un naufragé doit ressentir dans l’intensité du désarroi. L’assurance de la mort prochaine, les affres de cette solitude qui n’aurait d’égale que celle de celui qui vient à naître, si toutefois il en gardait la conscience en entrant dans ce monde.

Il vacilla. Sans sommeil ; comme tétanisé par la fureur du monde qui entrait en lui. Des images des Warakiris lui venaient, plus oppressantes dans sa fièvre, des danses de rites de réducteurs de têtes, des chants dont il ne savait plus si ils étaient le fruit de ces masses naturelles incontrôlées ou de cette onde ordonnée qui semblait tout près, derrière un mince rideau qui le séparait de la fureur humaine. Au matin, la forêt rendit tout le volume de pluie, de parfums fauves, qui descendaient presqu’avec douceur sur le visage de Dumontet. Lentement, il reprit le chemin qui n’en était plus un, si étroit qu’il ne pouvait évoluer avec aisance dans la densité de cette partie de forêt. Une peur nouvelle s’installa. Lorsqu’il avançait, une longue trainée de sons aigus et continus semblait le suivre comme des yeux qui vous guettent. Il s’arrêta et retint son souffle. La trainée des sons également, comme si cette ombre abstraite emboitait le pas de Dumontet à distance. Reprenant le cours de sa marche le sillage sonore reprenait aussi ténu que les pas de Dumontet. En arrêtant à nouveau sa marche, il n’entendait que le profond halètement de son impuissance, mais les sons se taisaient. Ceux –ci ne semblaient préoccupés que par le tracé que faisait Dumontet et qu’il était devenu la tête de proue d’une horde d’esprits qui épousait le chemin, restant strictement  dans son sillage. Durant un temps qui lui parut interminable, se retournant, s’arrêtant, l’alternance des sons continus et le silence, selon qu’il marchait ou qu’il faisait halte, continua. Les esprits intérieurs de la forêt étaient sur les pas de notre homme. Une véritable jungle acousmatique allait au rythme qu’il adoptait, en son stridents, continus, quasi zébrés. Dès qu’il arrêtait son pas, seule la vie vertigineuse, à laquelle il commençait à s’accoutumer, se faisait entendre.

Alors la lumière se fit plus intense, on approchait d’une clairière au vert intense, mais plus dégagée que ces sentiers asphyxiant rencontrés depuis la nuit.

Ayant ôté son kway, Dumontet respira d’une large brassée l’air saturé de végétal, gorgée d’humidité venimeuse. Il avait repris lentement le cours de sa marche ruisselante, dans la clairière enfin dégagée, et dans un soulagement mêlé d’incrédulité, dans un quasi silence assourdissant, s’arrêtant parfois pour recevoir à chaque pas la confirmation de sa délivrance,  il n’entendit plus les voix des esprits. Il savait qu’il ne les entendrait plus.

Le frottement continu du tissu, et les crissements aigus tout en glissandi  du kway sur les feuillages et les branchages à l’épaisse densité, ne se  firent tout simplement plus entendre dans la sphère auriculaire de Dumontet. Les démons s’étaient tus. Il regagna sans trop de mal le rivage de ses semblables et de Château Margaux.

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19 Mars

Parménide : « l’homme est la mesure de toute chose », c’est déjà faire entrer l’homme dans l’humanisme, loin peut-être de Platon qui entrevoit un monde idéal, donc une architecture divine, hors du monde.

Ponge : « les architectes comme les poètes, sont des artistes. En tant que tels, ils voient les choses dans l’éternité plutôt que dans le temporel. Pratiquement, ils se défient de la mode. Je parle des meilleurs d’entre eux. »

Si on relie les deux pensées, c’est Francis Ponge qui est plus complet que Parménide dans sa définition des hommes. Au-delà d’une mesure de toute chose, globale et sans autre référence orgueilleuse que de se situer comme déjà  futur maître de la nature, Ponge dissocie l’univers des poètes, des artistes  et des architectes qui voit un peu comme Platon, vers un monde idéal, ou du moins un monde qui serait le meilleur possible, et de l’autre les scientifiques, ceux qui tâtonnent pas à pas vers un progrès immuablement continu, et sans fin, gérant des besoins immédiats, à la mesure de l’homme, centre et hiérarque suprême dans le monde naturel, sinon peut-être, en bout de parcours, celui d’espérer s’installer à la place divine.

1 Avril

Par un effet de métanoïa, je repense au temps du Message Biblique Marc Chagall, que je n’arrivais pas à aimer. Il se trouve qu’aujourd’hui, revoyant des affiches à la Librairie Massena, trente cinq ans plus tard, les maladresses et les fautes d’harmonie me paraissent d’un chromatisme attendrissant. Parfois jusque dans cet équilibre d’illustrateur de l’orient et de l’occident. Ces bleus purs, sans mélanges, cette tête renversée du peintre dans l’hommage exultant à Bella, et puis le pays vençois à mi-ciel, les crénelures des remparts de Vence…

Ces jours ci j’ai revu Evguenia ; elle a grandi, son visage prend de la matière, une sorte de ciselure des angles, les joues se remplissent plus encore ; peut-être est-ce l’effet des cheveux qu’elle a coupé parce qu’elle en perdait par poignées ; une véritable poupée russe, la peau saturée de cette blancheur toute à la fois diaphane et d’une matité qui n’appartient qu’à elle. Nous nous sommes réconciliés après une soirée qui a fini dans des excès de boisson, des paroles dures et une fâcherie bien compréhensible.

Ce vendredi d’avant Pâques, elle a reparu à la terrasse de la Dégus où j’étais avec Eugénie et quelques autres. Elle s’est assise près de moi, nous avons parlé le plus simplement du monde ; je crois qu’elle ne me tiendra pas rigueur de cette trouble soirée de fin Mars.

Cette fin de fête pascale est plutôt brouillonne, avec des alternance d’azur qui tient du prodige de profondeur, des glacis de gris qui rendent nos paysages à Villeneuve, proches de l’harmonie de Corot. Mon esprit est de même, chaotique, comme d’une fragilité de cristal. J’écoute les Schumann de Fassbaender, le roi des aulnes aussi ; décidemment c’est assez gris. Hélène est revenue d’une semaine à Marrakech ; d’après ce qu’elle m’en dit, elle n’a guère quitté le périmètre de la grande place, donc elle a été encadrée dans le périmètre à touriste durant tout le séjour ; enfin j’aurais préféré, à l’attrait inévitable qu’exerce Marrakech, qu’elle fasse un tour à Rabat, qu’elle me rapporte des images de mon enfance, des abords du Bou Regreg, des collines alentours de l’Institution de La Salle, le quartier de la cité Mabella de ma toute première enfance, l’avenue Mohamed V, la plus belle du monde quand j’étais enfant, la librairie « Horizons »… Peut-être que c’est un projet qu’on pourrait retenir; un pèlerinage que malheureusement je n’ai jamais réalisé avec maman ; on se disait qu’un jour viendrait, qu’on reviendrait sur nos pas. Le temps a passé, nous n’avons plus revu le Maroc depuis 1965. Mon père n’y est jamais revenu.

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Clara Schumann disait ne pas aimer, et surtout ne pas comprendre, le final de la neuvième de Beethoven ; comment se fait-il que Robert ait écrit une magnifique pièce de « l’album pour la jeunesse » sur le thème de ce final ?

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9 Avril

Bernard a passé la soirée à Villeneuve. Il est arrivé la veille, seul en moto ; ça me fait plaisir qu’il ait connu ma maison, et puis nous avons passé une belle soirée arrosée. Le lendemain, samedi, profitons encore d’une belle matinée, déjeunons dans le Vieux, et restons à la dégus jusqu’à la tombée du jour. Ev et Aurélia se sont jointes à nous, puis Denis.

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Une phrase de Lacan, que je connaissais, mais qui aujourd’hui prend tout son sens : « l’amour est quelque chose qu’on n’a pas, qu’on donne à quelqu’un qui n’en veut pas »

11 Avril

De l’Enéïde et de l’Odyssée j’ai toujours penché vers la sensibilité de Virgile. Est-ce un souvenir lointain des péplums des années cinquante, est-ce mon affection pour Berlioz ? Dans la poésie, la traduction est si importante qu’on ne peut rien en espérer. Je regardais sur le coin d’une table à la terrasse d’un café un volume du Théétète de Platon ; il n’y a rien dans la traduction qui ait valeur littéraire, du moins qui ait valeur philosophique de style, comme peut l’être Leibniz, Descartes ou Pascal. Edgard Poe, exceptionnellement, semble avoir été écrit dans notre langue, par le miracle, pour nous, des traductions de Baudelaire et de Mallarmé. Mais c’est l’exception qui confirme bien qu’on ne pourra jamais traduire dans « Pli selon Pli », pourtant déjà réapproprié  par Boulez (mais avec l’art des sons qui ajoute à l’original), le fameux « je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée », miracle d’osmose des mots et des sons. La transcription par la voie musicale est plus fidèle à l’esprit de Mallarmé qu’aucun traducteur ne pourrait le faire littéralement du Français en une autre langue.

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D’UNE SCENE D’UN « CAMIER »

Camièze !?

Camiez !!  ça fait mille fois !…

-tu es là ?!

Je réfléchis

Sais-tu, Armstrong est mort !

Tant mieux, ça devait arriver, non ?

Mais comment…

Il n’avait qu’à pas se droguer.

…(très court silence)…mais non, pas lui !

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Neil Armstrong ! la lune! Ah ! ça nous ramène à toute une époque.

tu te souviens !

Oui, j’attends toujours les photos. Ma tante voulait faire un cliché ;

au moment de l’alunissage. On a attendu longtemps, toute la nuit.

j’avais la télé depuis peu de temps. Au moment de mettre le pied sur le sol, j’ai déclenché. Il reste un noir et blanc où l’on voit ma tante qui ferme les yeux, et l’écran tout gris, vide, rien…On a manqué l’évènement. Je sais bien, aujourd’hui on peut voir ça en trois dimensions, en couleur, et tout comme en direct. Ce ne sera jamais une photo de nous sur la télé de l’époque…. Enfin quoi, ce sera jamais le vrai moment. J’ai gardé la photo, quand même, pour ma tante.

(il cherche, et montre enfin la photo)

-Ah ! …la lune a-t-elle changé ? comment savoir…

-mais c’est là qu’on voit que le temps a passé sur nous…une photo en dit plus que l’analyse de la surface de la lune

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17 Avril

Cécilia est à New-York. Je l’ai conduite à l’aéroport hier matin, il faisait encore nuit ; elle avait avalé des cachets contre l’insomnie ; elle se souvenait à peine d’avoir embarqué ; j’étais très peiné qu’elle fut si angoissée et de la voir se mouvoir avec tant de difficulté. Le moindre de ses gestes était comme une souffrance, un peu comme cette douleur que je ressentais de la voir partir si longtemps. Hélène m’a laissé un message qui me prévenait qu’elle était enfin arrivée. Je la reverrais seulement dans deux mois.

Les quatre jours qui ont précédé, je ne suis pas rentré, sauf au petit jour, quand on ne pouvait m’héberger. Je suis parti dans une dérive proche de celles que j’ai pu connaître dans les années 70. Ce retour en force de la boisson, cette dispersion qui est la mienne, a des raisons à trouver dans mes relations devenues difficiles avec certaines personnes ; Cecilia qui part pour ce stage aux Etats-Unis, pour tout ce temps ; puis Il n’y a plus cet enthousiasme, cette joie simple qui était encore la notre quand je rencontrais Ev à la Dégus, ou ailleurs. La triste soirée de fin Mars a du laisser des traces. J’ai rencontré d’autres filles, d’autres jeunes étudiants, les  tablées se rapprochant souvent quand le soir tombe. Mais les lendemains sont durs, les réveils revenus à ce temps que je croyais dépassés, des années qui ont précédé 2012. Ces débuts de vacances de printemps avaient pourtant bien commencées avec « le Château de Barbe-Bleue » à l’auditorium de Monaco. Matthias Goerne a été fabuleux, tout en rondeur, en liant, que je ne saurais me souvenir d’un Barbe-Bleue plus impérieux  que le sien. Michelle De Young était Judith, belle, altière, fragile. Le retour s’est fait avec la navette prévue par le Printemps des Arts. Avec Eugénie, vers l’arrière du bus, le décor de la moyenne Corniche, tout en féerie, serpentant de lumière sur les Corniches et traversant les villages déjà endormis, a ajouté à la magie de ce début de nuit. Mais arrivés à Nice, la nuit de boisson a évidemment pris un autre caractère.

27 Avril

Depuis deux jours la pluie est revenue, comme l’expression de cette fin de vacances, sans Cecilia, sans la force de rentrer lundi au Conservatoire. J’ai malgré tout écrit presqu’autant qu’en Mars. L’après-midi d’hier à la Dégus était glauque, d’une lumière poisseuse ; toujours des filles aux tables voisines, des étudiantes, des stagiaires, des lycéennes de Masséna. J’ai revu Dominique en fin de journée, Evguenia avait un peu bu, la pluie est tombée.

28 Avril

 l’an dernier je parlais des quartiers concassés, traqués en tronçons que j’aime toujours traverser du côté de Magnan. La « friterie belge » va disparaître aussi, quand le patron trouvera un repreneur sérieux. Ce sera encore un peu plus de l’âme de ces secteurs universitaires qui disparaitra. Ce matin, le soleil est encore très bas, il transperce les feuillage des arbres qui semblent fumer de lumière blanche, le boulevard de la Madeleine est si calme qu’on entend même les oiseaux à plus de neuf heures du matin ; Le petit vin d’Alsace n’a pas de prix dans des moments si rares.

2 mai

 Hier, fête de Roba Capeo par un temps estival ; les femmes rivalisent d’inventivité avec des chapeaux en papier, des chapeaux de fleurs, de cuirs bariolés, d’ombrelles multicolores ; les canettes de bière commencent à sortir, la soupe de poisson, comme le veut le tradition, est en train de mijoter ; j’ai prévu, pour ce banquet presque improvisé, un coteau de bordeaux que nous partageons avec quelques amis de la Dégus ; le soleil est maintenant estival. Je préfère m’éclipser avant la trop forte concentration de musiques, et l’ivresse rapide qui ne manquera pas de venir avec une lumière si intense. La mer est turquoise, les filles en fleurs.

6 mai

 Ponge dit d’Aix-en-Provence qu’au-delà de ses paysages lumineux, dans le nom même, il y a la signification de la ville. L’A de la Montagne Sainte Victoire, l’I du jaillissement des ses eaux, et l’X du croisement de ses chemins,  de Rome, de la Maison d’Anjou et de celle de Provence, mâtinées d’un peu de Sarrasins…

mi  Mai

ce matin , sur le parking , un oiseau (je ne sais quel oiseau , mais vif et petit, la gorge noire , le col bleu) s’est promené sur le pare-brise , puis s’est blotti sur le côté de la portière, où la surface est très réduite, et a fait un va et vient incessant et terriblement rapide, entre cette surface et le miroir du rétroviseur , sur lequel il prenait appui, et la bordure supérieur du montant du rétroviseur. Entre les deux, son petit corps d’oiseau vif se regardait dans le miroir et ne devait pas comprendre qu’il s’agissait de sa propre image…

J’écoute Penderecki la nuit, souvent, quand les hameaux ne respirent  qu’à peine, que je sens cette nuit qui vient.

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Consultant une série de photos classées dans l’ordi, je me suis aperçu que je n’avais que deux photos de maman, prises avec le portable. Rien en cela de remarquable, sauf que ces clichés ont été pris la dernière fois que je l’ai vue vivante, dans sa chambre de la maison de l’Escarène. Cela devait être autour de la fin Juillet 2011 ; je me souviens que maman avait toujours gardé son esprit malicieux et moqueur, et que pour lui parler de tout et de rien, nous avions commenté les images du mariage du Prince Albert de Monaco, ce qui la remplissait de joie , faisant des réflexions sur les vêtements, les attitudes perçues d’un œil aiguisé sur l’écran, tout ceci observé avec la plus grande désinvolture et d’un rire qu’elle avait toujours quand il s’agissait de singer les conventions. Nous avions donc ri ce jour-là, une dernière fois. Ces photos sont aussi les dernières, un peu comme un adieu anticipé que je faisais ce jour-là, sans savoir que je ne la reverrai plus. Elle portait un de mes tricots d’intérieur, bleu et jaune. Sur les deux photos, on ne situe pas le lieu, on n’aperçoit qu’un fond de mur uniforme de sa chambre, ce qui fait qu’elle est déjà comme dans un lieu abstrait, non reconnaissable, une sorte de portrait final, volontairement pris en plan rapproché, pour une dernière vision d’elle avant de nous quitter.

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Nous avons toujours une alternance de jours de pluies et de très grands soleils. Cécilia a terminé son stage à New-York, elle est à Washington, chez une fille connue en Autriche dans les années 80. Probablement que dans les jours qui suivent j’aurais des nouvelles de son arrivée en Colombie. J’ai rencontré une certaine Isabelle, on se voit assez souvent à la Dégus, nous avons passé une soirée assez arrosée, avec Dimitri, elle, et quelques autres. Je rentre parfois à la nuit bien avancée. Je crois qu’elle est furieuse que je ne sois pas resté chez elle ce samedi.

Avec Evguenia la fracture me semble bien consommée, bien qu’elle fut apparue, brièvement, ce samedi pluvieux, me disant qu’on se verrait bientôt ; en partant , avec Tareq, elle me montrait le parapluie que j’avais oublié, et qu’elle avait récupéré depuis. Je finis de lire un ouvrage sur « Fukushima, récit d’un désastre ». Je me dis que nos petits malheurs, nos spleens et nos nostalgies du temps qui court cruellement, ne sont que des égratignures. A moins de considérer ce problème du temps au-delà, et hors de portée, de tous les incidents de la vie, fussent-ils catastrophiques.

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Lecture de Claude Hagège, « Combat pour le Français , au nom de la diversités des langues et des cultures», clair , sans référence linguistique hors de portée. Un beau pamphlet, de type défense et illustration de la langue française, à faire lire dans toutes les bonnes écoles…

Henri Dutilleux nous a quittés ce 24 Mai. Aucun organe médiatique français n’en a parlé, sauf peut-être dans les marge des journaux télévisés ; le Président de la République n’ayant rendu qu’un communiqué écrit, aussi bref qu’ennuyé, mais après tout, il est des journalistes et des présidents qui ne gravitent pas dans les mêmes sphères où Dutilleux s’était depuis longtemps retiré.

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11 juin

J’ai aimé ces quelques pages d’Armand Robin qui voit en Claudel une espèce d’écriture démiurgique d’avant le Deluge, une sorte d’écriture sacrée d’avant Dieu, ignorant même Dieu , et comme l’inventant à mesure. Je plonge dans sa Connaissance de l’Est, j’espère y trouver de cette sensibilité dont je me sens proche chez les grands réalisateurs du cinéma japonais à son apogée. Violaine est le prénom d’une jeune femme rencontrée à la Dégus la semaine dernière. Ses parents se souvenaient de Claudel. La personne en question est charmante, tant au physique que sur le plan de la culture et de l’intelligence.

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J’ai acquis les six Livres de Madrigaux de Gesualdo : une somme, un univers dont je ne connaissais que le second Livre et une partie du Cinquième, une  Leçon de Ténèbres et un Répons. Stravinsky avait rendu un hommage à ce Prince, assassin de son épouse et de son amant, (le premier compositeur meurtrier de l’Histoire !) pour le quatre centième anniversaire de sa naissance. Inconsciemment, car c’est après que j’ai su qu’il était mort en 1613, j’ai titré, sur mes poésies du mois de Mars, un vrai hommage au quatre centième anniversaire de la mort du compositeur. Donc entre Stravinsky et moi, un point commun nous lie par un musicien si éloigné apparemment de nos sensibilités respectives, sinon que je retrouve, chez Gesualdo, cet abîme d’érotisme à peine voilé, ces gouffres de silence , ces rythmes tout en rupture et ces mélodies brisées et comme aspirées par une urgence de sang et de mort. Monteverdi était le madrigaliste de l’avenir, celui qui, dès le Septième Livre de Madrigaux, allait libérer la voix soliste, concertante, aboutir à l’Orfeo, tandis qu’avec Gesualdo, étonnamment, le genre du Madrigal semble à la fois à son apogée et ne déboucher sur aucune solution porteuse que suivront les chemins du Baroque. Ses dissonances, qui aujourd’hui nous paraissent neuves, et comme proches des sensibilités  contemporaines, restent comme une énigme. Pierre Boulez ne s’y trompait pas du temps du Domaine Musical, où il programmait successivement en un même concert, à la fois Webern, Stravinsky, Bartok , et le finalement atemporel madrigaliste.

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L’été semble, après mille balbutiements, avoir trouvé son allant, chaud, mais sans trop. J’ai des nouvelles de Bernard, qui continue ses périples un peu partout en France et en Normandie. Ce Juillet il devrait se trouver en Autriche. Peut-être nous croiserons-nous quelque part vers Salzbourg…

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Brunelleschi invente le dôme de Florence, mais plus encore, dans sa vision d’urbaniste, il insère définitivement la Place, comme échappée et respiration dans la ville.

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18 juin

Cécilia est de retour. Il fait chaud et lourd, l’aéroport est flambant au soleil couchant. Nous nous retrouvons comme s’il n’y avait eu cette absence de deux mois ; Hélène passe dans la soirée, heureuse de retrouver sa mère.

24 juin

J’ai passé l’après-midi avec Violaine l’enchanteresse. Nous pouvons parler à la terrasse durant des heures. Ce n’est pas la première fois qu’elle se montre d’une grande disponibilité. Littérature, musique, histoire, elle est prodigieuse de répondant et d’une grande finesse d’analyse. Son côté mathématicienne ?

 

NOUVELLE  3

Dans l’univers des bistrots, on ne connait des gens que leur prénom. J’entends par-là le prénom des habitués, des piliers qui se retrouvent tous les jours, ou le plus souvent possible, dans cet univers.

Seul Barbarin porte son nom, sans qu’aucune règle n’ai été décidé par les familiers du lieu, mais comme par instinct, on l’appelle Barbarin plutôt que Jacques ; il faut dire, dans la tourmente de toutes ces appellations, que je l’appelle Camier , en référence à Beckett, et qu’il me répond « comment vas-tu Camier ? », ce qui fait qu’on a la double chance, comme les Dupont, d’entendre parler, lui de moi, et moi de lui, sans qu’on sache parfois de qui l’on parle. Un privilège. Ce qui fait que son nom est comme un surnom. Barbarin le porte comme une décoration, une désignation contrôlée par les amis du bistrot, une appellation du dedans, voire une signature. Une griffe du samedi matin. C’est le moment où les jeux de maux crépitent comme un relâchement, une récréation après une semaine d’absence laborieuse.

 Voilà. Parmi les arcanes des désignations des noms et prénoms, il y a cette logique affectueuse qui fait, que bien que souterrain, chacun sait le degré d’affection, d’intimité ou de respect que le tissage des relations a su dresser dans ces univers de bars.

Jonathan, lui, ne s’est appelé Jonathan que lorsqu’on a découvert qu’il se prénommait ainsi. C’est Eugénie qui l’a su avant les autres. Lui, aurait pu ne pas avoir de prénom, parce qu’en fait, on ne lui a jamais parlé. Il ne parle à personne, il lit. Tous les jours, plusieurs livres posés sur la table, il s’installe face à la Place du Palais, où le spectacle des femmes fleurs, des robes qui volent au vent,  (par ces mystérieux couloirs où le vent a des caprices que nous ne saurions comprendre) , des avocats en robe, mais le plus souvent repliée sous le bras , pressés qu’ils sont de parcourir eux aussi leur bout de chemin sur ce forum, où toutes les rencontres, tous les aboutissants de la ruche des humains semblent se donner rendez-vous. Et Jonathan lit, un œil sur une page, bien qu’on sente parfois que son attention se portât plutôt sur ces robes au vent, sur ces hanches prisonnières ou libres, ondulantes ou nerveuses, suivant la nature des robes et des saisons, de l’audace ou de la retenue de ces merveilles éphémères qui se posent sur cette Place comme sur un podium de grand couturier.

En revanche, Jonathan, s’il a échappé de justesse à l’absence de prénom, est le seul à porter l’uniforme. Du moins, on ne saurait comment nommer cette sorte d’accoutrement, qui tient du costume de pompier, en soie, ou d’autre matière brillante qui en tient lieu, noir et rouge, avec des bandes latérales aux coutures du pantalon, d’un rouge qui tranche sur la sévérité du noir de l’ensemble, et pour finir, des chaussures à mi-chemin entre celles qui lui serviraient en randonnée, et celles que pourraient chausser un soldat d’un régiment des colonies. Un costume proche du zouave. Jonathan porte, comme pour confirmer son appartenance à un autre temps, ou à une intemporalité qui nous échappe, une paire de bacchante à la Goriot, qu’il teignait il y a quelques années, et qu’il laisse négligemment blanche, éparse , et d’un gris sale à certains endroits, depuis qu’il semble avoir survécu à une grave maladie. Il n’a pas d’âge, il semble avoir toujours été vieux. Depuis, il se coiffe d’un bob rouge enfoncé jusqu’au nez, en harmonie avec la misanthropie qui émane de la moindre de ses attitudes.

Nous lui avions accordé de justesse un prénom, bien que certains d’entre nous ne le connaissait  que comme l’homme en rouge et noir. Par contre, comme tous les hommes à uniforme, Jonathan avait une arme, cet appendice qui est comme le prolongement de l’habit de la corporation. Comme on ne savait de quel uniforme il s’agissait réellement, et comme il était le seul au monde à se vêtir avec cette symétrie de couleurs, de formes et de rectitude, cet uniforme, en fait,  étant unique, s’avérait être un anti-uniforme. Donc, n’étant pas pompier, l’arme n’était pas une lance à eau , n’étant pas officier ni flibustier, ni corsaire, quoique le brio et l’austère flamboyance de son habit eut pu y faire penser, il ne portait pas d’arme de poing, ni d’épée. Jonathan était armé d’un appareil photo. En bandoulière, lorsqu’il arrivait au Café de la Place du Palais. La lecture était quasiment le seul intérêt qu’il portât à l’animation des lieux, sauf quand l’instinct lui faisait poser intensément les yeux sur ces robes et ces chevelures qui parlaient la langue du désir, il devenait nécessaire qu’il eut une table en bout de terrasse afin d’avoir deux chaises. Pour les livres, et pour le Nikon. Sa main noueuse et nerveuse parcourait les pages avec fièvre ; parfois un sourire se dessinait, indiquant l’isolement du lecteur malgré l’environnement sonore souvent envahissant. Sa main rythmait parfois comme une battue de chef un paragraphe qu’il semblait souligner mentalement jusqu’à ce qu’on eut pu nous même prendre visuellement part à l’intérêt du passage en question.

Il lisait  des heures entières. Probablement à un rythme peu soutenu, l’animation des lieux inclinant souvent à apprécier en connaisseur le mouvement des robes, les reflets à contre jour des chevelures, mais la nécessité d’être présent à heures fixes semblait, comme l’éternel café /pot d’eau chaude, qui finissait glacé, la condition de ces lectures de plein air. Il lisait, jusqu’à ce moment récréatif qu’il s’octroyait lorsqu’il saisissait le Nikon.

Dans toute école de photographie, ou tout simplement par expérience, on apprend bien vite que l’oeil du photographe doit tourner autour du sujet, se déplacer de quelque manière que se soit, en reptation, en contorsion, pour trouver l’angle de vue le plus satisfaisant. Jonathan, lui, restait assis, rivé à sa table de lecture. Contrairement à ce que Leibniz nous enseigne dans sa vision la meilleure du monde, à savoir que chaque point de vue sur les réalités est dépendante  de l’angle sous lequel nous percevons le réel, Jonathan opérait d’une vision pré- galiléenne. Restant au centre de son univers de lectures, il attendait que le monde, et ses multiples soleils vinssent  à lui.  Il dégainait le Nikon, visait une chevelure, une hanche offerte, une rêveuse alanguie à distance, sans jamais aller vers l’objet même de sa capture d’image. Parfois, on pouvait le surprendre saisissant un pan de mur du Palais, un objet inanimé. Et toujours assis.

Alors, j’eus la curiosité de comprendre la nature  de cette frénésie avec laquelle notre bonhomme déclenchait sur les chevelures, les nuques et autres scènes en mouvements ou statiques de cette Place du Palais, univers grouillant pour qui sait regarder le théâtre vivant des humains,  dans ses formes éphémères et ses couleurs saturées de lumière, unique sous notre latitude. Et nous en rions encore, Barbarin et moi.

Un matin de plein soleil, où les plus extraordinaires créatures défilent avec une densité accrue, après l’orage qui précède, je compris que l’œil aiguisé de notre homme se fut affolé.  Je le suivais du regard, entre le moment où une inspiration lui faisait prendre l’appareil et le moment où il déclenchait. Ce va et vient allait de la crispation du regard du photographe aux modèles féminins, pour l’essentiel, dont il volait ainsi l’image offerte, et je comptais le nombre de clichés successifs. Trente trois, trente six ; trente sept…

Il devint, dès lors certain, que notre Jonathan ne faisait que déclencher dans le vide, d’hypothétiques photos de femmes dont il ne verrait jamais, ni le visage, ni la chevelure, ni le suggéré du mouvement de hanche, pas plus que le port de nuque aussi beau que celui du cygne.

L’appareil de Jonathan étant d’un modèle ancien, bien éloigné des numériques d’aujourd’hui, il était impossible qu’il déclenchât plus de quarante clichés sans recharger, les films argentiques ne dépassant les trente six poses. La chambre noire de son appareil était désepèrement vide.

L’homme à l’uniforme, le pompier sans échelle, sans lance à eau, sans épée,   Jonathan vivait dans ses livres, soldat sans munition.

4 juillet

Les soirées d’été sont douces ; la nuit descend avec des madrigaux de Gesualdo ; en même temps que j’écoute ces perles polyphoniques, je lis l’ouvrage de Denis Arnold sur le compositeur. Le prince de Venosa  donne une image aussi douloureuse que ses madrigaux, mêlant à une mélancolique dépression, une brûlante sensibilité érotique. Comme sa musique, la vie de Gesualdo semble à la croisée de la Renaissance finissante, avec des traces encore lisibles de féodalité antérieure, et le monde naissant de l’allégorie baroque. Dans les « portes de la perception », A. Huxley voit dans le personnage fascinant  du compositeur une figure quasi théâtrale, inspiratrice des plus extravagantes légendes, aussi bien concernant le meurtre de sa belle et jeune épouse Maria d’Avalos, que sur sa nature névrotique. Il y a, entre l’homme  dont la figure s’éloigne de nous  à mesure que la légende s’impose, et sa musique, une distance comparable à la dimension antithétique des Dr Jekyll et Mister Hyde. Il existe plusieurs films qui relatent, de près ou de loin, l’angoissante destinée du personnage, dont un magnifique document, « Mort à cinq voix », tourné à Gesualdo même, de Werner Herzog en 1995.

Gesualdo la nuit, c’est comme écouter le silence douloureux d’une âme fantomatique. Il y a des similitudes, toutes questions esthétiques mises à part, entre les folies respectives de Gesualdo , Schumann et Hugo Wolf, ainsi que dans l’approche marginale de leur écriture musicale, mais chez le prince de Venosa, l’hyper aristocratie de sa vision introvertie nous mène au bord d’un malaise, quelque chose entre un frisson mélancolique et une délicieuse sensation de vertige. Peu de compositeur se sont à ce point resserré sur les seuls thèmes de la mort, de l’amour impossible et de la solitude, menant ces préoccupations en une incarnation parfaite. Monteverdi a montré la voie de l’avenir, il l’a incarné, il a également touché la perfection. Avec Gesualdo, le sillon est resté sans ramification.

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5 juillet

L’œuvre d’un auteur est toujours entre les mains de ceux qui  la transmettent

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Je me suis plongé dans la « Connaissance de l’Est » de Claudel. Dans la partie chinoise, qui tourne autour des saisons, des travaux , des fleuves, des pluies et des temples. L’écriture est, en effet, énorme, comme gorgée de trop de vitalité, d’expressions très recherchées ; on sent une absence totale de spontanéité, du moins l’art de Claudel paraît aux limites de l’enflure, à la dimension des territoires traversés, tsunamique et corrompu par l’échelle et le prisme agrandissant d’une vision qui contrôle dans la métaphore, les paysages et les âmes, sans ôter l’écorce et le vêtement de la parole lyrique qui masquent le cœur de son propos. J’attendrai la partie japonaise… J’écoutais souvent, jusqu’aux larmes, il y a très longtemps la « Danse des Morts » d’Honegger, sur le texte de Claudel, et c’était chanté par Charles Panzéra, le texte poussé à son paroxysme par Jean-Louis Barrault, dirigés par Charles Munch. Cette œuvre aide à comprendre l’énormité de l’écriture et sa complète réussite, si on adhère à la sensibilité de l’ensemble; c’est comme une fresque murale dans une cathédrale gothique, un jugement dernier ; je pense à celui d’Albi, à la cathédrale Sainte Cécile ; on accepte la monumentalité du propos ou on la rejette ; j’avoue que l’association de Claudel et d’Honegger avec Jeanne au bûcher fut une autre heureuse réussite. Il existe un enregistrement d’un concert à la Cathédrale Sainte Réparate, où Muriel Chaney et Alain Cuny étaient récitants. Honegger n’est plus joué à Nice depuis 1976…

« L’Antigone », du même Honegger, perle rare. J’écoutais avec plaisir ce petit chef d’œuvre d’une petite heure ; c’est l’art du fresquiste, concis, à angles aigus, le meilleur de ce qu’on pouvait inventer au plus fort de l’influence de Cocteau dans le Groupe des Six, avec les œuvres lyriques totalement méconnues de Milhaud, « David », « St Louis » etc. Mais je n’aime décidemment pas Cocteau ; j’ai relu le « Coq et l’Arlequin » ou il n’est pratiquement question que des Ballets russes, de Stravinsky  (du seul Sacre, et de sa partie dansée)  et d’Erik Satie. Par le plus grands des paradoxes, pour s’abstraire  des brumes et des sortilèges de l’impressionnisme musical, Cocteau mène l’entre-deux guerre musicale vers de la fausse lumière, vers le cirque, la frivolité (pourquoi pas) et ce qu’on nommerait aujourd’hui l’esthétique de rue. Poulenc , Milhaud et Honegger, dans leurs meilleures productions paraissent bien loin du manifeste du Coq et l’Arlequin.

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18 juillet

J’apprends que Noël Lee est mort ; je l’avais découvert dans les années 70. Il fait partie de ces américains qui adoptent la France, comme William Christie, et ne repartent plus. Son Debussy au piano est longtemps resté référence moderne après les intouchables Gieseking et Marcelle Meyer. Et Samson François. Je venais de retrouver son album avec Christian Ivaldi, à quatre mains, puis les rééditions des mélodies de Fauré avec Kruysen.

Barbarin est à Avignon pour couvrir le Festival, par contre il n’a pas encore écrit sa nouvelle sur « Jonathan ». L’été est venu soudainement ; nous irons avec Cécilia, dans les Pyrénées. Nous aurons un pied à terre près de Pau , le voyage se fera avec Laurence, qui nous logera chez son fils, puis j’espère passer du côté espagnol, vers le Vall de Boï, retrouver cette mythique  vallée catalane, où se dressent San Climente et Santa Maria de Taüll, ces peintures murales romanes au chevet des deux édifices, qui portent dans l’âme, déjà plusieurs siècles avant, comme d’ailleurs à Maureillas, à San Martin de Fenolar, la stylisation et  la densité  de la couleur chez Picasso. 

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Avec Eugénie ce soir, aux Nuits de Vence. Concert de Patti Smith. Toujours aussi professionnelle, spectacle admirablement rôdé, voix intacte. Eugénie n’a pas vraiment apprécié ; quant à moi, j’y retrouve de cette énergie, de cette envergure érotique, qui en fait le pendant féminin de Jim Morrison.

Pyrénées

 

  Fin juillet, début  Août

Lescar. Cécilia avait prévu que nous partirions avec Laurence, amie des Hameaux, en covoiturage, rejoindre le fils de celle-ci dans cette petite ville, à l’ouest de Pau, dont j’avais entendu parler il y a très longtemps, pour la rareté de ses mosaïques de pavement. Elles ne sont pas décevantes. Elles retracent des scènes de chasse, très animées, et dont le personnage principal, muni d’un arc, d’un carquois et de flèches, présente la particularité de porter une attèle à une jambe, suivi de deux ânes qui semblent avoir du mal à soutenir le rythme. Les chapiteaux du chœur sont partagés entre ceux de motifs décoratifs floraux et ceux qu’on retrouve comme toujours, les thèmes d’Adam et Eve, le péché originel, des scènes de fantaisies animales, et à l’entrée ouest, un orgue remarquable, que j’ai entendu retentir à midi, le dimanche suivant. La surprise est venue, après la seconde ou la troisième visite, d’apercevoir une modeste plaque funéraire, ceinturée par l’arc des mosaïques, où était inscrit dans la patine de la pierre, « ici sont inhumés les rois de Navarre… », tous ou presque sont porteurs du nom de d’Albret, François, Jean d’Albret, puis surprise à double détente, le nom de Marguerite d’Angoulême, Reine de Navarre et illustre écrivain… L’auteur du fameux Heptaméron , Marguerite de Navarre, sœur de François Premier, et dont la fille Jeanne d’Albret , sera mère du futur Henri IV, se trouve ainsi inhumé dans ce modeste Lescar qui présente dans son enceinte historique, outre les mosaïques, l’orgue de belle facture, et l’écrivain contemporaine de Rabelais, quelques traces de château ruiné, de tourelles et de murs de défense dans la quiétude de ses ruelles surplombant la ville moderne. Seul, Henri IV, Roi de France, ne fait pas parti du cortège de cet ensemble de monarques.

La chaleur et le plein soleil ont vite suivi le premier orage, le soir de notre arrivée, et ne nous  ont plus quittés durant les trois jours passés à sillonner les Pyrénées de Catalogne.

Lundi matin, Lourdes. Cécilia avait promis à sa mère de venir ici, en souvenir d’un ancien voyage qu’elle avait fait lors d’un tour d’Europe, et de lui envoyer un flacon d’eau de source de la grotte sacrée. L’arrivée en ville est surprenante. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle fût tout en vallonnement, avec des maisons de style, et de couleurs soutenues, à la manière des architectures de stations balnéaires, et également dans ce style si reconnaissable qu’on retrouvera partout dans les Pyrénées. Il faut dire qu’avec les aspirants au miracle, les cars par dizaines, aux flux incessants, les touristes venus des quatre horizons du monde, les myriades de béquilles, l’ampleur de ce lieu saint dépasse le flot qu’on peut rencontrer au bord de mer. La basilique inférieure présente, à ma grande surprise, des ensembles de mosaïques de très belle facture, tant à l’extérieur, que dans les absidioles à l’intérieur. L’esplanade ne désemplie à aucun moment durant cette matinée que nous avons consacré à cette visite. Evidemment, l’ampleur des commerces, (on y a même rencontré un supermarché de la dévotion, un Palais des Miracles !) aux abords de l’esplanade de la basilique est une ombre à la réelle ferveur des pèlerins qui chantent et qui prient, comme en aucun autre lieu en France. Seules, peut-être Rome ou Jérusalem donnent une idée d’une telle concentration de ferveur authentique.

Partis tôt, le mercredi suivant l’anniversaire de Cécilia et de la petite fille de Laurence, sur les routes de Comminges, à la lumière encore crue et rasante, jusqu’à la chapelle romane de St Just de Valcabrère, complètement isolée, majestueuse, quasiment romaine, par le tissage harmonieux de ses cyprès noirs qui l’entourent, comme une guirlande inséparable de l’ensemble architectural. Le portail Nord possède une double rangée de personnages de pied en cap, de grande noblesse, qui relèvent presque du style de la Rome antique. Ce qui prouve que la région du Comminges était bien une route de grands passages et de grandes richesses sur le chemin de Compostelle, confirmée, à une portée de fusil, sur son éperon de colline, par la grande abbatiale de St Bertrand. Dominant la large vallée, avec St Just, maintenant perdu dans la lumière grandissante du matin, l’accès au village n’est possible qu’à pied, comme pour les pèlerins. Le cloître semble tenir dans le vide, tant l’abbatiale domine la vallée, l’orgue, entre autres joyaux du lieu, ne m’était pas inconnu, puisqu’un enregistrement  des Chorals du Dogme en avait été donné par Jean-Patrice Brosse. Nous poursuivons droit vers le sud , vers les sinuosités menant dans ce couteau tranchant de la vallée de Boï, au cœur de l’après-midi. Le paysage est minéral, atemporel, monotone. Nous approchons de ces poignées d’églises si caractéristiques de la Catalogne, où la pierre est dévorée par la fournaise de l’été.

Cardet, le premier hameau, avec sa chapelle, émouvante, dans l’enclos du cimetière, mangé de fleurs, comme celles qui poussent sur l’aridité des volcans , aux pierres tombales usées de tant d’intimité solitaire, d’herbes irraisonnées d’une terre de volcan, car ici, les villages sont noirs, et de loin, si le dégagement le permet, on croirait voir une masse compact de pierres implosées.

Barruera et Errill de Vall, en remontant au Nord de la vallée, plus riants, qui présentent les clochers lombards que nous ne cesserons plus de voir jusqu’à notre remontée vers la France. En fin de vallée, au bout du chemin après lequel il faudra redescendre par la même route, Boï, qui donne son nom à ces lieux, et enfin, le gros village de Tahüll, dans un cul de sac de montagne sublime, où règne les deux perles de l’art roman de Catalogne, San Climente et Santa Maria, montant la garde sur un parterre de fleurs et couronnés par la panoramique majestueuse des Pyrénées. C’est le village qui, à lui seul, avait presque initié la venue et le séjour dans ces montagnes d’absolue aridité. La seule déception de cette première journée est d’apprendre que les fameuses peintures si vives, annonciatrice d’un Picasso extrême,  sont conservées au Musée d’Art Catalan à Barcelone. Seuls sont visibles, à l’abside de Santa Maria, les vestiges que nous laissent admirer les restaurateurs qui travaillaient encore aux enduits et aux brossages des grandes surfaces murales latérales. Ici, d’une manière générale, les catalans sont conscients de la valeur de leur patrimoine, et pas une fois nous ne nous sommes vus refuser le droit de faire des photos.

Nous continuons vers l’Est, par des vallonnements incessants jusqu’à Seu de Urgell, cœur même de ce périple roman. C’est le déclin du jour, la ville est étonnement vivante, avec un cours principal, dont chaque allée est coiffée de très gros arbres, ce qui est comme une oasis dans la canicule de ce début d’Août. Nous logeons à l’Hôtel Nice, et dinons dans un écrin de fraîcheur à la nuit tombante.

Poursuivons dans le haut Urgell, écrasé de soleil dès le départ. Auparavant, nous visitons la vieille ville, encore endormie dans un pays où les matins sont calmes jusqu’à tard, la magnifique Cathédrale , le cloître, le musée diocésain, un diaporama sur les créations enluminées des Béatus, et le joyau de San Miquel, au flanc de l’édifice principal. Tout alentour, les plaines, hier soir se dissolvant dans les vapeurs du crépuscule, sont mangées de cette lumière de feu qui ira crescendo tout au long des jours qui vont suivre.

San Serni de Tavernolès, au bord d’un vieux chemin, où l’on s’attend à voir surgir des serpents sous les herbes vierges, les fleurs sauvages et les orties. Une abside tout en majesté, seule vestige d’un ancien monastère qui dut être actif, vues les proportions de l’ensemble.

Au bout du monde, très haut dans le paysage, à l’approche progressive, se niche ce qu’il reste du clocher qu’on nous présente comme le plus beau clocher cylindrique du pays, où les maisons, et c’est une tradition apparemment, se greffent sur le cœur du village et asphyxie comme un lierre la pierre séculaire. Il ne reste donc de San Marti d’Ars que ce sublime clocher qui se fond dans la même pierre dont sont faites les maisons alentours. Pas une âme dans ces lieux sans issus. L’heure déjà avancée du matin, et la recherche permanente de l’ombre, rendent fantomatiques ces village taillés à la serpe du temps. Merveilleux chevet du plus pur roman, un peu plus bas, à San Eulalia d’Asnurri, dans un autre bout du monde, sans issue lui aussi, si ce n’est que nous y avons rencontré, à l’heure la plus haute dans le ciel, deux ouvriers qui faisaient leur pose, à l’ombre d’un arbre, qui comme chaque chose en ces lieux, a sa nécessité absolue. Sans transition dans le paysage et la nature des constructions, toujours à dominantes anthracites, nous pénétrons en Andorre. La route creuse dans une large vallée depuis l’Espagne jusqu’au port d’Envalira. Andorra la Vella, ville principale, dans sa pierre grise, ses façades opulentes, ses vitrages teintés eux-aussi du noir des bâtiments administratifs, ses parkings multiples, n’incitent pas à faire halte pour la nuit, comme il en avait été question. L’après-midi est à peine avancé et le soleil très haut encore quand nous atteignons Santa Coloma, au clocher cylindrique, comme celui d’Ars, avec moins de charme, au bord de la route principale. L’intérieur garde une fraîcheur qu’on retrouve quelques minutes, chaque fois que nous pénétrons dans les nefs. Un fin peuplier habille élégamment, en un mouvement parallèle, le clocher jusqu’à  son sommet. Une des plus émouvantes églises rurales, Sant Serni de Nagol, là où le soleil brille librement, où rien ne donne prise à l’ombre, s’accroche au flanc d’une grande paroi  rocheuse. Sous le petit auvent au dallage irrégulier et patiné, deux jeunes filles, ce qui semble une véritable assemblée dans un lieu si modeste, font office de guide. De noir vêtues, aussi noir que les sourcils de celle qui paraît être la plus aguerrie, nous partageons un moment de quiétude. Une abside calme, aux peintures qui trahissent plusieurs époques. On peut entendre, venu du fond des vallées, le vent qui accroche et fait siffler les petites croix de l’enclos, aussi vieilles que la chapelle.

La redescente se fait jusqu’à  la route qui trace l’axe nord- sud de l’Espagne à la France , pour remonter à  San Miquel d’Engolasters, dans un site imprenable, avec la lumière qui blondit à cette heure la pierre lépreuse , aux nuances de pain d’épice de cet édifice. Contrairement aux villages catalans de la veille, désertés, aujourd’hui notre visite se fait parmi une multitude d’enfants, venus en cars, avec leurs sacs à dos, leurs cris et l’enthousiasme que génère l’air vif et pénétrant, ce qui donne un contraste frappant avec la solitude et la majesté du site, la fierté de l’isolement dominant toute la vallée andorrane. L’abside possède, comme à Tahüll, un ensemble fortement coloré d’une Vierge en majesté, d’anges et de saints, autour de la fenêtre en meurtrière qui inonde de lumière l’ensemble de la nef.

A Encamp, quelques kilomètres plus bas, se trouve le clocher lombard le plus haut d’Andorre, voire de Catalogne, Santa Eulàlia, qui culmine à vingt trois mètres. Déjà la lumière donne un contraste plus accusé à l’heure où la course du soleil va vers les sommets éloignés, avant de passer de l’autre côté des monts surplombants la vallée. Derrière le chevet, assis sur des marches, comme des petits oiseaux, un petit couple d’amoureux ; elle ne doit pas avoir plus de douze ans, lui, à peine plus, à écouter des mots prononcés dans le souffle de la tendresse ; ses yeux à elle, semblent regarder vers une autre rive, où le temps est bien au-delà encore de l’âge de l’ édifice qui abrite leur bonheur fragile.

 Nous pénétrons à nouveau dans Andorra la Vella, et comme l’heure avance, nous nous installons finalement dans le centre, au cœur même des activités commerciales de la ville, ce qui contraste fortement avec l’aridité et la majesté des sites que nous poursuivons depuis le début de ce périple. L’hôtel est placé à deux rues  du restaurant El Tall, où nous passons la soirée, devant un magret à la plancha et la sophistication de ses présentations de sauces et de légumes, et où le sommelier vous invite tout simplement, puisqu’il n’y a pas de carte des vins, à venir choisir vous-même à la cave la bouteille de votre choix.

Dernier jour de l’escapade, dans la lumière du matin, poudreuse, en opposition à la pierre brune et austère des maisons le long de la route, nous remontons vers la France. Dernier joyau de notre collection d’édifices, Sant Joan de Caselles, du XI° siècle, que j’avais déjà représenté ce matin , sur une méchante tapisserie de décoration, dans la salle du petit déjeuner, sans savoir que nous allions vers elle, quelques kilomètres plus loin. Dans son écrin de solitude paisible, un Christ en stuc, morcelé comme une recomposition d’archéologie ou une mosaïque, et un modeste retable dans la minuscule nef, c’est le dernier regard que nous avons sur la pierre de Catalogne et d’Andorre. Le Port d’Envalira est franchi sous le tunnel qui mène en France. Nous sommes en Ariège. Les maisons retrouvent l’harmonie des blancs et des douces nuances de couleurs qu’on retrouve de ce côté-ci. Les paysages deviennent plus doux, nous suivons longtemps un cours d’eau sinueux et sans l’avoir réellement cherché, apparaît sur la carte, à neuf kilomètres, l’église d’Unac, au sommet d’un promontoire d’autant plus pentu qu’il est presque midi, et qu’il n’y a aucune ombre qui mène sur la petite place où nous découvrons l’édifice. Somptueux et solitaire.

Les grottes de Niaux, plus loin, ne nous sont pas accessibles. On ne peut y pénétrer qu’accompagné d’un guide (toutes les quarante minutes), et après avoir pris rendez-vous. Le site est très fréquenté, et depuis l’esplanade où sont garés les véhicules, on a  au moins le plaisir d’admirer l’immense arche, d’une cinquantaine de mètres, comme un gigantesque pavillon d’oreille,  offrant accès au boyau de la grotte.

Puis c’est maintenant la route des cols. Nous longeons les Pyrénées avant de les affronter. D’abord Aspin, à la sortie d’Arreau, en pente progressive. On aperçoit très vite, après peu de kilomètres que le village est déjà bien loin au-dessous de nous. Puis nous pénétrons dans un univers d’une grande douceur, tant dans la tonalité des verts, que par l’harmonieux serpentin de son tracé où la route ne se départit jamais de ses bordures d’arbres, qui à cette heure, projettent quelques ombres sur l’asphalte. Certains virages débouchent brutalement sur un versant dégarni, et présentent le paysage de l’alpage. Les derniers lacets alternent entre ces flancs abrupts et désertés, et un chemin bucolique où le tracé n’accuse aucun virage à angle fermé, mais avance sans à coups, avec ses bouquets d’arbres jusqu’au sommet qui surgit sur un plateau de vert minéral. La vue est grandiose quelque soit les versants admirés. Le panneau « col d’Aspin » se dresse fièrement  à l’intersection des deux versants et chaque promeneur sacrifie à la photo, avec le troupeau de vaches blondes, en fond, qui semblent sorti d’un champêtre Claude Lorrain. Au loin, on n’aperçoit plus le village d’Arreau que comme un vague point de repère, et on peut suivre du regard, le languissant tracé des dernières pentes rythmé par sa bordure d’arbres et de fraîcheur qui mènent avec délicatesse au sommet du col.

La descente, plus dans l’ombre, n’a pas le charme du versant précédent, à  cause de la vitesse à laquelle nous débouchons à Sainte Marie de Campan, où le début du Tourmalet commence, plus timidement qu’Aspin, dans un paysage presque banal, encore dans l’ombre de la vallée masquée par les hautes altitudes où nous avons à nous hisser. Bientôt le paysage s’allège, se dépouille du superflu. Les maisons d’habitation se font rares et disparaissent progressivement ; nous traversons deux tunnels, à flanc de paroi, et à la Mongie, le désert minéral s’installe ; plus d’arbre, mais l’alpage lunaire, le vent. La route accuse des pourcentages constants de neuf à dix pour cent. Si Aspin a le charme poétique et la douceur de ce que la montagne peut offrir de délicatement bucolique, le Tourmalet à son sommet, a une tonalité héroïque et majestueuse. Des deux versants le vent souffle. A quelques 2115 mètres s’ouvre un cirque parfait, d’harmonie grandiose, depuis le pic du midi masqué au sommet, puis la Mongie en contre bas, et au-dessus d’elle, les impressionnantes masses pyramidales des massifs, grises et vertes en alternances, avec quelques vestiges de neige, qui sont comme un balcon éternel dans un écrin d’azur qui veille sur le col.

Le vent fouette. Nous faisons halte quelques minutes, il fait presque frais. Les poumons  se gonflent d’un air déjà rare. Je pense que dans cet environnement de montagnes et de mythes du Tour de France, sur ces routes saturées de cris, de sueurs et de gloires, mon père eut aimé se trouver parmi tous ceux qui aujourd’hui touchaient un peu de cette histoire, sur ces lacets venteux, qui porte aussi les chemins de notre patrimoine. Ce passage au sommet était une sorte de pèlerinage en un lieu qui représentait tout ce qu’il aimait. Après les clichés saturés de lumière, nous plongeon cette fois sur le versant ouest, vers Barèges, le versant le plus abrupt, versant plus dégagé, où le vert profond se teinte d’un gris froid, d’autant que le soleil, au détour de certains virages, bien qu’encore haut dans le ciel, est masqué par son passage derrière les sommets. Je ne sais si c’est un peu avant ou juste après Barèges, à la rencontre de ce que je crois être le Gave, que s’est installé le chaos. Des désordres titanesques de pierrailles, des amoncellements de toutes tailles, faisant penser à un collier dont les perles auraient anarchiquement volées en éclats par la rupture de son cordon, se sont retrouvés à des lieues de leur ancrage d’origine, aux hasards d’obstacles et des forces aveugles, rendant rouge les flux charruant d’autres limons et d’autres branches d’arbres, arrachant les troncs les plus fragiles finissant parfois leur course au sommet d’une maison, à l’intérieur d’un salon ; certaines, éventrées en leur milieu, vomissaient leur béance à même la paroi donnant sur le lit de fureur du Gave. Le printemps dernier avait été dévastateur, et lors de cette descente du col, on a pu mesurer l’ampleur des blessures encore vives qui mènent à la vallée.

Remontant  maintenant après Luz-Saint Sauveur, très animée en ce temps estival,  j’ai aimé le sourire d’Argelès-Gazost à l’harmonie des architectures béarnaises, reconnaissables même pour un oeil profane. Le long d’une belle avenue traversant la ville, des maisons aux nuances de couleurs discrètes, aux balcons de bois torsadés, aux jardins dont on devinait de loin les odorants parfums de fleurs, les jasmins de différentes espèces, l’odeur de la terre après la pluie, et le je ne sais quoi de secret d’un temps ancien encore palpable qui se respire. Des hôtels, côtoyant des maisons basses, enserrés dans des écrins de verdure, aux toits pointus et aux tuiles grises ou roses, à l’encadrement fleuri des fenêtres donnant sur des balconnets, respiraient la quiétude, au pied des colosses pyrénéens. Le chemin s’achevait. A la tombée du jour nous entrions dans Lescar.

Le dernier jour, ce dernier samedi, à deux heure de route, plage à Hossegor (Seignosse ?), pour la joie de tous ; les vagues sont là, immenses, majestueuses, avec un beau drapeau rouge  pour la baignade, les pieds s’enfonçant dans le sable comme une récompense après l’ascèse volontaire des monts de Catalogne ; les femmes sont heureuses de provoquer les vagues…

Maintenant que ce voyage s’achève, j’ai une pensée en forme d’hommage à deux ombres magnifiques, sans lesquelles je n’aurais jamais tant d’inspiration, d’enthousiasme et de souffle sur des routes romanes, depuis plus de trente années, ce sont Louis Gillet et Raymond Oursel. Le seul fait que leurs noms apparaissent est comme une invitation aux sortilèges du cheminement.

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21 Août

Nous partons pour la journée, Giorgio et moi. Il me devait une invitation depuis une virée à la « Friterie belge ». Giorgio joue parfois de la trompette le soir, à la Dégus, ou sous les arcades de la Place Garibaldi. 

L’autoroute, le plein azur, la Ligurie pour quelques kilomètres, puis dès le début de la descente vers San Remo, à droite, un village qu’on ne peut qu’entrevoir sans jamais s’y attarder, Coldirodi, le col de Rhodes, d’après Giorgio. Un village comme beaucoup de villages, sauf que la vie qui y règne à plein soleil sur la placette, l’animation un peu criarde autour des épiceries et des boulangeries, des terrasses à l’ombre des platanes, valaient déjà d’y sacrifier un verre frais de ce frisante naturel qu’on trouve de ce côté-ci. Aucun véhicule ne pénètre, ce qui est paradoxal quand on sait l’autoroute visible à portée de fusil. (Les rues intérieures au village mènent à Baiardo et à Perinaldo, un panneau très peu discret arbore, comme on le ferait pour un monument ou un lieu insigne, l’indication de ces lieux de gastronomie simple et champêtre, dont Louis Marchand m’avait parlé il y a longtemps et où nous n’avions retrouvé, à sa grande déception, les restaurateurs réputés d’alors). En fait nous ne verrons que l’épine centrale de ce village de faux colosse de Rhodes, mais de vrai bonheur furtif, avec d’est en ouest, puisqu’il s’agit d’un col, une  vision parfaite, jusqu’à très loin, du littoral italien, « Levante et Ponente ». Un îlot vivant à l’écart, et comme un défi à l’existence de l’autoroute. On boit un verre chez un des amis de Giorgio, au cœur du village, à l’angle d’une maison basse au coin d’une rue pavée, dans une toute petite pièce, qui semble un repaire de chasse plutôt qu’une demeure principale, où le vin semblait nous attendre, le pain et quelques charcuteries qui ne doivent jamais manquer tant l’hospitalité semble évidente dans cet espace pas plus grand qu’une poche de pantalon de chasseur.

Retour momentané par le bord de mer, puis Bordighera, luxuriante, tant dans la végétation, l’opulence désinvolte de ses jardins qui enserrent les villas, que par la qualité et la race de ses architectures, mais que nous négligerons aujourd’hui. Cinq kilomètres plus haut, toujours perchée dans l’aridité des mamelons qu’on atteint dès que l’on quitte le littoral, Vallebona. C’est là qu’on nous attend. « Il Giardino », tout simplement, à l’entrée du village. Un restaurant qui présente une vaste salle , aux nappes blanches avec de lourdes tables et chaises en bois, un plafond, à au moins six mètres d’altitude, ce qui donne une impression de volume et d’aisance dans la salle, avec des murs ocre jaune, qui enveloppent et rendent chaud cet immense volume, la vaste salle étant longée par une galerie ombragée de lierre et de plantes grimpantes, voûtant ainsi la galerie, qui garantissent la fraîcheur sur toute la partie exposée au soleil du mois d’août. Peu de clients, du moins avons nous l’impression de grands espaces et d’aisance entre chaque tablée où l’on entend surtout parler le français. Comme souvent dans les campagnes italiennes, les caractéristiques culinaires se résument à la simplicité, la fraîcheur des produits de terroir, gibiers etc. et la confection maison de ce qui concerne les pâtes, les raviolis et tout ce qui est à base de blé dur. Giorgio semble fier de me faire découvrir un lieu qui lui est familier. Une multitude de plats seront servis, le vin âpre et noir, le lapin aux olives, les raviolis, les desserts… Encore avons-nous échappé, par ces temps de chaleur,  à la formule présentant quatre viandes d’affilées…Il m’attendra à l’abri de la terrasse pendant que je découvre le dédale des ruelles grimpantes, montantes et descendantes du village, ses boyaux de ruelles pavées et voûtées, toujours à l’ombre, froides en hiver, ces placettes endormies à l’heure des grandes chaleurs, ces couloirs communiquant d’une rue parallèle à une autre, débouchant à angle droit sur des escaliers fleuris à l’entrée des maisons aux linteaux usés et patinés, des chats immobiles à l’ombre et au rythme lent des après-midi alanguis.  Au loin, seules quelques pétarades de moteurs, à l’heure du silence, viennent trouer la sérénité de l’espace dévolu à la lyrique des cigales et à la lenteur du jour. Au centre, largement dégagées, côte à côte, l’imposante et attendue église baroque, trônant, prenant à elle seule la moitié du volume du village, comme souvent dans les arrières pays latins, flanquée d’une pure église du XII°, au clocher lombard, mangée à son chevet par d’imposants massifs de lauriers roses.

Fin Août

Beaucoup de livres, des découvertes, des approfondissements d’auteurs aussi. Le « Premier homme » de Camus, que j’avais acheté à Lescar, après qu’une panne de voiture nous ait immobilisés les deux derniers jours. Le récit des premières amours de Patti Smith avec Robert Mapplethorpe, qui débutent à la fin des années soixante, et qui commencent leur ascension sociale et artistique quelques années après, dans l’orbe de Andy Warhol. Ce qui concerne cette fin de décennie est toujours pour moi une source de curiosité, San Francisco, le temps d’Haight-Ashbury etc, livre que j’ai englouti le temps de la réparation. Puis les Nouvelles de Marguerite de Navarre, d’une musique qui coule, comme du Montaigne ou la magie des conteurs au débit infaillible. Dans cette agitation de prérentrée, je garde pour les jours de tempêtes à venir, pour ces débuts de septembre douloureux, « la Nuit privée d’étoiles » de Thomas Merton, dont je crois que Messiaen lisait les œuvres à la fin de sa vie. Et puis les «Les Géorgiques » de Claude Simon et la « Route des Flandres ». Irai-je au bout de toutes ces pages ?

3 septembre 23 heures

Demain deux ans que Maman est partie. Les cendres sont toujours face à moi, la petite Vierge au pied de l’urne ; Cécilia a disposé une bougie qui se consume et qui éclaire en silence. Demain nous irons à l’Escarène ; il est décidé qu’Angela rentre chez elle. Un signe très certainement. L’orgue au cœur du village n’est pas accessible, toute l’église sera reconstruite, comme neuve, et nous verrons sa résurrection en novembre.

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Dans « Le premier homme », qui est son dernier ouvrage, inachevé, on retrouve tous les thèmes récurrents de l’humanisme de Camus. L’enfance, donc  la nostalgie de la terre, de cette Algérie qui ne reviendra pas, la haine de l’injustice, thème indissociable de celui de la pauvreté, laquelle est liée à l’enfance où l’absence du père est liée à la première conscience de la mort. L’originalité de cet ultime ouvrage se trouve dans les dernières pages, comme une prémonition qu’il na pas eu à connaître : l’apprentissage de la mort, à la manière toute stoïcienne des vieux classiques grecs….. 

« …puisque né sur une terre sans aïeux et sans mémoire, où l’anéantissement de ceux qui l’avaient précédé avait été plus total encore et où la vieillesse ne trouvait aucun secours de la mélancolie qu’elle reçoit dans les pays de civilisation, lui, comme une lame solitaire et toujours vibrante destinée à être brisée d’un coup et à jamais, une pure passion de vivre affrontée à une mort totale, sentait aujourd’hui la vie, la jeunesse, les êtres lui échapper, sans pouvoir les sauver, et abandonné seulement à l’espoir aveugle de cette force obscure qui pendant tant d’ années l’avait soulevé au-dessus des jours, nourri sans mesure…lui fournirait aussi, et de la même générosité inlassable qu’elle lui avait donné ses raisons de vivre des raisons de vieillir et de mourir sans révolte ».

L’espérance en ces forces vives du vivant qui donnent autant à la préparation, voire à la justification de la mort, qu’au développement et à l’épanouissement des forces de l’homme au sommet de sa trajectoire. Nous sommes à une distance considérable, avec cette seule dernière phrase du « Premier homme », du Sisyphe de l’absurde. En une seule phrase conclusive de son ultime ouvrage, Camus revient (en un dernier reflexe ?) à donner peut-être enfin un sens, pour clore le parcours et le destin de l’homme : que les forces vives de la vie donnent aussi l’acceptation, dans l’envers de leur finalité, à la signification et la compréhension des formes de déclin, pas moins mystérieuses que celles de l’épanouissement et du zénith, qui semblent évidents dans le domaine de la plénitude.

… « cette force obscure …qui lui fournirait aussi, et de la même générosité inlassable qu’elle lui avait donné ses raisons de vivre, des raisons de vieillir et de mourir sans révolte ». Apprendre à mourir, à défaut de comprendre et d’accepter la mort, telle est la simple et dernière leçon d’humilité de Camus. Pour faire encore plus concis : … « sans révolte… ».

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« J’ai  longtemps cru que j’apprenais à vivre, j’apprenais à mourir »

Léonard de Vinci

Et encore, Cicéron : « vivre c’est apprendre  à  mourir » ou Cézanne : « Dommage, je commençais à comprendre » (la dernière année de sa vie).

C’est ma mère qui n’a jamais vraiment lu qui m’a mis entre les mains le volume de l’Etranger, j’avais peut-être quinze ans.

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Dans sa première tourmente à l’idée de la mort la conscience s’offusque, comme lorsque maman m’a appris que je ne lui tiendrai pas toujours la main ; nous allions à la rencontre de mon père à son travail, j’avais peut-être cinq ans ( ?). J’ai du mourir déjà, ce jour-là, transi d’horreur immobile, de la mort de ce piège absolu.

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Je feuillète un livre, évènement parisien, consacré à une expo de Simon Hantaï. J’aime particulièrement ses toiles des années 50/60. Je suis admiratif devant certaines grandes réalisations (« les larmes de Saint Ignace »). Il tient une place importante au côté de Bissière.

Un très beau livre de photos de Youssef Nabil ; des portraits en plans rapprochés, un travail au tirage qui privilégie des couleurs délavées, comme pour une patine, un vieillissement accéléré, une nostalgie de la femme.

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6 septembre

Giovanni Gabrieli souffle, de ses cuivres, comme un poumon sur la lagune….

dernière parution enregistrée des manuscrits vivaldiens de Turin , « Catone in Utica » qui vient s’ajouter à cette intégrale prévue par les éditions « naïve ».

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18 septembre

Vissi d’arte vissi d’amore… les enfants écoutent (quasi religieusement, bien que l’air dure chaque fois plus de trois minutes) successivement, Maria Callas, Magda Olivero et Leonie Rysanek. » Quelle interprétation vous plait le plus ? ». Sans référence aucune et sans concertation préalable (ces enfants de dix ans entendent chanter du lyrique pour la première fois…), sans connaître un seul de ces trois noms légendaires de l’art lyrique, nous obtenons, sur une expérience répétée dans plus de cent classes : Rysanek ( 88%), Olivero (10%), Maria Callas (qui s’inscrit sur cet ordinateur comme un nom commun, sans majuscule…), 2%.

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Fin septembre

La masse des informations recueillies à la vitesse de l’informatique généralisée banalise cette même information. Nous balayons d’un revers un évènement paraissant capital dans le paysage, sitôt remplacé, d’un jour à l’autre, par un autre, de même ou de moindre  importance, mais que la somme accumulée d’enregistrements sur les prompteurs des agences d’informations relègue à plus tard, voire à jamais, tant cette masse est devenue tentaculaire et sujette à une sélection et à un déchet bien compréhensif. J’ai souvenir d’évènement du temps où nous découvrions  la force des images et les contenus de l’Histoire, car cette information, dans les années 60 équivalait à l’Histoire évènementielle et contribuait à façonner et à modeler le contenu cognitif global de nos contemporains en sa manière de penser. Avec parfois les risques de trop considérer ce qui venait de cette même information (et ce le sera toujours). Malgré tout, j’appris en 1964, en une seule dépêche, que Jean-Paul Sartre refusait le Prix Nobel. Aujourd’hui, une telle nouvelle n’irait pas au-delà de l’émotion relative à un tel  évènement. Je découvrais deux noms en même temps, Sartre et Nobel, dont je n’avais jamais entendu prononcer les noms. Là, comme un voile qui se défait, j’entendais la musique de leurs noms comme si elle m’avait toujours été familière. De même que pour la première fois je voyais en noir et blanc des images des Jeux Olympiques, ceux de Tokyo, les seuls hormis ceux de Mexico, pour des raisons à la fois différentes (l’impact politique et social) et analogues (l’expression encore neuve et comme distillée, des évènements télévisuels) qui restèrent gravés avec une rigueur quasi photographique. De même, Sartre, Nobel, le refus du Prix. L’importance  de l’évènement se lisait autant dans la réception qu’en faisait mon proche entourage, mes parents, et ceux qui le commentaient avec gravité ou solennité, que les faits eux-mêmes qui, pour cette raison, restèrent  inscrits dans ma mémoire, au-delà de la simple association des noms de Sartre et Nobel. Dans le jeune âge, dès l’adolescence, surtout à l’adolescence, certains faits se gravent comme faisant jalon, fragments, éboulis à l’état brut,  pierres d’achoppement, comme des balises sur le chemin neuf, qui nourrissent la construction de l’être en devenir. Avec la pléthore d’informations d’aujourd’hui, (et l’extrême complexité d’une société en mal de définir ses repères), que déversent infiniment ses sources informatiques, inépuisables, rendent aléatoires la fixation dans la conscience, de ce qui a valeur et ce qui se définit comme accessoire. Les seuls noms de Sartre et Nobel me menèrent, malgré mes quinze ans aux «Chemins de la liberté », puis très vite à « l’Homme révolté », dont je ne suis pas très sûr d’avoir pénétré le sens, en ce temps là, mais qui découlaient de la pédagogie positive, grave et inévitable, de cette histoire évènementielle qui jouait un rôle de fixateur, en des temps où les décideurs d’informations savaient encore dégager l’essentiel du dérisoire.

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3 octobre

J’ai achevé « les Géorgiques ». Ecriture de grande race, comme d’entomologiste. Avec le souci de la fresque lyrique, sans l’emphase. Bientôt « La Route des Flandres, peut-être « L’Acacia », plus proche (après quelques pages aperçues) d’une petite musique intérieure ?

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Barbarin , adepte des voyages de proximité (Avignon, pour le Festival, Mouans-Sartoux, pour le Festival du Livre etc.),va enfin se rendre à Roussillon, après que je l’ai fait saliver avec mes souvenirs de falaises d’ocre. Roussillon, comme un petit village, proche de Prades, fait parti de ces décors qu’on pourrait qualifier d’hors espace, comme déplacé de l’environnement, contredisant le paysage global d’un territoire, enclos sur eux-mêmes et contrastant.  Roussillon pourrait très bien sortir d’un décor, naturel ou non, de l’ouest américain, de même que le village près de Prades m’a permis durant l’espace qu’il faut à la crédulité de se mettre en doute, de laisser l’illusion que ces falaises de calcaire, tout en couteaux verticaux, en tuyaux d’orgues blancs, qu’on se transposait dans une sorte de Bryce Canyon miniature ou d’un morceau de paysage au cœur de l’Australie. Jusque dans la reproduction de la luminosité limpide de leur aridité désertique. On peut jouer de la même illusion avec la mosquée de Fréjus qui semble sertir un désert malien, avec une pagode plantée dans de calmes mamelons d’île de France, etc ….  Une variante que Barbarin, homme de théâtre plutôt qu’adepte des grands espaces, ne manquera pas,

qui pourrait se résumer ainsi :

« -on a passé nos vacances  dans le Lubéron.

    – chez qui ? chez Bonelly ?

     – non, pourquoi, chez Godot »

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5 octobre

« Le Camps des Saints », de Jean Raspail, est à la guerre des flux migratoires actuels, et à la possible  deuxième chute de Constantinople (écrit aussi prophétique que celui d’Orwell), ce que « 1984 » est au portrait et au procès du totalitarisme…. «  à la fin des mille ans, Satan sera délivré de sa prison. Il en sortira pour séduire les Nations aux quatre coins de la terre »…

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Octobre…

Gaston Bonheur, dans une préface à un livre d’art, dont j’ai perdu la trace au hasard malheureux d’un déménagement, et que mon père m’avait offert, comme il savait offrir, à des moments où rien ne justifiait un cadeau, montre que la France est le mariage des plus heureux des Eaux et Forêts et des Ponts et Chaussées. Eaux et Forêts de notre lignage Celtique et Gaulois. Ponts et Chaussées de notre plus récent héritage Romain. Mariage de l’eau, de ses sources, du secret de ses druides, et de la pierre administrative au fronton  romain, dans son urbs qui marque les jalons et trace les routes. Lorsque l’on se rend dans les Rocheuses américaines, à Bryce Canyon ou à Monument Valley, nous sommes envahis par ce sentiment que la nature est encore dans son enfance première, à son point initial de développement, d’avant même la présence de l’homme, et même peut-être de l’existence du vivant, quand aucune main humaine, aucune présence, n’a encore  tracé le moindre souffle de son esprit sur la matière qui va vivre. L’eau du Colorado coule à des rythmes sauvages et alanguis suivant les caprices que les mystères de la géologie façonnent, en des strates successives de temps, de plaies et d’irisations, dans toute l’aridité de ses violences,  de ses bouleversements successifs comme issue d’un paradis premier. Lorsque  l’on compare cette nature éternellement vierge, et les paysages de France, on sent dans ceux-ci le façonnement de l’esprit , comme une pâte travaillée dans un levain préalablement préparé, lentement prédestinée  à transmettre sa forme, dans chaque parcelle de territoire, à l’imposer suivant une loi interne propre à notre civilisation, que la volonté et le temps progressivement ont modelé  en une harmonie  de campagnes,  de villages, et jusque dans les espaces d’aridités et de complexités de nos montagnes, une géorgique de plaines et d’ordonnancement de champs et de clôtures,  jusque dans la forme et le choix d’espèces des arbres, où une force relevant de la nécessité impose une manière de tonalités qui révèle la maîtrise du souffle humain sur les moindres reculées  de nos espaces géographiques. La perspective plongeante de  l’église de Saint Nectaire (par exemple), sur son promontoire,  se densifie dans son vert minéral jusqu’à Murol et son château en ruine  à mi parcours, finissant de plonger dans l’arrière décor de vapeurs  bleues et grises au dessus du lac Chambon, (ou de la trouée sombre de celui-ci par temps très dégagé), et sur cette diagonale, cette flèche plongeante, les mamelons ont l’air, eux aussi, de s’être parés d’un tapis soigné de vert et de jaune, où aucun accident ne vient troubler l’écoulement régulier des volumes et la transition insensiblement nuancée des délicats chromatismes. Le Puy de Dôme, dans son sommeil, avec à sa traîne toute la chaîne des volcans, ses champs délimités au cordeau, sa respiration de vent filtrée par des allées d’arbres sifflant en bordure, contreforts indispensables, et son habitat comme autant de ponctuations sur les surfaces cultivées, semblent dressés  avec majesté comme pour accidenter  avec douceur un espace qui risquait de rendre monotone le bassin de Clermont, et autour de cette pyramide la vie s’est lentement et durablement ancrée, modulant, dans sa perspective rassurante, l’échelle humaine.

 L’histoire poétique de la France rurale est l’histoire de la domestication de sa nature.

L’eau, la terre, la pierre.

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L’an dernier, au printemps 2012, Stéphane Bern présentait la première élection des plus beaux villages de France, un bouquet de ce que le temps a laissé ancré pour notre  admiration et notre rêverie, un limon d’un âge qui est le visage du temps même, une source de paix, comme la nécessité de regarder nos siècles dans ce qu’ils ont déposé de plus harmonieux. Une sélection de vingt deux s’est dégagée, par ordre d’arrivée croissante, que je livre pour la beauté phonématique de leurs noms, qui brillent comme des oriflammes :

 22- La Roche-Guyon , Ile de France

21- Vezelay , Bourgogne

20- Aspremont, Allier, Auvergne

19- Essoyes, Aube, Champagne

18- Le Bec Helloin, Normandie

17- Gerberoy, Oise, Picardie

16- Redomack, Lorraine

15- Baume-les –Messieurs, Franche-Comté

14- montsoreau, Pays de Loire

13- Saint Suliac, Bretagne

12- Piana, Corse

11- Angles sur l’Anglin, Poitou

10- Maroilles, Nord

9- Collonges-la Rouge, Limousin

8- Baux de Provence, Provence

7- Baynac et Cazenac, Dordogne

6- Riquewihr, Alsace

5- Yvoire, Haute Savoie

4- Salers, Auvergne

3- Barfleur, Normandie

2- St Guilhem le désert, Languedoc

et le vainqueur de l’année St Cirq -la – Popie, Lot, village qu’a aimé et où a séjourné André Breton. Ce défilé valait bien l’élection d’une Miss…

Pour 2013,

Maincy , (Ile de France) , Saint Quirin (Moselle), La Perrière ( Basse Normandie), Moustier-Ste Marie (Var), Saint Amand sur Fion (Ardennes), Lavardin (Centre), Corbara (Corse), Villefranche de Conflent (Roussillon), Pesmes (Franche-Comté), Veules les Roses (Haute Normandie), Espelette (Pays Basque), Wissant (Pas de Calais), Parfondeval (Picardie), Blesle (Auvergne), Turenne ( Corrèze),  Flavigny sur Ozeran (Bourgogne), Talmont (Charentes), Conques (Aveyron), Pérouges (Rhône-Alpes), Sainte-Suzanne (Mayenne), Locronan (Bretagne) et le village lauréat, Eguisheim (Alsace)

J’aime à citer des noms propres, à valeur purement poétique par la  seule sonorité de leur énonciation, comme Georges Pompidou mentionnait dans son  Anthologie de la poésie française, le premier vers célèbre de l’Anonyme du XIV° siècle, XIII° ( ?) :

« Orléans, Beaugency, Notre Dame de Cléry, Vendôme »….

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16 octobre

La saison entre dans ses premières froidures. Je continue mes séries de photos sur les saisons vues depuis le portail de la maison; les arbres se décharnent peu à peu. Les deux petits herbiers dans leurs jardinières, à cheval sur leur chariot donnent  le persil et le fenouil ; nous avons des petits piments doux et rouges et des basiliques à feuilles très larges. Les petits rosiers sont entrés dans l’hiver,   mais le long  des clôtures quelques massifs de fleurs naissantes jettent des couleurs mauves et blanches, et suivent en torsades grimpantes les feuillus qui les enlacent. Le jardin a été remodelé cet été par Hélène. Nous avons changé les clôtures. La nuit, avant de refermer les volets, j’admire les petites lumières, qui se dégagent en rang réguliers des petits losanges nourris à l’énergie solaire, et qui brillent à mesure que la lumière du jour décline, jusqu’à composer de véritables guirlandes, la nuit venue, ornant le jardin comme jalonné d’allées lumineuses.

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Un très beau septuor, vents et cordes, de l’Archiduc Rodolphe, lui-même dédicataire du fameux trio (à l’Archiduc) de Beethoven.

« Les Heures Persanes » de Charles Koechlin…  je découvrais ce cycle pour piano, dans les années 90. C’était Herbert Henk  qui jouait, d’un engagement timide, et dans un son trop lointain. Hier, Ralph van Raat en a donné une vision idéale…Des senteurs et des images nocturnes dans l’épaisseur de l’interdit, au pied du balcon de la femme aimée dans la moiteur de la nuit… les silences argentins des fontaines… Des joueurs de flûte dans les lointains… les ondulations des caravanes sur la route de la soie, et tant d’autres fééries dans ces Heures

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 Penderecki. La semaine Penderecki, pour son quatre vingtième anniversaire, à laquelle il n’a pu être présent,  s’est achevée par son sextuor, mais le moment le plus émouvant fut la projection de ses  « Diables de Loudun », sur l’écran géant de l’auditorium, dans une production de 1969, avec la bande son que je découvrais du côté de la rue des Potiers à la même époque, avec l’ami Michel Guillon. Dans le rôle de Hubert Grandier, c’est Andrewj  Hiolski, le baryton polonais qui a soutenu tous les ouvrages de Penderecki et de Szymanovsky, durant la deuxième moitié du siècle dernier, sans lequel, comme disait Wolfgang Wagner, se référant au ténor Wolfgang Windgassen, déplorant une relève des ténors héroïques qui traînait les pieds autour de 1960 : « si Herr Wolfgang n’était pas là, Bayreuth aurait mis la clé sous le paillasson depuis longtemps »…Ainsi des ouvrages lyriques polonais, qui n’auraient, sans Hiolski, franchis les frontières.

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31 octobre

Départ vers Peira Cava, avec Hervé, André et Patrick, (des copains de la Dégus) pour les champignons. Le temps est splendide. La montée vers le village se fait rapidement, et nous sommes à pied d’œuvre vers dix heures. La terre est grasse, mais pas suffisamment humide pour la cueillette de parterres de cèpes ; il n’y a d’ailleurs que des conifères, des pins de méditerranée ; pas de chêne ou de châtaigniers ; nous faisons deux groupes, puis finalement nous nous joignons tous les uns aux autres, les paniers sont vite remplis de tant d’espèces et de couleurs différentes ; il y a autant de senteurs nuancées que de variétés de lumières dans ces sous bois, d’arbres dévastés par les sangliers le long de la pente. Donc beaucoup de sanguins, comme c’est  souvent le cas dans la région et dans la culture culinaire, le goût traditionnel des amateurs de ces perles des bois d’arrière pays, mais aussi des pieds bleus, des pieds de mouton, quelques girolles, des maigres bolets. Le cèpe rare, donc. A midi nous grimpons vers un superbe promontoire, niché au-dessus du village, où la vue sur les trois vallées est unique. J’ai l’impression d’avoir accédé au sommet d’une plateforme de pyramide maya, tant est  maigre l’espace pour le pique nique. Une chèvre, en contrebas, dont le cadavre est déjà bien entamé (les loups), ne perturbe aucunement la pureté de l’air, et l’immensité qui s’offre en décor à cette heure de repas. J’ai le vertige au bout de quelques minutes, la configuration du terrain me rend parfois sensible à une sorte de désordre intérieur et de perte de gravité, comme j’en connais fréquemment. Dommage pour la beauté du lieu ; je redescends, seul, à l’endroit où nous avons laissé le véhicule, et en profite pour photographier la lumière qui perce les arbres jaunes, les vapeurs des lointains, les fougères qui blondissent en cette fin de saison, les pierres sèches et les arbres à baies rouges. Deux heures  plus tard nous sommes au col de Turini, devant un verre de blanc, infiniment meilleur qu’à la Dégustation. Comme des Tartarins, nous sommes fiers, de retour au bistrot de la Place du Palais, d’afficher nos cageots de champignons, qui semblent prendre un volume qu’on n’aurait pas cru dans l’immensité de la forêt. Chacun y va de son avis, sur la saveur, la dangerosité ou non de notre petite récolte…

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Novembre

Récemment  j’avais en main une conférence que Garcia Lorca avait donnée, peut-être dans les années trente, peu après la création du concours de Cante Jondo de Cordoue ; je ne résiste pas, pour ne pas avoir à l’oublier, à reprendre ce qu’il disait du rapport intime de cet art essentiellement andalou et de Claude Debussy , quoique ce rapprochement puisse paraître aussi éloigné que peuvent l’être les plus extrêmes raffinements dans la musique nouvelle à l’orée du XX° siècle, du plus parfait dénuement de l’art andalou: « …mais l’extrême importance du cante jondo apparaît davantage quand on sait la haute estime dans laquelle le tenait le génial compositeur français Claude Debussy, cet argonaute lyrique, découvreur du nouveau monde musical…A l’Exposition Universelle à Paris, en 1900, au Pavillon de l’Espagne, un groupe de gitans chantait le cante jondo dans toute sa pureté…, un jeune homme alla écouter les cantaores et comme il avait l’âme ouverte aux quatre vents de l’esprit, il s’imprégna du vieil Orient de nos mélodies. C’était Claude Debussy….Et le plus admirable, c’est que Debussy, qui avait étudié sérieusement notre cante, ne connaissait pas Grenade. »

Je ne sais si Debussy avait « étudié » le chant profond, issu de la nuit des temps orientale, pour se déposer à l’extrême pointe de notre Occident, mais il a toujours affirmé n’avoir jamais connu l’Espagne que par le hasard de quelques cartes postales. L’arrivée de Manuel de Falla à Paris, autour de ces mêmes années, est due à la révélation de l’art de Debussy. Plus encore que le rapport qu’on pourrait directement établir entre des formes d’art, apparemment antithétiques, et que Garcia Lorca, comme Falla le soulignent, c’est la puissance de l’imaginaire, qui fait l’âme d’un lieu de la musique. L’Iberia de Debussy obséda tant Falla qu’il la considérait comme le modèle de musique de l’âme espagnole.

A la même Exposition, Debussy découvrit également les gamelans balinais, et ce que dit Lorca du grand chant andalou et de Debussy, pourrait se dire de l’esprit de la musique, sensuelle et libre de l’Orient profond. Deux accords de Pagodes suffisent. Ce que peu de musicologues ou de mélomanes, même avertis, ont rarement relevé, et plus encore que la réappropriation de l’esprit au vent vagabond du chant des gitans, ou des sensualités ondulantes de l’art d’extrême orient, c’est la création imaginaire de l’âme de la Grèce Antique. Une Grèce Antique d’idéalité. Au-delà d’une impossible confrontation avec les formes de la musique de l’Antiquité qui ne nous sont pas parvenues réellement (bien que Platon ait parlé de modes doriens, guerriers, phrygiens, lydiens (plutôt lascifs), avec leurs multiples déclinaisons), nous ne pouvons qu’imaginer, réinventer, et se voir insufflé, comme par intuition, l’âme archétypale de tout ce que fut la Grèce Antique dans sa fibre idéale. Personne n’a, semble-t-il, été plus loin dans cette archéologie imaginaire. Les Epigraphes antiques,  Les Chansons de Bilitis, La Terrasse des audiences du clair de lune, Et la lune descend sur le temple qui fut (ce seul titre est  comme un  aveu semble-t-il), et même l’Hommage à Rameau semble ne pas y échapper. Dans ces œuvres, et dans bien d’autres, c’est la profondeur d’un mystère archaïque qui résonne en un lieu qui n’a peut-être jamais été, sauf au plus sensible de l’imaginaire.

Elie Faure, dans l’Esprit des Formes, voyait  dans la perfection de Chartres en général, et de sa statuaire en particulier, comme une résonnance, un écho médiéval de la Grèce des Cariatides. Chartres comme une Acropole transposée au Moyen-Age. Une transposition d’un moment de civilisation à son sommet, jetée à travers le temps. Avec Debussy, c’est la quintessence de cette hellénité qui pénètre dans la chair orphique des Danseuses de Delphes

Et in arcadia ego…

Debussy c’est aussi l’harmonie claire et diaphane de Corot à Ville d’Avray, la transposition des ronds dans l’eau de Monet, l’irisation de la Cathédrale engloutie quelque part vers Ys. Quelqu’un disait à l’issue d’un concert à New-York : « il n’est pas nécessaire  pour saisir l’essence  de la sensibilité française de trop faire de démonstration, deux accords de Debussy suffisent ». C’était Walter Gieseking.

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7 novembre

Dans la nuit, le magnifique et trop méconnu Prélude élégiaque sur le nom de Haydn de Dukas, la plus debussyste de ses œuvres pour piano (avec la plainte, au loin, du faune)... La grande sonate, presque quarante cinq minutes, un défi à Beethoven.

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14 novembre

L’automne, que nous avions précédé le jour des champignons, est aujourd’hui là, bien que les très belles journées de cet été qui n’en finit pas, nous donnent le froid du matin, la chaleur tout le long de l’après-midi, et un beau virus saisonnier qui m’affaiblit depuis deux jours. Les brouillards grisâtres et glacés qui paralysent d’humidité les articulations autour de la Toussaint ont fait place cette année à un soleil insolent et à des orgues de vent qui étirent de nuages lithographiques les ciels du matin qui annonce que l’hiver risque d’arriver sans transition. Mon travail poétique est un peu au ralenti, on me soigne de vins chauds à la Dégus (Marie), je lis, à un rythme lent,  l’Acacia de C. Simon. Le Festival MANCA n’annonce pas de grandes surprises, si ce n’est le Conte de l’honorable fleur de Maurice Ohana, que nous n’avons encore jamais vu sur scène.

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Fin novembre

Un carnet de notes, de routes, ou comme celui des « grands chemins » de Gracq, qui enregistrait les lieux que son cœur et son parcours dévoilaient depuis sa mémoire, pourraient être une sorte d’éphéméride des disparitions, comme tous les signes des morts que je comptabilise depuis deux ans, et en voici un de plus, avec Bernard Parmegiani, qui nous quitte le jour de la Ste Cécile, 22 novembre… Programmé dans le cadre des MANCA, j’ai pu entendre la répétition générale, avant le concert de ce soir, organisé par Michel Pascal et son Forum des Etudiants, entouré de deux cents enfants (ébahis par l’environnement électronique et les effets visuels) de ce qui reste un des chefs d’œuvre de son auteur, « Violostries » ;  j’y ai entendu comme du Webern d’aujourd’hui dans une extension inouïe de timbres et de combinaisons insolentes (que techniquement Webern n’aurait pu imaginer) et que je n’avais pas sentie il y a vingt ans. Violon fragile qui s’épaissit, qui se stratifie par accumulation de matière, par l’électronique ajoutée, jusqu’à devenir un mur, une falaise héroïque et sans affect, tranchante, d’épaisseur lourde, intemporelle, et pourtant diaphane, par la fragilité de l’homme qui en saisit l’évolution en accéléré, ou comme en une contraction volcanique. « Violostries », qui s’expliqueraient comme autant de violonstrates géologiques du son …

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Samedi dernier, « merenda » géante à la Dégustation, (avec les mêmes que le jour des champignons, et tous les autres…). Porchetta, pâté de lapin, petite anchoïade et fromages du pays ; le beaujolais a coulé. Le froid ne nous a pas encore engourdis, les filles étaient au rendez-vous.

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L’hiver est arrivé sans s’annoncer, mordant, en rafales de vent, de givres matinaux, mais le ciel reste plus que clément, et le midi, nous réquisitionnons toujours les tables à la terrasse saturée de soleil.

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Derrière la fenêtre, côté nord, je vois qu’on a abattu l’arbre que Bernard appelait le derviche tourneur. On ne le verra plus, l’espace est dégagé jusqu’aux escarpements du col de Vence. Il restera les photos qui rythmaient les saisons avant qu’il disparaisse…

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Ce vendredi, au Palais Lascaris, Claire Brua nous a gratifié d’un récital exceptionnel (Purcell, Monteverdi) dans la salle aux tapisseries, devant un parterre de scolaires médusé, tant par l’excellence du son mezzo que par la beauté altière de la femme. Le « lamento d’Arianna »…

Nouvelle merenda, avec encore plus de participants, malgré la pluie, le cœur y était; beaujolais nouveau…pour les tontons de la Dégus, au moment où l’on enterre Georges Lautner, au cimetière de la Colline du Château.

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7 décembre

La troisième mérenda successive a été encore plus bachique et plus longue que les précédentes, jusqu’à la nuit tombante de cette fin d’automne ; nous fêtons, à notre manière, ce dernier mois de l’année, sous la clémence de cette lumière rehaussée de l’ocre des architectures qui est le cadre habituel de nos agapes.

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Je récupère quelques photos d’églises de Catalogne, je les range dans l’ordi ; elles représentent quelques angles de vues qu’on ne pouvait percevoir lors de notre passage. Puis j’archive deux versions, coup sur coup, du Rosenkavalier, par Kleiber, avec Anne-Sophie von Otter dans l’une, Fassbaender dans l’autre. La grande tradition qui continue, de Lotte Lehmann à aujourd’hui, avec Renée Fleming et Sophie Koch. La gloire aussi de ce chef des années soixante dix, qui a fait rayonner cette œuvres avec l’orchestre des Bayerische.

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Eugénie a eu son concours de Juge ; elle est donc en sursis en quelque sorte. Nous la verrons bien encore quelques temps, mais l’accession à ce nouveau statut la rendra assez peu disponible ; le stage de formation qui va suivre l’éloignera aussi définitivement. Décidemment 2013 n’aura pas été pour moi l’année des Eu(v)gé(gu) n(i,a)e. De même que l’interpénétration de leurs deux prénoms, certains personnages disparaissent du paysage humain, s’effacent ou n’existent plus qu’en flou lent, progressif parfois, brutalement, pour d’autres, qu’on a du mal à se souvenir de ceux qui composaient les tablées bruyantes et animées d’il y a, ne serait-ce que trois ans… On dirait parfois que la ruche humaine tourne autour de lieux inanimés, se modèle suivant les saisons, les intérêts du moment, les rencontres hasardeuses, et comme les cellules d’un même organisme, qui évoluent invisiblement mues par de micros-évènements, (plus brusques parfois que les évènements icebergs), détruit celles qui n’ont plus leur nécessité dans l’ordre invisible des points d’ancrage de ces petits microcosmes.

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Et voilà qu’apparaît Eugénie, sous le soleil de ce dimanche, à l’heure où la terrasse ne désemplit pas. Il ya aussi Chloé, la petite photographe. Je reste avec elles jusqu’au passage du soleil de l’autre côté du Palais de Justice, assez tôt dans ce début d’après-midi…

Fin décembre

J’avais rencontré, il y a quarante deux ans, Maria Th. assise sur le rebord d’un petit muret d’un chemin qui menait à la discothèque. Nous y venions presque tous les soirs avec une bande d’amis que je n’avais fréquentée que cet été là, en ce temps où je commençais à faire l’expérience de la boisson ; on s’enhardissait vite avec quelques verres, avant de rejoindre cette discothèque ; le lieu n’existe plus depuis bien des années, remplacé par une école primaire, sur ce promontoire, presque une collinette, où le quartier de Magnan et ses environs gardaient un peu de cette campagne qui, aujourd’hui encore, n’en finit pas de mourir. Maria Th. était blonde comme le sont les allemandes du Nord, avec une fièvre bleue dans le regard et une chevelure évanescente d’une blondeur que seules peuvent avoir les blondeurs qui cachent les grandes passions du côté de chez Brahms. C’était le mois d’août, on se rejoignait tous les soirs, et il semblait que notre temps ne fonctionnait pas au rythme du temps des autres ; c’est d’ailleurs comme ça qu’on s’est aperçu que nos cœurs battaient ensembles. Le mois a passé, quinze jours plutôt ; le dernier soir, je me souviens que c’était sur la plage, sans trop de paroles, de celles qui veulent avoir un sens pour l’éternité, nous sentions dans les derniers baisers, que l’été prenait fin. C’était aussi quelques semaines avant que je parte pour quelque mois aux Indes. J’ai dû recevoir sa première carte postale dès son retour en Allemagne, puis plus rien pendant longtemps ; deux ans plus tard, une autre carte, de Noël … «  someone … somewhere … unchangeable », encore des paroles définitives qui disaient que souvent nous ne choisissons pas les destins que nous aurions désirés, des destinées perçues avec la conscience aiguisée, vive et brillante comme du papier glacé, et illusionnante, de la fin de l’adolescence. Les années ont passées ; j’ai toujours eu un souvenir de cet été et de Maria, comme en incise, d’un temps qui ne pouvait se vivre qu’avant vingt ans ; l’oubli n’est jamais venu et le temps réel a continué. Vers le début des années deux mille j’ai eu le désir de savoir, comme un fidèle revient sur le lieu d’un mémorial ou d’une source qui coule, rassurante, nous parlant d’un murmure bien connu, pour témoigner que quelque part, même à revoir ne serait-ce que fugitivement, un objet, un signe à distance, une voix ou un visage, la force d’un évènement a bien eu sa place.

Rien, pas de trace de cette fille du Nord, par les pages jaunes ou blanches de l’électronique, récemment à disposition, pas le moindre indice, la moindre adresse. Dix années encore ont passé, et il y a une semaine, j’ai senti le besoin d’écrire son nom une fois encore sur le moteur de recherche. Lentement, apparut sur l’écran quatre photos d’une dame dont j’avais oublié qu’elle pouvait avoir mon âge, (et comment pouvais-je imaginer que son visage ne pouvait être altéré ?) Maria Thünemann, Lingen sur l’Ems … suivies de quelques explications d’un congrès de pédopsychiatrie où elle figurait sur une première photo, la plus réussie des quatre , celle dont je voudrais seulement me souvenir, avec le même regard, malgré le relief aiguisé qu’avait taillé le temps, cette pâleur sévère, froide et altière qui est souvent le signe des âmes secrètes.

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Bernard est à Nice. Denis Chollet est à Majorque, définitivement. Francis m’a envoyé un texto pour Noël, où il parle du Haut Urgell avec des mots qui me sont allés droit au cœur. (Enfin quelqu’un qui me lit …) J’ai d’ailleurs pris très au sérieux l’idée qu’il a eu, l’hiver dernier,  de m’introniser Membre d’honneur de la Principauté Libre, Indépendante et Insulaire de Brantôme. C’est surtout l’insularité de la chose (Brantôme n’étant en fait enserrée (enlacée ?) que par un maigre filet de la Dordogne) qui a gagné ma franche adhésion… On devrait souvent créer de l’impossible et de l’absurde, qui ne nous séparent du réel que par une mince pellicule de rêve. Créer du rêve pour s’approprier du réel prolongé…

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NOV  OUEL , (comment vraiment l’orthographier ?) , « soleil nouveau » , dans la langue de la Gaule ancienne. Comme le « solnychko » de l’an dernier, à même époque…

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« L’oiseau blanc », l’oiseau perdu le plus important de l’Histoire de la navigation aérienne, crashé en Terre de Feu ?, au Canada ? celui de Charles Nungesser, perdu en mer, qui aurait été le premier à  avoir traversé l’Atlantique, deux ans  avant l’autre Charles, Lindbergh…

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26 décembre

Déjeuner avec Bernard, « chez Georges », brasserie très art-déco, à l’emplacement de l’ancien Casino club, face aux Galeries Lafayette, tenue aujourd’hui par les anciens patrons de la Taverne Alsacienne. Un bon moment comme je peux en avoir une fois ou deux dans l’année, lorsqu’il descend pour les fêtes. A la nuit tombante, nous rejoignons la Dégus pour quelques verres. Il y a de plus en plus de monde à nos tables, malgré la tempête qui sévit depuis deux jours ; Laetitia y est souvent près de moi, elle parle peu mais je sais qu’elle se faufile pour avoir la place qu’elle désire.

Pour Noël, j’ai, entre autres innombrables messages, reçu des vœux d’Evguénia ; pas de sa main, mais par la voix de Tareq. Elle n’apparaît plus depuis ce fameux printemps dernier.

Pour Noël toujours, nous avons passé la soirée avec Hélène, en famille ; il y avait aussi son amie Elodie, la soirée fut réussie, Hélène fut prodigue en cadeaux ; elle nous a offert, entre autres, un week-end en igloo, pour deux, du côté de Gap…

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27 à midi, avec Eugénie à la brasserie. Toujours cette luxuriance de miroirs, de boiseries et de lumières aux scintillements mats, ce bel escalier sombre décoré en galanteries à la Watteau qui mène au balcon où se trouvent les quelques tables, plus intimes des rendez-vous d’affaires. Nous commençons par un verre de Saint Amour, et nous finirons par un autre Saint Amour. Presqu’un Parsifal…

31 décembre…. Les années s’achèvent, remplacées par les suivantes. Avec le temps passant des vieux jours, les janviers semblent les premières marches de larges falaises qu’il sera toujours plus difficile de franchir, sans l’assurance de parvenir au terme de la douzième, avec leurs lots d’évènements, d’errances, de certitudes, et cette épée de destin qui peut s’abattre à tous moments. Moment fragile du passage à une étape chiffrée supplémentaire, moment toujours plus grave de l’aventure du temps dont le poids pèse chaque fois plus lourdement.

La terrasse de la Dégus, comme l’année dernière, apporte son lot d’insouciance au  soleil.