Carnet, 2014

Carnet 2014

3 janvier

Pluie depuis deux jours. Ce matin Eugénie doit être sur la route de Bordeaux. J’inaugure l’année avec un cahier rouge orangé, et à chaque cahier vierge c’est comme un vertige à penser qu’il faudra patiemment en venir à bout.

Pluie toujours, tempête toute la nuit du 4. Hier encore, cette colonie d’oiseaux trouant le ciel blanc , comme une respiration, une ondulation, qui semble un seul et même corps composé de milliers d’individus, chorégraphiant les ruptures de rythmes ou de direction, menés à l’infime fraction de seconde par un chef imaginaire, un organe unique fait d’une myriade d’êtres allant quelque part mû par la nécessité de cette totalité qui parfois est supérieure à la partie, ou comme ces ballets birmans ou cambodgiens présentant plusieurs danseuses dans l’axe de la profondeur, un même personnage à plusieurs tiroirs,  et qui décrivent de leurs bras et de leurs déhanchements des figures qui se meuvent comme des déploiements de queue de paons, des gestes de grâce d’une infime précision, de chaque parties de l’axe, avec une symétrie et une coordination éblouissante.

………………..

Belle adaptation cinéma d’Anna Karénine de Christian Duguay, dont je suis surpris qu’aucun compositeur, ni même aucun librettiste n’ait songé à en faire un opéra. Prokofiev a préféré les pages épiques de Guerre et Paix, alternance de grandes fresques napoléoniennes et de scènes plus intimes de la vie moscovite, alors que dans Karénine le resserrement de l’action sur trois couples de personnages et le relief psychologique de chacun eut permis  une unité d’action et une concentration sur chacun des binômes qui s’affrontent et se déchirent. Dans le film, l’actrice italienne, d’une beauté remarquable porte pourtant le nom prémonitoire de Vittoria Puccini… Il y a chez Anna une sorte de Bovary, transplantée dans le milieu aristocratique de  Saint Petersburg, dont on sait que dès le premier regard  le prince Vronskij sera l’objet de sa grande passion. Il y aussi de la Flûte enchantée, quand Tolstoï chante les vertus  terriennes de l’amour simple et de la fidélité, débarrassées des nœuds vipérins des grands tourments passionnels. Là on pense à Papageno et Papagena (avec le couple sans nuages de Kitty et Levin), opposés à Pamina et Tamino.

………………….

12 janvier

L’alternance de soleil, de vent et de grisaille, propice aux clichés de nuages effilochés sur le bord de mer… Nous improvisons toujours de petits pique-niques à la terrasse de la Dégus.  Chloé m’envoie un message depuis chez ses parents ; elle avait gardé le silence depuis plusieurs jours ; elle va bien. Hier après-midi j’ai fait connaissance avec ce magnifique vaisseau qu’est le nouveau stade Allianz ; une véritable arène qui donnait une belle affiche européenne: RCToulon/Cardiff.

………………….

Une nouvelle intégrale des Tenebrae Responsories de Gesualdo par l’ensemble  a sei voce, deux heures dix de pur bonheur… Je commence « la nuit privée d’étoiles » de Thomas Merton.

Lison est passée à la Dégus. A vingt ans elle est la seule gandine qui sent le soleil et l’avenir, la folie jusque dans les scarifications. Puis trente minutes au téléphone avec Eugénie ; Bordeaux semble lui plaire, elle m’appelle bientôt.

…………………….

Comme Schumann, à la fin de sa vie, dans sa folie, voyageait en déployant des cartes de géographies qui l’inspiraient, je m’émerveille devant l’immensité des territoires naturels des Etats-Unis, Colorado, Dakota, Oregon, Wyoming etc. , et le temps de la conquête de l’Ouest, vaste terrain d’aventures, Custer…

Little Big Horn. Montana, en lisière de la Yellow Stone River et de Rosebud. Une des plus effroyables bataille de l’Histoire de l’Ouest américain où le sort des indiens Likotas et Cheyenne s’est joué, la légende ambigüe et contestablement entretenue par la veuve de Custer, figure centrale de l’épopée et du dernier carré du massacre, ne laisse pas moins penser que ces droits du sol, tant admis aujourd’hui, étaient un droit de conquête où le premier venu avait à défendre ou à prendre par la force ce que l’Histoire ne considérait pas comme un acquis. D’ailleurs, quand commence l’appartenance à une terre ? Lorsqu’ils s’installèrent, les Indiens d’Amérique venaient de loin, de ce lointain Asie, remontant le Détroit de Béring et peuplant, au hasard des nécessités (étaient-ils les premiers ?), tout le continent, du nord au sud, jusqu’aux confins du Chili et de l’Argentine patagoniques. De même , en direction opposée, ces même Indiens de l’Inde, dans leur errance, laissent leurs traces sur le long périple qui les mèneront vers le dernier point d’ancrage, l’extrême pointe de l’Occident,  particulièrement l’Andalousie des gitans d’aujourd’hui, où résonnent, par la distance, autant que par le temps immémorial, ce chant des profondeurs du cante jondo, et ces incantations qu’on peut encore sentir (dans quelle mesure remontent-elles avec pureté à leurs origines ?) dans les danses et les musiques des indiens nord américains échappés de l’extermination du XIX° siècles. Combien d’errance avant de considérer qu’un territoire est naturellement votre ? Restent ces magnifiques pierres tombales, dans leurs simplicités, disséminées, dans ces champs d’herbes sauvages, aux vents de la vallée.

………………………

Claudio Abbado est mort ce 20 janvier. J’ai vécu les disparitions de beaucoup d’hommes célèbres, Karajan, en 89, Böhm, dix ans avant, et puis des peintres, des compositeurs, des artistes ou des personnes proches, d’autres plus anonymes, sans m’éloigner de cette fatalité qui fait que cela reste dans la logique des évènements,  mais aujourd’hui, je sens comme un poids plus lourd quand un visage disparaît, une voix, une présence, ou un destin public ; et au-delà de cette rupture, c’est ma vie qui se tient dans une peau de chagrin, où  je ne choisis plus la perspective du temps qui vient… Claudio Abbado nous quitte, comme tout le monde. Il restera pour longtemps celui qui fit le plus beau Wozzeck enregistré, et le Pélléas le plus clair des temps d’aujourd’hui.

……………………….

Fin  janvier…  Etranges, les amours d’Alban Berg, symboliquement mort de septicémie, ont toujours été marquées par le sceau du secret et des petites morts d’amour qui préparent à la définitive. Les éditions Actes-Sud publient pour la première fois une traduction de la correspondance entre Berg et Hanna Fuchs dont il a été éperdument amoureux entre 1925 et 1935.  La Suite Lyrique, dédiée à son inspiratrice, témoignant de la plus poignante sublimation d’amour dans une succession de six lieder sans paroles. (Quatorze lettres donc ?), sur une période relativement longue, mais peuplées de rêves et de projets impossibles, pour finir en 1935 avec le Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange », qui, cette fois,  n’était plus Hanna Fuchs, mais Manon Gropius, la toute adolescente fille d’Alma Mahler…

……………………

Morning in Long Island de Pascal Dusapin ; merveilleuse fresque sonore de trente deux minutes, d’un raffinement inouï, (mais ça en devient une habitude depuis sa série de quatuors à cordes des années 90). Des plages de temps lissées, irradiantes, des harmonies matinales irisées de battements d’ailes de goélands, aux jeux de vagues sous le prisme d’un soleil pâle; l’œuvre fait penser encore à Messiaen, mais plus à sa force de persuasion et sa maîtrise d’écriture qu’à une référence stylistique, ajoutée de quelques échos affaiblis de l’Ecole spectrale. Le final, en forme de bacchanale rythmique relève de la plus haute virtuosité orchestrale. La Philharmonie de Radio France est devenue l’une des meilleures phalanges au monde.

……………………   1 février

Depuis quelques semaines, je parle à Norma, une petite étudiante de vingt ans qui est dans une classe de harpe au Conservatoire. Elle est métisse, et tout est très beau chez elle ; de longs doigts qui n’en finissent pas, et des lèvres qui révèlent  son ascendance noire, malgré une peau extrêmement blanche. Ce samedi, nous avons parlé longuement ; elle aime Rameau et Debussy; j’ai  pris ses mains dans les miennes…

3 février

Ce soir vers dix huit heures, j’ai signé l’acte définitif de vente de l’appartement de Carras.  C’est un militaire russe qui s’en est rendu acquéreur. Quasiment trente sept ans après l’aménagement de mes parents,  et trente cinq  années après que j’eus convaincu Maman de l’acheter. Une page est tournée, définitive, qui un peu plus me délie, dans l’ordre des choses qui ont une âme qui s’attachent à notre âme … pour ne retenir que leur écho et les fantômes de leurs éclats passés de fêtes, de Noëls et d’anniversaires, de tristesse (la mort de Papa dont j’ai recueilli, d’un dimanche, le dernier souffle)…d’un temps maintenant révolu.

……………………

5 février…      Presque la nuit encore. Sur la route qui mène à Cimiez, la radio donne des nouvelles de notre Occident frappé de la maladie mortelle de l’hypocrisie morale. Une exposition Balthus a été interdite en Allemagne(en Suisse peut-être ?), alors que toutes les dispositions avaient déjà été prises pour sa réalisation, sous prétexte que sur l’un des tableaux (le peintre et son modèle, Roger et son fils ? les ingénues en culotte retroussée, déhanchées, lascives ?…) qui devait y figurer, un enfant, dans un espace vide, quasiment abstrait, se tenait debout près d’un homme qui aurait pu être son père, peut-être d’un homme plus avancé en âge encore. Sans plus…  Mais le verdict d’un comité de moralistes autorisés est tombé : l’exposition n’aura pas lieu pour raison d’ambiguïté pédophilique. C’est la Grèce Antique, la Rome Impériale et la Renaissance de Michel-Ange, de Bronzino et du Bacchus malade de Caravage qui nous donne aujourd’hui la leçon d’une hauteur d’esprit où nous ne pouvons plus nous hisser. Et ces temps antiques savaient pourtant bien jouer de l’ambiguïté entre plasticité idéalisée du corps humain et mise en scène de ces corps dans leur expression les plus sensuelles.  Même le Second Empire de Napoléon III, passées les foudres d’une bourgeoisie en pleine ascension, a bien vite reconnu la légitimité créative de la Moderne Olympia, et celle du Déjeuner sur l’herbe. Même notre terrible XX° siècle, en ses débuts, a su rapidement reconnaître l’élan, l’audace fondamentale de Picasso, de Matisse et de ses femmes lascives, nues et tordues d’ennui et de fièvre dans des intérieurs luxuriants de couleurs et de volupté.

Alors que toutes les forces de démobilisation morale abondent, promues par les nouveaux maîtres de valeurs toujours plus éloignées des fondements qui ont constitué notre monde Occidental, lorsqu’il s’agit de rentabiliser des idéologies de mort, ceux-là même s’émeuvent  lorsqu’ils n’ont plus le contrôle de la diffusion de ces dites valeurs, et se voilent d’autant plus la face qu’ils encouragent ouvertement les changements du monde sur la voie spirituelle à venir de la vraie turpitude du veau d’or. Sur la route de Cimiez, en ce matin glacial, entre deux satisfactions diplomatiques de nos intervenants en Afrique, une revue de presse toute acquise à la conduite sans faille d’une politique fantomatique, c’est bien l’ombre envahissante de Tartuffe qui se dessinait…

Dans ce début de nuit, quelques sonates de Beethoven ; c’est Claudio Arrau qui joue dans les années 50. Le froid et la pluie ont envahis le sud, la mer en Bretagne lèche le littoral avec rage, des navires s’échouent et des plages disparaissent, mangées par la montée des eaux.

……………………..

Musée d’Ajaccio, tôt ce matin. On apprend que lors d’un déplacement de mobilier, en vue d’une exposition temporaire, un fauteuil de bivouac de Napoléon Bonaparte a été fortement endommagé. Lors de la brève enquête qui a suivi, il a été constaté qu’un des gardiens s’était assis sur la pièce historique en question…

11 février

L’Histoire de France n’est enseignée aujourd’hui qu’avec de multiples précautions. Le devoir de mémoire, si cher à tous nos représentants de l’Education Nationale, ne tient plus compte de quelle mémoire il convient de rendre la légitime évidence. En théorie, il est des classes d’âge correspondant à des tranches d’Histoire ; ainsi le Moyen Age était-il normalement (mais très sommairement) étudié en classe de 5°, les Temps Modernes (Monarchie absolue,  passage du monde clos pré-galiléen à l’univers infini etc.) en second cycle du secondaire , et pour finir, avant la Terminale, un développement plus conséquent sur le XX°siècle, puisque l’information, à mesure que nous nous rapprochons de notre vécu contemporain, est plus abondante. Du moins, un jeune adulte pouvait-il, dans le meilleur des cas, avoir pu embrasser toute les phases successives de ce qui constitue notre patrimoine temporel et culturel, depuis Lascaux jusqu’à  la V° République. Donc, une étendue de matière historique était offerte, depuis les temps les plus reculés de notre Histoire jusqu’aux arcanes souvent contradictoires d’un passé maintenant très proche de notre monde actuel. Le vecteur historique, dans la formation et la structure d’un individu, est le sous-bassement de l’identité, ce qui le relie à ses plus lointains ancêtres et constitue l’héritage commun à tous ceux qui l’ont reçu en partage. Evidemment il était difficile de ne pas voir dans ce système des contradictions, telles que nous définissions, du temps de l’Empire colonial par exemple, que nous descendions tous de nos ancêtres les gaulois…Les enfants de ce temps là devaient sourire, mais comprenaient malgré tout qu’il s’agissait de l’histoire englobant, au-delà de chaque individu quelque soit sa provenance, la France perçue comme colonne vertébrale d’un passé aujourd’hui commun à tous, y compris aux nouveaux appartenants à la communauté nationale. Le plus pernicieux dans la transmission de notre Histoire n’est pas tant ce qu’on y affirme, ce que l’on déclare de l’ordre de l’évènement ayant une incidence sur l’ensemble, mais ce que l’on cache ou ce qu’on omet pour des raisons inavouées ou, au contraire par souci idéologique. Et par un des paradoxes les plus étonnants, ce ne sont pas que les enseignants, ou les responsables des programmes d’Histoire qui censurent, mais tout simplement certains membres de communautés nouvellement installées en France, qui refusent, pour des raisons religieuses, ou parce que les parents de cette génération actuelle ont considéré les évènements de manière diamétralement contraire, qu’un refus pur et simple est opposé à l’enseignement proposé. La Guerre d’Algérie, aujourd’hui encore, n’est guère exposée dans ses faits bruts, mais dans les exigences finalisées de la communauté algérienne qui a acquis son indépendance. Il y a donc une réappropriation du terrain historique sous l’angle idéologique, tel que les élèves, voire les opposants à la vision générale que peut avoir la France de sa propre Histoire, opposent un déni de savoir. La censure que les faiseurs d’Histoire exercent eux-mêmes à l’endroit de ce qui devrait être leur devoir de mémoire, est encore plus criante lorsqu’il s’agit de marteler certaines vérités. Devant le désarroi du corps enseignant, il devient impossible de rendre au jour certaines évidences enseignées il y a encore une ou deux générations. Comment expliquer à des adolescents d’éducations différentes du tronc commun à notre Histoire, le simple fait que dans nos campagnes, la spirale et le dédale des rues en escargot aboutissent à une Place, cœur et centre du village avec , face à face, la mairie et l’église ? L’adolescent d’aujourd’hui, relégué souvent dans les marges des banlieues, ou sur les strates superposées au sein des villes tentaculaires, éloigné de ce que furent les structures de l’urbanisme médiéval, ne pourrait saisir une vue aérienne d’un village isolé au sein d’un océan agricole. La difficulté est alors immensément plus grande lorsqu’il s’agit de points historiques sensibles, soulevant de possibles collusions de perspectives de civilisations. Il n’y a pas si longtemps l’Histoire insistait sur le rayonnement de la France dans le monde ; aujourd’hui, par un renversement presque systématique, on met surtout l’accent sur ce qu’elle doit au monde.

La lâcheté et la bonne conscience troublée des enseignants consistant à éluder des pans entiers de ce que furent naguère le cœur et le corps même de notre patrimoine historique. L’Histoire étant devenue, par un déplacement insensible, un rempart et une simple garantie des valeurs de la République (et non plus le miroir réel incontestable de notre passé, socle de l’identité de tous), tout commence en 1933, facilitant à moindre conscience, une unanimité de tous et cultivant la haine de soi plutôt que de troubler celle des autres. Une Histoire écrite par les vainqueur d’un conflit ou d’une période délicate d’interprétation, est une Histoire dont on n’a jamais besoin de justifier les moyens, ni d’exprimer avec force des repentances appuyées. Shakespeare disait que rien n’égalait en horreur une guerre, encore fallait-il la gagner…

19 février

Le journal littéraire de Léautaud est très long. Il est une somme à lui seul ; mais il couvre une période qui va de 1899 à 1955…

……………………

Norma donc, et depuis quelques jours, Fabienne la brune, qui vient s’ajouter aux quelques belles femmes à la terrasse de la Dégus…Chloé est passée, le ventre rebondi dans son cinquième mois de grossesse, avec toute la fierté de son corps découvert, épanoui, la main et le bras posés sur ses rondeurs en forme de protection.

Les premiers bourgeons de printemps apparaissent au travers d’une brusque poussée de chaleur ; les femmes aux terrasses quittent  leurs vêtements d’hiver pour la peau neuve du printemps…le temps a laissé son manteau de vent de froidure et de pluie et s’est vêtu de broderies….

cette nuit le festin de l’araignée et ses languissantes cruautés…

C’est la première année que, depuis la fenêtre de la chambre nord, on peut voir très loin, le paysage lissé jusqu’au col de Vence, ses givres et les frondaisons de la fin d’hiver. Les deux arbres abattus, dont le derviche tourneur, qui donnaient tant de mouvement aux clichés pris autour de la maison et en habillaient l’environnement, laissent place à des espaces morcelés, des souches visibles et griffues dans leur givre, sans la grâce et la poésie que rendaient ces deux petits fragments de Corot longeant l’allée.

Depuis les fenêtres des chambres au Nord, on peut apercevoir maintenant Saint Paul de Vence et tout au fond, majestueux, le grand Baou de Saint Jeannet.

26 février

Paco de Lucia est mort… Soixante six ans.

2 Mars

Hier matin, la « vieille » Solange, entre deux cartons à dessins, me convainc de prendre un verre à l’ « American Bar », ce qui nous change de la Dégus, où le soleil est agressif autour de midi. A l’ombre, le rosé du Châtetau Minuty y est assez bon, la serveuse brune, comme promis, d’une grande beauté, désharmonieusement  désservie  par des minauderies et des attitudes assez communes. A quelques tables de là, nous saluons Fabienne et sa fille, assez surprise de me voir dans ce nouveau repaire, mais le plaisir de nous voir semble partagé.

…………………..

Je me souviens, étrangement, dès le réveil, que nous sommes le 2, qu’il y a quarante ans mourait Georges Pompidou, et ce soir là, je faisais la rencontre de Mi.

……………………

Les éditions Naïve viennent de publier leur nouvelle production de la future intégrale des ouvrages lyriques de la collection turinoise de Vivaldi, le très attendu « Incoronazione di Dario », ce qui comblera le vide du précédent enregistrement disparu de Gilbert Bezzina.

Depuis quelques jours, les nuages, les lendemains d’orage, nous gratifient, tôt le matin, de leurs plus belles harmonies, et pour la première fois, à cette heure inhabituelle, c’est au versant nord de nos fenêtres, que les roses orangés, bientôt blancs perlés, donnent à ce début de journée, comme pour signifier ma première pensée du matin, un éclat particulièrement appuyé… 

Mars

« l’Histoire de la campagne française » de Gaston Roupnel est un grand poème lyrique où je retrouve quelques unes des notes que j’avais enregistrées en novembre, dans des considérations  sur l’essence du paysage français, une forme de géorgique devenue un classique dans la littérature de le France rurale, et plus encore, une histoire des fondements de l’homme qui s’enracine comme un milieu entre terre et ciel, où par persévérance, patience et ténacité, il modèle le paysage, adoucit les aspérités de la nature, s’approprie le sol en déchirant l’écorce de la terre à la faux et au cheval de labour, rythmant sa propre vie à la sensibilité et à l’intimité des saisons, à l’écoute de la pluie et des vents, et à l’oracle permanent de cette vie interne, qui est autant un défi qu’un combat de tous les jours, répétés inlassablement, et transmis par un savoir d’expérience à la génération qui va suivre.

Cette sédentarisation, propre à l’homme de l’Europe de l’Ouest, après de  longues errances pour certains, enfin établie dans ces sphères géographiques propices à l’enracinement agricole, jusqu’en bordures des mers de l’extrême Occident, a été enfin possible une fois établi le lien renouvelé de l’humain et cette fécondation que la terre, par une bienveillante acceptation de livrer l’essence de sa force et de son mystère, lui aura rendue possible.

Ce que Raymond Oursel, cet autre bourguignon, sentait de ces racines du ciel que sont les édifications romanes, dans ce temps fort qu’est le Moyen Age, unifiant le tissu social par l’esprit, Roupnel  le consignait déjà dans les épousailles charnelles de l’homme immémorial à l’écoute de son environnement.

…………………

16 Mars

« rien ne ressuscite autant le passé que les sons »      -Tolstoï-

CARIATIDES AU FRONTON ET AUX PILIERS DE MON TEMPLE DE L’ART LYRIQUE

 

Les huit Isolde

LARSEN-TODSEN

LEIDER

LUBIN

FLAGSTAD

TRAUBEL

VARNAY

MODL

NILSSON

                                                                     Les deux siegliende

                                                                                   LEHMANN

                                                                     RYSANEK

Les deux mélisande

JOACHIM

DANCO

                                                                     Les trois traviata

                                                                                   CALLAS

                                                                     OLIVERO

                                                                     PONSELLE

ET…

BORKH

SILJIA

SEINEMEYER

REINING

DELLA CASA

LUDWIG

KOLASSI

CRESPIN

JURINAC

WELITSCH

MULLER

LEMNITZ

BROUWENSTJIN

SEEFRIED

LOS ANGELES

DORLIAC

PREOBRAZENSKAYA

GRUMMER

MERRIMAN

GORR

FASSBAENDER

POPP

BAKER

VERRETT

L.PRICE

M.PRICE

GENS

VON OTTER

                    et       FERRIER

                              FORRESTER

THORBORG

HORNE  

et

RITTER-CIAMPI

BALGUERIE

FROZIER

TIRARD

MARTINELLI

Et les baroques

MINGARDO

DI DONATO

GENAUX

PIAU

KERMES

(Cet ordre de dames élues est celui que j’avais noté à la fin des années 90…)

D’autres viendront…

……………………

16 Mars

Hier, Merenda IV, quatrième petite réunion dinatoire au soleil de la terrasse de la Dégus ; cette fois –ci nous avons réquisitionné six tables installées  sur toute la profondeur, depuis l’entrée du bar jusqu’à l’extrémité la plus reculée à l’extérieur ; nous sommes chaque fois de plus en plus nombreux ; Didier était l’initiateur de cette journée qui fêtait la fin de son incarcération. Henri était de la partie pour la première fois.

………………….

 Richter, après ses Brahms, livre une époustouflante sonate en si de Liszt, environ 1965, Carnegie Hall, toujours édités dans les séries de concerts chez Praga.

…………………. Meyerbeer, il crocciato in egitto, opera seria de la période italienne ; une belle surprise d’autant que l’on commence doucement à fêter la cent cinquantième année  de la disparition du compositeur, et que l’oubli relatif d’un certain grand public est aussi injuste que l’excès de gloire, (mais peut-on trouver injuste une gloire excessive ?), qu’il a connu juste avant le tournant du XX° siècle.

…………………..

Le matin je fais toujours des photos d’arbres et de ciels, le printemps est là, il fait craquer le sol, et les prunius deviennent roses et blancs, attendant de prendre leur carmin définitif jusqu’à la fin de l’été. Ces clichés font penser à des Van Gogh, par le simple miracle renouvelé chaque année, des pruniers, cerisiers et autres amandiers en fleurs qu’il peignait du côté d’Arles et de Saint Rémy.

…………………..

PROVENCE  ( IGLOO ?)

 

Pour le séjour en montagne, vers Arvieux dans le Queyras, et la nuit dans l’igloo, attendue depuis longtemps, on nous promet une météo d’apocalypse. Nous serions absents du 22 au 25 Mars … Je prépare un itinéraire sage dans le Vaucluse, quel que soit le temps.

Dès le départ, la pluie, insistante. Comme prévu, elle ne nous quittera pas, sinon pour quelques rares moments de répit. Nous sortons d’Aix pour de petites routes qui nous mènent à Peyrolles en fin de matinée. Le village fait son marché comme de partout dans le pays. Malgré la grisaille, nous montons au sommet d’un petit tertre où se dresse, dominant toute une partie du paysage, une ravissante chapelle romane. Les routes hérissées de hauts platanes, comme des haies traçant le chemin, paraissent être des doigts inquiétants dressés vers un ciel improbable, dans la noirceur noueuse des troncs et des branches nues du mois de Mars.

J’ai du mal à reconnaître Manosque, tant ses faubourgs se sont agrandis depuis plus de trente ans ; puis nous trouvons l’enceinte de la vieille cité, le froid sec et la pluie glacée. L’ensemble historique est semblable aux petites villes italiennes où les ruelles débouchent sur des placettes inattendues, toutes de charme, à la pierre jaune et usée, rendue plus mate sous l’éclairage mouillé d’une cité se levant à peine de sa nuit d’hiver. Nous nous abritons sous l’auvent d’une terrasse pas plus large que la bordure d’un trottoir. Trois tables seulement derrière ce petit havre, et le premier verre de rouge, âpre et glacé. La belle façade de l’église de Notre-Dame de Romigier, finement proportionnée, est située à l’emplacement d’un ancien temple païen dédié à Cybèle. J’imagine le flamboiement naturel que la pierre libère sous le soleil, comme sur la belle façade de la Cathédrale (ou ce que je crois être l’édifice le plus connue de la Rue Grande). Porte Saunerie ensuite, et juste après, dans une ancienne demeure à trois niveaux, le Centre Jean Giono. On parcourt une belle expo permanente sur deux niveaux ; des sortes de paravents composés de photos et d’extraits de textes jalonnent les salles ; des phrases fortes, du vent dans les paysages qui nous tendent la main, qu’on pourrait croire les voir par les fenêtres ; toute la magie et le lyrisme de son œuvre  demeurent le miroir de ce pays d’enchantement. La pluie, qui maintenant nous glace, ne permet pas que nous poussions jusqu’à la maison, non loin de là, où une grande partie de l’œuvre a été composée.

Je retrouve, avec un plaisir infini, la sculpture, en bordure de la cité ancienne, tout près de la Porte Saunerie, sur le périphérique, « le froid ». Deux êtres humbles, blottis l’un contre l’autre, dans une attitude résignée, voûtés par la solitude et la désolation ; lui porte un chapeau, elle un fichu, ils se tiennent par la main. J’ai toujours ignoré l’auteur de cette œuvre, mais j’y suis aussi sensible qui si elle eut été de Rodin. Nous quittons Manosque sous la pluie incessante  qui pénètre nos vêtements et jusqu’au plus profond de nous, la maison natale de Giono, modeste et sans charme, au 14 rue Grande, troisième étage.

Nous poursuivons vers Apt, au cœur de ce pays, où chaque sillon, chaque mur de terre et de pierres, chaque village, parlent la langue de la poésie, et bien que nous n’ayons pas prévu de traverser, cette année, Fontaine et l’Isle sur la Sorgue, la magie de cette lumière noire de fin d’après midi nous accompagne jusqu’à l’entrée  de la ville. Nous logons, comme il y a trente ans, en Mars 84, à l’hôtel « le Palais », où rien  ne semble avoir changé, face à l’Hôtel de Ville et à l’orée des ruelles de l’ancienne Apt, dans la lumière métallique des éclairages de la nuit tombante sur les pavés glissants.

23 Mars

Le lendemain, dès l’ouverture des volets, l’intensité de l’air est différente ; plus froide encore, mais sèche, sous un azur retrouvé. A l’heure où les ombres sont encore étirées , nous entrons à  St Saturnin les Apt, par une lumière violente, et débouchons sur le plateau battu des vents, où se dresse, solitaire, le vieux moulin, quelques arbres aux fleurs blanches naissantes, et la large perspective du Vaucluse sous un ciel noué de très moutonnants nuages en choux-fleurs qui s’étirent, sans menace, sur la saisissante panoramique de la vallée. Les volets bleus des maisons, aux murs de pierres sèches, parfois craquelés sur ceux aux surfaces lisses, ponctuent d’un chromatisme violent l’habitat provençal, comme ce même bleu récurrent rythmera les rues et les demeures de la plupart des villages que nous traverserons.

La route en serpentin vers Saignon est lumineuse, le vent trace le paysage en profondeur ; nous parvenons au village sur une vue plongeante bien que celui-ci soit déjà en surplomb de colline, en une perspective oblongue de Nord-Sud. Le parc municipal est fleuri comme autant de confetti de pétales jaunes et blancs … un petit Japon de printemps. Le froid souffle et nous traversons les ruelles gorgées de soleil et des placettes aérées ; ici le lierre grimpe aux murs comme des guirlandes, et au sommet du village une chapelle et des ruines encadrées d’oliviers et de cyprès. La perspective sur les vallées environnantes est à couper au couteau. La façade de la Cathédrale est rythmée de motifs en bande lombarde, ce qui lui donne une élégance malgré de vastes proportions. C’est dimanche d’élection, l’animation est palpable avant l’heure de l’apéro….

Vers midi nous entrons à Lourmarin, un village d’élégance ; un peu trop peut-être. Comme tous ces lieux qui furent façonnés dans la magie de leur environnement, par la qualité des architectures, devenus victimes de leur beauté naturelle ; isolé à l’orée du village, le cimetière, déjà plombé de  chaleur en cette fin de mars ; je cherche longtemps la tombe, plutôt les deux rectangles de terre, sous les branches d’oliviers coupés, sans fleurs, et parmi les ronces , les végétaux épars qui trahissent l’absence évidente d’entretien, une pierre plate qui dit simplement Albert Camus, 1913-1960, à côté du même rectangle où dort l’épouse.

Reillane, où l’on accède par une longue rue, large, bordée de platanes, dans le froid lumineux et le silence du dimanche. Des volets bleus toujours, protecteur de sérénité ; des ruelles montantes assez abruptes, aux lierres enserrant la pierre, mènent au promontoire large, avec l’église, et lui faisant face, les restes d’une ancienne fortification templière et d’une présence franciscaine éphémère, altières et dominant du haut de leur colline le village et les larges vallées de Vaucluse.

A quelques lieues de là, Carluc et ses mystérieux boyaux de pierres creusées dans la roche souterraine, à même la falaise, dans l’ombre et la lumière alternant, au creux  d’un vallon glacé. Je ne suis pas venu là depuis plus de trente ans. L’ensemble des pierres figées à flanc de ravine comme des griffures, et les ruines de l’ancienne abbaye paraissent un décor idéal de Merlin l’Enchanteur, d’un Brocéliande provençal où les arbres en fin d’hiver déploient de maigres branches torturées au pied d’un ru à truites doucement sonore, limpide et calme, indifférent à l’aridité du décor.

Puis St Michel l’Observatoire, avec l’église accroché au sommet du village dans un bois de cyprès, et ses ruelles tortueuses avec toujours des volets bleus… De gros nuages s’amoncellent sur la route qui mène à Salagon. L’abbaye a été restaurée, un jardin de fleurs et d’espèces rares d’aromates  ont grandi et attirent désormais une quantité de visiteurs, là où auparavant la terre grasse et l’herbe sauvage  entouraient l’édifice austère et solitaire ; jusqu’à son nom qui évoque un vieux pays gaulois et le sanglier. Le point d’orgue de la restauration reste la magnifique nef toute en sobriété et le chevet aux meurtrières filtrant le jour au travers de somptueux vitraux rouges. Les nuages ont crevé et la pluie tombe, froide, rendant à l’herbe toute la minéralité de ses verts ; le soleil revenu ne tardant pas à tracer le chemin sur le jour déclinant…

L’arrivée à Forcalquier, ville gionesque et carrefour de transhumance, à l’heure où la pierre blonde est saturée de lumière, déjà rasante, la place qui entoure la Cathédrale est encore animée et nous nous installons à une terrasse de café, face à l’édifice incendié de couleur crépusculaire; puis nous nous perdons dans le dédale des drailles de la ville vieille. Ville d’été du Roi René. Où sont nées quatre reines, filles de Raimond Béranger. Romée de Villeneuve, son ministre avisé, les maria à quatre rois, St Louis, Henri III d’Angleterre, celle du duc d’Anjou fut reine de Sicile, et une autre fut reine d’Aragon… Romée de Villeneuve dont parle la Divine Comédie, dans « le Paradis »… Les quatre reines sont nées dans une petite ferme à l’orée de Forcalquier ; il y reste une ruine de portail, nommée la porte des quatre reines. Le vent est coupant et l’azur insolent. L’hôtel est sur le cours qui longe l’enceinte de la cité, la nuit est maintenant étoilée ; c’est de là qu’est peut-être né le « Serpent d’étoiles » …

24 Mars

 L’orgue de la Cathédrale, au matin, à l’heure des vendeurs de chaussures, du marché aux saucissons, et aux vêtements que mettent les pauvres, était noire de son silence, de son contre jour…

Le serpent de route qui, au sortir de la départementale longeant la Durance, mène à Ganagobie, à main gauche venant du Sud, est d’une étroitesse telle qu’un véhicule seul semble avoir accès sur le flanc de montagne, où rapidement, la Durance, en contrebas, livre ses méandres paresseux jusqu’à ce qu’on accède au plateau isolé de l’abbaye, solitaire à cette heure matinale, ce qui accentue le sentiment d’atemporalité qui préside toujours quand on parvient enfin au pied de l’ensemble monastique, qu’on traverse l’allée pierreuse bordée d’arbres se rejoignant à leurs cimes, comme déjà une préfiguration de voûte gothique végétale, et que se présente, en bout d’allée, la large perspective de la Montagne de Lure ; plus loin, au Nord, Banon. Seuls des battements d’ailes d’oiseaux troublent le silence assourdissant de cette paix recluse. La façade occidentale de l’église abbatiale présente un tympan de Jugement dernier archaïsant, à la manière des représentations sculptées en milieu rural, et à notre grand étonnement,( les ouvriers seuls, en ce lundi, ayant accès aux différentes parties des bâtiments ), la porte s’ouvre sur une nef encore sombre, à la lumière au tamis pailleté et irrégulier, rendant encore plus satiné le trésor enfin recomposé de la mosaïque de pavement  noire, blanche et rouge au pied de l’autel, éclairé faiblement par la meurtrière de l’abside orientale. Dans cette pénombre, les motifs végétaux et animaux, décorativement byzantins, et surtout, enfin rendu à sa splendeur reconstituée, le fameux St Georges terrassant le dragon…

De retour sur la départementale toujours plus au Nord, la petite perle romane de Volonne, la chapelle St Martin, comme une ruine de Grèce Antique, sentinelle à pierre sèche et aride, à la façade dissymétrique, regardant le cours paisible, à cet endroit, de la Durance large aux teintes d’émeraude. L’édifice a reçu depuis quelques années une méchante charpente, qui certes, la protège des hivers redoutables dans la région battue des vents, mais lui ôte ce charme des véritables ruines dans cette pierre  dénudée, parmi ses bouquets d’oliviers, ses colonnes et ses fûts reliés par des arcs transversaux à la profondeur de la nef, naguère sans toiture, à même le ciel, où les nuits venaient épouser et éclairer de leur tapis d’étoiles comme du sucre fin, le maigre vaisseau, veillant, d’un côté au repos du cimetière, et  dans son regard occidental, d’autre part, d’une fenêtre percée donnant sur le cours de la rivière et les maisons environnantes, dans l’enchevêtrement des joncs et des saules pleureurs.

Puis, la longue ligne droite, après Château-Arnoux, bordée de platanes, et sur la gauche de la route, les coopératives agricoles, les concentrations de hangars à fruits et légumes ; nous sommes à l’entrée de Sisteron, à la croisée de la Provence et du Dauphiné, la porte du vent glacial. Nous avons quitté l’hiver, mais ici, avant que la saison ne soit très avancée, nous ne quittons jamais vraiment les derniers oripeaux de l’hiver, les couloirs qui s’engouffrent dans les plaines de piémonts, et celles dérivant vers les plateaux bas de Haute Provence. L’avenue des Arcades, au cœur du village est encore endormie, bien qu’il soit près de midi ; le lundi paraît être le prolongement naturel du mouvement lent du dimanche ; la Citadelle est fermée, bien que l’on devine, à mi pente, l’impressionnante perspective sur l’autre rive de la Durance, qui donnerait presque le vertige en avançant au plus près de la muraille. Nous prenons un verre de rouge sur une terrasse minuscule, non loin de la placette réservée aux autocars qui font traditionnellement halte ici. Puis le tunnel qui mène au belvédère, c’est -à-dire au pied de la rivière, au débouché de l’extraordinaire mouvement tellurique qui s’élève dans ses plissures en lamelles de rasoir millénaires, ou en éventail de cartes à jouer, comme des rides profondes de contrariété géologique. L’autre moitié de Sisteron, pas plus étoffée qu’un maigre hameau tout en longueur, suivant le cours de la Durance, est ainsi bâtie au pied de ce furieux colosse de pierre.

C’est ensuite l’entrée dans des paysages annonciateurs de montagnes, la végétation se nuançant  et se raréfiant de couleurs plus neutres, vers des gris vaporeux, bien que les ciels s’encombrent de masses compactes de nuages laineux  sur un parterre d’azur serein, jusqu’à la première approche des Ecrins. De magnifiques dômes enneigés se profilent des kilomètres durant, l’écrin des points de vue se situant aux abords du lac de Serre-Ponçon, où l’émeraude des eaux se fond à la majesté pyramidale et laiteuse de la chaîne montagneuse du Queyras. A Embrun, nous sommes désormais dans cette zone géographique alpine qui s’installe nettement dans l’habitat et la végétation montagnarde, le clocher de la Cathédrale est aperçu de très loin, et toute la ville paraît abruptement sertir le flanc de colline. Magnifique vaisseau de la Cathédrale, tout en nervures saillantes dans une alternance de pierres bicolores, blanches et brunes, tirant vers le rouge, suivant les reflets issus des fenêtres latérales et du portail occidental ; au portail sud, des atlantes discrets, bizarrement  assis en tailleur et soulevant les longs fûts de pierres protégeant les auvents à l’entrée. Comme à Sisteron, nous avons du mal à sortir de la léthargie du lundi suivant le rythme lent dominical. Après un verre de rouge accroché au comptoir d’un improbable bistro, nous poursuivons vers Arvieux, que nous atteignons, après une succession d’ombres et de lumières sur ces routes suivant les jeux du soleil, peu carrossables aux endroits où l’ombre ne quitte jamais l’hiver. Le village, clairsemé de chalets neufs, (du moins donnent-ils l’impression d’être nettoyés par les âpretés de la neige encore abondante en cette fin Mars), de chiens hostiles protégeant quelque habitat fantôme, et le silence ouaté d’une absence totale de vie humaine. Nous rencontrons une sorte de montagnard, accoutré d’une coiffe locale et de grosses chaussures trahissant le randonneur accoutumé aux longs sentiers pénétrant les immenses forêts de sapins. Nous sommes à l’entrée du col de l’Izoard. L’homme semble amusé d’entendre parler d’un village d’igloos dans les parages. L’Office du Tourisme nous confirme bien qu’un promoteur, assez indélicat, possède un parc d’igloos, mais qu’il est désormais clos, (sans avoir prévenu sa nombreuse clientèle) depuis la semaine précédente. Il ne reste plus qu’un repli vers Manosque, que nous atteignons à la nuit tombante, après avoir traversé le crépusculaire incendie sur les plus majestueuses  parois neigeuses du Queyras. Il est plus de vingt heures lorsque nous atteignons la grande place du Terreau pour une dernière nuit d’hôtel, hôtel aux vieux couloirs courbes et tordus, aux entresols dénivelés, labyrinthiques et assymétriques, aux décorations  criardes, baroquisantes mais attachantes. A l’autre extrémité de la place, nous dînons délicieusement, il est encore ouvert, au « Petit Lauraguais ».  

25 Mars

Les volets s’ouvrent sur la place; ce n’est pas jour de marché, et la grisaille du ciel semble revenue, compacte, comme un cycle qui se ferme sur lui-même, pluie sur pluie, en tous cas gris sur gris, en prélude, et postlude pour ce dernier jour avant le retour. Comme un village fantôme, en cette saison, ce qui contraste absolument avec le débit touristique du plein été, nous pénétrons dans Roussillon, calme et quasi famélique, dans cette variété de l’ocre, du plus soutenu des bruns rouges, aux badigeons moutardés sur des gris de pierres sèches à découvert ; les herbes domestiquées apportant ce qu’il faut de virgules dans la ponctuation harmonieuse des rues et des architectures ; les volets bleus à la matité et à l’usure desquels se voient accentuées les écailles du temps, soulignant par contraste cette absence de l’azur insolent, et rendant la torpeur du village à la réelle dimension de son rythme lent, coulant comme un débit de fontaine maigre, solitaire et comme morcelé en une mosaïque d’un camaïeu de haut relief, dans son silence à peine bruissant d’éternité. Les vastes espaces des mamelons et des falaises de l’ocre triomphant s’invitent presque en lisière des portes du village, comme si celui-ci n’en était que la structuration à seule fin de rendre habitable la coexistence des humains en un havre d’intimité privilégiée, ce que semble ignorer les généreuses masses hors les murs, façonnées au hasard du temps qui auraient pu, dans un étalage insolent de magnificence, être à la nature aveugle opposée à la rationnalité du village, ce que la peinture brute et abstraite serait à la peinture figurative.

Gordes. Même son vocable respire la pierre. A la crête du village, son église se dresse avec une ressemblance, dans ses harmonies de vaisseau dominant la plaine, qu’elle peut avoir avec l’Acropole à Athènes. Gordes comme une acropole provençale. Fleuron insolent des villages de Lubéron, accroché sur son piton large, comme un phare dominant la plaine de Vaucluse au sud-est, dans un océan de vert minéral, à l’ensoleillement éternel, avec la vallée en lame de couteau de la Sénancole au nord, creuse comme une ride ou une pleine balafre géologique, d’où émerge l’abbaye de Sénanque dans son écrin violet de lavandes, de thym et d’abeilles, comme se dressant d’un vieux fond caché des humains, entre la falaise de pierre abrupte et le ressac à l’autre flanc de vallée, telle un navire droit dans la tourmente de l’isolement où se dressent au chevet, (au nord de l’édifice, et non orienté, tant est étroit le vallon), les croix noires des dernières demeures, bien visibles dans leur simple nudité, des abbés successifs qui ont maintenu dans le silence et la détermination de l’esprit de Cîteaux, l’une des trois sœurs provençales. Nous ne passons pas aujourd’hui à Sénanque, je me remémore seulement ce lieu qui, à chaque fois, est comme un condensé de toute la spiritualité vauclusienne dans son mouchoir de senteur, d’herbes sauvages aux sillages qui remontent comme d’un couloir odorant, jusque sur les hauteurs du Plateau, vers Venasque. 

Au sud de Gordes, à main droite, le long de sentiers broussailleux  de garrigues, dans un labyrinthe de chemins étroits et tortueux de bifurcations, bordés de pierres plates et sèches, fichées en terre à la verticale comme autant de bornes, et d’oliviers maigres, répondant sur un ciel gris à la pauvreté de la terre, inculte et sans couleur, sans le décorum sonore des cigales, nous débouchons sur le vaste plateau caillouteux et désolé du village des bories. On dirait, à première vue, un décor planté de village gaulois, bien que tout ici, paradoxalement, soit pierre, poussière, (et non bois et torchis) désolation végétale, comme un cri de la matière. La vie minérale, dans sa densité têtue de silence et de compacité, y respire l’absence absolue de l’eau. Règne minéral sec et plat donc, permanence possible de la vie recluse, l’autarcie primitive, bien qu’on ait mésestimé l’existence relativement récente de ces groupements d’habitats qui remonteraient, pour la plupart, au XVII° siècle, voire un peu avant, alors que l’aridité des architectures, leur souci de la seule fonctionnalité laisseraient envisager une conception d’un autre âge bien antérieur ; c’est là le rêve devant ces monolithes d’architecture, d’un temps druidique aux sagesses complexes et aux connaissances de forces souterraines, et porteuses de vertus archaïques… L’ensemble présenté à Gordes est représentatif d’un village complet de semi dômes ou coniques, à la subtile clé de voûte aux portes ouvertes en berceaux brisés, en arcs en demi-cercles, sans joint, aux pierres posées comme gravitant par la seule compacité et la seule attraction terrestre de leur matière, lourde et organique. On y trouve la parfaite maison de berger, le cellier à vin, à blé, l’atelier aux outils agraires, les cabanes adossées les unes aux autres, ou isolées légèrement, comme par pudeur, reliées par des discrets chemins qui disent que l’habitat est un habitat qui goûte le silence et la paix d’un milieu aux sources secrètes, à l’olivier chétif rythmant la pauvreté sans ombre, et à la caillasse qui pèse sur les têtes autant qu’elle vous tend sa pastorale d’atemporelle grisaille jusqu’au fond des horizons. Cécilia rendait, dans ses vêtements noirs, l’harmonie parfaite et antique de ces femmes et déesses au mouvement d’ombre géante et silencieuse qu’on imagine qu’étaient les femmes aux maisons de pierre. 

Nous longeons longtemps la Durance, sur son flanc nord, nous la sentons, à l’intensité des activités au bord des routes, et à la fréquence des villages rapidement traversés sur l’axe menant vers Pertuis. Venant de Cavaillon que longe le Coulon, à peine esquissés, à flanc de chemin, derrière l’enclos naturel des alignements de platanes, ou parcourus de part en part, Mérindol, Cheval Blanc, Puyvert, Puget, Lauris, jusqu’à Cadenet. C’est le village de Félicien David, ce que j’apprends, en longeant une belle rue à son nom, donnant sur un jardin d’enfant, probablement proche de la maison natale, jalonnée de petites places, avec une sorte de tambour gavroche en bronze sur piédestal  et le bistrot de la halte, le verre de rouge à la terrasse à l’heure tranquille où l’on n’entend que les voix qui s’affairent de loin, entre les entrechoquements de couverts et d’assiettes qui tintent au travers des fenêtres, dans le silence provisoire de la trêve de début d’après-midi. Dans un jardinet, donnant sur l’escalier double d’une maison ancienne, et comme déjà abandonnée, un mur nu légèrement grumeleux, au bleu d’un cobalt cru immaculé, une sorte de bleu de Klein , derrière un foisonnement de branches faisant un faux écran à la bâtisse, en lettre blanche capitale, dans la partie supérieure de la façade, est inscrit , telle l’ affiche d’une possible publicité des années de gloire de la marque automobile, le nom « hotchkiss »…Cette vision d’un autre temps, d’une harmonie telle, de couleurs, d’entrecroisement de végétaux et de lumière jaune, sur le bleu incandescent, m’a parue, dans ce lieu insolite, plus complète que si elle m’eut été donnée à contempler dans le contexte d’un musée.

Plus au nord, où fut tourné « le hussard sur le toit », Cucuron. Tout y est bleu, à commencer par les volets, qui rythment les surfaces des murs principaux, et ne dérogent pas à ce chromatisme azur de la bienvenue qui sied à tous les villages de Provence. Le clocher, qui se perd lorsqu’ on veut voir le cadran de l’heure, (il était 15h et quelques, ce jour là) dans l’enivrement du ciel, bien au-delà des terrasses et des jardins, assoupis en cette saison de l’année. Le Musée Marc Deydier se situe presque au sommet de la rue principale, en pente douce, au-delà de laquelle la perspective donne une allure africaine, par ses palmiers et ses cactus, ses herbes sèches et folles au premier plan d’une vue traversant le village dans un sens parallèle  à la rue du Musée. Marc Deydier, un ancêtre, un maillon de la chaîne familiale ? Des travaux de paléontologie, des reconstitutions de fresques romaines, des instruments agraires, tout un monde réédifié de la vie des campagnes environnantes, quelques bustes de citoyens romains, définitivement anonymes, des plans de villas et des bijoux, des parures de femmes ; un univers patiemment collecté …..… La lumière déclinait déjà, sur la route de l’abbaye de Silvacane, sur la rive sud de la Durance, à la Roque d’Anthéron ; la silva canorum est aujourd’hui une affaire florissante ; seule des trois sœurs provençales à être sécularisée, elle s’est vue adjoindre un long bassin vert profond, et mangé d’algues, et d’énormes poissons rouges tristes, parallèlement à l’entrée de l’abbatiale, ce qui lui donne une vague allure versaillaise, mais tout le flanc nord , qui ouvrait il y a bien longtemps sur des champs de coquelicots, dans leur aspect sauvage, où se voyaient encore les forêts de bambous, les pieds dans le marais de la Durance, accentuant ce sentiment de repli de l’ordre de Cîteaux, ouvert et dégagé sur la perspective de l’édifice, est à présent clôturé. La nef et les allées du cloître étaient bien désertées aujourd’hui, que nos pas résonnaient sous l’immense vaisseau. L’abbaye semble maintenant abandonnée dans sa solitude, dans son écrin de restauration et de consolidation, sauvée en quelque sorte, mais sans l’âme qui en faisait ce sourire spirituel de la pierre dans ses champs d’herbe et de fleurs jaunes et rouges… Nous quittons tôt encore, sous le soleil doux d’après-midi, La Roque d’Anthéron pour Nice.

…………………………………..

K. est apparue, je ne sais, vers la fin 2013, par la petite porte, sans faire de bruit ; puis nous nous sommes rapprochés, et quelque semaines avant mon départ pour la Provence, nous avons commencé nos échanges épistolaires. Puis nous avons, en ce début avril, réinventé les niches, les cachettes d’amour dans tout ce que la ville peut offrir de parts d’ombre, de lieux détournés de leur fonction habituelle. K. a dû repartir pour Sisteron…

…………………

Je découvre les œuvres pour clavier de Wilhelm Friedmann Bach ; le fils le plus intéressant des trois ; les sonates, les polonaises, les œuvres d’orgue sont plus proches de Haydn, du grand classicisme que des redites du père Bach ; le plus célébré aujourd’hui,  c’est Carl  Philip Emmanuel ; on en entend beaucoup ces jours-ci ; on commémore son trois centième anniversaire… Son oratorio, également proche de Haydn, sturm und drang, la « Résurrection et l’Ascension du Christ »

………………….

16 Mai

Nicolaï Ghiuselev est mort, 77 ans , un grand Boris…

………………….

Chez Rameau, la mélodie se déploie dans sa citadelle d’harmonie… on fête les deux cent cinquante ans de sa disparition…Platée, Hippolyte et Aricie, un peu partout dans le monde…

…………………..

15-23 Mai

K. est venue de Sisteron ; nous avons passé quelques jours ensemble. Rue Trachel, un immeuble emphatiquement nommé Palais Phidias, un petit studio avec un lit sur une mezzanine, pour un confort minimal, mais un îlot tout de même…et le samedi nous sommes allés à Aspremont par un temps radieux ; jamais je n’avais imaginé que le village fut si harmonieux ; je n’en avais jamais connu que la partie inférieure qui le traverse, et le promontoire au pied de l’église et de l’acacia séculaire. Nous rencontrons un tailleur d’oliviers devant sa maison qui nous indique les drailles et les petites rues fleuries, les balconnets, les volets bleus provençaux sur des murs de vraies pierres taillées, et l’impasse de la ruelle au mur inversé, émouvante comme un décor de Vérone. Puis nous déjeunons "chez Mireille", sur la place du village. Le lendemain dimanche, nous allons à Coldirodi, plus calme qu’en Août dernier, mais son vin blanc, légèrement frisant aux terrasses sur la place de l’église vouée à St Sébastien, le vent vif et les nuages passagers au soleil cru du début d’après-midi, nous tourne la tête jusqu’au retour à Nice en fin de journée. K. est repartie, après un séjour d’une semaine pleine de bonne errance. Je la quitte ce samedi 23,  après une dernière nuit  dans la voiture, au parking des anges , derrière la gare du Sud, près de la Libération…. je la quitte donc à l’autre gare, routière, de St Jean d’Angély, sur une large esplanade, (presque désertée à cette heure, ce qui rend plus abandonnant notre séparation), proche des collines de l’Est où elle est seule à prendre cet autocar, trop grand pour elle, dans la lumière zénithale et sans l’ombre d’un nuage. Elle avait quelques larmes sur les joues.

…………………….

Je retrouve une sobriété totale depuis quelques jours ; je ne veux pas mourir, c’est évident.

Perfection de l’œuvre d’orgue de Maurice Duruflé… Perfection de l’orgue de Jehan Alain.

Fin Mai

En lisant « le Feu » d’Henri Barbusse, je  suis intimement persuadé que Céline a pris pour modèle ce type de style, bien que celui-ci ait une envergure que ne pouvait avoir l’auteur du récit sur la guerre des tranchées… le contexte de la Grande Guerre, le parler sale des héros anonymes, font traverser ce bout de la nuit, perceptible dans les longs dédales de purgatoires de désespérance, ainsi qu’ une sorte de fraternité littéraire entre les deux auteurs, bien que chez Barbusse on voit poindre, à la fin de l’ouvrage, l’aube,  « …qui tient la preuve que le soleil existe. »…

…………………..

Magnifique catalogue complet de l’œuvre de Jean-Michel Atlan, « cette Atlantide picturale », de Jacques Polieri et Kenneth White. Ma première approche de cette peinture remonte aux années de la Galerie Hervieu, dans les années 80, où j’avais tout ensemble découvert les magnifiques pastels de Louis Marchand des Raux, de James Coignard, qui fut son élève en Touraine, et de Goetz qui mit au point un procédé de gravure au carborundum. Atlan faisait également partie des artistes en contrat avec la galerie du temps où Paul Hervieu avait comme extraordinaire client le cheminot Ganaye, qui tout en ignorant les arcanes de la peinture, de l’Histoire de l’Art, et de l’Art Contemporain, s’était constitué une collection unique de tous ces peintres, faisant passer le plus clair de ses revenus, et plus encore, dans l’achat d’œuvres de ces artistes qu’il contemplait , sans dire un mot, durant de longs moments, et dormant la nuit sur un méchant matelas chez une logeuse, à même le sol, face à ses centaines de chef d’oeuvres.

………………….

On inaugure en cette fin Mai, le Musée Soulages à Rodez. L’homme des noirs. Proche de Conques. Lors d’un prochain passage dans le village, il y aura une raison supplémentaire de faire halte ici. Lorsque je venais à Conques, étape essentielle des compostellans, ce fut un coup de foudre permanent durant des années, (le soleil rasant à l’orée du village, face au tympan de la basilique, dans son Jugement Dernier d’incendie quotidien, aux bleus de l’Angelico et aux ors ineffables dans la pierre rouge d’Aveyron, vu d’un champ de pommiers, d’un 29 Août 1980…) . L’aubergiste de  l’Hôtel St Jacques me disait, des années durant :  « Ah ! on ne vous voyait plus… »  quand je ne venais qu’une année sur deux…

…………………..

Glück a écrit, à ma grande surprise, des opéras seria, comme Meyerbeer, et tant d’autres,  et nous découvrons une « Clémence de Titus », qui comme celle de Mozart traite de l’épisode de Titus abandonnant Bérénice pour raison d’Etat, mais consent à laisser vivre l’amour de Vitelia et Sextus et d’Annius et Sevilla…

…………………..

1 Juin

Evguenia revient de Russie ; à ma grande surprise, elle me rapporte de son voyage une belle poupée russe, aux tonalités bleues, « …comme tes yeux… », et un pin’s désuet  à l’effigie de Lénine, de la collection de son grand-père. Elle a coupé ses cheveux, la journée est belle, K. m’a inondé de messages de tendresse depuis Sisteron… Hélène est passée ce soir pour le Champagne.

13 Juin

Il y a quarante cinq ans, c’était l’enterrement de mon grand-père maternel, au cimetière de l’Est, (le nono, comme je l’appelais); aujourd’hui les carrés et les affreuses cavités sépulcrales, attribuées à mon père et à cet aïeul, ont disparus. La mort reprend même le sable et la poussière qu’elle a répandus,  et ne laisse plus subsister jusqu’à l’idée même de cet état transitoire. L’après midi de ce vendredi 13 Juin de 1969, était le début de ce temps grave et incomparable de l’adolescence  qui troquait définitivement sa peau devenue trop étroite, pour respirer l’air large et neuf de l’été qui ne tardera pas à claquer de toutes ses voiles, quelque part du côté de Villefranche-sur-mer et de St Jean Cap Ferrat.. Il reste quelques photos noir et blanc, pâlies et froissées de la rade de Passable, et de Josiane Roche, la fleur au coin des lèvres, le bandeau fleuri sur la chevelure de la liberté et du vent californien nous parvenant en écho depuis la baie de San Francisco, mais de cela nous n’en avions que peu conscience, trop attentifs à ce mouvement interne de la vie qui s’engouffre dans des veinules vives , se dépouillant des langueurs de sa chrysalide torpide, pour irriguer l’avenir, à l’image de cette route serpentine depuis la sortie de la ville jusqu’au havre de sable et d’eau cristalline de l’anse en contrebas du Cap, comme l’étaient ces jours brillants et neufs avec leur absolue détermination à réinventer ces forces ensommeillées dont nous voyions, non sans quelque sentiment de crainte et un certain vertige devant l’accès à  l’inconnu, le déploiement de plénitude.

………………..

Quand fera-t-on comprendre (à ceux éventuellement disposés, et enclins par bienveillance, à la redoutable grâce de réception et de don poétique) qu’il y a plus de poésie dans l’éphémère plan incliné d’une lame de soleil sur le diaphane de la peau d’une femme, que dans la cascade descriptive de toutes les légendes du siècle ?

-Rendre donc à la poésie sa force d’éclair   –

………………….

Cristobal de Morales, la plénitude polyphonique, dans l’Office  funèbre et le Requiem à la mémoire de Philippe II. Lentes et désincarnées volutes mystiques…Avec Lassus, et ses Psaumes de David, ses Lamentations de Jérémie, il hisse la  création de la Renaissance à un point qu’on n’atteindra plus…Seul, Gesualdo, à  seuil du Baroque …

…………………..

15 Juin

Dans « Main d’oeuvre » (1913-1949), et probablement dans « Ferraille » ou « Plupart du temps », de Pierre Reverdy, il est frappant de noter que la grande profusion poétique de ses images, de ses  visions les plus désaltérantes et les plus fulgurantes, comme coupées, scindées en une multitudes de séquences hétérogènes, n’aient d’autre intention que de clore le poème en une concentration synthétique de deux à cinq phrases quintessentielles, se hissant en un climax et une coda de textes brûlante d’intensité et comme se suffisant à elle-même, voire détachable du reste. Je prends au hasard quelques finales de poèmes du recueil : 

-« … à toi toujours au bord de ma détresse immense

au réveil sur la nuit retirant ses filets »

……

-« mon esprit délivré de ses chaînes anciennes

et que la rouille a dénoué

pour me serrer plus fort aujourd’hui dans les tiennes », presqu’un lambeau mallarméen

……

-« dans tous les coins de cette chambre noire

où toi et moi n’avons jamais dormi »

…….

-« …il fait froid ton regard levé vers les étoile »

……

-« le berger s’en allait ayant perdu ses bêtes

on croyait qu’il pleurait en remuant la tête

devant son troupeau de nuages

et tout ce qui restait du monde

après l’orage »

……..

-« en s’endormant le soir on entre dans le monde où l’on n’est rien

quelques heures de plus pour ne plus être »

……..

-« tout le monde s’en va dois-je en pleurer ou rire

même mon ombre hostile s’est écartée de moi »

……

 ……….. que j’hésite à ne pas poursuivre cette sublime collection de vers finissant sur le temps fort et conclusif des poèmes, dans la plénitude zénithale de leur inspiration.

……………………

De quelle lointaine nostalgie nous parviennent les Motets de Guillaume de Machaut ?…

…………………..

20 / 24 Juin

K. s’installe pour ces quelques jours à Magnan, au Jean Bart, dans le petit appartement que Henri nous a prêté, celui où Misou a vécu une trentaine d’années, dominant du balconnet, Magnan, superbement dégagé, jusqu’au Mont Boron tout à l’Est, où la nuit en fond de perspective, les lumières dans leur guirlande de la basse corniche, font illusoirement apparaître un paquebot …(é la nave va )… Les amours violentes nous prirent dans toutes les forces des règles de la nuit, la nudité sur les balcons à l’air le plus fécond en porte aussi témoignage. Le samedi, journée de très beau soleil, nous allons à Lucéram, « Lux Eram », étant de Lumière, au chemin bucolique qui mène à la Chapelle N.D. du Bon Cœur. Les peintures murales à ciel ouvert sont toujours là, malgré les agressions quotidiennes du soleil couchant. Le village semble vivre comme à des années lumières du rythme de la ville, à portée d’écho. Village d’eau, de fontaines frissonnantes. Dans le vaisseau de l’église, sur une petite Place en promontoire, nous découvrons une série de Louis Bréa de la plus belle facture. Depuis le porche d’entrée nous avons une perspective complète sur l’ensemble des paysages environnant. La tortuosité des rues montantes, des replis naturels, des anfractuosités dans la roche et sous les ruelles séculaires traversant par un dédale de boyaux et de murs frais les fondations même de l’église, incitent à la plus naturelle des sensualités… Et le vin Corse sur les charcuteries  y était  excellent.

24 Juin

Chloë a eu un petit garçon, Ylan, né il y a deux jours, à Santa Maria de Lenval.

1 juillet

Maintenant installée secrètement dans la descente du Boulevard de Magnan, pour quelques semaines, K. découvre ces petits matins où les mouettes et les goélands perforent la nuit, en  leur langue gutturale, de leur cri de poignard ; très précisément à 4h 50. La nuit n’en a pas encore finie, quelques nuages gris perlent à travers la fenêtre, et le vent marin souffle.

JAZZ DANS LA NUIT

Je n’aime pas le jazz. Dans les années 70, je découvrais John Coltrane, Pharoah Sanders, Archie Shepp, Albert Ayler et quelques grands noms du free jazz dont je me détachais assez rapidement. Le jazz comme un refuge. Beaucoup d’intellectuels, d’artistes et d’amateurs du monde de la culture voient dans cette musique un horizon indépassable de ce que celle-ci peut produire à l’échelle planétaire. On ne peut s’étonner que si Claude Debussy, Stravinsky, Ravel, Milhaud ont une valeur à leurs yeux, c’est parce que dans tel Ebony concerto, telle œuvre échevelée de Milhaud, le blues de Ravel, ou tel  Galliwake Cake Walk, ceux-ci sacrifient à quelques accords lascifs et déhanchés. La valeur des compositeurs classiques ne seraient qu’à proportion de leur intérêt commun avec l’univers du jazz. Certains attribuent à celui-ci un pouvoir subversif, et le swing, d’une manière générale, le seul attribut musical qu’ils reconnaissent.  Je vois plutôt, chez la plupart des amateurs de jazz un assoupissement du goût, une certitude blasée et conventionnelle sur tous les possibles du domaine musical, qui en font des gestionnaires (les praticiens et leur public) d’un type d’approche du monde du rythme, dans sa nudité apparente et sans souci, la carrure sans surprise de celui-ci, au service d’une harmonie comprimée, quoique turbulente dans la générosité de ses improvisations qui ne surprennent pas plus que l’acrobate , qui le temps d’un roulement de tambour, vient soulager les spectateurs du cirque , en retombant là où il est évident que tout le monde attendait qu’il retombât nécessairement. Quels amateurs de jazz pour apprécier aussi les surprises réservées par Pierre Henry ou François Bayle ?

………………….

J’ai lu dans « Rome, Naples et Florence », la description d’une sorte de mouvement de l’âme parallèle à ce texte du Tasse, qui  s’acheva  dans le fameux  « Combat de Tancrède et Clorinde » de Monteverdi, repris par Stendhal, sans conscience de la proximité psychologique des deux drames, épisode qu’il évoque autour de novembre 1816, (à Milan ?).  En cette vie furieuse de bals et de carnavals, une noble amante italienne apprit  avec certitude la tromperie de son amant français, un certain colonel Maclerc, au cours d’un bal. La maîtresse, cherchant autant à fuir sa désespérance d’amour qu’à laver l’honneur de son rang, après avoir, par truchement, provoqué l’infidèle, l’épargna au cours d’une joute d’honneur masquée, et se retira pour le reste de ses jours dans la plus dépouillée des solitudes…

……………………

5 juillet

Déjeuner avec K. à Sospel (lui faisant penser à Entrevaux), puis Turini, et l’Authion avec un brouillard intense, nous cheminons sur la route hallucinée,  nous croyant dans des landes perlées d’Ecosse ou sur un vaisseau fantôme vers les cabanes vieilles…..

Dimanche 6, journée de plein Juillet,  nous renonçons à la  ballade prévue sur la petite digue marine de Cap Ferrat (Pointe de st Hospice). Il y a trop de monde. K. et moi, retrouvons avec un réel plaisir notre cher Aspremont après un verre de rouge sur la place, chez Mireille; puis, une bâtisse abandonnée, aux crépis jaunes et aux volets du plus beau provençal à l’angle, juste en surplomb de la place aux platanes, nous tend les bras (quatorze volets mats de bois bleu…). Le portail, après quelques marches sans nom et sans adresse, sans crisser, comme l’avait prévu  K. avec instinct,  s’ouvre sur nous, sur le plus beau des décors de table de marbre, de terrasse rose orangeâtre, de cheminée de plein vent, de petites végétations vénéneuses, de lauriers roses, d’acacia sauvage, de tilleul géant et de ce qu’il y a de la plus intense végétation demandant à revivre de leurs ruines, enserrant l’escalier montant de pierre torsadée de l’entrée principale, muette, à la manière des arbres de sauvagerie,  donnant sur un temps de silence et d’un éphémère pique nique, d’intimité chauffée à la lumière de juillet, la nuque renversée, comme pour la sieste, dans ce temps d’abandon que Kathy installait pour moi, à même le sol, sous un pain de glace et de baisers, de la fraîcheur de sa peau d’incandescence sous les feuilles et les branches en tentacules  d’un figuier, qui profilait  son ombre et son avenir comme des doigts de faim, invitant des lendemains de mûrissements vers le mur de nos plus intenses et insolites félicités.

…………………….

14 Juillet

Pendant longtemps nous avions utilisé son enregistrement de « L’enfant et les sortilèges »…  Lorin Maazel est parti, discret, comme  Abbado, cette année… le monde rétrécit de son passé.

……………………..

Finale, hier soir, de la Coupe du monde. L’entraîneur Argentin, très élégant, avait une indéniable ressemblance physique avec le grand Borgès.

……………………..

Encore les villages de France ; le cru de cette année m’a échappé, je n’ai donc pas vu les vingt deux sites élus pour 2014. Vingt deux manières de vivre et de s’enraciner aujourd’hui en France, hors des agglomérations souvent si inhumaines. Je ne sais dans quel ordre de séductions ces villages sont apparus cette année, avec quelques épithètes qui s’y accrochent ….

Andlau en Alsace, là où il y a plus d’ours que d’hommes…

Labastide-d’’Armagnac, fleuron des bastides landaises

Charroux en Auvergne, aux volets bleus, au clocher de St Jean Baptiste

Beuvron en Auge, en Basse Normandie, au paradis sous les pommiers….

Noyers sur Serein, dans l’Yonne, aux maisons vigneronnes et patriciennes

Sauzon à Belle-Isle, au couchant du Morbihan, au quai Guerveur aux façades vives

St Benoît sur Sault, entre Berry et Limousin, ; colline toisant la Vallée du Portefeuille

Châteauvillain, en Champagne, à l’ancienne léproserie et son Parc aux Daims

Pigna, perle de Balagne, écrin de la renaissance de l’art polyphonique, au Nord de l’Ile Rousse

Château-Chalon, village du vin jaune, vin de l’or massif

Etretat, sur la côte d’Albâtre,  son Aiguille creuse et sa trompe d’éléphant

Grez-sur-Loing, pour les peintres de Fontainebleau

Sainte Enimie, au cœur du Canyon des Causses

Chambon-sur-Vouèze, avec Ste Valérie, perle romane du Limousin

Marville en Lorraine, joyau de la Renaissance

Cordes -sur- Ciel, plus proche des étoiles

Sebourg, dans le Nord, avec ses vastes corps de fermes

Vouvant, au sud de la Vendée, bijou médiéval

Septmonts, dans l’Aisne, au donjon unique

Arçais, port maraîchais du Marais Poitevin

Gourdon, entre ciel et terre, nid d’aigle du pays de Grasse

Antraigues-sur-Volane, village d’adoption de Jean Ferrat

……………………..

En vue aérienne, le château de Sceaux. Y-a-t-il plus beau dessin de jardin sorti de l’imagination de Lenôtre ?

………………………

Aujourd’hui, 16 juillet, cela fait cinquante ans que je vis à Nice. En provenance de Rabat, la Caravelle « l’Orléanais » atterrissait vers onze heures. Jo et Henriette  (oncle et tante, cousin, cousine, la famille LLaurens, rue Pauliani, puis, 80 avenue des arènes au « Prieuré », première nuit à Nice) nous accueillaient. La seconde partie de ma vie commençait…

………………………

Villiers-de-l’Isle –Adam, dans son « Eve future », voyait les espèces animales comme des ensemble clos sur eux-mêmes, dans la perfection de leur absence  d’évolution, dans une sorte d’auto régulation de leurs instincts parfaitement affinés qui ne leur permet aucunement d’entrevoir une perspective les dépassant : la ruche admet le nombre le plus important possible de losanges dans un espace exploité dans le rendement le meilleur. L’abeille, la fourmi, sont des espèces qui ont la perfection du cercle dans la distribution de leurs possibles, mais ne savent que reproduire la finalité, la fatalité de leurs possibles ; elles s’en tiennent chacune à leur rang dans l’ordre du règne animal. Seul, l’humain, dans l’ordre des créatures terrestres est sujet à perfectionnement ; Il lui manque la dimension qui lui confèrerait d’aspirer à plus haut ; seul dans l’univers, il sent qu’il n’est pas achevé et que dans sa solitude, il se donne tragiquement la possibilité d’accéder à une plus haute finalité, à une dimension comme s’il avait par une ancienne amnésie « oublié d’être dieu »….

27 juillet

K. a choisi la montée vers Isola 2000. Station de montagne moins séduisante que celle d’Auron, avec des ensembles neufs, contrastant avec les majestueux chalets du Hameau du haut village. L’air y est si vif que je manque me trouver sans force. Magnifique journée au pied de la station ; un golden retriver  nous regarde déjeuner, couché à quelques mètres, puis de biais, en toute désinvolture, avançait chaque fois de quelques centimètres le nez enfoui dans l’herbe et les marguerites. Nous restons de longues heures adossés à un petit muret, le ruisseau en contrebas tissait un contrepoint sonore avec les nuages cotonneux et lents sur un azur de cobalt. La peau devient si vite ivre de soleil,  que K. répare d’eau glacée, d’affection, de linges mouillés sur les membres, la nuque… Puis nous montons jusqu’au col de la Lombarde à 2350m, d’où la vue, circulaire et coupante, est aussi prenante que celle d’Aspin ou celle du Tourmalet. L’orage, entre K. et moi, comme souvent depuis quelques jours, est menaçant sur le chemin du retour.

……………………

Début Août

Une banque portugaise, dans le jeu des finances franco américaines porte le nom très réconfortant d’Espiritu Santu….

…………………..

Un mois est déjà passé depuis la venue de K. au Jean Bart. La semaine sera capitale pour elle. Il semble qu’un étau se serre autour d’une situation fragile,  concernant ses perspectives de logement… Il y a la piste de Priscilla qui me confirme, hier, qu’elle accepterait de sous louer son studio de la rue St Philippe…

……………………

Cela n’a pas marché avec Priscilla. J’en avais le pressentiment. Et Henri devient de plus en plus impatient de retrouver l’appartement du  Jean Bart, comme s’il regrettait à rebours d’avoir légèrement accepté de me rendre le service de loger K. gracieusement… En fait, cet appartement, vétuste jusqu’à se pourrir, (le canapé qui s’effondre, l’électroménager qui casse de ne plus fonctionner depuis des lustres etc), demeure la maison sanctuaire où Misou a passé ses derniers jours avant les soins palliatifs. Le problème de trouver un logement dans des conditions financières possibles pour K. devient désespéré. L’échéance du contrat moral que j’ai passé avec Henri se heurte maintenant autour du 8 de ce mois…

17 Août…. Nuit assez infernale, toute de tension, de stress. J’ai eu un écoulement de sang, et évidemment très peur d’un problème de rectum. Au matin tout semble rentrer dans l’ordre…

…………………….

Rien n’avance pour K… Elle a un travail à l’hôtel Brice, trois étoiles, mais toujours pas de logement. Donc elle passe encore ses nuits au Jean Bart. Les foudres téléphoniques d’Henri me désolent… L’issue du séjour va devoir arriver…

Les jours, les nuits, les bars d’après-midi se passent tout de feu, avec Kathy, entre le glacier et le volcan…

……………………..

La Galerie Hervieu, qui avait abrité depuis la fin de la Guerre des collections extraordinaires de Marchand des Raux, Goetz, Hélénon, Pappart etc, a bel et bien disparue après des années de fermeture et d’abandon. Aujourd’hui, c’est un bistro, le Zinc, tellement éloigné de ce qu’avait été pour moi la galerie de Paul Hervieu, que je pensais, l’espace d’un instant, que celle-ci se situait quelques numéros d’adresses plus loin dans la rue Pastorelli…

NOUVELLE  4

Déjà, dès l’ouverture de la porte, ça sentait le papier mort, les livres ensevelis. Henri avait accepté de prêter l’appartement de Misou, sa sœur; sa sœur défunte depuis presque deux ans. Rien n’avait respiré depuis sa disparition ; l’odeur des tapis froids, à la poussière âcre, les meubles sombres et les étoffes percluses d’ombres, les tentures murales figées. Les fenêtres fermées, au nombre de sept ou huit, quoique distribuées miraculeusement dans un axe d’Est en Ouest, ne demandant qu’à s’abstraire d’une vaine intimité d’abandon, au caprice des vents traversant, pouvaient seules soulager vigoureusement, la nuit, cet appartement de toute la chape de renfermement et d’air vicié depuis que Misou avait connu la maladie.

Après avoir connu K, vers la fin Mars, ma relation avec elle prit une tournure très intime, avec des échanges de courriels incessants, et la sève du printemps d’un tourbillon de couleurs et de fantaisie de l’intimité la plus aigue dans les dédales de la vieille ville.

Mais soudainement repartie à Sisteron, où sa domiciliation, dépendante d’un organisme de Sécurité Sociale, lui imposait de revenir momentanément, nous nous promîmes de nous revoir très vite. Ce fût fait le 15 Mai, où K avait loué un meublé dans une rue sans charme et sans ombre, dans un immeuble ancien, dévalué par le temps et par les locataires nouvellement attirés par la proximité des activités grouillantes et centralisées autour de la gare ferroviaire. L’immeuble se nommait emphatiquement Palais Phidias, comme certaines barres de  banlieues parisiennes se nomment Léonard de Vinci ou Michel-Ange… C’est un paradoxe de constater le grand écart existant souvent entre l’habitat destiné à des locataires déclassés et aux revenus modestes, entrainant ainsi ces médiocres perspectives architecturales et de misères urbaines, et le choix des promoteurs immobiliers de les nommer, comme pour leur donner une aura qu’elles ne sauraient avoir, des prestiges de noms dont parfois les habitants du cru ne sauraient dire qui ils sont.

Ce premier séjour fut rayonnant. K et moi défiions les lois de l’ombre. Chaque cache, chaque niche de la vieille ville, dans ses tortueux méandres de cages d’escaliers, étaient un défi, par la proximité des passants à peine exclu de notre espace, aux plus insolites des sensualités.

Mais ce fut en  Juin que je me décidais, par une de ces intuitions folles qui  traversent l’esprit, au moment même où on les suppose irréalisables, de demander à Henri les clés de l’appartement de Misou resté inoccupé depuis longtemps. Notre vieille amitié, de quelque quarante année, jamais désavouée, était la raison suffisante de mon enhardissement soudain.

L’été devait donc nous recevoir dans le havre de discrétion de l’immeuble le Jean Bart, au quatrième étage, avec une vue sur l’Est extrême de la ville, où la nuit, depuis le balconnet, les guirlandes de lumière, jalonnant le tracé routier de la Basse Corniche longeant une rive montante du port, donnait l’illusion d’un paquebot éclairé prêt à s’extraire réellement du port ; la ressemblance, avec certaines images oniriques de E La Nave Va (mais plutôt Amarcord…) de Fellini, est troublante. C’est dans ce nid d’intimité que K et moi prenions possession d’un lieu que l’on voulait serein, s’ajoutant à nos jeux d’amours insolents par les champs et par les ombres des rues, durant une partie importante de cet été.

On ne peut concevoir de sanctuaire sans son gardien du temple. Dans le cas qui nous occupe, ce dernier défenseur de l’espace sacré se trouvait être Ma Nini, la sœur de Misou. Et elle logeait dans l’appartement contigu sur le palier même, les deux portes d’entrée, cote à cote, faisant face au long couloir menant aux appartements, comme situés en fin de parcours, en cul de sac. Ce qui fait que Ma Nini n’était séparée de nous que par la mince cloison bordant ces deux lieux  jumeaux.

Un matin que j’apportais neuf roses rouges ( j’appris que les roses d’amour ne s’offrent jamais que par l’impair), Ma Nini, pour une raison qui m’échappe aujourd’hui, fit intrusion, comme signifiant qu’elle avait toujours un droit de regard, surtout les premiers jours, prétextant distribuer quelques consignes ou conseils d’utilisations ménagères, fit remarquer que les roses blanches, quoiqu’aujourd’hui flétries et figées au point qu’elles avaient échappées à notre attention, et remplacées par les rouges, ces roses du jour de l’enterrement, avaient été déplacées dans un autre vase, sur une commode annexe, et non plus sur la table ronde dans le vase bleu, triomphant, au centre du salon. Heureusement, K, sans savoir que ces fleurs étaient comme une caresse permanente en offrande vers la défunte, n’avait malgré tout pas jugé utile de les jeter, bien qu’elles fussent déjà comme cristallisées, rendant tout leur lot de désolation depuis bien longtemps.

L’odeur des livres est une odeur qui, généralement, grise d’une griserie légère, que connaissent bien ceux qui les accumulent et qui les aiment. Ici, par un curieux parallélisme, l’odeur et l’accumulation invraissemblable de par  le nombre, pour un espace qui en accusait plus encore l’aspect écrasant dans leur disproportion, semblaient avoir suivi l’évolution maladive de leur lectrice solitaire. Le papier, souvent de qualité médiocre, s’agissant en grand nombre d’éditions de poche et d’ouvrages brochés et fragiles, vieillissant à l’inverse des livres gagnant en patine, ou comme les grands crus, par une alchimie propre à certains miracles de la nature, gagnant en finesse avec le temps. Cet immense volume d’ouvrages, accumulés vraissemblablement depuis l’enfance et l’adolescence, paraissait porter les stigmates même de cette adolescence évanouie, reléguée non pas dans des oubliettes, mais là, dans la permanence de leur présence. K et moi, durant les quelques moments que nous nous accordions à calmer les ardeurs de certains après-midi suffocants, parcourions du regard, parfois laissions glisser un ouvrage d’un auteur connu, un titre d’œuvre oublié depuis longtemps…

Le gardien des lieux se devait, comme il est de coutume en Corse, de rejoindre son frère Henri à  Bastia, pour la deuxième quinzaine du mois d’Août. C’est quand j’appris que l’appartement se devait de retrouver sa quiétude et sa morne solitude avant le départ de Ma Nini, que je compris à quel point l’urgence de substituer un nouveau refuge à celui-ci, se fit jour cruellement.

Il devint difficile de convaincre Henri de laisser encore un peu de temps. Ses foudres téléphoniques laissaient supposer qu’il y avait chez lui comme une vague de panique, et qu’au fond, il s’en voulait d’avoir, de façon désinvolte, accepté si facilement que l’on pénétrât dans la chambre de celle qui y avait souffert, et qui s’était, durant des années, préservée, dans l’ extrême repli de ceux qui avance l’heure du renoncement, des atteintes du temps, afin de mieux se prémunir des faiblesses possibles d’un engagement affectif. J’obtins qu’il nous accordât un délai de quelques jours, peut-être une dizaine. Le couperet de notre contrat moral se devait, implicitement, de tomber au plus tard, la veille du départ de Ma Nini.

Les neuf roses rouges déclinaient. Imprégnées de l’atmosphère rance et confinée durant le jour, respirant du large souffle marin dès la nuit tombée, elles prenaient, elles aussi, la forme et la couleur de la résignation que chaque objet prenait comme s’incrustant dans une fatalité de vieillissement prématuré. La masse informelle des livres mêlait, dans le chaos installé progressivement depuis toujours, des ouvrages aussi disparates que des guides de randonnées en Corse, des ouvrages sur la Toscane, comme un signe d’un héritage familial lointain, des images innombrables sur une Venise idéale, mais jamais visitée. Puis, les grands classiques, dont Stendhal, dans une logique de la sensibilité toute italienne que pouvait constituer ce fil conducteur à cette quête de savoir et de beauté si peu approchés durant l’existence réelle de ceux qui ne vivent que par le truchement de l’art et de la lecture. Carpaccio nous ramenait à Venise. Raphaël Sanzio à Rome. Les collections de poche trahissaient leur âge, autant par le vieillissement et l’affadissement que par les auteurs qu’on ne lit que dans le début de l’adolescence, qui sont les classiques désuets d’une littérature qui se renouvelle de génération en génération, recouvrant de poussière notre adolescence même. Au hasard, Pearl Buck, Richard Wright et son Black Boy, André Maurois et ses Climats, Gilbert Cesbron et ses Chien Perdus sans Colliers…

 Misou reflétait, au travers de cette bibliothèque, toute la génération née après guerre, jusque dans les premières de couverture illustrées de peintures ou de dessins, qui faisaient partie intégrante de la mémoire que nous avions des éditions où d’un seul coup d’œil on pouvait s’apercevoir que nous avions lu ces livres vers quinze ans. Mais on pouvait mesurer l’âge de la bibliothèque, comme en notant les couches successives des strates géologiques du temps, en approchant plus près des auteurs d’aujourd’hui en une imperceptible continuité. Jusqu’à Tahar Ben Jelloun, Philippe Toussaint, Michel Onfray, Julia Kristeva, tout un rayon scientifique, Lacan, et pêle-mêle, toutes les vulgarisations jusqu’aux secrets des plantes, des divinations, et les manuels sur les comportements humains. Puis toute cette littérature consolatrice, dans le cas de notre lectrice, sur le cancer.

K et moi, dans le magma bouillonnant de cette abondance livresque, vîmes, deux jours avant l’échéance qui tenaillait, que les livres et les fleurs, y compris les artificielles, étaient les deux dominantes d’ampleur, l’une spirituelle, relevant du domaine du sensible et du savoir, l’autre de la grâce éphémère et de la symbolique.

Dans l’urgence qu’Henri manifestait, il m’apparaissait  maintenant frappant que les nœuds profonds qui le liait à cet appartement, je dirais même cette maison familiale, puisque l’appartement où vivait aujourd’hui conjointement Ma Nini, fut auparavant celui des parents, ne se limitait pas à la seule demeure, mais qu’un lien invisible et plus sensible s’y tissait au-delà.

C’est maintenant la veille du départ ; je remettrai bientôt les clés à Henri. La maison est en ordre, aérée, dans le petit matin où on peut entendre les goélands et leurs mélismes courts, tranchants et gutturaux. Ils libèrent des derniers sommeils  la ville dans ces vapeurs timides encore, d’une journée d’été où je vois du petit balcon que le paquebot n’est plus là, que les lumières nocturnes se sont évanouies. Sur la commode, deux pétales de roses blanches se sont détachées, comme deux larmes. Les neufs roses rouges, la tête lourde et penchée en point d’interrogation, rentrent au plus sombre d’elles-mêmes, avec des nuances de grenat, d’écarlate et de ce doux secret qu’ont les roses d’inviter au silence des soupirs, et au pied du vase, comme substituant et s’appropriant le rouge au blanc ancien, le choéphore des lieux, avant de prendre le navire pour Bastia, a déposé un livre, au titre se détachant sur la blancheur de la nappe, dévoilant d’un voile léger, comme un murmure qu’Henri aurait pu souffler de loin

Ma sœur, mon épouse

….

 

……………………..

« La forme d’une ville » de Julien Gracq donne envie d’aller à Nantes le plan à la main…C’est une belle idée que d’envisager une ville comme un corps expérimental de nos allées et venues, qui tireraient son charme de sa fonctionnalité et offrirait, par le hasard du cheminement, une poésie que n’indiquerait aucun Guide Bleu, sans jalonner celle –là de la fatale visite des architectures historiques ou des Musées. C’est surtout le chef d’œuvre  de l’auteur en matière de récit, l’autoportrait fuyant d’un adolescent ayant été choisi par Nantes, ville aux marches de la Bretagne et de la Vendée, plutôt que l’ancrage désiré à un âge où toutes les perspectives d’avenir sont encore à révéler. C’est, avant tout, le récit du changement, de la transfiguration et de l’auto métamorphose de la ville tout en même temps que celle de l’auteur :  « la forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel »… et en écho, la fin du récit….. : « je croissais, et la ville avec moi changeait et remodelait, creusait ses limites, approfondissait ses perspectives, et sur cette lancée …elle n’en finit pas de changer ».

………………………

25 Août….    

Il existe, en amour, un crédit que se réservent les parties prenantes d’une relation étroite ; crédit qui consiste à laver de toute déconsidération possible l’amant ou la maîtresse qui pourraient se voir désavoués ou désaimés par le jugement de l’autre, comme une tolérance pour la faute commise, l’injure ou l’injustice commise, une sorte de miracle du pardon  spontané. Et il y a comme une joie, après un temps de douleur, de désolation et de doute, à se voir pardonné. Dans les premiers temps d’une relation amoureuse fusionnelle, il n’est pas rare que ce type d’attitude fut monnaie courante, mais la répétition d’antagonismes et de déchirements laisse de profondes traces sur le tissu relationnel, jusqu’à éteindre, parfois brutalement, lorsque celui-ci a usé ce potentiel de crédit, la partie vivante de l’aventure amoureuse…

……………………..

Le cahier rouge est achevé…

……………………..

28 Août

Giono…Provence, petit condensé d’articles, de préfaces que l’auteur a réunies en un volume compact, lyrique, depuis ses débuts. Je crois que le texte le plus ancien du recueil est de 1933, les derniers datant de quelques années avant sa mort. Donc l’inépuisable thématique de la Provence, celle, fictive, mais si charnelle de Virgile, d’Homère conseillé du côté de Gréoux (ou peut-être dans les herbes à déclamer de Buis-les Baronnies, je ne sais), de Valensole aux abeilles, et bien sûr de Manosque enclavé de ses quatre collines protectrices. Déclamer Sophocle sur le plateau de Canjuers, avant qu’il ne devint un centre de tir aux pigeons, grandeur militaire…Textes aux senteurs récurrentes qu’on n’est pas étonné de les voir ici condensées, comprimées sur ces chemins d’un âge qui commençait  à s’engloutir, où même la Manosque de la naissance n’avait déjà plus ce rythme des transhumances, de l’artisanat autarcique enclos dans cette couronne royale qu’est l’enceinte de la vieille ville, avec comme joyau principal, la Porte Saunerie. Provence du vent, qui seul a droit de rivaliser avec la vitesse de l’éclair, mais aussi Provence du pas lourd s’enfonçant dans les secrets de terres d’amertumes et de labours exigeants, d’azur sculptant comme l’œil de faucon les reliefs en arabesque ; terre où on n’expose pas sa peau au soleil, où l’homme vit de l’ombre des murs, en réclusion, où le manque d’eau signifie la ruine de la maison, la terre brûlée. Provence des peupliers, des platanes et des tilleuls où nul cliché photographique ne cadrerait cette magie d’une Arcadie d’harmonie spontanée, biblique et eschylienne. Ces textes, je les découvre seulement aujourd’hui, et comme naturellement, en contrepoint de mon séjour de fin Mars…

………………………. Passage improvisé au Musée d’Art Naïf  Anatole Jakovsky; merveilleuse maison construite en 1922  où séjournait parfois Coty ; cela faisait plus de dix ans que je n’y venais ; j’ai eu l’impression de revenir, pour un plaisir auquel je ne m’attendais pas, comme dans une maison habitée il y a longtemps, y retrouvant d’infimes transformations et aussi cette immobilité du temps , cette stabilité qui fait qu’on a un peu l’impression de revenir chez soi. Les Boix-Vives, Rimbert, les Bauchant… Ce qui a bien changé, ce sont les végétaux, les jardins, et surtout les arbres, cyprès bleus et magnolias, devenus géants et corpulents. Depuis l’immense grille de fer de l’entrée, suivant l’angle de vue, la façade de la villa n’est plus visible…

Promenade en début d’après – midi avec K toujours, dans l’Est , avant l’Escarène, sur une route pentue, Peille, puis le nid d’aigle de Peillon, où le plus beau portrait du village est sur le chemin qui lui fait face, d’où nous avons une vue d’ensemble, puis c’est l’entrée , sous les platanes et la fontaine fraîche , avant de gravir les marches abruptes qui mènent au pied de l’église, et une magnifique esplanade oblongue, large, ( pour un banquet céleste…) et de séculaires châtaigniers ….

………………………

30 Août…… Momente de K. Stockhausen, est une œuvre unique, idéal du théâtre musical, préfiguration de l’heptalogie, Licht, mais déjà chef d’oeuvre. La voix de Martina Arroyo y est somptueuse, engagée, et définitive, dès 1965. La compacité des quatre chœurs et des cuivres quasi permanents, où la voix s’exprime du plus pur mélisme lyrique, à la tension dramatique , expressionniste parfois jusqu’aux limites de l’hystérie, avec des phases d’apesanteur et des séquences de silences fréquents en fait une œuvre, à la fois large, puissante, comme à l’échelle d’un univers cosmique, (Stockhausen prétendait que notre état de conscience n’était qu’au début d’une aventure qui comprendrait demain un élargissement vers des sphères de réceptivité à  un univers ouvert) alternant avec des séquences d’une sensibilité proche d’un ensemble de chambre. C’est la première fois que j’entends un enregistrement de cette œuvre, à coup sûr majeure, dans le catalogue de son auteur.

……………………..

31 Août

Demain, rentrée au Conservatoire, après un été âpre, tout de lumière, et de ces ombres qui ne donnent pas le repos…

…………………….

3 Septembre

Promenade avec K ; le soleil nous inonde, moins accablant depuis quelques jours. L’inspiration nous mène vers Falicon, que je reconnais à peine, tant chaque maison a été soigneusement repeinte, ainsi que les trompe l’oeil de l’église, l’ensemble du village porte cette lisibilité riante des motifs décoratifs en frises sur les parties supérieures des murs des maisons, les dédales des ruelles montantes sont enguirlandées de feuilles de vigne et de lourdes grappes de raisins noirs. Mais à l’heure où nous traversons, il n’y a âme qui vive…

4 septembre……Maman est partie il y a trois ans. Déjà.

…………………….

9 septembre

Magda Olivero est morte à plus de cent ans. Une carrière de cinquante années ; elle n’a été Tosca qu’après de nombreuses années de maturité, et revint sur scène après une longue interruption. Elle était, plus que Tebaldi, la véritable ombre portée sur Maria Callas. De Tebaldi, celle-ci disait « elle possède un Stradivarius dans ses cordes vocales, mais c’est  un amateur qui en joue » ; d’elle-même elle avouait modestement « quant à moi, je possède un instrument qui est quelconque, mais c’est Paganini qui en joue …» ; Je ne pense pas qu’elle eut l’audace de projeter de telles assertions sur la personne, la carrière, et l’incarnation des rôles souvent marqués définitivement par Magda Olivero… Il nous reste heureusement, dans une discographie moins pléthorique que celles de certaines de ses rivales, ses Verdi et ses Puccini, sa Médée de Cherubini…

……………………..

Je ne sais que penser de ma relation avec K, le printemps si doux et prometteur d’avril, mai et juin, sans nuage, semble si loin… L’automne s’annonce douloureux, d’une défaite à laquelle je n’ose croire.

……………………….

Passage au jean Bart, Passage du haut Magnan m’ont donné tout le mal que j’ai dû vivre et extirper, par des phrases plus longues, cassantes , à l’élan non contenu, d’un lyrisme que je ne n’ai pas essayé de retenir, et à l’aération  au rythme des goélands obsédants des petits matins, trahissant mal le désarroi de cet été tout d’impatience, de douleur et d’une affection sans mélange…

……………………….

Bien sûr il y a la mort, les angoisses. Mais  jamais je n’avais senti ce calme sage, à la tombée du jour, de voir pousser les tomates, les haricots sur leur long tuteur qui leur fait pendre la tête, (ce qui me fait penser aux treilles de Salzbourg, chez Herminie,  dans les auberges à vins, et dans tous les jardins d’intimité), les herbes de Provence, basilic, thym et romarin, le persil aussi, et puis de l’autre côté du jardin, les concombres qui naissent aussi rapidement que les enfants d’avant naissant dans les choux…  puis des fleurs dont j’ignore le nom, des blanches et mauves, des grimpantes, fragiles mais larges et comme en étoiles le long des murs en  petits serpents, bleues et tristes, se lovant contre les parois du voisinage (Hélène a fait tout ce travail de recomposition des espaces floraux et légumiers…), un petit citronnier jaune et vert, évidemment, qui fait déjà des citrons, et à ses pieds des fraises minuscules, comme de vraies fraises de pays,  dans un espace extrêmement réduit, ce qui fait qu’elles naissent sous quelque feuille, sans qu’on s’en aperçoive, capricieusement, à la manière des champignons, dans la nuit ( ?), que chaque jour on les déguste à l’unité, n’ayant pas même (idem pour les salades de tomates) de quoi faire une assiette auto suffisante… Mais ce soir je pense à K, à toutes ces fragiles fleurs que j’aurais pu lui offrir, à ces quelques neuf roses rouges, fanées dans l’appartement du Jean Bart, aujourd’hui dans l’obscurité, fleurs mortes, qui furent les seules fleurs que je lui ai offertes.

………………………

Comme pour ceux qui vont mourir et qu’on ne voit que quand on apprend avec regrets qu’ils sont morts, sur leur lit d’éternité, avant les cendres et les sables qui dissolvent,  ceux aussi qui ne manqueront pas de nous faire sentir que nous avons manqué à leur endroit, les amants ne s’étreindront jamais assez de leurs baisers, et de regrets tangibles qu’ils pourraient porter à hauteur de perspective de l’amour qui les habite .

La nuit m’habite, puisque la tristesse ne disconvient pas de son temps  improbable d’incertitude ;  j’outrepasse ce peu d’idée de mort que j’aurais aimé imaginer. Et je m’insurge contre le poids de l’infertilité amoureuse, belliqueux et solitaire,  et veux me rendre libre de l’allégresse passagère de qui s’assemble dans des lits de sensibilités mais d’amour véritables, avant que l’aurore ne frappe les trois coups du théâtre d’un jour neuf, décapant de son azur toujours recommencé.

 J’ai peur  qu’il ne faille des trésors, et l’airain de la certitude, prise dans sa gangue d’intranquillité, pour favoriser ces baisers que je donne à la nuit, sauvage dans ce sommeil qui ne cesse de s’équarrir. La nuit m’aveugle de l’absence de celle que je découpe dans des franges  d’insomnie, entre Manosque et Sisteron….

………………………….

12 septembre

K est partie. J’ai reçu un message lapidaire ce matin, froid, comme l’est aujourd’hui l’appartement que nous avions occupé durant deux mois. Avec les roses rouges qui n’en finissent pas de faner. C’est certainement sans retour.

………………………….. 13 septembre

Dans cette période de doutes et de petites misères affectives, au moment où j’envisageais la probable rupture avec K, je reçois un message d’elle, de bon matin, pour me signifier que son départ n’est qu’un repli nécessaire à Marseille pour le samedi et dimanche, où elle retrouve une de ses amies, pour souffler un peu de ce douloureux moment que nous vivons, qu’elle continue de m’aimer et qu’elle sera à nouveau à Nice dès lundi, non sans m’avoir rappeler, (et je suis bien de son avis), que ce terrible mois d’Août lui avait fait  très mal, et qu’elle me rendait responsable de toute sa peine… 

Ce qui me laisse un cœur plus léger pour accepter une belle randonnée le soir  même de ce samedi, vers le chemin de Cerise , proche de Gilette, en compagnie d’Hervé, Tareq, Evguenia, qui ne reparaissait pas depuis longtemps, et de quelques autres . Nous fêterons là l’anniversaire de Tareq, après une descente vertigineuse et délicate, à l’approche de la nuit, vers le lit de ce que je crois être l’Estéron, où le torrent, puissant à cet endroit, fait une courbe vers un trou d’eau profond et momentanément plus calme, surplombé d’un magnifique pont  délicat, enjambant deux grands pans de montagne. La nuit déroule ses ombres fantastiques venant de la seule lumière des braises où cuisent les viandes et où les visages disparaissent parfois au travers des fumées. Les bouteilles circulent dans la plus grande euphorie…Le matin du dimanche, tôt, quittant le vallon de sable du torrent  pour la terrible escalade du retour, sous une lumière crue, intense, les arbres allongent loin leurs ombres, dans le silence troué par les lugubres cris des corneilles, comme dans quelque inquiétante gorge aux loups de Freischütz…

19 septembre

Ce courrier de K, très tôt ce matin, qui signifie qu’elle est anéantie, qu’il n’y a plus d’issue ici…que son chemin passe par Marseille, puis les Alpes… La reverrai-je ?

Tout ceci est momentanément faux….  Aveuglément.

……………………….

Wilhelm Kempff, les concertos pour piano de Beethoven… Berlin, 1953, Van Kempen…. Un monde encore inouï ; qui pourrait aujourd’hui y parvenir ?

……………………….

Fin septembre………..

  En lisant les chansons de Thérèse d’Avila, je vis les naïvetés lasses que n’aurait jamais commises la lumineuse de Lisieux.

……………………….

Le violoncelle est l’instrument qui s’approche le plus de la voix humaine, dit-on. C’est vrai, pour la première fois, je le ressens comme jamais… J’écoute Arthur Schnabel et Igor Piatigorsky, (1932,34 ?), dans la seconde sonate de Beethoven. Dès les premières mesures, il semble venir comme un sanglot retenu, un étranglement de l’organe avant l’aveu et la confidence.

……………………….

Cette fin de septembre, qui, pour mélancolique qu’elle soit, traînant derrière un été insolent d’érotisme mais non moins douloureusement languissant dans les ors arrivant d’automne, n’en continue pas moins de donner des azurs sans aucun voile, et dans la lumière, au-delà de ma table de travail, se découpe, minuscule, mais très nettement ancré dans la perspective majestueuse du Baou de St Jeannet, St Paul de Vence, comme une vision, cette fois, non plus nocturne, de ces rêves chagalliens, mais pleinement pétrie dans la faille géologique turbulente, avec le village au sommet de son piton rocheux, comme un écrin de tourelles, de murailles et en épousailles avec ce ciel qui a du , il y a cinquante ans, inspirer, de ces bleus purs, le peintre, pour le plafond de l’opéra de Paris.

……………………….

1 Octobre

Comment se métamorphoser en des peaux nouvelles, lorsque des pans de vies laissent ces guenilles d’amours amères, toujours prévisibles, jamais acceptées ? La femme qui me quittait portait le deuil de notre amour sur le rocher de Lenval, disait-elle…

2 octobre

J’ai repris mes cours, le premier de l’année, sur l’Art Baroque, à l’Institut Nazareth, dans ce quartier de Gambetta que j’aime tant. Cet automne est encore plus azuré, (mais le sont-ils jamais moins ?…) que d’habitude. Saint Paul, dans la lucarne de mon bureau et la vision du Grand Baou tranchés dans  l’air, paraissent, comme un décor de théâtre, donner le respirable de cette lumière hésitante, entre le jaune chagallien et le déjà ocre translucide de sept heures du soir. Par ses messages, sans élan et comme sans rivages, K  me semble définitivement automnale… ce qu’elle me dit de la nuit me lient toujours à elle. Et ce soir encore, ses baisers sont les meilleurs du monde.

………………………

J’écoute cette fameuse toccata de Charles –Marie Widor qu’il y a trente cinq ans nous avions au programme de nos pédagogies …. Et ces grandes fissures du temps, des pleins jeux de Jean Langlais.

5 octobre … 

…. !! « se murio Helenita… ! », les larmes dans les yeux, d’une voix serrée, Cécilia m’annonce le décès de sa sœur, sans autre préambule, comme elle a toujours été dans la franchise et la simplicité de son coeur.  J’ai ressenti, au travers de cette lumière faible, dans le désert d’un dimanche matin qui se lève, tout un monde qui revêtait les images d’un passé des années quatre vingt dix, à en avoir eu froid dans le dos, l’espace d’un instant, comme cela arrive toujours à l’annonce d’une mort… Années voyageuses et heureuses. J’avais quelque quarante ans, je découvrais le pays de mon épouse, sa famille, les beautés d’un pays riche de la luxuriance de sa nature, de la jeunesse  de ceux qui le peuplent, des danses sans répits, jusqu’à la fin de la nuit. Helenita avait avec moi la voix douce, et nous aimions ces petits verres de vins, dans la cuisine où nous parlions de poésie, loin des autres …

J’ai le souvenir de San Andrès, où déjà elle dormait sur la plage, non par plaisir, mais après avoir ingurgité des cachets par peur de cette traversée clapotante d’un petit quart d’heure en barque à moteur, avant de rejoindre l’île heureuse et désertée de Johnny Kay…  Et de la nuit torride de coup de soleil qui s’ensuivit à l’hôtel Palace; elle s’était tout de même occupée des enfants… J’ai entendu sa voix, depuis la Colombie, pour la dernière fois, vers 2004, lorsque je prenais des cours de japonais … J’ai souvenir de sa voix, quasi asiatique, douce, comme les traits de son visage, d’une solitaire éternellement souriante. Après Julio (fils), que je n’ai jamais connu, Fabio, qui nous a quitté il y a quelques années, maintenant c’est Helenita qui les rejoint au paradis de Don Julio…

………………………..

9 octobre

Cinquante ans après Sartre, Patrick Modiano. Nobel. Je me souviens que Stéphane l’aimait. Paris était ce labyrinthe qu’il me disait partager avec lui ; la topologie de la ville, les cafés aux fidélités de la jeunesse, les lieux … L’univers d’un Paris qu’il pouvait lire comme dans un jeu de piste, d’énigmes, depuis sa rue Montcalm…

L’automne est installé. Des roses ont bien grandi dans la jardinière, côté sud, mais mon cœur n’est pas tranquille.

………………………..

Hélène a apporté des chanterelles. Je rêve d’un sous-bois à champignons, avec de grands chênes et des trouées de lumière, comme du côté de Merzenstein en Basse Autriche, pour les longues promenades avec Hélène, et le chien Bello qui nous accompagnait. Les matins d’Août étaient heureux (1994-1995)….

………………………..

15octobre

Le temps qui traverse mon cœur d’aujourd’hui me hante, et pour K, et pour ce temps qui me reste. J’aspire au bond qui fera que je n’exercerai plus, mais qui ferait que j’aurais trois ans de plus… Alain Jacquot a vidé son bureau. Trente cinq ans après. Chaque chose venant l’une après l’autre…

………………………… 

Cet automne tombe, avec les nuits aux fenêtres ouvertes, que je ferme forcement,  dans les petits matins. Je me sens seul et plein d’angoisse  mortifère dans ces petits jours où la tension artérielle est au plus élevée vers ces heures là, avec ces vagues de mort, lorsque l’on croit que la mort est proche du lever du jour. K. est proche, par ailleurs, et semble si loin de ce printemps de nos éclosions. Les clés sont enfin rendues à Henri, ( à « Ma Nini »…), depuis ce matin, comme une reddition, comme la vraie fin de ce passage au Jean Bart

Le cœur reste lourd….

…………………………

17 octobre

Message de K. ce matin, très long message ; nous restons donc enlacés…

…………………………

23 octobre

« le fantôme de la liberté », titre d’un film de Bunuel, est en fait issu de « Vivre tard », lui-même inséré dans le recueil « Dans le chant des morts », écrit entre 1944 et 1948. Ils font parti de ces paroles gravées dans le marbre que Reverdy signe de son génie dans les derniers vers de ses poèmes, voire dans le dernier…

………………………..

K  enceinte…. 

……………………….

29 octobre

Journée de joie étranglée…K. au soleil…nous longeons la vieille ville, la Prom, déjeunons au « Fran Calin », de bonheur, comme d’inconscience. L’automne s’étire dans la lumière douce d’un été qui refuse de mourir.

……………………….

Toussaint. Exceptionnellement, le temps n’a pas sa traditionnelle enveloppe grise  qui parcoure d’humidité, jusqu’au fond des os, cette journée habituellement triste et propice au vague à l’âme. L’azur profond ripolinise le ciel pour la journée entière…

Soixantième anniversaire de la Toussaint Rouge, quelque part dans de désertiques paysages du sud de l’Algérie, un 3 novembre 1954.En ces temps de commémorations frénétiques, pas un seul message, officiel ou non, ne nous est parvenu. Peut-être, malgré les allégations des représentants de l’Etat et de la presse, reste-t-il réellement encore, et pour longtemps probablement, de nombreuses cicatrices. J’ai beaucoup aimé la sculpture édifiée, il y a deux ans, sur la Promenade des Anglais, à hauteur du Centre Universitaire Méditerranéen, représentant des pas foulant le sol algérien, comme des traces sur du sable, en 1830, puis une déchirure béante, symbolisant le passage de la mer, enfin les pas qui continuent sur une autre terre, sur d’autres sables, avec la date de 1962. D’un beau marbre gris, c’est probablement un des plus beaux monuments contemporains de la ville, rendant à ces symboles que sont les édifices publics leur évocation de faits primordiaux, et la pérennité de leur mémoire.

……………………………

3 – 5 Novembre

Dans les studios d’Abbey Road, 1951, un extraordinaire document. Gérald Moore chantant Ich Grolle Nicht de Schumann, accompagné au piano par Victoria de Los Angelès…

Depuis quelques jours déjà, je découvre, pour la première fois dans son intégralité, l’immense drame lyrique, l’Orestie d’Eschyle de Darius Milhaud (1922). Ce fut un réel moment d’émotion et d’admiration devant tant de force. Sur une durée de presque deux heures trente, se déploient les masses chorales parlées (dix ans avant celles du Moïse et Aaron de Schönberg), les chœurs chantés, les rôles parlés et les solistes lyriques, toujours dans le sens de la traduction de Claudel, au-delà de tout pathos, et même de toute subjectivité confidentielle, dans une homogénéité synthétisant  toutes les parties dramatiques en une progression d’une rare puissance expressive. Les Euphémides, à elles seules, constituent l’essentiel de cette découverte, tant par la durée que par l’originalité d’avoir inclus un quatuor de saxophone, et un processionnal final à couper le souffle. Le lyrisme y est monolithique, âpre, d’une violence sans discontinuité, aux sources même du drame collectif et de la fatalité eschylienne. Eschyle mourut à Gela (Sicile) en  -457, pays d’origine de la Nonina…

………………………….

Les journées ne sont jamais assez longues ; est-ce dû à nos journées qui raccourcissent en la saison ? Parce qu’il faut compter aussi le temps à perdre, à ne rien faire, ou plutôt le temps à passer pour sentir le temps comme une caresse (la Dégustation au soleil, parfois), comme une urgence (l’écriture), comme un mal inéluctable (la vie), et le temps qu’on passe à fuir ce temps qui passe, la mort…

Des torrents se sont précipités des collines, suite à des orages de violence inouïe ; j’ai annulé des cours à la Bornala. La grêle a frappé autant qu’à Bogota en 1990…

K est toujours rue Lenval. Je la verrai bientôt ; nos messages du matin restent notre meilleur lien, elle m’écrit entre deux heures et six heures, elle ne dort pas… je reste dans l’angoisse à chaque réveil ; la mort m’assaille… la vie à venir ?

10 Novembre

Encore un déluge qui tombe sur la ville. Je suis à la Dégus. Les toiles sont tordues, gorgées d’eau jusqu’à peser plus qu’il n’en faut, les chaises essaimées, le vent s’engouffre dans les moindres fissures. Nous buvons dans l’espace réduit autour du comptoir, Fabrice, Stefan l’Allemand, et quelques autres ; dans l’électricité  du ciel qui tombe, il faut presque crier pour s’entendre…

…………………………

K est à Marseille toutes les fins de semaine ; ça lui évite de payer sa logeuse  qui double les prix le week-end. Elle a l’appartement que lui laisse son amie Frédérique. Le reste de la semaine elle demeure donc rue Lenval…

19 Novembre

Je suis allé la chercher à l’hôpital l’Archet, pour une intervention urgente. Elle souffre, entre autre, d’une anémie profonde. Il faisait très beau, nous sommes allés Place Garibaldi, au bar à vin, à l’orée des rues de la vieille ville.

A cette date du 19, mon père nous quittait en 1978.

………………………..

24 novembre

Lorsque Stendhal dit des femmes italiennes qu’elles sont plus que femme, il soulève une vérité d’évidence. Tout en elles porte la marque, à la fois, de cette féminité qu’elles partagent avec les autres femmes du monde entier, et ce plus que femme qui les définit en tant que l’italienne porte la marque de ce surcroît de qualité qui la fait basculer dans une dimension autre, mais qui lui ôte cette lumière qui l’aurait distinguée supérieurement des autres. Ce plus que femme, ce trop de femme, tue la femme, comme on dit maintenant. Nous parlons, évidemment, de l’italienne d’un rang social moyen, et parfois au-dessus, mais pourvue de ces certitudes que l’on retrouve dans toutes les couches de la société. Combien de fois n’a-t-on surpris cette suffisance empreinte de fausse spontanéité , mais bel et bien parcourue d’une distance avec l’interlocuteur, et faisant porter la supériorité en tout ce qui désigne les valeurs de l’Italie d’une manière générale, la coquetterie en plus ; cette nonchalance bien assurée de celle qui accompagne le jugement de supériorité d’un mouvement de rotation du corps ou de tout son être, d’un zeste de fierté, ou d’une mimique si significative des yeux ou des lèvres, qu’elle ôte toute tentative d’opposition  à la sentence devenue sans appel. Dans combien de domaines l’italienne n’a-t-elle abusé de cette abrupte faculté à saisir, sans nuances aucunes, de ce capricieux couperet de la sentence qui laisse sans défense. S’agissant de cuisine, il devient évident que nul pays, nulle autre conception n’égale à leurs yeux ce petit plus qui définit la tomate du sud, le basilic, l’huile d’olive, ce frottis d’ail  que seules elles savent harmoniser, et pour finir, désigne, avec une seule pirouette verbale, à peu de frais, et d’une communicabilité commerciale sans gêne, ce qui définirait la gastronomie la plus accomplie. Vanité des pauvres. L’italienne est sentencieuse, vaniteuse, et sûre que tout en elle, et dans le pays qui lui a légué cette grâce, lui-même paré de vertus identiques, ne saurait être contestée. Elle a le rire qui désarme. L’opéra ne peut être qu’italien, la qualité du soleil aussi, le vin, la moindre pierre architecturale  deviennent des objets à la résultante superlative, et ne sauraient être comparés. L’espagnole, ou l’hispanique des Amériques, la Flamenca, sous une ombrageuse hauteur de vie intérieure, se livrent avec beaucoup plus de simplicité et de spontanéité dans l’échange, le jugement, et l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes et d’autrui, cultivant par là un certain sens du dérisoire. Il suffit à la femme italienne d’apparaître pour installer en elle, et aux yeux des autres, une volonté de supériorité. Nous dirions d’une supériorité que donne l’appartenance à une croyance. Les descendantes de la Rome Antique semblent avoir recueilli plus de traces illusoires sur leur identité que les espagnoles redevables au Siècle d’Or. Il m’est souvent arrivé de séduire le plus naturellement du monde une brune d’Espagne en lui imposant un angle de vue qu’elle n’avait imaginé auparavant. L’italienne, dans une situation similaire, a déjà une optique déterminée par ce souci vaniteux de prévalence, en toute considération, un jugement qui doit dans tous les cas, la faire paraître à son avantage, et si ce n’est elle-même, ce pays incomparablement béni, qui ne saurait faillir ou engendrer de femmes qui ne sauraient être que plus que femme

……………………………

Aujourd’hui, Jean Dewière, un collègue de la première heure dans les Médiations musicales, depuis le début des années quatre vingt, partait à l’hôpital de l’Archet pour délivrer son épouse d’un acharnement thérapeutique, (ayant fait une grave crise cardiaque ce vendredi, le cerveau n’a pas été irrigué un long moment). D’un coup de téléphone, nous apprîmes aussi que son fils aîné, Maxence, très proche de sa mère, était mort dans la matinée, pour des raisons encore inconnues… La mort nous entoure, de plus en plus.

………………………….

29 novembre

Descartes préconisait de se changer soi même plutôt que changer l’ordre du monde. Ce qui est d’une rare sagesse. En parlant avec K, de 1984, et de la fin de ce merveilleux ouvrage, je me dis que le changement de soi même peut aller jusqu’à une transformation de soi telle, (tant par les pressions du monde que par les idéologies qui les accompagnent) qu’à la fin le héros du roman en arrive même à aimer Big Brother.

…………………………

Nous avons passé, K et moi, une partie de la journée ensembles. On s’est vu à la Dégus, où elle n’osait revenir après ces moments d’incompréhensions et de violence fusionnelle. Nous avons déjeuné aux Basseries Georges. Elle me dit avoir passé une journée radieuse. Cela faisait longtemps. Nous attendons encore beaucoup de pluie pour les jours qui suivent. Les nuits cognent…

…………………………

1 décembre

K retourne à l’hôpital de l’Archet. Elle me laisse un message furtif, il est 6h 28, il pleut, il fait encore nuit noire. Elle appellera dans la matinée… je ne saurai que demain, que dans cette nuit noire du matin, après avoir attendu le bus, seule, avec cette pluie silencieuse et hostile, elle serait en table d’opération.

2 décembre

Message de K à 6h 33. Je l’ai attendu dans le noir du petit matin. C’est fini. Son ventre est libre, après presque cinq mois. Insuffisance globulaire… Une grande tristesse me saisit, contrairement à la logique d’une délivrance espérée.

………………………….

7 décembre

Elle m’envoie un message de douleur et de solitude auquel je ne peux trouver de réponse : …« j’ai tué ma petite chose, un petit ange »…

Depuis longtemps je pense à ce voyage qui serait la somme de tous les autres, la quintessence de tous les voyages, sur les routes de Compostelle, partant du Puy, de Conques, laissant derrière moi ce terrible tympan, le plus beau de tous, vers les fougères hautes des Pyrénées, l’ombre des chênes et les vents d’Aubrac. Au-delà, serait l’inconnu…

9 décembre

K m’a envoyé un très beau courrier ce matin…je conviens avec elle que nous devons penser à l’ange qui n’a pas eu le temps, que nous lui devons bien une attention, une lettre qu’elle a déjà écrite… une sorte de baptême posthume que nous partagerions avec lui, où qu’il soit…

…A la mémoire d’un ange. Cathy a écrit une lettre, décorée de quelques petits cœurs bleus, comme d’une main enfantine : « Petite chose, je peux te sentir à l’intérieur, j’ai deux fois plus faim, et moitié moins d’énergie. Cela me brise le cœur de ne pas ressentir l’enchantement que je devrais ressentir.

Nous sommes le jeudi 20 novembre 2014, 8h 01. J’apprends que je ne peux te garder pour des raisons de santé, tu m’épuises déjà tant. Je suis triste et déjà pleine de regrets.

Mais, ma Petite Chose, rien n’est de ta faute. Pars serein.

Je suis désolée que ce soit un au revoir, je suis triste de ne jamais te connaître. Tu pourrais avoir les yeux de ton père et mon nez, on pourrait faire nos traditions, être une famille.

Mais, Petite Chose, nous nous reverrons.

Je te promets que la prochaine fois que je verrai sur l’écran ton petit corps, la prochaine fois,  tu seras dans la même réalité que moi, je serais prête pour toi.

Petite Chose, je veux que tu sois heureux. Je veux les meilleures choses pour toi, pour l’avenir.

Ca ne serait pas correct d’amener une vie dans un monde où je serais hantée perpétuellement par la vie que j’ai vécue. Je veux que tu ais toutes les choses que je n’ai pas eues quand j’étais enfant…Comme manquer d’une maman. Je veux que tu sois meilleur que moi et plus magnifique que je ne pourrais jamais l’être.

Je t’ai conçu dans l’amour et la spontanéité.

L’amour et la spontanéité sont de belles choses, mais ce ne sont pas des outils assez efficaces pour te construire un bel avenir.

Je ne peux pas t’amener ici, pas comme ça.

Je t’ai aimé, Petite Chose, et je t’aime. J’aurais tant souhaité que tu te présente dans des conditions différentes. Mais saches, et n’oublie pas ; tu es issu d’un grand amour, ton papa aussi t’aurais aimé.

Et, mon Ange, dans ton grand voyage, je t’accompagne…

Je te promets que je te reverrais et que la prochaine fois tu pourras m’appeler « Maman ».

La carte postale qui accompagne la lettre possède les mêmes cœurs bleus, à la plume, cette fois –ci, un grand cœur au centre et deux autres, plus petits qui l’accompagnent. Cathy n’a rien laissé au hasard, et le plus émouvant, ce sont ces signes, ces symboles d’amour qu’elle formule avec la plus grande simplicité enfantine, comme si c’était elle qui faisait, ce qu’il y a longtemps,  nous appelions, « un compliment »…

« Pour ma Petite Chose,

Vole, vole, vole petit être, mon doux, mon hirondelle

Va-t-en loin, va-t-en serein qu’ici rien ne te retient.

Rejoint le ciel et l’être, laisse moi, laisse moi la terre, quitte ce manteau de misère, change d’univers.

Vole, vole, petit Ange, ma douleur, quitte mon corps et me laisse, qu’enfin nos souffrances cessent.

Va rejoindre l’autre rive, celle des fleurs et des rires, celle que je voulais tant, dans ma vie d’enfant

Vole, vole mon amour puisque le notre est trop lourd. Puisque rien ne nous soulage, vole à ton dernier voyage.

Laisse ces heures épuisées, vole tu l’as pas volé, deviens souffle, soit colombe pour t’envoler… » à bientôt. Ta maman.  

Le cœur cogne très fort. Nous avons versé toutes les larmes qu’il pouvait verser…

………………………….

11 décembre

La mort ne laisse pas tranquille ; vers 15heures, au crématorium. Le vallon en décembre est absolument glacial. Jean Dewière inhume sa femme et son fils aîné ; double cercueil ; pas de parole, seulement quelques musiques que Jean a choisies…

…………………………..

12 décembre

Cela fait douze jours que je n’écris que sur la mort, la séparation…

K est repartie, hier soir, aux portes du Dauphiné, vers Gap,  qui souffle sur la Provence, de ce froid qui fait mal, dans ce couloir où s’engouffrent les vents de Sisteron. Un de ses frères est hospitalisé depuis des semaines sans qu’on l’ait su ; (Il a subi l’attaque d’un sanglier qui l’a blessé à l’aine).  K a été responsable tutélaire de ce frère durant quinze ans… Ses messages d’amour et d’attachement viennent me surprendre tôt ce matin, comme une longue caresse, me laissant aussi dans l’incertitude et l’angoisse de la savoir partie si vite…

15 décembre

Nous nous voyons tout l’après-midi, le temps est maussade, il pleut légèrement, la boisson nous accompagne ; Librairie Quartier Latin, au flanc du Lycée Masséna, je choisis deux Kundera pour elle, dont « la Plaisanterie ». Rue Lenval, sous un petit crachin, des baisers de miel, à défaut de rester plus longtemps ; la nuit tombe très vite…

…………………………

17 décembre

Dans la lettre de Cathy, qu’elle avait brûlée sur tous les bords de la page, comme font les adolescentes en manière de parchemin, pour donner un appui romanesque, et pour vieillir d’un poids de temps qui donnerait meilleure assise à l’élan de son cœur, (comme elle l’avait fait, en s’ouvrant largement, dans son courrier d’anniversaire pour mon premier Juin…) j’ai complété, en bas de page …la vie n’a pas voulu que tu gardes ta forme terrestre. Mais je sais que là où tu es, tu peux nous voir dans un beau ciel étoilé. Nous portons désormais un grand secret à trois. Et tu resteras à jamais ce petit ange qui voulait venir à nous… En cette année 2014 où j’ai aimé ta maman…

……………………..

18 décembre

Dans ces tourments de morts, d’anxiété, et de fin d’année  qui ne sent plus même, comme dans les temps de l’enfance, ce parfum de marrons  grillés, il est presque réconfortant  de résumer, avec l’amertume qui convient, cette fin de V° République par les hauts qualificatifs avoués, dans  la bouche de leurs Présidents en exercice oratoire, de pschitt et de bling bling

………………………

20 décembre

Ce samedi, je cherche K à l’Archet. Impossible; des millions de m2 ; elle est dans un lieu ( !) pour transfusion (hématologie ?, gynécologie ?…), je hante de bon matin, dans le feutré des couloirs chauffés jusqu’à l’écoeurement, les étages, que je parcours à pieds, en ascenseur… après une heure pleine à chercher entre les différents méandres de cette cité des soins, je m’en retourne, avec le téléphone de substitution que j’étais venu lui apporter et des fleurs jetés que je pensais offrir dans un élan de tendresse…

Cet hôpital, si grand, si tranquille, qu’on  a l’impression d’une activité réduite, feutrée, et c’est à peine imaginable de voir toutes ces blouses blanches, hagardes et fermées, gantées et comme formolées dans un espace sans réelle nécessité apparente, renvoyer mon fantôme matinal, d’escaliers en ascenseurs, comme dans autant de dédales où j’aurais eu le malheur de me perdre.

…Cette nuit avance, j’écoute «  der Rote Mantel » de Luigi Nono, un ballet qui s’écoute comme autant de musique pure. Comme d’autant de  tristesse silencieuse…

…………………………

La nuit encore. Fernando de Lucia, cet astre napolitain qui vit filer vers la gloire lyrique universelle le non moins grand Caruso … en entendant son dernier élève, Georges Thill, à qui il prédisait « tu seras le dernier grand dans l’art du chant », je comprends cette retenue, ce vibrant papillonnage de la voix qui sait qu’elle maîtrise la ligne du chant, comme l’oiseau, sans apprendre, sait trouver l’envol, la grâce du mouvement. Pour la première fois, de Lucia et Thill se retrouvaient  cette nuit, dans quelque Massenet ou mélodie de Duparc, au-delà de la vaillance nécessaire à la caractérisation, dans l’art de l’apesanteur…

Un matin que j’entendais à l’aveugle, pour avoir pris la radio en marche, « Sambre et Meuse », chantée par une voix qui me semblait marquée d’un accent léger et d’une tonitruance ample , et une belle clarté d’articulation, d’un investissement total dans le geste vocal, (pour ce qui n’est malgré tout qu’une chanson, un hymne local), une vibration de tout l’espace du dedans , sans que je puisse mettre un nom sur cette voix, j’ai encore le souvenir, plus que dans ses rôles les plus valorisant, du plus beau des Caruso…

Anton Dermota aussi, dans la lignée des plus universels, peut être un des rares à incarner tout à la fois Don Ottavio,  Florestan, les grands Puccini, et le plus impeccable des Evangélistes de la Saint Matthieu…

…………………………. 

J’entends …le vent de Pantelleria. Il donne un vin capricieux, parce que la culture le fait enfoui… J’avais oublié ce nom de village, encore une remomération de la  Nonina, de la Sicile…

…………………………..

22 décembre

Trente années depuis le mariage… toute une vie, une chaîne qui ne rompt pas, une croisière sur des mers improbables, sur des eaux apaisantes, sur la vie qui nous a inondés… demain Hélène part à Marrakech, son cadeau d’anniversaire, et celui de Nöel.

Joe Cocker a disparu. Soixante dix ans. Bye bye Woodstock. With a little Help from my Friends…

Nous sommes allés au Carlone avec Cathy; quelques verres. Quelques jalousies. Il faisait un temps superbe. Elle revient de deux jours de transfusion à l’Archet.

Ce soir, je lis dans Connaissance de l’Est, qu’un vieux couple japonais vivait, en des temps très lointain, dans une maison sans toit. La femme s’ouvrait à ce ciel, qui lui donnait le miel de la nuit ; le vieil homme gardait l’autre partie pour mieux sentir l’immense griserie percussive de la pluie d’été, plus claire que l’argent…

…………………………..

Les Noëls ne sont plus comme avant. Hélène m’appelle de Marrakech, il y fait le temps d’ici. Ce soir, Ceci et moi nous ne nous disons que des paroles qui forment des blessures. K est blessante également (messages…), ce temps de Nöel est loin du temps  d’avant, celui des veillées de l’avenue des Arènes, du Prieuré … Il n’y a  plus la magie de mon petit âge … Ce midi j’ai passé un agréable moment au soleil, avec Bernard, sur une terrasse du Cours Saleya. On a un peu bu. Nous avons convenu que la suite de l’œuvre qui manquerait au moment de mourir devrait être envisagée par un suppléant, lequel prévoirait la garantie de la suite immortelle de l’oeuvre (par investissement informatique et progrès exponentiel, avec la grâce de la lumière, ce qui ouvrirait un purgatoire  pour un temps très long …? jusqu’au fonds des astres. Le paradis ?) du moins, après ivresse …

………………………….

Au fronton de mon temple de l’Art Lyrique j’ajouterais Jesse Norman, injustement omise jusqu’à présent. Elle chante les Quatre Derniers Lieder de Strauss au premier rang, aux cotés de Della Casa et  Jurinac. Dans la catégorie des héroïques…

…………………………

25 décembre

Je vois Cathy. Je lui offre son cadeau « Ivresse » de St Laurent. Promenade d’hiver, assez triste dans les hauts de Cagnes. Tout est mort, désert ; le village laisse supposer un charme certain, des ruelles dallées très pentues et des échappées poétiques aux angles des terrasses des vieilles bâtisses , pas plus grandes qu’un petit coin pour rêver ; un hôtel, au pied du château tout simple qui embrasse toute la vue sur la place sur trois petits niveaux, quelques fenêtres…on y séjournerait bien.  Des entrées de demeures anciennes, des tables, quelques chaises négligées, un palmier ou un acacia, quelques guirlandes de vignes sauvages…Passons devant le Musée Renoir fermé, puis comme le soleil décline, et devant le silence d’un endimanchement  d’après-midi, plus grand que les cinquante deux dimanches ordinaires, nous déjeunons à la Brasserie Magnan, bondée comme un îlot accosté après un naufrage. Ce sera notre repas de Nöel, quelques verres de rouges… Elle est si belle aujourd’hui, si ce n’était ce manteau noir de jalousies… 

……………………….

Le dernier acte de Carmen est si beau, si franchement lyrique qu’on n’y a pas seulement un air, un passage particulier à détacher de l’ensemble, comme souvent chez Puccini ou Bellini, où l’on va directement à Casta Diva ou Vissi d’Arte, mais un tout, d’un seul tenant, un jaillissement qui ne faiblit à aucun moment jusqu’au baissé du rideau ; une musique toute de lumière et d’ombre, qui a malheureusement pour moi et pour beaucoup, le désavantage de s’être depuis si longtemps ancrée en nous, au risque de n’y plus être sensible …

……………………….

La mesure de l’écriture est celle du temps qu’on veut retenir et celle qui désire nous rendre propre pour la mort.

……………………….

Ce ton de Claudel ! : « durant que pas un oiseau ne crie, j’opère l’escalade… »

Pour le plagier : « durant que l’amour est mort, j’invente une robe noire… »

…………………………

Férocité de la prééminence des couleurs ou de la lumière….

…………………………

30 décembre

Cette année finit… Deux sommets sur sa trajectoire. Ces retrouvailles avec cette Provence que j’aime (vingt trois ans d’absence dans le Vaucluse…). Mars (l’igloo illusoire)… Puis Mademoiselle Coulon  (K, Cathy…), fin Mars, Mai, Juin, tout l’été, tout le temps… tout le temps de la fin de cette année. Comme un miel, une certitude que je suis encore l’homme de quelqu’une…

La terrasse de la Dégus est ensoleillée  aujourd’hui.

………………………….

Je lis le livre d’Eric Zemmour, «  Le suicide français »….

………………………….

31 décembre

L’année finit dans la grisaille et le froid, le givre du matin. Il est loin le temps des goélands dans les aurores de juillet.