Carnet, 2017

Carnet 2017

 




1 janvier


Commencer le premier de l’an par les Valses de Vienne a quelque chose d’attristant. Le vent de ces derniers jours est tombé, et la lumière est une lumière que nous avons souvent en ces débuts janvier.

Donc promenade solitaire au bord de mer (croisant le Solemar, la Mascotte), où les architectures se révèlent plus généreuses dans leurs reliefs, comme les robes des femmes  épanouissent celles-ci sous le soleil. Mes pas me mènent autour du Parc Impérial. Nice a la chance de posséder deux merveilleux lycées, Masséna et le Parc Impérial. Et toutes les maisonnettes qui environnent le quartier Tsaréwitch, autour de l’Eglise russe à l’heure des cloches de midi, parlent d’un temps où l’argent et l’aristocratie permettaient des originalités quand ce n’était pas parfois de petites folies architecturales. Les maisons bourgeoises niçoises y côtoient les façades mauresques et les immeubles cossus art déco. A l’angle de Gambetta, le sublime immeuble Palladium, et La Goulette, ce restaurant qui sent bon la Tunisie d’autrefois, ses couscous et son aspect chaotique de caverne d’Ali Baba. Puis, le quartier Saint Barthélemy où la Villa Arson surplombe tout un même ensemble de ces architectures confondues dans une audacieuse anarchie de mitoyenneté. Je m’en vais jusqu’à la Villa du Vieux Prieuré, sombre dans ces ocres crépusculaires, qui abrite le Musée Dominicain.

……………

Hélène envoie des photos de Y en Colombie. Le petit brigand a bien grandi, c’est un vrai petit garçon avec ses pantalons longs et ses tee shirts aux publicités du pays.

……………

3 janvier


Katy à Lenval vers huit heures.

……………

Encore cet air de voyage et de vacances sur ces images du Parc de Pavlovsk, au sud de Saint Pétersbourg. L’idéal du parc, mélancolique, dépouillé, arboré juste ce qu’il faut, et sans ostentation. De longues allées qu’on imagine à l’automne, avec des tapis de feuilles mortes et les statues de Melpomène, de Diane et de tant de divinités antiques pour seules rencontres. Riche de six hectares, qu’on pourrait s’y perdre sur les mamelons à pentes douces , pour déboucher sur les immenses clairières parfaitement ordonnées, des gloriettes et des temples d’amour.

…………

4 janvier


Katy à midi, au bar à vin de Garibaldi, puis un verre sur la terrasse de la Pignata où presque sans le vouloir nous suivons le soleil déclinant.

………….

5 janvier


Disparition de Georges Prêtre, à la même date que Boulez l’an dernier. Il avait, lui aussi, passé les quatre vingt dix ans. Il dirigeait encore à plus de quatre vingt cinq ans la Philharmonie de Vienne, avec laquelle il avait des rapports étroit, bien que parlant très peu l’Allemand. On se souviendra de son Carmen avec Callas, bien qu’elle n’ait jamais été à l’aise dans ce rôle. Elle avait toute confiance en son chef.

……………

7 janvier


A toujours buter sur ce problème du sens en poésie, pour ceux de mes lecteurs, mais aussi pour ceux qui me parlent de Bashô ou Ryokan : « Qu’est-ce que ça veut dire », « ce n’est pas logique », je n’en comprend pas le sens » etc. cela devient désespérant. Et dire qu’on pose encore ces questions à des peintres abstraits. Il ne faudrait donc jamais mettre entre les mains de ces analphabètes, qui n’attendent que de se rassurer, des textes qui ne font que soulever ce genre d’ineptie. D’autant que l’absence de réponse ne les émeut pas plus que cela, les confortant dans leur questionnement.

………….

J’apprends que François Bernard Mâche est aux éditions Harmattan. A-t-il des lecteurs ?

…………..

9 janvier


Berlioz n’a jamais été inspiré par la mer.

…………..
Monsieur Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, devenu Premier Ministre, avait dit, en 2016, une phrase qui résonne encore au passage de l’an neuf :

« Ceux qui croient que la France plonge son identité dans des racines chrétiennes sont des falsificateurs de l’Histoire ».


De ces racines montent en silence… « Saint Etienne, Saint Brieuc, Saint Nazaire, Sainte Affrique, Saint Jean-de-Luz, Saint Julien, Saint Estèphe et Saint Emilion, et Saint Amour du Beaujolais, Saint Aignan, Saint Gilles du Gard, Saint Amand et tous les Saints Amand, Saint Andéol, Saint André de Najac et tous les Saint André, Saint Antonin du Var, Saint Arnoult, Saint Aubin, Saint Guilhem le Désert, Saint Appolinaire et Saint Appolinard, Saint Augustin de Corrèze, Saint Aventin de Luchon, Saint Barthélémy d’Anjou et de Provins, Saint Basile de Tournon sur Rhône, Saint Béat de Saint Gaudens, Saint Benoît sur Loire, Saint Bernard Nuits saint Georges, Saint Bertrand de Comminges, Saint Blaise de Nice, Saint Bonnet de Limoges et de Grenoble, Saint Bonnet de Salers et de Gap, Saint Didier de Saulieu, Saint Dier d’Auvergne, Saint Nectaire, Saint Donat d’Issoire et Saint Eloi de Nevers et de Guéret, tous les Saint Etienne, Saint Etienne du Rouvray, Saint Etienne en Bresse, Saint Etienne en Dévoluy, Saint Germain sur Moine et saint Germain sur Vienne, Saint Germain de Sartre et Beauvoir, Saint Mamet sur Salvetat, Saint Malo de Saint Malo et Saint Malo de Guersac Montoir et saint Malo de la Lande, Saint Marcel de Bourg en Bresse et tous les Marcellin, Saint Martial de Mirambeau, Saint Martin aux Bois de Clermont, Saint Martin du canal et tous les Saints Martin innombrables, Saint Matthieu de Tréviers, Saint Maur des Bois, Saint Maur des Fossés, saint Maur sur le Loir, Saint Maurice des Lions du Confolens, Sainte Maxime et saint Maximin la Sainte Baume, Saint Médard en Forez et Saint Méxant, Saint Eustache et Saint Eutrope, Saint Félix de Clermont, Saint Florent d’Auxerre et d’Issoudun, Saint Flour de Mende, Saint François Longchamps de Saint Jean de Maurienne, Saint Front d’Alemps de Brantôme, Saint Gatien des Bois de Lisieux, Saint Gaudens de Castres, Saint Georges d’Arras et de Montauban, Saint Georges de Didone et tous les Saints Georges, Saint Germain de Montmorillon et de Périgueux, Saint Gervasy de Nîmes, Saint Gilles de Reims et Saint Girons de Pau, Saint Grégoire d’Ardenne et Saint Hilaire de Brioude, Saint Hippolyte de Loches et Ribeauvillé, Saint Honoré de Grenoble, Saint Illpize de Brioude et tous les Saint Jacques et tous les Saint Jean et tous les Saint Paul, Saint Ouen et Saint Denis… sans aller au-delà du centième des Saints et sans aller au-delà des Marie et Saintes Marie de la Mer et de Sainte Vertu d’Avallon… »


Ce Cazeneuve a-t-il déjà vendu son âme en toute amnésie, a-t-il encore même un prénom avant l’oubli, comme il brade le patrimoine national, les racines vives de la France, jusqu’à leurs saints noms, les châteaux, les vignobles, les aéroports, et bientôt les lavande de Provence et les grandes orgues de Notre-Dame ?

En son temps Michel Rocard, peut-être parce que Protestant ou par mauvaise foi, disait que les docteurs de l’Eglise avaient longtemps hésité et débattu pour savoir si la Femme avait une âme. Un premier ministre qui passait pourtant souvent devant l’imposante et séculaire Notre Dame de Paris, sans doute sans la voir ( ?) …

………………………………………………………………………………………

10 janvier


Ce que l’on connaît  de contemporain aux Evangiles est dans Tacite, Suétone et Pline le jeune. Et dans Flavius Josèphe et sa « Guerre des Juifs », grâce auquel on connaît mieux l’histoire de la Judée au I° siècle que toutes celles des autres peuples de l’Empire. Rome exceptée.

……………

J’aime ce Nice glacial que nous avons depuis deux jours. C’est comme si je m’emmitouflais très tôt dans un pays que je ne connaissais pas. Cécilia est repartie en Colombie pour récupérer Hélène malade.

……………

12 janvier


Le Structuralisme, par l’analyse des mythes et des modes du sentir, préparait déjà une anthologie d’un monde global prêt à révéler une pensée unique et une communauté des besoins.

……………

13 janvier


Tempête de vent. Je crains que des arbres ne se déracinent tant la violence est intense en ce matin encore noir, la solitude de la maisonnée et le souffle inquiétant dans le silence environnant.

Il faisait si beau hier vers le quartier Bon Voyage. C’est peut-être la dernière fois que j’y donne des cours sur la Musique Baroque.

…………….

Richard Dubugnon, très lyrique dans le Songe de Salinas, petit opéra de trente minutes. Un pur joyau.

………

14-17 janvier


Je suis terrassé par une sorte de rhino. Je me traîne, je peux à peine bouger. J’ai quelques nouvelles de Colombie, mais plus aucune de Katy depuis le 6 de ce mois. Un misérable texto seulement.

………….

19 janvier


Entre la maladie et le sommeil, ce n’est pas vraiment une histoire d’amour, une symbiose qui va de soi. J’entends la maladie qui perturbe le sommeil, et non cet état léthargique où le malade adopte bien involontairement un petit préambule de néant, sans force, paupières closes, et sans ce ressort que la vie donne aux manifestations de la volition quand il est encore possible de vouloir quelque chose.

Mais il est des formes de maladies nocturnes, des auto-hypnoses que s’infligent les plus en santé d’entre nous, généralement des oiseaux de nuit, des universitaires, et majoritairement des jeunes qui s’assemblent, comme par cet instinct prédateur, afin de manifester cette énergie de la confrontation de leurs forces et de leur nouveau savoir acquis par des défis avec les plus habiles  d’entre eux. Loin du recueillement devant le savoir magistral d’un amphithéâtre ou d’une salle de cours, en position captive, c’est dans les salons ou les cercles de nuit, où le vin, les fumées et le relâchement des inhibitions que va couler dans le sang d’obscurs desseins, cette aventure enflammée du désir qui se garde de dire son nom et qui se masque derrière un arsenal dialectique, se donnant ainsi la possibilité de parler avec autorité de ce qui n’est pas l’objet réel de la joute verbale, mais seulement le masque, comme les plumes de paon savent très bien qu’elles existent pour fasciner l’objet même de celles à qui la danse est destinée. Finalement, ce n’est pas tant de savoir qui, dans la conversation, aura raison dans la défense des fondements de la morale kantienne et de sa critique, des théories à perte de vue sur l’universalité des mouvement de l’Histoire dans la pensée hégélienne, que la tonalité propre que les protagonistes ne manqueront pas de souligner, comme l’orateur sait porter l’estocade en fin de démonstration, en signe de supériorité manifeste de son besoin de pourfendre. L’objet du désir peut être anonyme, vers lequel sera lancé l’appel à rendre réponse à celui se pensant vainqueur de la joute, ou peut, la plupart du temps, être la pécore d’à côté qui n’en pense rien, ses critères de séductions n’étant pas connu des enragés de la dialectique.

C’est ce qu’on peut nommer la société de séduction par contournement. Personne n’ignore que dans l’enjeu intellectuel de deux hommes affrontant leurs points de vue dans un cercle restreint, il y a l’écho nécessaire et la participation d’une oreille bienveillante qu’on cherche à séduire. Les armes sont à fleuret moucheté, mais pas moins trempés dans le fandango déhanché et les claquements de talons posant leurs banderilles invisibles du côté de la belle à saisir.

Tout cet enfumage et cette contorsion paradigmatique ne portant pourtant aucune garantie d’atteindre le but des séducteurs en lice. Ce don quichotisme naïf, si l’expression n’était pléonasmatique, relève d’une société qui ne sait cibler directement et faire mouche dans un projet franc et direct. L’homme a besoin, dans notre monde, où le vouloir et les repères restent flous, d’accéder d’abord à un stade de méritant (celui qui a raison est celui qui méritera dans la logique de sa démarche, les honneurs, et donc l’option, croit-il, sur la femme désirée), d’où le dévoilement et le débordement des qualités que les hommes se prêtent dans l’acte de séduire, alors que la réalité de la séduction se passe bien en de-ça et au-delà de ces démonstrations inutiles (sauf pour quelques amoureuses de belles joutes), mais dans le grand nocturne irrationnel et inconscient (certains moins enclin au poétique parleront de fusion chimique) des phénomènes attractifs universels.

Je parle bien de désir et de séduction, de ces maladies récurrentes qui ne sont pas encore de l’ordre de l’amour, mais bien de l’affirmation de valeurs de comportement social révélant simplement quelques qualités donnant droit de conquêtes.

Ce n’est en fait, dans nos sociétés bourgeoises de droit et de démonstration de force (fut-elle la force raisonnable du savoir et du maniement du meilleur langage), qu’une régression en comparaison des sociétés libertaires du XVIII° siècle, des sociétés du bal masqué, où l’objet des tractations amoureuses se faisait simplement derrière l’épaisseur d’un tissu de loup et de perruques qui ne devaient duper personne. L’affirmation du désir se nourrissait derrière la simple volupté d’une voix, d’un ton à peine dissimulé, (nous dirions aujourd’hui en résonance vivante et directe, sans filtrage et sans le contournement sublimé du discours guerrier bombant le torse du chevalier méritant). Dans le bal masqué on escamote l’étape de la valeur du désirant, dans la mesure où le désir se sait désir et se dispense l’hypocrisie d’une étape intermédiaire. Le désir a-t-il besoin, pour s’affirmer, d’une décoration d’ancienne gloire garantissant que le désir à l’autorisation de ses opportunités ? Finalement, bien qu’antérieure à la société bourgeoise et marchande, le monde du bal masqué, libre et plus vertigineusement perché, commençait par faire l’amour, et il s’ensuivait qu’on remettait les comptes à plus tard… Le désir n’était jamais bien éloigné de l’alcôve.

Ce que la dégénérescence des mœurs du XIX°a confondu avec l’amour clos des échanges à visages découverts et partouzards, symptomatique de lieux d’aisance d’une jouissance nue, (on pourrait dire à découvert), enchaînée, et vouée à la répétition infernale de la triste chair mallarméenne.

…………………

20 janvier


La résonance des motets de Guillaume de Machaut trouve toujours l’étrange écho d’une enfance, qui sans être réellement la mienne, me semble être la vibration charnelle d’un temps que nous portons en nous, (Sainte Jalle, mes aïeux de la Drôme ?) sans trop le savoir, depuis l’éternité évolutive que nous charrions ces rythmes et ces douleurs ancestrales, ces courbes mélodiques qui portent la marque d’un génie qui n’a jamais plié depuis, et qui sont les liens qui nous attachent au plus lointain de nos filiations. Aucun compositeur de ces temps si reculés n’est rentré plus évidemment dans mon cœur qu’au travers de ces motets.

S’il en est un qui incarne l’héritage sensible d’une France vivante reconnaissable comme parent commun universel, ce serait certainement Machaut. Nous tenons le trésor de chansons et de courbes amoureuses, les rendez-vous et les espérances, les saisons qui se succèdent, l’éternelle enfance de toutes les lignées qui nous ont porté, qu’on avait toujours oublié de nous transmettre par des sources mystérieuses, mais dont quelque part (dans une vie vers laquelle nous tendons ?) nous fûmes témoins. « Ma fin est mon commencement » …

………………..

Un texto alarmant et plutôt triste de Katy, envoyé depuis l’Hôpital Bon Repos d’Embrun. « Je t’aime et je meurs ». Certes ce n’est pas la première fois que je reçois des messages extrêmes en hiver, quand elle doit traiter son anémie. Et puis guérit-on de cette maladie si l’évolution ne penche jamais dans la courbe de la guérison ?

…….

21 janvier


Ces trois dernières nuits mon cerveau a dû lumineusement être sujet à la chimie des médicaments car, moi qui me soucie de mes rêves comme d’une guigne, j’ai consigné consciemment une sorte de triptyque symptomatique de l’état évolutif de mes faiblesses.

Ce qui a donné pour la première nuit une sorte de polyphonie douloureuse, quasi lexicale de construction de phrases, avec possibilité de renversements, inversions etc. tout un ballet vif de lettres et de membres de phrases s’articulant de manière si aigu que j’en garde le souvenir douloureux d’une mécanique en proie à une activité emballée et débridée sur le thème de la séduction, le libertinage et la volonté de rencontrer, comme en en donnant une démonstration, le plaisir par le pouvoir illusoire de la parole.

La seconde nuit , si une évolution a pu se produire, j’étais sur l’Avenue Jean Médecin (n’était-ce pas plutôt le Cours Mirabeau) redevenue verdoyante, d’où la confusion possible avec Aix en Provence, démesurément longue et paisible, où mon corps, replié comme les racines des arbres, empruntait la forme du fœtus (je crois bien que ces dernières nuits je me suis battu contre des frissons permanents et que mon seul soulagement était de me pelotonner en ramenant les couverture tout autour, comme des racines tourbillonnent et rayonnent pour mieux étendre leur forces vives).

Cette nuit, du moins ce devait être au dernier sommeil, l’espace était grand ouvert dans mon cheminement. Mon esprit me disait que j’étais à l’Est de la ville que j’aime moins que les autres parties de Nice, et il n’y avait personne sur mon chemin, parfois le cheminement se faisait dans un bus fantôme, et toujours pas âme qui vive. Mais je m’y sentais divinement bien. Le quartier m’apparaissait comme pour une promenade de Musée. Je n’étais sensible qu’à ce que je croyais être le nouvel aménagement architectural dû à des artistes dont j’étais certain de connaître la sensibilité. Des immeubles entiers défilaient, comme pour une démonstration, avec des entrées gréco-romaines, beaucoup d’antique, des motifs Art Déco, des couleurs de façades vives, revisitées et réaménagées, rehaussées de bas-reliefs du meilleur effet, et toujours seul, en une sorte de ville à la Chirico où je me prenais à aimer cet Est d’un Nice imaginaire mais qui m’apparaissait d’évidence comme si je n’avais jamais su le voir.  Ma promenade, au rythme de l’émerveillement régulier dans son déroulement, m’a mené dans une sorte de galerie découverte, tapissée de merveilleuses peintures, de frises antiques, et c’est Ernest Pignon souriant qui fermait la grille du cinéma. Les personnages animés avaient dû être remis dans leur boîte d’origine. Nous avons eu de grands fou rires quand il ne cessait de répéter : « Mais oui ! ce quartier est magnifique, on me demande toujours « que signifie -t-il », que veulent dire toutes ces couleurs.. Ah ! Ah ! qu’est ce que ça veut dire !!? ». Son rire était franc, intarissable, et donnait l’impression du coin de l’œil qu’on s’était merveilleusement compris.

Je crois que ces dernières paroles me ramènent à la fameuse incompréhension de ceux qui disent ne pas saisir le sens de la poésie.

…………….

25 janvier.


Hier, j’ai dispensé mon cours sur le Baroque à René Cassin, quartier de l’Ariane. Je n’aurais jamais imaginé une telle qualité d’accueil. L’organisation et la tenue même des bâtiments n’ont plus rien à voir avec le délabrement qu’on y constatait dans les années 80. Il faisait très beau, le maître m’attendait et les élèves sont entrés en classe dans une demie pénombre au son de l’Adagio de Barber, avant de rester en silence, attendant la fin de l’interprétation de Toscanini. Je ne pouvais pas être mieux reçu.

Mais de retour chez eux, les enfants du quartier retrouvent souvent des parents illettrés et des mamans voilées.

…………..

Ce matin, très tôt, un message d’une grande douceur, du pays du froid…. Katy devrait être « déperfusée » vers le 30 du mois. A-t-elle récupéré suffisamment de globules rouges ?

Je pensais voir le Neruda aujourd’hui, mais c’est le changement de programme du mercredi. J’attendrai qu’il passe au Mercury.

………….

26 janvier


« Le Monde comme Volonté et comme Représentation ». Je me suis laissé tenter, après mes conversations avec Bernard, à renouer avec cet énorme ouvrage. Je mourrai sûrement avant d’en venir à bout, mais je le lirais par fragments, le temps de meubler l’hiver. La critique de Kant et les pages sur Platon et l’art. Et puis sa lecture n’a pas l’aridité de Hegel… J’ai choisi l’édition PUF avec la préface de Clément Rosset …Le Monde comme Volonté est un gros livre qui, comme probablement tous les gros livre, présente quelques passages bourratifs, tels les fameux « tunnels » de Saint Simon. C’est malheureusement le cas avec le tout premier livre du Monde… Mais dès le Livre II, l’enchantement philosophique commence (de même que dans l’Ethique de Spinoza, qui ne commence à décoller que dans l’appendice de son Livre I) : avec l’exposé de la théorie de la volonté, ou du vouloir-vivre, comme essence du réel. L’enchantement continue avec le Livre III et sa célèbre théorie de l’art, conçu comme contemplation, c’est-à-dire libérations des souffrances occasionnées par la réalité et la volonté qui en est la substance… L’intervention de Schopenhauer dans le champ philosophique , tout comme celle de Spinoza, vise à essayer de faire de son lecteur un homme désabusé mais libre, libéré des illusions et des tourments qui les accompagnent, libéré de ce que Spinoza appelle les passions tristes. Spectateur du monde plutôt qu’acteur, certainement. Mais moins par égoïsme que par lucidité.

Est-ce que ça pourrait aller avec les six quatuors à cordes de Bartok ? … Muss es sein, es muss sein ! Je viens de découvrir la première intégrale par les Vegh (1954 ).

………………………..

L’enceinte de Saint Paul de Vence, de loin, paraît d’un ivoire uni, en raison des vents qui lèchent la pierre et uniformisent l’ensemble de la petite citadelle, comme un gâteau de sel, desséchée comme des lèvres.

…………..

Cécilia est donc rentrée de Colombie avec une belle bronchite virale, épuisée. Ce qui fait que nous ne verrons pas le petit dans les jours qui viennent. C’est l’hiver des contagions.

……………

31 janvier


La grande dérive morale des intellectuels en France est de ne jamais avoir pour vocation d’ être responsable.

……………

Fantaisie en fa mineur à quatre mains. Chez Schubert, toujours cette marche, lourde et divine dans des chemins de neige.

……………

2 Février


J’ai amusé Y avec les poupées russes qui rétrécissaient à mesure qu’on les déboîtait, et qui s’agrandissaient en les rentrant à nouveau. Il a immédiatement saisi l’enchaînement et l’ordre dans lesquelles elles se succédaient. Le petit bonhomme a encore changé depuis ces deux mois passés en Colombie.

…………….

J’ai pu mettre la main sur un des ouvrages lyriques de Haydn, faisant partie du cycle des opéras donnés à Hesterazā, le « Roland Paladin », Orlando Paladino. Devrait suivre « l’Armida ». Des ouvrages éclipsés par la contemporanéité de ceux de Mozart, mais qui réellement, méritaient mieux qu’une exhumation sans suite depuis les années soixante dix.

…………….

5 février


Une polémique, quelques échanges malheureux avec le triste Barbarin, au sujet quelque peu prétexte d’une critique du candidat socialiste à la présidentielle de ce mois de Mai, lui ont fait déverser un torrent de haine à mon endroit, et surtout révéler la nature véritable de son sentiment pour le Livre des Répons que je lui avais dédicacé. « Comment ce recueil, ou plutôt cet écueil de poésie a-t-il pu être édité chez l’Harmattan… ?  L.D. dans ce genre de « littérature » s’écoute beaucoup écrire… Moi, je n’écris pas comme de Gaulle ou Perse, mais je cause et je gueule comme un chien (Ferré.) » . Il ne croit pas si bien dire…. Ce florilège de gentillesses était adressé à Denis Chollet, lequel s’est empressé de transmettre en copie à ce qu’il estime être la plus fine fleur de l’intelligentsia à Nice. Complicité des coquins.

Il est des dimanches pluvieux de grande solitude.

……………

6 février


C’est la première corne de printemps qui pousse aujourd’hui. Pas pour la température qui s’adoucit considérablement, mais par un indéfinissable voile déchiré de deuil hivernal qui, on ne sait comment, s’en est allé. Les oiseaux, vers dix sept heures, n’avaient pas les mêmes chants, sonnant plus musique de chambre, avec des intimités et aussi de plus longues tenues dans le ciel, striant de leur nouveau bonheur l’azur arrogant d’aujourd’hui. C’est aussi cet air qu’on respire mieux, ce jaune des mimosas paraissant éclos en une nuit, qui se confond avec la muraille au soleil qui se couche sur Saint Paul de Vence.

………………….

En rangeant des piles de livres, dans ce qui fera demain le vide des armoires de mes anciennes années de vie professionnelle, je tombe sur le Là-bas de Huysmans qui m’avait tant plu en 75, que j’avais dévoré l’essentiel de l’œuvre de cet écrivain qui n’est plus trop à la proue, aujourd’hui, des lectures favorites de nos littéraires. Je garde toute mon admiration pour A rebours, que j’ai toujours considéré comme le livre le plus faisandé et le plus fort (au sens où un fromage peut l’être) par les références spirituelles du des Esseintes raffiné jusqu’à la déliquescence qui annoncent déjà, dans la solitude de cette même spiritualité, trop chargée de son propre empoisonnement, qu’elle ne pouvait déboucher que sur la fenêtre enfin respirable de La Cathédrale. Ce qui m’a incommodé ce matin, feuilletant quelques pages, pourtant admirables, de ce Là-bas, est le caractère démonstratif que le roman pouvait avoir encore jusque dans les années cinquante.. Depuis, pour réussir un ouvrage romanesque, il n’est que de réaliser un scénario se suffisant à lui-même, comme engendrant ses propres valeurs de contenu, sans passer par la démonstration d’une thèse et d’une trame toujours visible dans sa réalisation. Un peu le contraire d’un programme électoral se donnant au travers d’illustrations et de grands gestes de persuasion, une objectivation par l’exemple, de ce programme. Ce dont souffre malheureusement un livre comme Là-bas, et on le sent dès la première page, c’est que les moindres dialogues, les moindres références exposées sont des chaînons démonstratifs d’une thèse exposée comme une ombre projetée, le rejet du naturalisme en l’occurrence. Roman gothique tout à la fois, dans ses gargouilles, ses pots au feu admirables et les analyses des Anciens et Nouveaux Testaments, ses noirs et blancs hivernaux, qu’on se prend à penser que la matière est trop dense et trop riche, à son détriment, alors que la finalité romanesque contemporaine n’est pas tant la démonstration par l’image et la véracité des situations proposées à des fins illustratives et comme militantes, que l’engendrement sui generis des articulations formelles, simplement pour la beauté de celles-ci que saura donner l’auteur d’un roman. Ce qu’avait si bien compris le Flaubert de Salammbô qui, avec des décors rivalisant avec les péplums les plus grandioses, ne délivre aucune pensée théorique laissant dans la beauté plastique de ses phrases la seule ivresse de leur rythme et l’infinie gamme de ses couleurs, comme une auto-création spontanée d’un univers s’engendrant pour lui-même, sans arrière-fond démonstratif. Les romans à thèses sont rarement réussis.  Que penser aujourd’hui des Chemins de la Liberté ? Soumission de Houellebecq souffre d’un mauvais cadrage dans lequel on sent l’effort d’insertion de ce qu’il a à dire de plus profond. Le seul, ce qui en fait une exception dans le genre, c’est 1984  d’Orwell, mais là on est dans le monument visionnaire.

Pourtant, le petit volume du Huysmans, dans l’odeur qu’il exhale comme madeleine de Proust, ce matin, par analogie avec l’univers qu’il exprime, sa force démonstrative, respire de la même grisaille sublime d’un Paris sur fond de ténèbres sacrées, de secrets de colimaçon, de tour de Cathédrale, de Notre-Dame, et de brumes théologiques initiatiques.

………………

Le Schopenhauer est aride en début de parcours, comme annoncé dans la préface de Rosset. L’air commence à devenir plus léger quand on laisse derrière les énonciations des outils démonstratifs et que l’on parvient dans le domaine des représentations du réel, à la distinction du rêve et de la continuité supposé du monde de la veille (dite réalité).  En fait, le seul critère sûr de distinction entre le rêve et la réalité n’est rien d’autre que celui, tout empirique du réveil, par lequel la connexion causale entre les évènements rêvés et ceux de la vie éveillée est rompue de façon explicite et sensible.

J’ajouterai que ce qui donne plus de valeur à la réalité du monde à l’état de veille est qu’on peut, ou qu’on a l’impression de pouvoir contrôler la logique de ce monde par l’expérience et la rationalité des évènements qui nous sont soumis. Le rêve est bien plus souvent subi, irrationnel, et les dimensions de l’onirique élargies à l’infini. Mais le hiatus absolu est la sortie du néant du sommeil, et de sa micro conscience, pour retrouver la sécurisante causalité de la vie de veille.

……………

9 février


Dylan, prix Nobel. Dans les librairies, il est impossible de trouver quoique ce soit, hormis deux (3 ?) volumes d’interview, en comptant large, entre les années soixante et les années 2000, c’est à dire en épuisant toutes les questions qu’on aura pu lui poser en quatre générations ( !), des plus insignifiantes aux banales, des plus liées au microcosme qui est le sien, et aux réponses qui vont du pontifiant à la fausse désinvolture. On y trouve des bio à l’infini et des interprétations de ses chansons,  et de petits (minces, très minces) opuscules  narcissiques, comme de quelqu’un qui ne croit pas vraiment à la littérature. Est-ce suffisant pour un Nobel ?

Je pense que Bernard a raison, le récipiendaire de cette année, comme d’ailleurs depuis longtemps, n’est que le reflet du choix d’un comité qui reflète une tendance momentanée gravitant autour d’une figure (et toujours de vieilles figures nobélisables, ou des figures météoriques qui deviennent nébuleuses) correspondant aux aspirations humanistes ou politiques du moment. En aucun cas, (c’est ce que m’aura révélé Bernard dans ma naïveté), un Prix Nobel n’est le baromètre absolu des valeurs littéraires. C’est une récompense d’un comité qui brinqueballe de plus en plus, d’années en années, ses choix et ses rejets, mais ne correspond à aucun étalon à la bourse intellectuelle et spirituelle de la réalité littéraire. Nous continuons d’aimer les chansons de Dylan, mais les librairies montrent, qu’il est redevenu le thin man dans les rayons à la littérature de plus grand souffle.

………

Bach est un raseur… je donnerais tous les Brandebourgeois pour un air de Manon.

Sir Thomas Beecham. Humour Anglais ?

Mais peut-être que pour le divin Orfeo de Monteverdi on pourrait, il est vrai, se passer de bon nombre de Cantates de Bach.

………

Chez Sauveur on s’emmitoufle contre le vent, les derniers froids de saison, et les virus. Cette année, le mal a frappé et a duré plus que d’habitude.

L’âge qui fragilise.

Explication avec Denis Chollet. C’est finalement Barbarin, coutumier du fait, qui a envoyé en copie sa scélérate lettre ouverte de dénonciation aux « intelligences » locales.

Nous trinquons.

………

Nicolaï Gedda est mort. Quatre vingt dix ans. Un merveilleux Nadir des années 50.

…………………………………………………………………………………….

13 février


Ce soir un film de Chabrol. C’est toujours grand. Dans le cinéma, c’est un cadre supérieur.

………

16 février


Katy en a fini avec quarante sept jours d’hôpital. Je l’ai revue ce midi, fragilisée, avec quelques larmes. Nous déjeunons au Bar de la Bourse. Nous passons l’après-midi, partagés entre les allées de soleil de la Coulée verte, et le plateau de Carlone.

………

18 février


Haydn toujours. Est-ce cet équilibre souverain de la forme, et contrairement à Mozart, semblant ne plus jamais me surprendre, qui me fait venir, par une curiosité menant loin des œuvres bien connues de l’auteur, vers un de ses ouvrages scéniques pour le théâtre de marionnettes d’Hesterazā, l’Incendie ? C’est, en tous cas, un aspect singspiel qu’on aurait peu imaginé dans sa production. En alternance avec le Schopenhauer, je me plonge dans la monumentale et abyssale bio de Marc Vignal.

……….

Depuis deux jours, la vie du printemps s’anime, le Carnaval fait mentir la régularité avec laquelle celui-ci se déroule généralement sous la grisaille et des torrents de pluie. Mais le cœur n’y est pas trop. Katy a beaucoup changée depuis trois ans. Son équilibre, déjà précaire lorsque je l’ai vraiment connue, est à la limite de rompre pour la moindre contrariété, l’agressivité n’est plus même dissimulée, mais ne demande qu’une infime occasion pour s’exprimer avec une force qui fait presque peur. Bien que toute cette négativité soit déjà enracinée chez elle depuis l’enfance, la cause immédiate aujourd’hui est cette anémie qu’elle semble défier de toute son indifférence.

………. 

Joies et peines ce même 19. Des messages… Chez Sauveur je viens souvent le samedi ou le dimanche pour voir Fabrice.

………

Daech est une mauvaise grimace, ignoble et criminelle aujourd’hui, mais tant qu’elle sera là, la bombe à retardement qu’est la vague tsunamique, fatale et voilée de l’Islam, restera  grandissante et encore immobile, dans l’équation de l’exponentielle de la natalité d’une population cohérente dans ses croyances et sa culture, contre un Occident exsangue et laïc, sans digue autre qu’une auto proclamation de supériorité , par la séparation des pouvoirs spirituels et temporels, ce qui sera justement la grande dénégation des temps qui viennent.

………….

Qu’Aragon fut un immense poète n’empêchera jamais qu’il a été un homme aveuglément aveugle

………….

21 février


Je m’intimais des petits matin, comme aujourd’hui, temps de vacances, flânant dans ces rues proches de la Rue des Potiers, et j’ai le souvenir, dans ces univers urbains où disparaissent des architectures remplacées par d’autres, à l’angle de la rue de France et du commencement du Boulevard Grosso, d’ Eric Weil, ressemblant à André Citröen, qui donnait dans les années soixante- dix, des cours sévères sur la morale de Kant, dans des préfabriqués fragiles et froids, au plus près des Gloria Mansions que j’ignorais alors.

…………

Hier, après-midi au soleil, Place Garibaldi. J’y revois Angela Boni à une terrasse de bistro où le temps coule dans le ressouvenir du début des années dix où je faisais des vitraux et où le Café de la Nation aux joueurs d’échec sous les arcades, n’avait pas été remplacé par ces méchantes brasseries à l’italiennes, au mobilier et aux décors aseptisés, sans plus aucune boiserie patinée, et ce charme à l’ancienne qui disparaît dès qu’une pizzeria et un steak tartare à l’italienne, agressifs et féroces, surgissent d’on ne sait où.

………… 

Mon dernier oncle, André, est décédé ce dimanche. L’oncle de l’indifférence, celui avec qui le contact n’était maintenu depuis longtemps que pour l’enterrement des autres. Cela m’a tout de même touché. C’est la page tournée, la dernière de tous mes proches familiaux.

Pour la galerie complète maintenant, des portraits d’une génération défunte, quand tout est figé.

C’est au tour de la mienne d’avancer.

…………..

25 février

La semaine de Carnaval et les vacances sont passées comme en songe tant j’ai eu l’impression de ne rien faire. D’aller simplement rejoindre le Sauveur vers onze heures midi, y voir Fabrice et quelques autres, et rentrer sans ouvrir le Schopenhauer. J’ai des nouvelles de Katy qui a rejoint Banon pour quelques jours, attendant que le Bellevue soit à nouveau libre. Elle vit donc d’existence nomade. Jusqu à quand ? Elle s’approche de moi en cette fin de semaine, et m’envoie des trésors d’affection.

……………………

28 février


Vais-je aimer des œuvres comme le long et très romantique concerto pour piano de Joseph Marx (il aurait pu être de la main de Richard Strauss), comme je me suis surpris et habitué à aimer, en peinture, les orientalistes, Bouguereau, Cabanel etc. ? Il n’y a pas que Schönberg, Stravinsky et les courants dominants de l’Histoire. En littérature, et avec bien sûr moins de force, le Nouveau Roman a-t-il empêché l’éclosion du roman contemporain ? Avec l’âge, je me surprend à rêver comme on se surprend de faire quelque chose de honteux, devant des peintures aux clairs-obscurs du XIX° siècle, passées à la trappe…

…………………………..

Dans un Maigret très réussi dans ses décors plus vrais que nature réalisés dans des studio anglais, et avec l’excellent Rowan Atkinson, il y a une scène de séduction où une femme prête à se corrompre s’émerveille devant le collier de perles qu’on lui offre. Depuis les temps préhistoriques, les femelles, cachées dans les buissons, savaient reconnaître les meilleures pièces de viande ramenées par les chasseurs les plus convoités. Les femmes, savent maintenant, instinctivement, reconnaître le vrai collier de la pacotille, celui qui sera la pièce à convoiter. La femme dans sa pureté.

………………………..

Dans le Schopenhauer, il y a un tableau en forme de schéma  représentant dans des cercles, des valeurs s’écartant ou se situant progressivement entre le Bien et le Mal. La plus proche valeur de l’un apporte la tranquillité de l’esprit, l’autre s’y opposant, perturbe la tranquillité de l’esprit. (Le Monde comme représentation soumise au principe de raison, chap.9). Est-ce suffisant ?

……………………….
Mars est arrivé, déjà. Ce matin du 4, le vent souffle tellement dans la grisaille, que, tous volets clos, on croirait dehors à un dialogue de voix suraiguës ou de fantômes sifflant sur l’arête griffée des corniches de pierre. La pluie tombe doucement. J’avais            quitté Katy hier matin sous un beau soleil avant son départ pour Sisteron. Elle sera là en début de semaine prochaine. Il neige en Provence, les rues sont blanches et les arbres brillent sous l’éclairage de la nuit… Ici, ce midi, la terrasse du Sauveur est pleine de nos éclats et de nos verres à remplir. Comme pour conjurer la première giboulée de Mars.

……………

5 mars


Plus d’un siècle après la « Belle Epoque », et bientôt aussi, un siècle, avant les « Années Folles ». Quelle coloration d’un temps radieux pourrait porter notre début de XXI° siècle ?

…………….

Pour l’inauguration de la Salle Pierre Boulez à Berlin, Daniel Barenboïm avait choisi Mozart, dans un concert retransmis dimanche. Nous n’avons pas su en faire autant en France. Aucune salle ne porte le nom de celui qui fut le promoteur de la musique d’aujourd’hui depuis plusieurs générations. On a, par contre, reproché à Boulez son côté Lully et d’avoir décidé quasiment seul des grands projets, des grands travaux et des évènements marquants depuis les années soixante dix. Sa réponse a toujours été, invariablement : « je suis resté absent de France plus de vingt ans, qu’avez vous fait entre temps ? »

…………………

10 mars


Y aime de plus en plus les poupées russes ; il gazouille des petits mots et répètent les mots nouveaux.

…….

Grand beau temps. Henri est à Nice. Dépressif. Nous parlons, sur la Promenade verte, de ses peines et de sa lassitude affective. Dix sept ans qu’il a joué et perdu entre ses deux précédentes femmes. Il a du mal a concevoir une seule et simple amitié avec Bérengère. Cette solitude, dans laquelle il se drapait comme d’un vêtement d’orgueil, il y a peu, semble lui peser plus qu’il n’aurait cru. Nous allons chez Sauveur, il y a les rassemblements des grandes matinées de soleil.

……

Katy est encore à Sisteron. Notre dernier rendez-vous manqué du 7 mars m’a mis dans une grande fureur. J’avoue que je n’ai pas montré beaucoup de patience… Elle m’écrit des paroles apaisantes, celles du matin, très tôt…

……………………

Le concerto pour piano de Vaughan Williams, comme un quatrième de Bartok.

……………………

13 mars


15h…

Distraitement, j’entendais une voix au timbre presque désagréable, assez mal placée et passablement enrhumée, aux nasales encombrées à force de contraindre l’auditeur à le suivre, et dont le propos visiblement était celui d’un chanteur maîtrisant bien son sujet, une voix banale, présentée par le producteur de l’émission comme celle de Philippe Jaroussky… Je n’aurais jamais reconnu celui dont la voix dans les aigus surhumains de sopraniste portent aujourd’hui plus la comparaison avec Cecilia Bartoli qu’avec les contre ténors altistes de la génération précédente. La dérive (?) ou l’extension toujours plus affirmée d’une technique inouïe donnent de prodigieuses pyrotechnies vocales qui expliquent pourquoi je ne ressens plus ce divin équilibre qui menait au trouble à l’écoute d’un Deller, un René Jacobs ou un Henri Ledroit. Il a fallu que j’entende la voix parlée, et celle chantée, pourtant sans faille technique de Jaroussky, pour comprendre pourquoi elle m’émouvait peu dans son expression, moins ambiguë que celles des altistes dont on reconnaissait toujours la source masculine dans l’incarnation des rôles, rivalisant maintenant plus avec des virtuosités purement féminines. Malgré ce supplément et cette évolution plus grande dans la vocalité, les rôles du baroque italien falsettiste portent moins d’émotion, dans leur resplendissement glacial, que les fragiles ambiguïtés des grands artistes des années 70/80. Les quelques extraits du rôle d’Orfeo de Monteverdi qui ont suivi ont bien hélas confirmés la distanciation entre l’interprétation froide et sans faille de Jaroussky et celles infiniment plus vivantes, parce que plus incarnées, qu’ont pu donner auparavant des chanteurs ayant habités ce rôle.

………………

16 mars


Sous le plus beau bleu de ciel je m’en vais aux Moulins, école du Bois de Boulogne. C’est là qu’il y a presque quarante ans j’ai passé, tremblant et inconscient, mon oral de concours dans une petite salle qui n’a pas changé. Seuls ont passé de l’état de maigres arbustes ces gros parasols aujourd’hui rayonnant d’ombre dans le déchaînement des jeux, des cris et des mystères jamais épuisés   de ce dynamisme des enfants qui passent comme un avenir renouvelé.

……………

J’ai appris par hasard, en ouvrant le Nice-Matin de ce jour, le décès d’André Tosel. J’avais suivi un cursus de trois années d’Université avec ce brillant dialecticien passionnant et passionné. C’est une page qui se tourne d’autant plus triste qu’il n’y avait que dix ans d’écart entre nous. Je garde le souvenir d’un homme rond qui remontait fréquemment un pantalon qui ne demandait qu’à fléchir, plus par nervosité que par un élan de désertion…

J’ai bien connu Madame Tosel dans les années quatre vingt au Collège Giono, qui m’avait dit un jour, comme en forme de confidence : « Ne trouvez-vous pas qu’il est compliqué ? » Et derrière cette forme d’aveu j’avais compris que la complexité du dialecticien n’empêchait pas la tendresse commune que nous lui portions. Nous l’aimions beaucoup, et si je ne devais retenir qu’un sentiment de ce qu’il a représenté pour ses étudiants, quelles que soient les divergences hypothétiques de pensées idéologiques, c’est celui d’un profond respect. Et d’une réelle admiration.

La dernière fois que je lui ai parlé, casquette vissée sur la tête, c’est à l’entracte de Parsifal, fin janvier 2010, à Acropolis, où il attendait avec impatience le déchaînement passionnel du second acte entre Parsifal le Pieux et la repentie Kundry.

……………

17 mars


Dans l’absurdité des raisonnements, et avec un certain acharnement à persévérer, Camille Saint-Saëns est un véritable contemporain de Brahms qui vécut largement jusque dans la première moitié du XX°siècle. Ne comprenant pas l’évolution de la musique depuis le Prélude à l’Après-midi d’un Faune, il estimait se situer du côté de la seule modernité acceptable, pour la simple raison qu’il survécut à Claude Debussy. On pourrait dire que sa dernière justification de compositeur était de survivre à Debussy.

…………….

Dans l’émission de Philippe Cassard, Heinrich Neuhaus, quelques Nocturnes, Etudes de Scriabine, et pour finir  « Vers la flamme ». Je croyais qu’avec Sofronitsky on avait tout entendu. C’est encore plus hystérique, et d’une telle évidence. On comprend qu’il ait fait éclore Gilels et Richter.

………….

19 mars


Roger Pingeon est mort. Cinquante ans après ce fameux été 67  (Square Christiné, « Summer of love », Moulinet, Rome). Il avait aussi vendu des fleurs et tenu, après sa victoire dans le Tour, un bistrot où allait mon père à Maubeuge.

………..

Allez, Chuck Berry est parti aussi…

………..

20 Mars


Le printemps a un jour d’avance cette année. Après-midi avec Katy. Au Nomad, sous l’enceinte de fougères odorantes. Le vin est bon. Nous déambulons sous le soleil, puis le plateau de Carlone. Jusqu’au couchant…

…………………………………………

Mars fête cette année le trentième anniversaire de la résurrection d’Atys de Lully. Du moins pour ceux qui ont le souvenir qu’un événement exceptionnel avait eu lieu ce 8 Mars 87 à Montpellier. Alain Jacquot et moi faisons partie de ceux qui se souviennent. Le Théâtre se présente sur une large place, et l’hôtel est à deux pas. La représentation a lieu en milieu d’après-midi. Il s’agit d’un événement qui, consciemment ou non, a été donné exactement trois siècle après la disparition de Lully. Peu avant le spectacle, nous avions déjeuné dans un restaurant archi comble, où William Christie et une partie des Arts Florissants se trouvaient à une table voisine, et je crois même que nous avons failli buter contre le maestro en actionnant la porte tourniquet de l’hôtel ! Ils deviendront méconnaissables quelques heures plus tard, dans l’étourdissante atmosphère d’ombre et de lumière de la scène, des dominantes de bleus profonds, des noirs et des drapés lourds et brillants des costumes. Quatre heures durant nous avons été immergé dans l’illusion et la magie qu’ont pu vivre, à trois siècle de distance, ceux ayant assisté à la création de ce qui deviendra l’opéra du roi en 1675. Cinq actes et quatre heures plus tard donc, la nuit tombée, nous revenions dans ce monde-ci, après une sorte d’état hypnotique dans l’univers de Versailles, au plus près de ce qu’eut pu être une représentation la plus imaginativement fidèle à l’esthétique lulliste, jamais à ce jour égalée. Dans une brasserie du vieux Montpellier, aux larges miroirs, ce qui donnait l’impression de multiplier les personnes dans l’espace saturé de lumière, nous retrouvions une grande partie des danseurs et des solistes enfin revenus sur terre dans leurs vêtements de ville, qui, quelques heures plus tôt, nous avaient donné l’illusion de la grâce et la géométrie parfaite des ballets, exhumés pour la circonstance par l’extraordinaire travail de Francine Lancelot. Plus tard encore, au début de la nuit, Guillemette Laurens, la Cybèle aux graves de velours, et Howard Crook, dans le rôle titre, s’amusaient autour d’un méchant piano, à animer la soirée jazz et légèrement Gershwin, dans un piano bar, non loin de la Place de la Comédie. Nous finîmes la nuit, Alain et moi, très tardivement dans les ruelles endormies et silencieuses, à l’heure où notre compère Dany, qui nous avait accompagné, descendait bruyamment les escaliers de l’hôtel pour la gare ferroviaire, sachant que l’événement théâtral du siècle venait d’avoir lieu.

………………….

23 Mars


Luca Francesconi a composé « Trompe-la-mort », d’après Balzac.

………………….

Ce que nous craignons dans la mort, ce n’est aucunement la douleur, car d’une part, celle-ci se situe manifestement avant la mort, et d’autre part, nous fuyons souvent la douleur pour nous précipiter dans la mort, tout comme à l’inverse, nous assumons parfois la plus terrible douleur, afin d’échapper à la mort, fût-ce pour quelques instants encore, à la mort, alors qu’elle serait rapide et légère. (LIVRE IV paragraphe 54- Schopenhauer : affirmation et négation de la Volonté).

Ce qui ne résout pas pour autant l’idée que nous avons de notre propre mort, inconcevable certes, parce que nous n’en aurons jamais conscience (nous la précédons toujours, ou lorsqu’elle survient réellement, il est trop tard pour la conscience), mais même l’idée d’un infini néant, à l’image de cet océan qui nous a précédé dans les siècles des siècles, ne peut accéder à notre pleine conscience. C’est ce vide absolu qui, en fait, est la terreur de notre propre finitude.

Cet espace infini qui ne finit pas , comme un sommeil sans réveil. L’idée même de cet océan de temps qui nous a précédé, et que nous n’évaluons qu’abstraitement et sans effroi, tant il paraît inconcevable à la conscience, devient intolérable après notre si bref passage à l’existence.  Que nous ayons ignoré Lascaux, les Cro Magnons, la naissance des étoiles, la naissance même du monde et ce long corridor menant au développement de la matière, sa lente transformation jusqu’aux germes de la vie ne fait pas scandale pour notre raison. Nous l’admettons. C’est advenu avant NOUS. Ce qui est devenu intolérable, c’est qu’à notre insu nous allons revenir à ce gouffre dans la plus glaçante des néantisation. C’est cette infime goutte d’espace et de temps, durant ce passage à la vie, à cette illusoire moment, entre deux sommeils infinis, qui est devenue la mesure de l’éternité.

Le néant ne peut « exister » que pour qui en serait témoin, vivant de l’extérieur la néantisation d’autrui.

……………………………………..

26 mars


Puisque nous sommes d’abondance dans le nécrologique, cela fait quatre vingt dix neuf ans que Debussy nous a quittés.

……………………………………..

Fin Mars. Encore le couloir de la Madeleine. Sous un ciel blanc qui fait du relief et des contours aux arbres, aux pierres, et à tout ce qui se réveille en fin d’hiver. Le Moulin à huile Alziari et le long chemin tout droit du quartier des Arméniens. Un jardinet fleuri d’arbres blancs, quelques volets verts, des parterre d’herbes neuves, et le bruissement du petit ru qui descend vers Magnan. C’est l’heure silencieuse. Je donne un cours vers 13h 30 à l’Ecole de la Madeleine Supérieure. Je fais quelques clichés du jardinet, et ce quartier que je finis par aimer, y passant deux, trois fois l’an, que j’aime parce que, bien que d’un abord ingrat d’apparence, a ce charme des vieux endroits chargés de passé, de cette immobilité un peu pauvre et mal fagotée que les urbanistes oublient momentanément, et qui font qu’on les surprend dans leur parure de toujours, et qu’aujourd’hui je saisis à la sortie de l’hiver, dans le sourire des premières éclosions. 


Début Avril. Les après-midi chez Sauveur. Les tables sont toutes occupées… Nous mangeons les beignets salés de chez Jo, nouvellement installé en face. Après « L’Espagne à table » de Romain, nous voilà prêts à affronter les tournées de vin rouge…

………..

2 avril


J’écoute deux fois de suite ( !) le premier concerto pour piano de Saint-Saëns. C’est tout de même terriblement bien écrit…

………..

Dans « Les Portes de la Nuit » de Carné, c’est la comédie du destin, l’île de Pâques inaccessible, à mi chemin du mur en plein écran, « secours aux noyés ».

………..


5 avril


DEMAIN AMSTERDAM


Demain nous serons dans l’avion, vers Amsterdam. Je tente de rassembler quelques vestiges de ce premier bref séjour que j’avais passé en 71, en automne.  J’avais alors une bonne semaine à attendre un visa pour les Indes. Logé dans le XX° arrondissement de Paris, je lisais le Rimbaud de Henry Miller durant les après-midi de pluie, flânais dans les quartiers Nord, griffonnais quelques poèmes vite mouillés par mes poches humides, puis vers le 20 septembre, je pris le train pour la capitale hollandaise. J’avais du temps. L’intérêt du trajet en train était d’arriver quasiment à quelques mètres de la Place du Dam. Amsterdam, dans ces années 60/70 était le passage obligé de la génération hippie, de ceux qui ne verraient rien de la ville , mais, qui, comme on va à La Mecque, auraient vécu cette étape du voyage, de la route, comme on disait alors, sur le parcours balisé de la consommation de l’herbe et des hallucinogènes. Je n’ai presque aucun souvenir de cette ville si caractéristique des grandes cités nordiques. J’avais découvert Copenhague l’année précédente, avec Stef, et là encore, je m’y étais rendu plus par solidarité, par ce goût qu’on a, à l’adolescence, de vivre ce poids d’existence qui se façonne, tant par les lieux qui seront des marqueurs d’expérience et par la couleur de leur prestige, que par les expériences vécues elle-mêmes. N’étant pas consommateur d’herbe, je déambulais dans le quartier des docks, buvais du lait chaud( !) dans les estaminets à marins, et ne me rappelle pas comment je me nourrissais.

A moins de parler le néerlandais, ce qui est le privilège de peu de monde, cette langue m’a toujours paru  phonétiquement se dérouler comme on entend une bande magnétique passant en sens inverse. Jim Morrisson venait de mourir quelques semaines plus tôt, sa barbe et son visage, ses traits, démesurément alourdis, effrayant comme ce Dieu Neptune dans le tableau d’Ingres du Musée Granet, s’étalaient en gros plan à la une du numéro d’automne du Rolling Stone . Je traînais sur la Place du Dam, que je ne quittais que rarement, plus pour m’inventer une imprégnation de cette ville avec laquelle commençait cette quête d’un ailleurs qui devait se poursuivre quelques semaines plus tard, vers les Indes, l’Orient enfin foulé du pied. Des Canaux, des maisons à pignons , des quartiers nocturnes et colorés, je n’ai souvenir que les ayant traversés dans la grisaille qui est autant celle d’une absence de véritable trace dans ma mémoire, que de la couleur réelle des jours, durant ce bref séjour. Je logeais à l’auberge de jeunesse, et je passais quelques soirées dans un bar avec un jeune autrichien avec lequel se perdait plus de temps à rassembler notre anglais qu’à échanger des projets sur un avenir forcément idéal. Une nuit plus enhardie que les autres, au Paradiso peut-être, je fus quasiment capturé par une belle et grande hollandaise, au son de Cry Baby Cry de Janis Joplin. Il faut dire que même de simples chansons, fussent-elles ambitieusement de portée politique, étaient signe de reconnaissance dans l’arsenal des valeurs du voyage. Amsterdam  était devenue une gare de triage où le va et vient des sacs à dos et des cheveux longs ne disparaîtra pas vraiment avant notre XXI° siècle désenchanté et l’arrivée des sensibilités écologiques. Quelques mois plus tard, de retour des Indes, moi aussi, rencontrant immanquablement un étudiant, je pouvais dire « j’y étais il n’y a pas longtemps » quand lui me disait qu’il était sur le point de s’y rendre.

…………..

Aujourd’hui, c’est Barcelone, l’Australie. Demain Lisbonne. Les routes du rêve continuent.

…………..

6 avril


AMSTERDAM


6/10 avril



La nuit fut courte. Arrivée ce jeudi, en fin de matinée, par la gare centrale, nous rejoignons en tram, la Friedriksplein, où se trouve l’hôtel, The House of Freddy. Le temps d’un malentendu, je nous crois logé au rez-de-chaussée, dans une sorte de vestibule d’accueil où s’étalent deux lits superposés et un grand lit encore défait donnant sur les lavabos publics. Il ne s’agit probablement que de l’espace réservé aux femmes de chambre ou au réceptionniste. Nous sommes au premier étage et les deux fenêtres donnent directement sur la rue, comme si l’espace intérieur et celui de l’extérieur tendaient à s’exclure, sans le filtrage des rideaux. C’est en général la conception des hollandais qui suppriment le plus possible ce qui est la séparation nette du dedans et du dehors, comme pour baigner au mieux dans la vie grouillante et la lumière, quand il y en a. Nous avions cru au froid. Il fait une température tout à fait saisonnière, à peine plus basse que celle laissée à Nice, et le ciel est partagé, sur la Rembrandtsplein, entre d’épais nuages et des trouées de ciel d’un bleu du Nord, c’est à dire d’un pastel d’exception qui stylise déjà cet inimitable bleu de Vermeer, laissant des flaques de lumière sur les sculptures de la reproduction de la Ronde de Nuit au pied de l’immense statue du peintre, de pied en cap. Puis c’est la découverte des premiers canaux, avec le reflet des arbres, des maisons, dans le léger clapotis de l’eau. En fait, tout semble comme dans les cartes à jouer où, quelque soit la position du regard, nous avons toujours une version à l’endroit et son envers, la tête en bas. Ici l’envers est rendu par la délicate lumière du ciel qui renvoie dans le frisottis de l’eau, le reflet  des choses à peine estompées. Tout le long des quais, les fameuses bicyclettes  à longue fourche, si nombreuses qu’on imagine peu un cadre de vue sans que celles-ci n’en fassent partie. Le centre de la ville se resserre entre les quatre grands canaux que nous traversons sur Utrechstrasse, sans les longer, Prinzengracht, Keisergracht, Herengracht, et Singel. Le nom des rues et des avenues est proprement imprononçable, même en s’y reprenant chaque fois, et chaque jour. Avant de parvenir à Munt Plein, place qui débouche sur le marché aux fleurs, le colossal Théâtre Tuchinsky, d’un type Art déco monumental, tout en angulosités, en lignes étirées, de kitch germanique, comme d’acier dans son vert sombre, vers les deux tours en forme de cône, qu’on serait à peine surpris si on y voyait s’agiter un King Kong au sommet.

Nous déjeunons dans un minuscule resto équatorien que Cécilia a d’abord cru, à cause du drapeau, être un colombien. Les rues, les ruelles, les avenues sont ici, près du marché aux fleurs et dans les perpendiculaires aux canaux, saturées d’effluves de cuisines latinos. Les argentins sont maîtres des lieux, et comme sans rivaux. Déjà, l’odeur du cannabis. Il dresse un sillage prégnant, même très loin des entrées sombres, où sont les consommateurs, et il n’est pas rare de voir des couples, et des plus jeunes, préparer aux terrasses ou sur un banc, dans la plus grande tranquillité, le joint qui circule. Nous longeons l’Amstel près du Théâtre Carré, et au travers de ruelles de plus en plus sombres, aux architectures de maisons de briques rouges, d’échoppes improbables, et de placettes pavées et magnifiquement arborées, sous un porche de la plus discrète invite, le Béguinage d’Amsterdam. Comme tracé dans des allées en triangle, le petit univers intemporel, le havre de paix de maisons du 17°, aux jardinets proprets de jonquilles et d’iris, alternant avec des arbres aux fleurs blanches et des délicats massifs de roses et de marguerites. Les maisons, rouges et blanches aux fines briques lissées, paraissent ne pas être sorties d’une certaine vie monacale tant le périmètre tranche de quiétude et de silence en deçà de l’enceinte de ce minuscule îlot. La lumière, filtrée d’épais nuages en alternance aux trous de lumière vive, déjà déclinante, donne une matité et un supplément de modestie aux reliefs des lieux. Commettant quelques pas sur une allée, apparemment non autorisée, je fus vertement cinglé de propos rauques par une sorte de sœur à cornette qui ne m’a pas réconcilié avec la rudesse de la langue batave.

Amsterdam est une ville à flâner, à découvrir à pied, jusqu’à en avoir mal. L’Espagne de Charles Quint y est souvent présente, en incise, par des sculptures de bustes de femmes du Sud, aux fichus sur la tête ou aux costumes de danse traditionnelle, de tailles variables, comme celle qui a le plus retenue mon admiration, au bord de l’Amstel, sur un pont, de taille moins modeste, de la  représentation équestre d’une jeune andalouse montant en amazone, au chapeau de corrida, la Wilhelmina. En se rapprochant plus du centre, les rues se resserrent, les pavés paraissent plus durs à la marche le long des minces canaux. Nous prenons, le temps d’une pause, un premier verre dans un bistrot sur Oudezijds. C’est le règne des bicyclettes. Très peu de véhicules à moteur, de très rares pétarades de cyclos. Pensant prendre la commande dans la quasi obscurité du bar, Cécilia et moi nous retrouvons face au zinc, et à notre grand étonnement, face à des dames et des messieurs passablement absorbés et calmes, assis au comptoirs. Nous étions tout simplement passés à la place des barman qui prennent commande de l’autre côté du bar… Sur la terrasse, nous pouvions suivre à l’intérieur d’une maison de style, toutes les allées et venues des personnes prenant leur verres de vin au second étage, à leur fenêtre, et dans ce qui devait être le salon, sans que l’intimité du lieu paraisse séparée de l’activité de la rue où nous étions.

Plus loin, vers le Nord de Oudezijds, le Quartier Rouge et ses femmes en vitrine, dans l’espace cubique, clos et rouge, et comme  dans leur emballage . Il fait encore jour, certaines ne sont pas encore éclairées, et parmi les pratiquantes certaines semblent, dans la sveltesse de leur corps et la jeunesse de leur visage, avoir à peine l’âge de professer. Il est évidemment difficile de laisser traîner plus que ce qu’il n’en faut, les regards dans ces cages de verre et de néon. Les rideaux se ferment sèchement à l’approche un peu trop indiscrète d’un indélicat ou de l’appareil photographique. On dit avoir beaucoup de compassion pour les animaux des zoos, mais la mise en vitrine de ces femmes m’a fait penser à ces anciens marchés aux esclaves orientaux, que les hollandais, depuis leur lointaine histoire coloniale, semblent avoir inconsciemment reproduit dans ces bordels à ciel ouvert. Le voyeurisme et l’exhibitionnisme sont ici une seconde nature. Au travers de la vie des particuliers qui n’hésitent pas à s’asseoir sur les marches de leur maison, étalant à leurs pieds le nombre de canettes qu’ils ont bu, au travers de leurs vas et vient éclairés et exhibés derrière les fenêtres, ou encore ces closeries de verre, ces écrins de lumière crue où attendent les prisonnières consentantes du désir des hommes. Tolérance d’Amsterdam…

La lassitude commençant à se faire sentir, nous retrouvons une sorte d’impasse, rencontrée dans l’après-midi, aux bistrots et aux brocanteurs dans l’écrin poétique de leurs devantures, pour dîner chez Zeppos et goûter le hareng à peine fumé, à la crème fraîche. Ici, pas de touristes, mais la jeunesse Amstelloise, dans l’éclat des lumières étudiées et l’ivresse légère des habitués. La nuit est douce, et par la Rembrandtsplein, nous rentrons par les traverses, maintenant sombres, des canaux, jusqu’à la Maison de Freddy.


7 avril  -vendredi-


Ce matin, le soleil se lève lentement, diffusant une lumière d’or sur les Canaux Nord. Le tram, presque vide à cette heure, fait tinter son dode s kaden (titre du film de Kurosawa qui est l’interprétation phonétique des bruits des trams sur les rails) et nous laisse très haut, vers Bloomengracht. Les péniches sont nombreuses, au repos. Bon nombre d’entre elles sont habitées, quelques unes servent même de chambre d’hôte. Lentement nos pas nous mènent, attractivement, vers Westermarkt et son église à clocher coloré. Les canaux, moins majestueux et plus intimes dans la minceur moindre de leurs dimensions, que les grands bras de ceux du Sud, peuvent être sentis avec une poésie supérieure, dans leur lumière dense, et à mesure que le soleil devient plus intense, et que les reflets dessinent la face inversée des chose, les petits jardins au pied de l’eau commencent à s’éveiller. Les moindre parcelles de terre dans leur décor végétal viennent s’inscrire comme duplicata sur les légères nappes d’eau en anamorphoses de couleurs. Et tout apparaît comme du cristal fragile, dépendant des seules variations de la lumière, les péniches, les façades jaunes et rouges, les jardinets d’agréments, et les arbres qui s’élèvent vers les fenêtres des maisons. Les enchaînements d’enchantement le long de ces canaux relèvent du pinceau des peintres, et d’une peinture la plus enchanteresse, la plus diaphane et la plus éphémère. Nous avons parcouru tout ce Bloomengracht, franchissant les petits ponts successifs jusqu’à la grande église de Westermarkt et jusqu’à la maison d’Anne Franck.

Dans la rue Oude Niewstraat, et à l’ombre la grande église sans charme de Dolphin. Les rues deviennent plus tortueuses et une rue Rouge, qu’on peut reconnaître aux lanternes qui préviennent de la nature même des lieux, laisse apparaître, avec plus de discrétion et moins de violence animée, une tristesse mate des vitrines, où les pensionnaires sont probablement d’anciennes pratiquantes d’Ouzedijds en fin de carrière.

Le soleil est aujourd’hui très vif qu’on aurait presque déjeuné à l’ombre. La terrasse est inondée de monde, comme toutes les terrasses en Avril, dès la première éclosion de printemps. Nous déjeunons banalement sur une terrasse, à même un pont pavé, sur Singel, face à une étrange maison penchée comme il y en a tant. 

Et puis la Place du Dam.

Quarante six ans que je n’avais plus vu ce haut lieu de la rencontre et du croisement inévitable  de tous les voyageurs de ce temps des hippies. Devenue aujourd’hui un formidable et insupportable Luna Park, presque plus choquant que les vitrines du Quartier érotique, lieu sonorisé, odorant de toutes sortes de sucres saturés, de cris aigus dans les grands Huits et de toutes ces machines à faire des frayeurs, la rue traversant s’appelle (et c’est tout un symbole), Möses en Aäron, que nous trouvons vite refuge dans la Niewe Kerk qui fait face. Parmi toutes les merveilles qui nous attendent dans le quartier des Musées, il est une surprise qui n’était pas prévue, c’est cette rencontre, à deux pas de l’enfer du Dam, de cette Pentecôte de Greco dans le choeur même de l’église. Solitaire, monumentale. J’ai ressenti une émotion qui n’était pas loin de celles qu’on éprouve à l’écoute de musiques qui font vaciller votre sensibilité. La peinture relève généralement d’un plaisir de l’ordre de l’intellect, plus que de l’émotion, je dirais féminine, à la rencontre d’une musique à laquelle vous serez sensible. Ce Greco, par la violence des tons, la saturation de toute la charge émotionnelle de son contenu m’a fait basculer , comme certains des personnages extatiques de cette Pentecôte, vers la plus intense des vibrations intérieures. Au fond de l’église, rutilantes et imposantes les grandes orgues de cuivre jaune.

Et puis le Rijksmuseum. Le Louvre d’Amsterdam. Le passage obligatoire dans l’amoncellement des objets de culture. Nous parvenons à y pénétrer sans trop de difficulté et nous nous trouvons dans les salles des innombrables primitifs flamands et italiens. D’emblée, un Della Robbia de très grandes dimensions. Des anonymes aussi, qui mériteraient d’avoir un nom. L’étage 1 présente quelques Van Gogh et des artistes du XX° siècle jusqu’aux années 50. Mais dans l’impatience, ce sont les Rembrandt et les Vermeer à l’étage au-dessus que j’attends.

De la couleur, et même du noir , du blanc… (Matisse).

Très vite le découragement me saisit. Tant de beautés, trop de chefs-d’œuvre concentrés sont décourageants. Je reste donc de longues minutes assis devant la seule Ronde de Nuit, passe devant l’intimité , ici bien mise à mal, des Vermeer, à l’exquise vue de cette rue d’Amsterdam dont la cour d’entrée de la maison est comme une échappée et une invite mystérieuse vers quelque révélation fébrile de l’âme Amstelloise.

Je n’aime décidément pas les Musées, fussent-ils parfaitement conçus comme celui-ci, et j’ai toujours pensé qu’il y avait une sorte de hiatus à exposer des œuvres, souvent élaborées dans la solitude , l’incertitude du créateur et la souffrance occasionnée par celles-ci , livrées longtemps après toute ces périodes hasardeuses et nourries par le doute, à un public qui ne fait que confirmer dans le bruit et la fureur, l’affirmation enfin reconnue d’une valeur spirituelle qui n’avançait à l’origine que par la seule foi du créateur. Il suffirait pourtant d’un seul tableau ou d’une seule salle (s’agissant d’un Musée exceptionnel) pour ravir l’âme d’un véritable amateur. Le Greco qui nous fut offert dans la douce lumière et la fraîcheur de la Niewe Kerk en porte témoignage.

La belle laitière, coutumière de la salle des Vermeer, brillait par son absence, pour cause de voyage à Paris… Passant par Leidesplein, je n’ai trouvé trace du Paradiso, probablement blotti dans les méandres de la Singelgracht.

Nous prenons un verre sur une terrasse toute ensoleillée et fleurie près de la Fredericksplein, avant de passer la soirée vers Oudezijds, son abreuvoir, son fumoir et ses chairs de rues chaudes. Après vingt heures, et un verre au Mata-Hari, la foule est compacte et les reflets rouges, le Musée de l’érotisme, et celui des Tortures, tout le long du canal, brillent comme le métal d’un sang nocturne.

En manière de variante, j’ai beaucoup aimé cette maison à trois  étage, vue depuis les hauteurs de notre restaurant chinois, (comme depuis une vue de Tour d’Argent ), toute de guingois, aux fenêtres éclairées du néon du plus verdâtre, métallique encore, où aucun signe de vie n’est jamais apparu, la vie se laissant supposée derrière cet incendie intérieur, comme le serait ce contraste d’une très vive et très intense matière de lumière et l’absence d’humanité, dans un tableau surréaliste de Magritte ou Chirico.


8 avril  -samedi-


Depuis la fenêtre du tram, un petit garçon en pleurs, qui ne veut pas que sa maman lui fasse faire du vélo… un petit hollandais mal parti… L’immense parc, avec l’enfilade du Rijksmuseum, le Van Gogh, et au fond, dans le gris du matin paresseux, le Théâtre du Concertgebouw. Nous faisons un tour dans l’immense comptoir commercial de la Baignoire qui abrite le Musée d’art contemporain. Le jardin a une perspective unique, où, sur une étendue relativement resserrée, se posent trois écrins institutionnels de la culture hollandaise. La canalisation des visiteurs se faisant sur rendez-vous, nous serons là pour 15h 30. Le tram nous laisse ensuite sur la Place où règne le grand bâtiment Heinekein, et où nous voyons sous un ciel devenu d’un bleu intense, les premiers massifs de tulipes rouges et jaunes, sous les rires et l’enthousiasme des visiteurs.

Nous déjeunons de poissons sur les quais , face aux quartiers Nord et aux docks. Les ferries arrivent et repartent vers ce nord qu’on aperçoit derrière les fumées des quais en activités. Et surtout les voiliers, de merveilleux trois mâts, quelques rares quatre mâts, certains longeant l’estuaire toutes voiles déployées. Les ports ont toujours ce côté triste des départs et les goélands accompagnent de leurs voix rauques les embarcations qui fendent le large canal qui mène vers un Amsterdam que nous ne verrons pas.


Personne, étonnamment, ne s’arrête devant le magnifique discobole à l’entrée du Rijksmuseum.

Puis c’est le Van Gogh. Aujourd’hui mes jambes me tiennent mieux, et j’affronte le second gros morceau de visite, incontournable ici. D’abord des portraits de l’artiste en grand nombre. La réalité brute d’une vision d’œuvre d’art est soumise à un jugement plus sévère que celle d’une reproduction parce que la matière même ( et s’agissant de Van Gogh, plus encore peut-être) laisse percevoir parfois d’étonnantes traces, des fébrilités à nu, comme celle sur le Champs de cerisiers d’Arles, d’une tâche sur le tronc d’un arbre que le peintre n’a pas cherché à effacer. La matière elle même, le geste pictural sont accompagnés mentalement dans notre vision comme si l’on se positionnait soi même face à la toile et qu’on entrait en conflit intime dans le labeur et la lutte que l’artiste a rencontré. Cécilia fait quelques portraits de moi devant certains tableaux, non pas par vanité, mais comme une manière de signer un passage à Amsterdam, une forme de présence accompagnant l’âme de la ville, comme l’étaient aussi les portraits dans le parc aux boutures naissantes de tulipes, Place Heineken. Nos appareils photos ne pouvant rivaliser avec les travaux des spécialistes dans les livres d’art, il devenait donc inutile de prendre en cliché les tableaux eux-mêmes sans cette forme d’autoportrait au Van Gogh que je me suis autorisé… Certains visiteurs avaient l’air surpris de tant d’audace. Peut-être pensaient-ils que je me ferais passer pour l’auteur des Tournesols ?

De la couleur, et même du noir et du blanc. Matisse.

Mes préférences sont allés aux arbres en fleurs, à certains autoportraits, et à tout ce qui, d’une manière générale, nous ramenait aux lieux d’origine des œuvres, et à nos fréquents séjours en Haute Provence, à Saint Rémy l’an passé. Les amandiers, les cerisiers, que nous avons connus au début de leur floraison, puis successivement à certains de nos voyages, à la métamorphose de Mai et Juin, avant l’éclosion des fruits.

Certaines cartes postales m’intriguaient avec des maisons les pieds dans l’eau, comme à Venise, et j’étais étonné de n’en avoir pas encore rencontré. L’enfilade des maisons, la qualité des couleurs et l’originalité de se situer au bord même des reflets sur les canaux, ont fait que nous allions nous diriger vers certains canaux du centre que nous n’avions pas encore parcouru. Remontant Munt, le marché aux fleurs et plus avant, les rues étroites, la Wilhelmina, et à l’Est, Waterlooplein. Les maisons pieds dans l’eau , telles que les cartes postales saturées de couleurs les montraient, n’existeraient pas ! (Fake pictures, d’après un jeune étudiant très sûr de lui).

Par contre, la maison de naissance de Rembrandt apparut imposante, sur la Jodenbree, à la façade large et cossue, aux fenêtres aux vitres ondulées et brunies, aux volets en alternance de vert et de rouge. Maison indiquant au dernier étage, comme souvent ici, 1606. A quelques pas de là, sans qu’on l’ait cherché, la statue sévère, sombre, tout en verticale, en un mouvement continu, dans une longue chasuble austère, un pigeon sur la tête, le visage angélique de Spinoza. Il doit être dix huit heures, la lumière sculpte le Sluyswart , sorte de maison de bois miniature ou de navire échoué penchant très nettement, d’où sortent des serveuses vives et efficaces vers les terrasses saturées d’ombres et de soleil, de bicyclettes comme autant de haies métalliques, de massifs de tulipes et de jeunes majoritairement, faisant ici leur première pose cannabis et bières géantes. Les péniches passent à quelques pas de là.

Nos seules maisons, pieds dans l’eau, nous les avons, tout au nord de Oudezijds, où nous commencions à avoir nos habitudes de vins rouges, tout près de l’Eglise St Nicolas, à la terrasse sous de beaux arbres, au pied du canal Voorburg Wal, et face aux maisons incendiées du dernier soleil. C’est là que nous rencontrons Jay, ancien collègue de Cécilia, du temps de Salzbourg, avec qui nous prenons un verre, regardant passer les petites péniches des fêtards du samedi soir, nous saluant bruyamment avec leur cargaison de boissons déjà bien entamées. La nuit tombe, nous dînons de cuisine hollandaise rustique, juste à côté, au bar brun, aux tables en bois, avec, vue dans l’encadrement d’une fenêtre, nos maisons aux pieds nus, maintenant dans l’ombre et baignées de lune, avec ce privilège de ne pas être gratifiées d’environnement sonore.

C’est notre dernière nuit à la House of Freddy. Demain, il importe de trouver un autre hôtel.


9 avril  -dimanche-


L’inquiétude s’installe après que nous ayons échoué à réserver en ligne.

Nous poursuivons vers le Nord, vers Jordaan, pour une promenade moins conventionnelle et plus buissonnière, du côté des Westerdocks. Les architectures changent sensiblement, et si les façades des maisons respectent bien souvent le type Amstellois que nous avions dans le centre historique, des ruelles plus discrètes, plus populaires, des commerces plus tranquilles se profilent à mesure que l’on approche des quais. Quelques maisons penchées, avec des plantes grimpantes et quelques maigres bouquets de fleurs. C’est le silence des dimanches. Le long d’un canal (Prinzengracht ?) tout au nord, nous traversons un bras d’un canal plus petit, avec de belles péniches rouges et des ponts fleuris. Les quartiers plus pauvres n’en négligent pas moins leur environnement et la légèreté de l’air, le long de ces rues presque silencieuses, tranche avec l’animation des axes empruntés par les tramways. Nous passons sous un méchant pont correspondant au passage des voies de chemin de fer et là, commencent réellement les quais aux voiliers et aux quelques embarcations commerciales. Nous sommes près de la Place Hendrik Jonker, avec ces maisons modernes aux couleurs ocres et jaunes, et par la Blocmakerstrasse, nous débouchons sur la placette donnant directement sur le bord du grand quai où nous accueillent l’ombre d’un grand marronnier, un banc, et une petite balançoire. C’est la quiétude des fins de matinée du dimanche. Troublée par de rares sirènes au lointain.

Par le chemin inverse nous suivons le Brouwergracht aux quais merveilleusement arborés, à l’heure où la lumière de midi n’a pas, en avril, cette violence habituelle, traversons des petites places et longeons quelques café bruns (Café Thijssen, le plus poétique) où les terrasses sont déjà bien animées. La poésie délicate qui se dégage de ce canal, qui traverse les quatre autres, plus réputés, est d’un ton encore différent et inviterait plus encore à la flânerie si l’heure de trouver impérativement un hôtel ne se faisait pressante. Après une ou deux tentatives infructueuses, il se trouve bien une chambre sur Rozengracht, prolongée par Raadhuisstrasse (nous logerons au 31) menant comme une trouée sur le Dam. C’est la longue avenue transversale qui sent déjà l’animation aux abords de la gare, et notre hôtel est une enfilade d’une architecture atypique de briques rouges et d’un style sans nom, prenant toute la longueur du pâté de maisons, comme ces constructions coloniales qu’on ne retrouve que dans les Park pour enfant, d’un faux Moyen Age, et d’un déjà vrai néo-colonial, à la fois massives et d’une poésie de contes de fées. L’entrée est protégée d’une galerie sous arcades tout le long de l’avenue et pour accéder à la réception, il est à gravir une étroite rampe tellement abrupte, qu’on croirait qu’elle mène tout là-haut, où disparaît l’escalier sur la gauche, vers un sommet du ciel. Pour atteindre la chambre il faudra monter au second, aussi difficultueux, où le souffle commence à manquer depuis longtemps. C’est le prix à payer. Et ce lieu, ne manquant pas d’humour, se nomme « La Bellevue ».

Nous goûtons la viande argentine près du Dam, et suivent des

flâneries encore, vers notre petit îlot d’élection, au bout du maigre Oudezijds, où chaque fois la lumière diffère sur les maisons pieds dans l’eau. Puis encore un café brun et un verre dans la pénombre, le long du canal. Ce retour vers le centre ville sent déjà la fin d’Amsterdam, de la trépidance de ces soirées passées entre les canaux historiques et le quartier rouge et ces étranges reflets verts et roses.

La fenêtre de la chambre se prolonge sur une sorte d’échauguette, ou une jalousie dans les architectures coloniales, ce qui donne une profondeur de la vue sur l’avenue, et sur notre droite, on peut aisément apercevoir la grande roue au sommet des maisons sur le Dam.

J’ai cru voir, mais l’imagination a ses droits, et peut être désirait-elle reconnaître, au travers de la vitre d’un tram, et de manière terriblement fugitive, l’immeuble et l’entrée de ce qui fut la Maison des Jeunes, non loin de la gare et du Dam, où j’avais logé en 1971…

Nous dînons au resto indonésien, Long Pura, sur Rozengracht, où l’on pourrait se croire à Bali. J’achète, sans trop de conviction, deux Space Cake dans un coffeeshop, plus pour faire plaisir à Hélène, qui me les avait recommandés, que pour plonger très vite d’un sommeil qui doit plus au long dîner exotique.


10 avril  -lundi-


C’est à la gare, très tôt, derrière les lignes ferroviaires que nous attendons le bus. Il est vert, et porte de très beaux imprimés de tulipes flamboyantes. N° 858. Nous allons au sud de la capitale, près des côtes que nous apercevrons parfois, sous le voile momentané du gris matinal. La mer est noire. Pas d’aspérités dans le paysage, des enfilades d’arbres, des routes monotones. C’est la route qui mène à Keukenhof, le parc floral le plus important du pays, et même au-delà. Cette échappée hors d’Amsterdam est, comme ma dernière matinée à Ville d’Avray, à l’automne dernier, une sorte de postlude à ce séjour dans la capitale hollandaise. Plusieurs kilomètres avant d’arriver déjà, des alignement à perte de vue de tulipes, des sillons rectilignes comme autant de rubans de couleurs, des rangs serrés de rouges et de jaunes, des orangées et des blanches, jusqu’à la ligne d’horizon, qui ici, est un infini pour la vue. Pénétrant dans le parc, les dessins des multiples massifs de fleurs ont des allures de jardins à la française et parfois le dépenaillé de ceux à l’anglaise et de la rocaille japonaise. Des rigueurs géométriques et des improvisations faussement négligées. Cette presque mi-Avril, idéale pour l’ensemble floral, permet de contempler les prématurées, déjà pleinement écloses. Le long des allées, l’impression de surabondance est essentiellement visuelle, et non pas comme à Giverny, où le parfum des espèces florales manque de faire tourner la tête. C’est le règne des iris, des crocus des narcisses , des jonquilles et des tulipes bien évidemment. Chaque allée présente au regard un décor détachable de l’ensemble, comme indépendant et réversible suivant l’angle sous lequel on l’aborde. La lumière devient plus intense à mesure que la matinée avance, et les cerisiers en fleurs, taillés et apprêtés ont des air de printemps nippon. Le seul moulin à vent que nous verrons, flambant neuf, mais qu’on présente comme du siècle dernier, est en lisière d’un petit ru menant aux vastes champs de tulipes mauves et blanches, hors du parc, et comme tracées à la craie de couleurs sur des espaces apparemment sans limites. Le pays se lit à l’horizontal, il se dévide tout en espace continu sur des plaines dessinées à la manière de robes imprimées géantes. Comparables, à la même saison, aux dominantes de bleus et de mauves dans nos champs de lavande sur le plateau de Valensole.

De retour à Amsterdam, encore quelques pavés sous nos pas, les derniers reflets du jour sur les canaux, les valises à l’hôtel aux escaliers qui voulaient monter vers le ciel…

  

 ………………………………………………………………………….

12 avril


« Les bijoux de famille ». Pour la première fois, l’expression est due à Franc-Nohain, dans « L’Heure Espagnole » de Ravel, où l’encornement d’un taureau est évité par une montre précieuse se trouvant placée à l’endroit délicat.

…………..

14 avril


L’art d’écrire me paraît aujourd’hui terriblement proche de la sculpture. Virgule, point virgule, incises, éclairage en creux, relief… Ce qui pourrait l’apparenter à la musique, ce sont les courbes, les longues périodes, les variations thématiques et les ruptures de rythmes.

…………..

Les Sept dernières Paroles du Christ de Haydn pour ce Vendredi Saint. C’est un enregistrement public de Salzbourg, 1992. C’est Sandor Vegh.

…………..

18 avril


Les parfums amers des fleurs dans nos jardins précèdent le mois de Mai. Le mois de l’anniversaire de Katy. Sa seule floraison annuelle.  Son premier Mai. Les baisers du muguet.

…….

Entre l’Etre et l’oubli, quoi donc ? Le passage de la chair.

…….

Etranges et détonnant, ces vers de Maïakovski lus en ce jour de Pâques :

« Christ est ressuscité

             vous avez tressé

             d’un seul amour

              les lèvres aux lèvres »

…La lumière s’est levée comme l’Avril

………………………

20 avril


Lorsque j’étais enfant l’Europe englobait dans notre espace et par l’histoire, la Russie, qui allait au moins jusqu’à l’Oural. Comment notre Europe actuelle, celle de tous les euros, vise plutôt à intégrer les petits pays économiques, voire la Turquie, il y a quelques années, plutôt que la Russie ?

…………..

22 avril


Dans le Te Deum de Bruckner que dirige Jochum en 65 avec Berlin, on est frappé de stupeur et même d’une terreur dans les accords initiaux, qu’un requiem qu’il n’a pas écrit, n’aurait pas rendu plus effroyablement convainquant de ferveur. Seule la 5°, la symphonie de la Foi, la Catholique avec le Concertgebouw d’Amsterdam, tisse plus encore de sublimes contrepoints. ( C’est à la date du 31 Mai 64, qu’il la dirige, date de ma grande communion à Rabat, avant l’arrachement quelques semaines plus tard, pour un monde nouveau.) Etonnant hasard.

Très belle théorie sur le hasard de Kundera, dans l’Insoutenable légèreté de l’être, où il analyse les strates de différents chocs hasardeux permettant une rencontre ou un effet qui apparemment n’aurait pas du avoir lieu. Il cite l’exemple de la serveuse en disponibilité d’amour qui rencontre un jeune homme qui pose un livre sur la table, ce qui lui semble un monde auquel elle aspire, la lecture, la liberté de l’esprit aux antipodes de sa condition de serveuse, en même temps qu’une musique passe à la radio, un quatuor de Beethoven, qu’elle a découvert quelques semaines auparavant à un concert où elle ne devait pas aller, et qui a provoqué une révélation. La rencontre hasardeuse de ces trois éléments entrant en collision va l’amener à penser que cette possible rencontre avec le jeune homme est frappé de fatalité. Dernier hasard, elle va demander (elle aurait pu ne pas le faire) au jeune homme, en manière de l’aborder, si il aime la musique.

Kundera pense qu’au lieu de l’homme de lettres, la rencontre, dans les mêmes conditions, d’un garçon boucher, de Beethoven et de la jeune fille n’aurait pas provoqué cette fatalité, qu’un élément de la chaîne des hasards (le livre qui fait rêver, le monde de l’évasion essentielle à la jeune fille) eut empêché le lien de fatalité. (Quoique le hasard d’une rencontre entre Beethoven et d’un boucher aurait pu provoquer un gouffre très beethovénien d’une fatalité d’une autre nature…)

…………… 

23 avril


La France a donc choisi ce soir le candidat de la finance, du mondialisme le plus sauvage.

……………

J’avais déjà entendu parler de la race humaine, ce soir on a parlé de la civilisation humaine. Cette singularité réductrice…

………….

26 avril


Il y a Cézanne, Pissarro, Van Gogh etc… le plus exceptionnel c’est Rodin qui fait la jonction entre l’Ange au Sourire de Reims, qui traverse Michel-Ange, Cellini, et vient échouer dans notre XX° siècle où il reste la plus haute synthèse, le firmament : le Baiser, les Bourgeois de Calais, les torses inachevés, Balzac…

………………………………………………………………….

28 avril 


Tous ces cris, ces clameurs, ces siestes dans la châtaigneraie de Moulinet… cet écho que renvoie le temps des palpitations de mes quinze ans, sur mon vélo jaune offert par Angela. De marque Mercier. Cet été odorant.

…..

Ce soir j’ai repris l’Ethique de Spinoza. Je n’arrive pas à savoir comment cela sonne.

….

Ce soir aussi, Neuhaus, élève de Godowsky, cousin de Szymanovsky. Ces sonates de Beethoven, comme celles de Scriabine, sa sonate à quatre mains de Mozart avec son fils Sviatoslav, vivent incomparables. Du choc de l’ivoire et du cristal.

….

Le premier concerto pour piano de Saint-Saëns m’émeut.

Etait-ce concevable ? Cet enfant si précoce, si concis, si classique, qui eut même le privilège de vivre loin dans le XX° siècle…

….

Moto Guzzi sur le trottoir, contre le mur, face à la Rue Taillandier, une belle rouge. Nous prononcions avec admiration, avec mon copain d’enfance, Bernard Chalençon, la moto « Djoudji ». Etait-ce la blancheur des murs, nos quelques sept/huit ans ? S’en souvient-il ? Mon âme, ma mémoire se trouvent être en mosaïque.

…..

Et s’il n’y avait eu Saint-Saëns, Fauré ? Et Berlioz. En attendant la floraison de l’Après midi d’un Faune….

………………………………………………….

30 avril


je relis souvent Mallarmé. Etait-il insensible ? On aurait peine à le croire. Le nom même a-t-il une influence sur les destinées ? Mondor dit que Mallarmé (Mal larmé) se serait faussement roulé de douleur à la mort de sa mère, tant sa tante avait remarqué l’insensibilité de l’enfant de huit ans.

……….

Premier Mai résolument sous la pluie. L’anniversaire de Katy sera cette année sans muguet et sans soleil…Peut-être demain.

………..

2 mai


C’est le temps qui comprime, la colonne vertébrale qui tasse. C’est un peu d’un phénomène analogue que procède l’usure, dans le goût qu’on peut avoir pour une œuvre d’art ou un artiste aimé.

D’une manière référentielle, je me suis mis à aimer l’œuvre de René Char, dans les années 80. Et depuis cette époque, il a pris cette place que prennent les modèles, bien qu’auparavant mes préférences soient allés naturellement vers Breton, Eluard, avec quelques fantaisies à mes tous débuts, comme une acné juvénile, vers les américains des années 50. Mallarmé me semblait encore lointain.

Reprenant des lectures, au hasard du Marteau sans maître, ou de textes plus récents, je n’y aime plus cette sophistication que je soupçonnais. Cette morale  qui affleure souvent dans ses si nombreux aphorismes. Sans avoir la verdeur et l’impact incisif et déstabilisant d’un La Rochefoucault. Je continue d’aimer les poèmes les plus évidemment propres à parler d’amour, ceux comme Evadné, ceux qui chantent les villages de Haute Provence, peut-être les parages de Van Gogh, venant à peine d’Amsterdam, toutes ces histoires de cyprès…

Cette sophistication n’est pas sans une teinte de maniérisme, étourdissant le contenu : « Dame qui vive, c’est elle ! cœur loué, c’est le vent qui bosse. Il l’embellira en la décrivant à ceux qui n’ont pas rencontré son ardeur ;

On ne retient pas dans la nuit où nous sommes, une dame frondeuse à l’assurance chimérique. S’il te plaît de décider qu’elle existe, elle saura délivrer un cœur altéré et le remettre aux folies de l’esprit avant de se fondre dans le voisinage. » (L’ardeur de l’âme, dans Effilage du sac de jute).

………………

Nous n’avons pas les exigences d’éducation que les chinois soucieux peuvent avoir en matière de réussite.  Sur France Culture j’apprends que les parents de Lang Lang, le virtuose un peu trop extraverti, et aujourd’hui reconnu universellement, déçus par les résultats musicaux de leur fils, ressentaient une grande honte. Ils conseillèrent à l’enfant de se suicider.

Plus près de nous, lors d’un concours de piano au sein du Conservatoire de Nice, une dame très bien mise a mordu au sang un membre du jury, parce que son enfant n’avait atteint que la seconde place en finale.

…………………

7 mai


La France a confirmé son choix d’un Président de la finance sauvagement  libérale. La France est en liesse. En comme toujours, ça ne durera que le temps de l’illusion.

…………………

 Denis Chollet me parlait d’une enquête franco-américaine sur la prétendue supériorité des Stradivarius. Une écoute à l’aveugle (si on peut dire) a démontré auprès de professionnels de la lutherie et de violonistes confirmés que les instruments fabriqués aujourd’hui auraient une ampleur au moins aussi rayonnante que les violons issus des ateliers de Cremone.

Etienne Vatelot, le luthier du siècle, a soigné les plus beaux instruments de David Oïstrakh de Menuhin, de Rostropovitch, et de tant d’autres, savait mieux que personne ces secrets qui font que les violons contemporains peuvent rivaliser avec les plus prestigieux modèles du XVIII° siècle.

Pourtant, le violon nécessite un partenaire qui donnera d’abord   vie à l’expression de la musique, et on sait d’autre part, qu’un Stradivarius est incomparable dans les Vivaldi les plus solaires, qu’un Guarneri est préférable dans les romantiques à l’expressivité plus torturée et plus incisive. Les instruments sont comme les femmes. Il faut s’y accorder le plus possible.

Maria Callas, toujours aimable, et qui savait n’avoir pas l’organe le mieux timbré du monde, disait : « Renata Tebaldi a un Stradivarius dans les cordes vocales, mais c’est un violoneux qui en joue, moi j’ai un instrument quelconque mais c’est Paganini qui en joue. »…

Les plus belles cordes comme les plus belles femmes sont-elles accordées aux meilleurs archets ?

…………………


10 mai


Katy au téléphone. Des mots d’amour, qui font que les matins peuvent donner la couleur et la chair même d’une belle journée.

………………..

La République c’est la Monarchie tous les cinq ans.

………………..

16 mai


Furtivement , ce matin, Katy à Lenval. La clarté du matin, les travaux épouvantables sur le long du bord de mer… Puis le Café   aux boiseries de Garibaldi vers les huit heures…

………………….

DE LA SERVITUDE DE L’HOMME (SPINOZA, L’ETHIQUE, IV).


 C’est à Amsterdam que j’ai vu la statue du Baruch, en plein ciel et en plein soleil, au bord d’un canal, avec plein de perruches sur la vareuse en bronze, et d’oiseaux qu’on imagine piaillant,  à deux pas de la maison Rembrandt. L’homme qui, avec Descartes et Leibniz, représente en quelque sorte la trinité des penseurs du XVII°. (Je n’oublie pas le Pascal du Discours sur la Grâce, et celui des Pensées). Spinoza m’a toujours (dans l’Ethique) tourné la tête, par sa concision géométrique, ces Démonstrations, Corollaires, Scolies , le renversement stylistique des propositions, à l’image d’une fugue, agrémentées de Préfaces, qu’on a l’impression que cela n’est pas encore commencé et qu’in fine ce n’est pas fini puisque nous n’avons encore rien saisi en synthèse. Comme des textes comprimés qui attendraient qu’on crève leur écorce pour jaillir dans leur pleine lumière. Descartes , traduit en français, supporte la fluidité continue d’une pensée, d’une langue à hauteur de celle de Racine ou de Bossuet. Leibniz, de même, est souverain. Ses Essais de Théodicée, notamment, les textes sur le problème du Mal, ont été directement écrit en français avec la clarté et la profondeur de vue de Descartes. Leibniz, paradoxalement, fut le premier a défendre et illustrer la langue allemande… Un sorte de Schütz qui n’aura jamais l’avènement d’un Bach dans sa descendance…


 La stylistique spinozienne est doublement victime de son option ( pensée ?) latine et de sa volonté de perfection, formellement projetée dans son moule géométrique. 

J’appelle servitude l’impuissance de l’homme à gouverner et réduire ses affections…


En tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut se concevoir par soi sans les autres parties. (Proposition II)


La force avec laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures. (Proposition III)


Il est impossible que l’homme ne soit pas une partie de la Nature et ne puisse éprouver d’autres changements que ceux qui se peuvent connaître par sa seule nature et dont il est cause adéquate (Proposition IV)


La force et la croissance d’une passion quelconque, et sa persévérance à exister, ne se définissent point par la puissance avec laquelle nous persévérons dans l’existence, mais par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre. (Proposition V)


L’homme est donc le relatif d’un grand souffle dont il est une partie, et ne se conçoit en dehors de cette Nature dont il procède. Pour ce qui est de ses passions et des diverses affections qui persévèrent en lui, ce n’est pas la puissance qui nous anime dans l’existence qui en est la cause, mais une confrontation avec une cause qui s’oppose à la nôtre.

………………….

Promenade au monastère de Cimiez. La chaleur est étouffante. En contrebas, vers l’est de la ville, un chemin de coquelicots me donne l’idée de faire dix sept variations sur le thème : DIX SEPT CHEMINS DE COQUELICOTS . Entre Pissarro et l’or en fusion de Pollock.

…………………

17 Mai


Katy ponctuelle à midi au bar de la rue de la Préfecture. Soleil… La chaleur est venue d’un coup, comme souvent. Le Picardy, face à la Coulée verte et ses fougères…

…….

18 mai


Sonates de Mozart. C’est Friedrich Gulda sur un Bösendorfer, vers 1980 quelque part en Autriche. Des bandes privées rares, indispensables. Le son anguleux, inflexible, une lisibilité et paradoxalement une fluidité d’exception. Aussi marginal que Glenn Gould dans tous ses répertoires.

……

19 mai


Ce soir, après les pluies qui alternent avec les vents qui chassent, derrière le Baou et au-dessus de St Paul, tout un Walhalla de nuages comme sculptés par masses de murs épais et compacts, déferlant en forme de vagues géantes roulantes et menaçantes, mais statiques, qui s’allient bien à l’idée que Kant donne à la définition du sublime, où ne manque que quelques Phaëton et Jupiter furieux, dans cette pourtant calme et aveugle manifestation de tonnes de cotons célestes sous les derniers rayons du jour finissant.

…….

20 mai


Beaucoup de verres trinqués chez Sauveur. L’été dévoile les robes, les vêtements s’allègent.

………

Sur un si petit périmètre géographique, où trouve-t-on l’éclosion d’un écrin si épanoui que celui entre le Pont du Gard, Rocamadour et les parages de Van Gogh ?…

……..

J’aime quand Montesquieu dit que les maisons dans l’ancienne Rome poussaient sans ordre, étaient petites, et sans nom de rue, sinon d’un nom de la continuation des chemins qui y aboutissaient…


Je lis lentement, autant et plus maintenant, pour le plaisir des sons, des mots qui s’assemblent, que pour apprendre une vérité. Parfois une page suffit. Je ne dévore plus. C’est la forme, souvent, qui importe le plus. En cela, c’est la poésie qui prend toute son importance, le miracle d’une image surgie ou d’une sonorité. Bien sûr, Schopenhauer… mais je n’en viendrais pas à bout. Qu’importe.

……..

22 mai


Laissons faire le hasard puisqu’il n’y en a pas…

………………

Cet après-midi l’événement aurait pu passer inaperçu, puisque en soi, rien ne s’est réellement passé, sinon que c’était la dernière fois que j’intervenais dans un établissement scolaire après trente huit années de ce qui fut l’activité essentielle de ma vie professionnelle. Ecole Thérèse Romeo. Mon dernier cours portait sur l’Art Lyrique, et après le défilé des différentes catégories vocales, de l’histoire des grands interprètes, tout s’est terminé avec la voix large et profonde de la mezzo Nan Merriman, « le temps des lilas et le temps des roses ne reviendra plus.

Le temps des lilas et le temps des roses est passé… »

Resteront l’odeur des craies, l’écho des cris dans les cours de récréation, les couloirs froids, le tableau noir et les salles de classes désordonnées. Manquera peut-être le goût de l’encre qui n’était déjà plus présent au début des années quatre vingt. C’est un lundi que tout ceci est arrivé. Ma dernière classe, comme dans les Contes de Daudet.

………………………………………………………………….

Avec ce Samson et Dalila de 1946, dirigé par Fourestier, il n’y a pas moins que l’essentiel de ce que le grand art lyrique français, en tant qu’ensemble, a pu produire au XX° siècle : José Luccioni, Hélène Bouvier, Paul Cabanel, Henri Cambon. Quelques années auparavant, c’était le fameux Pélléas enregistré par Désormière, sous l’Occupation, en 41, avec les exceptionnels Jacques Jansen, Irène Joachim, Etcheverry et le même Cabanel. Puis le Werther avec Georges Thill et Ninon Vallin.

…………..

24 mai


Depuis que, posé sur ces miraculeux pays de Provence, j’ai respiré là où mon cœur et mon esprit se sont rendus aux épousailles de ces lieux de ciel et de terre, de Durance et de Vaucluse, je ne peux m’empêcher de savoir qu’il s’agit du plus bel écrin au monde, tant dans l’insolence sévère de ses robes de Luberon et d’Alpilles, de Sainte Victoire et de Sainte Baume, que par ses eaux, ses Cézanne et Van Gogh, que par sa trace millénaire de romanité à ciel ouvert.

Nous espérons aller vers les Baux en Juillet. La cathédrale d’Images y donne cette année Jèrôme Bosch.

Provence des argiles… Paroles des calcaires….

………………………….

En lisant Buffon, quelle poésie naïve dans ce monde des oiseaux et de félinité imaginée ! Quelque chose parfois proche du Douanier Rousseau et ses vérités « naturelles » du jardin des Plantes.

…………………………..

25 mai


La France reprend un quinquennat dans la sérénité, confirmée par le chœur jubilant de tous les médias.

Comme aurait pu dire emphatiquement René Char : « O payeur d’impôt, dans ton libre espace de France, ce qui n’est pas interdit est obligatoire ».

……………………..

Coulée verte, sous le vent qui ne cesse de rythmer ce printemps irrégulier. Les parfums de fougères et d’essences tropicales se respirent très en amont, répandus au-delà du périmètre où s’abritent ces plantes d’ombres et d’ivresses érotiques, que tout le long de la Promenade verte en est imprégnée par enchantement. Y a-t-il un Guerlain ou un St Laurent floral qui approcheraient de ces senteurs de bois et d’humidité tiède ?

……………………..

28 mai 2017


« Erbarme dich »… très beau contralto ce matin, d’Eula Beal, dirigé par Dorati en concert, avec Menuhin au violon. Les années 40… Le petit Y est resté intrigué quelques minutes, sur l’écran de ces images noir et blanc.

……………

Une des premières mesures du nouveau gouvernement consiste à moraliser la vie politique. Mais la politique est affaire de crocodiles. Une gentille colombe lâchée dans ce landernau se ferait déchiqueter à peine aurait-elle ouvert le bec. La politique n’est ni morale ni amorale, elle est la connaissance et l’exploitation des rapports de force, de ses propres forces et des faiblesses de ses adversaires, et réciproquement. Si son action recoupe la morale, c’est un joyeux hasard. Mais aucune politique concrète ne peut se conduire avec une morale manichéenne, celle dont rêve le peuple qui aimerait être conduit par ceux qui privilégient la transparence, la bienfaisance etc.

Cela est possible un temps, mais ne dure pas. Les forces du mal reviennent rapidement pour rétablir l’échelle oligarchique de dominance. La moralisation de la vie politique est le dernier piège oligarchique inventé pour récupérer cette exigence populaire d’honnêteté et de sincérité. Méfions nous de ceux qui parlent de République exemplaire.

………….

Et déjà des rumeurs, des accusations contre certains membres du nouveau gouvernement… Rien n’aura changé.

…………

30 mai


Cannes a clôturé son Festival. Encore une année où on n’aura pas palmé  Noël Roquevert.

………..


Cinquante ans après Sergent Pepper s’ je revois de loin en loin, sans lui adresser la parole, par pudeur, par peur d’installer d’improbables malentendus (?) -(et puis prendrait-il plaisir à me revoir ?)- Christian (René) Jené, celui qui était venu, tout essoufflé, rue des Potiers, m’annoncer en cet été 67, la sortie de l’album du siècle, la révolution acoustique, la fanfare, l’inouïe tempête sonore des Beatles ! Deux ans auparavant je lui avais fait connaître dans la fièvre de nos treize ans, cette musique qui a traversé toute la décennie 60 et dont il ne savait rien. Quelques mois après Mai 68, je l’ai revu, au Pub Latin, méprisant et désabusé, emphatique, faire une démonstration de la relativité des goûts, de la neutralité des sons, de toutes les conventions d’interprétations bourgeoises sur la musique, m’assener d’improbables théories sur les avant-gardes, Jimi Hendrix, sur le bruit (il venait de découvrir la musique concrète (?) sans trop maîtriser des propos d’un sectarisme prosélyte, parlant comme par la bouche d’un autre), enfin me conseiller d’écouter autre chose que les Beatles, devenus désespérément dépassés (réactionnaire étais-je… !). Dans certaines nuits de nos vingt ans il m’arrivait encore de le rencontrer, déambulant avec d’autres amis sur d’autres chemins, d’autres rivages d’influence, jusqu’à ce qu’on se perde complètement de vue. Depuis il se fait appeler Paga…. Il était né à Caracas, et son père, dans mon souvenir, toujours en cravate dans de sombres vêtements rigides, lui avait infligé des années de violon et une éducation conforme à celles que certains dispensaient avant la rupture de l’après-68. Denis Chollet l’aurait croisé ces dernières années, m’assure que Paga, qui navigue dans les brocantes et les poussières des vieux meubles, avait les larmes aux yeux en entendant la Symphonie Espagnole de Lalo. Ainsi de l’enfance qui rattrape…

………….

1 juin


Ce 1er Juin, cinquante ans après ce fameux Sergent Pepper, c’est aussi mes soixante-cinq ans. J’en ai fini depuis quelques jours, et définitivement, avec les interventions publiques, les cours de musicologie, les initiations à l’Histoire de l’Art et les conférences sur l’architecture et la peinture des musées. J’ai comme l’impression, à l’entrecroisement de ces évènements, qu’on a finalement volé quelque chose de ma jeunesse alors qu’elle a connu son déroulé progressif de manière tout à fait normale.

C’est le temps qui accélère aujourd’hui comme à l’entrée étroite du cylindre d’un entonnoir, et grave le contenu, maintenant fortement en relief, d’une vie qui prend son visage, rendant aussi inaccessible ce flux ininterrompu du cours des choses, renvoyant dans son miroir ce que personne n’a jamais pu retenir ou différer dans la dimension de son écoulement.

D’où le sentiment de densité de cette énergie passée et l’impuissance à changer ne serait-ce qu’une scène sur ce long théâtre de batailles. Les angoisses, les regrets et les plénitudes, car il y en a eu aussi, ne pourront jamais, comme dans un tableau de maître, être modifiés dans l’ordre qui a été le leur.


J’ai reçu de rares messages d’affection, de personnes qui me donnent une idée de ce que sera l’assemblée du jour de mon requiem.

.………….

3 juin


Pendant longtemps, enfant, j’entendais la Nonina parler de la ruse Ouika ou la rousse Ouika. Quelque chose évoquant autant une personne qui m’était étrangère, et qui revenait souvent dans ses propos, qu’un phénomène possible qui m’échappait. C’est par le plus grands des hasards, en cherchant hier des images de Rabat et de l’Ecole des Frères de La Salle, que j’ai découvert la plaque d’une rue de Rabat, Rue Souika (petit souk), qui traverse toute la ville ancienne de ses bazars, de ses fanfreluches et de tout ce qu’on peut rencontrer d’odorant dans la médina. Dans la recomposition de mon enfance, lorsque j’assemble les bribes qui rejaillissent, ce mystère phonétique m’est apparu comme une évidence, plus de cinquante années après…

 

Ce qui frappe à la vue des photos d’avant-guerre, jaunies ou simplement passées, c’est la blancheur des matins de Rabat sur les murs de rues à peine traversées par quelques passants, des fantômes d’ombre, et de rares véhicules. Les noms désuets aujourd’hui de l’Hôtel Gaulois, rue de La Paix


Il est une rue, qui même encore aujourd’hui, sur des photos récentes, suscitent une impression particulière pour moi, celle qui s’est appelée tour à tour, rue de la Paix, rue Richard d’Ivry ( ?), rue du 18 Juin et rue Gazza maintenant, où se trouvait le magasin de jouet, le « Nain Bleu », et celui tenu par Isidor Chicheportich, impressionnant juif albinos. C’était une sorte de caverne d’Ali Baba, à une époque où je n’en connaissais pas même le nom, qui sentait le savon et où je me faisais offrir mes premières petites voitures modèles réduits. 

……………………………………………………..

4 juin


Philippe Val, à qui France Musique a complaisamment ouvert ce matin une tribune dominicale, a montré une rare feinte méconnaissance en matière de généralités historiques. Son propos haineux, provocateur et militant, parlant de Montaigne et Cervantès, n’a trouvé d’autre origine à ceux-ci que dans des racines judéo-grecques , fondatrices de toute pensée occidentale selon lui, au grand bonheur de la journaliste de service dont on sentait, à l’aveugle, qu’aucune contradiction ne pourrait jaillir de ses palpables trémoussements.

…………….

6 juin


Il n’y a jamais d’arbre, jamais de décor dans les climats  de Kundera. Je continue cette « Insoutenable légèreté de l’être » dans l’ennui qui s’y reflète. La Tchéquie de ce temps de la Russie soviétique est infestée d’un malaise à vomir. Tous les sentiments qu’éprouve Tereza y sont aussi fortement nauséeux que ceux du narrateur de  la Nausée de Sartre. Les personnages sont tout autant bourgeoisement enclos dans des solitudes d’incompréhension. Sur fond de paranoïa de flics et d’indicateurs. D’amours absolus se cognant contre des murs. Etouffant.

………………………………………………………………………………

J’écrivais un texte laudateur, pour Amazon, sur une des plus belles prestations de l’Histoire de Tristan und Isolde (Melchior, Flagstad, Schorr, 1935) et je prends conscience que nous sommes aujourd’hui le 7 juin…

………………..

9 juin


Clément Rosset ressemble de plus en plus, dans les photos de ces dernières années, au Gilles de Watteau.

…………………

PROVENCE


9/11 juin

Arles/ L’Isle sur la Sorgue


Vendredi 9


C’est après midi qu’on se met en route. Juliana sera du week-end. C’est la fille d’amis proches de la famille de Cécilia qui vient étudier à l’Alliance française, et loge chez Boni jusque vers la fin de l’été. C’est même un peu pour elle que Cécilia a décidé ce petit périple vers le haut pays. En fait, c’est la petite fille de Virginia, sœur de l’abuela…

Dès la sortie de Nice, le ciel laiteux, uniformément, jusqu’au début du Var, annonce une fin de semaine de très haute chaleur.  La basilique de St Maximin émerge des tuiles du village comme un vaisseau protecteur et signale déjà le paysage aixois, les bastides, les fermes de templiers et les ruines de pierres blondes au milieu des vignes, Gardanne et les pays de Cézanne. La montagne Sainte Victoire se fond dans la grisaille du ciel.

Puis, après l’autoroute, nous rentrons plus au nord, plus à l’Ouest dans les Bouches-du-Rhône. Dans les forêts de pins et les multiples variantes de jaunes du département. Le ciel est maintenant dégagé malgré la position encore très haute du soleil.

De très loin apparaît la tour crénelée de ce que je crois être celle qui se dresse sur Tarascon, et qui bientôt s’avère être l’imposante masse de l’abbaye de Montmajour, dans son environnement de pins brûlants, de poussière et de solitude.

Cécilia et moi n’avions plus croisé l’édifice depuis ce temps où nous inventorions, dans les années quatre vingt, les chapelles, les abbayes et les ensembles architecturaux sur nos routes romanes. Montmajour tient toujours autant de l’édifice militaire que du lieu de retraite spirituelle de moines autarciques. La proximité de la puissance de l’Avignon des Papes, bien que postérieure, a probablement inspiré cet ensemble rénové, austère et démesuré d’une communauté qu’on imagine plus volontiers dans l’intimité solitaire des vallons de Sénanque ou de Silvacane.

L’abbaye est immense. L’entrée débouche au-delà de la nef, sur une abside semi-circulaire démesurée, et les voûtes culminent très haut, la pierre y est nue, blonde, lavée, d’autant que l’absence de toute décoration inutile rend un vide absolu dans les volumes intérieurs et accentue l’impression, comme à Cluny, de pureté et de monumentalité inouïe. Le cloître et les chapiteaux sont élégants dans leur silence et sous le ciel des corneilles. Montmajour est là comme un vaisseau échoué.

 Depuis la tour, le colimaçon d’escalier, assez abrupt, présente, un premier niveau, qui est comme un répit dans l’ascension, où est exposé un historique de l’abbaye largement illustré par des lanternes translucides à l’effigie de saints et de lettrines gothiques fortement colorées.

Depuis la terrasse de la tour, dominant l’espace environnant, il est une meurtrière à la pierre incurvée en forme de croix, comme sur les casque des croisés, qui regarde l’immense plaine de la Crau, semblant sortir d’une vue de Van Gogh et rejoindre plus loin, dans son isolement, l’harmonieuse chapelle Sainte Croix auprès de laquelle, parfois, des chevaux blancs viennent s’égarer .

Le plus émouvant peut-être, parce que rejoignant la dimension humaine la plus dépouillée, est cet ensemble de tombes à découvert, comme de petits berceaux, à même la roche, creusés au pied de la tour, où le temps a laissé nu son vert-de-gris, la callosité et la pelade de ses pierres.

Plus loin, à quelques kilomètres, c’est Fontvieille. La pierre est dorée, saturée d’éclat. L’avenue qui traverse le village est animée en cette fin de semaine. Ce sont les terrasses de cafés, les platanes qui donnent l’ombre. La façade de l’église est large. Nous demandons le chemin du moulin de Daudet qui apparaît non loin du village. Un sentier caillouteux nous mène vers un léger plateau dominant doucement la plaine alentour. La couleur du moulin aperçu de loin, est comme une extension vers le ciel de l’âpreté provençale. Un figuier et un cyprès habillent d’un peu de couleur sombre, dans cette aridité absolue, un des flanc donnant sur l’étroite entrée , et rendant une perspective souriante à l’ensemble, sans lequel le moulin se confondrait à la désolation de la pierre blanche. C’est le silex odorant de toutes ces couvertures de nos livres d’enfant qui reparaissent, les Contes du Lundi, les Lettres, Tartarin qui n’est pas loin…

Les ailes sont encore là. Il est possible de pénétrer à l’intérieur où sont exposés les vieux outils, la meule et tout ce qui faisait le blé. Le corps même du moulin est fendu, lézardé à de multiples endroits qu’on croirait qu’il est aussi ridé que la pierre sur lequel il a été fondé.

Contrairement à la légende, Daudet n’a jamais écrit une ligne dans ce lieu, mais en a subi le charme, comme tous ceux qui prennent la peine de venir dans ce bout de monde aride et miraculeusement harmonieux.

C’est aussi le pays de Mireió.

Nous entrons encore plus en ce pays de romanité du Tarascon de Tartarin, et c’est à quelques kilomètres, en bordure de route, et pourtant comme dans l’isolement le plus extatique dans son écrin de pins et de chênes, la Chapelle Saint Gabriel. La grande façade classique, après une haie d’escalier, avec son fronton triangulaire dans lequel s’inscrivent l’Annonciation et l’Ange du même nom que la chapelle, et sous l’arc semi circulaire au-dessus de la porte d’entrée, un jugement dernier qui étonne par sa discrétion, comme si on ne lui avait pas accordé la place méritée. Deux colonnes soulignes dans leur verticalité, l’entrée. Autour de l’oculus de la partie supérieure, les quatre évangélistes, comme aux quatre points cardinaux. Ce miracle de classicisme, non seulement architectural, mais d’harmonie provençale, est toujours renouvelé, à chacun de nos passages ici. C’est un des rares endroits où il ne serait pas étonnant de voir apparaître, au son de quelque archiluth,  à l’ombre de Marsyas et d’Apollon, les prémisses d’un paradis antique.

L’entrée en Arles se fait dans l’animation colorée, un peu bruyante des veilles de marché. Arles a une odeur, un parfum, comme une sauvagerie indéfinissable dans la rudesse et la crudité des paroles, les écailles de sa pierre. Les jeunes filles sont déjà des femmes dans la nonchalance vive, dans les fruits de l’été, les lierres, et les rues qui leur appartiennent. C’est une ville d’aromates, de sang et de taureaux. Arles sent la chair et la sent d’une sensualité sereine.

L’hôtel de la Poste est un merveilleux cube de pierre, ayant été il y a longtemps, une maison aristocratique, aujourd’hui mangé dans un massif de lierre qu’on n’en voit pas tout de suite l’entrée. La fenêtre de notre chambre donne directement sur le petit bistrot de l’étroite rue Molière, et au delà, sur le grand boulevard Clemenceau prolongeant lui-même le boulevard des Lices traversant de part en part le centre de la ville, cœur du marché des fins de semaines.

C’est l’heure de goûter le vin du Rhône d’ici.

La Place de l’Hôtel de Ville avec son obélisque et la façade occidentale de Sainte Trophime ne sont éclairées que dans le dernier tiers supérieur. La place est presque déserte à cette heure crépusculaire, et le reste du portail présente, dans une lumière mate et sereine, la foison des personnages bibliques, comme à Chartres, avec autant de statues-colonnes, de vieillards apocalyptiques, de rois anciens et des scènes violentes de lapidations, d’enfer et au tympan, en point d’orgue de toute représentation, un Christ en majesté. Le partage des damnés et des élus se  déroule étonnamment sur des frises en bas reliefs à gauche et à droite du tympan et pas dans l’espace même du tympan. Les âmes des uns et des autres défilent dans un mouvement génial qui préfigure les vingt quatre images seconde du cinéma ! Il s’agit en fait de personnages allant vers leur destin d’élus ou de damnés dans des poses presque toutes similaires donnant l’impression de voir avancer un seul personnage démultiplié tout le long de la frise. Les élus extatiques, les mains jointes, la tête légèrement levée vers le ciel, les « boullus », grimaçants et portant le poids de leur douleur dans les braises de l’enfer. L’ensemble donnant la sensation d’un réel mouvement continu, inexorable.

Nous poursuivons, au sortir de la place, rue de la Calade qui nous mène vers la Place des Arènes. L’ovale parfait des arches successives déroule sa rythmique dans une lumière crépusculaire qui éclaire aussi seulement dans la partie supérieure. C’est l’heure des hirondelles, du silence de la fin du jour. L’impression première, à la contemplation de ces arènes, frappe peut-être plus violemment que le Colisée de Rome dont l’ovale continu n’a pas ce rythme marqué et soutenu. La seconde impression est que la pierre est beaucoup plus blanche aujourd’hui que la circulation y est interdite, et que les travaux de restauration ont adouci cette pierre de pain d’épice.

Il est temps de dîner au restaurant Wauxhall qui s’est installé dans les murs d’un ancien hôtel de luxe et a longtemps servi de club mondain du temps de la mode anglaise. On y sert aujourd’hui des côtes de taureaux qui n’ont rien à envier au fameux steak de l’Homme qui tua Liberty Valance.


Samedi 10 juin


Les hirondelles d’Arles se font stridentes à l’heure du réveil. Le marché est installé depuis longtemps, en pleine ébullition de légumes et de fruits géants, de pains géants, aux croûtes encore brûlantes, de viandes, de produits de pays et d’épices de toutes les couleurs et de tous les parfums, à l’heure où la lumière donne de longues ombres qui s’allongent sur toute la longueur du Cours Clemenceau et de son prolongement des Lices. Nous déjeunons sous les lierres des tonnelles de la terrasse de l’hôtel de la Poste . La journée promet un soleil de plomb.

Puis c’est le retour vers Saint Trophime, cette fois en pleine lumière du levant, éblouissant la façade de l’hôtel de Ville et les bâtiments de la partie opposée au portail occidental qui reste dans l’éclairage bleui des lumières du matin. Après la visite de l’intérieur de la cathédrale et sa magnifique nef, par la cour de l’évêché nous accédons à la merveille du cloître. Là aussi la pierre a été lavée, décapée de sa gangue noire de vieillesse, laissant apparaître une matière blonde et sableuse. Le clocher apparaît entre deux arches et au travers de rameaux d’oliviers. La statuaire est réellement émouvante. Aux quatre angles apparaissent les groupes de personnages bibliques de plus grandes dimensions, le reste taillé par la virtuosité des ciseaux médiévaux, dans les délicats chapiteaux au sommet des piliers. Le Jérémie, du moins ce que je crois être Jérémie, mais peut-être est-ce Marc l’Evangéliste, présente une tête de lion qui ne s’en fond pas moins, tout à la fois, dans un visage humain et le corps qui le prolonge en en épousant la verticalité. C’est l’imaginaire et le fantastique incarnés dans la pierre ! Saint Jean apparaît le Livre à la main, la chevelure roulée en torsade et le regard extatique. Le pli des vêtements, le drapé et les froissures, comme à Saint Guilhem-le-Désert, où travaillait le Maître de Cabestany, sont aussi élevés en qualité et en maîtrise. Il n’est que dans ce Sud provençal, en Languedoc et dans la Bourgogne de Vézelay que l’on égale en force et en grâce la statuaire romane de ce lieu. Il est notamment un ensemble de trois personnages représentant la lapidation de Saint Etienne, (répondant à la lapidation du portail occidental), dans un espace rectangulaire, en moyen relief, un sommet expressif de violence, de supplication et de mouvement de composition virtuose sur un espace aussi réduit, d’une intensité émotionnelle qu’on ne retrouverait pas même dans les sculptures des maîtres Renaissants.

Prenant encore de la hauteur, nous finissons sur les terrasses d’où nous pouvons presque toucher le clocher, admirer les sapins, le carré du cloître, les alternances de piliers et leurs merveilleux chapiteaux.

Le Théâtre Antique sacrifie ici, comme à Rome, à Orange, et de partout dans nos villes en cette saison de festivals, au parasitage des paysages urbains par des podiums et des rampes d’éclairage servant à de très fructueuses et polluantes soirées de décibels déversés dans nos nuits estivales.

Il n’en reste pas moins que la vue depuis les gradins sur la scène du théâtre, et en fond de paysage sur la chapelle des franciscains, est remarquable.

Le soleil au zénith est un soleil de granit, comme cette pierre des arènes que l’on retrouve dans la partie opposée, dans l’ombre hier au soir.

Nous passons par la Rue de la Porte Laure (est-ce celle de Pétrarque ? j’ose le croire), animée et colorée, fleurie et riante comme une douceur qu’offrent ces maisons de badigeon d’ocre, ces jardinières flamboyantes aux balcons, aux jardinets et aux fenêtres des ruelles.

Dans l’enthousiasme d’une si pétillante matinée, dans la ruelle Ernest Renan, en pente douce, aux charmes des jardinières fleuries, aux fenêtre et aux portes bleues, Cécilia se blesse à un pied en marchant sur une plaque d’égout vermoulue par le temps.

Le ventre des arènes s’ouvre sur des animations reconstituant des combats de gladiateurs. Nous n’en verrons fugitivement que les costumes laissés à terre, à même la blancheur poudreuse et  aveuglante de l’arène. Le parfait ovale est souligné par une sorte de riflette rouge qui donne la délimitation des jeux de mort, et depuis le toril où nous sommes, et plus encore, du plus haut des gradins, apparaissent les fantômes de Picasso, Eluard, Hemingway, Garcia–Lorca, de ceux pour qui ces jeux de géométrie et de mort,  des orbites opposées de l’homme et de l’animal, et du duende, se rejoignaient dans la lumière appartenant au culte de Mithra…

Sur l’affiche de la saison tauromachique, à l’entrée des arènes, il est bien précisé que les taureaux qui combattrons sont bien de l’élevage, de Miura, les plus terribles.

Revenus à l’ombre sous de gros platanes, derrière le jardin d’été, à la terrasse du bar de l’Hauture, toujours à la Porte de Laure, c’est l’heure du rosé frais. Sur la table aux couleurs roses, s’harmonisent en camaïeu, les dessins de taureaux dans leurs contorsions ombrées, et le rouge, et le rosé du moment.

Dans le silence de treize heures, un peu à l’écart de ce centre, nous descendons  « En Arles où sont les Alyscamps » (P .J. Toulet), longue allée caillassée, désolée et sublime, jalonnée de tombeaux et de mausolées, jusqu’à l’église en cul de sac.

C’est la Rome de l’art roman ou le roman de la romanité. Mais aussi la déambulation hallucinée de Van Gogh. Sous la fraîcheur des voûtes et sous le clocher, c’est la symphonie des colombes.

Direction les Baux. Cathédrale de Lumière. Cette année, c’est l’effroyable poème d’angoisse et de mort de Jérôme Bosch, les saisons, les jeux d’enfants et les rythmes de Bruegel, avec en complément, les portraits hallucinés des végétaux d’Arcimboldo. Et puis, plus inattendu, des scènes animées de Georges Méliès…

Dès l’entrée nous sommes happés par l’intensité des illustrations sonores qui pourraient se résumer en un foisonnement de Carmina Burana d’Orff et de ce qu’on peut imaginer de gothique criard, semant partout un effroi de gargouille, démultipliant l’émotion sur les pourpres d’enfer des plus hallucinants Bosch.

Plus qu’avec les Chagall de l’an passé, ce choix des peintres flamands épouse le caractère catacombesque de l’énorme vaisseau de pierre taillée. Les Saisons et les paysages plus sereins, les Jeux d’enfant dans l’environnement cossu des villes flamandes de Bruegel tempérant la vague des couleurs et des musiques infernales.

Dans la lumière de seize heures, saturée d’azur, le village des Baux apparaît sur son plateau dominant le paysage des Alpilles, dégageant son plein relief balayé par le vent, les champs délimités au cordeau, les cyprès tranchants et la roche blanche et grise de l’enfilade de la petite cordillère. Depuis la placette au puits et à la chapelle décorée par Yves Brayer, un mur nous sépare de l’aplomb vertigineux sur le vallon de l’autre versant. Les maisons y ont presque toutes une piscine.

Nous nous réfugions à « La Reine Jeanne » pour le verre de la soif à l’ombre des mûriers.

Le soleil offre ses premières ombres sur la petite chapelle Sainte Sixte d’Eygalières. Solitaire sur son maigre paysage de rocaille, de lichens et d’arbres desséchés, c’est une sorte de pastorale qui nous attend. Manquent les moutons et les bergers, mais une cérémonie de mariage anime cette fin d’après-midi. Les invités y font dans ce paysage désertique autant de taches de rouge, de gris, de blanc, de bariolé qu’elles tranchent avec l’habituelle harmonie sombre et grise de la pierre et la maigreur du décor végétal. Au pied de la petite collinette, la cariole attend le retour des mariés, avec le cocher en habit et le magnifique cheval blanc, fier, lustré et flambant pour la circonstance.

La chapelle d’Eygalières , dans son décor de pastorale et de nativité, dans la modestie de son architecture rurale, reste la plus classique des images  de cette Provence des Bouches-du-Rhône, avec ou sans tambourinaire et galoubet, entre Daudet et Mistral, au plus profond de l’imaginaire de ceux qui pensent la Provence de toujours, au-delà du Palais des Papes, des arènes d’Arles ou des chevaux blancs de Camargue. Un seul clignement sur cette sainte Sixte, et tout le pays d’ici exhale de clameurs, de vents, de rocailles, de senteurs de silex et d’aromates millénaires, de chasseurs, de bergers et de santons.

Puis c’est la longue route vers Cavaillon, sous la protection ombrée de haies de platanes jusqu’à l’Isle-sur-la-Sorgue, où nous pénétrons vers la fin d’après-midi. Cette année, ce n’est pas la pluie qui nous accueille, mais l’Hôtel des Nevons qui nous attend.

Le long des canaux, le soleil sonde les bras d’eaux jusqu’aux chevelures d’algues qui s’étirent doucement. Les grandes roues tournent au rythme lent des rivières.

Nous nous enfonçons dans le cœur des ruelles, jusqu’à la Place de l’Eglise. Celle-ci a toujours ses dorures et son bleu sombre qui lui donne un éclat de baroque sud-américain, et nous prenons le verre de fin de journée au Café de France dont la terrasse est bondée de monde en ce samedi de marché  et veille du marché du dimanche.  La perspective sur l’immense bâtisse à la croisée de deux canaux confère à la ville un petit côté lacustre, voire une ressemblance avec certaines villes thermales. Nous dînons au Chineur, comme l’an passé, mais cette fois-ci sur la terrasse, où nous voyons descendre lentement la nuit et s’éclairer de mille scintillances les maisons et les restaurants en bordures des canaux. Ceux-ci participent aussi à cette fête de lumière par les éclairages aux abords des ponts ciselés qui traversent de fraîcheur les lentes déambulations de la nuit maintenant complètement descendue.


 Dimanche 11 juin


Les canards colverts viennent prudemment jusqu’au bord de la terrasse de la chambre d’hôtel où je m’installe à cette heure encore fraîche. C’est le silence de sept heures du matin. Un des bras de la Sorgue coule doucement à l’ombre d’un grand figuier qui pourrait tremper ses branches dans l’eau claire.

Nous sommes au Chineur pour le café, et déjà le marché grouille de ses commerces les plus divers. Les odeurs de cuisines ambulantes, salées et sucrées, saturent les deux rives du canal principal, le grouillement des premiers promeneurs et les couleurs des commerces dans leur criarde anarchie empêchent toute perspective sur les architectures qui s’offrent habituellement.

Seul le pont fleuri qui enjambe le bras où la rivière a le plus de largeur et des allures de petit lac, face à l’hôtel des terrasses du bassin, offre une vue riante sur la rive et les maisons qui lui font face.

 Du côté des brocanteurs, sur la rive opposée, à l’entrée d’un parc immense, une maison de maître, qui m’avait intriguée, pénétrant la veille dans la ville, solitaire et triomphante, comme ayant fait le vide autour d’elle, imposant un respect particulier, aurait pu être la maison de la famille Char. Aucune plaque d’appartenance n’indique la nature d’une si imposante demeure, pas même, au dessus de la porte d’entrée, cette sorte d’oculus avec le portrait de Paganini qui laisserait supposer qu’il s’agit d’une école de musique ou d’un conservatoire.

Il est encore tôt lorsque nous arrivons à Fontaine de Vaucluse. La masse trapue de l’église est encore dans l’ombre. Seul le chevet, vue de la terrasse donnant sur la rivière et une roue similaire à celles de l’Isle, montre une pierre blonde sous un soleil encore timide. Les verts de Fontaine, dans leur infinis nuances, de l’émeraude, au vert bouteille, et les multiples déclinaisons des verts Veronese, guident la promenade jusqu’à l’alignement magique des platanes où la rivière se fait plus large et le bruissement de l’écoulement de l’eau plus intime. C’est ici le cœur même et le décor de la poésie de Pétrarque.

Avec Juliana nous allons jusqu’au gouffre, jusqu’au lieu de la résurgence. Pour y parvenir, dans les quelques dernières dizaines de mètres séparant de l’eau stagnante, sous la paroi vertigineuse, il semble que l’on accède à l’entrée d’un cratère, à la pierre déchiquetée, aux caillasses lunaires qui font souffrir les pieds.

La poche d’eau immobile dans la grotte est couverte d’une pellicule de poussière de pierre, ce qui laisse penser que ce petit lac permanent n’est pas troublé depuis bien longtemps. Et si l’on jette des blocs de pierre dans cette eau dormante pour la troubler et y faire apparaître plus purement son bleu turquoise, la pellicule de poussière se reforme très rapidement. Depuis la paroi qui entoure la résurgence on peut voir une variations de couches géologiques successives, aux changement de couleurs de la pierre, qui peut dépasser les six mètres. La vie souterraine a donc connu de très changeantes périodes d’activité après le long parcours qui prend sa source à quelque mille kilomètres en amont…

Redescendant de la résurgence, nous passons au moulin à papier, à la large roue active, flanquée de son massif de lauriers roses. Nous visitons l’imprimerie où sont les différents caractères typographiques sur des pages de poèmes d’amour parcheminées.

Sur la terrasse du Philip, aux chaises et aux tables de métal, au jaune épousant les verts sombres de la rivière, nous faisons une première halte pour le vin de midi, puis déjeunons au Pétrarque et Laure, au chevet de l’église , à l’ombre des arbres centenaires.

Nous portons une dernière attention aux jardins des maisons, sous la flambée odorante et le plein épanouissement des fleurs de juin, aux volets bleus, et à la quiétude d’un dimanche à Fontaine…

Ce ne sera qu’un salut au flanc de l’Acropole de Gordes, aujourd’hui dans son plein relief de pierre blonde et de trouées de cyprès, de même que nous ne résistons pas à descendre dans la poussière du village des bories.

Roussillon est en vue à l’heure de l’ocre saturée. Roussillon est un peu comme ces mirages du sud marocain aux portes du désert, aux maisons de terres brûlantes, aux camaïeus d’ocre , de Sienne brûlée, au vermillon des bâtisses aux moellons larges écaillées aux flancs de l’église, aux jaunes de paille, à la vanille et aux safrans des badigeons. L’ocre pénètre dans le village, par ses falaises et par tous ses pores, aux nuances de mauves orangés, au vert de pinède tailladé d’érosion et de rouge et noir. A la sortie du village, dominant, sur une hauteur, toutes les nuances fauves de celui-ci, sur un sentier étroit et torturé commence jusqu’à perte de vue le Colorado de Provence.

C’est par le large plateau de Vaucluse que nous avions rejoint, l’an passé, le village de Saint Saturnin. Cette fois, le moulin apparaît au bout d’une route sinueuse, par la face arrière, au soleil couchant. L’herbe est brûlée, les ronces et la terre poudreuse rendent encore plus solitaire cette vieille sentinelle, qui, comme presque tous les moulins, occupent une position d’observatoire du vent. A Saint Saturnin, plus qu’ailleurs, cette position de veilleur, sur son petit plateau de poussière, semble remplir à la perfection sa fonction de capteur de courant d’énergie. Les ombres descendent, lyriques, lorsque nous atteignons Lourmarin. La grande rue animée qui traverse le village est toute pleine du soleil déclinant. Nous n’avons pas la force d’aller voir Camus. ……………………………………………………………………………………….

12 Juin


Déjeuner avec Bernard à la « Mama », sous les grands pins de la Place de la Tour. Du bon Bordeaux. Puis refaisons le monde de la corrida avec quelques verres chez Sauveur.

…………….

13 juin


Katy me rejoint au bar de la Préfecture. Nous déambulons gentiment. Rue Benoît Bunico… L’après-midi coule jusque vers dix sept heures.

……

Les Variations Diabelli, par Friedrich Gulda, crépitent (peut-être un peu trop), après des chaleurs suffocantes.

……

J’appelle Henri sans succès depuis plusieurs semaines. C’est Ma Nini qui répond enfin. Ils sont tous deux dans un jardin de l’hôpital Pasteur. Son affect l’aura pourfendu. Je reconnais à peine sa voix.

…….

14 juin


Marco se serait suicidé. Il avait prévenu. Je lui avais téléphoné plusieurs fois depuis Avril, il ne répondait plus…

…….

Dans l’essence des calamités idéologiques « … les régimes criminels n’ont pas été façonné par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins.


Parce qu’il ne peut y avoir de promesses de paradis, il n’y a que des assassins.


On ne savait pas !

 On est innocent !

Alors on se rappela l’histoire d’Œdipe : Œdipe ne savait pas qu’il couchait avec sa mère, et pourtant, quand il eut compris ce qui s’était passé, il ne se sentit pas innocent. Il se creva les yeux, et aveugle, il partit de Thèbes. ( L’insoutenable légèreté de l’être).


Contre la dénégation de leur innocence, les idéologues de Moscou ne se crevèrent pas les yeux, mais firent entrer les chars dans Prague.

………………………………………………………………………….

A nouveau le lyrisme d’Elie Faure, « les Constructeurs », Lamarck, Cézanne, Dostoïevsky…

….

Kant a détruit le christianisme, c’est sûr. Il est remonté sur les branches du Vieux Testament.

…………………………………………………………………………..

17 juin


Dans l’enregistrement du Château de Barbe-Bleue de Walter Süsskind, un des plus réussi et des plus abouti maintenant disponible, la Judith de  Judith Hellwigh a, dès la première phrase, une fragilité vocale et une douceur proche de Mélisande. Ce qui ne saurait lui être reprochée sachant que parmi les femmes de Barbe-Bleue, Mélisande est une évadée du château quand commence l’opéra de Debussy, et qu’elle cache bien l’origine de son passé lors de sa première rencontre avec Golaud dans la forêt…

…………..

Dimanche 18 juin


PROVENCE (suite)


Ce dimanche prolonge, comme en écho, le petit séjour provençal de la semaine dernière. C’est Port-Grimaud peu avant midi, dont la place principale est envahie par la première vague d’une horde de juin. L’architecte qui a conçu cette cité lacustre est le même que celui qui construisit, plus tard, notre Hameaux du Soleil…

Puis Saint Tropez, sa petite plage donnant sur le golfe houleux et odorant, ce qui rend plus supportable la chaleur d’aujourd’hui. Les maisons de pêcheurs (?), aux volets clos, dans l’anse de la plage , ont les ocres de leurs murs craquelés par le sel de la mer et semblent ne pas avoir été atteintes par la folie du spectacle qui s’affiche sur le petit port à quelques pas de là, et donne une plus juste idée de ce que fut , avant le cinéma, l’existence radieuse de ce village. En s’enfonçant dans l’intérieur de la cité, au hasard des ruelles, des massifs lourds et parfois gigantesques de bougainvilliers, le clocher d’une église grise et austère contrastant

avec ce qui doit être la cathédrale, aux teintes rose orangée et aux ocres de sable, visible depuis l’autre extrémité du golfe, du côté de Sainte Maxime. La Place des Lices est peu fréquentée par quelques rares joueurs de boules à cette heure-ci. Nous cherchons l’étroitesse ombrée des rues , dont la perle pourrait être celle qui débouche, comme en un décor de cinéma, sur un cul de sac animé de petits commerces, d’un minuscule restaurant de produits de la mer, de pêcheurs refaisant les mailles de leurs filets sur les escaliers menant en haut des maisons, et enfin, refermant cette scène inattendue de vie immémoriale, la poissonnerie qui vient clore l’espace de la placette.

Longeant la route parfaitement carrossée des vignes des meilleurs crus du golfe, dans l’impeccable alignement de leur plants, croisant les plages de Pampelonne, et d’autres célèbrissimes, des cinq étoiles, et des maisons de rêve, nous arrivons à l’ancien village de Ramatuelle. C’est l’heure de la fin du marché, et dans la rue montante, vers la place principale, toute une charmante enfilade de restaurants, et de petits bistros où nous cherchons à faire halte.

A la sortie du village, il est une ancienne série de moulins à la Daudet, au chemin des Paillas, dont un seul est encore entier, probablement en état de marche et protégé par une association locale. Nous arrivons à la fin d’un banquet, et parmi les participants, je crois reconnaître avec certitude une personne sur laquelle je ne pourrais immédiatement mettre de nom, mais qui n’est autre que le chantre bien connu de la Culture Provençale sur les ondes de FR 3, Frédéric Soulié, qui gratifie  Y d’une petite improvisation de tambourin et de galoubet sur une mélodie d’ici, et d’une autre, vénézuélienne, n’ayant à lui offrir de mélopée colombienne.

Encore un moulin, de la même pierre blonde, un jumeau des deux autres, au village de Grimaud, derrière le cimetière, au bord d’un précipice, qui a du, il y a bien longtemps, chercher à happer le vent..

Je cherche désespérément le Pont aux Fées dans un vallon étroit sur un chemin de caillasse descendant que je n’arriverais jamais à rejoindre, étant, à pas de randonneur, à plus de deux heure du cimetière. La déception est  compensée par les ruelles qui ne manquent aucunement de charme, de maisons fleuries, et de magnifiques boulingrins qui laissent supposer que la pétanque est l’activité première du village, vers lesquels  toutes les rues semblent converger. L’église pavoisée tient le centre espacé du village avec une vue, depuis les bancs sous les platanes, sur la vallée du dessous. C’est aussi le pays des palmiers. Et des jardins d’intérieurs, grandioses, mais restant à l’échelle de ces petits paradis de haut pays.

………………………………………………………….

27 juin


Pour l’Eros, il est une divine nécessité de désacraliser. « Ma mère », « Mme Edwarda », l’Expérience intérieure » de Bataille… Tout un martyrologue d’autosacrifice des valeurs pour pure jouissance ! Une liberté pour la mort en linceul noir.

……………

J’ai entendu la voix de Ricardo Viñez, venue de loin, à la fois douce, articulée parfaitement, avec un accent que je ne saurais dire s’il est catalan ou d’ailleurs en Espagne, parler des premières lectures de Pélléas, dont Debussy chantait tous les rôles, avec un toucher de piano inimitable, en présence de Mary Garden, plusieurs fois effondrée en larmes, qui dut sortir de la pièce. C’était encore un temps où les créations musicales trouvaient une adéquation de compréhension entre le compositeur et son public.

……………

Juillet


Pline l’Ancien est irrésistible dans la description des perroquets verts, oiseaux parleurs, qui saluent les empereurs et prononcent les paroles qu’on leur apprend.

…………..

4 juillet


Nous déjeunons à la « Mama ». Je ne voyais pas Katy depuis quelques jours.

…………………..

L’éternel maillot jaune du Tour de France, c’est le paysage.

…………………..

6 juillet


Carmen à Aix. Cela faisait soixante ans qu’on ne la donnait pas. Tcherniakov en est l’ordonnateur absolu dans un décor unique de hall d’hôtel ou d’aéroport. Il avait déjà supprimé la guillotine dans les « Carmélites ».

Don José est au centre de l’action, dans une improbable thérapie, où Michaëla couche avec le matador comme tout le monde. Aix en Provence se devait-elle de se priver de la dimension du rêve ? Adieu Ponnelle, Zeffirelli. Mais nous avons eu droit au dernier défilé de mode de la gamme des produits de la police contemporaine anti-terroriste. Côté musique (mais vient-on aujourd’hui pour autre chose que pour la vision du metteur en scène ?), Stéphanie d’Oustrac et le ténor américain étaient bons.

………………………..

Messe pour un temps présent sonne depuis ce matin comme un requiem. Pierre Henry nous a quitté. Comme Pierre Boulez , dans sa quatre vingt dixième année. En peinture on l’aurait reconnu comme un exceptionnel coloriste. Un Vénitien, un Delacroix, et un héritier de Varese et de Berlioz. Il faisait, dans la combinatoire des sons, des univers d’effroi (le Voyage) et d ‘inouïes galaxies transcendantales (Pierres réfléchies). De hauteurs sidérales. Des jardins des délices et de grandes faucheuses infernales. Il redonnait à entendre le froissement des feuilles sous les pas, le fracas des vagues écrasées sur les rivages, le vent des tempêtes et jusqu’à cette porte gémissante à qui il manquait juste la parole, le souffle de l’agonisant qui se vide comme une baudruche. Il proposait à la conscience la voie neuve d’une écoute vierge de l’univers. Les thèmes récurrents qui jalonnent son itinéraire restent les plus essentiels qu’un créateur se doit d’explorer, telles ces préoccupations sur Dieu, le sacré et la mort. Car au-delà des sons bruts et concrets, au-delà de l’identité abstraite des notes, c’est la poésie de l’ineffable qui nous est révélée. Pierre Henry se disait, plus que musicien, architecte et peintre des sons.

Michel Chion, son premier biographe, ne le compare pas moins à ces pionniers créateurs que furent tout à la fois Griffith, Eisenstein et Bresson. Et en conclusion de son ouvrage, dans la solitude de l’aventure où il oeuvrait , après une première phase de défricheur avec Pierre Schaeffer, c’est à l’image du Capitaine Nemo dans son Nautilus qu’il l’identifie, réinventant les profondeurs inexplorées et les abysses des sons purs.

Dans mes cours sur la musique contemporaine il avait, depuis les années quatre vingt dix, une place essentielle dans les chapitres sur les scandales dans la musiques du XX° et la radicalisation dans l’ordre de la pensée du son.

J’en voudrais toujours un peu à François Paris, qui n’en retint pas l’idée suggérée, de ne pas l’avoir invité pour ses quatre vingt ans ou pour ses quatre vingt cinq, dans le cadre du Festival MANCA où nul autre que lui n’eut été plus parfait témoin de la musique de demain.

……………………………………………………………………………………….

10 juillet


Gilbert m’apprend que Catherine Bes serait atteinte d’une tumeur au cerveau. Un an à peine après son départ du Conservatoire. Les combats continuent.

……………..

11 juillet


Il faisait encore bon ce matin dans l’oliveraie de Cimiez. En cette saison les parterres de fleurs du jardin dominant la ville, avec ses dix sept chemins de coquelicots disparus, étaient d’une très grande harmonie. Passant devant le monastère, je remarquais, sans que l’humour des urbaniste de la ville l’ait réellement voulu, qu’un buste en bronze du général Estienne (1860-1936), créateur des chars d’assaut, donnait ostensiblement le dos à celui, sensiblement de la même taille et de la même couleur, de Jean-Paul II.

…………….

15 juillet


En relisant la litanie des saints noms qui donnèrent des lieux de racines à nos pays de France, je me demandais quelle était la différence entre les monarques de l’Ancien régime et nos démocrates républicains d’aujourd’hui.

Un roi a fait, marqué et délimité les pays où l’on vit. Le patrimoine a successivement été augmenté de sillons sur des étendues à perte de vue, de ceps de vignes, de châteaux épousant l’harmonie des paysages, d’une diversité et d’une coloration régionale dans le tissu urbain et rural, de chefs d’oeuvre d’ouvrages de génie civil, d’églises et d’architectures d’exception. Les monarques républicains de maintenant maintiennent l’équilibre des finances dont ils ont la charge en vendant ce patrimoine séculaire aux chinois ou à d’autres plus offrant.

………………..

Hier c’était la triste commémoration du premier 14 juillet tragique de ce temps qu’on peut commencer à nommer une guerre. Les patrouilles, dans la vieille ville, s’effectuaient à distance rapprochée, par groupe de six ou sept soldats, à pas lourds et lents, armés jusqu’aux lunettes noires.

…………………

16 juillet


HAUT-VAR 


C’est un beau dimanche, chaud, trop chaud comme tous les jours depuis ce printemps. Aujourd’hui, c’est le Haut-Var. Le Thoronet, qui était au programme, est fermé entre midi et deux heures. Nous y passerons plus tard. Il y a quelque trente années, il était difficile de visiter en fin de matinée. Les petites sœurs de Bethléem venaient à la messe ce jour-là, quittant leur retraite des terres voisines, délaissant leur petit commerce de sculpture sur bois, d’huile et de lavande. Aujourd’hui il n’y a plus d’office. Le monastère ne vit que des concerts d’été grâce à cette acoustique exceptionnelle qu’il faut avoir entendue au moins une fois dans sa vie. Un miracle pythagoricien comme héritage à toute la science du dépouillement cistercien. C’est aussi une tristesse de constater un tourisme de plus en plus frénétique. Un visiteur bedonnant et vêtu comme pour aller à la plage, quasiment en slip, probablement pressé, m’a demandé où était le château ?…

 Ce sont donc les routes sinueuses des villages historiques du Var que nous empruntons, traversant les vignobles du Domaine Sainte Croix, parfaitement taillés, comme sortis de chez le coiffeur, délaissant le silence relatif et la porte close de l’abbaye pour un havre d’ombre à venir.

L’arrivée à Cotignac est un débouché sur une large place encadrée de gigantesques platanes. Le platane, ici comme dans toute la Provence des campagnes, est le maître de l’ombre. C’est lui qui laisse filtrer la violence des perles de lumière qui descendent de là-haut, dans l’harmonie des bleus et la marbrure blanche et verte des troncs séculaires. De loin, des falaises de roches crépues dominent le village qui est né sous la protection de ces tortures géologiques. Subsistent quelques habitations troglodytiques sous la roche peignée comme les  chevelures torsadées et baroques, en vagues éparses, de quelque Minerve courroucée. On dirait un désordre volcanique assez unique en terre provençale, creusé dans une pierre noire et hostile.

Rude et impérieux clocher de fer à ciel nu au sommet de la tour , Place de l’Hôtel de Ville.

Nous déjeunons sous la protection des arbres au restaurant la Table des Coquelicots.

La Place est le cœur du village, et l’animation du dimanche est ici inversement proportionnelle à ce qu’elle est dans les grandes villes.

Les bassins des fontaines reçoivent les premières feuilles mortes de l’été sur leur miroir d’eau turquoise, et au milieu de la place se dresse discrètement une inscription sur un mur d’hôtel, « nid perché pour oiseaux de passages ».

Les hôtels devraient toujours porter une enseigne qui diraient la vraie nature du lieu, comme une signature de l’esprit qui les animent, autrement que d’indiquer sèchement le tarif des chambres double et de préciser que les douches sont au fond du couloir…

A Sillans-la-Cascade, le belvédère n’est accessible que par un sentier poudreux et bien éloigné, accablé de soleil. Il est préférable, pour Y, que nous descendions le chemin aride et caillouteux, mais en pente douce, menant aux poches d’eau aux lits irréguliers, au turquoise si limpide que j’ai du mal à ne pas penser à ces images de paradis terrestre que Loti décrit dans Rarahu. Paradis caché , éloigné du visage habituel que l’on prête à ce département du Var de vigne et de pierre cossue. Ce sont ici, dans le vallon étroit, après la brisure de la cascade, des bassins naturels où l’eau monte à mi-torse et où les branches des arbres viennent parfois pencher leur troncs, invitant à chevaucher au-dessus du miroir qui s’écoule et rejoint en écluse la poche d’eau suivante, descendant ainsi la pente d’un cours lent, loin en aval.

Il n’est plus temps de rejoindre le Thoronet.

Saint Raphaël et Fréjus ont bien grandi depuis les années soixante dix. En lisière de Fréjus, le quartier de La Gabelle où était la famille Prost, est aujourd’hui encerclé de nouveaux immeubles, plutôt mieux conçus que les méchants HLM en bordure de vignoble et comme rejetés en périphérie de la ville.

Déjà, dans ces années-là,  il devenait imprudent de rentrer la nuit dans ces cités de la pauvreté.

Nous traversons le centre de Saint Raphaël que je reconstitue de mémoire par quelques angles de rue, la Cathédrale qui a la couleur du rivage d’ici, quelques monuments et avenues, et le Café que nous fréquentions en bout de promenade, qui a changé de nom. Les plages sont belles, le sable a la couleur du caramel et bientôt, après Agay, apparaît le massif déchiqueté de l’Estérel. Les ombres ont allongé dans cette lumière traînante du soir, et les quelques roches d’un sombre rouge exposées au soleil semblent éclater d’opulence.

C’est le retour des derniers baigneurs.

Jusqu’à Théoule, et au-delà de Port la Galère, le serpentin du bord de mer paraît creuser un chant de bauxite.

………………………………………………………

18 juillet


Heine a dit : traduire de la poésie c’est vouloir empailler un clair de lune.

…………………………………………………….

Gieseking joue le Clavier bien tempéré  avec une limpidité polyphonique sans égale mais d’une rapidité qui nous mène à l’essoufflement.

……………………

19 juillet


Peut-on compter sur autrui ?

Peut-on compter avec autrui ?

…………………..

21 juillet


Ce devait être vers 1977/78, de très loin, sur la Promenade des Anglais presque désertée, un homme de très haute taille, à la démarche empruntée, arythmique et dégingandée, ne sachant trop comment coordonner le mouvement de ses membres, passe maintenant à quelques pas de moi. Je n’ose le regarder de front tant la rougeur d’une excessive timidité envahit son visage d’où émergent des yeux clairs et lunaires. C’était l’homme de Narbonne, c’était Charles Trenet.

……………………………

Encore ce cauchemar d’extraversion commerciale, dans le maelström de Nice : assiette à l’italienne, tartare au couteau à l’italienne, concept italien, panini… Il y avait déjà le spumante, une manière de Champagne, avant le prosecco issu du néant.

A quand le cassoulet péninsulaire ?

……………………………………………………………………………

Embrun-Salon de Provence sur le Tour. La Patrouille de France s’est déployée sur Sisteron en forme de cœur, merveilleusement, comme un baiser pour Katy.

On descend aujourd’hui vers les villages, vers les hameaux âpres qui portent les magies de Giono.

…….

Marseille menteuse. Le savon de Marseille est le savon de Salon…

…….

Voir Simiane la Rotonde. Dodécagonale….

…………………………………………………………………………………………

C’est de Werner Haas que j’ai appris mon Debussy !…

Je le réentend aujourd’hui comme on retrouve la saveur des premières amours. Le premier Livre de Préludes reste encore une référence au-delà de Gieseking ou de Samson François. Sa Cathédrale engloutie, que je n’avais plus réécoutée depuis des décennies, m’a ému jusqu’aux larmes dans le silence et l’obscurité de la soirée. Comme j’en restais sans voix, sans même aucune respiration, attendant les accords qui déferlaient comme des vagues extatiques et sensuelles engloutissant ces nuits lointaines de délices que je passais dans l’appartement prêté par la Nonina, Rue des Orangers.

……………………….

25 juillet


J’avais enfin rendez-vous ce matin tôt avec Henri, au Carlone. Il restera alité. Il n’aura pas eu la force de descendre. Ma Nini veille à son isolement et à ses médicaments…

………….

28 juillet


Nous fêtons Sainte Sévère sur Indre, soixante dix ans après le tournage de Jour de fête  de Tati. On reconnaît toujours l’orgueilleuse fenêtre où apparaissait le facteur.

…………

Une atmosphère de fête aussi chez Sauveur. Une tablée des grands jours, de nouveaux venus. L’un d’eux achète une petite sculpture représentant des personnages à différentes fenêtres d’un immeuble colorée de la vieille ville. Une œuvre d’une amie de Dany la Piaf. C’est le spectacle en miniature de ce que nous avons tous les jours sous les yeux.

……………………………………

début août


Dans les années vingt, la maison de machine à coudre Singer passe une commande à plusieurs compositeurs en vue de l’époque.

Stravinsky va donner son extraordinaire Renard, Satie, la Mort de Socrate et Falla les Tréteaux de Maître Pierre. Seule, cette histoire de Don quichotte et Dulcinée verra de réelles représentations pour théâtre de marionnettes.

Déjà les industrielles comprenaient, pour l’image de leur entreprise, que l’alliance avec des projets d’art pouvait assouplir par la fantaisie ce qui risquait de paraître  mécanique et rigide…

……………………………

3 août


Cathy Bes m’appelle vers vingt et une heure. C’est presque par accident. La mémorisation de mon numéro de téléphone était juste sous celui d’une autre personne qu’elle voulait joindre. Elle ne répondait pas à mes textos faute de trouver les lettres pour en faire des mots. Elle perd progressivement l’usage de certaines paroles, comme des déchirures dans le tissu du langage. Je reste effrayé par cette voix qui module autrement et par l’ampleur de cette dépression que je perçois à l’aveugle. La tumeur avance. Je reste sans réponse, et pour finir…. je ne veux pas mourir…

……………………………………………….

Pourquoi s’effrayer ?…. Le néant ne peut pas se vivre.

……………………………………………….

5 août


Pour répondre à Sartre et sa haine de la famille (bourgeoise), « famille je vous hais », Jules Renard aurait pu dire en écho que tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin.

………

 COUPE TRANSVERSALE D’UNE JOURNEE EN FRANCE EN CETTE FIN D’ETE—

PREMIERE NOUVELLE au Journal télévisé : un petit panda est né sous le ciel de France , ce qui fait la joie des chinois pour lesquels l’animal est sacré. Toute la médecine et tout ce que la science a de compétence est au service de cette nativité.


SECONDE NOUVELLE (et seulement seconde) : la France est en feu, la canicule ravage, et les feux criminels (promesses d’islamistes) soufflent sur tout le sud du territoire.


TROISIEME NOUVELLE : le maillot de Neymar du club du PSG est en vente à 145 euros. Les gens font la queue devant les points de vente depuis cinq heures du matin. Dans un pays où les aides personnalisées au logement baissent de cinq euros, où le paquet de cigarettes est à sept euros… … un jeune interviewé pensait que « la baisse des apl était gravissime »… cigarette à la main.

…….

La France a perdu le sens de l’orientation.

…….

Le maillot de Neymar est-il déductible d’impôts ?

…………

Des lions de nuages déferlent immobiles derrière ma fenêtre, au-dessus du Grand Baou. Du vrai marbre céleste dans l’azur caniculaire. Comme des pastels de Boucher.

………..

Cette nuit, première pluie bienfaisante en ces temps d’asphyxie.

………..

7 août


Parlant de Dieu (toujours dans le chapitre XXXV du Novarina), je me dis qu’Antonin Artaud s’y connaissait surtout en perles gastriques.

…………….

Henri est à Bastia. Son désir de vivre est tristement assujetti aux proportions plus ou moins importantes d’antidépresseurs.

……………

Quelle plus belle assemblée de compositeurs pour viole de gambe que celle du XVII° ! Sainte Colombe, Louis Couperin, Henry Dumont, Marin Marais, le Sieur Demachy.

……………

10 août


J’ai sous les yeux le bandeau d’un livre de René de Obaldia, d’une photo noir et blanc, assez dramatique dans ses contrastes. Dans le regard, légèrement oblique, comme s’il nous voyait à notre insu, et contrastant également avec l’idée habituellement primesautière de sa poésie, il y a toute la gravité et l’intelligence des humains.

……………………………………………………………………………….

Prats de Mollo dans les Pyrénées catalanes fête l’ours à la fin de l’hiver, à la Chandeleur, qui est fête de la lumière revenue. C’est le combat de l’homme contre les forces animales. Comme l’ours a disparu depuis les années 70, c’est l’humain, une fois enduit de poix, qui porte le masque de l’animal. Et le vin de l’outre aide l’humain à entrer dans la peau de l’ours. C’est la fête du pouvoir de germination. L’ours salit de noir les jeunes filles et les jeunes hommes, et incite à la fécondation après bien des joutes et des combats symboliques. Puis les ours blancs entrent en scène et vont humaniser les bêtes en les dépouillant de leur pelisse.

Il s’agit d’une variante d’une légende de l’éternelle opposition entre l’homme et l’animal, des forces triomphantes de la vie au retour de la belle saison. 

Peut-être qu’au-delà de ces symboles carnavalesques, l’image de l’enfant à l’ourson en peluche demeure-t-elle universellement la plus vive présence tout à la fois de la force protectrice et du double animal projeté dans l’ l’humain.

…………………….

Etonnamment, dans l’œuvre de Schumann la mer est absente. Comme chez la plupart des romantiques allemands. Jamais on ne sent l’appel du large. Wagner l’a à peine entrevu, mais même son Vaisseau Fantôme clapote sur les abords et les méandres du Rhin. L’Allemagne n’a pas d’horizon autre que cette mer presque fermée au Nord. Le centre de gravité de l’inspiration de Schumann reste aussi le Rhin et le bruit des sources. D’où peut-être cette confidentialité douloureuse d’intimité et de forêt dans les lieder, là où Gabriel Fauré sait prendre le souffle de la vague, jusqu’aux ultimes horizons chimériques.

………………………

ROUSSILLON  –  CADAQUES / LANGUEDOC


11/15 août


Partis avec Cécilia dans le début d’après-midi ce vendredi d’un beau week-end de 15 août, on le sentait dès l’arrivée à Céret. Le village est en fête, l’harmonie des pierres et des arbres, la concentration des lieux d’activités ont contribué à la plus simple des séductions. Arboré, aéré, le village respire la peinture, ça sent l’énergie qui a su concentrer les forces de l’esprit comme savent parfois le faire certains lieux qui ont vécu une histoire. Les arts s’affichent sur les vitrines des devantures, dans les cafés et les annonces des futurs activités estivales.  Nous sommes à l’Hôtel des Arcades, Place Pablo Picasso, au troisième étage où s’ouvre une place très animée enfouie sous les platanes que nous pourrions toucher depuis le balconnet de notre chambre. Celle-ci est si spacieuse et meublée avec tant de goût qu’on croirait avoir loué une suite lumineuse. Depuis nos fenêtres nous avons une vue frontale sur la Porte d’Espagne en moellons de pierres rouges formant une sorte d’aqueduc fragile. Au pied du large platane, un bassin a été décoré sur tout son pourtour d’une sorte de bas relief en céramiques, en hommage à l’Odyssée ou à une quelconque aventure méditerranéenne. Il s’agit d’une réalisation de Picasso. Et sûrement d’une copie. L’original n’aurait pas supporté  l’épreuve du temps…

Déjà les lumières succèdent aux couleurs du jour qui vacille.

Nous dînons Place des 9 Jets (la fontaine a neuf bouches d’eau autour de la colonne centrale) aux éclairages magiques de toutes sortes de jaunes électriques rendant fantomatiques et irréels les guirlandes et les platanes aux branches comme des bras dénudés lancés vers un ciel de révolte.

Nous y boirons le vin rouge de Jonquières d’Oriola.

De nombreuses ruelles extrêmement étroites débouchent sur de très belles petites places suffisamment dégagées pour qu’on y lise avec clarté l’intention urbanistique qui n’a ici rien à envier à l’urbanisme italien.

Au matin du 12 Août les bruits métalliques des étals préludent au marché du samedi. Sous nos fenêtres les tentes en majorité aux couleurs de Catalogne donnent à la place et à l’avenue Jean Jaurès un air de pavois. Sur la minuscule Place Soutine, qui a lui aussi sacrifié à la tentation du village, le fameux hôtel-restaurant del Bisbe, installé dans un immeuble qui paraît être le plus ancien de la vieille ville dans l’unité de son lierre aux balcons et sa pierre décrépie. 

L’église a un côté sud américain dans sa décoration et ses stucs colorés. On y prépare avec agitation le 15 Août.

Avant de quitter l’hôtel nous voyons défiler aux murs de la salle des petits déjeuner, et dans les escaliers menant à la terrasse sur le toit, des originaux de Dali, des affiches de Masson, Pignon, Braque, Picasso, Soutine.

Est-ce bien le village de naissance du cubisme ?

Les récents propriétaires vont devoir céder ces merveilles à l’ancien gérant qui était collectionneur de toute cette école de Céret. L’imagination des nouveaux venus suppléera à la perte de ces trésors. Nous quittons la pétillante petite ville sous les volets mauves et les fonds ocres des murs du Musée Dali.

Céret est l’équivalent de Collioure dans les terres  nous dit en partant notre logeuse…

Depuis Céret, St Martin de Fenollar n’est qu’à quelques kilomètres, en contrebas d’un chemin de terre. La chapelle ne serait pas même remarquée tant la simplicité et la vétusté des murs externes contrastent avec les chefs-d’œuvre violents des peintures murales qui recouvrent toute la partie du chevet et les premiers pans de murs qui lui font suite. Les vingt quatre vieillards de l’Apocalypse figurent en rythme nerveux, les cavaliers sur chevaux blancs, la dormition de la Vierge, et à la voûte, le Jugement dernier qui est traditionnellement traité, avec plus rarement, la Jérusalem Céleste. Il faut un temps d’adaptation pour voir jaillir de l’ombre les couleurs hautes et vives de ces peintures. Le style catalan de ce XI° siècle, cru et contrasté, prélude à cette violence qui caractérise l’âme du pays au travers des siècles. On croirait la palette d’un Matisse de Catalogne ou d’un Fauve égaré non loin finalement de cet instinctif rassemblement d’artistes ayant vécu à Céret. Dans mon souvenir, lors d’une précédente visite, je gardais l’impression de dimensions plus vastes que ne l’est en réalité cette petite chapelle dans la monumentalité qui s’en dégage.

 A Arles sur Tech, c’est maintenant l’aridité et la rusticité pyrénéenne déjà connues en Andorre. Peu de maisons fleuries. Quelques balcons aux jardinières de couleurs qui ne font jamais ces harmonies compactes aux murs des ruelles dans d’autres villages. Mais toujours ces balcons minces caractéristiques de cet habitat de montagne, aux ferronneries torsadées qui ne laissent qu’à peine passer un possible curieux à la fenêtre. Arles est austère. On n’y quitte jamais vraiment le visage habituel de l’hiver. L’été n’y est que l’assèchement et le déshabillé provisoire avant le retour des rudesses. L’abbaye est sombre et mate sous le ciel.

Par l’entrée principale, au verso du portail occidental, deux anges aux trompettes se répondent à chaque extrémité de la composition. Il ne reste que quelques lambeaux de peintures pâles échappées aux crépis. Sur un mur latéral de la nef, un large et haut bois polychrome de 1647 d’un seul tenant, témoignant d’une multitude d’épisodes bibliques, de scène de martyres etc.. La densité de l’ensemble fait comme un fondu de tous ces épisodes pour ne donner que l’impression d’une seule violente image d’or (séparant les séquences) et d’innombrables saillies de rouges, de verts et de bleus. Plus loin, un Christ aux outrages, assis, isolé dans un espace creusé dans l’allée, de type récent, mais dans l’absolu caractère véhément et doloriste de ton du roman catalan. Par delà le cloître au jardin composé d’allées s’entrecroisant, aux chapiteaux simples, un sarcophage de marbre blanc et un gisant aux plis festonnés de la toge de Guillaume Gaucelme sculpté par Ramon de Bianya.

La route est sinueuse pour rejoindre Prats de Mollo, le village de la Fête de l’Ours.

Des pierres et des voûtes, des cyprès, de l’azur au faîte de midi sur l’église Ste Juste et Ste Ruffine, au chevet octogonal plat, caractéristique du Vallespir. Le clocher de pierre noire, massif autant qu ‘élégant dans ses proportions, domine le village dans sa partie sud. Au flanc, le cimetière avec une tombe remarquée d’un drapeau républicain signifiant un soldat tombé durant la guerre d’Espagne. Un tunnel souterrain mène en pente douce vers le Château Lagarde, très haut, au-delà de la partie habitée du village. Nous n’avons pas la force de nous hisser jusqu’à lui, d’où la vue dominante couvrirait la vallée environnante. Redescendus nous n’avons que la force de reprendre souffle dans une ruelle pour un verre à l’ombre des pavois rouge et or.

Vallespir voudrait-il dire Vallée spirituelle ?

Saint Genis des Fontaines et  Saint André de Sorède, petits villages insignifiants en soi, près d’Argelès, dormant de la torpeur de ces milieux d’après midi d’été, ne justifieraient pas un détour si ce n’était que l’un comme l’autre présentent, à quelques kilomètres, comme habités d’une gémellité spirituelle, les tous premiers tympans préromans que nous connaissions en France, dans une pierre, aujourd’hui inondée à cette heure, d’ocre roux et de jaune sable. Et ces tympans offrent un Christ en mandorle quasi byzantin avec, à gauche et à droite, en bas relief, juste au-dessus de l’entrée, d’une évidence biblique, des anges musiciens et des penseurs graves et inspirés, qui laissent penser que l’auteur ou les auteurs de ces deux merveilles ont travaillé conjointement à ces deux réalisations.

Sur la route de Prades, il existe un lieu privilégié que la nature réserve parfois, et qui contredit la géologie ou la flore environnantes d’une région, à l’Ille sur Têt, où les orgues sont comme un hiatus dans le panorama et pourraient nous donner l’illusion de se trouver dans les Rocheuses américaines, à Bryce Canyon ou dans un désert australien. En Cappadoce, ou aussi, plus près de nous, dans les falaises d’ocre de Rustrel en Vaucluse. Ce sont des espaces géographiques, comme des principautés ou des enceintes affranchies, repliées sur elle-même, hors des normes géologiques du pays. Les orgues de l’Ille sont d’autant plus précieuses que l’érosion rapide de ces craies modifie insensiblement mais certainement leur forme et la physionomie qu’elles peuvent avoir aujourd’hui. Jusqu’à disparaître un jour. On pourrait dire qu’il s’agit, en qualité de beautés naturelles, par leur visage évolutif, l’éphémère condition et la fragilité de leur matière, de works in progress.

Défilent sous nos yeux le labyrinthe titan, aux multiples replis d’ombre, les aiguilles blanches chauffées jusqu’à la calcination, dans des mouvements d’élévation vers l’azur, des tertres coupés et torturés comme au rasoir, des trompes d’éléphants hissées vers le ciel, des fractures de roches à même la panoramique des orgues où quelques plants de végétation s’accrochent au sommet, des accidents de matières, laissant l’imagination entrevoir des formes animales ou des monstruosités aléatoires, et des béances confirmant le transpercement du temps sur ces calcaires. Et comme dans un chaos organisé, toute une miraculeuse majesté naturelle qui, s’il était encore besoin de le prouver, nous convaincra que celle-ci n’a jamais su si bien être artiste.

Nous traversons l’Ille quand les ombres s’allongent sur la route. L’église à chevet octogonal est aperçue de loin, comme au-dessus des toitures, embrassée à hauteur du Têt, par des gerbes de fleurs.

C’est à Thuir que se fait notre seconde halte. A l’Hôtel Cortie aux volets bleus océan et aux murs jaunes. Nous dînons, harassés, d’un magret au Byrrh sous les lierres de la terrasse. La rue est tellement étroite qu’on pourrait y voir les occupants de l’immeuble qui fait face à notre chambre. La ville est endormie. C’est loin d’être la fièvre du samedi. Pas même la ville d’où l’on pourrait voir cette nuit des centaines de météores par vagues successives.


13 août  (dimanche)


La route est encore dans l’ombre des montagnes et le silence des dimanches, quand au débouché d’une sinuosité apparaît Castelnou. Endormi et pentu. Fantomatique à cette heure où l’ombre a autant de virulence que le soleil dans le dédale des ruelles montantes. Les pavés aigus se font sentir. Quelques villageois prennent leur café devant le pas de leur porte. C’est le silence. On pourrait entendre les ailes des grands oiseaux solitaires. Les lierres rampants envahissent la pierre couleur de terre et couleur de montagne. Le village est comme issu spontanément du désir de fixer la vie dans ces lieux retirés, et bien qu’à quelques kilomètres de Thuir, comme une volonté de saisir la solitude dans la quiétude des matins. Abrités sous le porche, sous l’auvent d’une maison à l’ombre d’une treille, nous mangeons quelques raisins déjà mûrs et au-delà d’un muret, en contrebas nous saisissons l’enfilade des maisons au bas du village dont nous voyons les surfaces tuilées qui rendent rouge toute la perspective environnante. Parfois des massifs de fleurs, mauves et jaunes, viennent manger la pierre jusqu’à la faire disparaître.

Le chemin qui monte au nid d’aigle du Prieuré de Serrabone est sinueux, mais la route très carrossable. Le décor sévère, en accord avec l’extrême sobriété de l’architecture extérieure de l’édifice. Comme tout ce que j’ai toujours vu des églises pyrénéennes. L’entrée se fait par une galerie qui surplombe comme dans le vide un jardin de fleurs et tout le long les piliers sont surmontés de chapiteaux représentant des animaux fabuleux et des chimères. La merveille de Serrabone est le porphyre rouge et blanc de sa décoration, de ses tonalités veinulées de vanille. Traversant la nef d’un extrême dépouillement, on parvient à ce qui doit certainement être le joyau le plus affirmé de l’art roman catalan. La luxuriante tribune rouge et blanche, déplacée du lieu d’origine et mise à même le sol, surmontée de croisées d’ogives de même tonalité que les piliers et leurs chapiteaux reprenant le thème des animaux fabuleux. L’harmonie et les proportions de l’ensemble, accentuées par l’éclairage vif, dégagent en ce lieu une mysticité et une force artistique qui semblent ne pas pouvoir être dépassées.

Cette fois nous atteignons la mer. Collioure surgit au détour d’une longue descente permettant de pénétrer progressivement dans cette lumière unique qui fait la Côte Vermeille. Les reliefs plus profonds et les couleurs comme saturées. C’est un paradis pour peintres et plasticiens. Matisse, Derain et quelques autres ne pouvaient rêver plus forte intensité. C’est dimanche, et le bord de mer est saturé de promeneurs, de baigneurs qu’on a l’impression que la ville est concentrée en un seul périmètre où chacun dispute un espace de mer, de souffle marin et de sable chaud. L’abord des restaurants, proche du rivage et de l’ancienne tour de forteresse qui fait la caractéristique de l’anse de la ville, est tout autant encombrée à l’heure de déjeuner.

Et puis dès que nous montons quelques rues plus loin, au-delà de ces artères trop attractives, c’est le rythme fleuri de la ville, l’opulence des ocres et de toutes les nuances de celui-ci, des mauves et des bleus. Des fenêtres aux jardinières et aux bougainvilliers géants, aux escaliers descendant ou montant vers des perspectives toujours plus vives d’harmonies tranchantes de lumière, de linges pendus aux fenêtres qui se mêlent au décor floral, et au léger souffle de vent qui assèche l’air et le rend respirable. Contrairement à la torpeur humide qui s’abat sur Nice, le climat de Collioure n’est pas paralysant. Dans ces dédales de rues il n’est pas rares de voir , plantés dans le décor, quelques cactus ou quelques végétaux rappelant l’Afrique.

Par chance, redescendant vers l’animation grouillante du bord de mer, nous déjeunons merveilleusement d’énormes poissons, de gambas et d’autant d’autres fruits de la mer parfaitement cuits, servis, non pas, sur le conseil du patron du lieu, d’un Collioure, mais d’un rouge de Trouillas (proche de Thuir) qui s’harmonise autant avec nos produits de la mer que les lumières, les couleurs, les linges et les végétaux s’harmonisent dans les ruelles de la ville.

C’est l’heure de descendre vers l’Espagne.

La route serpente le long d’une côte grise sur fond de mer calme, où les vignes du Collioure et celles du Banyuls, en terres arides et pentues, se joignent aux criques de rivages déchiquetés.

C’est l’arrivée à Llança, ville blanche qui prélude à l’entrée dans la Costa Brava. J’aurais pensé, en réservant pour ce dimanche la chambre de cette troisième nuit, à un village de pêcheurs paisible, là où une ville large se présente à nous. L’hôtel est dans un quartier dégagé, plutôt aéré et sans construction en hauteur. Quartier de maisons basses, en périphérie des centres d’intérêts, mais populaire semble-t-il, et du plus grand calme.

Comme nous ne pourrons aller visiter le monastère de Sant Pere de Rode, fermé à ce jour, il est encore temps de descendre jusqu’à Cadaquès, quelques kilomètres plus au sud.

De même que pour Llança, il est loin le village de pêcheurs, loin dans le temps. C’est aujourd’hui la station balnéaire, la première du nord de la région. Cadaquès est blanche jusqu’à l’aveuglement. Comme pour Collioure, la ville est aperçue de loin, en pente douce, puis se fond dans la blancheur des ruelles aux volets bleu océan. On croirait pénétrer dans un tableau de Jean-Claude Quilici. Presque déjà mauresque. Les bougainvilliers se mêlent aux senteurs de la mer qui circulent par les rues étroites et épousent les bleus des volets, le vert  et toute la blancheur encore torride à cette heure où les ombres s’allongent. Les plus belles vues d’ensemble seront celles depuis l’anse de ce qui dût être un petit port il y a bien longtemps, et passant sous une arcade le long d’un chemin de rivage, une perspective s’offre sur la façade de l’église et sur toutes les maisons à ses pieds. L’autre belle vue sur l’ensemble de la ville se trouve plus haut, au pied de l’église, depuis un balconnet dominant les toits de tuiles orangés contrastant violemment avec les maison blanches qui fuient jusqu’au plus loin à l’horizon et les milliers de petits voiliers comme autant de taches mouchetées sur fond de bleu. Blanc sur bleu toujours.

Mais il est vrai que le petit village est devenu une ville . Que les baigneurs se promènent avec leurs grosses bouées au sortir des plages et que les cafés et les restaurants n’attendent plus que le déclin du soleil sur les après-midi de farniente pour commencer la chasse aux clients. Comme sur tous les bords de mer…

Dali a une maison/musée non loin, probablement à l’extérieur de toute cette agitation estivale, près d’une crique isolée.

Nous ne reviendrons pas demain à Cadaquès. Cette visite de quelques heures nous a fait respirer ce petit air d’Espagne que nous ne voulons pas gâcher par ces trop plein de bains de mer.

Après dîner sur la promenade du bord de mer, nous rentrons à Llança à la nuit tombée, par la même route, sinueuse et maintenant désertée.


14 août


Nous quittons l’hôtel et le quartier encore endormi pour une remontée assez longue, et parvenons à Gruissan en milieu de matinée.

 « Gruissan, Gruissan mes amours… » disait Charles Trenet en 81. La tour Barberousse domine toujours le centre du village, déjà bien animé. Puis près de Palavas, c’est l’ancien quartier des pêcheurs, aujourd’hui les chalets des plages où de modestes maisons sur pilotis accueillent les résidents du mois d’Août. La régularité des alignements des maisons et l’absence de relief de ce bord de mer donnent un côté un peu triste à leur vétusté. On dénombre parfois  quelques chalets coquets aux couleurs vives, dont un rose et blanc à l’entrée du quartier comme exposé pour tous les autres, invitant à la poésie des vacances près du sable. Le ciel s’est mis au gris, du moins il doit toujours l’être ici, à cause des évaporations permanentes et stagnantes sur l’étang. Un fois sortis du périmètre influent de ces eaux immobiles, l’azur est vite de retour.

Déjà, à Villeneuve les Maguelone, le village fantôme en bordure de la presqu’île de l’abbaye, un quelque chose de poudreux et de poussiéreux nous imprègne d’une lumière livide. Aperçue de loin , la masse de l’abbaye disparaît à mesure qu’on s’en approche, cachée presque jusqu’au sommet de son chevet pourtant très élevé. Hors des vignes alentour, c’est le règne du roseau et du pin parasol, géants qui envahissent cet environnement de marais, de poussière et de blancheur saline.

L’histoire d’amour chevaleresque et médiévale, et le romantisme qui s’en est emparé plus tard, présidant à la réputation de Maguelone, appréciée par un pape qui la considérait comme une insigne maison dans le monde de la chrétienté, et jusqu’à Brahms qui en fit un cycle de lieder, ne se retrouve pas aujourd’hui dans l’aridité et la sécheresse d’un lieu qu’on imaginait plus accessible à la rêverie. Ce qui a donné une légère note d’amertume au petit vin de l’abbaye.

Nous sommes à Nîmes, près de l’imposant et très solennel boulevard Jean Jaurès, tout près des monuments d’histoire les plus remarquables, à l’Hôtel Imperator abrité sur sa petite place par l’ombre de très beaux arbres. L’entrée est monumentale et les salons d’accueil n’en finissent pas d’en déployer tout le luxe et l’aisance. C’est le lieu choisi naguère par Hemingway, Ava Gardner et Picasso lors des ferias de la ville. Il est d’ailleurs une affiche à l’entrée du bar qui, depuis 2005, indique que le Prix Hemingway, « littérature et tauromachie », initié par les Avocats du Diable, sur une idée de Marion Mazauric récompense chaque année, en feria de Pentecôte nîmoise, une nouvelle littéraire inédite d’un écrivain français ou étranger.

La Maison Carrée n’est pas l’Assemblée Nationale de Paris. Celle-là serait plutôt une élégante villa patricienne quand le bâtiment de l’Assemblée ne serait, dans la grisaille, qu’un méchant HLM. Il est de rares exemples d’une telle harmonie dans un édifice publique antique. A tout prendre, la finesse de la Maison nîmoise le disputerait à la plupart des temples de la Grèce sicilienne. (Ceux-ci presque tous doriens et trapus, dans le prime âge de l’esthétique grecque alors que la Maison de Nîmes a des chapiteaux ioniens, qui signifient la dernière période de cette l’architecture antique).

Cette fin d’après-midi nous offre, plus encore aujourd’hui, la patine et l’usure déjà palpable des fûts et des colonnes dans leur blancheur saturée, comme d’une vieille dame à l’extrême dignité. Bien que la jeunesse des proportions et le mystère d’équilibre des géométries qui ont fait naître de tels édifices ne prendront jamais aucune ride.

Il était dit qu’en moins d’un an, j’allais passer en revue trois des   arènes les plus fabuleuses de l’Empire romain. Le Colisée de Rome, puis ce printemps dernier Arles, et aujourd’hui Nîmes.

Autant les arènes de Arles était sableuse et chaude au couchant de juin, autant celle de Nîmes, sensiblement à la même heure, renvoyait dans les ombres du presque couchant un gris bleu métallique mêlé de marbrures sombres. L’esplanade ici est beaucoup plus dégagé qu’à Arles et là où l’espace est le plus profond, on peut admirer en perspective la superbe statue de bronze de Nimeno II, tête légèrement baissée, affrontant le danger que l’on devine, la cape recouvrant tout le bas du corps comme un drap fluide qui se déverse. Il s’en dégage une impression de concentration, d’humilité et détermination, avec pour décor en arrière-plan, les arènes. C’est le lieu de tous les clichés auxquels sacrifient les touristes, y compris les enfants. Il y a quelques années les antis corrida avaient souillé la sculpture et l’avait aspergée d’acide, blessant assez gravement à son contact, une enfant de huit ans. Une polémique s’ensuivit, la statue fut restaurée et une nouvelle inauguration eut lieu en présence massive des aficionados et des élus locaux. Les courageux antis, à défaut d’affronter les masses de six cent kilos dans l’arène, prônent une morale qui verra leurs revendications, hélas, aboutir, dans un monde formaté, administratif, lisse et sans saveur, bien loin de la magie barbare  et toute nietzschéenne à laquelle ils ne sauraient appartenir. La Catalogne elle-même, par souci de plaire aux modèles conventionnels européens et mondialistes, a établi de nouveaux décrets humanistes .

L’intérieur des arènes est pareillement sous cette dominante froide de bleu gris qu’elle a du côté extérieur. Je monte jusqu’aux gradins supérieurs pour une vue sur cette univers momentanément éloigné du bruit et de la fureur, le soleil n’en finissant pas de tordre les couleurs du couchant, nous profitons d’une terrasse pour le verre de vin du soir  avant de pénétrer  dans le vieux Nîmes.

Place de l’Horloge, Rue Fresque, Place aux Herbes… La ville historique est assez rapidement parcourue. Quelques belles perspective  où l’on découvre la Cathédrale Saint Castor au style assez composite, la Chapelle Sainte Eugénie, festonnée et altière, dans une ruelle étroite d’où la façade n’émerge que par un angle fermé. Nous dînons dans un excellent resto indien avant le retour à l’Imperator.


15 août


Il fait presque frais ce matin, à l’heure immobile de ce jour férié.  Nous montons tout là-haut vers la tour qui n’est qu’à quelques centaines de mètres que nous parcourons le long d’un beau canal où les reflets des grands arbres de l’avenue s’étirent sur leur parterre d’eau et sous la courbure des arches des petits ponts. Ensuite c’est un parc solitaire et silencieux, des sculptures et des allées parsemées des premières feuilles mortes. Une sorte de petit Versailles tout en pente, d’où émerge au sommet de la colline l’espace dégagé de la Tour Magne. Gros cylindre de pierre blanche et phare majestueux qui apporte sa note austère et médiévale à la cité antique.

Et nous quittons Nîmes pour le Pont du Gard.

Sur le chemin apparaît, derrière des cyprès, une chapelle inattendue, flanquée d’un ensemble de constructions romaines, de colonnades semi-circulaires, sorte de Tivoli ou de jardins de la Villa Borghese égarés et à demi ensevelis sur le bord de la route. C’est le Château de Castille (décoré par Picasso ! aujourd’hui à vendre…) et la Chapelle Saint Louis qui se sont parés de vestiges romains préludant à l’arrivée du Pont.

Il apparaît, majestueux depuis le lointain. Nous avons choisi l’arrivée par la rive gauche et on peut déjà en parcourir des yeux une partie sous un ensemble de platanes qui lui font comme une parure, avant de parvenir au pied de l’édifice, nu dans sa pierre ocre et caramel. Et nous levons les yeux pour embrasser toutes ses dimensions comme on le ferait d’un paquebot géant. Vers le haut, la gigantesque rythmique des arches dont on prend réellement conscience de la force et de l’amplitude, et vers le bas , coulant doucement, la large rivière où canote les écoles de canoë.

Depuis la rive droite où nous sommes descendus, à hauteur de la rivière, des étendues de plages et de broussailles permettent des angles de profil où s’étire élégamment le pont sur toute son étendue. La contemplation pourrait durer longtemps à la mesure des variations de nuages et des différentes lumières qui donnent à l’édifice soit des tonalités sombres et presque dramatiques, soit des harmonies dégagées sous le fond limpide de l’azur.

Plus au nord, c’est maintenant Uzès.

La ville est élégante, dès l’arrivée, la pierre blonde, ciselée de l’escalier Renaissance et le clocher de St Théodoric, découpé comme une dentelle. Il s’agit en fait d’un type circulaire unique en France, rappelant l’architecture lombarde italienne. Un campanile qui évoque un peu la Tour de Pise. C’est là, dit-on que fut baptisé l’oncle maternel  de Jean Racine. L’Uzès historique est cossu. La pierre d’époque renaissance et gothique, avec de nombreuses maisons particulières du XVII° siècle. Plus de quarante édifices sont inscrits aux Monuments Historiques, pour une cité de huit mille habitants. Nous déjeunons à la Place aux Herbes, place carrée qui semble l’endroit où tout le monde se donne rendez-vous aujourd’hui… Très vaste, ombragée de platanes, entourée de maisons à arcades et au centre de laquelle trône une grande fontaine en fonte ouvragée. C’est aussi le lieu des parfums et des herbes aromatisées du marché du samedi matin. De beaux magasins sont installés sous les arcades et les couleurs ne sont pas sans rappeler la Provence.

L’endroit le plus parfaitement original est le délicieux Jardin Médiéval, au fond d’une rue où s’ouvre, aux battants des portes, une décoration très vive d’une scène champêtre à la manière des illustrations des Livres d’Heures du duc de Berry. Le jardin sous la tour du Roi, qu’on aperçoit dès l’entrée , est un herbier vivant de quatre cent cinquante variétés de plantes médicinales, mêlées à des plantes aux vertus plus singulières, parfois toxiques, ayant servies à la confection de poisons. Comme je n’ai connaissance d’aucune de ces plantes, j’en ai simplement relevé quelques noms, plus pour la beauté de ceux-ci , évocateurs de toute une poésie inattendue :

Brunette commune, julienne des dames, mauve royale, iris faux-acore, marguerite au corymbes, phlomis (phloème ?) pourpre, œillet de poète, réglisse glabre,, catananche bleue, immortelle d’Italie, mufliers, pavot cornu, œillet mignardise, nigelle de Damas, anémone hépatique, pimprenelle…

Le jardin nous offre avant de partir deux petits verres de boisson aromatisé dont une que j’ai reconnu être à base de réglisse. Le pays étant un centre connu pour ses bonbons.

Et de retour, nous finissons par acheter à l’étal, des melons, des poires et de tomates à Senas, en région de Cavaillon.


16 août


Dans mon sommeil j’ai rêvé, non pas comme Desnos, à des poèmes réalisés sous auto hypnose, mais à des pièces de théâtre qui seraient conçues à partir d’un thème accepté par les acteurs qui écriraient eux-même les répliques ou les tirades en fonction de ce qu’un précédent protagoniste aurait écrit avant de livrer la suite à un autre. Il serait souhaitable que les co-auteurs de la pièce fussent composés pour partie d’un ou deux professionnels et pour le reste par de parfaits amateurs. Les acteurs se remettraient le manuscrit et auraient un laps de temps imparti pour remettre leur texte au suivant. La spontanéité combinée à la concentration la plus sincère seraient la garantie d’une réelle possible bouffonnerie. Je sais que cette conception a déjà existé, que des tentatives d’écriture collective ont déjà été réalisées dans les avants-garde, mais dans mon rêve il s’agissait de Tennessee Williams, donc d’une garantie théâtrale parfaite. Pourquoi ?

……………………………………..

Une religion est une secte qui a traversé le temps. J’ai déjà entendu ça quelque part.

……….

Citroën DS 19 1960, les yeux ronds, le poisson qui n’ouvre jamais la bouche.

………..

En 66 Adamo chantait « In chah la », je l’écoutais au transistor (la chanson passait tous les soirs) dans la cuisine de la rue des Potiers. Je sais aujourd’hui que les Juifs et les Arabes ne s’entendront jamais. Cette chanson était comme une porte qui devait s’ouvrir. Et c’était bien avant 68, c’était avant que de Gaulle ne dise après la guerre des Six jours que le peuple d’Israël était fier et arrogant. Il y eut là comme une fracture dans les perspectives d’avenir. Et l’arrivée du mois de Mai qui n’a pas été si spontanée que ça…

………..

Ce 18 août, on a parlé d’Antoine , Antoine Muraccioli. Il n’y a pas meilleure philosophie que celle qui l’accompagne depuis qu’il  a quitté la vie médiatique. La sagesse est avec lui, je le suppose. Les îles, les ivresses, les voilures pour un peu plus d’accession à l’idée qu’on se fait du bonheur ?

………..

ce sont des propos de Café du Commerce !  Oui, et avec attention, on y apprend souvent autant que dans les Musées.

…………

20 août


Je commence la biographie de Arnaud Teyssier sur Lyautey.

…………

Sur RTL, Jamel Debbouze appelle à un printemps arabe … En France.

…………

26 août


Depuis le balcon de chez ma Nonina , un 26 février 61, du moins c’est la date retenue de la mort du souverain, j’ai vu le convoi funèbre du roi Mohamed V avec les chevaux de race dont on sentait la nervosité, les cavaliers en costumes superbes et la Garde Noire en costumes rouges, descendre le Cours Lyautey (future Avenue Mohamed V), au milieu des femmes qui s’évanouissaient. Elles attendaient depuis cinq heures du matin, et beaucoup descendaient depuis la montagne ou les campagnes environnantes. Le cercueil était recouvert du drapeau chérifien rouge à l’étoile verte. La même année, quelques mois plus tard, les cendres de Lyautey descendraient la même avenue du nom des mêmes défunts, pour rejoindre définitivement les Invalides. Je vis tout cela depuis les fenêtres où habitait ma grand-mère. Bien plus tard, et là il ne s’agissait plus du balcon de Rabat, mais de la retransmission des images dans le monde entier, j’ai assisté au deuxième enterrement d’un souverain marocain, Hassan II, en 99, successeur du précédent, déposé au mausolée des Alaouites, que je n’ai pas connu, tout près de la Tour Hassan.

Dans le rituel, vers la fin , les vivants qui accompagnaient la dépouille donnaient l’impression de partir avec le défunt dans la cavité trouble des morts. Le temps a décidément passé. J’ai connu deux rois du Maroc de leur vivant.

……………………………………………

Dans l’hindouisme, chez Vishnu, il s’agit d’une approche du divin par l’action à mener dans le monde.

Chez Shiva, c’est la contemplation et le retrait du monde seul qui permet d’accéder au divin. Deux notions qu’on éclaire pour moi seulement aujourd’hui.

…………………………………………..

27 août


Revoyant une photo de mon séjour parisien de l’an passé, je m’aperçois à peine aujourd’hui que la rue Malher à Paris IV n’est pas la rue Gustav Mahler (c’est la place du h qui trahit le secret…) mais celle d’un sous lieutenant tué en 1848 en réprimant l’insurrection populaire pendant les Journées de Juin. On pourrait s’étonner que Paris n’ai pas aussi donné une rue du nom du compositeur viennois.

……………………………

Le Baron de Münchausen  fait toujours autant rêver.

…………………………….

1 septembre


« laissez vivre les cétacés… ». Après les antis-corrida, les ours des Pyrénées, voilà une association militant contre les mammifères du parc aquatique d’Antibes…

……………..

2 septembre


Comme tous les premiers samedis du mois, chez Sauveur, c’est la réunion apéritive des occitans fervents et ça se termine toujours par une vibrante nissa la bella que je ne supporte généralement pas, sauf dans le sincère enthousiasme de ces samedis. Dans la rue, les gens sont ravis.

Une phrase entendue, anonyme : … « des langoustes de Cuba aux lentilles du Puy », un peu comme Darius Milhaud disait de la Provence, de Constantinople à Buenos-Aires.

……………….

Je sens mon avenir dans mon dos.

……………….

Ce qui est redouté dans l’idée de la mort, c’est l’arrachement.

……………….

« la philosophie n’a pas détruit l’infaillibilité du droit divin pour y substituer l’infaillibilité du droit populaire » lettre de 1889 de Jules Ferry.

……………….

4 septembre


Maman est toujours dans l’urne au dessus de la bibliothèque des Pléiades. Six ans déjà.

……………….

L’imagination de l’homme et celle de la science ne peuvent pas plus approcher la réalité du néant que celle de Dieu. Double terreur.

……………………………………………………………………………………….

On a tout dit sur l’inexistence de Dieu. Mais les mêmes qui l’ont affirmée parle du néant comme d’une réalité bien connue, un gouffre inexorable, une dissolution, une absence, un sommeil… Comment peut-on savoir ce qu’est ce néant ? C’est aussi absurde que de définir Dieu.

Nous sommes ignorants.

……………………………………………………………..

Gesualdo, toujours à écouter la nuit ! Les Répons des Ténèbres. L’hiver, ou quand il fait froid. On ne sait si c’est parce que la musique est dépouillée ou si, ainsi elle participe plus à la solitude des nuits d’hiver. Gesualdo n’est pas un compositeur pour l’été. Qu’il ait tué sa femme adultérine ou qu’il l’ait faite tuer n’en ajoute que plus à la pureté de cette âme au sang plus dense et noir qu’ailleurs, celle de prince du sud qu’on ne connaît là que dans les festons éblouissants de ses madrigaux et les artifices sublimes de ses éperons vifs et aveuglants de ses Répons nocturnes.

Il clôt une époque entre Renaissance et premier temps du Baroque. Il est la dernière marche menant au divin Claudio. Mais il œuvre aussi sur un champ solitaire qui peut donner la main à la sensibilité aride et faussement desséchée qui ne sait s’épanouir en notre XXI° siècle. Stravinsky l’avait compris. Dans mes Répons de 2013, il avait enveloppé, de ses souffles et des ses hoquets,  la pierre dure de mes poésies.

Cette nuit je pense à Katy dont je n’ai plus de nouvelles depuis cette escapade manquée vers le Turini, vers cet Hôtel des 3 Vallées qui semble réellement devenir une chimère…

………..

5 septembre


la chaleur a rendu l’âme. Le ciel devient plus humain, les nuits respirables.

…………

Quelle photo que celle de Lyautey en costume algérien vers 1885 !

Moins connue que celles de Lawrence d’Arabie, mais superbement lumineuse et d’une sobriété de sultan…

……………………………………………………

-nuit-


Etrangement j’ai rêvé cette nuit, qu’en pleurs, j’étreignais l’âme de Cécilia dans ses propres larmes, et dans nos tremblements nous revoyions l’absolu de notre vie

……………

8 septembre


Michel Serres résume le combat écologique d’aujourd’hui en une manière de guerre mondiale  entre, d’un côté, la nature et ses lois immuables, et de l’autre, l’expression agressive de l’homme sur la terre. Implicitement cela revient à dire que l’humain a été programmé depuis toujours pour maîtriser la nature et s’approprier ce qu’elle pouvait lui offrir. Ce règne arrivant à sa fin par essoufflement des ressources dans leur fonctionnement habituel et leur rapport à l’homme, dans le sens où la nature ne peut plus supporter les conséquences des synthèses opérées par la main de l’homme. Le monde tel que nous l’avons connu disparaîtra et, comme du temps des dinosaures, de nouvelles donnes se présenteront à la surface de la terre. Mais celle-ci continuera sous d’autres cieux, avec d’autres espèces et de nouvelles lois physiques dans l’interdépendance et un nouvel équilibre, par adaptation, de toutes les parties. Vivons nous une sorte d’apocalypse prévisible ?

……………….

J’ai entendu la magnifique et très intense sonate grecque pour piano de Dimitri Mitropoulos qu’il avait présentée à Busoni, référence en matière de clavier, qui ne l’avait pas du tout aimée. Dommage.

……………….

9 septembre


Le déluge s’est abattu sur la ville vers 16h. Après tant de canicule, nous étions presque ravis. Je n’ai trouvé la bretelle de sortie de l’autoroute que parce que je la connais par cœur…

………………..

10 septembre


L’Anschluss c’était la demande à l’Autriche de se voir rattachée à l’Allemagne. Ce fut un plébiscite. A tort ou à raison. Que ceux qui aujourd’hui sont scandalisés d’un tel rapprochement pensent au référendum de 2005, où les politiques, pour nous faire entrer dans l’Europe fédérale, nous ont fait voter deux fois, jusqu’à ce que les européistes, à force d’explications, de chantages, de pédagogie et de mises en garde de toutes sortes, eussent enfin obtenu de l’électorat le résultat de leur souhait. Il y avait moins de contre nature dans le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, par germanité, que de faire une Europe où les divergences et les réels conflits d’intérêts s’exposent de plus en plus au grand jour.

…………………………………………………………………………………….

15 septembre


Bernard part le mois prochain pour le Japon. Il serait bien qu’un jour, comme pour la Sicile de mes ancêtres maternels, je retrouve dans un prochain long voyage, un peu de cette âme de Kurosawa, de Naruse et des autres grands japonais.

Mais Tokyo, mis à part une très approximative réplique de la Tour Eiffel et une autre de l’Empire State Building, ne semble pas avoir de monuments. Peut-être que les vrais monuments sont, la nuit venue, ses murs de néons, comme autant de colonnes/statues allant vers le ciel, identifiant le cœur de la ville dans un rêve de lumière de verre et d’acier coloré.

………….

On croit tout connaître, tout avoir entendu, et bien il y a encore un Pélléas et Mélisande qui m’a laissé sans voix si on peut dire. Celui venant d’un enregistrement du 16 janvier 1960 au Metropolitan de New-york, comme au bon temps des Wagner des années 40. La Mélisande c’est Victoria de Los Angelès et le Pélléas, Theodor Upmann qui avait été un génial Billy Budd avec Britten. Voix de franc baryton, ce qui le prive malgré tout d’une certaine juvénilité mais qui lui donne une virilité mûre qui sied merveilleusement à ce rôle, souvent trop fragile, et qui là se trouve prêt à affronter son frère Golaud. Le Golaud de George London est superlatif, noir à souhait, contenant à peine cette violence latente qui ne quitte jamais la psychologie tout d’une pièce du personnage. L’Arkel de Giorgio Tozzi, sans être l’absolue incarnation de Paul Cabanel, est ce qu’on a fait de mieux, et en enregistrement studio, et plus encore en concert (sauf Vessières). Regina Resnik est peut-être un peu trop princière dans la scène de la lettre, mais après tout n’était-t-elle pas la fille du roi d’Allemonde ? La maîtrise et le ton altier qu’elle donne au personnage n’est pas sans oublier qu’elle fut sur cette même scène, une incarnation des plus grands rôles monolithiques wagnériens. La direction de l’orchestre, fluide, et capté de telle façon que les voix s’y fondent à merveille, est celle de Jean Morel, méconnu pour ne pas dire inconnu à ce niveau artistique.  Son élève Léonard Slatkin disait de lui, que s’il n’avait traversé cette douloureuse période des années de guerre, sa carrière promettait une trajectoire du niveau de celle de Pierre Monteux.

……………………………………………………………………………………..

18 septembre


Liu Golin, artiste chinois. Il se fond dans la matière même de ses représentations, comme une image subliminale, comme une manière de s’engloutir dans ses paysages, ou son visage dans les boîtes de conserves des grandes surfaces…

……..

Quarantième années de la disparition de Maria Callas. En vingt ans sa voix s’était passablement effilochée. Dans un enregistrement de Don Giovanni de 1953, j’ai eu du mal à reconnaître cette voix homogène, impérieuse, qu’elle a malheureusement perdue à son retour sur scène dans le milieu des années 60. Mais la légende était depuis longtemps en marche.

……….

Encore Pélléas, sa souplesse posée sur les diverses accentuations et les ouvertures des sons que permet la langue française.

On dit danseur et danseuse. Le masculin est ouvert , le féminin est fermé. On dit la rose, de même la glose (sons fermés), et on dit la forme et le verbe clore ((sons ouverts). L’usage des sons dans le Français est ainsi parfaitement partagé entre la langue d’oc et celle d’oïl.  Qui n’a déjà reconnu un parler du Sud en entendant prononcer la rose avec un o ouvert ? La souplesse également épouse parfois , suivant les intentions du compositeur, ou pour une raison d’harmonie entre les mots et les sons instrumentaux, des accentuations assez libres, telle Mélisande disant parfois « il fait beau dans l’obscurité » (accent sur la première syllabe), et plus loin « elles se perdront dans l’obscurité » (accent sur la seconde syllabe). Il ne faut plus l’inquiéter, l’âme humaine aime à s’en aller seule… Inquiéter peut s’accentuer sur la première, la seconde ou la troisième syllabe ! De même, l’ Italie qui dit Maria, accentuée sur la seconde syllabe et Mario, autoritairement appuyé sur la première… Le génie des langues fait qu’elles suivent souvent l’usage plus que la logique ou obéissent à des règles bien disparues.

……………

Berlioz aimait le requiem de Cherubini « à la mémoire de Louis XVI ». J’écoutais aussi la symphonie en ré, deux de ses quatuors à cordes. Le choix d’œuvres qui élargit une créativité au-delà de sa Médée. Il présente bien plus d’intérêt que les belcantistes creux que sont Donizetti et Bellini.

…………..

20 septembre


Rosset dit « le réel est sans double ». Mais qui veut donc schizophréniser ce qu’il est ? Sinon à vouloir le concevoir autre, sorte de demi-frère inattendu et comme espéré…

………….

SPINOZA


Dieu comme substance immanente non transitive….La nature persévère dans son être.

…………..

Cherubini, après le requiem pour Louis XVI, en a fait un pour lui-même ! On n’est jamais mieux servi que par soi-même… Il est enterré au Père Lachaise et fait partie de ces allemands ou italiens

qui se fondent dans le marbre de la France.

………………………………………………………..

22 septembre


Premier jour de l’automne. Katy est loin de nos ensoleillements… Mais ses doux messages laissent supposer que rien n’a changé.

Le Grand Baou est dans la chair grise qui cache de son halo la masse de ses aspérités. Je commence à aimer ces grisailles et ces verts déjà mouillés comme les aimait l’homme pianiste au dos voûté et aux mitaines. Comme les andins, nous attendions les bénédictions de la pluie.

………………………………

23 septembre


Nec Mergitur


Ce soir les bretons ont chanté Santiano, nous avons pleuré. La musique de Bretagne n’est pas comme Schumann, elle va à la mer. … J’aime les bretonnes, pas les normands.

……………………………………………………

Comme l’automne, les pensées, les écrits deviennent mélancoliques. La proximité de mon départ, probablement début janvier, devient une réalité de plus en plus obsessionnelle, un plongeon dont on a beau mesurer où il me mènera, puisque j’en goûte déjà les premiers effets par le rythme qui est le mien aujourd’hui, que l’impatience me saisit et devient pressante comme pour un objet longtemps convoité et enfin à portée de main.

……………………………………………………..

27 septembre


Y a tapé dans le ballon (du type de ceux qui s’envole dans le ciel). Il y a mis tout son cœur !…

…….

Je suis long à cicatriser. Mes croûtes, mes plaies, toutes ces blessures de l’été…

……

La France continue à se vendre. Les chantiers navals de St Nazaire aujourd’hui, avec 51% du capital pour une entreprise italienne et le large sourire du Président de la République.

Qui s’intéressera bientôt à la pierre de Cluny ?

……

Je me sens perdu dans ces natures où les gens de la terre racontent l’olive, la truffe, dans cette civilisation de l’eau furieuse du Gard et du Pont jusqu’à ce que celle-ci aille vers le Rhône.

……

1 octobre


les morilles pourront bientôt se développer à partir de souches fructifères dont le mécanisme et le processus ont été découverts par un chercheur chinois. C’est un mycologue français qui en a acquis le secret (revendable à raison d’une licence renouvelable tous les trois ans). Le monde entier le suit à la trace dans une petite ambiance de polar…

……

6 octobre


C’était vers 1962, pas avant. Parce que Angela était allé aux Etats-Unis au tout début de la décennie. En croisière, comme on va à une aventure programmée. Il s’y trouvait alors une vague branche de la famille Salemi, vers Baltimore, et le prétexte était de s’y rendre pour nouer des liens avec ces américains. En ce temps là, la traversée durait longtemps, presque autant que les séjours sur place. A son second voyage, elle rencontra d’ailleurs sur le paquebot, celui qui eut le temps, un moment, d’être un prétendant à sa vie de femme indépendante. Angela  était revenue de ce pays comme métamorphosée d’enthousiasme et de ce je ne sais quoi de supérieur que les aventuriers rapportent de leur lointains périples, au point qu’elle prononçait des mots français avec l’accent américain.

C’est quelques temps plus tard qu’il fut décidé d’aller à Casablanca, ce que nous ne faisions jamais, bien que distante de moins de cent kilomètres. Il fallait absolument voir ce spectacle qu’elle avait réellement vu sur scène, à Broadway, aujourd’hui repris au cinéma. Elle avait dit le nom du spectacle mais la compréhension de mon anglais de dix ans n’y avait pas attaché beaucoup d’importance. Casablanca était , et a toujours été, la capitale économique du Maroc, et de ce fait, nous impressionnait par le grouillement de sa population, les vertigineuses avenues de ce qu’il faut bien appeler une métropole tentaculaire. Bien loin du Rabat feutré et élégant de ce qu’était mon enfance.

Le cinéma, comme tous les cinémas d’alors, devait se nommer le Rex ou le Rialto. C’est la première fois que je me trouvais dans l’espace plongeant d’un amphithéâtre si vaste. La sensation que j’en eus préludait probablement à la nature exceptionnelle du spectacle que ma marraine avait choisi de nous offrir.

Sitôt les lumières progressivement baissées, le noir installé, le rideau levé lentement, le générique. Les claquements de doigts, le sifflotement d’un thème musical à nu, quelque peu angoissant, au seuil du silence, à mesure que, en vue plongeante, s’approchait verticalement et dangereusement les buildings de New-York, et bientôt les quais,  les grandes lettres capitales du fameux nom, qui désormais resterait à jamais dans ma mémoire, WEST SIDE STORY.

…………………………………………………………………………………………

Cette nuit, le vent soufflait tellement derrière les volets clos que je croyais entendre l’écho gémissant d’une mélopée arabe.

…………………………………………………………………………………………

8 octobre


Ce qu’on constate dans la psychanalyse, c’est qu’elle travaille sur le parcours d’une vie et qu’elle en dresse l’état des lieux. Sur ce parcours, ce ne sont que détritus, blessures dans le sillage, dont apparemment on ne guérit pas. Pourquoi les analystes ne publient-ils pas la listes des patients soignés ?

Gustav Malher a été analysé par Freud durant dix minutes, marchant dans les allées d’un parc de Vienne…

Paradoxalement Lacan disait qu’on ne devrait analyser que ceux  qui sont  en bonne santé.
Cela me fait penser aux révolutions prolétariennes dont Marx disait qu’elles toucheraient d’abord les pays industrialisés (Angleterre, France), alors qu’elles se sont déversées sur de vastes pays de misère n’ayant rien à perdre que d’essayer.

……………………………………

BETA CAROTENE ou le sel rouge de la vie des salines d’Aigues- Mortes, la beauté des pelletées de fleurs de sel.

……

Luigi Alva, Juan Diego Flores, merveilleux don Ottavio de ces quarante dernières années. La légèreté de l’Altiplano péruvien ? Les rouges gorges mozartiens.

……

Au piémont de la Sainte victoire les ronces et les maigres chênes de la mélancolie. J’ai cherché le chemin il y a deux ans. Les paysages cézanniens changent. Le peintre dit qu’il s’est toujours senti impuissant à en saisir la lumière. Peut- on embrasser avec certitude l’abandon sculptural de la femme absolue ?

……

Cézanne dit qu’ici rien ne bouge. Pas même le sommeil avenir du peintre.

……

Le présent est insupportable parce que nous savons, au-delà de le vivre, n’en reconnaître que sa dimension dissimulée, comme en creux.

Le seul présent inanalysable qui est aussi vrai qu’une cicatrice, c’est le baiser.

……

Y grandit. Il sait maintenant poser un baiser sur la joue. Tchi tchi  tchi tu mi metti nei pasticci, la tua bocca tanta bella al sapor di caramel ». Rythme de tarentelle.

…..

10 octobre


L’Europe est en désamour. Déjà l’Angleterre, fidèle à elle-même, file à l’anglaise. Déjà qu’elle roulait à gauche, sans pour autant rouler pour la droite, elle va pouvoir ainsi rouler pour elle-même. Déjà, l’Ecosse voulait s’émanciper, non pas trop de l’Europe, mais de la main de fer de l’Angleterre. Règlement ancestral. Et si l’Irlande ne se voyait pas nouveau paradis fiscal des entreprises, accepterait-elle encore, comme dit la chanson, la paix des gallois et celles des rois d’Angleterre ? Décidément, avec les anglais, l’adage n’a jamais mieux fonctionné que faire ce que vous faites aux autres ne pas faire avec soi-même.

Et que dire de ce regain de provincialisme et de revendication quasi monarchique que réclament la Catalogne, et demain la basquitude momentanément  assagie ? Et la Bretagne bretonnante, du haut de sa langue, pour le coup, venue du fond des âges et de tout son granit, quelle chance donne-t-elle à ses intérêts de rester au centre du jeu et plus encore au jeu d’un centre plus lointain et tout bruxellois qui semble ne pas correspondre à une entité si belle et si peu préoccupée d’autrui ? Et que dire de la schizophrénie permanente qui rend impossible un derby footbalistique entre Bastia et Ajaccio ?

Comme dans les poupées russes, plus on approche de la plus petite, plus on se rend compte qu’elles tiennent moins fermement dans les mains.

Parce que évidemment, au-delà de l’appartenance à un continent qui nous rend européens comme l’Afrique est aux africains, et l’Australie à l’Océanie, ce que nous voyons aujourd’hui, au-delà des règlements et des pacifications abstraites par l’argent de nos industries, c’est le visage des identités, des plus modestes aux plus insolentes auxquelles nous voyons se lever un vent d’indépendance. Faire l’Europe des intérêts plus qu’une Europe de chair, de sang et dans le respect des différences millénaires de ses pôles géographiques souvent antithétiques, relève du seul désir de concurrencer le dollar. Et cela seul.

Faire un grand château sans savoir aussi lui faire de petites fenêtres, mène à l’implosion, mais un château, une fois constitué, n’a-t-il pas déjà prévu  des ouvertures fenestrées ?

………………………………………………………………………………………..

Comme Stravinsky, je me suis penché sur un Perséphone et sur Gesualdo. C’est notre point commun. J’y ai construit les Gesualdo et les Perséphone du poveretto…

…………………………………………..

Gabriel Fauré, à la fin de sa vie, entendait les graves un peu plus aigus et les aigus un peu plus graves, d’où des œuvres, à la fin, dans le registre médian. Beethoven n’entendait plus rien à partir de 1815, d’où une audace et une abstraction plus vertigineuse que celle de ses contemporains. Fauré croyait encore entendre, ce qui était plus désespérant.

……………………………………………

12 octobre


ENCORE SPINOZA DANS MA NUIT


Dans un cours de Victor Delbos : « Par cause de soi j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence. Par substance, j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi. Par attribut, j’entends ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence. Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est à dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacune exprime une essence éternelle et infinie… »

Je n’y arrive jamais. Jamais ces définitions ne s’impriment. Violaine devait m’initier aux mathématiques qui sommeillent en moi. Elle aurait aussi pu corriger mon strabisme géométrique.

…….

Edgar Morin, Edgar Nahoum, est toujours vivant au milieu de ses livres réels, et ceux qu’on lui prêtent. Comme le vent.

…….

C’est toujours au cinéma qu’on entonne le temps des cerises. C’est revendiqué comme une sorte d’hymne des travailleurs, des résistances, l’espérance des lendemains qui viennent. Après tout pourquoi pas. Mais le printemps, les cerises, pourquoi pour eux seuls ? Et puis la mélodie est si banale.

…….

Quelle étrange pérennité que celle de ces amours qui n’en finissent pas de mourir. Je connais une mignonne depuis longtemps rangée de sa relation intime avec un homme, devenu son meilleur ami. Collés l’un à l’autre par cette trouille de la solitude, quand lui n’a pas d’ouverture avec une élève de son cours de tango, qui continuent à se dire au téléphone, la voix un peu pincée, « poussy, mon poussy… »

……………………

Ma nuit commence aussi avec ce Perséphone de Stravinsky dont le Prêtre Emolpius est Fritz Wunderlich, rayonnant dès l’entrée « …Demeter… », et la narratrice, Doris Shade. Un concert de 1960. Un monolithe comme l’Œdipe Rex et la Symphonie de Psaumes.

……………………

J’entendais vers 18 heures l’émission quotidienne consacrée au jazz. C’était un morceau qui n’en finissait pas de Bill Evans. Un long solo de contrebasse, un piano languissant, une batterie feutrée qui semblait ne pas vouloir gêner trop les subtiles développements harmoniques. Manquaient seules la fille au comptoir de la désolation, la fumée à couper au couteau, la lumière glauque de quatre heures du matin et son relent de whisky. C’est souvent cette impression que je ressens à l’écoute de ces musiques qui se disent porteuses des plus sensuels chatoiements que je dois confondre avec le bâillement de l’ennui.

……………………………………..

Ce dimanche, chez Petitrenaud, « … la volaille de Bresse, c’est la gauloise blanche, la volaille d’autrefois. » Voilà. Rien à ajouter. Elle aussi commence à disparaître.

……………………………………..

Trente années depuis la disparition de Jaqueline Du Pré. On ressort alors les concertos de Dvorak avec son mari Barenboïm, puis les rares et très précieux concertos de Delius et celui d’Elgar. Elle y chantait son violoncelle comme dans son arbre généalogique.

…………

18 octobre


Avec Brigitte Magrino nous déjeunons souvent le mercredi au Bar de la Bourse, sur une petite table minuscule et brinquebalante, à même la rue. C’est presque toujours excellent.

…………

19 octobre


Cocteau aurait dit à son arrivée au ciel « …mais je ne sais même pas pourquoi je suis venu »

……

les migrants sont autant de balles fusillantes qu’on a de rivages qui perforent nos avenirs

……

C’est fini. La PJ quitte définitivement le Quai de Orfèvres. Une institution qui se déplace vers le 17° arrondissement mais qui ne sera plus jamais la même. Une nouvelle PJ se verra bientôt mise sous verre et sous acier dans des locaux très lumineux et hyper fonctionnels où l’on s’attend plutôt voir surgir des 007 et toute une armada d’agents secrets.

Adieu poulets ! Les locaux qui existaient en tant qu’institution depuis plus d’un siècle se trouvaient à l’emplacement d’un marché aux volailles (d’où tous les noms d’oiseaux accolés aux flics depuis ce temps), et plus loin encore , certaines parties datant du Moyen Age subsistaient, plus que patinées, jusqu’à ce jour. Ce qui justifie cette implosion et le départ vers d’autres horizons.

Ne resteront que les images de cinéma, les ambiances glauques, insolites , la vétusté d’une poésie du Paris des Maigret et de tous les polars noir et blanc qui figent plus encore dans l’imaginaire brumeux un peu désuet ce patrimoine un tantinet marginal.

………………………………………………………………

20 octobre


Moïse et Aaron, le tout premier, enregistré bien longtemps après que l’œuvre eut été composée, est dirigé par Hans Rosbaud, en 1954. On a l’impression qu’on est dans le public.

………………..

21 octobre


En complément à Rabat comme un Bougainville que j’avais écrit en 2009, j’ajouterais que le premier graffiti que j’ai connu se trouvait au bout de la Rue des Potiers, entre le dépôt du ferrailleur et la traversée de la Rue de France. Impasse des Violettes. Il restera longtemps dans sa virginité sans qu’on pense à le souiller, avant qu’il ne s’autodétruise sous le soleil et sous le poids de ses propres craquelures, qui disait tout simplement « je t’aime ».

J’ai perdu mon enfance entre Rubber Soul et Help ! , peut-être était-ce Hard Day’s Night, avant ou après le premier Milan-San Remo d’Eddy Merckx. Ma mère repassait nos chemises dans la cuisine où la radio donnait très fort l’In’ Challa’ d’Adamo.

Ma rue est entre l’Avenue des Fleurs, celle des Orangers et l’Impasse des Violettes au graffiti, loin des généraux et des maréchaux du centre ville. On peut y manger des nèfles à même les arbres cossus et géants qui abritent dans le prolongement un magnifique boulingrin.

Tout avait commencé ce 16 Juillet 64. J’arrivais à Nice où les maisons étaient uniformément moins blanches. Le débridé architectural et l’anarchie de leurs couleurs tournaient la tête. J’avais en mémoire une chanson obsédante en quittant Rabat. C’était Trini Lopez… «No you can’t say good bye ».

En 66, je connaîtrais mes premières montagnes sospelloises et le vent du printemps 69 me donnait Stéphane Molinier comme ami complice, voyageur de nos âges d’or. Je n’avais pas de frère, lui non plus.

…………..

Comment mourir d’un cancer de violoncelle dans la colonne vertébrale ? Pourquoi et de quel arpège mourir d’ailleurs ?

………….

J’ai aimé mon père, ma mère, Cécilia, Hélène, Y et quelques autres personnes dans des temps différents. Parfois ensembles. Des strates de bonheur… les canyons de ma vie.

…………

Irons-nous à Tombouctou au-delà des sables et de la guerre ?

…………………………………………………………………………………

Qu’est-ce que l’or ? l’universelle rareté qui nous a rendu maudit.

……………………………………………………………………………………

18 heures


Daniil Trifonov a des doigts cent fois plus longs que ceux de Chopin. C’est un géant de vingt six ans. Il a l’air fou. La trilogie qui le précède est naturellement Cortot, Rubinstein et Rachmaninov. Comment peut-il pleurer quand il joue ? Et il coule des larmes tout le long du second concerto.

Le plus dur pour lui, ce sont les saluts, les rappels…

…………….

Dépecée la peau des animaux dans leur envers est bleue. Comme la notre sur les fonds de la nuit. Ecorchée. Brûlante.

……………

Que sont devenues les épaves endormies d’Amoco Cadiz, d’Olympic Bravery et des autres que j’ai oubliées ?

…………………………………………………..

23 octobre


DES SAINTS ENSEMENCENT


Lourmarin de Provence. Capitale de Luberon. Un petit ouvrage trouvé parterre dans la vieille ville, parmi pleins d’autres dont les gens se débarrassent du côté de la boucherie Francis. Comme de petits hasards sur le chemin des lecteurs. Un petit livre écrit avec passion, un peu vieilli puisque édité en 1951, ignorant encore que Camus avait trouvé son dernier repos au cimetière du village.

Sur le plan éditorial j’apprends que la première parution fut achevée le 25 septembre, fête de la Saint Castor, devenu évêque d’Apt. Ce qui me ramène à ce 15 Août dernier sur la Place aux herbes de Nîmes où pour la première fois j’entends le nom de ce cénobite de Luberon.

La seconde édition du 10 janvier 54, pour la fête de saint Pétrone, évêque de Die, qui vécut au V° siècle et qui pratiquait toutes les vertus.

La troisième, datée du 30 mai 57, pour la fête de Saint Venance, frère de Honorat qui fonda avec lui l’abbaye de Lérins.

……………………………………………………………………….

25 octobre


Ce matin le silence et la densité de l’air même ont la fragilité qu’on ne ressent qu’à ces heures où la nuit est achevée et le matin à peine naissant. Une sorte de réveil fertile des moindres variations qu’a la lumière sur le contour des choses, comme une représentation du relief évoluant en vitesse accélérée. Une fleur, un arbre ou une perspective depuis l’avenue Victor Hugo peuvent s’épanouir progressivement et changer d’état en moins de temps qu’il n’en faut à notre attention pour témoigner de leur transfiguration. Ce sont ces matins que j’aime de plus en plus. Surtout en octobre où la lumière ne vient plus avec soudaineté, jaillissante, avec cette violence qu’a l’été. Longtemps je rêvais , dès mon arrivée à Nice que ce boulevard, où tous les espaces bruissant ont plus de retentissement que d’autres, était propice aux plus exceptionnelles apparition fantomatiques. J’ai longtemps pensé que dans ces couloirs paisibles et ces haies d’arbres gigantesques j’aurais pu voir mon âme errer, depuis la Rue des Potiers jusqu’à Cimiez, me rendant chez la tante Lucia, où le soir surtout, j’imaginais être devenu aussi léger que les premières feuilles mortes.

Aujourd’hui, au petit jour, je vais chez le cardiologue à la première heure. La visite de routine. Mon pas est plus pesant.

Sur ces avenues, dans ces années-là, j’étais immortel. Je me prenais pour Michel Jazy.

…………………………………………

29 octobre


Katy m’envoie quelques mots depuis Banon. Il y fait bien froid. Elle a travaillé quelques jours dans une fabrique d’huile de lavande. Il y a déjà du feu dans la cheminée.

………………………

30 octobre


Dans la lignée des douleurs et des contorsions musculaires sculptées, il y avait le terrible Laocoon. Plus sensiblement encore, les Bourgeois de Calais. Il y a désormais le fameux coup de boule de Zidane qui s’expose avec talent à l’entrée de Beaubourg. Et dans tant d’autres villes. Seul le Qatar a déboulonné la statue offerte. ………………………

Comment peut-on parler américain ? les contractions amydalesques sont comme un affreux miracle phonémique tout le long d’une vie. Seuls les miaulements des petits félidés féminins y parviennent. Mais leur vie est moins longue…

………………………

Duel , Spielberg, pour la deuxième fois en peu de temps. Au début, une émission radio, un homme se dit dominé par son épouse et dit en souffrir. Plus loin, l’homme de la voiture, répondant à une question : « Non, le patron c’est ma femme… ». Toujours au téléphone, la femme de l’homme à l’auto reproche à celui-ci sa faiblesse d’hier au soir, où visiblement une connaissance ou peut-être un ami « …a failli abuser de moi… »

Puis c’est le duel.

Comme si le camion avait choisi de traquer cette voiture à l’image du désir, et des pulsions aveugles de celui qui prend possession d’une femme.

Moby Dick en sens inverse… Puis à la fin, la Vallée de la Mort, Zabrinskie Point.

………………………………..

31 octobre


On comprend la délicatesse du jeu de Samson François. J’ai une photo de lui à l’âge de dix ans, devant l’escalier du Conservatoire. Il est en culotte courte, tenant un pistolet à bouchon dans une classe où il était le seul garçon, solitaire au bout d’une rangée de filles, aux vêtements compliqués, et déjà vieillies. Le professeur au chapeau, le monocle pendant, la montre à gousset et le gilet du costume trois pièces, paraît lui aussi, d’un autre temps.

……………………………..

début novembre


L’essence de la poésie : quelqu’un qui parle dans un halo de sons environnants. Dont on distingue à peine la différence avec l’environnant. Dont on n’a pas écouté précisément le sens de ce qui était dit, mais entendu sortir de la voix une douceur et une incruste comme granitique, le temps de s’être absenté du contenu de ce qui était dit. Restent la beauté et le relief tout singulier de cette parole dans la houle des sons qui l’enveloppaient.

Le fugitif sens d’une inqualifiable et insaisissable dentelle.

……………………………….

5 novembre


… « le présent est justement ce qui est non perçu, invisible, insupportable : et c’est de très bonne foi que le meurtrier assure à la police qu’il n’a pas tué : car le crime a eu lieu au présent – je n’y étais pas. Le passé ou le futur seront toujours là pour gommer l’imperceptible et insupportable éclat du présent. » Rosset-  Le Réel et son Double, page 68 folio.

S’agissant du roman de Robbe-Grillet, les Gommes, on peut supposer en effet que le présent, comme le néant d’ailleurs, soit considéré sur le mode de l’absence. La négation même de l’existence d’un fait. En philosophie cela revient à considérer que le socle du temps ne peut avoir d’assise que dans le passé ou le futur. Seuls constitutifs d’un possible raisonnement sur les actions se déroulant dans ce présent qui échappe à son appréhension même.

Le passé enregistre. Le futur en tire des conséquences.

Mais puisque l’actualité d’aujourd’hui semble parfaitement poser ce problème de l’agissement ou du passage à l’acte, pourrait-on  considérer légalement que les faits des terroristes Mehra, ou de toute autre action commise dans notre réalité de tous les jours, puissent être niée devant une cour de Justice ? Il semble que seuls les faits (le réel dont Rosset nous assure qu’il n’a pas de double) soient la garantie de l’existant. La morale qui en découle, la Justice qui posera la valeur de l’acte en question, se feront dans le temps du passé qui porte le poids de conscience des agissements. Pour aider à conserver et construire un futur relevant de cette même conscience.

Le présent n’étant que l’ombre transitoire.

………………………

Mon grand-père maternel, le fameux Nono, est né en 1886. Ce qui en fait un presque contemporain de Wagner. De Liszt, puisque celui-ci est mort la même année. Ce rapprochement de mon grand-père d’avec des compositeurs dont les noms évoquent forcément des temps éloignés m’amuse beaucoup. Cela relativise ce qui peut sembler lointain ou au contraire ramener les deux compositeurs plus près de notre temps.

Ou à l’éternité du jour de son enterrement, ce 13 Juin 69, quand je me noyais dans la lumière de cette route vers Villefranche-sur-Mer.

………………………

L’Air des Clochettes… Sabine Devieihle. J’ai cru un moment à Lily Pons…

…………………….

11 novembre


Bernard est revenu du Japon. Lui qui habituellement reste assez disert sur ses récits de voyages, semble enchanté, du moins surpris de tant de contrastes entre notre monde et celui où les petites collégiennes ont des col marins uniformes et les petits garçons des casquettes de couleurs correspondant à l’appartenance à un établissement particulier. Ce qui devrait depuis longtemps être une coutume en France, où le sens de l’égalité absolue reste la maladie majeure du pays.

Une autre curiosité, celle d’un religieux à l’entrée des temples qui calligraphie une sorte de paraphe au pinceau, attestant du passage du pèlerin, un peu comme nos marcheur vers Compostelle font tamponner leur arrivée au refuge de l’étape du soir.

………………….

Le Livre XXII, L’Homme de Chair (dans la Chair de l’Homme de Novarina) est la scène qui réconcilie ceux qui ont perdu la Foi, ceux qui peuvent la chercher, ceux qui l’ont retrouvée, et surtout ceux qui entrevoient l’Espérance.

………………….

Restons proche d’Artaud. Il ne sépare pas l’œuvre de la vie qui l’engendre. Il déplore ce qui ne s’incarne pas.

………………….

16 novembre


La laryngite est arrivée comme souvent, dès le début des froids. Ca descend dans la poitrine. C’est comme les fins d’année (ou la reprise de l’année qui vient), de plus en plus douloureux.

………………….

LACAN ME FAIT PEUR


Je demandais au plombier, après une seconde intervention infructueuse sur une chasse d’eau, si ça allait. Il répondit « Pas comme je veux, mais on persévère ».

J’avais entendu « on perd sévère »

……………………

19 novembre


Chez les bouquinistes de la Place du Palais, hier matin. J’ai consulté très délicatement, car c’est une rareté, un beau livre sur les peintures de James Coignard. Avec une litho en supplément et une préface de Marcellin Pleynet. On retrouve l’élégance tourangelle, la discrétion et le choix des tonalités raffinées. L’artiste est décédé en 2008. Je me souviens qu’il était mêlé à la foule du cimetière marin de St Jean Cap Ferrat, environ an 2000, lors de l’enterrement de Marchand des Raux qui l’avait révélé à l’art. Peut-être me laisserais-je tenter… Louis Marchand m’avait donné l’explication de ce prénom anglais : Le père de James était un grand amateur de courses de chevaux…

…………………….

Le Bar de la Dégustation a ouvert après presque deux ans de travaux. Il y a maintenant deux ouvertures donnant sur un comptoir gris, d’un goût discret, comme l’ensemble du mobilier, gris également. On y sert surtout de compliqués jus de fruits à coloration exotique.

La façade a malheureusement perdu la belle marquise qui surmontait l’entrée, et qui indiquait de son rouge et de son bas relief le nom du bistrot le plus essentiel de la vieille ville dont on distinguait l’enseigne du fond de la place. La clientèle sera désormais celle de l’hôtel. De quelques égarés désireux de soleil excessif. C’est vrai que son exposition solaire est unique et que l’hiver le bistrot était un véritable chauffoir pour les plus démunis qui s’en sortaient au prix d’un simple café. Cet endroit historique au cœur des habitués vient rejoindre la cohorte des bistrots anciens, rentrés dans le rang de l’aseptisation. Dirais-je une fois de plus, à l’italienne ?

………………..

22 novembre


Katy à Lenval. Elle a maigri si c’était encore possible. Nous allons à Gambetta, au bistro près de l’entrée du Dr Johwry. Il fait froid. Le ciel est dégagé.

………………..

Les français s’emmêlent aujourd’hui dans le débat égalitaire homme/femme, jusque dans la tentative de sabordage de la langue, que tentent certains.

Est-ce la seule raison de l’échec de nos adolescents en matière de maîtrise de la langue ?

Peut-être l’échec aussi de ces même éducateurs sabordeurs.

Mais à bien réfléchir, nous avons un avantage et une subtilité qui n’appartiennent qu’à notre histoire linguistique.

L’anglaise peut dire quand elle le ressent : « I’m happy »

La française peut encore mieux dire : « Je suis heureuse ».

En France, la femme a bien sa particularité, même dans un pays où le masculin l’emporte sur le féminin. En France, nous ne sommes jamais indifférents ou neutres. Le français, c’est du Corot, du Debussy, c’est tout dans l’inflexion, la nuance, la clarté.

Et puis ne dit-on pas Empereur, Impératrice, Directeur, Directrice, Infirmier, Infirmière. Pour l’essentiel la parité est respectée.

La langue anglaise, qui s’invite si souvent dans notre parlé, peut-elle en dire autant ?

………………..

Une publicité pour vendre  Citroën : j’ai bien compté. Sur dix phrases accrocheuses, huit étaient en anglais. Pour quel public ?

………………..

23 novembre


Dmitri Hvorostovsky a disparu. Il était encore jeune. Il cultivait un peu le genre Schwarzenegger en cheveux blancs  pour les médias. Mais sa grande voix de baryton excellait chez les russes et dans Verdi.

……………….

Michel Chapuis est mort aussi. Celui qui m’aura fait aimer l’orgue. Ses Messes de Couperin à Sainte Réparate cet été 76 sont inoubliables. Son intégrale des œuvres  de Bach, peut-être

indépassable ?

……………….

Le portrait de Y à la mine de plomb est enfin encadré dans de belles baguettes gris perle, et installé sur le fond blanc d’un mur du couloir. J’espère qu’il se reconnaîtra… Il est signé et daté du 29 juillet, jour où Ceci et moi nous sommes rencontrés il y a trente quatre ans.

………………..

nuit du 24 au 25 novembre

 

PETITE SOCIOLOGIE QUE NE PROPOSERONT PAS MEDIAPART, LE MONDE, TELERAMA ET QUELQUES AUTRES


Sur une échelle de valeur correspondant à OUI, NON, SANS OPINION :


1 nos enfants iront en vacances à Ghardaïa

2 nos enfants iront en vacances à Vaison la Romaine

3 Attali dit « la France est un hôtel »

4 Attali dit « si nos campagnes acceptaient de recevoir les migrants se serait régler bien des problème »

5 la laïcité est la ligne Maginot de demain

6 l’Islam est l’avenir ici et maintenant

7 la phrase qui a le plus rendu surréaliste le dernier quinquennat

ou la langue de bois la plus chenue du dernier quinquennat : « La France combattra les français qui tuent des français parce que français »

8 Rousseau (J.J.) pense que la société rend l’homme mauvais.

9 le consumérisme est le Veau d’or dont parle l’Ancien Testament

10 Paris vaut bien une messe

11 la poésie n’est pas plus qu’un clair de lune

12 la femme est l’avenir de l’homme

13 la femme est voilée mais ses yeux nous regardent –orient-

14 l’homme a les yeux bandés mais son corps est nu –occident-

15 la soumission est le dernier avatar du chêne et du roseau

16 le viaduc de Millau c’est le nouveau Pont du Gard

17 le poisson rouge vivrait-il hors de son bocal ( Rousseau : « l’homme est né bon, mais c’est…)

18 Vincent Peillon pense que la lutte contre l’homophobie est le premier combat à mener dans l’Education Nationale

19 Schopenhauer est un baume pour aujourd’hui

20 les chrétiens n’ont plus d’anticorps

21 philo du bac 68 : le travail libère

22 philo du bac 68 : le travail asservit

23 philo du bac de l’an prochain : la politique corrompt

24 Michel Onfray a une fourmilière de nègres (de prête-plume dit-on maintenant)

25 Einstein pense que le billard est issu de la dextérité du pianiste et de la logique du joueur d’échec

26 le Prosecco est un Champagne enfin réalisé

27 le Chianti est le Margaux du pauvre

28 le Qatar c’est Cluny aujourd’hui

29 le Qatar achètera bientôt les grandes orgues de France et le plateau de Valensole

30 avant Jupiter il y avait Macron (ou le modèle de l’un c’était l’autre)

31 le libre échangisme économique c’est la voie royale

32 la prière sur les grandes avenues de Nanterre, Marseille… est une provocation

33 la prière sur les grandes avenues est une appropriation symbolique de l’espace

34 On disait Appellation Contrôlée. Dire maintenant Appellation Protégée. La notion choquante de contrôle n’est dorénavant destinée qu’à la seule répression routière (anciennement protection routière)

35 Rocard disait « nous ne pouvons recevoir toute la misère du monde »

36 Ricard a mis au point un anis qui, par abus, peut rendre aveugle

37 Visionnaire, la France partait en congé payé. L’Allemagne travaillait à l’armement lourd

38 l’enseignement de l’Histoire de France est incompatible avec la marche du monde (Historia)

39 faut-il encore étudier l’Histoire de France ? (Historia)

40 les politiques sont responsables. Pas coupables.

41 l’histoire de l’Algérie française n’est que l’histoire de crimes contre l’humanité

42 la culture française n’existe pas

43 les nations sont à vendre

44 j’apprenais ce que le Monde devait à la France

45 j’apprends ce que la France doit au Monde


Ma nuit est peuplée d’affirmations et de négations sans écho.

…………………………………………………………………………………

29 novembre


Le froid est là. Katy m’écrit de Banon. J’écoute les Petits Concerts Spirituels de Schütz, grands comme les plus grands madrigaux de Monteverdi

…………………….

1 décembre


De plus en plus circule la thèse selon laquelle l’aventure spatiale américaine triomphant de l’espace et trouvant son Everest dans le fameux alunissage du 21 juillet 1969 serait le mensonge du siècle. L’aventure du petit pas pour l’homme et du grand pas pour l’humanité sent déjà bon son pesant d’idéologie. Au-delà de l’hypothétique réalisation du programme de conquête de la lune, c’est avant tout la puissance de l’image de cette descente des marches vers une terre inviolée que l’on retiendra durant cinquante ans et d’une image possible qui s’impose sous toutes les latitudes du monde. C’est finalement un peu de nous-même qui a mis ce jour

là un pied sur la lune. Jusqu’à clore le débat définitivement avec le rival soviétique. Toute la supercherie d’une telle aventure imaginée aurait tristement reçue son point d’orgue dans un studio de cinéma.

Si la vérité était dans ce mensonge, il faudrait en conclure, au-delà de la conquête de territoires neufs dans l’espace, que l’imposition d’une force psychologique, et d’une puissance égale aux plus forts effets de propagande, a finalement pris le pas sur la vérité des faits.

Il n’est pas plus utile d’aller réellement sur la lune que d’en imposer l’idée.

Le joueur de bonneteau ou le magicien nous imposent l’illusion à laquelle nous ne demandons qu’à croire…

Cela me fait penser à ces reportages du grand combattant humaniste, l’immense Bernard Henri Lévy, croulant sous les pierres des barricades et le feu des affrontements quelque part dans les Balkans. Un journaliste photographe, quelque peu indélicat ou facétieux, en élargissant légèrement le plan de la scène, dévoila les extrémités où était très nettement perçues les immenses paraboles d’éclairage d’un très bel arsenal de studio de télévision.

………………………………………………..

Le crépuscule tombe doucement sur les vallées. J’entends le « Buisson Ardent » de Charles Koechlin. La cuisine en est toute imprégnée. Derrière les fenêtres, un oiseau de haute voltige tournoie sans battre des ailes, s’harmonisant dans la perspective de Saint Paul, pour la perfection du paysage…

………………………………………………………………………

Catherine Bes m’a appelé ce matin. Les thérapeutiques auraient fait reculer les dimensions de la tumeur. Mais elle n’arrive plus à trouver ses mots. Les phrases tombent en suspens ou en horribles balbutiements et bégaiements.

………………………………………..

3 décembre


Les animaux sont programmés. Infiniment parfaits dans leur potentiel à réaliser. Ils naissent sans enfance et sans âge intermédiaire. Mûrs et achevés dès la naissance. Prêt à en découdre, avec tout le programme qui est le leur, et rien que lui, immédiatement et muettement. L’homme, appelé à se réaliser, est comme la fusée à étage, une trajectoire perfectible. D’où la nécessité de la parole, la finalité transcendante à définir. Le lieu du possible, l’espérance de Dieu…

…………………………………………

je me sépare de deux gros volumes de Dominique Janicaud sur « Heidegger et la France ». Travail colossal. Janicaud m’impressionnait dans les couloirs de l’Université de Nice par une intériorité à la mesure de l’épaisseur de ses lunettes. Etait-il de la fameuse secte des colloques provençaux ?

………………………………………………………..

La joie, chez Spinoza, contrairement au plaisir, n’est pas un état émotionnel subi et transitoire, mais une adhésion à la vie. Enfin je comprend un peu le hollandais pensant…

Le bonheur est une perspective que l’on se donne parce que nous en aurions une prédisposition. Le coup du verre à moitié vide et du verre à moitié plein… Grand Spinoza, je referais le voyage à Amsterdam.

……………………………………………………………………………

6 décembre



Cécilia, Hélène et le petit sont partis vers la Colombie ce soir… Ils y seront jusqu’après Noël.

………………………………………………………………………….


C’est dans ma chronologie. Je suis triste aussi, c’est un peu de ma jeunesse qui témoigne. Mais tout de même… En France, nous n’avons eu ni Castro ni Mao, de Gaulle pourtant, mais un deuil national pour Johnny Hallyday !? d’Ormesson est mort quelques heures avant. Et puis, le même 5 décembre, quelques petits siècles auparavant, Mozart lui aussi est parti à la même date. Les autres nouvelles sont toutes reléguées, ou tout simplement suspendues à cette seule et unique disparition de l’idole des jeunes. Et pourtant, ce même jour, Donald Trump demande que Jérusalem soit reconnue capitale israélienne. Ce même jour, la Corée du Nord déclare que la portée de ses fusées nucléaires peut atteindre 13 000 km de distance sur toute les géographies du monde… On croirait que depuis les années soixante, le fonctionnement et le calibrage des informations n’ont pas changé. Les années cinquante/soixante restent dans la mémoire collective synonyme d’insouciance et de rythmes nouveaux venus d’Outre Atlantique. L’éclosion d’une nouvelle jeunesse, turbulente et dynamique, la jeunesse qu’Edgar Morin nomme les yéyé.

Etait-ce pour oublier , pour mieux la masquer, la terrible guerre d’Algérie ?

………………………………………

Ce matin, Katy. Nous allons au café aux tables en bois de Garibaldi. Il fait gris. Elle sera en Provence ce soir.

……………………………………….


Ce samedi les obsèques de J. Hallyday, dans leur mise en scène si bien orchestrée, nous ont mené vers tous les attributs d’un monde en mal de divinité. Jamais ne sont revenus si fréquemment dans les foules, les signes du désir d’immortalité, d’un dieu à vénérer. Ils pensaient vraiment qu’il ne mourrait jamais… A défaut du rempart bien frêle et dérisoire de la laïcité, à défaut même d’un prêtre à la Madeleine, étrangement replié derrière l’autel et comme absent,  laissant les guitares seules s’exprimer, la France aujourd’hui sombre dans le paganisme.

Mais Johnny, comme par un dernier pied de nez à tous, qu’aucun commentaire depuis deux jours n’a mystérieusement relevé, arborait sur une effigie géante à l’entrée de l’église, une croix sur la poitrine, à laquelle il disait encore croire.

………………………..

10 décembre


Ce soir la pluie tombe doucement mais sans cesse depuis ce matin. Les lumières des allées et les verts végétaux sont étincelants et brillants dans ce début de nocturne. Le brouillard nous enveloppe comme dans une petite Angleterre. La terre respire et lâche ses parfums de nuit.

………………………..

J’ai eu des messages d’Hélène et Cécilia depuis la Colombie. Des photos du petit.

………………………..

Lévi-Strauss a pu analyser les sociétés primitives dans les fibres les plus structurelles de l’organisation sociale des quatre coins de l’Amérique amérindiennes. Il est étudié dans toutes les sections de sociologie. En France, à ce jour, un chercheur a été condamné pour avoir voulu dénombrer, à partir du prénom de nos enfants scolarisés, des lumières sur les origines ethniques et religieuses de ceux qui vivent dans notre pays.

……………………….

15 décembre


Giono n’a jamais eu le prix Nobel. Agatha Christie non plus. Pourquoi ?

Les nuits sont noires.

Les Matisse n’ont pas d’ombre.

…………….

Mallarmé a écrit « Pour un tombeau d’Anatole » qu’on ne peut apprécier si l’on n’est reptilien.

…………………………………….

16 décembre


Hélène fête ses trente ans aujourd’hui. Déjà… J’ai pu l’avoir un moment au téléphone.

…………………………………….

Frédéric Lenoir, philosophe et sociologue a écrit un ouvrage sur Spinoza qui semble tout à fait clair. Et il en parle aussi comme on aimerait pouvoir en parler à ceux qui ne savent rien de lui.

…………………………………….

19 décembre


Jean-Baptiste de la Quintinye, génie des fruits et des légumes, véritable herboriste sous Louis XIV.  J’ai une pensée pour Bernard qui devra voir son potager près de Versailles.

…………………….

Il y a du safran cultivé dans les Pays de Loire depuis le retour des croisades, plus cher que le cours de l’or. Qui l’aura goûté ? Et le caviar du même pays, en pleine Sologne ? Le bœuf du Japon, la viande wayu, la plus belle du monde toujours peignée et jalousement cultivée en Sologne ?…

………………………

On dit que Chambord a été construit par François Premier par amour pour l’Italie. Les villas toscanes, oui, mais où y a-t-il un château pareil en Italie ?

………………………

21 novembre


MISERE HUMAINE

J’ai toujours déploré les liasses épaisses, fortes comme des algues néfastes, de toutes ces communications publicitaires qu’on jette dans nos boîtes aux lettres. Cécilia, qui a fait de la distribution nocturne aux jours maigres, m’affirmait que certaines personnes attendaient, dans les milieux modestes, ces lectures colorées qui les faisaient rêver.

Misère humaine. Déploration pour les arbres ….

…………………….

Né en 1865, Jean Sibelius a été opéré d’un cancer en 1907. Les anesthésies étaient délicates  en ce temps-là. Rescapé, il est mort buveur en 1957. Gloire nationale.

……………………..

22 décembre


Johnny Guitar . Joan Crawford, née Lucille Lesueur, belle aux yeux d’ange et de collégienne. Devenue la femme dure aux traits de tragédienne dans ce film des années 50. Au moment de la pendaison klu klux klanesque, elle est épargnée par ses procureurs simplement parce qu’elle est une femme. Ce que la rigidité des barbares de 1793 n’avait retenu pour Marie-Antoinette…  République pour royauté, était-ce l’acte de naissance des droits de la femme à venir, au biseau de la guillotine ?

Johnny Guitar, le seul film où les deux amants s’embrasse sous une cascade brûlante et quasi hawaïenne avant le clap final ! Merveilleux.

…………………………………..

Dans les souvenirs de Serge Baudo, 90 ans, Bruno Walter lui aurait confié contre toute attente, que l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, et d’une manière générale, la souplesse des cordes des formations françaises, faisaient d’eux les meilleurs interprètes de Mozart ! Meilleurs que les phalanges germaniques. L’épaisseur du jeu romantique des années qui vont suivre changera bien des choses.

………………………………….

Quand on lit Descartes, Spinoza, Hegel et tous les autres, il est évident qu’il y a cohérence interne à chaque pensée. Peut-être qu’en couturant la pensée de chacun d’eux, pli selon pli, on accoucherait d’une vérité monstrueuse.

………………………………….

Ce 22 , c’est le trente troisième anniversaire de notre mariage. Avec les trente ans d’Hélène et ce Noël qui arrive, ça fait beaucoup de choses qu’on ne célèbre pas cette année…

…………………………………. 

23 décembre


J’ai fait un court poème sur Louis Aragon, en vers alexandrins. Une sorte d’hommage pastiche. Dommage de ne pas avoir trouvé de sonorités plus seyantes que des rimes en ion (gnon, fion, pion ont tout de même été évités)

Promis, je ferai un poème pour Aragon avec d’autres sonorités.

……………………………………

24 décembre


Ce ne sont pas des vérités premières et cachées dans l’étude des philosophies que j’entreprendrais si je devais revenir en arrière. Ce n’est pas un avenir enfin libéré des gangues anciennes que j’aurais comme perspective. L’adolescence et la première maturité envisagent souvent le temps comme s’il était présenté avec un masque à arracher. Une vérité qui serait à conquérir par les armes d’une action abstraite, une sorte d’axiome à inventer, à graver pour le bien de tous.

Aujourd’hui, j’en reviendrai, au sens propre, à cultiver des courges, des herbes odorantes, des potagers. Peut-être à faire le meilleur des pains. Préparer en quelque sorte le retour prochain vers la terre d’où nous venons, ce sel de ses racines qui nous en fait apprécier le goût comme par anticipation.

………………………………………………………

Le Lac des Cygnes du second acte serait-il à l’origine du personnage d’Odette Swann ?

……………………………………………………….

25 décembre


Ce sont les festivités jusqu’à l’écoeurement. C’est, malgré tout, l’orientation de ces fêtes qui lassent. Fêtes de quoi ? Fête de fin d’année. Fête de la lumière qui revient. Depuis quelques années, il s’agit de plus en plus de la fête du Nov Ouel (en gaélique la nouvelle lumière), ce qui justifie le paganisme nouveau qui entoure ces fêtes en invitant définitivement toutes les croyances et tous les athéismes de la terre. D’où ce sans-gêne festif et sans arrière-pensée actuels que la décence d’antan n’osait trop afficher pour cause de recueillement et de discrétion hivernale. Donc fête du sapin de Noël. Fête des guirlandes, du foie gras et de la dinde farcie. Du chapon une fois l’an seulement. Fête des enfants, des cadeaux qu’on revend en ligne pour faire un peu d’argent. Fête de la neige, des boules en plastique et des bonhommes de neige. Fête de la Bûche.

Fête du réveillon, des menus de luxe. Combien à table ce soir ? Fête des familles, des trêves devant le sapin, du champagne à minuit. Fête des chaussures sous le sapin, des paillettes, du saumon de Norvège moins bon maintenant que celui d’Ecosse. Fête du Père Noël, fête de tous ceux qui portent le bonnet du père Noël dans les magasins, les écoles, les couloirs des administrations. Fête de la photo des tout petits avec le Père Noël. Fête des moins petits qui ne croient plus au Père Noël. Dans la foule, dans les magasins ou même entre proches, nous sommes passé du Joyeux Noël, ou plus intimement du Bon Noël, à un tout vide et tout exubérant Bonnes Fêtes.

Les fêtes, généralement, fêtaient auparavant un événement ayant une racine spirituelle : vœu exaucé, croyance en une métamorphose de la nature, saisonnière ou annuelle, croyance en une force bienfaitrice cimentant le clan, le groupe, la famille ou tous ceux participant d’une même origine religieuse et d’une ancestrale civilisation. Fête d’une racine spirituelle donc. Mais aujourd’hui c’est la fête de la fête, celle qui tourne en rond et qui ne sait plus ce qu’elle fête. Comme un manège torrentueux qui se grise et qui se saoule de sa propre frénésie. Qu’est ce qu’on t’a offert ?!!  Qu’est qu’on va leur offrir ??!!  Fête de l’argent et des commerçants. Des grandes surfaces, des hypermarchés. C’est la fin de l’année, on sort ses plus beaux apparats. L’année prochaine sera meilleure ! Ne gardons rien dans les poches, dépensons ce que nous n’avons pas, c’est la fête.

Gueule de bois.

…………………………………….

« …Les montagnes Rocheuses sont la moëlle du monde. Ici, il n’y a pas de morale, de religion, pas de prière, ni de jugement. De la cruauté comme au premier matin du monde, que de la neige, des fleurs et des saisons qui passent… » Jeremiah Johnson

……………………………………..

26 décembre


Il pleut comme dans un vrai pays de pluie. On boit à l’intérieur chez Sauveur. Les lumières sont irréelles. Je déjeune avec Bernard et Fabrice sous les tentures d’une pizzeria, près de Rossetti. Le vin descend facilement. Katy est à Nice, malade. Cécilia et Hélène s’apprêtent à prendre l’avion. Avec le décalage et la durée des transits, elles ne seront là qu’après demain.

……………………………………..

28 décembre


Comme toujours ici, après deux jours de pluie violente, le ciel est totalement lavé et l’on pourrait voir au-delà du Baou.

………….


ENCORE SPINOZA …

Ce que Lenoir résume parfaitement du Traité Théologico-Politique, c’est que la figure du Christ n’est pas l’incarnation de Dieu mais l’émanation de la sagesse divine. Contrairement aux prophètes qui l’on précédé, une sorte de perfection de vérité dans son verbe incarnerait et traduirait la volonté divine de justice et de charité. Il a transmis « des vérités éternelles, et par là, il les libéra de la loi et néanmoins la confirma et l’écrivit à jamais au fond des cœur ».

La communauté hébraïque, quant à elle, est très divisée sur Spinoza. Emmanuel Lévinas lui reproche d’avoir encouragé les antisémitismes en sapant les fondements même de la religion juive la rendant affaiblie aux yeux de ses détracteurs : « Il y a une trahison de Spinoza. Dans l’histoire des idées, il a subordonné la vérité du judaïsme à la révélation du Nouveau Testament. » (le Cas Spinoza, 1956, in Difficile Liberté , Albin Michel).

D’autre part, ce travail de sape et de destruction de Spinoza est vécu par d’autre comme un renforcement à venir de l’esprit communautaire.

Ben Gourion, en 1953, propose de faire de Spinoza le Père fondateur du nouvel Etat Juif. En 1956, à l’occasion du 300 centième anniversaire de l’exclusion, il proposa une stèle commémorative, « Amcha », Ton Peuple, en hébreu) et se heurta aux autorités rabbiniques. Jusqu’à 2013, où à Amsterdam, une Commission conclut qu’une levée de l’exclusion du philosophe était impossible, non seulement parce que les motifs restaient intacts (depuis trois siècles !) mais surtout parce que Spinoza n’avait jamais exprimé le moindre repentir, ni le moindre désir de réintégrer la communauté juive. (Le Miracle Spinoza, F. Lenoir , p. 96, Fayard)

 …………..

29 décembre


Un froid de glace dans la descente de Carlone. J’y avais rendez-vous avec Katy. Nous nous réfugions à l’ancienne Civette de Magnan, dans le chaos le plus grand des travaux du tram. Cet air de tourbillon urbain donne quelque charme au quartier plongé dans le vent du nord, le soleil et la neige aux portes de la ville.

…………………………………………..

Ce soir je découvre les fameuses fourmis grillées de Colombie (fourmis du Santander). C’est ventru comme un très gros grain double de poivre, salé et bourré de protéines. Sur le sachet il est indiqué que  ces fourmis ont des vertus aphrodisiaques. (Après expérience, c’est plus vraisemblable que pour le « bois bandé », qui bénéficie d’une réputation moins rebutante !). C’est en tous cas aussi séduisant que les pop corn… Don Julio, le patriarche, m’en avait parlé lors de notre premier voyage vers Bogota, il y a près de trente ans. Il avait promis de m’initier à cette spécialité traditionnelle et je le soupçonne d’avoir toujours trouvé des raisons inexplicables pour que l’on n’en mange jamais.

J’en ai fait goûter quelques unes aux amis de chez Sauveur, en me gardant bien de leur dire ce que c’était… Succès garanti.

……………………………………………

31 décembre


Le jour est blanc, froid. C’est parfait pour finir 2017 bien au chaud.

……………………………..

Oublier la bêtise bêlante et l’hilarité de Ruquier…

………………………………..

….Une avalanche de livres en ces derniers jours de l’année, en parallèle au foie gras, ou tout simplement pour se prémunir des rigueurs de cet hiver. Les premiers tomes des œuvres de Spinoza (décidément !), pour la beauté du nouvel habillage éditorial de Garnier-Flammarion, un ouvrage général sur les grandes idées philosophiques universelles, « Sagesses d’hier » de Luc Ferry, et comme j’en avais beaucoup, à la caisse de la librairie, j’eus droit à choisir un volume gratuit. Pour changer, j’ai choisi une biographie sur Poutine…

………………………………………………………………………………………

Nous dépendons de la science, de la vision de la science, de ses approches et de ses mesures. Mais que sait celle-ci de l’harmonie et de la courbure d’une femme après l’orgasme ?

Peut-être que c’est pour bientôt.

……………………………………………………………

La nuit tombe. Le clocher de Saint Paul est sous des guirlandes de lumières. La nuit sera claire.

……………………………………

Espérer pour plus lointains horizons les moins mortelles morsures du temps qui avance, et pour moi, prendre ces grandes vagues de vacances pour toujours, le plus longtemps possible.