Carnet, 2023

1 Janvier


Ce premier de l’an, un peu gris, un peu pluvieux, commence aussi dans un rythme de sicilienne avec l’introduction de la Passion selon Saint Matthieu.

2 Janvier


Une promenade impromptue à Nice avec Y. ! Nous faisons le tour de la librairie de la FNAC. Il choisit des livres et moi l’excellent Billy Budd de Daniel Harding. Nous déjeunons dans une brasserie de l’Avenue Jean Médecin. Il a l’air d’adorer le tram. Nous allons jusqu’au bord de mer. Il pose sous l’immense ferraille rouillée de Cartier (Bernar Venet ?). Ça l’amuse de dire que cette sculpture ne ressemble à rien.

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Je reçois ce gentil message de Katy Coulon, bien des années après que je l’ai rayé de mes horizons :

Q‌ue l’année qui vient te soit plus jolie que la précédente.

De tout mon cœur je t’embrasse.

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3 Janvier


La Russie redevient amie avec l’Iran, la Chine. Qu’avons-nous à gagner dans cette épreuve contre les russes. N’y aurait-il pas une lucarne possible à renouer quelques accords ?

J’ai l’impression qu’on laisse dériver un continent sans que ça préoccupe plus que ça.

A moins que ce soit nous qui dérivions.

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4 Janvier


A Bernard :


Depuis ton passage à Nice, il ne s’est pas passé grand-chose. L’année s’est écoulée doucement, dans les frétillements que les foules ne manquent jamais d’afficher. Nous sommes restés bien au chaud, ce qui devient un luxe. Je ne pense pas que les restaurants et les professions de la fête aient eu trop de quoi se réjouir. C’est d’ailleurs la première année qu’on n’entend pas le feux d’artifice de Villeneuve. Même les années de Covid on a eu droit à quelques pétards pour la forme. Cette année j’ai dû m’endormir…

Le lendemain j’ai gardé Y.. Nous avons fait le tour du centre de Nice, la librairie, le rayon des livres d’enfants, puis on a mangé des pâtes dans une brasserie de l’Avenue. Les trams l’impressionnent depuis toujours. Il a posé sous la grande ferraille monumentale de Venet près de l’opéra. Il a bien ri "elle est bien rouillée et ne ressemble à rien". Bien sûr il n’est pas encore dans les joies de l’art contemporain.

La plage était noire de monde au sens propre : emmitouflés, les gens paraissent tellement sombres qu’on croirait de grosses fourmis immobiles sur les galets. Puis il était fier de monter à l’avant du véhicule comme un grand.

Je t’ai fait parvenir mes polyptiques pour Jérôme Bosch. En fait tu n’as eu que ceux qui ne seront pas sélectionnés. J’en ai fait de meilleurs.
Tu recevras d’abord les peintures jaunes, séries 3 et 4. Qui seront en quantité plus grande que les Bosch (10 en tout).

Je n’ai commis qu’un seul vers depuis les 12 coups de minuits. Mais c’est toujours ainsi cette histoire de page blanche.

On a déjà l’image "de garde" de l’année 23. Souvenir d’un essai d’il y a longtemps. Je pense qu’il faut faire quelque chose de ce JOKER qui reste muet dans la box. C’est une image que j’aime bien qui pourrait servir d’en-tête quelque part.

Voilà, on a donc tourné une page. Il faudra qu’on se parle pour cette histoire d’adresse d’éditeur.

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5 janvier 23


FABRICE


Ce début d’année est décidemment difficile et douloureux. Le dernier jour de l’an 22 nous apprenions la mort attendue depuis quelques semaines du Pape Benoît XVI. Et j’apprends ce matin avec stupéfaction le décès brutal de Fabrice Napoletano, ami depuis une dizaine d’année, depuis ce vieux temps maintenant de la Dégustation, et de chez Sauveur où il était venu nous rejoindre ce samedi 31. Rien en lui ce jour-là ne laissait supposer que ce serait la dernière fois que nous le verrions. Il parlait avec enthousiasme de la dernière Coupe du Monde, de la reprise du championnat de foot qu’il aimait tant. On avait trinqué avec Kamel et Thomas autour d’une table bien joyeuse sur une terrasse saturée comme elle l’est souvent le dernier jour de l’année. Puis comme il le faisait souvent, il s’est levé soudainement et s’en est allé.

Il venait de perdre son père un mois à peine auparavant et avait ce souci de revenir, chaque samedi, assez vite sur ses pas pour ne pas le laisser seul. Il disait maintenant la difficulté de devoir se séparer de certains objets, de devoir retrouver un appartement vide de tant de souvenirs etc.

On avait même plaisanté sur cette fameuse Mazda décapotable qu’il venait d’acheter : « au feu rouge tu verras, ça va changer le regard des femmes… N’oublie pas de mettre des gants à l’italienne… »

Il n’oubliait jamais ma date d’anniversaire. Il revenait toujours avec un polo ou une chemise de chez C et A…

Je garderai quand même un regret, une ombre dans le tableau lorsqu’il m’a dit ce dernier midi, « on ne souhaite jamais la bonne année avant le douzième coup de minuit, ça porte malheur ». Je lui avais simplement dit la veille, comme on le fait parfois, « finis bien l’année… ». Je ne savais pas que ces paroles prendraient la forme d’une ombre si lourde.

Il est donc mort seul. Et brutalement. On en saura plus bientôt. N’ayant pas prévenu de son absence, des collègues de la CPAM se sont inquiétés et ont fait ouvrir son domicile. Il a été trouvé sans vie, à même le sol.

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9 Janvier


A Bernard :


L’année 22 est donc derrière nous. Tu finis ton message en disant qu’elle a été plutôt triste. J’espère que la nouvelle sera meilleure.

Je ne sais si c’est à contrecourant mais les trois premières années 20 ont été de très belles années pour moi. Et confinement ou non, elles ont été étranges et pleines de belles choses. De voyages et de Malerei…

Puis 22 restera l’année de mon retour à Rabat. Mais je crois que j’ai résumé l’essentiel dans mes derniers écrits.

Et puis on ne sait ce que seront les temps qui nous restent. Je relativise donc les scories de nos années de maturité avancée.

Nous avons le projet d’aller vers Milan qu’on ne connait pas encore. Alors que c’est à quelques petites heures d’autoroute. C’est vrai que d’habiter sur cette Côte, on est un peu au carrefour de pas mal de destinations d’importance. On poussera probablement vers un des lacs plus au nord. Côme ferait l’affaire. C’est dans ces parages que l’abbé Liszt qui venait d’enlever Madame d’Agout aux yeux de tout Paris en fit sa maîtresse. Et lui fit écrire ce qui reste son chef d’œuvre, « les Années de Pèlerinage ».

Puis peut-être que plus tard ce sera le sud de l’Italie, les Pouilles, Matera, Naples etc. Projets qui ne dépendent pas que de moi.

Il est évident que lorsque tu lis mon carnet tu ne partages pas forcément tout ce qui est écrit. Je m’efforce d’être simplement au plus près de ce que je médite dans les domaines d’actualité politique et autres considérations sociétales. Ce sont mes méditations et mes considérations personnelles. Et comme lors de nos échanges à Nice, il n’est pas nécessaire que nos points de vue s’accordent. J’essaie bien sûr d’être persuasif, mais il serait vain de penser que je puisse convaincre plus que ça. Et loin de moi la pensée d’une ombre de fâcherie dans tout ça.

On enterre donc Fabrice . Une cérémonie aura lieu à l’église du port. On ne saura rien des conditions de son décès. Un de ses collègues est venu samedi au Sauveur apporter quelques précisions sur la façon dont a été perçue son absence et comment on l’a découvert inanimé chez lui. Son père avait quitté ce monde il y a deux mois peut-être. Il ne reste plus que ses deux sœurs.

J’ai eu des nouvelles de Monique Ariello qui était bien silencieuse depuis un moment. Elle a finalement vendu son Echelle Sainte à un décorateur qui l’a payée un très bon prix et mise en valeur dans un appartement de grand luxe et dans un décor qui rehausse bien son travail. Les photos qu’elle m’envoie montre un véritable château… Elle pourra s’acheter tout un matériel pour continuer son chemin…

Je t’ai fait parvenir l’image qui suivra l’année 23 : celle du courrier du 4 janvier à 7 h 28.

Pour Beckett je ne suis pas trop d’accord. Il n’a pas fait que mourir dans sa vie. Il a passé tout le temps de la Seconde Guerre chez Bonelly dans le Vaucluse. On y fait encore le vin du Ventoux. C’est un département vraiment enchanteur et loin du monde qui s’agite. Loin des dangers de la guerre….

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Le plus grand risque qu’entreprit un jour un humain, engageant par-là l’avenir de l’humanité entière, est le jour où Christophe Colomb découvrit, à mi-parcours de son voyage, que les vivres avaient passé la moitié de leur quantité, et qu’il décida sans retour possible, de continuer vers l’Ouest.

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Louis Aragon a été désigné comme le poète français du XX° siècle, devant quelques autres de très hauts calibres comme René Char ou Eluard. C’est un choix qui se tient. On aurait pu en avoir d’autres. Mais étrangement, je n’ai pas remarqué la présence de Saint John Perse parmi les noms cités. Pas le mien non plus. Mais ça c’était plus attendu.

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à Monique Ariello :


Bravo pour la vente de ton Echelle Sainte ! On peut dire qu’elle a trouvé à être mise en valeur. Peut-être un peu trop ! Elle qui demanderait une humilité de monastère.

Mais l’élégance et la qualité des décorations sont indiscutables.

Une manière douce de se séparer d’une œuvre "attachante".

L’année est commencée et nous portons nos regards vers quelques prochaines escapades vers l’Italie. Peut-être la région des lacs, en passant par Milan. Ville très proche, que bizarrement nous ne connaissons pas.

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10 Janvier


La France brade encore ses fleurons technologiques aux Etats-Unis. On se souvient encore des sourires du président Macron lors de la signature des chantiers navals cédés à l’Italie. Aujourd’hui c’est la société EXXELIA, secteur de pointe en matière de composantes électroniques qui est cédé aux Etats-Unis. Pour de l’argent liquide. Parce que la France n’a plus d’argent, elle vend.

Elle a la générosité de donner à l’Ukraine pour trois cent millions d’euros prévus par an, en chars légers (un quart de nos réserves : si ce n’était de la générosité on parlerait de suicide …), et en matériel divers, mais n’arrive pas à trouver quatre cent cinquante-trois millions (en une seule fois) pour sauver une industrie de pointe qui équipe tout à la fois les avions Rafale, le sous-marin atomique, nos porte-avions, les fusées Ariane et divers éléments de nos équipements civils et militaires. Histoire de nous rendre plus encore dépendant des Etats-Unis.

Si j’ai bien compris les pouvoirs qui demeurent en France, que l’Europe ne nous a pas encore confisqués, c’est de se vendre.

Après Alstom et l’industrie pharmaceutique, il reste encore quelques châteaux et vignobles. Peut-être que les chinois s’intéresseront un jour aux grandes orgues de Notre-Dame, aux lavandes du plateau de Valensole… mais ce ne serait que broutilles symboliques. Madame Bachelot pense déjà qu’il y a trop d’églises et de lieux de culte en milieu rural que l’état ne peut entretenir, qu’il faudra soit détruire, soit entretenir à la charge des communes. A l’avenant. Peut-être céder comme lieux de culte aux musulmans.

Déjà nos hôtels parisiens de prestiges appartiennent bien largement aux investisseurs du Golfe.

Qu’EXXELIA ait pu être vendu comme un simple château ou un morceau de patrimoine serait déjà une défaite et un signe supplémentaire et continu de déclassement, mais vendre un fleuron industriel servant les intérêts de notre force de frappe navale et aérienne est une trahison et un risque de voir un peu plus notre indépendance, du moins celle qui avait été envisagé du temps des débuts de la cinquième République, s’évanouir et toujours plus assujettie par d’autres.

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A Bernard :


Je suis dans la sélection (sévère) de tout ce qui concerne les « Polyptiques de Bosch ».

J’en ai les yeux crevés d’épuisement. Ça forme des vitraux de plus en plus morcelés…

Tu auras ça bientôt.

Un organisme littéraire a désigné Louis Aragon comme le poète du XX° siècle. On ne peut rien dire. Ce serait un choix presque attendu comme on pourrait en faire d’autres.

Dans les nommés aux premiers rangs bien sûr René Char, Eluard, puis j’ai retenu (plus subjectif, Cendrars et quelque autres.).

Dans les noms cités ce qui m’a le plus étonné est de n’avoir pas vu mentionné le nom de Saint John Perse. Ni le mien. Mais ça c’était plus prévisible.

Singapour ? C’est pour y voir quelqu’un, je comprends. J’avoue que ce n’est pas une destination à laquelle je penserais. Cet hyper Tech, ces horizons urbains à l’infini. Et comme dans toutes les cités nées récemment le plus à la pointe de la verdure et du bazar écologique. Je connais quelqu’un de chez Sauveur dont la femme et la fille vont faire leurs emplettes deux fois l’an à Dubaï. Ce sont des fortunés de l’immobilier de l’arrière-pays niçois.

La mort tu connais mes idées… Je me contente à chaque passage à l’an neuf de me dire que je marche encore.

La Scala n’est pas belle de l’extérieur. La façade de l’opéra de Nice lui est supérieure. Bien sûr l’intérieur est une splendeur. Et l’Histoire du lyrique pourrait se résumer par ce seul nom. A juste titre. Bien que je préfèrerais au moins une fois dans ma vie assister à une représentation de Tristan à Bayreuth (les places sont déjà réservées pour les quinze prochaines années, sauf pour les tour operator haut de gamme : 50 places par an…)

Wagner a obtenu ce qu’aucun artiste ni même un pharaon n’aura jamais rêvé : un temple (fonctionnel) à sa gloire, de son vivant.

Donc je peux aller m’inscrire l’an prochain dans un pays lointain et prendre un forfait (2000 euros) et avoir une place pour dans cinq ans. Bref. Il reste la Bastille.

Je suis curieux d’aller photographier la City Life avec ses quartiers résidentiels (eux-aussi high-tech) et ses immenses tours biscornues. Mais moins hautes que les asiatiques.

Nous serons à Milan et aux lacs probablement au printemps. Mais d’abord Hélène nous a offert un séjour dans un 4 étoiles dans l’acropole de la Provence, Gordes en Vaucluse (mi-mars)

Quand Nadia Boulanger est venue au monde en 1887, son père avait déjà soixante-douze ans… Je comprends donc aujourd’hui que le grand amour de sa vie fut Raoul Pugno, le virtuose qui avait trente-cinq ans de plus qu’elle. Là-dessus arrive le génie de la famille, Lili, qui mourut à vingt-quatre ans. Elle fut conçue par un père qui avait déjà dépassé soixante-dix-huit ans ( ! ) En ce temps-là on avait encore la sexualité biblique.

Que trouve-t-on dans chaque ville des Etats-Unis ? : « Un Mac Do et un ancien élève de Nadia Boulanger ».

Plus sérieusement, Nadia et Lili n’étaient que des demies-sœurs. Le père Ernest, un père de complaisance. La mère une troubleuse de piste. Mais la grâce a trouvé de quoi descendre sur Lili.

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15 heures


FABRICE  – l’AU REVOIR –


Pour un enterrement il ne pouvait pas faire plus beau. Je n’ai pas résisté à la tentation de faire quelques clichés du port en plan large, avec une lumière à la Claude Lorrain au zénith de treize heures et encore à la sortie de la cérémonie vers quinze heures. Une lumière violente et miraculeuse, et même une lumière de grand départ. Le lieu ne pouvait se prêter à une symbolique plus juste.

J’avais traîné un peu du côté de la Place du Pin, pris un café au Per Lei qu’avait maintenant l’habitude de fréquenter Fabrice. Sur la terrasse, à la table d’à côté de la mienne il y avait des gens que j’étais sûr de retrouver à l’église. Je le sentais à leur mine, leur façon d’être là tout en sachant qu’ils s’apprêtaient à se rendre à une obligation un moment plus tard. Je ne sais à quoi on sent ces chose-là. Je les voyais pour la première fois. Toujours est-il que je les retrouvais deux heures plus tard devant l’entrée, noire de monde.

Des bouquets, des gerbes à profusion. Certaines venant de collègues directs, puis de son syndicat FO, puis de proches, d’amis ou de la famille. Puis des rubans plus surprenants « … écossaise de tradition » … « tes camarade de la première heure R et R » que je me suis souvenu qu’il pouvait avoir une probable appartenance maçonnique. Ce qui me surprend moins de rencontrer tant de monde. Ça ressemblait un peu à une assemblée d’adieu d’un ministre ou d’un personnage illustre.

La cérémonie dans la plus traditionnelle sensibilité catholique a duré plus d’une heure avec communion pour les premiers rangs des plus proches de la famille. D’une pompe assez inhabituelle aujourd’hui mais d’une grande ferveur aussi.

Malgré la présence nombreuse de catholiques pratiquants, on peut mesurer le degré décadent de la liturgie, sinon même de l’élan catholique, aux grondements sourds comme des excavations vagues, plutôt murmure caverneux qu’affirmation, que font les répons chantés des participants à l’office.

Une des sœurs de Fabrice, celle qui prend des initiatives, lui ressemble parfaitement jusque dans le débit rapide de la parole et une certaine manière de ne jamais circonvenir autour d’un sujet. Directe et sans ambages. Elle a expédié son petit discours d’adieu comme un enfant qui débite sa récitation.

Il n’y avait personne de chez Sauveur ou de la Dégustation. J’étais le seul et m’en suis senti d’autant plus perdu dans la foule.

J’ai salué Matthieu qui avait annoncé la nouvelle en début de semaine dernière. Promettant de nous revoir éventuellement dans l’un de ces lieux. Personne parmi tout ce monde pour me donner l’adresse de Stefan, l’Allemand.  La lumière sur le port est insolente comme la mort.

Une autre page se tourne.

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22 heures


A Bernard :


Oui, l’important c’est ce qui nous change dans le voyage. La première fois que j’ai mis les pieds en Colombie j’ai eu cette chance d’y pénétrer de l’intérieur. Un de mes beaux-frères est camionneur. J’ai pu voir des choses, des lieux et des paysages que les touristes ne peuvent aborder. J’ai eu l’impression en accéléré d’être vraiment du pays dans certaines circonstances. C’est la seule occasion d’un réel voyage de découverte par l’intérieur. Pour le reste le tourisme contemporain est sur le mode de la consommation (hôtel, itinéraires, pôles d’attractions etc.). L’avantage c’est qu’ aujourd’hui on peut connaître les 4 coins du monde ou presque. Un paradis pour les iconodoules…

Fabrice, tu l’as connu. On avait mangé sous une bâche dans une pizza un jour de pluie. Il travaillait à la CPAM. Je le connaissais depuis que je fréquente la Dégus.

Un monde fou à son enterrement. De tous les horizons. Délégation syndicale, famille, collègues en très grand nombre, et je soupçonne quelques ombres maçonniques. Cérémonie paradoxalement très chrétienne. Il était discrètement croyant.

Tu vas avoir pas mal de travail en effet. J’en ai les yeux qui font mal tant je suis resté fixé sur mes outils de précision.

Je ne crois pas que ce soit les poètes qui font la course à la hiérarchie, ce sont les observateurs, le public qui donne son avis. Evidemment ça accouche de noms connus, prestigieux et souvent aux portes de la Pléiade. Comment faire autrement. Je savais que Aragon était le plus prolixe, mais aussi faiseur de vers sans pareil qui font que sur la quantité un bon nombre de diamants demeurent. J’ai aimé Mallarmé (mais c’est déjà du XIX°), Char et Eluard. Donc le choix de ces initiateurs n’est pas mauvais. Mais où suis-je au XXI° siècle ? Il suffira de chercher. Je suis prolixe aussi, mais pas seulement.

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On prend donc le téléphone jeudi à 15 h. Je sens que mes écrits vont dormir bientôt chez un éditeur.

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11 Janvier


« Que de gens ont voulu se suicider et ce sont contentés de déchirer leur photographie » Jules Renard

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« Soleil des eaux », avec quelques restes d’Honeggerisme…

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Je pensais hier, après l’église du port et ce soleil généreux, qu’en 22 c’était mon retour vers Rabat, Bouknadel à quelques pas où dû naître mon père.

Que ce fut une drôle d’année que cette année Proust… Hymne à la mémoire.

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12 Janvier


A Bernard :


J’avais aimé "The Last Waltz". Je pense que c’était un bon résumé de cette époque échevelée. Si on peut résumer cette époque en un film.

Du moins on voit apparaître en une étrange valse en effet, les leaders médiatiques musicaux de ce temps qui commençait de finir.

On y voit Dylan au premier plan. Comme un symbole. Incontestablement.

Cinquante ans après, voir Clapton pleurer sur lui-même, surtout pour les raisons que tu évoques, c’est légèrement narcissique et assez indécent, même filmé par Scorsese.

Quant à sa musique, dans son éternelle impasse bluesistique, on en avait fait le tour depuis les Heartbreakers (avec un pic de chaleur du temps de Cream).

Ensuite il a poursuivi sa "légende" avec la génération à qui on avait passé notre acné juvénile. Sans lui faire injure, Chantal Goya à sa mesure a su adapter son image sur plusieurs générations.

Le plus "limite" dans le genre, c’est Mick Jagger qui continue d’avoir le tour de taille dandinant de ses 20 ans…

En ce qui me concerne, cette période pop rock attachée à mon adolescence est passée comme mon adolescence. Elle n’aura résisté à la seconde partie des années 70.

D’ailleurs je retiens le symbole absolu de l’époque, 1960-1970 : date de naissance et de séparation des Beatles. Le reste n’est que la queue d’une comète.

Je n’aime pas d’ailleurs y replonger. Nous étions sans trop le savoir, déjà entre les mains mondialistes (et impérialistes américaines) des faiseurs d’évènements et de héros qui ont fait que la planète entière considérait Clapton comme "God". Est-ce bien raisonnable ? Pour quelques accords de blues … et le reste à l’avenant.

Les méthodes médiatiques n’ont pas changé depuis, métamorphinant les sensibilités (Punkitude, hip hop etc.)

Je préfère penser à cette époque comme au temps du Pub Latin, Jeannot, le temps des amitiés indéfectibles du lycée, des premières amours, à tous les souvenirs impérissables qui font que ce temps-là a été un temps heureux. Bien sûr Clapton et les autres en faisaient partie indissociablement. Mais n’est-ce pas le lot de toute les adolescences ? Pour ma part je n’avais d’autres repères. Question de milieu social, question d’héritage culturel que je n’avais pas.

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L’ANNEE CALLAS

C’est le début de l’année commémorative du centenaire de Maria Callas. J’entends déjà frémir tous les ignorants, surtout ceux qui viennent avec empressement parler derrière des micros, dont je mesure souvent la bêtise à la proportion qu’ils ont de l’appeler « la » Callas comme s’ils en avaient fait, par l’utilisation d’une désignation de tradition opératique italienne toute passionnée et réellement affectueuse, une chose familière à leur propre usage par la désignation de l’article défini réductible aux choses communes. Vient-il à l’idée des mêmes de parler de « la Kathleen Ferrier » ou de « la Crespin » ?  Je parie que non. Les vrais amateurs d’opéra et d’art lyrique en général pourraient se permettre de parler de « la » Crespin ou de « la » Callas dans l’enceinte des arènes de Vérone ou du Metropolitan de New-York, parce qu’ils y sont chez eux, et qu’ils nomment quelqu’un qui est de leur famille, de leur monde privé. Et encore, à l’origine on ne parlait de ces divas qu’entre soi, au spectacle, comme on aurait parlé « du » Dino qui renâcle à faire des études, ou au contraire de « la » Maria qui travaille mieux que ses sœurs. Cela se fait familièrement. Et encore, est-ce (trop) latin et révèle le côté populaire du répertoire et du public de Madame Callas. Mais entendre la première dessinatrice venue de bandes dessinées qui n’a jamais mis les pieds à l’opéra et qui ne saurait citer d’autre nom dans le domaine lyrique que celui de Callas, l’« apostropher » par l’article défini relève de la plus commune vulgarité. Je préfèrerais encore croire que certains parlent d’une dénommée « Lacallasse ».

Donc en ce début d’année, je formule le souhait qu’avec la plus élémentaire marque d’affection et de respect pour la diva planétaire on continue de dire, en parlant d’elle comme le font ceux qui l’ont vraiment aimée, simplement « Maria Callas ».

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… On peut évidemment écrire de la poésie après Auschwitz, aussi bien qu’avant, et dans les mêmes conditions ;posons-nous maintenant une question un peu plus sérieuse : peut-on écrire de la science-fiction après Hiroshima ?

… Il semble que la réponse soit oui… et des textes franchement meilleurs… Hiroshima était sans doute nécessaire pour que la littérature de science-fiction puisse accéder réellement au statut de littérature.

Michel Houellebecq

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13 Janvier


POESIE


En poésie il y a autant de force dans la proposition allitérative que dans le retour du Même sonore

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GLISSEMENT PROGRESSIF DU PLAISIR


Dans l’idéologie, la doxa détermine le contenu dialectique. C’est ainsi qu’ont glissé de la dictature du prolétariat le rejet de la lèpre populiste, du col mao le survêtement Nike. Que « l’Idéologie allemande » de Marx ou « Le Capital » se sont métamorphosés « en insoumission mélanchonienne ».

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15 Janvier


A Bernard :


Je lis un des rares livres existant sur la courte vie de Lili Boulanger, compositrice qui n’a pas besoin d’être femme pour avoir du talent comme souvent en ce moment. Elle avait même du génie (à une époque où ils se bousculaient). Elle est morte en 1918 à 24 ans. Et a laissé de quoi tenir sur 3 CD. Mais que de l’excellent. Surtout une poignée de mélodies qui se hissent souvent à la hauteur des miracles de Debussy et du meilleur Fauré. De la dentelle…

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16 Janvier


LA PENSEE OCCULTE


Marilyn Monroe ne s’est pas contentée de vampiriser la famille Kennedy, elle a aussi laissé un message codé qui n’a trompé personne dans « Certains l’aiment chaud », lorsqu’elle susurre son fameux « Pom Pom pi dou ».

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KAHLO


On ne peut plus faire un pas dans les rayons d’Histoire de l’Art et de la peinture sans tomber sur Frida Kahlo. Des livres grands, des petits, de luxe, de poche. On voit même certains collages partant de la Cène de Léonard ou d’autres représentations de Véronèse où le portrait de la peintre apparaît au détour d’une réunion d’artistes, d’un aéropage composite, comme une image subliminale, un rappel qu’elle joue maintenant dans la cour des grands. C’est aujourd’hui le règne des femmes en musiques, en peintures aussi. Et Kahlo la peintresse, la sauvageresse envahit l’espace. Ce sont les conséquences des expos parisiennes qui nous reviennent six mois avant et six mois après dans toutes les revues, les magazines spécialisés et les parutions de livres qui suivent comme des queues de comète. Et pourtant. J’avais lu une biographie assez volumineuse il y a une vingtaine d’année (Hayden Herrera ?), suite au film retraçant sa vie, et les quelques tableaux qui nous découvrions alors auraient pu suffire. Pourquoi un tel engouement aujourd’hui pour une peinture finalement assez médiocre. Je n’ose croire que le seul fait de peindre au féminin en soit la raison obligatoire. Mais plutôt une nécessité d’appuyer sur une image nouvelle, un filon, quelqu’un d’ignoré dans le catalogue des valeurs de toujours. Le soufflé retombera un jour. Régis Debré fait un éloge du temps juge de vérité (dans un sens de l’oubli ou de la revalorisation). La diablesse n’étant pas particulièrement belle, ses compositions extrêmement maladroites, la lourdeur volontaire de son figuratif et de sa symbolique n’étant pas sans me laisser un certain malaise. Je miserai pour sa survalorisation actuelle. Le fait d’avoir été la passion d’une vie de Diego Rivera serait-il une raison suffisante ? La revanche de la mini épouse émancipée sur le géant un peu déchu ? Peut-être est-ce d’avoir été, à sa manière, trotskiste en son temps.

Décidemment, entre Kahlo et Garouste, nous n’avons pas tellement de chance avec les retours parisiens ces temps-ci.

Garouste dont la chanson qui l’a éveillé à la musique était la rengaine de Jean Sablon, « rhum rhum rhum et coca cola… »

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17 Janvier


Je vois Claude au Nomad qui débouche sur la place Saint François. Peut-être allons-nous adopter ce bistro.

Un quidam, vaguement de nos connaissances de la vieille ville (Johann), en a profité pour venir nous asséner des « Messiaen, mes amis, Messiaen, le chant des oiseaux, qui les connaît, la synesthésie… je suis transcendant, j’ai l’intelligence qui déborde». Je le connaissais pour avoir été dans les basses du chœur du Prince Obolensky à la cathédrale russe. Il y était plus discret et ne relevait pas encore, comme bon nombre de fantômes du vieux Nice, de la simple psychiatrie.

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18 Janvier


Je prends le café avec Isa au PMU du quartier St Roch. J’y vais assez souvent depuis la fin de l’automne. Les quartiers de l’Est que je n’avais jamais aimés me semblent plus beaux qu’avant. Adossés aux collines.

Le tram et la cité Universitaire Saint Jean d’Angelys à l’endroit des anciennes casernes ont rajeuni les lieux. Ce matin le soleil transperce la place Jean Giono et le marché découvert.

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23 Janvier


Le livre de Jérôme Spycket sur Lili Boulanger est impeccable. Je l’ai lu d’une traite.

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24 Janvier


LILI BOULANGER


Le déroulement de l’histoire de Lili Boulanger tient d’abord à la somme extraordinaire de correspondances qu’on a retrouvées. Il est étonnant qu’on puisse recoudre le parcours d’une vie entière, même si celle-ci fut brève, par l’intermédiaire de registres et de lettres. Deux choses m’ont marqué : la qualité et la générosité de ses courriers qui n’avaient pas peur des épanchements sentimentaux. Sans remonter à Madame de Sévigné et à sa fille qui à elles seules tracent le parfait portrait d’un temps et d’une société, on remonte le tissage d’une simple biographie complète en ce début du vingtième siècle par le truchement des missives des uns et des autres. Il serait plus facile de citer le nom de ceux qui ne participent pas à découvrir une facette ou un point précis éclairant le portrait de Lili. Et puis la longueur des lettres. Pour exprimer un sentiment, un évènement mineur comme l’état de santé d’un membre de la famille, la naissance d’un enfant dans le voisinage, tout un arsenal de détails sera révélé. Les gens écrivaient. Ils écrivaient simplement pour dire combien la soirée de la veille avait été réussie, ils écrivaient pour signifier qu’on pouvait compter sur leur amitié dans telle ou telle circonstance. Les messages se répandaient en affection comme on se met à nu. Il est étonnant à la lecture d’un courrier de tel directeur d’Institut de voir fleurir ses propos d’ambages et de circonvolutions peut-être de convention, mais aussi d’une réelle galanterie ou d’une toute simple hauteur de civilité. Car il s’agit bien de ça. D’un degré de civilisation qui nous a quitté. Ne dit-on pas qu’il s’agissait d’un temps de lettrés, de fins lettrés ? Il existait d’ailleurs un genre tout littéraire qu’on nommait les échanges épistolaires. La collection de la Pléiade regorge des seuls volumes de correspondance de Flaubert, de Céline, Nerval, Malraux et de bien d’autres. Aujourd’hui on a la correspondance de Mitterrand avec une certaine Anne qui passe pour l’un de ses amours durables. Il n’est pas interdit de penser que le contenu n’échappe pas à une certaine banalité ou se mélange à l’expression de sentiments qu’on cache aux yeux du monde. Mais Mitterrand, c’est déjà un homme de Lettres. L’importance de l’écrit est indéniable. On a aussi la correspondance de Camus avec Maria Casarès. Mais on est là aussi dans de la haute voltige, des professionnels en quelque sorte, et il s’agit bien encore d’une génération qui a laissé des œuvres littéraires universelles. Mais la classe moyenne dans son ensemble ? La mère écrivant à sa fille éloignée, l’ami s’adressant à l’ami avec assiduité et profondeur, avec secret, combien y en-t-il encore de nos jours ?

Il y a aujourd’hui les réseaux sociaux. Les nommer signifiant bien déjà qu’on a quitté cet univers. Qu’on a évacué paradoxalement par la vitesse de la lumière, à la manière des éructations qui se veulent autant d’expression de l’affirmation impérative de soi, cet univers de lettres, de missives rédigées dans une langue impeccable, où les subjonctifs ne faisaient pas frémir, où l’étalage de nuances pour parler de ses sentiments et les éclairer des plus infimes nuances étaient la marque même de la hauteur de la pensée et de la vraie sensibilité.

La France était alors un pays de lettrés. Il y avait certes les écrivains, mais aussi les anonymes, comme ceux que j’ai suivi au long de cette biographie, qui demeurèrent acteurs et témoins de la vie de la compositrice. Hormis le fait d’avoir côtoyé la grande artiste, rien en eux ne les laisseraient supposer qu’ils savaient avec précision et exactitude cerner le roman d’une vie et de contribuer à en dresser le portrait. C’était simplement des gens de la classe moyenne. Leur niveau était extrêmement élevé si on le compare aux capacités cognitives et à leurs transcriptions par écrit comparées aux affreux jargons d’aujourd’hui. On rétorquera que chaque époque a ses modes de communication, que l’écrit d’hier s’est métamorphosé en expressions plus directes et partant plus conformes aux attentes pragmatiques qui caractérisent notre monde. Je crois plutôt qu’il s’agit d’un affaissement de la pensée et surtout d’un degré d’analyse qui avoisine le zéro absolu. Encouragé par la pensée par prescription que délivrent les médias qui dispensent d’avoir à soi-même rendre témoignage sensible de tel ou tel évènement qui touche notre monde. Car non seulement les gens dans leur grande majorité ne sauraient s’exprimer par un écrit correct, mais délèguent également le contenu de ce qui devrait se penser à d’autres qui détiendraient une autorité de pensée sur ce monde-là.

La faillite de l’éducation scolaire est très nettement reflétée par le niveau comparé de ceux qui écrivaient de simples lettres de tendresses ou de recommandation d’avec ce qui ne s’écrit plus aujourd’hui et qui ne sait plus même simplement nommer les choses par des mots.

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25 Janvier


Dans « La Pléiade » vient de paraître l’énigmatique volume de « L’Histoire Auguste », histoire de la Rome des IV° et V° siècle, des tout débuts du Christianisme, période où ces historiens que furent Aurelius Victor, Eutrope et Festus revendiquaient encore les fastes des divinités et des grandeurs de la Rome d’avant. D’où le sous-titre à cette Histoire Auguste, « historiens païens ». L’auteur, le quatrième de la partie proprement Histoire Auguste serait l’œuvre d’un certain Nicomaque Flavien sénior. Il y a donc, enfin révélée, une suite à nos connaissances sur Rome après Tacite et Suétone.

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DE LEONIN A BOULEZ


Par ces soirées de grisaille et de froidure, il n’y a rien de plus accordé que d’entendre dans leur continuité les extraordinaire organum de Léonin, « Magister Leoninus », premier nom connu de l’Ecole de Notre-Dame, XII° siècle. Premier nom laissé dans la musique Occidentale. L’intérêt de ces chefs d’œuvre, au-delà de leur valeur musicale même, est qu’ils posent une valeur d’acoustique dès l’éclosion des voûtes gothiques, similaires aux rapports dont parlait Boulez définissant comme intérêt supérieur les liens acoustique/musique. D’où la création dans les années 70 de l’Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique (IRCAM). Quels auraient été les destinées de ces organums de Leonin sans l’immersion, l’exploitation et l’orientation données aux œuvres occasionnées sans la résonnance et l’espace ouvert des voûtes gothiques ?

De même, j’ai souvenir dès la création de Répons du même Boulez, d’un critique musical qui affirmait que dorénavant le monde musical était partagé entre ceux qui avait un jour entendu Répons en concert, et ceux qui ne l’avaient encore jamais entendu dans des conditions optimales. L’enregistrement de l’œuvre ne rendant pas le phénomène acoustique que seul une salle appropriée pouvait rendre. On pourrait même affirmer que l’acoustique devient dès lors une dimension essentielle par immersion dans une telle musique. On peut aussi ranger dans cette catégorie les œuvres ultérieures que sont « Sur Incises » et « Anthème II » pour violon seul et transformation du son en temps réel (qui n’est autre que la maîtrise acoustique orientée et transformée par la volonté du compositeur depuis l’irruption d’un agrégat sonore ou un ensemble de timbres produits préalablement par résonnance naturelle).

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10 heures

Il fait encore gris ce matin. Y. est avec moi pour ce mercredi en fin de matinée. A Nice il est ravi de prendre le tram. Il se blottit tout près de la porte, regardant les gens descendre et monter.  A la station de la Libération on fait le tour des poissonniers. Il est content de reconnaître les bonites et les loups, les dorades et tout ce qu’il pêche lorsqu’il va en mer avec son père. Puis nous redescendons en sens inverse jusqu’à la Médiathèque. Il y prend quelques livres et nous déjeunons sur la place Garibaldi. Il mange toujours comme un oiseau. On rentre pour son après-midi de rugby à quatorze heures.

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26 Janvier


CHASSE A COUR


« Il faudrait l’abattre comme une bête ». Cela claque, et comme on dit aujourd’hui, ça « interpelle ». Même sous l’angle de la diarrhée verbeuse habituelle, ça interpelle vraiment à l’Université. Il ne s’agit pas dans cette simple phrase de propos de chasseurs, mais d‘un professeur d’Université visant tout élève de sa classe qui, « si par malheur il y en avait un ici qui votais pour Zemmour » …

Outre que le « professeur » en question ne sera poursuivi en aucune manière, la poursuite se faisant en fonction du gibier, il est étonnant que les médias dont la sensibilité n’est plus à démontrer ne relèvent la gravité des propos. Nous ne sommes pas dans une assemblée générale, pas plus qu’à l’Assemblée Nationale où les dérapages pleuvent sous l’effet de la passion professionnelle, mais de propos d’enseignant ayant charge de transmettre sciences et savoir.

Pas une ligne, pas un mot dans Libé et dans le Monde. Gardiens de la défense de causes qui font généralement mal à leur sensibilité farouche, on aurait pu au moins attendre de ces professionnels de l’indignation une attitude de principe. Rien. Et c’est d’autant plus étonnant qu’il ne s’agit pas dans les « conseils » de cet enseignant, d’un dérapage comme on dit, de ces petites phrases révélatrices que les même Libé et le Monde reprennent à l’envi pour les pourfendre quand la morale et la vertu seraient en danger, mais d’un développement dialectique assené à froid dans un amphithéâtre d’université.

J’en conclus qu’il n’y a aucune « information » digne de ce nom dans la presse, mais que celle-ci n’est généralement qu’un relais organique d’une politique et d’une idéologie qu’elle soutient, d’où ma feinte indignation devant le silence pesant de ces organes de presse qui habituellement ont le reflexe rapide.

La doxa en matière idéologique et de bonne pensée (redondance) étant majoritairement à gauche, ce n’est pas ce coup-ci qu’on aura une ligne sur cet appel au lynchage.

Dans le même temps, sur une parallèle diamétralement opposée, l’unanimité de l’indignation s’est faite dans le milieu concernant le film « vaincre ou mourir » qui traite du génocide vendéen.

Je regarde les notes du Monde, de Libé, de Première et de Télérama : 1 sur 5.

Unanimité belle et absolue. Lucide.

Se concertent-ils comme le font certains dans certains jurys ? Ont-ils un rédacteur en chef en chef de tous ces organes de presse ?

Vraiment le film doit être mauvais. Exécrable.

Le peu d’images que j’en ai vu pourtant pourrait donner envie. Que nenni ! Un film « présentant la Révolution française sous un jour négatif… une provocation ».

Donc, ce n’est pas le film qui serait mauvais en soi, les images furtives que j’ai pu entrevoir qui seraient condamnables (le réalisateur sait effectivement créer une atmosphère : on est proche du Corneau « d’un Hussard sur le toit »), mais l’idée même d’avoir pu réaliser un sujet mettant en cause la Révolution et ce qu’on nous dit qu’il faut en penser.

Et puis là où ça fait mal : La production Bolloré. « Bolloré va trop loin… » alors que ce film ne représente que 0,05% de la production de Canal dont les merdes à 95%, sont encensées par la même critique.

J’ai bien connu Télérama, je l’achetais toutes les semaines du temps que je logeais dans une mansarde (il y avait beaucoup à lire), j’attendais mon hebdo qui donnait le programme TV mais qui se plaignait déjà (années 70) de ne pouvoir s’étendre plus librement « sur les sujets d’actualité ». J’ai abandonné l’hebdo dès ce temps où le magazine a commencé d’ambitionner de développer la partie « monde des idées ». Je sais maintenant pourquoi.

J’y ai connu Xavier La Cavalerie qui faisait notamment les critiques musicales, qui commit la pire des monographies sur Manuel de Falla -chez Actes Sud- (« je te prêtes, tu me rends » – dans la famille N’Guyen on échange, on devient même ministre, c’est dire la qualité …).

J’ai aussi connu son frère Bénédict comme collègue, bien que n’étant pas très proches (nos spécialités étant de sensibilité peu voisines), mais professionnellement courtois (il a fini par être directeur du Musée Terra Amata à Nice -Préhistoire- … l’amour des pierres qu’il rangeait dans des tiroirs. Il m’en parlait comme des choses vivantes, on en riait). Les frères avaient pour particularité de nettement pencher à gauche, ce qui est bien banal en soi, mais pour des émancipés cela ne les empêchaient pas de vouvoyer leurs parents. Avec distance ai-je appris. Je fus longtemps surpris d’une si délicate éducation.

Un peu comme celle de Renaud de la Ganerie (généralement révolutionnaire de son état), dont le nom laisse supposer un poids héréditaire mal assumé mais ne laissant pas supposer cette quête de justice lorsque se tendent généreusement les micros pour causes et croisades habituelles, qu’on s’étonne de ne pas l’entendre aujourd’hui contre une chasse au mauvais vote dans une enceinte universitaire.

… Les nouvelles aristocraties décomplexées.

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L’ORGUEIL


L’Europe elle-même en est quasiment imprégnée dans ses finalités politiques, dans ses règlementations :l’Humanité. L’Humanité souffrante, l’humanité à soulager. La France est son fer de lance depuis toujours. Depuis la Révolution. Autant dire depuis l’origine des temps.

Quand je pense que je pourrais détester les trois-quarts de cette humanité. De sa mesquinerie, de sa suffisance et de l’indifférence qu’elle m’inspire à mesure que l’âge me vient. Une détestation qui, si elle pouvait se mesurer à un équivalent d’une échelle de Richter de l’antipathie, serait entre 8 ou neuf sur un maximum de 10 (donc assez proche du désamour explosif, y compris pour les dessinatrices de mode et de bandes dessinées).

Et ce, dans un monde occidental d’un parfait athéisme enfin accompli depuis que les yeux se sont enfin ouverts (la science, les Lumières toutes grandes allumées bien que n’étant pas issues de Versailles).

Paradoxalement les humains d’aujourd’hui ne croient pas au message évangélique du Christ, mais comme un chœur parfaitement harmonieux chante la gloire de l’Homme, l’amour qu’il nous inspirerait et les droits qui lui sont afférés dans la triple gloire de la liberté de l’égalité et de l’impayable fraternité.

Bien heureusement nous sommes enfin débarrassés des scories obscures des mondes anciens pour rejoindre à rebours et paradoxalement un platonisme préchrétien où l’homme est encore à la recherche de sa propre essence et à la recherche de ses propres qualités enfin révélées dans cet Humain trop Humain, cet Ecce Homo désincarné  que tous les athées du monde découvrirent comme Colomb un monde nouveau, dans les Droits de l’Homme auquel il convient de ne jamais omettre le H majuscule, ce qui le rend parfaitement et idéèllement platonicien, coagulant d’Idée majeure, intangible mais O combien à la proue de notre avenir. L’Homme nouveau qui ne croit plus en rien sinon à lui-même, à ses sauve-qui-peut et à sa misère mise à nue comme Noé après l’ivresse.

Pourquoi s’étonner alors d’une misère de l’homme sans Dieu ? Certains disent, en bonne logique, que si Dieu existait il ne permettrait pas la souffrance, l’injustice et toutes ses horreurs, que même au travers d’un monde décillés et tout leibnizien selon l’angle qualifié de meilleur possible, décidemment les ombres et les ténèbres envahissent toujours plus la solitude qui est la nôtre.

Mais pourquoi l’homme devrait-il vraiment intéresser Dieu s’il y en avait un ? Déjà la colère et les châtiments de l’ancien Testament auraient dû servir d’avertissement sur les limites de la patience divine.

On s’est souvent posé cette question du silence désespérant de Dieu. Parce que nous nous sentons abandonné comme dans cette quatrième Parole du Christ en Croix, la plus terrible et la plus révoltante (Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné) préfiguratrice du désespoir qui pourrait être notre condition. Et parce que nous ne supportons pas le silence assourdissant qui en est l’écho.

Mais jamais aucune réflexion n’a pu poser que Dieu/architecte pouvait avoir eu honte de sa créature, comme un artiste qui ne parlerait pas d’une œuvre inaboutie.

Et si pourtant tel était le cas…

Et si telle était la réponse à une déception créatrice ? Dieu a lancé dans les éthers, l’azur et les enchaînements de la causalité, une aventure qu’il aurait lui-même considéré comme un échec. Peut-être a-t-il d’autres fers sur le feu ?

L’amère consolation que nous pouvons avoir, dans la misère de notre solitude et la désespérance de notre finitude, serait de penser en effet que Dieu a pu lui-même faillir en lançant l’aventure dans laquelle beaucoup d’entre les humains sentent intuitivement que les composants n’ont pas la qualité requise.

Et jeter l’éponge.

Après avoir effacé le tableau.     

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Il est absolument évident que naissant un premier Juin, je note que quelque part aux Théâtre des Champs-Elysées, Erwartung (Attente) de Schonberg fut chantée par Irma Kolassi dès le 20 Mai de la même année.

De même que les astres ne se trompant que rarement, Kathleen Ferrier enregistrait la vision définitive, s’il en fut, du Chant de la Terre (Mai 52…)

Mon berceau ne pouvait descendre ici-bas que reposant sur des ailes divines.

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27 Janvier


Anniversaire de Claude. Et de Mozart. Il a donc droit à son requiem au Nomadoù nous descendons quelques verres. Mais aussi aux deux versions des variations Goldberg par Gould et une anthologie Maria Callas. Il est gâté. Il a de quoi développer ses connaissances.

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31 Janvier


PURGATOIRE DES HEROS  


Xenakis aurait dû fêter ses cent ans l’an passé. Du moins, les milieux habituels de la presse spécialisées, des organisateurs de concert, auraient pu s’emparer de l’évènement comme ils ont pu normalement le faire pour César Franck, bien commémoré en 22 ou comme pour Saint-Saëns et son centenaire en 21. Xenakis n’a eu droit qu’à un recueil de souvenirs avec photos et documents rares dus aux soins de sa fille Mikka en présentation d’une expo parisienne. Puis une maison d’édition a exhumé un album de ses œuvres pour percussions les plus connues. Et puis c’est tout.

Il est loin le temps où le nom du compositeur était porteur de promesses, où être générateur de slogans pouvait passer pour un investissement sur l’avenir. On se souvient des murs de la Sorbonne et de ce fameux « A bas Gounod, vive Xenakis » en 68. Ce qui aurait dû confirmer au firmament des grandes gloires le classicisme d’aujourd’hui semble, pour ce qui concerne Xenakis, le début d’un purgatoire. Le vent dans les voiles des années d’expérimentations, d’innovations et de folles embardées technologiques est retombé, tout comme il s’est aussi figé pour ce qui concerne l’électro-acoustique en général qui n’est plus perçu aujourd’hui comme écriture et passage obligatoire dans les espérances des vents de demain. François Bayle encore vivant à quatre-vingt-dix ans ne porte plus de philosophie du non pas plus que les couleurs de la nuit. Les concours de musiques électroacoustiques de Bourges ont été bien oubliés comme après une fête on éteint les lumières.

Au Conservatoire de Nice, l’acousmonium ronronne doucement comme un vestige d’un temps qui excite plus la curiosité qu’il témoigne d’une vivacité créatrice autour de Michel Pascal ancien élève lui-même de Jean-Etienne Marie.

Donc, de la génération des années 20, personne n’est épargné. Et le cas de Xenakis est symptomatique bien qu’on eût imaginé quelqu’un d’autre pour porter le poids de ce moment où le silence va se faire autour d’un chapitre d’Histoire de la musique. Pierre Boulez n’en est pas lui-même exempté. Mort dans la discrétion à l’image de ce que fut sa vie privée, il ne reçut que les honneurs officiels de quelques-uns de ses pairs et de plus de ministres de la Culture qu’il n’en faudrait pour un général d’empire. Honneur suprême, la salle de l’orchestre de le Staatkapelle de Berlin porte aujourd’hui le nom de Pierre Boulez Saal. Le Tokyo Prize, la plus grande distinction japonaise, une sorte de Nobel qui voudrait dire encore quelque chose, lui a été décerné quelques temps avant sa disparition. De jeunes compositeurs écrivant des oratorios, ne manquent pas l’épitaphe « à la mémoire de P.B. ». De l’honorifique, du grandiose. Mais sa musique est en danger, comme celles de tous ces compositeurs nés autour de 1920/25. Le temps des honneurs figés et protocolaires ou celui des purgatoires ont remplacé le temps des combats et des bataille d’avenir, le temps de la création. Mais le temps de Répons, de Pli selon Pli, comme un diamant demeure silencieux, confidentiel encore. Ces musiques il ne faut cesser de les jouer.

Seul de cette bande native de 1920, Ligeti s’en sort assez bien grâce à Kubrick et son « Odyssée de l’espace » qui rappellera au-delà même du nom du compositeur que les cinéphiles ignorent bien souvent, que la musique de son Requiem « va décidemment bien » avec l’espace. Dans les concerts ou les programmes d’enregistrements, son nom accompagne fréquemment un plus classique que lui, et il n’est pas rare de voir figurer Ligeti avec des sonates et partitas de Bach. De même quelques courageux comme Pollini enregistrent la seconde sonate de Boulez avec les Etudes de Debussy. Mais leur temps, leurs témoignages ne sont plus globalement en phase avec les attentes et surtout même avec l’importance qu’ils revêtent réellement. Les maisons d’édition se penchent plutôt vers Connesson, vers le triste Karol Beffa. On a l’avenir que l’on mérite. Et puis, manque de chance cette année, puisque c’est son tour, Ligeti devra faire face au centenaire de Maria Callas…

On attend tout de même avec impatience, la bannière bien dressée contre tous les vents, le centenaire de ceux nés en 1925. Ils sont légions à avoir, dans les astres, décidés d’éclore cette année-là.

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1 Février


Houellebecq n’aime pas Prévert. Sa première réflexion dans « Interventions » lui est d’ailleurs consacrée avec un article qui ne laisse pas l’ombre d’une possible amabilité à l’endroit de sa poésie. « Prévert est un con ».

 « Prévert est avant tout un libertaire, c’est-à-dire fondamentalement un imbécile ». S’ensuit tout un catalogue de ses « réussites » au cinéma qui n’est pas pour le rendre plus aimable et tout un tas de comparaisons avec les scénarios d’Artaud et de Carax dont il dessine les reliefs bien plus accentués. Jusqu’à le rapprocher de Robespierre : « L’histoire veut que ce soit Robespierre qui ait insisté pour ajouter le motfraternité à la devise de la République… Prévert se voyait certainement comme un partisan de la fraternité ; mais Robespierre n’était pas, loin de là un adversaire de la vertu ».

Très dur tout de même.

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2 Février


MONOLOGUE DIALOGUé AU LIEU MEME Où AUCUN OFFICIANT LITTERAIRE NE FRAPPE A MA PORTE

Ou

RITUEL LITTERAIRE SANS PESTICIDE ou L’ART DE LA FUGUE LITTERAIRE


En préambule je dirais donc :C’est la Chandeleur aujourd’hui. La tradition s’est perdue de faire sauter la première crêpe avec une pièce d’or au creux de la main.

– Cela fait bientôt sept ans que le « Livre des Répons » est paru aux éditions de l’Harmattan. Quel a été son avenir ?

Parler de son avenir c’est paradoxalement figer son passé comme un infirme qui ne saurait marcher sans conditions. Peut-être est-il tout simplement mal né ou né en un lieu d’une famille nombreuse et peu précautionneuse, mis au monde et abandonné, lui disant « on t’a donné l’existence, à toi maintenant de te débrouiller ». Et personne, pas même moi, pour lui tendre la main ou me préoccuper de savoir ce qu’il devient. Un peu comme un ami auquel on fait signe de loin en loin sans vraiment se soucier de son avenir ni de sa santé. Ce livre a pourtant tout pour dégager un potentiel rare. Je dirai que le temps travaille pour lui, comme la confiance peut croire en la dureté et en la pérennité de la pierre. Ce qui l’assombrit peut-être est son manque de visibilité. Il a été jeté comme une bouteille à la mer, masqué par une multitude d’autres parrainés solidement. Et puis son auteur est pauvre, sait-on même son nom ?

Et dire qu’il a même des frères et des sœurs qui attendent d’avoir « leur chance » …

Il en a été donc vendu onze exemplaires de ces Répons(depuis 2016…), soit directement, soit par le biais d’Amazon (un ou deux peut-être, d’où l’importance de pouvoir, même à distance, feuilleter les premières pages ou la préface : la fenêtre de séduction est malgré tout étroite !)). Le reste a été une diffusion de volumes amicalement offerts et dédicacés. Ce qui, pour répondre à la question par une autre question : quel est encore son avenir ?

Et puis la poésie en général est comme cette bouteille à la mer comprenant en plus un message énigmatique à l’intérieur. Aggravant encore un peu son peu d’espérance de se voir sauvé.


Le roman n-a-t-il jamais été une tentation ?


C’est la question qui m’irrite le plus et celle qui mérite le plus ample développement.

Tout d’abord, je considère le roman comme un médium illustratif. Il n’est pas un en soi mais un intermédiaire. Balzac par exemple, le plus complet, le plus large océan romanesque qui fut, m’a fait comprendre plus de choses que n’auraient pu m’en faire comprendre des années de philosophie universitaires. Balzac a donc atteint son but de faire passer un message, une valeur ou un contenu au travers d’un univers fictif, ou soit disant fictif, dans un cadre où chacun peut s’imaginer évoluer en même temps que les personnages et les thèmes qui circulent en toute tranquillité. Le roman actualise et universalise. Le roman met à l’aise. Il distille une pédagogie. Il évite justement l’écueil trop corseté de l’approche frontale et trop abstraite de la philosophie pure ou du traitement de l’information et des questions fondamentales de l’humanité par le jeu des réponses politiques qui imposent également trop frontalement. Le roman laisse une porte ouverte à la réflexion du lecteur « et si le personnage n’avait pas brandi le couteau, si le rendez-vous avait été manqué que serait-il alors advenu » etc. Le lecteur délibère en quelque sorte.

Donc pourquoi je n’en écris pas ? Il s’agit d’abord d’un traitement sur le long terme. Même les romans qui paraissent les plus spontanés, comme dans la littérature de certains auteurs au féminin qui écrivent comme on se confesse (un journal de bord !), avec ce semblant de négligé qui en fait toute la sève, sont élaborés scrupuleusement et sans que la tension ne se relâche.

Je réserve, quant à moi, la face cachée de mes travaux de fictions à des formes autres que le roman, comme la peinture numérique ou la nouvelle qui doivent venir spontanément comme un geste musical, ou un large coup de couteau sur la toile. Un haïku cognitif…C’est pour ça que je n’en commets que rarement. En fait, ce que je n’aime pas dans le roman est sa fausse spontanéité. Un remue-ménage de lieux, de personnages, d’actions pour démontrer une théorie. Et quand il est raté quel gâchis…

Et je ne sais quoi dire, et donc n’en parlerais pas, du roman qui écrit sur l’écrire…

D’autant que la spontanéité chez le romancier se doit d’avancer préalablement micro en main, magnétophone sabre au clair, pour recueillir la matière première. Le travail en amont m’épuise rien que d’y penser. Interroger des témoins, se renseigner auprès d’archives, compulser des livres sur le sujet etc. (idem pour l’historien) et glisser tout ça dans le scénario fluidement soumis au jugement final du lecteur. Il est encore des gens qui pensent que le roman est sorti tel quel comme d’un œuf, d’un premier jet ! Je n’ai pas encore la patience de masquer mes sources et de brosser le cadre d’un récit comme on peigne un tableau.

La poésie combine à la fois ce fond commun de langage tout en s’en émancipant jusqu’à l’énigmatique et jusqu’à faire croire à un fond inné. La poésie n’a cure d’échafauder une cohérence de faits dans une unité ou non de temps et d’espace. Le jaillissement est son miracle…

Par contre j’ai une admiration sans borne pour ceux qui produisent au long cours, les prolixes. Un Michel Onfray par exemple (je le range dans une catégorie équivalente des romanciers bien qu’il n’écrive pas de roman mais surtout parce qu’on n’a pas le temps de lire un de ses ouvrages qu’un autre est déjà à la vitrine du libraire comme pour nous fidéliser : disons que je l’assimile à ces feuilletonistes qui écrivent plus vite que leur ombre, ce qui n’enlève rien au plaisir que j’y prends).

Il a la célérité que j’ai toujours rêvé d’avoir tout en produisant avec aisance des milliers de pages.

Un roman un jour, pourquoi pas ? Mais j’imagine mal déjà d’en écrire un sur un quelconque sujet et, achevant celui-ci, penser déjà à la matière d’un autre, changeant d’univers comme on change la bobine d’un film dans une salle de projection. Passant de « César Birotteau » au « Curé de Tours ».

L’univers de la poésie est sans décor et sans scénario. Son plus grand ennemi a toujours été la fausse musique de ses rimes et sa vanité narrative.

La littérature philosophique peut aussi devenir une obsession répétitive.  Avec Clément Rosset par exemple, dans chacun de ses ouvrages, que ce soit « L’Antinature », « la Logique du Pire » ou « le Réel et son Double », on sait que l’obsession tourne autour de l’idée d’absence de référent et que la nature aime à se travestir en costume d’arlequin. Ce sont des littératures de l’impasse. On écrit cinq cent pages qui tournent autour de deux idées pivots.

A l’inverse, deux vers poétiques peuvent donner lieu à cinq cent nuances d’idées.

La poésie est économe de ses possibles.

Et puis il y a de rares romans, atypiques, qui ne sont pas des visions du monde, qui ne sont pas des réquisitoires contre la peine de mort ou de quelconques mises en scènes thématiques.

Ça donne alors « Salammbô », la tristesse et la faiblesse des humains que tout le monde connaît bien. Mais le plus important dans ce cas-là, ce n’est plus l’illustration d’un thème, mais la peinture grandiose d’un tableau, d’une fresque aux mille couleurs. Avec Salammbô on rejoint à la fois la peinture, le domaine de la poésie et la musique de l’Antique. Avec le génie du faussaire parfait.

Et puis il y a ceux qui écrivent à la première personne, qui se racontent, qui traversent la littérature à la vitesse du confessionnal. Qui écrivent pour s’échapper, mais avec des confessions moins coquines que celles des écrivaines. Celles-ci se délectant de la chose confessée, ceux-là s’extirpant de leur angoisse.

Ma mémoire a gravé les tout premiers livres qui ont compté. C’était comme il se doit des romans… C’étaient, dans le désordre, parce je ne saurais plus par lequel j’ai commencé : La trilogie des souvenirs d’enfance de Pagnol, « l’Etranger » de Camus (suivi de « l’Homme Révolté » lu comme un aveugle dans une méconnaissance complète des référents culturels), « Colline » de Giono et « Le Grand Meaulnes ». Entre treize et quinze ans. Ma première tentative de prosélytisme fut « Le Jardinier Espagnol » de A.J. Cronin que j’ai tenté de faire lire absolument à mes grands-parents tant le contenu de ce roman, somme toute banal, avait su toucher mes fibres sensibles.

A part le Cronin, j’ai retrouvé ces livres dans leurs éditions d’époque, en poche, avec les mêmes illustrations, des dessins aquarellés en première de couverture, c’est dire s’ils étaient tout de même représentatifs d’une génération : les plus beaux livres qui aient jamais été !

Le dernier carré des romans de ma vie, ceux dont je cite instinctivement les titres lorsque je pense romanesque sont, dans le désordre également, « Mort à crédit », « Cent ans de Solitude », « Salammbô », et « Les Ames Fortes » de Giono encore. Mais de lui j’aurais pu en citer d’autres. Comme dans les poupées russes, derrière un Giono il y a tous les autres. « Guignol’s Band » n’est pas loin non plus. Et je suis resté fidèle à ces ouvrages-là malgré l’avalanche des éblouissements littéraires.   

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J’ai entre les mains la « Civilisation » de Kenneth Clark. Une réédition abordable. Il avait écrit un fameux « Léonard de Vinci » et « le Nu » dans l’érudite collection de poche des très grands écrivains d’Histoire de l’Art, Elie Faure, Emile Mâle, Teyssèdre, Focillon, Wölfflin, Burckhardt, Herbert Read… comme des noms qui chantent encore dans la poussière et l’ombre des étagères. Mes premiers repères.

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Les noms composés, les noms réunissant le nom de la mère avec celui du père chez les jeunes de maintenant ou ceux venant d’union civile ou de mariage ne sont pas souvent des noms qu’on a envie de retenir. Etonnement ils semblent se contredire ou s’opposer, à l’image d’ailleurs de ces personnes qui se rencontrent et qui montrent, au travers de leurs assemblages patronymiques, le hasard chaotique qui attend toute vie à deux. Ça donne des frictions, des antagonismes phonétiques qui ne demanderaient qu’à s’épargner cette rencontre pour le moins disharmonieuse. J’ai rencontré des Osia-Colomb (une vieille connaissance qui s’appelait Anne-Marie Colomb), probablement mariée aujourd’hui à un Osia. On trouve des Fourest-Fontana ou des Jovial-Simon Piétri (en rajoutant le prénom, on oublie le début du nom avant d’en avoir prononcé la fin. Et pour peu que ce soit aussi un prénom composé, on pourrait croire à une provocation, du moins à une maladresse de parcours. Jean-Luc Jovial-Simon Piétri, comme une enfilade improbable. Anselme Jouffroy-Guigues, un éboulis donné perdant.

Le seul nom énigmatique que j’ai connu dans ma jeunesse de lycéen, c’est celui de mon ami Bernard French, de son nom complet Bernard French-Keogh. On ne pouvait par contre l’oublier. C’était quand même déjà exotique pour l’époque. On l’appelait, en raccourcissant déjà comme il se doit, French. Mais son nom n’est pas le fruit d’un assemblage de deux familles. La désignation de ces fameux Keogh qu’on rencontre sur les bords de la côte ouest de l’Irlande, indique que ces Keogh-là étaient des Keogh partis un jour vers la France. Comme on dit, dans d’autres contextes indiquant l’origine géographique, le célébrissime du pont ou ceux qui sont de Lassus (compositeur universel natif de Mons en Belgique) qui signifie d’en haut (en italien on l’appelle à tort di Lasso alors qu’on devrait dire di Lassù), de la colline plus élevée, du quartier du dessus, du mont, ou quelque chose comme ça. Tous les portugais, lorsque j’étais enfant étaient des Costa ou des da Costa. Et ces noms ont une vraie significations d’appellation d’origine géographique.

Reste à savoir s’ils vieillissent bien.

On en arrive à regretter les temps simples de l’enfance, des Popol ou des Bébert.

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4 Février


Il y a des Présidents de la République qu’on aime, d’autres qu’on n’a pas aimé. Certains ont été oubliés. Il faut reconnaître que Georges Pompidou, outre Marylin Monroe, aura laissé une immortelle « Anthologie de la Poésie française » encore visible dans toutes les librairies. Bien qu’il n’ait retenu comme critère de sélection que les poètes ayant donné des vers rimés et essentiellement des alexandrins. On ne trouve donc pas Eluard, Char, Breton, le Surréalisme ignoré etc. ni même Apollinaire et tout ce qui vient ensuite au XX° siècle. Il s’en explique. Ce sera sa thèse de doctorat de Lettres. Et son choix de poètes et ses choix de vers antérieurement à notre temps restent malgré tout indiscutable.

(Erreur : ouvrant le volume vers la fin, on trouve tout de même quelques poèmes d’Apollinaire dont le « Pont Mirabeau »)

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6 Février


Dans les entretiens de Martha Argerich avec Olivier Bellamy je retiens les grands maîtres du piano qu’elle cite, sans trop de surprise. Puis l’absence de Wilhelm Kempff et peut-être de Samson François. Encore celui-ci doit-il lui paraître trop marginal. Bellamy lui rappelle qu’au Japon Pollini et elle, exactement de la même génération, furent à une époque les coqueluches du public japonais.

« –  oui, peut-être, mais ils ont donné une île à Cortot. A-t-on jamais fait ça pour quelqu’un ? »

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C’est un début de semaine agité. Les grèves continuent, les défilés. C’est à ça qu’on voit que le printemps pointe son bout de nez. On ne se risquerait pas dehors autrement. Le froid est toujours vif. Mais la lumière laisse supposer que les jours rallongés vont aussi vers plus de légèreté. Les mouettes volaient à contre vent ce matin. J’ai pu en photographier à quelque pas de moi, offertes au ralenti, en un vol suspendu. Le monument aux victimes du 13 Novembre 2016 ressemble dans mon traitement photographique à une sculpture urbaine qui aurait été traitée par Chirico. Aucune trace de présence humaine (pourtant nombreuse par ces beaux jours sur la Prom).

 Il est si facile d’isoler un sujet avec un peu de patience, et de simuler un environnement désert. Et puis il y a le recadrage.

Après les transformations de lumière que je lui ai faite subir cela ressemble aussi à un Dali qui se serait échappé d’un tableau. Tareq à qui j’ai montré un exemplaire m’a écrit : « Le Monocorne marteau-cœur, une des œuvres perdues de Dali ! ». Est-ce possible ?

La France est donc dehors sous le soleil. Heureusement pour elle. Elle donne l’impression de se prendre en main, alors qu’elle est agie, qu’elle moutonne à longueur d’élection. J’avais prévu dès le mois d’Avril ces tollés successifs contre le gouvernement et contre Macron. Le pays préfère toujours voter par défaut plutôt que se trouver sujet à ce risque des pestes brunes si fréquemment évoquées. La France préfèrera toujours entrer à coups de bélier dans un conflit fut-il nucléaire plutôt que de se voir soupçonner de pactiser avec de vieux fantômes agités d’un passé que personne n’a connu mais qui a laissé de tels traumatismes que même par destination héréditaire on veut éviter de se voir jouer le rôle d’un pactisant avec le diable. Voit-on toujours vraiment le mal où il est ?

C’est ainsi que peuvent s’exercer les chantages à la moralité de plus en plus éculés débouchant sur une mort médiatique pour les contrevenants, surtout les gens de la profession et les politiques, et une menace d’accusation d’immoralité pour les citoyens lambda les plus crédules. Mais ça marche toujours.

Ce qu’on devrait nommer la maîtrise ou plutôt la mainmise dialectique des pouvoirs.

Nous livrons sans sourciller tous les jours des armes de plus en plus lourdes à l’Ukraine (puisque nos voisins et alliés le font, faisons-le !), comme on s’est servi de l’argent « miracle » du temps de la Covid, sans voir que tout se paie un jour. Nous prenons de plus en plus le chemin d’une « guerre élargie » sans que cela ne gêne personne. Le problème qui met la France courageusement dans les rues sous un soleil pré printanier, c’est la retraite à soixante ans… Colère spontanée et générale.

Peut-on se souvenir qu’en trente-six du siècle dernier, les conquêtes sociales nous menèrent aux congés payés et à la semaine de quarante heures, à la grande fraternité type Duvivier, hourra ! quand les allemands de leur côté faisaient tourner les usines à canons et qu’aucun chômeur ne trainait dans la rue.

Voyant cela, les bords de mer, était-ce le bon moment ?

L’été trente-neuf fut moins claironnant.

Encore aujourd’hui n’avons-nous pas une vision qui nous fait avoir une guerre de retard ? Pense-t-on encore à la seule éradication permanente de la menace d’un totalitarisme d’avant-hier (la fameuse lèpre brune), alors que notre politique intérieure est à tant d’égard suicidaire, que le monde d’Occident s’avance toujours plus vers un danger dans lequel la France n’aurait, dans un conflit de type classique, qu’une semaine de munitions.

Mais nous armons l’Ukraine. Et celle-ci nous exhorte à faire plus encore !

Mais puisque nous sommes toujours du bon côté…

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9 Février


A Bernard :

  

J’ai devant moi la pleine page de ton séjour en Asie. Ça fourmille en mille évènements micro évènements déplacements d’une île à l’autre, d’un paysage l’autre et d’un théâtre réel à un qu’on croirait fictif. Je n’ai qu’à cligner un peu les yeux et j’aurais les couleurs des rizières en escaliers, les parfums de riz parfumé, et le dédale des routes chaotiques de poussière sur les mobylettes balinaises de cinquante ans d’âge. Et c’est bien connu, on se réveille un matin il est cinq heures, il faut s’en retourner à l’aéroport qui marque la fin du périple.
Promis je vais l’écrire ton séjour.
On devrait parfois voyager par procuration : tu fais existentiellement le voyage et tu le confies imaginairement à un autre. C’est le principe même de la brouille classique, "non, je n’ai jamais dit ça, c’est une interprétation fallacieuse. mes paroles ont été déformées" etc.
Donc je te laisse décanter et le jet lag comme tu dis et la remise en place de tout ça. Bienvenu sous les nuages gris qui ne manqueront pas de revenir. Nous avons depuis quelques jours un froid polaire (pour mon ressenti de plus en plus fragile) bien que les températures ne descendent pas ici au-dessous de 6° le matin.
J’ai passé ces trois semaines à écrire mon carnet d’une année qui manque de pittoresque puisque nous n’avons pas encore bougé au-delà d’Antibes et de Villefranche. On attend le séjour dans le Vaucluse pour le 17 Mars. Gordes, le Vaucluse comme un pèlerinage permanent. Il faudrait que je songe à acheter une maison sur place, ça éviterait les allées-venues. Entre temps je serais dans une cabine de pilotage d’un Mirage ou d’un Rafale (je ne sais ce qu’on me réserve). J’aurais certainement le vertige ou quelque chose comme ça. C’est un rêve que je caresse depuis toujours. Malgré mes appréhensions, ma phobie inexplicable de l’élévation sur obstacle imposant (sans parapet ou protections naturelles) qui me laisse dans l’état de la perte d’apesanteur. Pire que le pire vertige. Et malgré ça, ma fille m’a payé une demie heure de simulation dans les conditions d’un démarrage, décollage et trajet de 30 ‘ quelque part en looping et autres fantaisie au-dessus du paysage. J’aurais toujours la possibilité de fermer les yeux. C’est de l’Icare en accéléré. De la folie humaine. Mais c’est mieux que de croupir dans un dancing pour vieux.
J’espère simplement que la qualité de l’illusion est à la hauteur de l’attente.

RETOUR AUX POINTS TECHNIQUES
(Revenons aux pâquerettes). La seule maison d’édition qui ne donne de lien, dont je n’ai pas compris le parcours demandé est effectivement La Martinière (en plus je pense qu’elle vise des écrits de fiction pure). Sinon toutes les adresses ciblées ont renvoyé un message de bonne réception. On attend.

Tu as mis la bonne image pour présentation de l’année 23. Mais pourquoi cet espace dans le fond bleu qui coupe en deux le texte et l’image inaugurale.

Relisant quelque chose de 2007, le titre de CINQUANTE CINQ REGARDS SUR TURINI (septembre semble-t-il) a perdu sa dimension de titre et sa couleur bleue.

Tu ne me dis si tu as reçu la poésie de janvier (moment de ton départ).

Dans la box tu as 3 nouvelles rubriques. Dans le désordre (la première rubrique est la dernière et la dernière la première : l’ordre alphabétique). Mais on en parlera. Elles sont numérotées. Je donnerai les titres aussi.

je te laisse reprendre un peu des réalités de notre monde.
Je n’ai pas répondu à deux points auxquels je tenais à répondre, mais on a tout le temps, celui de la mort et celui du vouvoiement qui se fait encore dans certains cas familiaux.
De la guerre aussi. Mais ça va devenir une récurrence quand les chaleurs des défilés sur la Réforme des Retraite auront fait place à d’autres émotions, comme il se doit.
J’avoue que le sujet sur la mort se fait toujours de plus en plus délicat à traiter avec désinvolture (comme quelque chose qui rirait jaune…)
En trois semaines j’ai épuisé trois Houellebecq (je préfère de loin le réflexif, le penseur de l’entretien (avec Onfray) que l’écrivain et ses manies, ses gadgets technologiques et ce rien d’antipathie d’un je ne sais quoi que j’ai pour le personnage. Bref, pour le désabusé qui semble aujourd’hui le lot de toute "grande littérature").

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11 Février 


A Bernard :


Je pense qu’on sera amenés à se voir à Nice plutôt que prévu, ou peut-être pas. C’est à toi de voir. En tous cas préviens moi de ton passage. C’est vrai que ces attentes serties d’incertitude, on y est confronté quelques fois dans l’existence, ça rappelle de tristes souvenirs. Parfois il n’y a pas d’attente, les évènements nous précédant…

Merci pour Turini, poème trop long. Aujourd’hui il ne ferait pas le quart. Restera-t-il quelques lambeaux de ces visions fiévreuses, un peu trop… ?

Le titre de l’année pourrait bien être "MONDE COMME VOLONTE ET DON D’ETOILES" (vers qui figurent dans un poème de janvier…)
Il faut aussi l’image menu. Je verrais ça.
Pour les 3 rubriques, rien ne presse, sinon une quatrième qui sera le MEMORIAL 13 NOVEMBRE

« « Guerre et Paix », aurais-je la force de lire encore 1000 pages de roman. Et puis la guerre vue du point de vue de ceux qui sont en face… Je sais qu’aujourd’hui nos historiens sous couvert d’objectivité" sont plus encore dans le camp d’en face que les gens d’en face. Voir les multiples volumes sur "la Guerre d’Algérie vue par les uns les autres, le FLN etc.…".
Quant à ce conflit en Ukraine je n’aime pas beaucoup les injonctions de Zelensky qui nous parle comme si on était concerné directement. Nous lambinerions…Il bénéficie déjà de tout l’armement qu’on juge utile de lui DONNER. Que veut-il : la montée en puissance. Pour ça, qu’il patiente, il faut attendre les ordres de Washington. On a l’impression qu’au travers des défilés pour les retraites et le déplorable et ridicule niveau de l’Assemblée Nationale, il reste la guerre comme perspective. Les exemples du passé ne servent décidemment jamais.

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14 Février


A Bernard :


On se demande tous comment finira la guerre en Ukraine ! Encore faut-il que la situation ne déborde pas les pourtours actuels, ce qui est mal parti puisque les pays proches des USA envoie des armes de plus en plus destinées à excéder les seules frontières de la reconquête de l’Ukraine. Entre deux préoccupations sociales, les infos tournent, la propagande …

Je lis un ouvrage excellemment documenté sur la finalité et les bilans actuels de l’Education National de Jean-Claude Brighelli. Les arguments n’étant pas de simples outils idéologiques, cela fait assez froid dans le dos. Mais sans surprise. Et puis je vais commencer l’"Histoire Auguste", textes qu’on ne trouve que dans la Pléiade. (La Rome des IV et V° siècles, l’empire, le déclin etc.)

J’ai beaucoup travaillé sur mes images numériques. Tu y mettras de l’ordre quand il faudra. C’est intégralement dans la box. Je te donnerais les indications de titres et les séquences diverses. Mallerei va s’étoffer.
La poésie avance. Je relis parfois comme on rouvre un vieil album d’image des textes d’il y a plus de 10, 15 ans. Il me semble que je j’épuisais la matière (poétique) en plus de pages qu’il ne m’en faut aujourd’hui pour parler de la même chose. J’ai presque plus peur du vieillissement de mes textes que de la déperdition de mes forces physiques. Peut-être est-ce la preuve que j’ai encore une santé robuste. Mais tout ceci va si vite.
Je me suis fait enlever un kyste du doigt qui paraissait une simple écorchure. Il a fallu finalement racler jusque vers l’os. "un kyste à risque" a-t-on dit. C’est fou comme on sollicite les mains, les doigts à longueur de journées lorsqu’on a une blessure handicapante. Je dois revoir la dermato le mois prochain. Tu connais déjà la jolie sculpture de son secrétariat.

Le mois prochain on changera d’air pour quelques jours : Gordes et Avignon probablement, le Palais, un petit Vatican à portée de route.

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Reçu de Boni :


Avec un peu de retard ! Merci de me faire partager tes créations du moment ! Toujours pareil, je ne vais pas souvent consulter cette adresse mail. L’idée est bonne mais il y a beaucoup à faire encore sur ce magnifique sujet qui traite des attirances… J’aimerais voir des formats plus grands ! Des objets plus ronds !??


Réponse :


Des formats plus grands, des objets plus ronds, ??!!
Je me suis contenté d’imaginer le clinamen tel que décrit par Démocrite.
Pour le péché originel, il y a déjà le magnifique Masaccio de la Chapelle Brancacci.

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Elle avait des résonnances de Parthénon, Irma Kolassi, voire de cariatide de Sainte Sophie… Elle fait avec le « Promenoir des deux amants» et les « Chansons de Bilitis » ce qu’elle hisse à l’identique de spiritualité dans « Le Temps des Lilas » du « Poème de l’Amour et de la Mer » : le plus élevé qui se puisse grimper dans le registre de la mélodie ou du lied.

C’est comme ça que j’imagine, dans un monde qui m’aurait préexisté, que ma mère chantait.

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17 Février


A Bernard :


L’humour et la légèreté seraient plutôt bien vues aujourd’hui. Mais ces qualités masquent parfois un creux et un fond assez plat. Du moins ces défauts ne sont pas malvenus. Les temps changent. On a peut-être, par ciel bas, besoin d’un peu plus de légèreté. Il y a jusqu’à nos humoristes, pourtant en quantité, qui ne fassent pas rire. Dans le genre humour, légèreté et versifications (presque parfaite) mon choix est fait depuis toujours : Georges Fourest. Le Rimbaud du demi ton, comme Offenbach l’excellence du Mozart des Champs-Elysées.
Et puis, en compensation, Proust n’est-il pas un peu normand ? Connait-on des écrivains qui aient inventé une ville ? Illiers, devenue par la recherche d’un temps venu, Illiers-Combray. Ça vaut bien une liste entière d’écrivain régionaux.

Les cinémas disparaissent et deviennent souvent des Mc Do. C’est comme ça qu’on reconnait les vestiges des anciennes salles. Je me rappelle qu’à Nice on a commis dans les années 80 la destruction d’une façade art déco à hauteur de la Libération. Un scandale converti en superette. Et même l’Edouard VII tout près du crédit Lyonnais de Jean Médecin devenu agence de voyage. Puis celui de Carras, le Californie. Il faut dire que le ciné n’est plus le cinoche. Tout est question d’évolution d’écran. Du plein grand écran de péplum, on est passé à la télé des familles, puis aujourd’hui à l’écran des samsung. Le rythme de l’humain va dans le sens de plus en plus d’individualisation dans le monde. Moi -même j’ai fui les salles de cinéma. Pour d’autres raisons. Le charcutage des salles ressemble aussi à des salons privés ou des home ciné comme disent les français. Je trouve ça mortel. L’an passé à Rabat j’ai revu le cinéma Royal. Il avait adopté la conception d’un théâtre d’opéra du XIX°. Avec dorure et festons aux angles des murs, loges et balcon; écran de velours rouge etc.

La littérature tue la littérature. Je ne suis pas édité et des livres sont édités par millions. Paradoxalement c’est l’exception d’un monde qui ne veut pas mourir. Tout ne passe pas encore par le net et le samsung. Mais parmi les bons chiffres éditoriaux il faut compter la bd et le manga. "Shogun" qu’est-ce que c’est ? ça me fait penser à un western asiatique.
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SOCIAL


On ne sait, des défilés de la journée d’hier, différencier celui de carnaval et celui de la journée « d’action sociale ». Si ce n’est l’attribution du créneau horaire.

Pareillement les chars ont aussi leur sono. Plus exubérante pour le défilé des grévistes. Un rien envahissante. Presque brésilien, non par le sifflet des écoles de sambas qui indique le changement dans le mouvement de la musique, mais par les beuglements de préposés aux éructations des slogans et des déclarations que personne n’entend, et que chacun approuve répétant ce qu’attend de la foule le mécontent délirant sur le plateau du char. Ainsi avance pour la troisième sortie de protestation, aux rythmes des mots d’ordre et des barbaries sonores, le long cortège des damnés de la société.

Et puis les femmes aiment bouger. Elles se dandinent. Manifester aujourd’hui est inséparable du déhanchement dans la rythmique africaine. On a sa fierté, on est dans le mécontentement binaire.

En marge, ou plutôt parallèlement, un agité sur fond de hard rock, hurlait sans presque respirer : « honneur aux suspendus, honneur aux suspendus ». J’ai un moment cru qu’il se trompait de jour et d’heure, que sa protestation était en décalage. Avant de comprendre qu’il s’agissait de la demande de réintégration dans l’honneur du personnel hospitalier bien injustement écarté de ses fonctions pour manquement aux vaccinations.

J’ai le sentiment que plus que les revendications elles-mêmes, l’occasion est donnée de partager une haine viscérale. De l’autre, du patron, du riche, de celui qui est à l’opposé de l’hémicycle. Dans certains slogans c’est simple : Prendre aux milliardaires. Il faut aller même plus loin. Prendre tout aux milliardaires. Et après ? Revenir la semaine suivante ?

La razzia…

  De même dans l’échec de l’éducation à l’école, tout est né du mythe égalitaire de la Révolution. Les héritiers d’aujourd’hui pour peu qu’on les y pousse, « sont digne de ce peuple de guillotineurs que nous sommes depuis 1793 et se traduit par la culpabilisation de tout aristocratisme. De tout élitisme dans le savoir : raccourcir tout ce qui dépasse, tout ce qui excelle. » Jean-Paul Brighelli

(36/39

Congés payés

Accords de Munich

La France déclare la guerre

Débâcle de 40)

Pendant ce temps, on ne discute plus sur les flancs de l’Est. On distribue silencieusement des armes. On prépare l’avenir. L’argent ne fait pas défaut. L’Ukraine peut compter sur nous.

Je commence à comprendre cette belle chanson ne Nino Ferrer :

Un jour ou l’autre il faudra qu’il y ait la guerre

On le sait bien

On n’aime pas ça mais on ne sait pas quoi faire

On dit c’est le destin

Tant pis pour le Sud…

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19 Février


A Bernard :


La suite "des jours et des nuits "y était déjà. Je l’avais glissée dans la box. Mais ça n’avance plus et ça ne m’inspire pas pour le moment.
Proust pas normand, je m’en doutais.
En principe si « shogun » se passe au Japon ça pourrait me plaire. J’ai toujours un a priori favorable pour le Japon. Un vieux réflexe du temps où j’allai à la cinémathèque de Nice qui donnait des cycles. Italie, Japon etc. Et je découvrais comme ça Naruse, Nakahira, les grands Kurosawa etc. Un voyage est toujours envisagé dans ce pays. Mais quand ?
Aujourd’hui je ne sais pas où elle va immigrer (la cinémathèque) vu qu’on détruit tout sur cette coulée verte qu’on veut faire couler encore plus jusqu’au Palais des Expositions. Une folie qui aura coûté énormément puisque cette "promenade des arts" n’aura duré qu’une petite trentaine d’années. Dont au moins cinq années où les plaques de marbre défaillantes (du TNT) ont été retaillées, on ne pouvait aller plus loin, en Corée. La loi du marché…
Mais Estrosi est un homme moral, c’est bien l’essentiel.

Le ciel est gris comme le veut la période carnavalesque qui ne déroge jamais à cette état du ciel. Et comme le carnaval est devenu un défilé avec impossibilité de traverser la coulée verte à moins de deux cent mètres en amont et en aval sans billet d’entrée, on se sent exclu dans notre propre ville. Reste les photos pour les amateurs qui regarderont (pour 25 euros quand même) les chars passer au ralenti et sous le gris du ciel. Un peu triste. Et depuis la covid le trajet a également été transformé : on ne longe plus l’avenue Jean Médecin. Un petit tour de la place Masséna, la prom, et c’est tout. Une année Nice a sorti de son chapeau un carnaval off, mais c’était un peu frustre. Pourquoi pas. Enfariner les vieux retraités au coin des rues… Je crois que dans le Nord, Dunkerque, Douai, Binche, on a de meilleures formules. Mais dans le nord ils ont le sens du collectif pour l’amusement (la chenille, les bals dans les salles de fêtes etc.). Ils restent sommaire.

je viens de lire le troisième volet de la "nef des fous" de Onfray. Journal des trois dernières années (donc les années 20 qui commencent) de toutes les folies, irrationalités de nos acteurs du monde public. Ce sont les seuls livres d’Onfray que je conserve, comme un témoignage de faits qui prendront valeur de documents historiques plus tard.

c’est dimanche je m’en vais faire mes six, sept kilomètres profitant que la températures s’est bien améliorée.

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Voilà, qu’à voix basse, la Chine est prête à soutenir la Russie dans ses interventions prochaines en Ukraine. Les acteurs se mettent doucement en place.

Jusqu’à quel point défendrons-nous aveuglément l’Ukraine ? Sans contrepartie aucune.

Jusqu’où soutiendrons-nous un pays agressé au risque d’entrer dans la position de belligérant avéré ? La France tenait jadis le rôle de négociateur, ce qui plus que jamais serait une attitude appropriée à notre nouvelle dimension, disons de puissance moyenne…

Demain ce seront des demandes de bombes atomiques. C’est semble-t-il la logique. Cela reviendrait d’ailleurs à la larguer nous-même. Sans passer par cette solution ultime, le but avoué de reprendre tous les territoires occupés paraît impossible. Imagine-t-on avec le chœur des européistes de bonne conscience que la Russie, puissance nucléaire, puisse perdre cette guerre ? Cèderons-nous aux injonctions de Zelenski pour la seule raison que nous nous trouverions dans le camp de la morale et du bien ?

Le prix à payer pour la défense de la veuve et l’orphelin peut être très élevé.

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20 Février


POUR ROME

A Boni :


A Rome, ce n’est pas compliqué. Tu te glisses dans la peau de "Vacances romaines" (Gregory Peck, Audrey Hepburn)… Sinon, prendre de la hauteur. Les collines sont magnifiques, toutes les collines. Et puis en groupe, on fait toujours du tourisme, donc le forum si on aime les ruines, et le Palatin en priorité.
Et mon coup de cœur, le seul endroit où on ne voit personne durant des kilomètres, la Voie Appia. Elle n’a pas bougé depuis le temps de la Rome antique. Les pavés, les pins, les cyprès et quelques restes de vieilles pierres. Lorsque nous y sommes allés la dernière fois, un petit curé nous a salué, nous a doublé et a bientôt disparu à l’horizon d’un pas qui laissait penser qu’il ne touchait pas le sol… Il avait des ailes cachées sûrement…
Santa Maria Maggiore pour les mosaïques byzantines, et comme tu aimes Caravage, les plus beaux sont à Saint Louis des Français (très proche de Piazza Navona).
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21 Février


Comme tout va vite, notre éditorialiste Dimitri Pavlenko, que j’écoute régulièrement, nous assure que la Chine a démenti aider les russes. Que ce n’est qu’une propagande américaine faisant pression sur les européens afin qu’ils continuent d’armer l’Ukraine.

Jo Biden est d’ailleurs allé à Kiev confirmer qu’il aidera le pays jusqu’à la fin du conflit. Le problème reste entier. Que faisons-nous devant cette obligation morale de monter dans l’escalade de l’armement contre les russes. Il n’y a que les européens manichéens qui voient la possibilité de terrasser l’ogre russe et de rendre à l’Ukraine ce qu’il lui reviendrait de plein droit. Ce qui est plus qu’improbable parce qu’on ne peut concevoir qu’avec l’arme suprême tournée contre elle celle-ci puisse gagner quoi que ce soit. A moins de chercher l’apocalypse en impliquant tout le monde.  Ce qui ne paraît pas gêner ce Zelinski amateur de surenchère ou de poker menteur.

La solution ne peut passer que par une table de négociations et que les belligérants admettent un compromis qui n’humilie personne. Mais il en est toujours ainsi avant qu’il ne soit trop tard. Et il est souvent très tard.

……………………………………………………………………………………………………………………….Trio avec piano de Brahms inouï. Enregistré peut-être à la Bibliothèque de Washington. Quelle année ? C’est un document Szigeti, Fournier, Schnabel ! Les accords forte tombent comme des couperets de guillotine. Mais on sent l’élan jubilatoire entre ces trois. Un équilibre comme peuvent en obtenir de tels musiciens.

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Je me promenais ce matin grisâtre du côté de mon ancien quartier, rue des Potiers etc. et je pensais en voyant l’état des rues, à celles que j’avais quitté l’an passé à Rabat. Même abandon. Sauf que je chemine souvent dans Nice et ce n’est qu’au travers de cette grisaille que j’ai pu m’apercevoir pareillement du vieillissement naturel des rues mais aussi du manque d’entretien, de cet abandon occasionnant des tranchées, des éventrements du revêtement des sols qui accentuent ce sentiment de tristesse qui vient en cheminant sur ces lieux. Le minuscule square Christiné si pimpant dans les années soixante est aujourd’hui ceinturé de grillage et de panneaux indiquant des travaux. Depuis plusieurs années semble-t-il. Les arbres sont grandis, mais semblent morts, calcinés.

De l’autre côté du boulevard Gambetta, la Marché de la Buffa, de même, laisse apparaître ses cales et ses blessures. Il y a peu encore, quelques étals de marchands de légumes, disséminés sous la grande halle, faisaient illusions. Ce matin les portes donnant sur toutes les entrées autant nord que sud sont closes et laissaient entrevoir tristement de larges espaces disparaissant dans l’obscurité signifiant une mort avérée, comme d’un lieu dont on se serait résolu enfin de couper la lumière. Ce marché haut en couleur et un peu de cette âme du quartier Gambetta étaient condamnés depuis très longtemps. Il est maintenant à la fin de son agonie et je ne serais pas surpris si lors d’un prochain passage les pelleteuses n’avaient commencé les métamorphoses à venir.

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22 Février


Je n’ai pas de lecteurs, le « Livre des Répons » est sans réponse… Mais je me console, me disant que Pessoa est mort laissant plus encore d’écrits impubliés qu’il n’en avait dans cette fameuse malle qui n’en finit pas de sortir des œuvres de son chapeau. Chez moi, la réserve d’écrits poétiques, et d’autres en tous genres, est également débordante.

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A Bernard :

… J’achève "le cerveau de Ravel" qui en plus de ses souffrances neurologiques eut pas mal de misères dans la vie. Et puis je viens de trouver une Histoire du Maroc de Michel Abitbol (spécialiste international dit-on), 800 pages des origines à aujourd’hui. Une belle part est consacrée à la partie concernant l’intérêt que les européens portèrent à ce pays autour des années 1870/80 et à la présence et l’œuvre française au tournant du XX°. Je ne le lirai pas d’un bout à l’autre, mais par période. Au même moment sort une réédition du "Maroc" de Bernard Lugan, prof à Lyon III, que je connaissais déjà, mais n’allant pas au-delà de 1999, mort de Hassan II, et donc peut-être un peu daté. Sauf que Lugan est une référence plus neutre que Abitbol, spécialisé surtout dans les rapports Juifs/Arabes. Je verrais.

J’attends donc ton passage à Nice. Il n’y aura pas de souci, je serais disponible. Sauf que depuis quelques jours, suite à l’affaire Palmade, les contrôles se font dans le genre hystérique, comme toujours dès qu’on soulève un problème, mais que cela ne durera pas. En espérant ne pas être dans la mauvaise sortie d’autoroute…

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23 Février


Il y a comme une injustice à ne pas situer Gustave Caillebotte au premier plan des peintres de son temps. On l’oublie dans les grandes expos parisiennes, on l’ignore ailleurs, et si on l’admire sans le savoir, c’est lorsque on le confond avec un Sisley dans ses paysages ou le Monet des grands boulevards sous la neige. Il avait aussi un goût pour les contours bien fermes et ses personnages rêveurs, au balcon, dans les rues de Paris ou dans des scènes de canotages sont les plus beaux portraits de la bourgeoisie de son temps. Son sens du cadrage, des décentrements faisant tout le charme de la composition, ses champs dorés, ses maisons mystérieuses près de Gennevilliers, sa poésie qu’il n’est guère besoin d’expliquer, comme ses merveilleux tournesols qui n’ont pas eu la gloire de certains autres.

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Le mal envahit aujourd’hui plus abondamment que les maux.

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Il vient me changer le pansement :  – qu’est-ce que vous écoutez donc ?

– La radio. France Musique. J’écoute un peu de tout …

– Moi j’aime bien la musique magyare… surtout un compositeur, ah ! le nom m’échappe…

– Bartok ? (Aucune expression). Kodaly ? (Silence).

–  Ah non ! Dvoraque !

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24 Février


Richard Gagliano à la Fnac. C’est le vendeur, Kamal qui se précipite vers moi pour me dire que c’est un « ami ». Qu’il a passé une soirée finie à cinq heures du matin chez lui il y a plus de trente ans.  J’ai juste le temps de croiser le regard de l’accordéoniste qui disparaît. Sans ses lunettes je ne l’aurai vraiment pas reconnu.

« Tu sais, même Stockhausen a écrit pour l’accordéon… » Et même Gubaïdoulina pour le bayan. C’est presqu’une mode aujourd’hui. Mais le vendeur ne m’écoutait déjà plus.

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Il y a un ténébrisme certain dans Tintoret. Dans les sublimes salles du San Rocco, les scènes bibliques baignaient toutes dans une ténèbre qui n’existe que dans la conception du peintre. Je regarde ce soir les enfilades de ces immenses reproductions dont ma préférée va au Ecce Homo dont le blanc des drapés calmes et compliqués du vêtement éclaire toute la scène. Il y a une polyphonie cachée et une harmonie moins déliée que chez le Véronese, et souvent plus heurtée ce qui explique un dramatisme plus aigu, moins orientalisant, je dirais fréquentant moins les riches marchands de Venise.

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26 Février


MOMENTS MUSICAUX


CERVEAU DE RAVEL

Un livre sur « Le cerveau de Ravel ». Sur sa maladie neurologique, ses antécédents. Un sujet généralement connu mais dont on ne sait rien de précis sur la maladie. C’est chose faite avec ces travaux de trois neurologues éminents, passionnés de musique.

Et ce Ravel est quand même un vrai lascar ! On y apprend qu’il fut reçu par Alma Mahler, qu’il séjourna chez elle plusieurs semaines à Vienne. D’après une lettre d’Alma, les neurologues concluent qu’il n’aurait pas répondu à ses avances et que celle-ci en conclut à un narcissisme se traduisant par un intérêt extrêmement centré sur son physique. Physique qu’elle avoue dans le même courrier comme « quoique de petite taille, extrêmement beau et parfaitement proportionné ».

Ravel ne fréquentait apparemment que des prostituées de la place Champerret, les fameuses « Vénus de carrefour » dont parlait Marguerite long. Des prostituées femmes, contrairement à celles de Proust.

Une amitié indéfectible le liait aussi à Ida Rubinstein à laquelle il avait dédiée son Bolero. Elle était la maîtresse du magnat de la bière irlandaise, Guinness. Autant Ravel était petit et fragile, autant elle était sculpturale et grande. Une raison peut-être expliquant cette amitié qui ne laissait aucun doute ni aucun nuage sur la nature de leur relation.

Marguerite Long, avec qui il parcoure l’Europe donne un autre éclairage de l’absence de femme dans sa vie : « pudeur maladive… enfance attardée… petite taille … sa mère seule avait l’intégralité de l’amour qu’il aurait eu la force de consentir pour une femme ». La seule qu’il demanda en mariage fut la violoniste Hélène Jourdan-Morhange, et encore, il n’eut pas fini sa demande qu’elle s’esclaffa et dit à la cantonade : « Vous rendez-vous compte, Ravel me demande en mariage, n’est-ce pas insensé !? ». On comprend qu’il n’ait jamais recommencé.

Par contre une anecdote que ne se priva pas de signaler Arthur Rubinstein sur le quai d’une gare où il devait prendre le train en même temps que Ravel et Marguerite Long brosse un personnage capable de réelle colère. S’attendant à être salué par le maître, il entendit celui-ci qui ne jeta pas même un regard sur le pianiste, marmonner suffisamment fort « la salope, elle a perdu les billets, cette salope… » parlant de sa pianiste préférée. Ce que Rubinstein, toujours charitable, ne manqua pas de rapporter le plus vite possible.

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27 Février


MELISANDE


« Pélléas et Mélisande » est un opéra unique dont la magie n’est pas accessible au premier abord. La musique semble fuir vers un horizon invisible ou dans un halo improbable pour une oreille paresseuse, d’autant que le rôle de l’orchestre, loin des orchestres soulignant outrageusement l’action scénique ou vivant leur vie séparément, est ici chargé d’enrober, de diffuser en l’ enluminant, la prosodie lyrique.

Et le secret réside justement dans la lumière qui enlumine le texte lyrique. Nul ouvrage n’avait auparavant conçu la symbiose parfaite des éléments instrumentaux et de la déclamation allant ensembles entremêlés vers une réalité transcendante de l’action dramatique. Pélléas nous mène vers un drame à l’antique qui rejoint par-delà les siècles le « stile representativo» du Monteverdi de l’Orfeo. La discrétion, je dirai atmosphérique, sera un des éléments de l’incompréhension du public de 1902. Ce qui n’empêche pas cet orchestre pourvu de toutes les possibilités du grand orchestre d’enfler et de colorer les moindres nuances quand il le faut. Je dirai qu’il a le potentiel de ceux qui connaissent d’autant plus leur force qu’il devient inutile d’en abuser.

D’où la déception des habitués de l’Opéra-Comique qui passaient très nettement au-dessous de la subtile dentelle de cet ouvrage unique. Les déceptions et l’incompréhension de Mahler à New-York ou de Richard Strauss à Munich furent à peu près similaires : « mais ce n’est que cela ?… On a l’impression que ça n’a jamais commencé… oui, mais il n’y a aucun air franchement chanté etc. ». Encore n’avaient-il pas l’excuse de la surprise des auditeurs lambda des théâtres parisiens.  

J’entendais hier le prélude et la première scène de l’acte I que la radio n’avait pas annoncés. L’orchestre était somptueux, la voix de Golaud ensuite, qui aurait pu se confondre avec tant de Golaud sans trop de typicité, puis vint la première réplique de Mélisande « Ne me touchez pas, ne me touchez pas ».Et là, je sus dès cette première inflexion que c’était Vanina Santoni, la dernière Mélisande enregistrée au disque (Les Siècles, François-Xavier Roth). Pas parce que la voix était absolument reconnaissable par son timbre, mais parce que l’accent tonique était placé par deux fois de manière bien univoque sur le pronom réfléchi « ME » de sa réplique (« Ne ME touchez pas, ne ME touchez pas… ». Je connais bien toutes les autres interprétations depuis la célèbre version de Désormière (1941), et toutes les Mélisande accentuent sur le verbe toucher « Ne me TOUCHEZ pas, ne me Touchez pas… » qui est la lumière qui doit éclairer l’horreur qu’elle a d’être approchée par un homme au sortir de sa longue fuite dans la forêt. En fait, l’action de l’opéra de Debussy et Maeterlinck commence après que dans un épisode littéraire précédent Mélisande a fui du château de Barbe-Bleue dont elle était une des esclaves sexuelles parvenues à s’échapper. D’où le caractère horrifié devant Golaud, seigneur des lieux, qui s’approchait d’un peu trop près.

Et TOUTES ces Mélisande, antérieures à cette dernière en date, ont raison. Parce que dès la première réplique Mélisande doit paraître insaisissable. Diaphane quant à son passé qui ne sera jamais révélé dans l’opéra, et quasi immatérielle parce qu’elle possède un secret inavouable. D’où cet impossible contact, ce toucher qui lui serait insupportable.

La langue française permet, à partir d’une même phrase, d’avoir des accentuations différentes suivant ce qu’il est nécessaire de mettre en valeur. Ce qui en fait une langue de nuances et de subtilité fragile, que seuls ceux qui en ont la maîtrise peuvent affirmer telle ou telle valeur et sens à donner à un même texte.

Dans le cas présent, la Mélisande de Vanina Santoni commet une erreur en accentuant sur le pronom du « ne me touchez pas ». La nuance est par trop portée sur la personne physique, mais comme cela pourrait l’être d’une personne quelconque, ce qui n’en dit pas plus sur l’injonction à ne pas être touchée. C’est le moi qui est valorisé, simplement parce qu’il est moi, non pas le moi qui ne veut être touché.

Et c’est là que les autres Mélisande sont plus justes et induisent avec une nuance tellement plus vraie et plus fine la personnalité qui va se dessiner dans la suite de l’œuvre.

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28 Février


L’écoute, même fragmentaire de « l’Opus Clavicimbalisticum » ou des Etudes Transcendantales de Kaikhosru Sorabji est stupéfiante. Ces œuvres, composées au milieu du XX° et un peu plus tard dans les années soixante-dix, ne ressemblent à aucun autre corpus connu.  Sorabji était misanthrope et ne supportait ni la critique, ni la flatterie, pas plus que les honneurs officiels. Il donnait des concerts privés au sens propre. Seuls ses amis dévots étaient conviés. Et un par un. Comme certaines fugues peuvent atteindre trente minutes et plus, les concerts devaient être interminables. Comme dans la musique indienne dont il ne revendique aucune filiation, on sait quand ça commence mais on ne sait pas quand les combinaisons s’achèvent, les concerts pourraient durer trois, six, dix heures…

 Il disait de sa propre musique qu’elle n’avait pas d’équivalent en perfection depuis l’Art de la Fugue et le Clavier Bien Tempéré. Que dois-je penser de tout ça ? Sinon que le compositeur mériterait au moins d’être cité plus souvent parmi les créateurs du XX° siècle et joué un peu plus fréquemment. On pourrait dire pareillement des études karnatiques de Jacques Charpentier auquel il fait penser par l’originalité et la démarche. Artistes isolés, au panache solitaire, on est loin des débits de pages tièdes et vite refroidies de Karol Beffa et de Guillaume Connesson. Et de beaucoup d’autres.

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RAVEL SUITE ET FIN

Manuel Rosenthal, Roland-Manuel, les Delage et les quelques très proches de Ravel sont réunis par le docteur Clovis Vincent pour les conclusions de l’état terminal de Maurice Ravel. Nous sommes en Novembre 1935, deux ans avant sa disparition :

Nous naissons tous avec des organes double dont l’un travaille plus que l’autre pour parer à une éventuelle déficience, les oreilles, les yeux, les narines, les pieds… Tous les deux ne sont pas d’égale valeur, le tout est commandé par un l’un des deux hémisphères cérébraux. Or, chez Ravel, l’un des deux hémisphères s’est affaissé, et c’est là que les désordres ont commencé. L’âge fragile où peuvent commencer ce type de troubles, se situe entre 50 et 60 ans. Il est certain chez Ravel qu’un désordre a été provoqué par l’accident de taxi, désordre nerveux et physique… nous nous trouvons devant le fait que, désormais, l’un des deux hémisphères ne parvient plus à jouer son rôle de compensateur. Dans l’état actuel, il n’y a pas plus d’une chance sur un million d’arriver à « regonfler » l’hémisphère qui en a besoin…

Finalement, en décembre 37, les proches et son frère acceptent l’intervention… Alors enturbanné de bandages qu’il avait sur le crâne pour les besoins de l’opération, Ravel riait de sa ressemblance imprévue avec Lawrence d’Arabie.

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1 Mars


Quel sort injuste réservé à Francis Poulenc. Son nom d’abord. Ça sonne déjà tellement peu musical dans le nom et le prénom. Et puis l’ambivalence de son inspiration. Il a dit lui-même que son œuvre était pile et face, moine et voyou. On aura retenu que la légèreté du second. Et pourtant. Bien interprétées par l’impeccable Pierre Bernac, ses mélodies étaient appréciées et admirées dans toutes les avant-gardes de l’époque qui plus tard les déprécièrent. Les textes d’Aragon, d’Eluard subtilement révélés à eux-mêmes. Comme quoi celles-là ne sont pas forcément du meilleur jugement à la bourse des valeurs longues. Et pourtant on les joue aujourd’hui, elles sont appréciées à l’étranger et les plus belles chanteuses les enregistrent. Qui aurait l’idée aujourd’hui de mettre en musique les Mamelles de Tirésias que je tiens encore maintenant pour une partition d’un humour et d’une dentelle mélodique qui n’ont pas vieilli ? Côté moine, c’est encore plus vrai. L’apesanteur de la musique chorale des « quatre motets pour un temps de pénitence »,les « quatre petites prières de Saint François d’Assise », les » Laudes de Saint Antoine de Padoue » en font, s’il se pouvait, l’héritier de la grande tradition polyphonique depuis Josquin. C’est la musique de l’humilité de la Vierge de Rocamadour. Et puis, l’immense « Figure Humaine » d’Eluard conclue par le poème « Liberté » dont le mot flotte au final, laissé en suspens.

Et plus encore, le couronnement de cette face sérieuse, les immenses et universels « Dialogues des Carmélites ». L’œuvre a fait le tour du monde lyrique. La légende dit que lors de l’enregistrement de Pierre Dervaux on a réellement sorti la vraie guillotine pour l’occasion, qui frappe à contretemps lors de la dernière scène (probablement sur une matière analogue que ferait un corps humain au son affreusement mat et sec) à chaque décollation des moniales tour à tour, et qu’on entend donc seize fois tomber lourdement à en faire toujours froid dans le dos. Jusqu’à la dernière, sœur Blanche restée seule montant à l’échafaud, et l’abaissement violent de la dernière lame dissonante qui conclue l’opéra. Quel final est plus pathétique, à la fois insoutenable et émouvant que celui-ci ? Même Stravinsky n’a pas eu le temps de lui chiper, ni le livret de Bernanos, ni l’inspiration.

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EN RAFALE …


Survol de la ville d’Antibes, atterrissage sur l’aéroport de Nice Côte d’Azur, et traversée éclair des montagnes environnantes. Plusieurs fois, mon avion s’est crashé, soit dans la mer, soit sur la crête des montagnes. Un avion de chasse est plus sensible qu’une poupée susceptible. On comprend le stress qui s’installe chez les pilotes, même chevronnés et même pilotes de vieux cargos, lorsqu’ils aperçoivent la piste de Nice tout au loin comme une mince bande grise entre deux larges portions de mer. Et encore la lourdeur de leurs appareils les rend moins capricieux que ce Rafale que j’ai entre les mains. Sur l’écran, la mise dans l’axe de la piste nécessite de ne pas dévier de plus de quelques millimètres…

Plusieurs fois le rouge est apparu sur l’écran de simulation. Trop de brutalité dans l’accélération ou la compression trop forte à cause d’une manœuvre disproportionnée. Le moniteur m’indique que c’est l’évanouissement garanti, le sang monté trop fort à la tête. D’où le rouge opaque et clignotant sur l’écran. Perte de contrôle définitive. Parfois l’avion a carrément frappé la surface de la mer comme on se brise sur du ciment. Lorsqu’on vire à droite ou à gauche on ne voit plus l’angle de changement de direction. Sur l’écran apparaissent des masses obliques immenses, et c’est souvent le moment ou l’avion va se mettre sur le dos.

Abattre une cible ennemie en plein vol suppose toute une batterie de mesures et le contrôle parfait de mille significations sur les écrans de bord, avant de lancer un missile.

Bien sûr il aura manqué à cette expérience de simulation, dans la cabine aménagée d’un Novotel, cette sensation de la poussée au décollage, et les réelles conditions dues aux forces latérales lors des virages. De même je me demande quel est le véritable environnement sonore lors des accélérations. On comprend mieux après une demie heure d’expérience, le doigté infaillible qu’acquièrent les pilotes de chasse après seulement quatre années de stage intensif. On pourrait comparer le vol d’un chasseur au vol d’un oiseau mécanique, qui n’aurait ni la souplesse, ni cette désinvolture des changements de rythme à l’envi. Ce serait une sorte d’oiseau abstrait, formant des trajectoires géométriques impeccables. On penserait alors à un oiseau de proie.

La notion de temps se perd assez vite lorsqu’on sait qu’on traverse la ville d’Antibes en moins de trente secondes alors que l’avion n’est pas encore à sa pleine vitesse. Et puis la réelle sensation de passer du décollage à plus de mille cinq cent à l’heure en quelques secondes est aussi une abstraction. Un mirage.

Ce n’est pas pour demain que la livraison de chasseurs se fera pour l’Ukraine.


ONFRAY


Ce besoin qu’a Michel Onfray, pour bien marquer, dans les années 2010, sa position à gauche, de ne jamais manquer, quand l’occasion se présente, de se débarrasser des oripeaux du christianisme ! A la manière dont on tire sur les ambulances. Dans « le Désir Ultramarin », il glorifie même le « païen » au travers de Segalen et Gauguin.

Il est en fait aujourd’hui dans ce milieu délicat d’une gauche qu’il ne reconnait plus (et qui ne le reconnait plus), et un monde réel où encore les vestiges du christianisme pourraient s’aligner, plus que les dérives de gauche, sur des positions de raison et de pensée droite.

Les « primitifs » d’Océanie ne vivent pas que d’amour et de cascades d’eau vives, mais ont aussi des dieux. Gauguin, Brel et tous ceux qui ont quitté volontairement notre monde civilisé pour se fondre dans un univers vierge et naturel se sont accommodés de la latitude libre des mœurs si différentes des nôtres, et de la virginité des espaces qu’ils ont adoptés comme un paradis terrestre, (ils ne connaissaient alors pas Coca-Cola ni les séries télévisées) mais c’est oublier les structures mêmes de la vie sociale que s’imposaient les natifs de ces îles.

Nous partageons sans le savoir un point commun que Segalen a très bien compris dans ses « Immémoriaux » :

« Une civilisation disparaît quand elle a perdu la mémoire d’elle-même. L’oubli du passé ou la haine du passé qui prépare son oubli, rend impossible le présent ; il obère donc tout futur. La mort est alors là. »

L’oubli de notre passé, des figures exemplaires de notre Histoire, l’absorption dans un modèle indifférencié d’homme sans passé et sans avenir, un relativisme des valeurs, et la mort, la dilution sont là en effet.

Toute civilisation se construit sur le sens du sacré. Onfray feint de l’ignorer pour les sociétés d’Océanie et moquer dans le même temps mille cinq cent ans de civilisation Occidentale.  Ce sacré que la raison refuse.

Bien sûr on peut toujours aujourd’hui ironiser sur le cadavre.

Mais Onfray a mis bien de l’eau dans son vin depuis une dizaine d’années (Journal hédoniste V). Le discours s’est recentré. Comme les évènements eux-mêmes, le discours s’est déplacé avec courage, à la mesure des enjeux qui se sont déplacés. Ce qu’une certaine gauche ne veut pas voir.

Il revendique, dans son périodique Front Populaire, la bienvenue de tous les souverainismes d’où qu’ils viennent. C’est signe d’une intelligence qui n’est pas restée plantée sur de rigides et irréelles considérations idéologiques hors champs.

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2 Mars


Bernard est descendu de Paris voir son frère Paddy, l’aîné de la fratrie. Peut-être le verra-t-il pour la dernière fois. Il fait beau. Cela faisait presqu’un mois qu’on avait la grisaille traditionnelle des temps de Carnaval. Nous déjeunons comme ça devient une habitude sur la place Garibaldi. On boit le carmenere du Chili pour la première fois ensemble. Donc ce sera deux bouteille. Et l’après-midi passe au soleil et en mille petites et grandes choses qu’on a à se dire.

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FRANCE CONTEMPORAINE (BILAN PROVISOIRE QUALIFIEE DE PESSIMISTE PAR D HEUREUX OPTIMISTES)


… Un signe supplémentaire de notre soumission à l’oncle américain : pourquoi la langue anglaise est-elle encore la langue de l’Europe administrative de Maastricht ? L’Angleterre en est sortie. Pourquoi alors n’adopte-t-on pas officiellement le français, parlé par ailleurs par trois cent cinquante millions de personnes dans le monde ? Le français parlé il n’y a pas si longtemps parmi les élites européennes. Ce serait un beau gage d’européanité. Pourquoi ?

L’aveu que l’Europe n’est qu’un business, et qu’on parle américain comme on lit les modes d’emploi. En anglais…

Et dire que certains voudraient voir revivre le bas-breton ou l’occitan de Mont-de-Marsan ! Pour représenter les peuples dans l’hémicycle bruxellois ?

Le pays va mal. Le 7, une grève générale est décidée. Le pays sera paralysé. Certains syndicalistes appellent même à reconduire dans les semaines qui suivent l’action jusqu’à mettre « l’économie du pays à genoux » (!)

La France est au ralenti. La décroissance et le déclassement sont largement entamés.

Dans les domaines où nous étions excédentaires et où nous avions une indépendance économique, des pans entiers ont, soit disparus soit été réduit au-dessous du seuil de compétitivité.

Nous avons démantelé notre industrie. Restait ce que le pays avait toujours été, un grand domaine agricole. Nous ne voyons plus sur nos étals que des citrons d’Espagne et parfois même du Brésil et d’Argentine. Premier pays européen de productions agricoles il y a encore une génération, nous sommes réduits à la dépendance alimentaire. Politique libérale du plus bas prix.

Comme nous sommes de même devenus dépendant en matière énergétique. L’énergie nucléaire garantissait notre indépendance en produisant au plus bas prix. Pour complaire à l’idéologie écologique, aujourd’hui nous importons en partie notre électricité et nous n’en vendons plus. Pire, nous rachetons sur le marché européen notre propre électricité cédée pour partie à la communauté européenne pour des exigences concurrentielles, à prix bien plus coûteux. De l’absurdité de haute voltige.

Il n’est pas jusqu’à la mentalité française d’il y a seulement cinquante ans qui ne soit touchée. La France est devenue d’un puritanisme quasi scandinave. Elle importe même son ivresse. Elle ne boit plus son vin sans menacer de s’étrangler : on ne peut simplement pas amorcer une conversation sur un cru bordelais ou autre qui ne soit accompagné du moralisant additif « à boire avec modération » dès la première parole. Ce qui n’est plus même un signe de frilosité, mais la crainte renouvelée de léser la sécurité sociale en matière de santé publique. Et puis dans les cafés, les jeunes ont adopté la bière. Comme les allemands, comme les nordiques. On s’européanise par la filière aspirante allemande, tout en cultivant le rejet mêlé d’un soupçon de honte devant le ballon de rouge. On cultive la haine de tout ce qui pourrait être soupçonné de ringard, de beauf… Les bistros français font trop pauvre, on fréquente les pub irlandais, écossais la nuit venue. Les cafés populaires d’antan ferment bien avant vingt-deux heures…

Jadis producteur et fier de créer les meilleurs crus du monde, ces vins ne sont bus que par des rois de la finance moyen-orientaux. Le cognac, l’armagnac jalousement copiés par leurs concurrents étrangers ne servent plus de digestif en fin de repas de fête.

Avec la transformation des mœurs, des restrictions dans un sens toujours plus moralisateur, et dans le sens d’une hygiène du corps qui fait le bonheur de l’idéologie des producteurs d’engins de sport et de tous leurs dérivés, nous perdons en productivité dans les autres secteurs traditionnels de nos modes de vie.

En gros, nous sommes depuis longtemps dans un monde américanisé, la moitié du pays vouant un culte à son corps, l’autre frappé d’obésité. Je me souviens très bien que durant la pandémie, la spirale des véhicules faisant la queue autour des mc drive n’avait jamais baissé d’intensité. Les autres, parsemés et fantomatiques, suaient solitaires sur le bitume.

Si nous avons paradoxalement haussé notre morale de santé publique, nous nous situons au premier rang européen en matière de consommation de cannabis, et demain de cocaïne.

La France du vague à l’âme, de la dépression et de la jouissance comme valeur absolue, dans ce domaine au moins, n’a pas renoncée à se situer à la pointe de la concurrence dans les paradis artificiels.

Le textile du Nord a disparu. Plus aucune marque griffée utilisant des tissus produit sur le territoire. Plus rien. Pays de mode vestimentaire pourtant.

Les grands immeubles parisiens haut de gamme, les hôtels de prestige mondiaux sont souvent passés aux mains de financier saoudiens ou qataris. Alors qu’ils devraient être inscrits et protégés au Patrimoine Nationale pour éviter cette honte.

Même le port de Saint Nazaire est devenu italien. Certains aéroports, dans un acte de démence gouvernemental, ont été un temps envisagé à passer sous contrôle étranger.

Je dis toujours pour finir dans ce registre, qu’il reste effectivement encore les abeilles du plateau de Valensole qui n’ont pas été proposées à la vente, et les grandes orgues de Notre-Dame. Les chinois peut-être bientôt …

Quelles sont les domaines où la France conquiert aujourd’hui quoique ce soit ?

Et en quoi l’Europe aurait servi et permis à notre pays de conquérir quoi que ce fut ?

Reste alors un pays qui propose des services. Cette manière d‘accepter comme une fatalité le refus d’exister et de conquérir l’avenir, ne peut mieux intituler sa terminologie : proposer ses services

Comme la Grèce, comme les pays qui vendent leur façade et deviennent une vitrine pour visiteurs en temps de vacances. Un pays qui vend son passé. Qui a programmé de démanteler son industrie, aujourd’hui son agriculture.

On brade l’héritage et on achète ce qu’on faisait nous-même auparavant.

Un passé qui n’est plus qu’un lointain mirage, modelé dans ses paysages, ses terres, engrangé et dynamisé par tant de générations antérieures.

Il reste donc des hôtels, des réseaux touristiques dynamiques, des autoroutes. La France est un merveilleux transit. Monsieur Attali, toujours cynique, dans un accès de lyrisme a d’ailleurs dit sans ambages que la France était un hôtel. Un simple hôtel.

Dans lequel on ne paie plus la note.

Il reste une administration sans cesse croissante qui légifère sur tout, et il reste aussi, ce qui est à signaler à chaque occasion par nos économistes à la perspective toujours optimiste, l’industrie du luxe. N’avons-nous pas l’homme le plus opulent de la planète ? Mais là encore l’industrie du luxe et de l’élégance est réservée à d’autres.

Les membres du CAC 40 du club France ne sont que l’aquaplaning hors sol si on peut dire, des réalités françaises. L’Europe libérale et mercantile a été faite pour eux. Les autres se parent de gilets jaunes ou préparent demain des 7 Mars de paralysie générale…

Moins de vin donc, sous condition de modération, moins de France dans les assiettes, il n’est pas jusque dans les pièces détachées des lits d’hôpitaux qui nous ont si cruellement manqué durant la pandémie, qui ne soient confectionnés en Italie, en Asie etc.

Le Français a encore moins accès à la propriété foncière, laquelle est à vendre au toujours plus offrant. Même un limougeaud, un habitant de la Creuse, aura du mal à acheter son bout de terre si un plus riche que lui, venant de la lune, y mets plus de moyens.  

Comme le roi de ce royaume, le pays est nu.

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Les idéologies révolutionnaires étaient naguère généralement opposées au capitalisme.

Dans la distopie que nous traversons, l’ultra minorité triomphante de l’idéologie woke doit sa force, et sa probable durabilité dans le temps, d’avoir rencontré un capitalisme qui s’y est acoquiné.

La sœur Traoré, l’Angela Davis des pandémies, défilant griffée par un grand couturier sur les podiums de la mode n’est qu’un exemple d’une idéologie de conquête et de mépris décomplexé.

Des minorités ultra minoritaires mettent sous leur coupe toutes les bien-pensances qui supporteraient tout sauf l’accusation d’en pincer pour l’exclusion. Péché hautement et mortellement capital.

L’université se courbe. L’université se couche.

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6 Mars


Trentième Victoire de la Musique que je ne regarde pas, que je ne regarde jamais. Le commentaire du lendemain : Comme tous les ans, ces Victoires de la Musiques célèbrent le talent et le talent se rie des frontières… »

Quand on sait que des gens meurent pour des frontières, que des artistes russes ont été soigneusement écartés des listes de lauréats possibles, et que les antagonismes géopolitiques se sont installée depuis un an en Europe, on se serait passé de ces introductions sur les absences de frontières, la générosité des peuples, des artistes, et tout le fatras idéologique et bisounours des convenances proprettes de la télévision d’Etat.

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COMMENTAIRE :


KENNETH CLARK – CIVILISATION

1)


Kenneth Clark a la plume aristocratique. « Civilisation» est sous-titrée élégamment « un point de vue personnel », ce qui a le mérite d’emblée, de ne pas se présenter sous le signe de l’exhaustivité. Embrasser les mouvements et les grands moments de la civilisation peut paraître aussi vaste que décourageant. En fait la civilisation, sons l’angle de cet érudit est plutôt envisagé comme recherche du civilisé, de l’ attitude civilisée. Je dirais presque de la politesse civilisatrice, du code de bonne conduite tout autant que de ce qui a fait avancer cette idée délicate et fragile du bon vivre. Et concernant notre civilisation, puisque le livre se borne à notre civilisation, ce qui est en soi beaucoup et essentiel, un large chapitre concerne le Moyen-Age, ce qu’on a communément nommé le beau Moyen-Age. L’âge de la chevalerie, de l’amour courtois, de l’honneur et du don de soi. Le printemps de la civilisation. Lequel correspond merveilleusement à l’idéal qu’on voit dans le calendrier des Livres d’Heures du duc de Berry peint par les frères Limbourg, qui résument à eux-seuls l’essence de ce printemps de la civilisation. Voilà pour le comportement. Raffiné et altruiste, avec toutes les marges dévolues à l’estime et à l’amour portée à l’image de la femme, et à la plus idéalisée d’entre toute, la Vierge. Ce qui devrait déciller les yeux des féminismes d’aujourd’hui qui pensent que la considération des femmes prend naissance avec les piètres représentantes des associations de défenses de leurs droits actuelles. Probablement que dans l’éducation de celles-ci, il n’a jamais été question de ces sources anciennes d’une éclosion de la femme dans toute sa considération.

Puis ce sont les cathédrales, le ciel toujours plus prêt du cœur des hommes, Cluny dans son rayonnement sur tout l’espace roman européen, la scission cistercienne mais toujours dans la pureté du même élan, puis la montée plus haute encore vers le ciel gothique dans l’élan toujours collectif des âmes. Le temps de Chartres, l’Acropole occidental pour Elie Faure.

Puis l’insensible transition au XV° siècle, et plus au sud, la première Renaissance, la place de l’homme revue aux sources des sagesses antiques. Giotto, Masaccio, sous l’égide du génie de quelques administrateurs florentins, la naissance des républiques marchandes. La position de l’homme dans le réel nouvellement considéré. On est passé du monde regardant l’intérieur spirituel de l’humain à l’humain se positionnant dans le monde de l’espace de tous les jours : la perspective est née. Le rapport à la réalité tangible donne corps à la masse humaine qui se sculpte, qui se fonde dans la glaise et ce seront Donatello, Michel-Ange. Raphaël et Léonard pour le regard porté sur l’individu. Bramante et Brunelleschi avant lui, pour les nouvelles ascensions de l’architecture, moins lumineuses mais plus ancrées sur terre, symbolisée par la rondeur enveloppante de la coupole. On est passé de la flèche qui déchire le ciel à la rondeur qui enveloppe ce qu’elle désire pérenniser d’elle-même et de son savoir.

Les traces du passé médiéval n’ont pas disparu. Les cours aristocratiques continuent le séjour agréable du civilisé. C’est à Urbino que Clark y sent le plus aigu du civilisé du moment. C’est Raphaël qui fait le pont entre Urbino où il reçut son éducation, et Rome en une conjonction d’une forme devenue démesurée de l’humanisme avec Jules II. En dix années seulement il aura fait de Michel-Ange qui détestait la peinture, le créateur de la Création du monde, à la Chapelle Sixtine.


– parenthèse –


Parvenu à ce moment de l’histoire, dans le grandiose du Vatican et de cette Chapelle Sixtine écrasante d’ampleur et quasi tempétueuse, Kenneth Clark avoue ne pas faire entrer dans sa vision personnelle de l’ art civilisé pour le siècle qui suivra, Versailles et tout ce qui découle des fastes de Louis XIV. Il prétend que si on lui avait accordé une plus ample possibilité d’étendre son propos, il aurait consacré un chapitre entier à Poussin, Racine et le Grand Siècle. Que ne l’a-t-il fait ? Il paraît impensable de dissocier Racine, Molière et le XVII° en général de ce que Voltaire nommait le Siècle de Louis XIV. Car pour la troisième fois, c’est tout un mouvement européen, après le temps des Cathédrales et celui de la Renaissance à Florence, qui suivra celui de Versailles qui en constitue le point sommital. En Autriche, en Allemagne et dans toutes les petites principautés du Sud on voit se répandre de petits Versailles. Dans le jardin, dans l’architecture, dans ce qu’on pourrait nommer la sobriété majestueuse. Le miroir du Pouvoir. Et en quoi donc le pouvoir royal, serait-il impérial, n’aurait sa place dans la civilisation ? Les trois L en ont été les artisans : Lully, Lebrun, Lenôtre. Puis Couperin, Rameau qui y firent résonner l’âme du lieu, au travers du théâtre, de la danse, du ballet, qu’on a du mal, même si Clark parle d’un point de vue personnel, à ne pas considérer Versailles comme épicentre solaire de ce siècle.

Un siècle plus tôt, la Chapelle Sixtine, par son hypertrophie qui écrase plus qu’elle ne caresse, participerait pareillement à l’imposition d’un ordre papal autant que Louis XIV l’affirmait avec la symbolique versaillaise. L’état de Paix étant quasiment une anomalie dans le cours du temps. Autant ne pas lui refuser ce symptôme de civilisation.

Le seul génie de Pierre-Paul Riquet, créateur du Canal du Midi, permis par la grâce de Colbert et du roi, là où les Romains avaient échoué, aurait suffi (mais Clark n’en parle pas), à donner au Grand siècle une place de choix dans l’ordre de la civilisation.

Parmi les autres « refusés » de la Civilisation, le protestantisme devint destructeur et fut, pour qui aime la beauté visible, un désastre absolu.

L’esprit allemand qui a engendré Dürer et la Réforme a aussi engendré la psychanalyse (Clark voit dans « la Melancholia », l’origine de celle-ci). J’ai mentionné au début de mon livre les ennemis de la civilisation, eh bien, ici, dans la vision prophétique de Dürer, on découvre une autre façon dont elle peut être détruite de l’intérieur.


KENNETH CLARK – CIVILISATION

2)


Beaucoup de gens, fut-ce en temps de crise, aspirent à la tolérance, à la raison et à la simplicité de vie, en un mot, à la civilisation. Mais juchés sur le raz de marée des impulsions sauvages, biologiques ou émotionnelles, ils sont impuissants. Et c’est ainsi que vingt ans après être apparu dans l’œuvre de Michel-Ange, que l’esprithéroïque prit forme en Allemagne dans les mots et les actes de Luther.

Cranach a représenté Luther sous toutes les métamorphoses : le moine fervent dans la lutte spirituelle, le grand théologien à la mâchoire paysanne et au front michelangelesque, le laïc émancipé, peint au moment de son mariage avec une nonne dont Cranach fut le témoin avec le déguisement qu’il revêtit pour s’échapper… Sans nul doute il fut extrêmement impressionnant le guide qu’attend toujours le peuple allemand.

Malheureusement pour la civilisation, il ne fit pas que dissiper ses doutes et lui donner le courage de ses convictions ; il libéra aussi cette violence et cette hystérie latente dont je parlais plus haut.

Puis suit plus loin, une réflexion admirable, qu’il emprunte à H. G. Wells, sur les différentes approches civilisatrices entre les gens du Nord et ceux du Sud :

s’établit une distinction entre les communautés d’obéissance et les communautés de volonté. Il pensait que les premières produisaient des sociétés stables comme l’Egypte et la Mésopotamie, les foyers originaux de notre civilisation, et que les secondes avaient produit les nomades remuants du Nord.

La communauté de volonté que nous appelons la Réforme était au fond un mouvement populaire… S’il était opposé à toute forme de cérémonie en religion, Erasme pensait tout autrement pour la vie en société. Luther était aussi de cet avis. Mais le grand soulèvement populaire, « la guerre des rustauds » l’emplit d’horreur et il exhorta ses protecteurs princiers à la réprimer avec la plus grande férocité. Il n’approuvait pas le vandalisme, pas même l’iconoclasme. Mais ses disciples étaient des hommes qui ne devaient rien au passé, lequel renvoyait pour eux à une servitude intolérable. C’est ainsi que le protestantisme devint destructeur et fut, pour qui aime la beauté, un désastre absolu.

On voit le feu pleuvoir depuis le ciel sur les rois, les papes, les moines et les familles misérables. Comment admettre que ces guerres dites de religion, où la religion servait bien sûr de prétexte aux ambitions politiques aient pu durer cent vingt ans et se soient accompagnée d’épisode aussi révoltant que le massacre de la Saint Barthélémy.

Il y eut dans ces temps troubles, un homme qui inventa tout à la fois le scepticisme et la solitude :Montaigne. Il inventa l’Essai qui demeurera la forme établie de communication humaniste jusqu’à nos jours.  

Ce que Montaigne enseignera, bien avant les misanthropies des désenchantés du XX° siècle, c’est le détachement du monde. Là où Shakespeare, dans l’Angleterre élisabéthaine verra une force et un engagement passionné dans les forces vives du lucide.

KENNETH CLARK – CIVILISATION

3)


« On ne peut s’empêcher de penser que l’opulence baroque, en fuyant les rigueurs du premier combat contre le protestantisme, a fini par quitter le monde de la réalité pour celui de l’illusion. »

Et c’est à Rome que le baroque, suivant la voie de Michel-Ange, allant jusqu’à hypertrophier les dernières conséquences de son art, que le Bernin, Gianlorenzo Bernini, donne naissance à un mouvement qui dépassera son premier point d’ancrage pour devenir un baroque international, comme avait essaimé le gothique international, ce que ne connut pas la Renaissance qui restera un miracle local.

Les dimensions, les proportions souvent volent en éclats. Tout est prétexte à contorsion, à démesure parfois jusqu’à l’emphase quand s’essouffleront les derniers feux du baroque. Les palais colossaux des familles papales ne sont rien d’autre que l’expression d’une réaction dans le domaine propre de l’esthétique, mais aussi de la cupidité et de la vanité des puissants Farnese, Barberini et Ludovisi. Mais aussi, et c’est le cœur de cet art de l’éclipse, de la courbure et de l’illusion, le principe féminin dans toute son opulence qui se voit épanouir.

Les grands mouvements nomades eurent conséquemment, du côté de la Hollande du XVII° siècle, un développement de « démocratie bourgeoise », symbolisé, si on pouvait extraire de l’œuvre de Rembrandt un seul témoignage, par « le syndic des drapiers ». Sur le visage c’est toute la concentration des responsabilités de l’univers mercantile et du monde des affaires, de la Banque. Une autre opulence, moins vaniteuse, mais tout autant réelle s’affirme.

En même temps et toujours en Hollande, Descartes fuyant les préjugés de son temps, va abstraire de la pensée tous les présupposés pour en revenir aux faits indépendamment de la coutume et de la convention. Il aura son répondant en clarté et en précision dans l’élan de Vermeer à rendre tout l’éclat du monde tel qu’il s’expose à nous. La vue de Delft est la démonstration quasi photographique de la réalité de cette ville au XVII°. C’est d’ailleurs le monde scientifique qui bascule dans ces années-là. L’optique, les lunettes, le télescope donnent une nouvelle étendue à l’attrait de la lumière. Descartes en étudie la réfraction et Huygens impose la théorie ondulatoire de la lumière. Parallèlement à la lumière on étudie les étoiles. Et ce sont tous les principes qui chavirent. Bien plus tard, Koyré aura une phrase qui résume ce que devenait alors le nouveau champ scientifique de l’avenir : « du monde clos à l’univers infini ».

Dans la seconde partie du siècle, outre la découverte de la gravitation universelle, l’architecture anglaise participera à ce mouvement civilisationnel avec Thornhill et la création de la Salle de l’hôpital de Greenwich qui est une tentative à l’imitation des gloires architecturales de la Rome antique. Wren remplacera la vieille tour de Saint Paul, par un Dôme monumental.

C’est le moment où la mathématique et l’imagination se séparent. La poésie, devient un nouvel outil, utile à la philosophie. La clarté, la prose française durant trois siècles fut le vecteur utilisé par l’intelligence européenne pour modeler ses pensées en histoire, diplomatie, définitions, critiques, relations humaines, en tout domaine, sauf en métaphysique.

On pourrait soutenir que l’inexistence d’une prose allemande, claire et pratique, fut l’un des principaux désastres de la civilisation européenne.


KENNETH CLARK – CIVILISATION

4)


Et puis l’Allemagne entre dans le concert de la civilisation. Après les désordres de la Réforme, la guerre de Trente ans, la sève propre à ce pays va se révéler dans deux domaines consubstantiels à son âme au travers principalement de la musique et de l’architecture.

Ensuite Civilisation ouvre cette longue parenthèse qui vise les soixante-douze années de règne de Louis XIV et du Grand Siècle. Engendrant les deux dramaturges les plus pénétrant de l’âme humaine, Racine et Corneille, de Poussin, formé à l’école de la Renaissance mais pénétré de littérature antique et de philosophie stoïcienne.

Le classicisme français produit aussi une architecture somptueuse. Quoi de plus impressionnant que la façade sud du Louvre ? Sauf peut-être la colonnade de ce même Louvre ? Ce monde de grandeur idéal est le produit et l’effet, d’après Clark, de l’Etat autoritaire dont la Rome du Bernin ne serait pas moins portée au grandiose, mais pourvu d’un chaleureux communicatif que n’aurait pas le classicisme français. Les édifices romains en appelant aux émotions, au baroque émotionnel, donnent une forme abstraite au sentiment populaire ayant nourri la renaissance catholique de la Contre-Réforme. Au contraire, l’esprit de Versailles exalte le triomphe de l’Etat autoritaire, celui des solutions de Colbert, par ailleurs le plus grand administrateur du XVII°, qu’il impose à la politique et à chacun des domaines de la vie contemporaine dont le domaine des arts. C’est ainsi que Clark conclut que le classicisme français n’était pas du tout exportable. C’est peut-être oublier la valeur de symbole et de monde clos sur lui-même que représente Versailles qui se donnait pour but d’édifier dans tous les domaines de l’art, les plus splendides développement en un seul et même lieu. L’écrin en quelque sorte du pouvoir royal, mais aussi le reflet de celui-ci étendu comme modèle exemplaire aux yeux du monde.

– Ce monde clos, que Clark n’a pas voulu comprendre, qui renferme entre mille autres, la poésie mélancolique de Couperin, la danse et le drame lyrique de Lully, de Rameau. La danse baroque qui évoluera et deviendra la danse classique (jusque dans les ballets de Tchaïkovski), codifiée par Marius Petipa qui fera le voyage de Russie.

Donc, c’est ainsi que la langue architecturale du nord de l’Europe au XVIII° siècle sera le baroque italien. Il est vrai aussi que bon nombre de princes allemands songèrent à imiter Versailles. Cependant l’élément dynamique de l’art et de la musique résidaient en Allemagne, non pas dans un esprit centralisateur mais dans la multiplicité des villes, des régions et des abbayes qui toutes rivalisaient par leurs architectes et leurs maîtres de chœur.  On pourrait dire que la revanche de la Contreréforme serait l’adoption du style architectural baroque venu du Sud.

Puis Jean-Sébastien Bach résume à lui seul l’éclosion du luthérianisme. Et puis bien au-delà. L’opposition du Nord et du Sud se poursuit avec son contemporain Haendel. Mais il n’est que de comparer la Messe en si (messe latine !) de Bach et le si brillant Messie de celui qui fera surtout carrière à Londres. Tout en fioriture, en airs brillants et en vocalises, Haendel perpétue le style napolitain et roccoco en même temps que l’architecture qui lui servait de théâtre. Bach parvint jusqu’à nous au travers de ses Passions et de ses cantates renouvelant de génération en génération ce sentiment d’éternité et de plénitude que Haendel n’avait entrevu que dans le déguisement même de la religion devenu théâtre.

Et comme pour se faire pardonner ce paradoxe versaillais, Kenneth Clark fait surgir Watteau dès 1712. « Son chef d’œuvre, le Pèlerinage de l’île de Cythère, fut peint en 1712, encore du vivant de Louis XIV. Il a l’acuité d’un opéra de Mozart, comme son sens du drame humain. Les relations délicates entre ces hommes et femmes qui ont passé quelques heures sur l’île de Vénus et doivent à présent s’en retourner nous évoquent l’un des frissons extatiques qui précèdent le départ des amants assurés deCosi fan Tutte , et pourtant l’opéra de Mozart ne viendra que plus de soixante-dix ans plus tard. ». Le sentiment entrait en scène et fut en son temps un élément civilisateur.

L’Opéra, après l’architecture gothique, est l’une des inventions les plus étranges de l’homme occidental ». Curieuse considération pour ce qui semble n’être que l’extension par hypertrophie de la tragédie ou de la comédie antique. Ce qui est plus étonnant est qu’il ait fallu attendre le début du XVII° siècle pour voir la première représentation de l’Orfeo de Monteverdi. Les protestants indignés aimaient dire que les églises roccoco avaient l’air d’opéra, assurément, sauf que c’était l’inverse.

Aujourd’hui encore notre réaction devant Don Giovanni est tout sauf simple. Il est le plus ambigu des héros mauvais sujets. La poursuite de l’amour et du bonheur, qui jadis semblait si simples et stimulants, se sont faites complexes et destructrices, et son refus de se repentir, qui le rend héroïque, appartient à une autre phase de la civilisation ».

Avec Voltaire, c’est le sourire de la Raison qui se lève sur le siècle. « L’un des hommes les plus intelligents qui aient jamais vécu »(!). Suivent les grâce et les qualités de la philosophie du XVIII°, la foi dans le droit, dans la Justice etc. Et Kenneth Clark d’ajouter non sans une ombre d’ironie que cette victoire de la raison et de la tolérance qui se gagna en France, fut en quelque sorte précédé en Angleterre du temps de Newton et de Locke, par ce qu’on a appelé « la Révolution sans effusions de sang». Ce qui a certainement différencié la France de l’Angleterre c’est que « s’agissant des XII° et XIII° siècles j’avais noté le progrès considérable fait par la civilisation grâce à une prise de conscience soudaine des qualités féminines ; et l’on peut en dire autant de la France du XVIII° siècle… Il est essentiel pour la civilisation que les principes masculins et féminins soient équilibrés…l’influence des femmes fut dans l’ensemble bénéfique ; elles créent cette institution contemporaine, le salon. Ces petites réunions d’hommes et de femmes intelligents, issus de toute l’Europe, qui se trouvaient dans les salons d’hôtesses douées comme Mme du Deffand et Mme Geoffrin furent durant quarante ans les foyers de la civilisation européenne. Ils étaient moins poétiques qu’à la cour d’Urbino, mais intellectuellement beaucoup plus alerte ».

Talleyrand a dit que seuls ceux ayant connu les mœurs du XVIII° avaient connu la douceur de vivre., et Talleyrand fut assurément l’un des hommes les plus intelligents qui se soient consacrés à la politique. Ceux qui fréquentaient les salons n’étaient pas qu’un groupe de personnes sachant jouir de la vie, c’étaient les meilleurs philosophes et savants de l’époque. Ils voulaient publier leurs idées très révolutionnaires sur la religion. ». Et ceux qui se trouvaient chez Madame Geoffrin étaient absorbés par la composition de l’Encyclopédie.

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8 Mars

 

On m’envoie des photos du désert de Merzouga sous la neige. Spectacle lancinant que cet ocre strié de coulée blanche. Ce désert que je n’ai pas connu, au sud d’Erfoud, à l’Est de Ouarzazate, à quelques kilomètres de la frontière algérienne.

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Un traité international qui explique bien des silences gouvernementaux sur un épineux problème : Le Pacte de Marrakech stipule que l’immigration dans le cadre du mondialisme qui s’étend toujours, ne doit plus établir de différences entre les nationaux et les étrangers, sources de progrès futur.

C’est aujourd’hui un des socles civilisationnels et un enjeu européen qui doit être regardé comme faisant découler toutes les autres interrogations éventuelles sur les navires en mer chargés de réfugiés, de mineurs isolés, et autres droits impératifs une fois posé le premier pied sur les territoires européens.

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Hier, mobilisation générale de la France du travail. Les français ne veulent pas partir à la retraite après soixante-deux ans. C’est net et tranché. C’est le seul pays au monde où l’on part si tôt, avec les Etats-Unis. Encore que dans ce pays les retraites par capitalisation sont pour part importantes. En Allemagne, on part à soixante-sept ans. Dans les pays scandinaves que nous prenons souvent en exemple, ils partent pareillement après soixante-cinq ans. La Colombie à soixante-treize… De plus ces pays auraient du mal à comprendre la notion de « pénibilité » que les français veulent inclure en forme de prime dans l’âge du départ. Pour un pays qui met la valeur d’égalité au sommet des vertus cardinales républicaines, on peut s’interroger sur les mesures précises de tout ce qui me semble relever du subjectif.

 Plus d’un million de personnes sont donc descendues dans les rues pour cette seule raison. Dans des rues et des avenues qui sentaient la poudre, le décibel vomissant tout à la fois slogans, hard-rock à en perdre les tympans. Le son amplifié et artificiel est aujourd’hui le substitut de la colère et de la spontanéité des défilés de protestation. Les manifestants remuant balourdement quelques mouvements d’ours sorti de cage, et les femmes des esquisses non moins inachevées de ce qu’elles imaginent des frénésies africaines l’espace de quelques pas mal assurés.

 C’est la France goguenarde en colère. La plupart de ceux qui défilent ne savent rien d’un projet gouvernemental qui est le seul projet du second mandat du Président et qui n’est rien d’autre qu’une autre manière de ne pas avoir à augmenter les impôts trop visiblement. Ce qu’ils ne veulent pas, c’est partir deux ans plus tard. Un point, c’est tout. Comme la rue est ouverte, que tout le monde dit y descendre, ils descendent.

Quid de l’insécurité, des migrations non contrôlées et des clandestines, de la transformation du visage enraciné du pays tout entier ? De ses strates culturelles et sociales menacées plus que jamais dans les relations avec les diverses communautés qui se sont dessinées ?

Ce pourraient être un sujet de réflexion à plusieurs tiroirs, à la fois pour les citoyens et pour nos gouvernants. Mais non, d’abord partir à la retraite avant tout le monde. (Quelques pancartes de manifestants jeunes et festifs : « la retraite on s’en fout, on ne veut pas bosser », toute en franchise).

…  

L’autre difficulté à surmonter est cette natalité dont personne ne veut parler. C’est pourtant d’un réel éblouissant : la France ne fait pas d’enfant.

Il n’y a plus qu’un cotisant et demi pour un départ à la retraite.

« Notre utérus nous appartient ». La femme s’émancipe.

Et justement ce matin 8 Mars, dans la liturgie laïque et républicaine, journée de la femme, les hommes étaient mis au repos. Ce sont les femmes qui criaient dans les rues. Avec la même puissance frénétique de la sono : « … Devant le pouvoir despotique des dirigeants des pays européens, la violence faites aux femmes, nous revendiquons en tant que femmes droit à l’avortement, inscription de l’avortement dans la Constitutionetc. ». L’avenir de la femme est donc l’avortement et la possession exclusive de son utérus. Voilà les projets d’avenir.

Sur les bords du cortège des grappes humaines défilant, des rangées de femmes voilées, tranquilles et costumées de pied en cap devaient se demander si les paroles n’avaient pas été écrites et égarées entre les mains des hurleuses d’aujourd’hui, par quelque courageuse et un peu folle passionaria iranienne qui, elle, n’aurait imaginé revendiquer autre chose que la simple possibilité de montrer son visage à découvert, au risque de sa vie.

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9 Mars


Promesse de blocage des raffineries de pétrole. De gilets jaunes en gilets rouges…

Macron ne répond pas à la rue. Il préfère célébrer l’entrée de Gisèle Halimi au Panthéon. Elle n’est pas aimée par ceux qui souffrirent naguère des porteurs de valises en Algérie. Mais elle fit beaucoup pour la cause des femmes. On entre aujourd’hui au Panthéon comme on reçoit la légion d’Honneur.

Macron visitait l’Afrique pendant que le Garde des Sceaux pratiquait dans l’hémicycle un double bras d’honneur à l’endroit d’un élu de la République. Celle-ci ne se respecte décidemment pas beaucoup depuis la dernière mandature. Sans qu’aucune incidence ou la moindre démission ne fussent demandées par le chef de l’Etat pour les gestes en question.

Entretemps et en même temps, le séjour du Président, dans une petite dizaine de pays africains s’est finalement soldé par une sorte d’échec. Macron a bien tenté de donner des leçons de démocratie, une spécialité maison, il lui fut répondu que la gouvernance des pays en question était souveraine. Une notion perdue chez lui depuis qu’il s’est fait élire à tort président de la France alors qu’en sous-main c’est l’Empire européen qui l’appelait…

Camouflet donc.

En conséquence on peut conclure que les programmes France-Afrique sont devenus caducs.

– Que les concurrents américains qui aident le Rwanda à piller son voisin frontalier ne dérangent ni l’Europe, ni personne. N’est pas l’Ukraine qui veut.

– Que la propagande russe qui a mis hors influence la France a bien porté ses fruits : « l’Afrique sans la France c’est mieux ».

– que les chinois, qui prêtent aux africains pour relancer les infrastructures, ne seront pas remboursés à terme, organisant eux-mêmes le sabotage afin que les contrats ne fussent pas respectés sur le terrain. Une manière assez coloniale d’occuper le terrain à son profit dans le genre décomplexé. Et de s’installer durablement par des programmes d’apprentissage accéléré de la langue au travers d’« Ecoles Confucius».

– Que le monde entier est nouvellement bienvenu mais plus notre pays. Dans l’intention de faire de l’Afrique un nouvel espace et une base expérimentale pour tous ceux qui voulurent nous mettre dehors.

– Que ce qui ressemblait à une vraie coopération entre les pays africains amis et francophones dans le cadre d’échange culturel, d’aides technologiques à la relance, en échange d’avantages sur les matières premières, est remplacé par une cohorte de pays puissants, qui eux ne donnent rien en retour et avancent à visage et volonté découverte – ce qui est le vrai visage de l’autorité — dans la main mise de la nouvelle Afrique.

Le mépris que nous renvoie en miroir cette nouvelle Afrique est le reflet des faiblesses que nous ne cessons d’afficher derrière de doucereuses intentions humanitaires payées à nos frais. On méprise généralement ceux qui pensent vous faire l’aumône.

Ce m épris ne gêne apparemment personne en France, ayant tant affaire sur le front social et sur le front de l’Est.

Il fut un temps on disait au maître des lieux : « US go home ». Il avait tout loisir d’installer sa puissance un peu plus loin.

Aujourd’hui, la France a « une main devant une main derrière » comme disait ma grand-mère.

C’est dire, pour finir, la considération et la place assignée à la France macronienne par ses « alliés ».

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à Bernard :


On se sera vu quand même deux fois durant ton passage. Bien qu’on le doive à de tristes circonstances.
Je n’ai pas de nouvelles depuis que tu as pris l’avion, mais je me doute que tu as l’esprit ailleurs.
Tu m’en diras un peu plus sur ces évènements mais je suppose que tu n’as pas attendu l’enterrement ou la crémation.

On s’apprête à passer notre séjour à Avignon et dans le Vaucluse (4 jours), mais aurons-nous de l’essence d’ici-là ?
Morne printemps qui s’est remis au gris après une fulgurance de lumière durant quelques jours

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Conversation avec un admiratif de ce concert improvisé de 89 sous le mur de Berlin. « … Les sonates de Bach en plusetc . ». J’ai pensé sans lui dire : « Rostropovitch ce jour-là, c’est le buzz planétaire ». Enfoncé la promotion des restos du cœur.

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10 Mars


La journée de la femme, c’est maintenant tous les jours. Emission de radio, thème à onze heures, « la femme et l’inspiration dans la musique baroque ». A quatorze heures trente : « les femmes compositeurs », un chapelet entier en une heure d’émission, Jacquet de la Guerre, Mel Bonis, Louise Farrenc, de plus obscures du temps baroque, Raimonda Jordana, Caccini, puis encore d’autres, omettant souvent celles qui transcendent toute appartenance à une catégorie de sexe parce que déjà dans le ciel des artistes et des anges, les Hildegard von Bingen, Lili Boulanger et plus près de nous Kaija Saariaho ou Canat de Chizy, Betsy Jolas…

Puis c’est le tour des cheffes d’orchestre, puis des metteuses en scène…

Du temps de la Contre-Réforme il est apparu que le principe féminin avait résisté et inversé le courant réformateur en contournant la haine et le mépris de la symbolique de la Vierge en accentuant encore les images et les représentations doloristes dans la peinture et la sculpture. Il semble que la célébration de la femme contemporaine présente aujourd’hui non pas une affirmation de la Femme Majuscule qu’elles prétendent révéler et voir s’épanouir dans ses droits et tout son être, mais un refus du principe complémentaire et opposé qu’est le principe masculin. C’est la femme qui est protestante aujourd’hui.

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12 Mars


A Bernard :


Il faudra invoquer les sorciers, les sourciers. Ça refera partir un pan d’économie un peu caduc.

La mort des parents on s’y attend toujours un peu. Le phénomène est si révoltant qu’on n’a pas l’imagination assez vaste pour admettre.
Un frère, en effet c’est comme un doigt en moins. Et encore je ne sais si c’est approprié de dire comme ça.

On n’a pas de foire des vins en ce moment, ni d’Yquem de Saint Jeannet à portée de dégustation, mais on a honoré ce resto étoilé en lisière de Vence. « L’Ambroisy » (si tu passes par-là). Ça fait drôle de voir le chef venir en fin de repas vous entretenir sur ses projets, sa cave, sa découverte de la région etc. Son épouse officiait en salle. Une grande russe avec un accent léger et beaucoup de cette vague mélancolie qu’ils ont du côté de Baïkal. Mais elle est de Moscou. J’ai cédé à la tentation du ris de veau en jus d’une telle complication qu’on n’en a vu que la simplicité biblique. L’"œuf parfait" aux pointes d’asperges et le foie gras mi- cuit aux groseilles. Accompagné d’un Chablis Grand cru, et d’un, et d’un Condrieu de propriétaire, de deux. On s’est promené dans le vieux Vence, assez déserté d’où j’ai fait la photo que je t’ai envoyée.
En digestif on a battu les anglais à Twickenham par un score historique, genre vieil armagnac.

J’innove dans le carnet. Après les autos entretiens avec moi-même en février, j’inaugure le genre "commentaire" : une tentative, comme dans la bonne tradition des épreuves de français du bac, d’aller à l’essentiel du magnifique livre de l’érudit Kenneth Clark et de sa "Civilisation". Un accéléré des multiples moments de l’Europe occidentale. Je n’ai pas terminé, mais je continuerai mes commentaires là où je les ai laissés en Mars. Donc, si je n’ai pas achevé à la fin du mois tu reviendras ultérieurement pour en voir les conclusions.

Nous avons réservé deux nuits au centre d’Avignon. Puis on fera un tour du Vaucluse. Les villages, les chapelles et les baptistères romans qu’on n’aurait pas encore vus., les ruines du château de Lacoste, village d’élection de Pierre Cardin etc… Ce sera à partir de jeudi prochain jusqu’au mardi suivant.
Il y a un projet de stage d’allemand pour Cécilia à Heidelberg, dans le genre de celui de Dublin l’an passé. On redescendrait par Aix la Chapelle la carolingienne, Baden Baden pour la tombe de Boulez, la ville d’eau, puis Colmar et le retable d’Eguisheim etc. Plus tard peut-être Barcelone qu’on a manquée pour raison de covid.

Voilà, je travaille toujours avec conscience. Je me remets à la sobriété sans plus tarder.

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13 Mars


FAIT DIVERS ?   « Le président qui refuse les migrants »


Deux avions ont décollé samedi 4 Mars après avoir embarqué, l’un 133 passagers, tous maliens, pour Bamako, l’autre 145 ivoiriens en route pour Abidjan. Le premier de ces avions avait été affrété par les autorités du Mali, le deuxième par celle de Côte d’Ivoire. Un autre l’avait été trois jours plus tôt. Et d’où décollaient-ils ? Ni de Paris, ni de Marseille, ça ne se fait plus depuis longtemps pour un tel nombre de passagers, mais de Tunis.

Pourquoi ces vols étaient-ils pleins ? Parce que les passagers eux-mêmes avaient demandé à retourner chez eux…

D’autres africains, bien plus nombreux, se groupaient autour d’autocars qui partaient vers le sud tunisien. Ils fuyaient, disaient-ils, « un climat lourd de menaces ». Emanant de qui ? Du Président de la République tunisienne, Kaïs Saïed, qui vient d’appeler à « des mesures urgentes », pour mettre fin à l’afflux massif de migrants irréguliers dans son pays.

Devant son Conseil de sécurité nationale, il a dénoncé « l’entreprise criminelle qui n’a d’autre but que de transformer la démographie de la Tunisie pour en faire un pays africain et modifier son caractère arabo-musulman ». Il en tire la conclusion « qu’il faut agir à tous les niveaux, diplomatiques, sécuritaire et militaire » et mettre strictement en application la loi sur le statut des étrangers.

Saïed va être évidemment condamné par la quasi-totalité des médias occidentaux, qui reprennent les déclarations des associations et ONG internationales (qui remplacent bien souvent la loi et l’action des gouvernants) contre « les violations des droits de l’homme dont sont victimes les migrants originaires d’Afrique subsaharienne »

« La Tunisie ne comptait pas plus de 120 000 résidents étrangers en 2011… Un peu plus de dix ans après, le nombre a gonflé d’une manière inquiétante, et on parle aujourd’hui de plus de 1,2 million de subsaharien ».

La Tunisie compte 12 millions d’habitants. Il aura fallu 10% de population étrangère pour provoquer le soulèvement du pays. A méditer.

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SOLITUDE


Dans la salle d’attente de la dermatologue il y a toujours un monde fou. J’aime bien finalement ces moments perdus à n’avoir rien d’autres à faire qu’à regarder ces visages crispés sur leur portable, faisant courir des doigts diaboliquement habiles sur des claviers. Pour quelle espèce d’urgence ? Lire un texto déjà mille fois lu, dialoguer à distance sur des futilités que même la conversation parlé n’abaisserait pas à tel niveau ? Je préfère ces quelques moments qui s’offrent comme une brèche sur ces visages absents et pourtant terriblement habités par la peur de ne pas s’occuper sinon l’esprit mais au moins les mains, les doigts sur le clavier. Se donner une attitude. Ne pas affronter ou même avoir à croiser un regard. Il n’y a rien de plus insupportable apparemment que cette peur de la vacuité momentanée, de ce temps passé dans le tram, dans la salle d’attente et d’être dans ce qui ressemble à une petite solitude avec soi-même. Il y a aussi la schizophrénie des écouteurs. Certains sont d’une grande sophistication, et leur qualité d’écoute est sûrement bien supérieure à ma chaîne de diffusion de salon que je traîne depuis plus de trente ans. Mais qu’est-ce que peuvent bien écouter ces visages imperturbables et fermés comme des sphinx ? Du rap, des chansonnettes, des lieder de Schubert ? Même le long des grandes avenues bordées d’arbres séculaires, les baladeurs sont imperturbablement branchés sur les oreilles. Ce sont toujours des jeunes qui sacrifient à la diffusion de ces baumes qui accompagnent la marche, les déplacements les plus insignifiants soient-ils. Ces suppléments sonores rendent-ils plus marqué le relief de ces arbres, les rendent-ils plus profondément dans leur poésie naturelle, accompagnent-il adéquatement le long écoulement du temps mis à longer l’avenue dans son entier ? Je crois qu’il s’agit là, comme dans la salle d’attente, d’avoir à ne pas rester seul avec soi-même, vivre comme une absence de repère ce qui ressemble à une perte de temps. Un peu comme ces diffusions de petite musique, genre quatre saisons, pour tromper l’attente sur les répondeurs du médecin. Tout moment de solitude se doit d’être accompagné, déposé sur les ailes d’un doux flottement musical, une évasion grandeur lilliputienne. Je suppose qu’à l’heure de ma mort, le grand moment de solitude qui ne manquera pas de m’habiter nécessitera au moins le Dies Irae du requiem de Berlioz !

Dans la salle d’attente, au bout de presque une heure, je me suis retrouvé seul. Sur le guéridon je me risquais à ouvrir un magazine, le seul qui fut à disposition, comme égaré. Society, magazine libre et indépendant lisait-on sous le nom du périodique. Et puis dans le sommaire, Emmanuelle K. dont le métier est le secours en mer. On y apprend que la capitaine aux épaules et aux longs bras tatoués, moulés dans un maillot de corps impeccablement plaqué sur une sveltesse toute pleine de santé érotique, est une professionnelle de la repêche de migrants sur les eaux méditerranéennes. « C’est le dernier honneur de l’Europe que de sauver ces malheureux… » Plus loin, « Il faut qu’arrive un jour où les races seront perçues comme on constate la différence entre des yeux bleus, des yeux noirs, ces simples différences qui font la beauté du vivant … ». Plus loin, « Les banlieues ne sont pas ce qu’on pense c’est plein d’humanité, de musique et d’espérance ».

Plus conforme à la bonne pensée que ces phrases cordiophile, tu meurs.

Society, probablement diffusé dans les seuls cabinets médicaux comme la plupart des magazines qu’on trouve dans les salles d’attente que personne ne pense à jamais même regarder. Et ces revues sont tellement insipides et voguant avec l’air du temps, lardées de tant de publicités qu’on est presque navré de voir tant de si bons sentiments dégouliner avec la prétention de se vouloir libre et indépendant.

D’un papier glacé financièrement dépendant de qui ? On ne peut qu’en sourire.

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Les pays d’occident sont passés depuis longtemps, pour leur grande perte, de l’autorité d’une politique d’état forte, garantissant le meilleur pour leurs administrés, à une idéologie universelle du sentiment.

De la raison et du bon sens de l’Etat à pourvoir à la préservation et au meilleur épanouissement de ses peuples, à la dépendance des affections des misères du monde.

L’Europe est déraisonnée.

L’Occident européen, où les Nations se trouvent aujourd’hui fondues en un conglomérat administratif et commercial, est le seul continent, contrairement aux pays d’Asie, d’Amériques et d’Océanie, qui programme le détricotage de ses défenses naturelles.

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15 Mars


Paris laisse ses rats prendre la ville. Les amoncellements d’ordures, suite à la reconduction permanente de la grève, laissent apparaître des pyramides de déchets, de sacs éventrés et de détritus comme sortis de leurs ventres, à pourrir depuis déjà plus d’une semaine. Les rongeurs n’ont plus même le scrupule et la crainte de prendre d’assaut ces montagnes de puanteurs en plein jour. Madame Hidalgo, madone de l’écologie, est de tout cœur avec la paralysie de la ville. Au mépris du risque d’épidémie autrement plus graves que celle que nous venons de connaître.

Autrement plus attristant et pitoyable au regard du monde.

Un peu plus loin dans la ville, le président Macron annonce que pour les Jeux de 2024, on pourra se baigner dans la Seine. Ayant renoncé à assainir les zones de non droit dans les grandes villes de France, le vœu de nager dans la Seine semble autrement plus lui tenir à cœur.

……………………………………………………………………………………………………………………….à Bernard :


Pour les jours qui viennent je ne serai pas bien présent, et même totalement absent de tout clavier jusqu’à dimanche soir.
Première et seconde nuit à Avignon. Et Villeneuve-les Avignon avec sa tour Philippe le Bel et surtout le Musée du Prince du Luxembourg : si ce pays ne m’a pas donné injustement le premier prix l’an dernier, il possède de super collections de peintures et de sculptures médiévales. Ensuite on ira jusqu’à Beaumes-de-Venise et Châteauneuf du pape, le plus à l’ouest, et enfin Gordes pour l’hôtel 4 étoiles et ses environs insolites comme les falaises d’ocre de Rustrel et les longs boyaux des mêmes ocres autour de Roussillon. Sous le soleil ce devrait être de petits Colorados à photographes. Les parages sont relativement peu assaillis.
Puis enfin il restera bien un peu d’espace pour l’improvisation. Lacoste, Oppède …
Je viens de lire qu’un magazine américain avait classé les plus beaux villages du monde, avec aux premières places 1) Gordes 2) Oïa (cyclades) et 3) la surfaite Portofino. C’est très subjectif. C’est impossible à déterminer. On pourrait tout aussi bien mettre 12 villages vauclusiens dans les 10 premiers, ou 6 en Provence, 3 en Italie, 3 en Espagne etc.

je vois que tu lis le carnet attentivement, mais que tu commentes tout aussi subjectivement. J’ai moi aussi des priorités quand je suis le nez sur le clavier. Je me dis que tel ou tel sujet méritent plus que tels autres. Alors ça devient peut-être de la diatribe (pourquoi pas) sur l’Ukraine, ça tourne autour de mes préoccupation prioritaires, musiques, situation générale du monde européen, l’avenir. Et puis les surprises et les analyses inattendues. Les faits relatés qui constituent un journal de bord.
C’est donc un Carnet…

Deux mille pages qui pourraient tenir lieu de « portrait pour un poète »…

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16 Mars


Il y a un an nous nous envolions pour Rabat. Ce matin, c’est sur les terres de Vaucluse que nous allons. Entre Montmirail, Luberon et Ventoux, Avignon.

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A Bernard :


Un dernier mot qui me tricotais l’esprit. Stevenson semble découvrir, et le roman, et le fait que l’artiste s’extrait du réel comme quidam distingue le réel et le rêve allant de soi.

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20 Mars


A Bernard :


Nous sommes rentrés hier en fin d’après-midi, avec la grisaille et une fine pluie pour signifier la fin de l’escapade.
Escapade très réussie. La région est vraiment inépuisable. Qu’on y vienne en été ou au printemps précoce comme cette fois, c’est toujours enchanteur. Le quartier des Teinturiers à Avignon, sans les saltimbanques et la frénésie théâtreuse de Juillet est une vraie découverte. On était logé place de l’horloge, à 2 pas du palais des papes. Et puis les départementales mènent toujours vers quelque village ou quelque surprise un peu préparés en amont…
Bon, tu liras le récit.
Je vois que les folies sociales et politiques n’ont pas chômé même si on les avait un peu oubliées.
J’ai donc deux chantiers en cours qui ne seront probablement pas achevés avant la fin du mois : le commentaire du Kenneth Clark et le récit de ce petit séjour provençal.
Soit j’attendrais pour la livraison soit tu recevras tels quels le carnet.
Le printemps est là. Je t’envoie vite quelques photos.

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D’AVIGNON ET DE VAUCLUSE    16/19 Mars


C’est une alternance de beaux choux fleur dans le ciel et d’un bleu prometteur pour les jours qui viennent. Nous faisons halte à Saint Rémy. C’est une jolie petite cité qui sent bien déjà l’imprégnation de cette âme particulière à la Provence. Les cyprès de van Gogh paraissent plus noirs et plus hauts qu’en d’autres lieux et la pierre a ce petit quelque chose de patiné qui dit bien ce désir de durer et de pérenniser la vie qui va.

Le petit vin rouge du Café de l’Industrie est servi sur une terrasse couverte où les nappes vives et le décor des murs parlent le langage des maisons de poupée. C’est à peine midi et le silence est installé comme le temps suspendu. On arrive à saisir des bribes et des éclats de conversations loin dans la distance, dans l’alignement des autre cafés et restaurants. Le serveur prend le temps de nous parler de la qualité argileuse, de la souplesse de ce vin que je lui ai laissé tout loisir de choisir pour moi. Nous sommes d’emblée sur un rythme de civilisation.

J’ai souvenir d’avoir déjà fait halte dans l’un de ces charmants bistros sur le chemin des Antiques. Rien n’a changé. Pas même cette longue route légèrement montante bordée de platanes et de maisons basses que nous longeons à pieds, parcourant les lieux que van Gogh fréquentait au quotidien. Des parterres de fleurs jaunes parsèment de vastes étendues vertes qui laissent deviner un printemps précoce. Des oliviers et des arbres aux fleurs blanches jalonnent le chemin jusqu’à un panneau indiquant discrètement l’asile où le peintre a passé ses derniers jours. On précise d’ailleurs qu’on y a reconstitué la chambre telle qu’on la connait par un de ses tableaux.

Et puis au bout de la longue route droite bordée de platanes, légèrement montante et jalonnée régulièrement, comme un chemin de petit poucet, de cercles cloutés de métal au nom de Vincent, jusqu’au plateau qui ne dure que le temps de reprendre souffle avant que ne redescende en pente pareillement douce, à main droite, les Antiques avec sa colonne de triomphe et son arc dédié à Constantin.  C’est le témoignage impérial de Rome sur la voie Domitienne. A main gauche, un lieu qui s’enfonce vers des montagnes torturées et trapues comme casquant en forme de protection, sinon formant au soleil déclinant des ombres inquiétantes sur ce qui reste aujourd’hui de ce peuple celtique du temps de la Gaule du VII° siècle avant notre ère. C’est la rencontre sur des strates de temps différents, sur un même espace, de la présence romaine sur le chemin de l’Espagne et de ce peuple vénérant un dieu, Glan, flanquées de compagnes bienfaisantes, les mères glaniques qui connaissaient les sources bienfaisantes aux eaux réputées guérisseuses.

Les relations de Glanum avec le monde hellénistique procurent à la petite cité une prospérité qui se traduit par une zone habitée dans un creux de vallée, à l’ombre des terribles pierres convulsées.

Puis dans les toutes premières années du règne d’Auguste (63/14 après J.C.), Glanum devient une colonie latine. Cet évènement est à l’origine de la transformation profonde de l’urbanisme monumental de la cité. Enfin, la ville ne résiste pas aux invasions alémaniques de 260 et ses habitants l’abandonnent au profit de l’agglomération proche qui deviendra, à l’époque mérovingienne, une possession de l’abbaye de Saint-Rémi de Reims.

C’est cet ensemble d’Histoire dont nous admirons aujourd’hui les ruines poétiques où nous déambulons parmi les herbes s’immisçant entre les larges dalles pavées irrégulières, les vestiges de maisons, de boutiques et des colonnades d’antiques temples flanquées de majestueux pins de Méditerranée.

Mon désir avant même le départ de Nice était d’atteindre, le plus au nord durant notre petit séjour, cette église romane aux caractéristique provençales dans leurs perfections. Mais ce que les autoroutes et les modes de circulation contemporaines offrent de célérité et de gain de temps dans les déplacements peuvent s’avérer absurdes et parfois désespérant par le manque d’information aux intersections dès lors que votre destination n’est pas une grande ville voire même une destination à plusieurs centaines de kilomètres (les GPS n’étant pas souvent fiable lorsqu’on ne leur donne aucun code départemental). Nous avons donc perdu notre peu d’orientation lorsque surgissaient Marseille ou Lyon, où nous nous attendions à trouver la première petite ville menant vers Beaumes-de-Venise.

Beaumes-de-Venise fait partie des crus réputés de Vaucluse. Le village parcouru trop rapidement à mon regret rétrospectif, est, à l’heure où nous le traversons, dans un ensoleillement qui sent déjà la haute saison des cigales. L’église du centre, aux teintes d’ocres, au large porche, et les rues tourmentées indiquent et mènent maintenant au chemin vers la chapelle de Notre-Dame d’Aubune. J’avais, dans un souvenir lointain, cru à l’apparition soudaine d’un édifice tout au bord de la route, là où il fallut prendre sur des raidillons informels, des sentiers perdus menant sur un promontoire à la chapelle en question. Entourée de bouquets d’oliviers et de parterres de fleurs vives, de sillons de ceps de vigne encore en sommeil, elle domine le paysage jusque très loin dans la vallée. Le clocher, d’une noblesse caractéristique de cette architecture dépouillée et aux arêtes saillantes aux angles d’un parfait parallélépipède, se dresse en contrepoint de cyprès qui rivalisent en hauteur avec lui.

C’est tout une musique silencieuse, discrète tout autant que majestueuse, qu’offre ce simple édifice planté comme pour accentuer encore, si c’était possible, l’harmonie de la nature et de l’esprit.

Redescendant de ce Haut-Vaucluse, un peu au sud de Carpentras, Vénasque. Le nom lui-même chante, comme en condensé, toute la clarté et à la fois la fluidité et la rigueur toute romaine, et même ligure, implantée en terre provençale. Un village, comme tant d’autres ici, rivalisant de cette beauté griffée du titre de plus beaux villages de France.

Planté au cœur d’un promontoire dominant une large vallée, il ressemble, suivant par où on l’aborde, à un navire échoué sur quelque relief naturel.

 Dès l’entrée du village, l’église à flanc de falaise est nimbée d’une lumière paraissant de quelque peintre hollandais mystique où la volatilité de l’air et des couleurs indiquent la fragilité de toute permanence dans le ciel et sur les pierres.

Et puis le silence. Un silence d’hiver et de sommeil.

Pas un seul café d’ouvert, sinon quelques commerçants s’entraidant presque à voix basse, à nettoyer, sur la place principale, les façades à rafraîchir et à préparer la saison qui ne commence jamais, sous ces latitudes, avant Avril. Une fontaine ouvragée de gargouilles marque le centre de toutes les directions possibles.

La pierre est souvent blanche et rugueuse, lissée d’une taille uniforme et cossue, d’un éclat vif contrastant avec le sentiment de solitude et d’ensommeillement que dégage l’ensemble des ruelles fantômes et des lierres qui passent leurs filets grimpant sur les murs. L’heure de la pleine lumière est passée, malgré un soleil encore haut dans le ciel. Vénasque garde jalousement ses quartiers d’ombre et ses contrastes tout le long des méandres de son navire.

Le baptistère est déjà porte close à peine dix-sept-heures passées.  C’est un peu pour lui que j’avais coché ce village sur la carte. Baptistère des plus anciens de France avec celui de Fréjus.

Dans les ruelles longeant les remparts d’enceinte, des arbres maigres aux fleurs déjà écloses, semblent sortir de la pierre dans une triple harmonie de blanc moucheté sur le bleu du ciel et l’assise de la pierre brune.

…  

L’interminable entrée dans Avignon se fait au crépuscule. On y confond les derniers feux du jour avec les lumières de la cité et les feux clignotant frénétiquement des véhicules pare chocs contre pare choc. On a l’impression de longer sans fin les remparts au bord du Rhône, large, puissant, à peine troublé dans sa surface par quelques rides de courant., avant de trouver l’Avenue de la République et la Place de l’Horloge. Autant dire le cœur même de la cité, à deux pas du Palais des Papes et du Théâtre municipal. Au fond de la Place, le grand manège éclairé tourne au rythme mécanique de son limonaire.

Dans Avignon il est un bien pour un mal, c’est qu’on ne trouve quasiment aucune place de stationnement le long des trottoirs dans l’enceinte de la cité. Ce qui ne rend que plus magique la flânerie dans le dédale des ruelles historiques et l’appréciation libre que peut prendre l’imagination à traverser le temps, débarrassée des trépidations de la vie des grandes villes.

Nous arrivions donc, depuis le troisième niveau de parking sans ascenseur, vers l’issue de celui-ci, et comme dans « Pélléas et Mélisande » dans le troisième acte, je m’attendais à la sortie à l’air libre après le cauchemar des grottes de l’inconscient, et déboucher dans la pleine lumière de la Place du Palais, lorsque je buttais sur les deux dernières marches, dans l’obscurité la plus totale. Sur ce choc j’en perdis les lunettes, et nous nous sommes retrouvés en guise de clarté salvatrice, au pied de la majestueuse forteresse du Palais comme on se serait trouvé au pied d’un fantôme de grand vaisseau.

Deux jeunes amoureux nous aidèrent à trouver à tâtons les lunettes que j’aurais pu écraser, et nous apprirent que la municipalité, pour des raisons bien vertueuses d’économie d’énergie, avait pris la décision de n’éclairer d’aucune manière ce qui est un des ensembles panoramiques d’architecture historique les plus admirables dans l’imaginaire universel. Comme le Mont Saint Michel, le Théâtre d’Orange ou le Pont du Gard.

Après ce premier contact inattendu avec le cœur même de ce qui fait l’image symbolique de la ville, nous voilà rendus quelque pas plus loin sur la Place de l’Horloge.  Le manège y est déjà dans le sommeil. L’animation de ce début de soirée de la mi-mars en est à peine moins nocturne que sur la Place du Palais, bien qu’à l’intérieur des restaurants et des bistrots les lumières chaleureuses au pied des établissements font sentir qu’il est déjà temps de retenir une table.

Nous dînons excellemment, faute d’improvisation inutile, au restaurant à l’angle de notre hôtel. 

Durant une longue partie de la soirée, une fois rendus dans notre chambre, on entendra, depuis la fenêtre de notre étage élevé, la voix soliste, tête du cortège, vociférant avec toute l’insistance de l’énergie, « la retraite, la retraite », le souffle court, sur un ton d’exigence urgente comme s’il dépendait qu’elle eut obtenu celle-ci dans les minutes qui devaient suivre. Même dans cette ville encore dans la tiédeur de cette fin d’hiver, les flambées revendicatives de l’impatience sociale se faisaient ici, comme dans tout le pays, tonitruantes.

La nuit venue est enfin douce. La tour de l’hôtel de ville éclaire tout au sommet l’architecture cossue qui nous fait face de l’autre côté de la rue maintenant endormie.


17 Mars


La ville s’éveille, comme souvent en province, avec presque timidité et lenteur. Le hall de l’hôtel est saturé de jeunes anglo-saxons sur le départ, surtout de grandes blondes et des asiatiques. L’ascenseur ne désemplit pas. La cité des Papes fait recette. A notre table de petit déjeuner, sous une belle verrière qui laisse entrevoir une journée de lumière, des congressistes en cravate déjà sur le pied de guerre.

Ce sera une journée entièrement avignonnaise. Elle le mérite bien. Jusqu’à présent nous n’avions jamais fait que la saluer rapidement depuis le pied des remparts où, justement nous admirons ce matin la monumentalité légère de son gothique tardif, son austérité claire et sa pierre toilettée de fraîche date. C’est par la rue du Vice-Légat (le nom me fait rire), que nous atteignons le Verger Urbain V. C’est une escale un peu à l’écart du flux touristique puisque sous les remparts, mais dans le tortueux boyau qui abritent encore des ateliers d’artisans. Depuis le jardin sous les murailles, la perspective du palais est encore plus étonnante par ces rythmes brisés aux tours d’angle et ses crénelures qu’on perçoit mieux depuis les jardins.

Comme les murailles d’enceinte de la ville sont proches, nous franchissons, hors les murs, le boulevard qui les longe et sommes au bord du Rhône, avec Villeneuve en face et le fameux pont Bénezet sur la gauche. La muraille de Villeneuve sur l’autre rive du Rhône est d’une poésie qui aurait pu séduire Corot. La position sur la ligne d’horizon, la discrétion de l’édifice fortifié dans les lointains, le coloris naturel des verts et des blonds semblent parfaitement correspondre à l’idéal du paysage à la Corot. Puis le pont d’Avignon. On l’aborde comme les entomologistes et les photographes animaliers abordent patiemment par étapes l’objet de leur capture. Apparaissant de loin, dans un écrin d’arbres encore dans l’hiver, dans des tonalités douces de pastel et les reflets du Rhône contrepointant le ciel en gris et bleu. Puis approchant par degrés, les arbres semblent enserrer plus encore la chapelle Saint Bénezet, qu’il faudra s’insérer au travers des trouées de branches, de troncs et de joncs, pour saisir la pierre qui apparaît de plus en plus précisément. Je n’avais jamais auparavant remarqué à quel point cette perspective d’image d’Epinal du Pont d’Avignon était proche de la célébrissime vue du Pont de Mantes de Corot. Les arches de pierre, les arbres au premier plan sur la gauche etc. Toute la composition de cette peinture s’offrait ce matin dans la douce lumière matinale qui ne manquait pas non plus de confirmer que le peintre de Ville d’Avray aurait pu s’inspirer lui aussi d’un tel moment de grâce poétique.
(Mais en fait Corot a bien peint Avignon, et je feins, pour garder une fraîcheur de vision,  de l’avoir ignoré…)

Par la même faille, au travers des murailles, nous reprenons le chemin où nous l’avions laissé, rejoignant la rue Banesterie, ses entrelacs de ruelles sombres et par la rue Sainte Catherine, le fameux Théâtre du Chêne Noir qui occupe depuis longtemps l’emplacement d’une église de couvent médiéval. La façade est abondamment graffitée.

Le vieil Avignon offre ses façades rénovées, ses vieux immeubles XVIII° siècle. Les tonalités de la pierre sont souvent dans les ocres foncés, et dans les lointains, émerge parfois le sommet d’un clocher.

Poursuivant dans une alternance de petites places et de ruelles étroites, de façades baroque en échoppes séculaires, nous parvenons au quartier des Teinturiers investis autrefois par les fabriques du textile. C’est aujourd’hui, en Juillet, le centre névralgique du festival de théâtre off. Elle longe la Sorgue, ou ce petit filet qui coule discrètement jalonnée par quatre des vingt-trois roues à aubes qui existaient autrefois. A l’heure où nous passons la lumière est encore suffisamment rasante pour faire du coin des Cordeliers, de sa chapelle, du clocher, et du petit pont qui enjambe la rivière un instantané de poésie assez unique. Plus loin, la chapelle des pénitents gris.

La vieille cité regorge de ces petits je ne sais quoi de couleurs, de reliefs des pierres, et de l’eau qui bruisse dans des paysages intimes et saillants, rendus possibles par la seule poésie d’une matinée désertée et encore indolente à cette heure.

Revenant par la rue des Lices, il faut atteindre la Place des Corps Saints, ses platanes aux nids de corbeaux piaillant, ses bars à vins et tous ces petits commerces qui donnent une harmonie et une légèreté de village à ces îlots inattendus. Le blanc du Barroux, et le rouge tranchant du vin de Bonnieux condensent dans le fond des verres les pays de Luberon, des Alpilles et du pays de Sorgues. On a même rencontré sur la terrasse voisine un sosie de Frédéric Mistral.

Le Clos des Arts, probablement un ancien ensemble d’habitation ouvrière a été rénové en résidences populaire parfaitement réemployées comme issue de l’imagination de Chirico. C’est sous un ciel maintenant uniformément limpide que nous parvenons à la large Place Saint Didier. L’église y est monumentale, de style provençal et d’inspiration cistercienne. L’intérieur renferme les reliques du Saint Bénezet, constructeur du pont d’Avignon.

Tout autour du clocher, des terrasses et des cafés sous des platanes géants. C’est midi. On peut apercevoir dans la minuscule boulangerie (Violette ?) qui fait face à l’église, un impressionnant pain de plus de deux mètres de long.

Toute la ville ancienne, ceinturée de murailles, baigne ici dans la pierre du Moyen Age. Les architectures des XVII et XVIII° siècles sont heureusement jalousement conservées. Le nom des rues y parle encore de ces anciens temps qu’on nomme l’Ancien Régime (même si ces régimes politiques furent menés contextuellement différemment par les rois. Marquant de plus de différence l’empreinte de leur passage que les politiques républicaines depuis la Révolution). Après la Révolution, le nom des héros, des corporations et des lieux change. L’urbanisme élargit et se concentre sur les acquis nouveaux dans toutes leur visibilité. A Avignon, il suffit de sortir de ces ruelles et de ces vestiges médiévaux et renaissance, pour croiser les voies de la politique moderne. Et c’est immanquablement que la Place de l’Horloge est suivie de la Rue de la République. Mais n’est-ce pas ainsi dans toute la France ? Parfois les Places et les Avenues portent des noms de Général X, Y. Souvent de Gaulle. Signe d’une jacobinisation généralisée.

Mais la grande affaire de l’après-midi c’est le Palais des papes. J’ai retenu de cette histoire complexe d’Avignon que tout commence au XII°, avec la construction du pont qui joignait initialement les deux rives du Rhône. Puis au XIV°, l’arrivée du pape Clément V qui installe provisoirement sa cour, fuyant l’insécurité de Rome. La proximité du Comtat Venaissin, propriété de l’Eglise et de l’allégeance de Charles II d’Anjou, favorisent l’installation de neuf papes successifs de 1309 à 1403. Et en 1348, la ville d’Avignon même est cédée par la reine Jeanne, comtesse de Provence au pape Clément VI. C’est un document émouvant qu’on peut d’ailleurs admirer dans une des grandes salles du palais. L’acte d’achat est signé un 9 juin 48 exactement.

Dans la nudité de cette salle immense, ce document faisait l’effet d’une épée de feu, d’une simple feuille aujourd’hui froissée, orientant le visage de tout un pan de l’Histoire de France.

Le Palais est une succession de vastes salles aux murs austères, parfait envers de cette architecture militaire dépouillée qu’on a à l’extérieur, que rien n’enjolive artificiellement. Probablement que lors de la présence des papes celles-ci étaient décorées et habillées afin de rendre plus intimes et plus chaleureux des espaces disproportionnant l’échelle humaine.

Ce sont des escaliers parfois extrêmement pentus qui relient les différents niveaux.

L’impression générale que laisse le Palais est donc une manière inversée de ce qu’on peut ressentir en visitant le Vatican. Ici tout est austérité, salles immenses et dépouillées. Les cuisines, qui à elles seules nourriraient sans grands efforts une assemblée en état de siège, sont présentées dans le plus grand dénuement de ses murs.

Seules les chapelles peintes et les appartements privés ont conservé les témoignages des écoles françaises et italiennes du XIV° siècle.

La chapelle Saint Jean porte ce nom car ses murs et sa voûte sont décorés de fresques narrant la vie de Saint Jean Baptiste et de Saint Jean Evangéliste, probablement réalisées par une équipe dirigée par Matteo Giovannetti.

On lève très haut les yeux jusqu’à la clé de voûte. Les peintures sont souvent si pâles qu’on a peur qu’elles disparaissent tant on les sent irréelles et fragiles. 

La chapelle Sain Martial ne pourra être aperçue que depuis le seuil de la chapelle. Son accès étant interdit à la visite. Restaurées très récemment avec l’aide la Fondation BNP PARIBAS, les fresques de Giovannetti relatent la vie merveilleuse de Saint Martial venu évangéliser le Limousin, région natale du pape Clément VI.

Suivant les très longs couloirs, se succèdent de hautes fenêtres aux verres teintés et boursoufflés donnant aux paysages de la ville qui apparaît en bas des petits airs de paysages hollandais.

La Chambre du pape apparaît sous un fond bleu comme le ciel, un espace à deux dimensions, fait de rinceaux de vignes et de chênes, d’oiseaux et d’écureuils, évoquant un décor textile où les scènes de la vie religieuses, qu’on pourrait s’attendre à trouver, ont disparues. Les embrasures des fenêtres offrent un surprenant décor en perspective, une série d’arcatures gothiques aux cages d’oiseaux dont la plupart sont vides.

Un étroit couloir conduit de la Chambre du pape à celle du Cerf, cabinet de travail de Clément VI. L’équipe qui a œuvré ici a évoqué en un panorama ininterrompu les plaisirs seigneuriaux. La scène au Cerf est vraiment celle qui marque le plus les esprits au point d’avoir laissé son nom à cet ensemble merveilleux. Domestiquée et paisible, la forêt apparait en fond particulièrement sombre par contraste, dans une luxuriance d’arbres, de fruits, de fleurs, de personnages qui dénichent des oiseaux qu’on est proche de cet esprit bienveillant que relatent les Livres d’Heures du Duc de Berry.

Et puis il y a la longue montée vers le sommet, vers les créneaux qui s’ouvrent sur la ville. Depuis ce point de vue réellement imprenable, ce sont les perspectives sur le Rhône et Villeneuve d’un côté, et deux autres ouvertures dominant le vieil Avignon, sur les clochers et les tours émergeants des toits des maisons. Je regarde de loin, au bord du vertige cette perspective extraordinaire comme un oiseau en surplomb de ce paysage qui clôt notre passage au Palais des papes.

Redescendus sur l’immense place, tout au bout de celle-ci, se dresse le massif de l’ancien palais des archevêques, converti aujourd’hui en Musée du Petit Palais. On n’y trouvera pas le Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton, joyau des lieux. Dès l’entrée on nous avertit qu’il est comme beaucoup d’autres, en restauration. Pas plus que la fameuse Piétà d’Avignon qui est désormais au Louvre. Malgré tout c’est une prodigieuse profusion d’œuvres et d’artistes qui défilent. De l’école d’Avignon mais aussi et principalement des primitifs italiens. Ainsi les noms de Simone Martini, de Masolino qui fait écho à la chapelle Brancacci de Florence, Carpaccio, Taddeo Gaddi et Lippo Memmi parmi les plus anciens, et de multiples noms qui restent pour moi d’obscurs inconnus, faisant partie de cet arsenal miraculeux et uniformément inspiré par les thématiques pieuses, d’artistes de la première Renaissance.

Mais l’autre joyau est exposé dans une salle à lui seul réservée, la madone de Botticelli au manteau bleu diaphane à la grâce ineffable, si ce ne sont quelques traces aux visages un peu durcis de traitement gothique. Mais la délicatesse des coloris, la composition, tout à la fois simple, virtuose et monumentale, quasi sculpturale, font que cette pièce a été isolée, dans une salle totalement sombre accompagnée seulement, en contrepoint, de quelques trois ou quatre œuvres d’élèves du maître.

Pour les mêmes raisons de restaurations, il restera le regret de n’avoir eu accès aux salles des sculptures, surtout aux exceptionnelles réalisations du maître du Tombeau de Philippe Cabassole, le meilleur ami de Pétrarque.

Depuis la Place du Palais, si vaste qu’on ne sent pas la densité de la foule à cette heure de milieu d’après-midi, la Place de l’Horloge paraît saturé de son tourbillon, de son manège et de ses terrasses animées. Le rue de la République avec sa Fnac, ses centres de commerce, ses zonards à même le sol, ressemble à toute les rues de la république de France.

Nous rejoignons sur la droite la rue Joseph Vernet qui forme une courbe jusqu’au n° 6 où est le Musée Calvet. Ce n’est pas un musée au premier abord, mais un magnifique hôtel du XVIII° siècle, dans la plus parfaite perfection classique de sobriété et de rigueur.

J’avais entendu parlé de ce musée bien avant d’y venir, du temps où j’avais fait mes débuts et mes apprentissages au Musée Chagall de Nice. Celui-ci était alors dirigé par Pierre Provoyeur qui ne tarda pas quelques années plus tard à quitter ce si beau tremplin pour d’autres horizons. Puis je n’eus bientôt plus de nouvelles de lui jusqu’à apprendre qu’il avait dirigé ce musée Calvet au cours des années quatre-vingt-dix (jusqu’en quatorze) et que la Municipalité d’Avignon n’avait pas les moyens de payer ce fonctionnaire hors classe dans le cadre de ses grilles de salaires habituelles. C’est par ces chicanes politico juridiques d’une mauvaise foi de haut calibre que je voyais reparaître le nom de celui qui m’aida, dans mes premières années, à trouver ma voie dans l’univers professionnel.

Venant du Petit Palais, l’ensemble des collections de Calvet peut donner l’impression de réaliser un grand écart non seulement esthétique mais mental, eut égard à la saturation que peut provoquer le passage d’un monde encore médiéval et empreint de la plus pure religiosité, aux légèretés et à la somme toute banalité d’un monde de nymphes, de bois et de satyres, de ruines antiques et de peintures longues parfois de plus de deux mètres où quelque fadeur s’installe parfois. La transition n’était peut-être pas la plus adroite. Il n’en reste pas moins que c’est une chance de voir défiler dans les salles du Dix-septième et dix-huitième, les peintures de Nicolas de Largillière (le fameux portrait de Parrocell figurant sur les couvertures de nos livres de littérature du lycée !), les Joseph Vernet de l’Entrée du port par temps calme, Naufrage d’un voilier sur les rochers,etc. et tous ces témoignages d’un néo classicisme qui n’est plus dans la force de ses modèles (Lorrain, Poussin) et pas encore dans la maturité de leurs successeurs (Delacroix). Le plaisir vient en relativisant, et je me dis que ces salles permettent, à la seule juste valeur de cette période de transition, d’apprécier des peintures de Greuze, d’Horace Vernet, de David et surtout les fameuses ruines romaines, auxquelles je m’habitue bien vite, de Hubert Robert. Il se trouve même un Corot, discrètement perdu dans la succession de tous ces paysages.

Du XIX° et du début du XX°, de grands noms pour des œuvres souvent de second intérêt. Des Soutine assez sombres, sans l’éclat de ses paysages méditerranéens, un Bonnard, un Sisley de la série de l’église de Moret encore un peu tremblant, et un Vlaminck ( sur le zinc). Et puis plein d’autres. Mais les forces commencent à manquer.

Les salles d’archéologie, d’ethnologie et la galerie de sculptures étant fermés à ce jour, il ne restait qu’à refermer la boucle sur la rue Vernet, et remonter par la rue piétonne Saint Agricol.

C’est l’animation des fins de semaine, de la nonchalance à l’entrée des boutiques, des commerces de crèmes glacées et de maroquineries, de vieilles librairies. Avignon est une ville jeune, dynamique et tout le long de la rue, débarrassée de véhicule, ce sont des filles entre elles qui déambulent, des enfants bruyants, quelques rares touristes sacs à dos, et la lenteur de rythme de nos pas permet de remarquer à quel point la ville est cossue de ses architectures XVII° et XVIII°, aux entrées bourgeoises, aux corniches, frontons et pilastres en nombres impressionnants.  Tout au bout de la Rue Saint Agricol, c’est le retour par la boucle parfaite à quelques pas de l’hôtel, dans le tourbillon laissé précédemment sur la Place de l’Horloge.

Il est une promenade que les avignonnais ne daignent probablement plus faire, c’est de longer les bords du Rhône à l’heure où les lumières de la ville remplacent le crépuscule finissant et de contempler le pont Saint Bénezet lorsque les éclairages de la nuit s’installent.

 Pour un regard de photographe, en ce début de printemps, les parterres truffés de fleurs des champs, blanches et jaunes sont une chance inattendue. Elles forment un premier plan éclatant avec les lumières qui rythment les arches donnant une certaine dramaturgie à ce fantôme traversant le lit du fleuve.

Sur le chemin de retour vers la Place de l’Horloge, le flanc du Palais des Papes apparait de loin, comme hier, dans des lumières bleues et livides émergeant sur la place déjà désertée dont on entend même siffler le silence.

Timidement, une des deux personnes de l’accueil de l’hôtel demande :

 « – Nous aimerions avoir votre avis sur les curiosités que vous auriez appréciées dans Avignon et peut-être dans notre région … » Je fus étonné qu’à cette heure un peu tardive, le personnel se livrât à un questionnaire touristique qu’il eut suffi de faire remplir tout à loisir par le biais d’un imprimé approprié. (Mais peut-être que dans le tourisme on commence comme au Maroc à prendre soin de bien décarboner la planète et à économiser le papier).

« –  vous savez, nous connaissons bien votre région pour y être venu déjà mille fois ! Nous avons volontairement évité de remettre nos pas dans les villages déjà traversés les années précédentes. Nous ne sommes donc pas allés cette fois dans le pays de Sorgue, ni l’Isle, ni Fontaine, ni non plus à l’abbaye de Sénanque. Le Vaucluse est si riche … »

A mesure que j’énumérais les noms de lieux, des villes et des villages du pays, je vis le visage du jeune homme s’allonger comme si je dévoilais un tapis de mystères dont il n’aurait jamais soupçonné qu’ils aient existés. En appuyant un peu à mon tour, j’appris que le jeune homme, natif de Vénasque pourtant, ne connaissait pas plus Roussillon et ses fascinations de l’ocre, que les trésors de Gordes et ses bories alentour, ni le moulin aux quatre vents de Saint Saturnin d’Apt, pas plus que les douves délicieuses entourant Pernes les Fontaines, Rustrel et ses falaises de pourpre, le fameux Colorado provençal, Lourmarin qui séduisit Camus, la poésie de Pétrarque qui vous étreint sur le chemin de la résurgence à Fontaine, la chapelle de Notre-Dame d’Aubune à Beaumes-de-Venise, le monastère enfoui dans ses mystères à  l’écart du Barroux, Bédouin, les villages blêmes et austères d’Oppède et de Lacoste croulant de ses rues et de son marquis célèbre, le clocher émergeant d’une faille entre Buoux et Cadenet, le moindre paysage entre petit et grand Luberon. Et puis la lumière du printemps, les arbres devenus blancs et roses …

Les yeux écarquillés :

« – Mais, comment connaissez-vous à ce point notre région ?

– Ce n’est pas d’hier ! Ça vient lentement. Et puis je ne vous ai pas tout dit. Il y a aussi un tout petit bistro dans le vieil Apt que vous ne pouvez connaître. C’est là qu’il y a bien longtemps, nous avons pris cette décision de nous marier… »

Tout ça confirme bien que les vins de Vaucluse sont bons. La terre, l’argile, les fleurs, la pierre, le Ventoux. Samuel Beckett est resté assez longtemps chez Bonelly durant la guerre pour le savoir. Quand on a humé le bonheur de par ici, on écrit sur l’aberration du monde.

Nous avons donc quitté le jeune homme sur un jeu de pistes qu’il n’avait pas même soupçonné.

18 Mars


Gordes vient d’être cité par un magazine américain comme « plus beau village du monde ». Un vieux monsieur au pied de l’écrasante muraille du château sourit :

Il suffit qu’un magazine américain décide par caprice… Sa femme :

Je suis italienne ! Il y en a aussi des villages en Italie. Et ils sont beaux !

Le vieux monsieur se tourne vers elle, et semble nous dire « c’est toujours ainsi avec elle, ma femme vit ici depuis quarante ans pour nous rappeler qu’en Italie… »

Comme je l’écrivais à mon ami Bernard, le « plus beau village du monde » doit probablement répondre à des critères. Et Gordes ne doit manquer d’en avoir.

Pour nuancer une liste brute de dix villages les plus beaux, en tout manque d’objectivité, je dirais qu’il n’y aurait à rougir de voir surgir douze des plus beaux villages du Vaucluse dans une liste des dix premiers « plus beaux villages du monde ». On pourrait ensuite en dénicher trois en Italie, bien sûr et quelques-uns en Espagne.

C’est par le flanc « acropole de Provence » qu’on découvre Gordes après quelques kilomètres sinueux de prairies et de jalonnement d’amandiers en fleurs. On est étonné que la région n’ait pas accouché d’une série de peintres inspirés, comme en leur temps, par les villages près des rivières des environs de Paris. Ou que le Vaucluse n’ait pas eu son Monet des falaises d’Etretat et des séries de soleils tournoyant autour de cathédrales. La lumière de Mars est ici d’une grande féérie et il suffit de battre des paupières pour saisir ces miracles d’arbres mouchetés de blanc sur des ciels d’azur tranquilles et profonds. Plantés sur le bord des routes ou le milieu des champs, ils courbent leurs branches maigres jusqu’à toucher presque en un mouvement d’opulence solaire vers des parterres de fleurs jaunes sur les prairies du premier vert de la saison. Avec un peu de chance vous verriez dans le fond une masure, sur quelque angle miraculeux, peut-être une ruine posée là pour l’harmonie d’un paysage à aucun autre pareil.

L’acropole, depuis le point de vue du côté de la route qui mène à l’entrée, se présente sous l’éclairage du matin avant le zénith de midi qui éclairera tout à l’heure l’ensemble du vaisseau perché qui ne sait dire qui, du promontoire ou de ce qui a poussé dessus, donne naissance à l’autre. La lumière matinale creuse le relief sur l’ensemble des maisons, des ruelles qu’on devine dans les zones d’ombre, des cyprès hauts dressés dans une harmonie subtile et impalpable qui ferait dire qu’il existe une architecture du paysage par le seul miracle de n’avoir à retoucher aucune touche des caractéristiques qui composent l’ensemble.

C’est l’heure où le village s’éveille. Gordes est cossue, aux réveils longs comme une noble dame qui prend son temps et l’éternité devant soi.

Nous y reviendrons pour l’étape du jour.

Redescendant vers un raccordement menant à Roussillon, l’œil du photographe n’a pas manqué cette ruine au bord de la route, avec ses lianes de lierre qui pendent sur l’ocre de ses murs depuis des années, avec tout là-haut sur la droite de l’objectif, le village de Gordes sous un angle moins classique que la traditionnelle perspective que nous venons de quitter.

Si Gordes a la majesté des grands vaisseaux que la nature a planté dans un décor de pierres et d’harmonie, Roussillon qu’on atteint à l’heure du dernier sommeil, est unique par la grâce de son flamboiement de rouge. La pierre issue de cette terre d’ocre en fait un village reconnaissable entre mille. On pourrait dire, en comparaison du florilège composés par les plus beaux spécimens de villages vauclusiens que Roussillon a une originalité de pigmentation que n’ont pas eu ses frères de sang.

Car c’est dans l’écorce même que l’ocre a envahi le village. Tout autour c’est une vaste plaine encore méditerranéenne, avec ses pins et sa végétation exubérante. Puis le phénomène de l’ocre qui s’étend sur plusieurs kilomètres.

Les ombres sont encore longues lorsque nous grimpons depuis l’un des parkings du bas jusqu’à la Place de la Mairie. Les premières maisons endormies ont les diverses nuances du safran et du pourpre, rehaussées par la lumière rase de l’heure matinale. Les volets sont encore clos. Le clocher de l’église qui fait face à la place est comme badigeonné de frais sous le ciel démesurément large, bleu et sans nuage. Il faut presque cligner les yeux tant l’éclat et la violence des couleurs saturent les rues qui mènent vers le pont. Depuis ce premier point de vue vers le sentier de l’ocre, les canines saillantes qui forment une profonde falaise montrent le pourpre des premières strates de la terre à nu. C’est une symphonie de vert et de rouge qui prélude au sentier.

Après un péage discret à l’orée d’un bois de pins, c’est un sentier vallonné, souvent pentu, creusé de marches et de rambardes à certains endroits. Les perspectives restent confinées dans un massif forestier avec quelques échappées sur des falaises et des excroissances tranchantes comme issues de la planète Mars. Ce sont de véritables épousailles de safran enfouies dans des sentiers d’ombre, débouchant au grand soleil sur des dunes lissées et quasiment martiennes.

La perspective la plus impressionnante de ce circuit en boucle, se situe à un débouché où la falaise présente une telle variété de ces teintes saturées qu’elle renvoie à cette idée communément admise, et ici parfaitement illustrée, de la nature se faisant artiste.

Un large massif plongeant à la verticale, comme tranché à vif de terres millénaires, surgit en une composition déployant les infimes variations de l’ocre en une composition du violacé le plus intense à des vermillons étincelants et des ocres clairs comme le sable le plus fin, d’une harmonie plus proche d’une nécessité supérieure que du hasard, faisant surgir, si besoin était, cette inévitable définition que donne Kant du sublime comme échappant à tout concept de la Raison.

Il n’est guère peut-être qu’à Bryce Canyon que l’on peut sentir pareille harmonie dans l’ordre des choses de la nature.

On sait que l’extraction de ces gisements donnent à l’imagination le sentiment que c’est un peu de Roussillon, un peu de Vaucluse dont les façades des maisons et parfois de villages entiers, de Bamako, Mexico, Valparaiso, portent les stigmates au travers de ces poudres d’ocre venues d’ici par tonneaux depuis les manufactures du département.

Et durant un peu plus d’une heure nous alternons de dunes à découvert en de larges plages lisses se hissant jusqu’au ciel, en bois de pins d’alep, de pins sylvestre, de chênes verts ou pubescents, l’ocre stimulant aussi la présence de nombreuses herbacées rarissimes. Parfois ce sont de larges lames de couteaux d’ocre surgies des tréfonds qui se dressent dans les failles en bordure des sentiers.

Ce n’est que sur le retour que, depuis une plateforme dégagée, il est maintenant possible d’apercevoir au loin l’intégralité du village qui se fond dans le cousinage des mêmes teintes vives que celles de ce sentier bien singulier.

Il est environ treize heures lorsque nous parvenons à Ménerbes à quelques encablures.

Comme Vénasque il s’agit d’un vaisseau en surplomb dressé sur une large plaine. La première enseigne qui nous accueille à l’orée du village se nomme « La Vie est Belle, atelier de décoration ». Ce qui augure en effet d’un accueil chaleureux. Mais comme dans les plus jalousés d’entre ces villages, les commerces environnant semblent dans la léthargie de l’hiver, et ce n’est qu’un peu plus haut que le boyau central propose une montée vers l’église d’une part, avec « le Café du Progrès » dans la montée. J’ai toujours aimé cette idée d’un café progressant vers quelque perspective radieuse. Les gens sont plus à l’extérieur de l’estaminet que dans l’intérieur déserté et sombre, debout dans l’espace ensoleillé, profitant de la pleine lumière, le verre de pastis bien en vue. De l’autre côté de la ruelle plus large, un ou deux restaurants sont ouvert. L’un d’entre eux disposant d’une minuscule terrasse à la tonnelle à l’abri du soleil, c’est finalement là que se fait la première pose de la journée avec le vin local.

On entend alentour le moindre tintement de fourchette sur les assiettes.

Le village faisant un ovale ceinturé par ses flancs extérieurs, nous suivons celui qui propose la vue sur la tour qui surplombe l’ensemble. Les premières treilles en fleurs s’accrochent aux murs. La pierre est chaude et les volets paraissent repeints de fraîche date. L’harmonie discrète des rouges grimpant et des verts aux nuances variés enveloppent les pierres et au détour d’une ruelle il n’est pas rare de tomber sur un jardin dépeigné ou sur une allée qui file vers un versant de la plaine tout en bas.

On a même rencontré dans un jardin un drapeau tibétain avec une poésie assez sommaire qui disait ne pas confondre la béatitude avec les illusions de la mauvaise ivresse.

Nous atteignons le sommet, du côté de la tour. Le château est clôturé et à l’entrée se dresse un superbe lion de pierre. Puis des maisons en ruines qui semblent là pour l’harmonie du ciel et de la pierre taillée. Le cimetière est noyé dans des massifs d’arbres aux fleurs blanches. Dans quelques jours ils prendront une couleur plus sévère. L’église tout au sommet regarde la plaine d’où partent les routes vers Roussillon, le Luberon, l’Est et le Sud de la vallée. En redescendant, on voit maintenant le long serpent que forme le village d’où nous sommes partis, jusqu’à remonter sur son versant opposé, jalonné de maisons cossus et d’autres bien plus modestes. Mais toujours dans le ton de quelque perspective radieuse. Et de bonheur à rythme lent. René Char avait parlé quelque part de Ménerbes. Il ne serait pas étonnant de le voir figurer parmi ces « plus beaux villages de France ».

Avant de repartir, mon attention est attirée par une affichette indiquant un visage bien connu qu’on n’imagine pas se perdre jusqu’ici. Quoique le Vaucluse figure depuis bien longtemps comme pays attirant bon nombre d’oligarques ayant résidence secondaire entre Luberon et Alpilles.

Il s’agit donc de l’annonce d’une conférence que fera ici même Jacques Attali, la semaine prochaine.

Peut-être sur le thème « la France est un Hôtel » ?

… 

Le ciel se voile uniformément lorsque nous pénétrons dans Lacoste. D’un gris léger, délavé. La pierre est rugueuse, plus âpre qu’à Ménerbes, peut-être par l’effet du ciel qui fait ressurgir la blondeur mate et sans ombre de celle-ci et saillir les anfractuosités des pavés et des murs des maisons. Le lierre ici aussi courre sur les devants et les crénelures des portes anciennes. Le village semble déserté dans une sauvagerie plus frileuse qu’à Ménerbes. Il paraît plus replié et ressurgir franchement et tout d’un bloc du Moyen-Age. Il faut évidemment imaginer les lieux sous une lumière franche. La rue centrale mène à la façade d’une boulangerie qui semble à cheval sur la rue qui continue de grimper et une autre qui redescend abruptement sur le flanc gauche de la façade, celle-ci semblant résister aux mouvements circulatoires autour d’elle et lui donnant une assise qu’on ne lui aurait pas trouvé dans une autre configuration. La lumière est allumée aux étages de la maison, mais semble inhabitée. C’est la boulangerie fantôme qu’on retrouvera sur les images des catalogues touristiques.

Dans cette même rue, une étrange enseigne nous apprend qu’une école américaine (Savannah College of Art and Design), à l’initiative d’une artiste de l’Etat de Géorgie, a été créé pour accueillir chaque année une soixantaine d’élèves des Beaux-Arts afin d’y séjourner trois mois, depuis 1971. Ce qui laisse imaginer le choc culturel et environnemental pour ces égarés du bout du monde.

Les boyaux tout en pente, aux maisons closes, aux volets lavande comme il se doit dans le pays, attendent avril, peut-être mai, et de moins somnolentes rigueurs. Il n’y a que vers le haut du village, par des chemins étroits, près de remparts poussiéreux où se hasardent quelques enfants à VTT, que les quelques curieux, décidés de contempler sur la vaste étendue qui s’offre à l’horizon, se hissent à l’ancien château du Marquis de Sade. Dans la nudité la plus absolue, certaines de ses parties donnant à flanc de falaise, présente le visage de la ruine.  J’ai éternisé cet angle de la bâtisse dans sa désolation avec un arbre aux fleurs roses au premier plan.

L’espace est ici si vaste sur ce plateau au sommet du village qu’on y a installé un peu n’importe où d’insolites sculptures contemporaines contrastant avec le temps qui a creusé ses rides sur l’histoire de ces lieux. On dit que c’est Pierre Cardin qui aurait fait restaurer la partie sauvée du château. La vue sur la plaine alentour courre jusqu’à loin autant à l’Est qu’à l’Ouest. Nous redescendons par les mêmes ruelles, rencontrant un de ces fameux clochers traditionnels de métal dressé sur les quatre piliers à chaque coin de leur tour, profitant en curieux de quelques échappées dans les contrebas, de maisons provençales aux tuiles roses et aux volets vifs sur des pierres qui inspirent ce sentiment du temps qui aurait ralenti.

Gordes c’est avant tout la pierre. La rugosité de la pierre. La moindre clôture le long des routes aux abords du village sont en pierres dressés. A plat, en hauteur ou de guingois. Jointes de la plus simple façon. Peut-être même sans mortier pour l’habitat le plus traditionnellement respecté. On voit ainsi le long des routes serpentant en lisière du village, des murs entiers à hauteur d’homme qui servent de clôture, de repères sur les sentiers, et de délimitation des espaces. L’image qui pourrait me venir à l’esprit, concentrant une seule et simple vision de synthèse du village, serait ces amas de pierres dans la plus immémoriale des ordonnances, rêches et fidèle comme diamant, un bouquet de coquelicot épars, un arbre blanc sur un parterre de printemps et un mas traditionnel, fenêtres ouvertes, un peu à l’écart dans le coin de la rétine.

Le village des bories symbolise à lui seul l’essence même de l’environnement si singulier de Gordes. La pierre dans son expression la plus fonctionnelle et la plus dénudée de la vie pastorale, entre lavande et coquelicots. Paysage virgilien, immémorial.

Le village, à l’heure du crépuscule voilé, est aussi assoupi qu’il l’était ce matin. Nous nous réfugions dans le seul café ouvert sur la place. Aux abords de l’église, à défaut d’être traditionnellement en face, « Le Républicain » somnole de ces quelques habitués de comptoir, d’une télévision qui diffuse tout bas le match de rugby du Tournoi des Six Nations, et dans l’arrière salle le billard trône devant une baie vitrée ouverte abruptement sur le plus beau paysage du monde.

Le château et l’église sont les édifices que l’on voit depuis les lointains ; depuis le bas comme depuis le point de vue qui lui donne son appellation d’ Acropole, et qui, en retour, se trouve être l’endroit qui s’ouvre à la perspective depuis le billard. Le château est presque disproportionné lorsqu’on considère la seule place du village. C’est une bâtisse austère qui abrite l’hôtel de ville avec des tours crénelées qui laissent supposer une ancienne forteresse. Elle a sous son aile la place proprement dite et la fontaine muette ce soir, comme le sont les commerces et les petits troquets si vivants à partir du mois de Mai.

Il est temps de rejoindre le « Petit Palais d’Aglaé » qui est notre oasis pour cette nuit. A la sortie du village, vers le nord, à l’écart de tout. C’est un simple mas, comme l’était en bordure de route le « Mas de la Sénancole » il y a quelques années. Mais des mas quatre étoiles… Hélène a bien fait les choses pour ses parents.

Depuis notre chambre, les champs d’oliviers s’ouvrent sur de larges plaines que rien n’interrompt jusqu’aux contreforts des Luberon, quelques arbres blancs mouchetant la perspective, un sentier jaune allant dans le glissement progressif de massifs forestiers, jusqu’à se perdre en bout de paysage, puis le silence de la nuit qui vient.

19 Mars


Les rideaux levés, le spectacle sur la plaine grosse de nuages est grandiose. Les champs de bouton d’or sont comme des étoiles tombées du ciel dans la nuit.

Les vallonnements lointains des Luberon ont maintenant pris une teinte uniformément bleue sombre.

Nous sommes apparemment les premiers pour le petit déjeuner derrière une immense verrière face à ce spectacle, dans des fauteuils de velours rouge aux dossiers démesurément hauts, digne de rendez-vous de chasse de châtelains. Avec la cheminée qui crépite doucement dans le silence de la grande salle.

L’église est ce colosse qui se voit de loin d’où qu’on vienne. L’intérieur est pourtant négligé au point d’avoir des pans entiers de son revêtement qui ont cédé, laissant apparaître de méchantes coulures d’humidité comme autant de plaies dans le silence triste d’un dimanche matin. Entre un Saint Sébastien et un Saint Martin. Le curé d’Ars doit être aimé dans le pays. C’est la deuxième fois qu’on aperçoit sa statue de pied en cap le long d’un pilier, le visage saillant, le doigt levé à la manière de Saint François prêchant.

C’est dans le gris des ruelles que le panache des arbres aux fleurs roses et blanches ressort le plus.  A l’entrée de maisons épaisses, au pied des potagers et des champs cultivés. Nous ne pénètrerons pas dans les méandres du village, la grisaille semblant bien trop installée pour donner envie de garder une impression un peu faussée « du plus beau village… ». Comme pour Lacoste, il faudra, un jour prochain, le soleil. D’autant que les ruelles sont souvent en pentes raides. Nous longeons tout de même le chemin extérieur où se dressent des cyprès géants et maigres, alignés tout le long d’une sorte d’hôtel hors classe fondu dans la pierre séculaire du village.

Le « Républicain » commence à voir arriver ses habitués.

C’est en plongeant plus vers le sud que nous accompagnent à rythme régulier les cohortes de pêchers et d’amandiers, les cerisaies et toute la féérie de ces arbres renaissants dont je ne me lasse guère.

Et puis sans que personne ne le remarque plus que ça, sauf à regarder avec émotion les panneaux en bordure de route, le miracle se produit chaque fois que l’on passe du Vaucluse dans les Bouches-du-Rhône : nous sommes à présent sur un tronçon de la voie Domitienne, l’ancien chemin tracé par Hercule (donc également voie Héracléenne !).

Voie Domitia est-il mentionné sur un panneau que j’eus furtivement le temps d’apercevoir sur ma droite. Parmi toutes les indications données par les autorités en matière de voie publique, cette voie antique n’est plus panneautée que comme une vague indication que les usagers ne connaissent d’ailleurs pas, noyée par toutes les autres girations fonctionnelles. C’était évidemment le chemin emprunté par les romains, depuis les Alpes jusqu’à l’Espagne. Ils voyaient grand et loin.

Sur cette Narbonnaise antique, le fleurissement des beaux jours n’en finit pas jusqu’au Baux-de-Provence. Nous n’avions pas prévu initialement de rejoindre ce « plus beau village de France » puisque nous l’avions déjà visité en toutes saisons et en toutes circonstances. Mais cette année la tentation était encore grande de voir la Carrière de Lumière présentant le thème de « la Peinture Hollandaise de Vermeer à Van Gogh ». D’autant que le temps couvert n’encourage plus à musarder au pied des Alpilles ou dans les campagnes environnantes.

Ce sont donc bientôt les carrières monumentales qui s’ouvrent sur le bord de la route à une petite encablure du village. L’entrée des carrières, tronçonnée au cordeau dans la masse monumentale de la pierre tendre, semble être l’entrée d’un gigantesque temple égyptien ou d’un lieu offrant une ouverture sur des mystères de quelque divinité antique. C’est un peu ça d’une certaine manière. Le concept donnant accès durant une saison, à une tranche d’Histoire de la peinture ou à l’un de ses dieux.

Ce qui impressionne à chaque fois, c’est le sentiment de se situer dans le relief. D’être dans l’image et d’en pénétrer le cœur. La Jeune fille à la Perle, la Belle Laitière, les portraits de Rembrandt au gros nez (jamais il ne m’avait paru si rond) et toutes les natures mortes de l’époque classique défilent, exposés et surdimensionnés sur les murs géants comme dans un cinéma où l’on verrait défiler les images sur l’écran en prenant soin de se mouvoir librement dans la salle afin de varier les multiples angles de vue. Les sommeils de Van Gogh et la Nuit étoilée, plus brillante encore que ses soleils, font plus encore lever vers les ciels intérieurs l’ombre des silhouettes que l’on devine regardant extasiées le déroulement éphémère sur les parois. Des musiques parfois anachroniques soulignent les tempêtes hollandaises sur des mers incertaines, ou parfois ce sont les sommeils dans les blés, les grands intérieurs bourgeois de Vermeer, le Philosophe, l’Astronome, les draperies, les jeux d’enfants de Bruegel qu’accompagnent les sonates de quelque Corelli ou Geminiani. Mais toujours, et c’est le miracle de ce concept, à la recherche d’une osmose entre l’image et le son grandeur nature. C’est-à-dire, d’une vérité macroscopique et sans modération.

Nous jetons un regard sur les Alpilles au loin, frileusement rejetées dans un horizon bleu encore hivernal ; la terre est noire à certains endroits, les sillons sourdent sous les bourrelets des terres à vigne, et seules les marqueteries de fleurs jaune indiquent qu’on est à la saison ascendante.

C’est à Maussane-les Alpilles que nous parvenons pour le dernier verre à l’heure où les terrasses s’animent. Puis c’est bientôt l’autoroute, le littoral.

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22 Mars


Est-ce une prémonition ? Hier soir encore tard, des foules se pressaient Place de la République, des feux naissaient sur divers fronts de la capitale. La violence de ces derniers jours monte chaque fois d’un cran.

Le fameux mouvement du 22 Marsqui préludait à Mai 68 est un gentil monôme en comparaison.

……………………………………………………………………………………………………………………….Macron se félicite que la France soit attractive. Qu’elle fasse affluer les capitaux qui achètent nos sociétés, lesquelles avaient préalablement périclité ou furent soumise à trop forte concurrence.  Une fois vendues et restructurées, celle-ci se retrouvent délocalisées à l’étranger.

Le coût du travail en France étant le plus élevé des pays industrialisés.

On peut déplorer à titre d’exemple ce qu’est devenu Alstom une fois cédé aux capitaux américains. Non seulement ce fleuron ne bat plus pavillon français, mais sa technologie et son haut niveau de savoir-faire ont été transférés par la même occasion. Et ainsi de chaque pan qui reste encore de notre industrie. C’est ce qu’on appelle le libéralisme à l’échelle mondial.

C’est aujourd’hui la Santé, la Défense qui entrent dans le déclassement. La France a-t-elle la dimension pour jouer dans cette guerre des plus forts contre les moins forts ?

Nos enfants de riches, à force de raisonner au-delà des frontières, se préparent également à faire valoir leur compétence à l’étranger. Pour le compte de sociétés étrangères.

Nous ne serons effectivement plus, comme le dit, en déroulant le plus froidement sa pensée, Jacques Attali, qu’un hôtel sur la place du village planétaire.

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Charlotte d’Ornellas, courageuse et pertinente éditorialiste. Je ne manquerais pour rien son quart d’heure de dix-neuf heures quarante.

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24 Mars


Angela ma marraine aurait eu cent ans aujourd’hui. Je pense être le seul vivant à pouvoir témoigner de cet anniversaire. Qui d’autre aurait pu faire ce lien parmi les autres vivants de ma génération ?

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De Jung à Freud : « l’inconscient est une concierge qui ne connait pas tous les habitants de l’immeuble »

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Stephan Hawkins nous apprend que les lois de la physique ne sont pas immuables mais s’adaptent en fonction de l’évolution de l’univers.

Peut-être y a-t-il des anamorphoses normées, des lois de pesanteur différentes et de cercles carrés. Dieu, que la science ne peut pas prouver mais seulement nier, ne nous a donc montré qu’une partie du puzzle.

Picabia a écrit grossièrement mais clairement : Dieu est rien et rien est Dieu (qui ne figure apparemment pas dans l’anthologie des définitions de Dieu de Novarina).

Il y a les mots et les choses. Et la science arrive parfaitement à parler de mots qui ne correspondent à aucune chose. Le rien comme réalité, comme tangibilité.

Mais peut-être que Hawkins va nous dire un jour ce qu’est le Rien.

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Inouï. Ce matin en présentoir de la Librairie Masséna : un livre s’intitule sans rire, « Les médias contre la gauche ». Sans rire, les médias feraient le jeu des réactionnaires et du patronat. Zemmour une création des médias. Les médias du Monde,de Libé, Télérama, Politis, Elise Lucet, Jean-Michel Apathie, Geoffroy de la Ganerie, France Inter (On peut tous les citer, comme on peut citer tous les conformismes d’enseignants d’universités, les enseignants de sciences-po et ceux des écoles de journalisme, les chaînes de TV public, etc.) …

Elle a donc pondu trois cent pages pour accoucher d’un fantasme, Pauline Perrenot.

Faut pas en abuser.

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27 Mars


Devant les violences urbaines dans Paris, Bordeaux dont on a mis à feu la façade de l’Hôtel de Ville, le Roi d’Angleterre a renoncé à sa visite en France qui devait être sa première visite de courtoisie à l’étranger. L’image donnée de notre pays est en effet désastreuse, et on voit mal comment les deux chefs d’Etat auraient, respectant les pompes diplomatiques, festoyé à Versailles alors que la rue met le pays à feu et à sang. On se croirait revenu du temps des coupeurs de têtes. Depuis Buckingham roi d’Angleterre doit regarder notre monarque républicain avec une certaine ironie.

Charles III réserve donc sa première visite à l’Allemagne. La situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le président français est on ne peut plus pathétique.

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Après tout, les Français sont des Américains comme les autres.

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28 Mars


James Bowman est décédé. On l’avait oublié. Non pas qu’il avait perdu de son importance. Au contraire. Les contreténors de sa génération n’ont jamais été remplacé par ces sopranistes d’aujourd’hui à la froideur expressive inhumaine. Non, on n’y pensait plus, et voilà qu’il réapparaît pour nous signifier qu’il était parti. Je n’oublierai jamais ce concert extraordinaire (étions-nous plus de cinquante ?), à l’église Saint Barthélémy en Juin 90. Et puis il est tellement présent dans les grands enregistrements. Comment dépasser son incarnation de la Speranzadans l’Orfeo de Monteverdi ?

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31 mars


A Bernard :


Maintenant que je sais que tu es "conservateur hors classe" du vaste chantier de nos échanges épistolaires, je m’appliquerai à l’avenir à savoir où mettre mes virgules.
J’ai remarqué que sur mon clavier la lettre E bat parfois de l’aile. Elle commence à renâcler et ne glisse pas aussi aisément que les autres. Une sorte d’arthrose qui s’installe.
La lettre E est celle qui est le plus sollicitée dans notre langue. Au point de devenir un handicap dans la langue chantée ( chanson ou classique) ou le E est dans la queue de comète du mot et se doit d’être entendue.
Ce qui donne parfois une mono-tonie (au sens propre) pour des oreilles étrangères. Voilà quelles sont les réflexions que m’inspire le clavier.
Je sors de chez le cardiologue. Mon cœur bat à 48 pulsations. Un vrai reptile. Si ça descend trop avec le temps, il faudra surveiller et passer un pacemaker (pour régler l’électricité que génère le cœur lui-même dans le phénomène de pompe et éviter les déphasages). Mais le cardio avait l’air de penser qu’un cœur qui bat lentement c’est plutôt bon. Je lui ai dit "Et Anquetil, avec ses 28 pulsations ?…"
Il m’a dit " certains ont des mécaniques d’exception". Qu’ajouter ?
Bon, il est mort à 55 ans, mais d’excès que nous connaissons par ailleurs.
Je ne suis pas allé non plus dans les rues pour m’offusquer que la police tue.

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6 Avril


A Bernard :

                                                

La poésie ne peut plus avoir le caractère de l’optimisme et de la joie. Je ne suis pas dupe. D’ailleurs l’a-t-elle jamais été ? Ça n’a jamais été dans mes fibres.
Bien sûr les épanchements larmoyant sont à éviter. Ce que je crois éviter dans mes textes. Les larmes sont à fuir. Je lisais hier un tout petit opuscule (Flamenco) où Garcia Lorca disait que la pureté du "grand chant" andalou est dans la sincérité des larmes. Je ne suis pas dans cette trajectoire.
Je suis à attendre, comme tous ceux ayant passé l’âge, le dernier bout de chemin. Prenant encore ce qu’il y a de bon, mesurant aussi la chance de tenir debout.

Je peaufine le dernier récit "d’Avignon et de Vaucluse". Tu auras ça dans quelques jours. je n’ai que le matin pour bien travailler, c.à.d. deux heures, et j’écris doucement, je pèse les phrases.

Après avoir vu venir avec force le printemps, voilà le retour du froid. Mais le soleil est toujours là.
La lecture de l’Histoire du Maroc de Abitbol est érudite et facile à suivre. Il faut dire que j’en connais une partie. Ma secrétaire Brigitte vient de m’envoyer des photos de Marrakech. Quelle chance !

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7 Avril


Bernard :


grand standard de jazz new Orleans, genre louis Armstrong

d’abord c’est le blues de saint louis, il t’est quasiment dédié (ah ah)

ensuite, il y a un couplet qui te convient particulièrement:

I hate to see

that evening sun goes down

cause it make me feel like

I’m on my last go round

je ne te ferai pas l’injure de traduire

A Bernard :


Les Louis , on est comme ça. Et dans le mouvement tu as oublié Joe Louis qui s’acharnait aussi contre le crépuscule de sa carrière, contre la vie dure, contre la mort
Ce n’est pas que j’aime Armstrong (Louis), mais lors de l’alunissage en 69 quelqu’un avait contrasté les 2 : le texte disait : "un Armstrong Noir qui ne peut encore entrer dans un hôtel de blancs, et un autre Armstrong qui se pose sur la lune".
Ces noirs, toujours woke, jusque en cette fin des années 60 !… Déjà.

Etre dans la lune c’est peut-être une manière de reculer l’échéance.

J’en suis à Gordes. Le dernier soir dans le Vaucluse.

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8 Avril


« En bande organisée ». L’ouvrage de Sébastien Le Fol sur les amitiés indéfectibles de François Mitterrand avec ceux qui contribuèrent de près ou de loin à faire ce qu’il a été. Les quatre Trois Mousquetaires en quelque sorte. Depuis la Cagoule, passant par la Francisque, l’Union de la Gauche et le Pharaon européiste et libéral des dernières années. Jusqu’à l’homme malade et muré qui ne voulait plus mourir face à l’éternité à venir.

On aurait pu parler d’un cas d’école. Mais il est l’école elle-même d’un parcours auquel aucun élève n’a su se hisser à ce qu’on peut bien appeler une trajectoire filante.

Sa seule fidélité a peut-être été la fidélité à ce besoin tyrannique de femmes dont il n’aura été fidèle à aucune.

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A Bernard :


Matteo Belli est un spécialiste de la lecture de Dante. Il récite seul sur scène la Divine Comédie dans le monde entier.
Il fait avec sa voix comme d’autres font des contorsions.
Il maîtrise les résonateurs vocaux comme on connaît sa poche.
Je l’avais découvert par hasard sur France Musique récitant l’épisode d’Ugolin affamé mangeant ses enfants. J’avais pris l’émission en cours, je me suis vite rendu compte qu’il se passait quelque chose…

Ici il récite les quatre premiers vers de l’Enfer.
La qualité de ce doc de démonstration a bien mal vieilli, hélas.

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MARCO POLO (LOVE MINUS ZERO)


Le Président Macron est allé rendre visite au Président chinois, flanqué de Madame van der Leyen, comme un bon élève, sinon le meilleur de la « classe Europe ».

Mais que représente la dame en question, sinon être présidente d’une Commission internationale. Mandatée par qui ? Le turc Erdogan, il n’y a pas si longtemps, ne s’était pas embarrassé de tant de protocole. Il ne lui avait accordé qu’un coin de canapé, à l’écart de la table des négociations. Il n’avait logiquement et protocolairement pas tort (en plus de la vacherie d’avoir à rabaisser une femme qui se voudrait commanderesse de l’Europe). Elle en fut marrie dit-on. Est-elle chef d’Etat, membres de gouvernement ? Une alliance économique européenne, une Europe des marchés font-elle une souveraineté ? Pourquoi ne pas s’embarquer aussi avec le président du FMI pour donner plus de poids à une telle visite ?

Qu’avait–t-elle à faire dans les valises du Président français ? A moins que ce ne fut plutôt lui qui se trouvât dans les bagages ?

Finalement le chinois les a reçus tous les deux, seuls autour d’une table ronde d’une vingtaine de mètres de circonférence. Avec un gigantesque parterre de fleurs au beau milieu, un jardin circulaire même, ( un delta, une péninsule !), séparant les différents locuteurs. Si les moyens sonores et la technique n’avaient pas été là, ils auraient pu se parler en usant des mains en porte-voix. On sentait presque siffler le froid alentour.

L’absurdité surtout.

Une manière de dire ce qu’il pense le chinois, et de la France, et de l’Europe. Et plus encore des deux, quand l’un se cache derrière l’autre.

On sait maintenant que la Chine et la Russie se sont rapprochées. Et Macron a la maladresse de prétendre jouer un rôle de médiation autour de cette immense table d’humiliation alors que nous livrons, en même temps, des armes à l’Ukraine.

Il fut un temps on recevait décemment un président français. Aujourd’hui, on sait comment les acolytes européens sont considérés. Et pour cause.

Autant parlementer directement avec le patron américain de son protectorat européen.

Macron est honni en deçà des frontières, et ridiculisé au-delà.

Et quoiqu’il en pense, des frontières têtues, qui continuent d’exister.

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ENQUETE BIAISEE (aux réponses tout à la fois simultanées et évolutives)


Question : « Y a-t-il un éléphant dans le salon ? »


Réponse 1 : – Il n’y a pas d’éléphant dans le salon.


Réponse 2 – (dans la catégorie « je ne vois pas ce que je vois ») : Je ne vois pas l’éléphant que je vois dans le salon.


Réponse 3 – Il y a un éléphant dans le salon, et c’est très bien.


Réponse 4 – puisqu’il y a un éléphant dans le salon, mettons-le sous le tapis.


Je recommence :


 « – Y a –t-il une immigration trop importante dans le pays ? »

Etc.

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« Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit »Charles Péguy
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10 Avril


Week-end de Pâques seul. Cécilia, Hélène et les enfants sont à Draguignan. Charlotte nous a invité à voir les chevrettes et la confection des fromages. La ferme est si boueuse et négligée que je les ai laissés y aller sans moi.

Je prends le soleil à la terrasse du Gaglio à l’heure du café. La seule terrasse ensoleillée près de la Place Saint François. Je vois souvent Kamel, Thomas.

J’écoute de nouveaux Josquin, « De Profundis », « Miserere » etc. Les musiques polyphoniques du XVI° me rendent les autres un peu fades.

Et puis « Vacances Romaines ».  La scène d’Audrey Hepburn se faisant couper les cheveux est à elle seule un bijou. Puis la Lambretta dans les rues de Rome… Le film n’a pas pris une ride, si ce ne sont les approches d’un certain romantisme assez appuyé tel que perçu dans les années cinquante qui ont beaucoup perdu de leur force. Mais ça marche toujours pour les fibres sensibles… 

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12 Avril


A Bernard :


Pâques est passé. J’ai préféré rester à la maison. Toute la petite famille est allée vers Draguignan à l’invitation d’une vieille amie allemande qui a épousé un ancien baroudeur des mers. Ils se sont fixés finalement dans le Var et vivent du fromage de leurs chèvres (60 quand même) et tente de faire connaître leur petite exploitation sur les marchés, et avec des animation deux fois par semaines pour les enfants des villes etc. un peu comme ceux qui ont eu la velléité de partir dans les années 70 en Ardèche et qui sont revenus rapidement sur les campus en gardant la nostalgie d’un monde rousseauiste évanoui. Eux ont adopté depuis dix ans cette forme de marginalité. Charlotte était auparavant hôtesse de l’air et son père industriel dans la région de Munich. Lui, comme je disais, navigateur sans but sinon d’avoir plusieurs femmes dans plusieurs ports.
J’ai donc refusé cette fois d’aller me mettre de la boue jusqu’aux chaussettes, mais les enfants se sont bien amusés.
Je t’envoie très vite le carnet. Le récit est achevé depuis quelques jours, mais je relis, je change quelques mots, quelques tournures etc. comme d’habitude. Une manière de laisser un peu refroidir…
Prochain épisode, si tout va bien vers la mi-mai.

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15 Avril


C’est à Angers que ça s’est passé. Une ville d’une région à la douceur dont parlait du Bellay. Lors d’un de nos passages en Anjou il y a deux ans, un matin que je m’impatientais de ne pas voir les commerces ouverts à dix heures, un monsieur s’est approché et m’a dit le plus naturellement du monde : « vous avez raison, les matins sont bien tranquilles. Nous avons tout de même une certaine douceur de vivre ici ». Et il est reparti comme il était venu. Je ne saurais dire sur quelle place de la ville nous étions. Les matins sont en effet calmes à Angers.

Il y a quelques jours, l’église Sainte Madeleine y a été vandalisée. On y a systématiquement décapité toute une série de statues de saints. La tête méticuleusement posée à côté des bustes. A certains endroits avec plus de négligences. Dans le chœur de l’église, n’ayant pu atteindre la tête du Christ trop haut placé, ce sont les bras qui ont été démembrés. Ces actes barbares ne sont pas des faits spontanés, mais mûris et signés.


–  fait divers pour les médias (ceux qui en ont parlé en entrefilet) –

(Il est vrai qu’après qu’on a coupé de vraies têtes d’enseignants, on peut trouver moins d’émotion à quelques têtes de plâtre.)

 Huntington a raison quand il dit que les prochaines guerres seront des guerres de civilisations. Que Fukuyama a pensé la fin de l’Histoire un peu présomptueusement.

Un peu plus loin, je ne sais dans quelle petite ville de l’Ouest de la France, c’est un Saint Michel terrassant le dragon qui est sommé de se déplacer hors de l’espace public. Il n’y est plus le bienvenu. L’allergique association « la Libre Pensée » (sic), au nom de la laïcité, a enfin réagi et ne saurait tolérer un tel écart dans l’application de la loi 1905.


– Application au tranchant de la lame d’une loi de séparation de l’église et de l’Etat –

Et puis les prières de rue paralysant Marseille et certaines appropriations de l’espace public de quartiers de Paris aux heures des muezzins n’empêchent en aucune manière la libre pensée laïque de dormir tranquille.

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Il ne peut y avoir de grand remplacement puisque, nous dit-on, il n’y a pas de population de souche, pas de réelle population d’origine. Le Président avait d’ailleurs dit qu’il n’y avait pas de culture française, mais des cultures en France. Ce qui est, d’une certaine manière, reconnaître la seule possibilité d’une voie tracée demain vers les communautarismes qui existeraient finalement depuis toujours, si l’on suit la dialectique présidentielle. Alors que les populations migrantes n’affluèrent en France qu’au début de l’ère industrielle. Et ne concernaient que des populations de cultures européennes. (Le roi Hassan II avait déjà dit ça en 92 à Anne Sinclair dans une interview prophétique que nos médias ont toujours voulu ignorer, du moins minorer).

Comme si le creuset formé depuis des siècles par une langue, une Histoire, des valeurs communes, une défense du territoire par des générations s’identifiant à la Nation au prix du sang, ne s’étaient jamais agrégées au cours des temps pour former cette singularité qu’on nomme la France.

Tout est aujourd’hui d’évidence entrepris pour qu’il n’y ait aucun visage repérable d’une mémoire, d’une culture de prévalence française (ce qu’on commence à désapprendre dans l’Education Nationale) sur une quelconque autre de ces cultures qui viennent d’ailleurs.

A qui profite le crime ?

Jacques Attali parlait avec désinvolture d’une France comme d’un hôtel, Macron pourrait ajouter une gare près de l’hôtel où se croiseraient les rails de toutes provenances.

Un peu la Gare du Nord en quelque sorte.

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Josquin est à la Première Renaissance ce que Masaccio a été à Florence. En écoutant ses motets, ses messes et ses chansons, c’est à la fois l’apogée de l’esprit polyphonique médiéval et le passage vers Roland de Lassus et Palestrina. Le soir venu cette musique creuse le silence. Elle contredit toutes les certitudes selon lesquelles l’homme renaissant se détourne d’un transcendant collectif pour ne prendre que la mesure de l’humanité triomphante.

Il y a un arc qui va de Guillaume de Machaut jusqu’à Monteverdi sans interruption.

Avec l’Orfeo tout va changer.

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17 Avril


-Boni a eu un malaise dans le car la menant de Menton à l’aéroport de Nice, en partance pour Rome – Le séjour a finalement été annulé.


A Boni :


Ah ce n’est vraiment pas de chance ! Je pensais que tu aurais de belles choses à me raconter à ton retour, mais j’espère que ce n’est que partie remise (pour l’expo Dylan peut-être pas…)
Mais pour Caravage c’est sans inquiétude. Ils sont beaux et t’attendront.
Rome est une ville qui me manque parfois. J’y pense souvent. J’ai d’ailleurs revu "vacances romaines" avec Audrey Hepburn qui joue le rôle d’une princesse qui ne veut plus supporter l’étiquette étouffante de la cour et qui décide de s’octroyer une journée entière à déambuler dans la ville… Et bien sûr Gregory Peck est dans les parages. Un conte merveilleux comme on en faisait dans les années 50. En fait c’est l’histoire impossible de Bérénice (celle de Racine) mais inversée : la princesse anglaise à la place de Titus, et Bérénice ce serait Gregory Peck… un amour impossible pour raison d’Etat.

Nous partons le mois prochain pour une ballade à Milan et on poursuivra jusque vers les lacs italiens (Côme pour commencer).
Après on verra. J’ai la bougeotte. Plus que jamais. Il est encore temps…

Dylan à Aix en Juin ? C’est la porte à côté. Tant mieux. Quel âge a-t-il ? J’espère que tu pourras l’approcher. La foi rend aveugle, mais sourit aux intrépides.

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Ce matin J’ouvrais un ouvrage de Philippe Cassard sur le piano et les pianistes. J’ouvrais au hasard, et j’apprends que Radu Lupu est mort un 17 Avril, il y a juste un an comme aujourd’hui. Et comme le hasard ne fait jamais rien, j’écoutais ce même samedi un récital enregistré de façon pourtant désastreuse au Théâtre du Chatelet en 2009, (probablement un document de quelque auditeur dans la salle) où jamais les Préludes du Premier Livre de Debussy n’avaient été donné avec autant d’évidence en concert.

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19 Avril


A Bernard :


Déçu, un peu. Ce ne serait pas normal autrement. Le livre est gros, ça n’aide pas non plus. Mais je crois surtout qu’il navigue entre la description de paysages intérieurs et le récit (rare), les Indes peut-être, d’aventure. Il n’y a rien qui parle d’exploration ou de voyage initiatique à la Sylvain Tesson (pour faire court). Même ces "Chemins noirs" où il parle de sa découverte des chemins des pays de France, il s’arrange à les présenter comme un « vagabond », improvisant les sentiers perdus, sans boussole et comme s’il était le premier défricheur de ces lieux ; ce qu’aime les lecteurs. Jacques Lacarrière a fait idem avec les chemins de traverse en France (De l’Alsace jusqu’au Roussillon). J’aurais du mal à présenter aux lecteurs la ville de Porto avec mes dégustations successives d’une dizaine de cru (de très maigres flacons) du même nom (histoire vraie). A la limite du tourisme insolent et sans pittoresque.
Et puis je crois qu’il faudra surtout cibler les éditeurs qui éditent mon type de littérature. Ne pas proposer à des éditeurs qui ont d’autres objectifs. Le problème vient surtout de là. Comment qualifier ce type de récits ?

Je suis heureux que tu parles de la différence entre les fleurs coupées (tulipes ou autres) et ces merveilles naturelles que je me suis aussi efforcé de saisir au bord des routes du Vaucluse. Les éclosions d’arbres roses et blancs sont aussi anciennes qu’au Japon. Encore faut-il serpenter ces routes de notre pays. Les abords de villages, le lyrisme de ces lumières de Mars.

Nous voyageons aussi l’été. Pour moi, c’est toujours le mythe des départ (quand on est enfant ou ado c’est la colonie de vacance), ce peut être aussi la migration traditionnelle des gens qui disposent du mois d’Août à une époque où les gens prenaient tout un mois d’un seul trait, ou tout simplement parce qu’on a de grandes chances d’y trouver un beau temps régulier (pour la bronzette). Il est donc envisagé qu’on aille du côté du sud de l’Italie. Pas original, mais toujours à (re) découvrir.
La Pologne pour moi c’est la musique (Penderecki, Lutoslawski et quelques autres). Chopin paraît-il aussi ? S’il n’avait vécu entre Paris et les langes de George Sand, et les grands écrivains du siècle, qui l’aurait pris pour un polonais ? Malgré les compositions éponymes. Mais tu verras c’est une gloire nationale polonaise. Wraclaw est une belle ville m’a dit André Peyrègne (ancien directeur du conservatoire de Nice qui avait épousé une Agathe du pays). Il y passait tous ses étés pendant trente ans. Je pense que tu aimeras. Mais tu dois commencer à te blaser. Tu connais les quatre cinquième du monde !
Et puis tu verras moins de subsahariens et d’africains du Nord. Ils font tout leur possible pour rester encore de vrais petits polonais. Bien catho et taillant sans retenue dans le saucisson. Et s’ils n’ont pas de vins (les pauvres) ils savent avoir l’ivresse. Qu’y trouverait à le leur reprocher ?

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UNIVERSEL


Le débat du soir accouche parfois de vérités qui n’affleurent pas toujours dans le débat habituel : le politologue Jean-Sébastien Ferjeau pense que la France catholique (quand bien même il n’en resterait que le modelé séculaire et structurel) se positionne dans une approche universaliste du monde qui explique, et les droits de l’homme, et l’accueil inconditionnel d’influences étrangères à sa culture (au nom justement d’un modèle social et politique universel que la France proposerait en les absorbant orgueilleusement).

Elle ne peut, sauf à entrer dans ses contradictions, avoir aujourd’hui, comme dans les sphères du protestantisme, une sensibilité identitaire, telle que celle des Etats-Unis, de l’Angleterre qui n’ont gardé d’universalité que les modèles imposés aux conquêtes territoriales et la mainmise sur leurs anciennes colonies. Dont la France du repentir a laissé détricoter sur les siennes, et son empreinte, et son influence.

Ce serait l’explication qui aurait vu le thème de l’ identité française et de son avenir civilisationnel remisé au second plan des propositions lors des dernières élections présidentielles.

Notamment la candidature de Eric Zemmour qui s’est effondrée lorsqu’il a fallu mettre en lumière le seul souci toujours récurrent du pouvoir d’achat auquel s’est vu ajouter corollairement la menace de restrictions en énergie, et de dangers immédiats émanant du conflit naissant en Ukraine.

Les présidentielles étaient alors déjà jouées…

Ce qui ne veut pas dire pour autant que le réel d’aujourd’hui, persistant et inquiétant, ne frappera pas encore sourdement et inéluctablement à la porte.

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21 Avril


Sur les bords de la route qui mène à Vence, les premiers coquelicots. Mouloudji chante dans la voiture « le temps des cerises ». Le printemps flambe en avance. La ville est belle. Je ne la connaissais pas sous son visage du matin. La Place du grand Jardin est magnifique. C’est là qu’on y donnait les « Nuits du Sud ». A l’entrée des ruelles sinueuses, un arbre gigantesque que Soutine a torturé de ses couleurs. La Chapelle sur la place de la Mairie possède une mosaïque de Chagall, « Moïse sauvé des eaux ». La lumière rasante y dépose des marques mauves et jaunes sur les murs blancs.

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23 Avril


à Alain Jacquot :


Le livre de Patrick Buisson est en effet assez dense et pas facile à venir à bout. Mes yeux commencent aussi à vieillir. J’avais lu son précédent "La Fin d’un Monde" qui était en quelque sorte le volume 1 d’une démonstration aussi lente et précise que peut l’être le sujet traité (la décadence méthodique des us et coutumes autant à la campagne qu’à la ville, la défaite définitive du patriarcat amorcé dans les années soixante, et l’Eglise entrant dans l’ère funeste de la modernité.)
Dans ce second volet on apprend surtout, reprenant les mêmes thèmes, l’importance de la lutte des féminismes pour l’appropriation définitive du corps de la femme, le travail salarial comme ersatz au statut de mère éducatrice (dont le travail de mère n’est pas comptabilisé comme valeur marchande d’échange – puisqu’ à perte- sinon au profit du père qui tient sa proie dans l’enclos familial ) et la mise sur le marché du travail des femmes -surtout du milieu de la haute bourgeoisie et des classes moyennes supérieures,  les filles des ouvrières des années 20 se méfiant de ce type "d’émancipation", dans un pourcentage exponentiel depuis 1965 -comme tout ceci est bien comptable ! –

On apprend surtout que lePlanning Familial dans la lutte pour la contraception et la pilule est menée par des représentantes majoritairement des milieux protestants (toutes directrices ou éditorialistes de la presse féminine : Elle, Marie-Claire, Femmes d’Aujourd’hui etc.), flanqué de Pierre Simon et des réseaux maçonniques liés aux milieux pharmaceutiques (déjà).
A titre personnel, j’apprends que la très ouverte et très libre Simone de Beauvoir a refusé de fréquenter la famille Claude Lévi-Strauss du jour où le couple a attendu un enfant. La haine de la dame pour les enfants, alla jusqu’à dire à l’une de ses meilleures amies qui lui apprenait avec joie la future naissance d’un enfant :"
je me disais aussi que ta main sentait le pipi ". Toujours élégante du chignon.
L’église, pour finir, une fois décrochée de sa référence à la procréation et n’ayant plus qu’une destination purement psychologique au service du couple, n’a plus pu longtemps , devant l’évidence de l’individualisation du plaisir, maintenir dans le champs de l’hétérosexualité les fondements même de la condamnation morale des pratiques homosexuelles.
Là on est à deux doigts de notre monde actuel.
Je n’en suis qu’à la moitié du volume. En attendant la triste suite, traversée de toutes sortes de pornographies, du triomphe du corps comme religion dorénavant indépassable, la révolte individualiste au nom de l’hédonisme
"aboutissant surement à un monde où les liaisons protectrices n’existent plus, où la prise en charge de la société par l’Etat va de pair avec la marchandisation des solidarités naturelles ".


Un monde à produire de la solitude et des orgasmes en rafale…

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25 Avril


à  Jacquot :


Une idée de lecture :"Voyage en France " de Henry James.
Un classique de la littérature de pérégrinations comme y ont sacrifié les grands auteurs (Stevenson, Flaubert, Nerval Loti etc.).
Parti de Tours, des merveilles du val de Loire, il descendra jusque dans le Midi et finira son périple en Bourgogne.
Quand on sait en fait que c’est un guide de tourisme déguisé, commandé par un de ses éditeurs, on se délecte de cette écriture raffinée et excellemment traduite.
Il est à l’origine de l’intérêt que les américains ont porté à notre pays après la Première guerre.
Il y a, parait-il, quelques restaurants aujourd’hui étoilés qui doivent le début de leur fortune après que James eut parlé de "certaine auberge… sur le bord du chemin".
Une recette tout près de l’abbaye du Brou, la meilleure omelette qu’il eut jamais mangé : "12 œufs, une miche de pain et 500 g de beurre" . Les estomacs devaient être plus solides en début de XX° siècle. Le chemin des étoiles s’est également raffiné depuis.

J’avoue ne pas avoir encore lu tout l’ouvrage, mais les descriptions minutieuses de certains édifices insignes, de certains paysages si bien perçus, demandent une attention que je porterais dès que sera terminé le Buisson.

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Comme Y aime le tram, nous prenons la ligne 2 qui nous laisse sur les quais du port. Tout le trajet se fait sous terre, comme le métro. Le soleil de printemps est pareil à tous les soleils de la saison, frais à l’ombre et déjà estival à découvert. Nous longeons le quai des petits pointus. Les pêcheurs passent la dernière couche de peinture. Y est rayonnant sur les photos. Puis c’est le retour Place Garibaldi. On trouve une terrasse à l’ombre pour la crêpe au Nutella. Le petit est fasciné par tout ce qui est deux roues, alors je lui parle de turbo, de double turbo et de triple turbo. Puis encore le tram.

Je lui fais travailler les tables de multiplication sous forme de jeu. Il n’y a que comme ça qu’on devrait transmettre l’envie d’apprendre.

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26 avril 23


à  Bernard :


Une peinture de Juliana et cinq photos de lever de soleil (sur Medellin ? On dira que c’est Medellin, elle y habite).
Pour ce
Malerei tout particulier, je souhaiterais extraire quelques vers "d’Un soleil dénoué " et les glisser entre chaque images.

Il serait bon que tu disposes les images sur le site avec le titre SOLEILS DENOUES DE VENUS et la signature JULIANA au bas de la séquence imagée.

Une fois que j’aurai les images sous les yeux, je ferai un choix de poèmes.
Ce sera donc la seconde artiste invitée.

Tu soulèves dans ton précédent message le risque de "bloquer le défilé" des JO. Il ne sera certainement pas bloqué (bien que mettre une présence policière, voire l’armée, pour une manifestation en principe pacifique ferait désordre aux yeux du monde), mais il y a le risque de créer un évènement parallèle (dans le 93 par exemple pour les violences tribales, ou au choix pour les violences d’ordre revendicatives quelque part dans Paris). On a malheureusement le choix des mécontentements. Le risque est effectivement très élevé et la France est un chaudron que le monde regarde déjà avec inquiétude. Si les JO devaient être attribués aujourd’hui, Paris n’aurait pas été élu. Entre temps il va y avoir une Coupe du monde de rugby. C’est dans deux mois je crois… Cela pourrait être pire qu’en 2008 à Pékin où finalement le problème tibétain avait été esquivé. Attention à la honte.

Lectures diverses, parallèles et toujours en chantier. : Le deuxième volume de Patrick Buisson (excellente analyse de la mutation sociétale des années 60 à aujourd’hui, gros volume), "Voyage en France" de Henry James, extrêmement soigné, et le dernier (gros volume aussi de
Front Populaire sur les tyrannies minoritaires : à conserver)

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DE COMORES EN MAYOTTE


Ce sont les problèmes des Comores qui viennent s’inviter ces jours-ci. Les comoriennes viennent depuis longtemps accoucher à Mayotte, département français, bénéficiant du droit du sol (comme chaque naissance d’étranger sur le sol métropolitain) et de tous les autres droits dont l’arsenal national est pourvu en matière de santé et de sécurité sociale.  D’où l’appel d’air inconsidéré que Mayotte envoie aux voisins totalement démunis de toutes ressources en la matière. Ainsi, le département est devenue colonie de peuplement par la présence de quarante-cinq pour cent de population venant des îles voisines. Ce qui relève effectivement d’un phénomène qui s’apparente à une invasion progressive.

D’autant que les Comores disent ne pas reconnaître l’indépendance de Mayotte depuis son rattachement voulu à la France. Des trois îles, Mayotte n’a pas souhaité son rattachement aux îles majoritaires en 1975. Elle est donc devenu un département français dépendant de lois et de règles communes identiques à tous les autres départements appartenant à la nation française.

Aujourd’hui, devant la misère et l’extension des plus grands bidonvilles du monde occidental, la violence extrême et les risques sanitaires, la France a envoyé l’armée pour mettre de l’ordre dans la maison à la demande de certains députés mahorais.

Il s’en est suivi une contestation vigoureuse de la part des dirigeants comoriens qui non seulement estiment être chez eux à Mayotte, (donc ne reconnaissant pas une réalité politique qui a pratiquement cinquante ans), mais refusent de récupérer leurs ressortissants ayant migré. (Et les laissent devenir français, ce qui ressemble à une contradiction et un paradoxe).

L’argument majeur invoqué serait qu’à l’origine les peuplements des Comores et de Mayotte ont la même origine.

Une ethnologue française, zélée dans ce cas précis, affirme que ce n’est pas la Nationalité, les papiers d’identité qui font l’appartenance à une Nation ou à un groupe identitaire, mais la culture, la religion, et la langue. Ce qui ressemble fort à ce que disent les souverainistes, les identitaires et les opposants à la créolisation à outrance de la France. Et le refus toujours croissant de français de papier. Mais on constate que ce qui est admis à Mayotte dans les laboratoires de sciences sociales parisiens, s’avère d’un racisme et d’une discrimination une fois appliqué sur le sol métropolitain.

On entend déjà certains crier au colonialisme ! Pour un territoire qui ne cesse de revendiquer son appartenance à la Nation.

Le plus beau des démentis à cette zélote universitaire, et même la gifle reçue, est que cinquante-neuf pour cent des mahorais ont voté pour Marine Le Pen aux dernières élections présidentielles plutôt que Mélenchon ou Macron. L’adhésion à certains principes, lois ou mode de vie ayant plus de force que n’importe quelle origine ethnique.

Le problème est d’autant plus délicat que les dirigeants comoriens sont actuellement à la direction de le Présidence Africaine. Soutenus par la Chine et l’Arabie Saoudite.

Il sera bientôt révélateur de savoir comment la France va résoudre ce problème (qu’elle rencontre par ailleurs avec d’autres réglementations, celles de l’Europe), en matière de respect des règles de la République, d’expulsion de clandestins et de droit du sol inconsidérablement donné à Mayotte mais aussi au plan métropolitain.

Ce débarquement dans l’île ressemble en fait, en miniature, à toutes les déclarations d’intentions, concernant les territoires perdus de la République en Seine Saint Denis ou dans les milieux urbains un peu partout en métropole.

Récupérer les territoires oubliés de la République, oui, mais sur tout le territoire. Perdre la face à Mayotte serait d’un présage inquiétant dans le bal des élégances des prochains Jeux Olympiques.

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28 Avril


à Bernard :


Avec toutes ces lectures qui arrivent en avalanches, je me force à rentrer tôt l’après-midi, car la journée ne fait que commencer, rythmée par lesdites lectures, puis la caravane des sioux de 17 h que je ne trouve pas le temps de mettre de l’ordre dans mes travaux.
Trouver un hôtel à Milan est un exercice ! Une ville inabordable. On fera avec pour 2 ou 3 nuits. Pour les lacs c’est plus facile. Mais ce doit être comme St Trop en plus au coude à coude. La rançon de la beauté tranquille sur miroir d’un monde ancien. Enfin Liszt et Marie d’Agoult y ont fait des noces faussement improvisées et réellement scandaleuses. Schumann n’aurait pas osé. Quand je pense qu’il a quémandé la Clara pendant des années à son père (jusqu’à lui faire un procès : tu penses, le père ne voulait pas lâcher sa virtuose de fille…) alors que Liszt l’aurait emballée sans permission. L’abbé Liszt ! Un autre monde je te dis. Bellaggio, maintenant on doit y trouver des touristes bedonnant en short qui se demandent pourquoi ils sont là, des asiatiques qui posent avec leur soupirant qui rampent pour le meilleur cliché sur fond de coucher de soleil.

Enfin, Il y a 2 séries de peintures que je ne t’ai pas envoyées (elles datent de la fin de l’année dernière, donc elles ont eu le temps de sécher). Pas numérotées surtout. Le choix est difficile, certaines sont très proches les unes des autres. Le but n’est pas de noyer le site de toutes les esquisses.
Je te laisse d’abord organiser le photo/poème
Juli Turner et moi , puis quand tout sera sur le site ce sera les nouvelles peintures.

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29 Avril


à Jacques Attali :


Cher Monsieur,

Je viens de parcourir, sans encore être entré plus dans le détail, votre ouvrage "les chemins de l’essentiel". Comme j’avais, dans les années 70, lu avec grand intérêt votre ouvrage "Bruits".
Votre livre est d’une structure tout à fait remarquable dans le sens où il touche les domaines les plus essentiels de la culture (Littérature, Musique, Cinéma etc.) et se présente comme un sorte
"d’air du catalogue",
ce qui saisit le lecteur, comme on se prend à être particulièrement attentif lorsqu’on regarde une liste, cherchant si ce qu’on espère s’y trouve (son nom dans une liste de résultat du bac, par exemple).
Vous avez évité par-là les phrases inutiles, les contorsions dialectiques et les démonstrations impérieuses.
Je me suis particulièrement arrêté à la partie musicale, et j’ai dû attendre bien longtemps pour voir figurer le nom de Debussy (72° position) pour Pélléas et Mélisande dont vous semblez ne pas encore avoir vraiment subi les fascinations. Il est vrai que même chez les professionnels de l’art lyrique, certains sont toujours restés sur la touche. J’avoue que j’en ai été à la fois surpris et en même temps déçu. D’autant plus que pas même "La Mer", ou aucune autre œuvre de ce compositeur n’est mentionnée. Compositeur dont Boulez disait (avec toujours un sens aigu de la partialité) qu’il était le seul compositeur français réellement universel !

Voilà, votre ouvrage m’a donné envie de formuler pour moi-même ma propre liste des cent ouvrages musicaux où, par compensation, Debussy viendrait se placer en haut de la liste.

En espérant que mon courrier ne vous aura pas paru trop long, recevez Monsieur, les souhaits que votre livre rencontre ceux qui cheminent vers l’essentiel.

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à Bernard :

On a fini de boucler ce soir le montage hôtelier pour Milan et les lacs.
Finalement on restera une dizaine en tout. On verra même les îles Borromées.
C’est fou la qualité des hôtels à cet endroit de l’Italie. Certains vivent au rythme nonchalant du début XX°, de Thomas Mann ou de Zweig.
On est déjà reposé avant de partir, à voir ces surfaces lisses au pied des montagnes. Souhaitons le soleil. Un voyage en Italie sans soleil…
Je prépare de quoi écrire.

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1 Mai


Jacques Attali :


Je vous remercie.

Parfois, en lisant mon livre, au lieu de découvrir des œuvres qu’on ne connait pas, on cherche à se rassurer en y cherchant celles qu’on connait….

Amitiés

C’est assez drôle. Est-il sûr que je n’ai pas eu connaissances de toutes les œuvres dont il parlait ? Thélonious Monk, l’album blanc des Beatles, Woodstock ou Tchaïkovski ? et Rachmaninov qui revient si souvent ? Et celles qui me semblent plus futiles ?

En tous cas, il m’aura répondu. Méprisamment, mais répondu…  J’ai omis de lui dire que j’étais passé une semaine avant lui à Ménerbes cet hiver, quand il devait y donner une conférence.

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2 Mai


L’AIR DU CATALOGUE

(sans aller jusqu’à « mille e tre »


Mon air du catalogue n’aura pas la même signification que celle qu’en a donnée Jacques Attali. Celui-ci a dressé une liste (d’où ce rangement en forme de catalogue que je me plais à dresser à mon tour) de ce qui lui paraît être l’essentiel dans la création musicale. Il aura pris soin de numéroter de « un à cent » les œuvres et les compositeurs de son goût personnel. Passant par les dix essentiels, puis une liste de trente (les seconds couteaux) et les serres files si je peux m’exprimer ainsi, la queue de comète dans l’ordre décroissant d’un chemin menant à l’essentiel.

Je procèderais autrement. Il me paraît vain, sinon impossible, d’ordonner sur une si grande brassée de noms et d’œuvres, un classement vertical rigide, où passé les quelques grands noms de l’histoire de la création musicale universelle le reste se perd dans le flou de l’indifférenciation. Parce que entre la quarante septième position et la quarante huitième, l’ordre pourrait bien s’inverser sans qu’on n’ait rien à redire.

Je conserve, par contre, le critère quantitatif : cent compositeurs. Dont je donne si nécessaire un ou plusieurs exemples d’œuvres. Mais sur cette centaine, ce sont les compositeurs qui font partie de mon univers qui seront retenus, peu importe dans quel ordre, si ce n’est que Debussy vient toujours spontanément en premier.

Je ne tiendrais donc pas compte d’une classification selon l’importance supposée de valeur décroissante, et je ne m’écarterais pas trop d’un choix de valeur historique qui s’impose réellement par la pérennité de leur diffusion continue.

J’ouvre et ferme rapidement une parenthèse « jazz » à laquelle j’ai intensément sacrifiée à mes dix-neuf ans (Coltrane, Albert Ayler, Pharoah Sanders, le free jazz en général des années 60) et passée sur le champ de ma sensibilité comme elle était apparue.

Je prends le risque, dans ce catalogue, de la subjectivité, laissant par option hors champs les domaines de la Variété et des musiques par trop tributaires de l’industrie du disque et de son vent porteur : Kant disait dans « la Faculté de Juger » : « il y a des musiques qui n’ont d’autre but que de donner du plaisir, d’autres d’élever l’esprit ». Je me suis resserré sur la seconde vision des choses, n’excluant pas de fréquenter ces musiques qui « élèvent », avec plaisir. Donc,


Claude DEBUSSY : L’œuvre pour piano, l’intégrale prise en bloc indissociable. Monument auriculaire, marqueur de la modernité à l’orée du XX°, tout autant que cheval de bataille et épine dorsale de toute musique pour le piano des interprètes de Mozart à Stockhausen.

(Pour les grands cycles – Préludes, Etudes, Images–  les versions de Gieseking, Henkemans, Werner Haas, Marcelle Meyer, Claudio Arrau, ou pour des prises de sons plus récentes, Barenboïm, Planès, François Chaplin ou Pierre-Laurent Aimard. La liste n’est pas exhaustive. Michelangeli est un cas à part qui fait l’unanimité auprès de certains, pas de moi.

« La Mer » qui condense discrètement tous les possibles symphoniques dans un vaste triple mouvement panthéiste tel qu’on pourrait le concevoir avant la présence de l’homme sur terre. Le ciel donne l’impression de se fissurer en s’ouvrant dans le mouvement final du « Dialogue du vent et de la mer ». Une sorte d’absolu de la musique pour orchestre.  

(Celibidache, Barbirolli, Ansermet, dans ces cinquante dernières années- Boulez pour la plus-value sonore).

Et « Iberia », dont Falla disait « Et dire qu’il n’a jamais même mis les pieds en Espagne ». « Jeux », l’ultime chef d’œuvre dont Boucourechliev dit qu’il est d’une chimie inanalysable …

Mais tout commence avec le « Prélude à l’Après-midi d’un Faune » … (« l’argonaute de la musique moderne » -Garcia-Lorca).

Sans oublier le mystique et tout autant sensuel Martyre de Saint Sébastien, porte entrouverte à une musique sacrée qui aurait pu franchir le seuil …

« Pélléas et Mélisande », (Roger Desormière dans l’absolu – sinon Baudo, Abbaddo pour plus de confort sonore), l’opéra qui rompt avec les traditions du XIX° et, partant de Wagner, ouvre toutes les perspectives du XX° siècle. Qui rejoint à quelques siècles d’intervalle, le « stile representativo » de


Claudio MONTEVERDI, créateur du genre, avec l’Orfeo et qui compose encore à soixante-quinze ans le miracle du Couronnement de Poppée. On est passé de la fin de la Renaissance au premier baroque. Comment ignorer le Combat de Tancrède et Clorinde ?  (Villazon), ( L’Orfeo : la version de Jürgen Jurgens pour son trio vocal insurpassé –Nigel Rogers, James Bowman, Alexander Malta).

Les Vêpres de 1610 (version Garrido). On croirait voir s’ouvrir l’espace, la gloire et les ors de Venise.


J.S. BACH , souvent le versant le plus abstrait : l’Art de la Fugue (Marie-Claire Allain), ou le Clavier bien tempéré (Sviatoslav Richter, Edwin Fisher), de préférence aux Suites d’orchestre ou aux Brandebourgeois. Les Variations Goldberg par Glenn Gould (mais il n’est plus seul aujourd’hui), Koroliov, Andras Schiff, Beatrice Rana ou Alexandre Tharaud, des kyrielles d’autres, tant l’œuvre se prête à recréation. Au piano ou au clavecin, et même en quatuor à cordes (pour l’Art de la Fugue, quatuor Amadeus) …

La « Passion selon Saint Matthieu » (Gustav Leonhardt, Nikolaus Harnoncourt). La Saint Jean par Sigiswald Kuijken.

La Messe en si mineur (Harnoncourt ou Gustav Leonhardt entre mille autres mais aussi Klemperer, grandiose et intemporel, avant la révolution des baroqueux).

L’immense corpus pour orgue, un des domaines majeurs du compositeur par Michel Chapuis sur différents orgues du nord de l’Europe. Considéré comme « L’ancien Testament » du clavier. Les sonates de Beethoven étant le Nouveau.


Ludwig van BEETHOVEN : Les dernières sonates pour piano (Kovacevitch aujourd’hui, Kempff, Arrau, Yves Nat, Schnabel, Brendel, les grands anciens, les divins dinosaures). Les derniers quatuors à cordes, auxquels s’ajoutent le septième que j’ai le plus écouté de tous. Par l’incomparable quatuor Busch, malgré son âge, il reste plus diaphane que n’importe quelle autre formation. La musique qui ne nécessite plus même d’oreille, mais les battements du cœur, les pulsations du silence. La Grande Fugue du seizième rejoint les grandes abstractions de Bach, presque titubantes, écorchées, à vif.

Les symphonies, bien sûr… la 5 (Furtwangler s’il n’en faut qu’une. Idem pour la 7).


Olivier MESSIAEN : « Saint François d’Assise » résume l’œuvre d’une vie (version de Seiji Ozawa, créateur de l’œuvre en 1983).

Et puis, dès avant-guerre, les « Vingt regards sur l’Enfant Jésus », première somme pianistique, avant le « Catalogue d’Oiseaux » (Yvonne Loriot), la théologie et les chants d’oiseaux comme sources majeures de l’inspiration du compositeur. Les « Neufs méditations sur le Mystères de la Sainte Trinité » pour l’orgue (Marie-Claire Allain), « Les Corps Glorieux », la « Messe de la Pentecôte », « Le Livre du Saint Sacrement » (André Isoir).

Et puis des Canyons aux étoiles, œuvre orchestrale gigantesque. Le seul compositeur dont on a donné le nom à un mont aux Etats-Unis : Mont Messianax !


Pierre BOULEZ : son seul nom est synonyme de « musique contemporaine » (en négatif). Mais qui, à l’énoncé de ce nom, pourrait citer une de ses œuvres parmi ses contempteurs ?

Du Marteau sans Maître à Dérives 2, le plus grand raffinement qui masque le plus aristocratique lyrisme. Ou l’inverse…

Pli selon Pliet Répons sont peut-être les deux sommets, d’une part, de son écriture couronnant les années cinquante/soixante, d’autre part, celle qui, aujourd’hui, inclut l’informatique musicale au sein d’un dispositif instrumental traditionnel.

A propos de « Répons », on a dit : « le monde musical est composé de ceux qui ont entendu au moins une fois cette œuvre dans les conditions optimales du concert, et ceux qui n’en ont pas fait l’expérience ». Ce qui révèle par-là l’importance de la dimension acoustique dans une œuvre que l’enregistrement ne peut qu’imparfaitement rendre. Répons relevant tout à la fois de l’incantation occidentale où on ne l’attend pas, et de la mystique balinaise ! Toutes ses œuvres ont été dirigées par le compositeur, parfois plusieurs fois.

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L’ARCHIPEL DES POLYPHONISTES DU XVI° siècle


JOSQUIN DES PREZ : « le prince des musiciens ». Dix-huit messes, des Motets et des chansons françaises et italiennes. Il a rayonné dans toutes les cours d’Europe, de Louis XII à Rome, en passant par Ferrare.

Peter Philips et ses « Tallis Schollars » ont enregistré la quasi intégralité de ses messes et beaucoup de ses motets (notamment Miserere Mei Deus, De Profondis), Dominique Visse et l’« Ensemble Clément Janequin », les chansons françaises.

Manfred Cordes brille particulièrement dans le De Profondis et le Miserere.


Antoine BRUMEL : quasi inconnu aux yeux du grand public, sa messe « Et Ecce Terrae Motus » (« messe du tremblement de terre »), au-delà de la perfection formelle de l’écriture polyphonique, est une œuvre qui tire les larmes à chaque audition. Un miracle. (Les « Tallis Schollars », mais aussi une version avec Dominique Visse et « l’ensemble Janequin » qui double la polyphonie vocale d’un ensemble de cuivres -saqueboutiers de Toulouse-).


Roland de LASSUS : le musicien universel, comme Josquin, rayonnant de France et de Flandres, jusqu’à la Cour de Munich et en Bohême. L‘âge d’or de la polyphonie avec son exact contemporain, Palestrina. Au-delà des messes, des dizaines de chansons françaises, italiennes et de lieder allemands, c’est la naissance des grandes fresques musicales qui commencent : « Les Psaumes de David » (« de la Pénitence »), « Les Lamentations de Jérémie » ou « Les Larmes de Saint Pierre ». Quelqu’un aurait dit de lui, le Shakespeare de la musique. De Josquin, le Michel-Ange… ?

(Paul Hilliard pour les Psaumes, Bruno Turner pour le Requiem à 5 voix, Philippe Herreweghe pour les Lamentations et les Larmes de St Pierre. Manfred Cordes pour les Prophéties des Sibylles)


Tomas Luis de VICTORIA : probablement le plus grand compositeur espagnol de tous les temps. Il figure naturellement dans ce florilège des polyphonistes de l’Age d’Or. Son Requiem ne saurait être mieux illustré que par l’immense fresque de Greco, son contemporain, et son « Enterrement du comte d’Orgaz ». C’est dire la largeur et la profondeur de la composition. (Les Tallis Schollars). Et puis l’intégrale de « l’Office de la Semaine Sainte » par Jordi Savall.

Il y a un peu de parfum de Thérèse d’Avila dans son œuvre.


Thomas TALLIS : le Motet « Spem in allium », motet polyphonique à quarante voix réelles (chacune chantant une partie soliste simultanément !). A lui seul il aurait fait la grandeur de ce compositeur catholique dans l’Angleterre du XVI° siècle. Un cycle complet des « Lamentations » et de Motets par les « Schollars » de Peter Philips.


Cristobal de MORALES, l’autre grand d’Espagne. Tout aussi suave et austère que son contemporain Victoria. « Requiem à la mémoire de Philippe II », par le Gabrieli Consort de Paul Mac Creesh.


PARENTHESE

En remontant vers le haut du Moyen Age, je salue la lignée de ceux qui ont permis cet âge d’or polyphonique : Guillaume DUFAY, sa messe, « Si la Face est Pale », ses chansons immémoriales qui fibrent dans l’inconscient, un collectif imaginaire. Guillaume de MACHAUT et la première messe (Messe de Notre-Dame composée en 1365) aux liens organiques entre les différents mouvements musicaux soudant les rituels de l’office, faisant ainsi accéder la messe à un genre artistique en soi.

Dans des versions très différentes, celle de l’Ensemble Gilles Binchois, et celle, singulière, de Marcel Pérès qui utilisa des chanteurs amateurs corses ( ! ) ne pratiquant habituellement que le répertoire ancestral de leurs montagnes de bergers.

Résultat miraculeusement hasardeux, ou coup de génie de Marcel Pérès ?


Et puis les débuts, les tout débuts de la polyphonie savante occidentale, sur lesquels on puisse poser un nom, les « conduits et organums » de l’Ecole de Notre-Dame et ses deux représentant qui traversèrent les âges, LEONIN et PEROTIN (dont Steve Reich a dit s’être influencé dans la démarche hypnotique de sa « Musique pour 18 »). Ecole féconde et base de toute polyphonie qui essaimera en Europe.

(Paul Hillier et son Ensemble).


POUP CLORE L’ARCHIPEL


Carlo GESUALDO, prince et meurtrier jaloux pour la biographie. Un monolithe sans descendance, à cheval entre la Renaissance et le premier baroque. Solitaire et éternellement toujours jeune et indémodable dans les sensibilités au travers des siècles. Stravinsky fit une sorte de Tombeau commémorant les cinq siècles de sa naissance. Ses dissonances sont encore sensibles à nos oreilles du XXI° siècle.

Pierre Boulez le programmait à côté de Stravinsky ou Webern dans les concerts du Domaine Musical des années cinquante, c’est dire…

Les Madrigaux (Marco Longhini), et les Répons des Ténèbres par l’ensemble A  Sei Voce.

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Heinrich SCHUTZ : avec lui, c’est un peu la naissance de la musique allemande.  La polyphonie du XVII° siècle sur les thèmes des Passions (il a fait les quatre évangélistes !) avec des récitants qui utilisent quasiment les mélismes naturels du chant grégorien et des inflexions annonciatrices déjà des récitants des Passions de Bach. (Manfred Cordes).

Les Petits Concerts Spirituels, les Psaumes de David et les Histoires sacrées (toujours Manfred cordes et René Jacobs pour les Petits concerts spirituels).


Jean-Baptiste LULLY : à lui seul, c’est Versailles transposée dans le monde des sons. Et pas seulement la pompe. La grâce, la fougue et la délicatesse, le soyeux des élans de l’âme (le Sommeil d’Atys).

Si je devais ne retenir qu’une œuvre, ce serait évidemment Atys, surnommé l’opéra du roi. La raison en serait plutôt que j’ai eu le bonheur d’assister en 1987 à l’exhumation de l’œuvre à Montpellier, par les Arts Florissants dirigés par William Christie, le défricheur infatigable. C’était ce jour-là, comme si on avait assisté, dans les conditions versaillaises de ce temps-là, à la création même de l’œuvre dans le théâtre en bois de la Place de la Comédie….


Marc-Antoine CHARPENTIER : successeur de Lully durant la fin de règne de Louis XIV, on lui doit quantité d’Histoires sacrées et deux ouvrages lyriques essentiels : Médée (William Christie) et David et Jonathas (Michel Corboz et William Christie). Trois Leçons de Ténèbres (René Jacobs).


Jean-Philippe RAMEAU : Pour les œuvres pour clavier, Marcelle Meyer a laissé un témoignage définitif d’une quasi intégrale. Et puis parmi tous les chefs-d’œuvre lyrique, celui que je continue d’aimer plus que les autres : « Castor et Pollux » que dirigeait Harnoncourt dès les années soixante, dans un revisité historiquement informé de l’instrumentation et des ornements, rendant Rameau à son soleil et son génie.

Et puis comment ignorer Platée, la Grenouille que les flatteurs réussirent à la faire se croire belle ? (Hans Rosbaud au Festival d’Aix en 1956 pour y ouïr le génie de Michel Sénéchal dans le rôle-titre. Pour une version plus confortable d’écoute, celle de Marc Minkowski).


François COUPERIN : C’est à la fois une certaine manière de sentir, une mélancolique et poétique peinture du XVIII° siècle, Watteau transposé en sons. C’est aussi l’apogée de la musique de clavecin. S’il est envisageable de jouer Scarlatti, Bach ou Händel au piano, il est difficile de priver Couperin du timbre du clavecin. Mais Alexandre Tharaud a réussi ce petit miracle !  Et la divine Marcelle Meyer.

Quatre « Livre pour clavecin » augmentés de l‘Art de Toucher le clavecin. Répartis en vingt-sept Ordres, c’est-à-dire en 27 Suites de danses (comme celles de Bach ou celles en usage au 17° et 18° siècles), mais qui chez Couperin portent des noms énigmatiques (Les Barricades Mystérieuses, la Tic Toc Choc, la Logivière ou le Carillon de Cythère). Deux cent trente-trois pièces constituent ce trésor.

En miroir de ces œuvres pour le clavier, deux messes et surtout les trois Leçons de Ténèbres, apogée du genre.

Pour le clavecin : Blandine Verlet, Kenneth Gilbert ou Olivier Beaumont.

Pour les Leçons de Ténèbres : Alfred Deller ou Christophe Rousset avec Véronique Gens et Sandrine Piau. James Bowman et Michael Chance aussi.

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UNE PLEIADE D’ORGUES


Louis COUPERIN, injustement dans l’ombre de François le Grand. Les œuvres d’orgues sont à ranger dans l’âge d’or de l’orgue classique. (L’intégrale par Davitt Moroney (à l’orgue de Saint Michel en Thiérache) ; Il a aussi laissé de magnifiques Suites de clavecin.


Nicolas de GRIGNY (les deux messes et les Hymnes, André Isoir).


Jean TITELOUZE à l’orgue de l’église de Bolbec, dans son intégrale par Alan Bates.


FRESCOBALDI et ses Fiori Musicale, ses Ricercare.

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Antonio VIVALDI : Le monument vénitien. La moindre de ses notes et de ses harmonies sont le reflet de la cité lagunaire. Ses concertos pour violon en priorité (Chez Naïve, avec différents violonistes suivant les cycles de six chacun) et un opéra emblématique parmi les dizaines qui viennent d’être redécouvert et conservés à la Bibliothèque universitaire de Turin, Orlando Furioso (Horne, De los Angelès, Valentini-Terrani, dirigé par Claudio Scimone). Et puis le Couronnement de Dario par Gilbert Bezzina avec une distribution de rêve (Henri Ledroit, Gérard Lesne, Dominique Visse, Isabelle Poulenard et Agnès Mellon).


Wolfgang Amadeus MOZART : Avec Haydn, son seul nom incarne la période classique. « … idée musicale incarnée dans sa forme adéquate consubstantiellement » aurait pu dire Hegel qui l’ignorait.

Allant droit au but on pense à Don Giovanni (version Joseph Krips, Giulini), mais aussi à la Flûte Enchantée (Karajan 1952).

– Le seul film de Bergman que les cinéphiles semblent ignorer, alors qu’il a révélé le lyrique à toute une génération – …

Cosi Fan Tutte (Karajan, Böhm). Les Noces de Figaro (Karajan, Erich Kleiber)

Le Requiem est l’œuvre la plus enregistrée, souvent la plus citée (Herreweghe, Marriner).

Et puis, il y en a pour tous les genres : symphonies, quatuors, piano, concertos pour piano (les 20, 23, 25 surtout, Brendel, Gieseking, Fischer, Gulda).

Que n’a-t-on dit de ce compositeur au nom tenant en deux syllabes ? Il personnifie à lui seul la musique « classique » dont même ceux qui ne l’écoute pas connaisse le nom. Avec Beethoven et Bach…


Joseph HAYDN : Les deux oratorios, La Création et les Saisons (Karajan ou Harnoncourt). Les symphonies Londoniennes et les Symphonies Parisiennes (Jochum, Beecham, Bernstein ou Dorati) ; Les quatuors à cordes (quatuor Festecics ou quatuor Kodaly, ou Amadeus).


Franz SCHUBERT : mort à trente et un ans. Il fait partie des foudroyés de l’histoire du genre, Pergolese, Mozart, Grigny etc. Laissant tout de même plus de cinq cent lieder. On trouvera suivant l’humeur, l’heur et le bonheur, la tristesse qui va avec, l’existence même du vent qui passe, l’humanité fragile.

Deux cycles monumentaux, « le Voyage d’hiver » et « la Belle meunière ». Un cycle posthume « Le chant du cygne » (Fischer-Diskau pour toujours, et Christian Gerhaher aujourd’hui) Chez les femmes, Lotte Lehmann, Kathleen Ferrier pour toujours, Seefried, Ludwig, Della Casa (Salzbourg 57 !) et toutes celles que j’aime suivant le caprice !).

La douleur, la grâce et l’ineffable du quintette en ut à deux violoncelles. (S’il devait ne subsister qu’une œuvre…) -(Casals et le quatuor Vegh)-.

Le second trio avec piano (Istomin, Rose et Stern).

Puis les sonates pour piano, la 784, 959, 960 du catalogue Deutsche (Arthur Schnabel, Wilhelm Kempff, Radu Lupu, Brendel, Christian Zacharias et surtout Gilels pour la 784).


MENDELSOHNN se rattache à mon univers par son seul Octuor à cordes. Mais comme il est entré tôt dans ma vie d’auditeur, il y a sa place gravée, indélébile (Quatuor Janacek et quatuor Smetena, indispensable).


Robert SCHUMANN : La Fantaisie en ut pour piano condense le meilleur du compositeur (Clifford Curzon à Salzbourg en 74, mais aussi tous les poètes du piano, Arrau, Brendel, Argerich, Richter. Quels regrets que ni Samson François, ni Alfred Cortot n’en aient laissé traces).

Les Etudes symphoniques (Richter), les Scènes d’Enfant (la rêverie surtout), le Carnaval pour le piano (Michelangeli), et mille épanchements du cœur au coin des rêveries…

Les Amours du Poète, la Vie et l’Amour d’une Femme parmi les cycles de lieder, et des poignées éparses au gré des interprètes (Gérard Souzay, Kathleen Ferrier, Fisher-Diskau, Christian Gerhaher, Irmgard Seefried, Christa Ludwig etc.)

La Première symphonie (Printemps) et la troisième symphonie (Rhénane) parce qu’elle a été inspiré par l’entrée à la cathédrale de Cologne (bigre…) –Karajan- Sawallisch-

Les quatuors et quintette avec piano (Isabelle Faust, Jean-Guihen Queyras…)


Johannes BRAHMS : suivant naturellement la lignée des romantiques allemands, bien que je le situe déjà dans le néo-classicisme, comme son prédécesseur Schumann.

Sa musique de chambre et ses lieder concentrent le meilleur d’une œuvre qui répond à tous les genres. Les interprètes, innombrables, se bousculent pour l’enregistrer (les historiques Quatuor de Budapest, Rubinstein, Kempff, Backhaus, Fisher-Diskau).


Hector BERLIOZ : La Damnation de Faust a été le pain quotidien de mes vingt ans. Pour le lyrisme, pour la singularité d’un génie solitaire incompris de son temps. Il en est encore qui lui reprocherait ses fautes d’harmonie. Comme des nains envient la taille des géants. Mais aussi son Requiem (Munch avec la Radio bavaroise), sommet du genre de l’époque romantique, plus encore que celui de Verdi. Et puis il est le renouveau de la mélodie française qui ira de Gounod à Fauré et tout le lignage qui viendra loin dans le siècle.

Pour la Damnation, la version Markevitch avec l’orchestre Lamoureux surpasse tout le monde depuis toujours.

« Le songe d’Hérode » qui prélude à « l’Enfance du Christ » est un sommet romantique, un équivalent sonore aux plus grands péplums et à Shakespeare (si ceux-ci avait leur « enfance du Christ »). Munch a été inégalé.


Richard WAGNER : L’autre géant. L’autre grand lyrique qui a convaincu un Prince d’établir un Temple exclusif dévolu à son art et à lui seul sur la colline de Bayreuth. Ce que même les pharaons n’ont su réaliser de leur vivant. Le chef d’œuvre, pour les musiciens, Tristan et Isolde et son irrésistible Acte II. Parsifal, pour les initiés et les gardiens du temple…Et puis, la Tétralogie, saga basée sur les mythologies du Nord.

Privilégier les enregistrements de Bayreuth qui sont légions. Les enregistrements publics londoniens ou du Met de New-York durant la Seconde guerre. C’est l’âge d’or du chant wagnérien (des années trente il s’est poursuivi jusque dans les années 60 grâce à certaines voix féminines, Rysanek et Nilsson…) Melchior et Flagstad sont irremplaçables dans Tristan, avec Beecham et Reiner (1936, 1937). Parsifal par Knappertsbusch (de 56 à 64 à Bayreuth…) et les quelques Toscanini qui existent (RCA) en cinq cd.


Georges BIZET : Carmen a assuré la gloire de l’œuvre. Mais pas du compositeur qui mourut à trente-sept ans, l’année même de la création de son opéra. La version Beecham de 1959 est toujours de la plus grande homogénéité dans tous les rôles. Les Pêcheurs de perles (Pierre Dervaux) aussi lyrique que Carmen, avec toujours Ernest Blanc, Nicolaï Gedda et Janine Micheau.


Giuseppe VERDI : l’autre versant lyrique opposé à Wagner. Le versant latin. Il n’est pas tout à fait dans mon univers mais on peut, à coup sûr mettre au sommet, Otello et Falstaff, chefs d’œuvre composés à la fin de sa vie. L’histoire des œuvres de Verdi se confond avec l’histoire de l’art lyrique, comme pour tous les compositeurs italiens du XIX° siècle. On peut citer Mac Beth pour compléter la trilogie, mais qui ne connait au moins les sonneries de Aïda ou le brindisi de Traviata ? Les verdiens citeront encore le chapelet entier des ouvrages de jeunesse. Nous ne les suivrons pas jusque-là.


Giacomo PUCCINI : un lyrisme irrésistible. Mes préférés : Madame Butterfly, Turandot. C’est dans le déploiement de ses grandes courbes mélodiques que les Callas, Rysanek, Nilsson, Scotto, Olivero et toutes les divas du siècle ont su donner relief à leur génie dramatique.


Henri DUPARC : Douze mélodies assurent à travers lui l’éternité de la mélodie française. Dont Phydilé, l’Invitation au Voyage et la Vie Antérieure. (Charles Panzera et Gérard Souzay).


Gabriel FAURE : De même que Brahms, le meilleur de son œuvre est dans la mélodie, la musique de chambre et le piano (Les 13 Nocturnes (Lucas Debargue), les Préludes et les 13 Barcarolles). Son Premier quatuor avec piano – Marguerite Long et le trio Pasquier – est l’un de mes premières amours de musique intime, dont l’usure des sillons justifiaient qu’ont passât au cd. Ses quintettes avec piano et son quatuor à cordes, tardif et unique, sont parmi les sommets de la musique de chambre française.

Le cycle de « L’Horizon Chimérique » – Panzéra ou Souzay – un autre haut sommet. Des mélodies qui se hissent à l’ampleur des mouvements de la mer.


Jusque-là, j’ai suivi assez régulièrement un ordre historique. On peut se perdre sans risques au gré des humeurs avec Leos JANACEK : ces opéras offrent une alternative pour ceux qui n’aimeraient pas la conception lyrique du bel canto ou l’exubérance des effets de poitrine à l’italienne. Je ne sais depuis cinquante ans quel est mon préféré. Peut-être Katya Kabanova. Peut-être la Petite Renarde Rusée. A moins que ce soit Jenufa. Dans les versions idiomatiques de chefs tchèques qu’on écoute les yeux fermés. Ou Charles Mac Kerras.

Pour une première approche la Sinfonieta est généralement couplée avec Taras Bulba (Karel Ancerl). La messe Glagolitique (Ancerl ou Kubelik).


Puisqu’on est dans ce merveilleux pays de musique, Bohuslav MARTINU a couvert toute la première moitié du vingtième siècle. Il a laissé une « Julietta ou la clé des songes » sur un texte de George Neveu, un des rares opéras surréalistes. Mais comme Brahms, comme Mozart, il a composé pour toutes sortes de formations orchestrales ou de chambre. Pour l’orchestre ou pour la voix. Une prolixité à la mesure de son inspiration, large et généreuse.


Antonin DVORAK : Qui ne connait la « symphonie du Nouveau Monde » et le concerto pour violoncelle ? Les interprétations font briller à la fois l’orchestre, le chef et le soliste. Pour le violoncelle Tortelier avec Rudolf Kempe a eu longtemps ma préférence. Mais aussi la Philharmonie Tchèque avec Ancerl ou Tallich.


Bedrich SMETANA complète le quatuor magique de l’histoire de la Musique tchèque : au moins six opéras majeurs. Les trois plus importants : « La Fiancée Vendue », « Dalibor » et « Libuse ». Trois ouvrages qui exaltent le nationalisme local comme autant de fresques lyriques. Dans des versions tchèques merveilleusement vivantes.


MOUSSORGSKY : l’âme de la grande Russie, celle de toujours, l’envers de Tchaïkovsky ou son complément.

« Boris Godounov », l’un des cinq plus essentiels ouvrages lyriques de l’Histoire.  Les versions soviétiques dirigées par Golovanov en 48 et 49, avec respectivement Mark Reizen et Alexander Pirogov dans le rôle-titre. (Des extraits existent avec Chaliapine). Mais aussi la version Karajan avec Ghiaurov et Vienne en 69 pour la plus-value sonore, mais aussi pour le chef. Kovanchina (Melik-Pachaiev), où certaines scènes rivalisent avec le hiératisme de certaines icônes orthodoxes.

Les « Sans soleils » et autres mélodies par Boris Christoff.


TCHAIKOVSKY : je fais partie de ceux qui restent insensibles à ses ballets. Mais les trois dernières symphonies sont au patrimoine de l’univers symphonique. (Mravinsky est indispensable). C’est la face inversée de Moussorgsky, celle d’un russe tourné vers le monde occidental.

Et puis, un îlot dans son extrême production, le trio avec piano reste souvent oublié même par ses admirateurs : Oïstrakh, Kogan, Guilels.


Anton BRUCKNER, l’organiste de Saint Florian qui n’a jamais écrit pour l’orgue. Ses neuf symphonies sont un des corpus les plus grandioses du genre. Les versions de Jochum et Gunther Wand, les yeux fermés.


Ernest CHAUSSON : mort d’un accident de bicyclette en 1899, à 44 ans. Il laisse deux œuvres qui le hissent tout en haut, malgré un catalogue relativement maigre : Le Poème pour violon (Ginette Neveu, ou Christian Ferras, ou Oïstrakh). Et Le Poème de l’amour et de la Mer (Irma Kolassi ou Kathleen Ferrier/ John Barbirolli avec un son malheureusement désastreux). Les mélodies par divers interprètes anglaises qui l’adorent (Felicity Lott, Ann Murray…)


Gustav MAHLER, neuf symphonies également. Et une dixième, inachevée. Au magnifique adagio. Des cycles de lieder. Pour les unes, le choix est multiple. Kubelik, Horenstein, Bernstein, Walter, Abbaddo, Boulez. On peut aussi panacher. Pour les autres, Kathleen Ferrier et rien qu’elle. Sinon, Christa Ludwig, Maureen Forrester, Christian Gerhaher et Fisher-Diskau pour les voix d’homme. S’il devait n’y avoir qu’un enregistrement pour l’île déserte, « Le Chant de la Terre » avec Ferrier et Bruno Walter en 1952.


Richard STRAUSS : le compositeur d’opéras allemands le plus prolixe et le plus important du XX° siècle. Elektra et Salomé pour la fougue et l’audace d’écriture expressionniste du début de siècle (voir les références du Festival de Salzbourg), au Chevalier à la rose au lyrisme mozartien (Carlos Kleiber), en passant par la Femme sans Ombre (toutes les versions avec Rysanek), mais aussi Ariane à Naxos (Böhm), Arabella (Keilberth ou Solti, avec la divine Della Casa), mais aussi les Métamorphoses pour cordes et le très répandu Ainsi Parlait Zarathoustra qui met en lumière son génie d’orchestrateur.

Et puis les lieder : les 4 derniers lieder notamment qui forment un ensemble. Les interprètes féminines se bousculent. Je retiens : Jesse Norman, Lisa Della Casa, Elisabeth Grummer, Lucia Popp, Sena Jurinac et mille autres qui se transcendent dans ce recueil. Et puis Morgen que j’ai si longtemps fait découvrir dans mes classes.


Jacques OFFENBACH : Le Mozart des Champs-Elysées. Il le fut vraiment. Le sourire en musique, la verve et le lyrisme généreux. Une certaine idée de ce que fut la gaité parisienne. Bien sûr, la Belle Hélène (René Leibowitz en 1952, ou en 58, Marcel Cariven avec Maria Murano et une distribution homogène). Dans l’opéra de grand répertoire, les Contes d’Hoffmann (Kent Nagano, l’orchestre de l’Opéra National de Lyon avec Alagna, Van Dam, Dessay, Sénéchal, Bacquier)


Ferenc LISZT : La sonate en si pour piano (une sorte de sommet pour les interprètes) Dans les versions de Cortot (mythique) et Horowitz, pour les légendes du piano transcendant.

Puis les cycles des Années de Pèlerinage (Lazar Berman, Chamayou, Ciccolini), les Harmonies poétiques et religieuses ; les Etudes d’Exécution Transcendante, et personnellement je mettrai l’Urbi et Obi au sommet de son inspiration religieuse à l’égal de sa Légende de sainte Elisabeth et de Christus (Ferencsik). Et les Rapsodies hongroises par Cziffra.


Fréderic CHOPIN : l’autre grand du piano. La virtuosité dissimulée, ou la sensibilité de l’imaginaire. Exclusivement du piano seul, sauf deux concertos. Cortot est irremplaçable. Samson François, dont Kempff a dit un soir de concert « comment jouer mieux Chopin, on ne peut même imaginer). Comme le cheval de bataille est avantageux, les plus grands s’y sont illustrés—Dinu Lipatti, Claudio Arrau, Martha Argerich, Pollini, Joao-Maria Pirès, Christian Zimmermann. Et tant d’autres… dans les Préludes, Etudes, Nocturnes, Ballades et autres Polonaises. Rubinstein pour les Mazurkas.


César FRANCK : La sonate pour violon et piano (Christian Ferras/Pierre Barbizet), le quintette pour piano et cordes (autour de Samson François et le quatuor Parrenin). Les œuvres pour piano : Préludes, fugue et variations, Prélude choral et fugue (Aldo Ciccolini, Jean-Pierre Armengaud).


Charles TOURNEMIRE : L’Orgue Mystique. Un corpus de quinze heures de musique. Trésor inestimable divisé en trois cycles : Noël, Pâques et Pentecôte. Je choquerais peut-être en disant que Tournemire a réalisé pour l’orgue des cathédrales ce que Bach a développé pour le choral luthérien. (Georges Delvallée successivement aux grands Cavaillé-Coll de Sainte Croix d’Orléans, de Saint Sernin de Toulouse, Notre-Dame de la Dalbade de Toulouse et à la Cathédrale Saint Ouen de Rouen)


Maurice RAVEL : Toujours accolé au nom de Debussy et pourtant si différent. Deux face d’un Janus que tout oppose. Ils partagent le fait d’avoir vécu une sorte de troisième apogée de la civilisation française (après le Moyen Age des cathédrales et le Grand Siècle) au tournant du XX° siècle.

Son Bolero est évidemment l’arbre qui cache la forêt. Daphnis et Chloé (Manuel Rosenthal, Boulez), Ma Mère l’Oye (Abbaddo), tout son œuvre d’orchestre de magicien des sons est indispensable. Les deux concertos pour piano (dans la légendaire version de Samson François et Cluytens). Son intégrale pour piano seul par Samson François toujours, et Vlado Perlemuter (surtout Gaspard de la nuit et le cycle de Miroirs). Et puis L’Enfant et les Sortilèges (Maazel ou Ansermet). Et puis Don Quichotte à Dulcinée (Gérard Souzay) et l’ensemble des mélodies (divers interprètes chez EMI).


CHABRIER : La truculence et la discrétion. Je ne parlerai pas de la trop connue España que Poulenc nommait Espagnagna, mais plutôt de l’Etoile, du Roi malgré lui ou de Briséis, ouvrages lyriques entre la comédie musicale et l’opéra à son meilleur qui ne devrait jamais quitter l’affiche des grandes scènes lyriques. Reste son œuvre pianistique qui annonce Ravel, magnifiquement rendue récemment par Alexandre Tharaud et Pierre Barbizet dans l’absolu.


Ottorino RESPIGHI : L’impressionnisme italien. Avec les magnifiques et indissociables Fontaines et Pins de Rome (Toscanini 1951 et 53 ou Constantin Silvestri et la BBC).


Ralph VANGHAN-WILLIAMS : neuf symphonies. Surtout la septième (« Antartique » par Adrian Boult), des concertos et des opéras, notamment The Pilgrim’s Progress, Sir John in Love (John Hickox)


Albert ROUSSEL : « Les Evocations » (Georges Prêtre, avec José van Dam). Les symphonies (Munch, Janowsky). Le Festin de l’araignée, Bacchus et Ariane.


 Les trois nordiques :


Jean SIBELIUS : Les sept symphonies par Paavo Berglund, ou en versions de concert, Colin Davis. Le géant des glaciers.


Carl NIELSEN : L’autre grand Nordique. Aux six symphonies s’ajoutent des concertos et des ouvrages lyriques (la par Jascha Horenstein, les autres par Ole Schmidt et le London Symphonie Orchestra)


Et le plus connu des trois, Edvard GRIEG et son concerto pour piano qui lui assure sa place définitive au répertoire (Simon Rattle et Lars Vogt) ainsi que Peer Gynt dont le lever du soleil à lui seul immortalise l’œuvre.  


Jean CRAS : marin comme Roussel. Inspiré par la mer et surtout par Debussy. Le plus injustement méconnu de cette génération fertile. Polyphème, opéra (Orchestre du Luxembourg, Bramwell Tovey). Quintette à cordes et Quintette pour flûte harpe et cordes, Quatuor à cordes et le Journal de bord pour orchestre (Orchestre du Luxembourg, Jean-François Antonioli)


Les dévaliseurs de banques !!  SCHONBERG, BERG, WEBERN …


Arnold SCHONBERG : « l’inventeur » de la dodécaphonie et du sérialisme. Il a fait peur au monde de la musique. Il demeure un grand architecte et un grand poète des sons.

« La Nuit Transfigurée », Karajan. « Pélléas et Mélisande », poème symphonique (Boulez ou Karajan). « Moïse et Aaron », opéra (Boulez ou Rosbaud). Aussi ardus, les 4 quatuors à cordes (Juilliard). La musique chorale (Boulez). Les Cinq pièces pour orchestre opus 5 (Karajan).


Alban BERG : Wozzeck, opéra (Claudio Abbaddo). La Suite lyrique (quatuor) par les Juilliard.


Anton WEBERN : Tout l’œuvre n’excède pas cinq heures de musique. Indispensable poète. Créé à la manière du haïku, on dit de sa musique qu’elle contient tout un roman en un soupir… Opus 21 pour commencer (Karajan).


L’autre révolutionnaire du XX° siècle. Bien vite assagi dans les années trente pour se complexifier encore au soir de sa vie :


Igor STRAVINSKY : Bien sûr, le « Sacre du Printemps ». (Toutes ses œuvres par lui-même et par Robert Craft ou Pierre Boulez). L’oiseau de feu, Petrouchka, Pulcinella, Le Rossignol, La Symphonie de psaumes, la Symphonie en trois mouvements, Les Noces, l’un des chefs d’œuvre de la première période, l’œuvre pour quatuor à cordes et la dernière période où il se met monumentalement à l’école de Webern avec les derniers monolithes : Canticum Sacrum, Threni et l’inouï Requiem Canticles.


Béla BARTOK : Mikrocosmos pour piano (Gyorgy Sandor ou Claude Helffer). L’œuvre pour orchestre (Boulez). Le Château de Barbe-Bleue, opéra. De multiples approches possibles (Dorati, Ferencsik, Boulez). Les concertos pour piano (Geza Anda, Ferenc Fricsay), le second concerto pour violon par Menuhin et Furtwängler, indépassable.


Georges ENESCO : pianiste, violoniste virtuose, compositeur. On lui doit l’opéra Œdipe, un chef d’œuvre rarement joué, sauf en Roumanie (version Foster avec José van Dam dans le rôle-titre). La troisième sonate pour violon est « un trésor de la musique occidentale » disait Antoine Goléa (version des frère et sœur Menuhin). J’ajouterai dans le trésor, l’octuor à cordes composé à l’âge de dix-neuf ans (par un ensemble roumain, ou en version récente par Hilde Frang).


Serguei PROKOFIEV : Le concerto pour violon n° 1 (Stoïka Milanova), ses trois concertos pour piano et ses neuf sonates pour piano (Gyorgy Sandor) mettent en lumière le don mélodique et l’aisance rythmique qui habitent ses compositions. Il est aussi l’auteur de Guerre et Paix, vaste fresque lyrique (Rostropovitch) d’après l’œuvre de Tolstoï. Ses cantates, Alexandre Nevsky et Ivan le Terrible (Claudio Abbado) le rapproche des épopées de Eisenstein.


Les grands d’Espagne :


Manuel de FALLA : Ses Nuits dans les jardins d’Espagne », son chef d’œuvre. Les versions se bousculent (ma préférence irait à Gonzalo Soriano avec Ataulfo Argenta, mais on a aussi Marcelle Meyer avec Mario Rossi).

Il a laissé un inachevé testamentaire, « l’Atlantida » (Ernesto Halffter). Puis ses ballets, le « Tricorne » et « l’Amor Brujo » (Josep Colomb), autant le premier est clair et lumineux, autant le second est flamenquiste et brûlant. Et aussi les « Tréteaux de maître Pierre », sorte de Don Quichotte pour théâtre de marionnettes. Pour piano, la Fantaisie Bétique résume à elle seule l’âme de l’Espagne (Nikita Magaloff).


Isaac ALBENIZ : le grand cycle « Iberia », somme pianistique du XX° siècle où chaque accent est noté, chaque détail est nécessaire. Version d’Alicia de la Rocha et de Rafael Orozco, mais aussi d’Estéban Sanchez. C’est toute l’âme d’Espagne également indissociable de celle de Falla et comme son complément. Il a composé un « Merlin » wagnérien que tout le monde ignore hélas !


Enrique GRANADOS : les « Goyescas » et les « Danses espagnoles » par Alicia de la Rocha. Le troisième grand d’Espagne de ce début du XX° siècle.


Federico MOMPOU : Le maître de la petite forme, un des plus grands poètes du piano. La fluidité même du silence musical. L’intégrale de l’œuvre existe sous les doigts du compositeur. Une autre plus récente par Josep Colom et celle de Jordi Maso. On ne peut ignorer le récital d’Arcadi Volodos (s’il n’y en avait qu’un !) et ceux de Marina Staneva et Stephen Hough. On retiendra en priorité Musica Callada.

…………………..

Arthur HONEGGER : « Le Roi David » (Charles Dutoit), merveille d’un compositeur trop négligé aujourd’hui. Symphonies 2, 3 et 5 (Munch, Karajan). Jeanne au bûcher, oratorio (Serge Baudo)

La Danse des Morts(Munch, Jean-Louis Barrault, Charles Panzera inégalés).


Darius MILHAUD : Le plus prolixe de tous les compositeurs. Plus de 500 numéros d’opus. Peu de plomb dans les pépites d’or. Le Bœuf sur le toit, La Création du monde (Kent Nagano), la Suite Provençale (Serge Baudo) pour les œuvres à portée de main. Parmi les opéras, Bolivar et Maximilien, Christophe Colomb (Manuel Rosenthal). Le corpus des 18 quatuors à cordes (dont le 1 est dédié à Cézanne son voisin provençal –Quatuor d’Aquitaine-).

Œuvre généreuse et abondante dans laquelle les rythmes polytonaux et brésiliens ne manquent pas.


Alexandre SCRIABINE : comme Chopin dont on le rapproche souvent, il compose surtout pour le piano (Préludes, Etudes, Sonates). Guilels et Richter en sont les meilleurs défenseurs, mais aussi Sofronisky. Pour l’orchestre, le Poème de l’extase et le concerto pour piano (Boulez)


Francis POULENC : le plus profond et le plus badin des compositeurs, entre « moine et voyou ». Les mélodies sur les poèmes d’Eluard et d’Apollinaire par Pierre Bernac, le diseur attitré, le génie de la mélodie française. Puis les Mamelles de Tirésias, l’extraordinaire concerto pour 2 pianos, celui pour orgue, la suite champêtre, la sinfonietta, les œuvres chorales pour la face austère et spirituelle (Figure humaine (poème d’Eluard), 4 Motets pour un temps de pénitence, Laudes de St Antoine de Padoue, un Gloria et un Stabat Mater, une Messe en sol qui donnent la main aux polyphonistes du XVI° siècle. Le sommet de l’œuvre étant les Dialogues des Carmélites (Pierre Dervaux avec Denise Duval, l’interprète de prédilection, et Régine Crespin).


Karol SZYMANOVSKY : Le Roi Roger (Antoni Witt) mais aussi trois symphonies, des concertos pour violon, pour piano, deux quatuors à cordes (Naxos). La Pologne après Chopin…


Lili BOULANGER : La première femme à recevoir le Prix de Rome (la Cantate Faust et Hélène). Nadia sa sœur a instruit le monde entier, elle fut la pédagogue la plus influente et la plus recherchée du siècle, mais le génie de la famille c’est Lili. Hymne au soleil, les extraordinaires Clairières dans le ciel (Martin Hill, James Wood), Du fond de l’abîme, Psaume 24 et 129 (Igor Markevitch).


Et puis, ceux qui inaugurent le XX° siècle, donc nés après 1900…


André JOLIVET : l’œuvre pour flûte est essentielle. Il disait que cet instrument était le médium cosmique par lequel le souffle faisait courant d’air vers les émotions du monde. (Pierre-Yves Artaud ou Pierre-André Valade). Mana pour piano. Douze concertos. Dirigés par le compositeur lui-même, Alain Lombard ou Jacques Jouinneau. Comme Messiaen, il met en lumière les ondes Martenot qui appartiennent à cette génération.


Dimitri CHOSTAKOVITCH : 15 symphonies (Kondrachine ou Petrenko, mais surtout celles enregistrées par Mravinsky), 15 quatuors à cordes (quatuor Borodine) sont autant de témoignages d’une œuvre reflétant le journal sonore d’une vie. La huitième symphonie et la septième par Mravinsky et Karel Ancerl sont des monuments dressés comme des stèles sur un siècle tumultueux.


Giacinto SCELSI : Projeté très loin dans ce qu’on appellera plus tard la « musique contemporaine », il demeure une énigme. Musique dépouillée de toutes superficialité, musique spatiale qui s’étire dans le temps, qui en mesure chaque moment. On la croirait composée par un moine zen du XXII° siècle. Des œuvres pour orchestre surtout : Konk Om Pax, Aion, Chukrun, Quattro Pezzi per orchestra dirigé par Jürg Wyttenbach. Six quatuors à cordes par les Arditti.


Goffredo PETRASSI : le renouveau de la musique italienne après un siècle d’absence de musique pure et d’une débauche exclusive de scène lyrique. On lui doit un émouvant Coro di morte et un trio à cordes (Trio Parrenin)


Luigi DALLAPICCOLA : Contemporain de Petrassi, il introduit le dodécaphonisme en Italie. Son opéra Ulisse a été créé dès 1975 à Berlin par Lorin Maazel.


Elliott CARTER : L’héritage européen transposé aux Etats-Unis. Le seul compositeur américain, actif jusqu’à plus de cent ans (!) qui aurait pu naître en Europe. Ses cinq quatuors à cordes sont au sommet du genre (par les Arditti). Mais aussi beaucoup de musiques de chambre défendues par Isabelle Faust, Jean-Guihen Queyras et Pierre-Laurent Aimard.


John CAGE : l’enfant terrible de la musique américaine. Il s’est un peu égaré dans ce qu’on appellera plus tard la performance, le gadget pour public bourgeois new-yorkais en mal d’innovation et de sensationnel dans les vernissages (4’33 de silence pour toute œuvre…). Le plus solide demeure ses Œuvres pour piano et pianos préparés, Préludes sonates et interludes, Etudes australes et Etudes Boréales pour piano où la notion de hasard intervient dans la composition.


Maurice OHANA :  Le « LLanto por Inacio Meijias Sanchez » en 1950 le rend célèbre en plein cœur de la marée sérialiste. Auteur de concertos, de musique de chambre de grande noblesse. Un « Tombeau à la mémoire de Claude Debussy », « le Livre des Prodiges », « l’Anneau du Tamaris » par l’orchestre du Luxembourg (Arturo Tamayo).


Benjamin BRITTEN : Le compositeur britannique le plus important du siècle. L’auteur le plus prolixe en matière d’opéra au même titre que Richard Strauss et Puccini. Peter Grimes bien sûr, mais aussi, Billy Budd, Le Tour d’Ecrou et Songe d’une Nuit d’été. Une douzaine d’opéra en tout, dirigés par le compositeur, incarnés, la plupart du temps, par son alter ego, le ténor Peter Pears.


Witold LUTOSLAWSKI : Concerto pour orchestre, Jeux vénitiens, Partitas pour orchestre (par lui-même ou par Antoni Witt). Le concerto pour violoncelle (Rostropovitch).


Henri DUTILLEUX : La sonate pour piano par Geneviève Joy, son épouse. Mais aussi par Jean-Pierre Armengaud récemment (2024). Le quatuor à cordes, « Ainsi la nuit… » (quatuor Rosamonde), le concerto pour violoncelle « Tout un monde lointain » ont fait le tour du monde (Rostropovitch en a été le créateur). « L’arbre des songes », (concerto pour violon) par Isaac Stern. La nuit étoilée, le Mystère de l’instant, les Métaboles (Charles Munch), œuvres orchestrales d’une délicatesse et d’un classicisme à l’usage de l’avenir (divers interprètes dans l’édition Erato).


LES CLASSIQUES CONTEMPORAINS (XX° siècle II)

Iannis XENAKIS : la déflagration, le tellurique dans l’univers des sons : Kraanerg, Metastasis, Jonchaies, Noomena, N’Shima, l’œuvre pour percussion (Pléiades, Persephassa), les divers Polytopes pour Cluny, Monréal, Persepolis etc. (musiques électroniques sur projections spatiales).


György LIGETI : Concerto pour violon, pour piano, pour violoncelle, et pour divers autres instruments solistes, un concerto de chambre. Rendu universelle au-delà de son public habituel grâce au Requiem, utilisé par Kubrick dans « 2001 Odyssée de l’espace ». Deux quatuors à cordes, Dix-huit études pour piano. Le Grand Macabre, opéra (version Wergo, version Sony donnée à Salzbourg)


Luciano BERIO : la génération de 1925. Un Re in Ascolto (Salzbourg). La Sinfonia (Boulez ou Berio lui-même), Coro, Epifanie, l’œuvre pour piano (Bevilacqua, Lucchesini) et les fameuses Sequenza (14 études d’instruments solistes)


Luigi NONO : Paradoxe de l’artiste « engagé », à la musique intemporelle. On pourrait tout citer. On en restera à Como una ola di fuerza y luz, Guai ai gelidi mostri, La lontana utopica nostalgia futura, Prometeo, Intolleranza 1960, le quatuor à cordes (Fragmente… an Diotima). De longues plages sonores. Un équilibre des textures bouleversant. Une tragédie de l’écoute, l’autre musique du silence.


Karlheinz STOCKHAUSEN : Aus den Sieben Tagen, un condensé de son odyssée, Licht, (héptalogie de quinze heures de musique (un défi à Wagner ?) « Des sept jours » comme art total.

L’intégrale des Klavierstück pour piano (Herbert Henk).

Punkte, Contra-Punkte. Stimmung, Mantra par divers ensembles


Jean BARRAQUE : Pour son extraordinaire et unique sonate pour piano (Jean-Pierre Collot, Claude Helffer, Stefan Litwin, Herbert Henck) et sa Mort de Virgile inachevée (Le temps restitué …au-delà du hasard) –Sylvain Cambreling –


Bruno MADERNA : chef d’orchestre de toute cette génération de 1925, il compose un grandiose Requiem (dirigé par lui-même).


Kristof PENDERECKI : De natura sonoris, Les Diables de Loudun (Philips), Concertos pour la plupart des instruments de l’orchestre, Passion selon Saint Luc, Utrenia, huit symphonies, un Te deum (Antoni Witt), Requiem Polonais (par lui-même).


Ivo MALEC : Concertos pour violon, pour alto, pour violoncelle et pour contrebasse. Cantate pour elle, Dodecameron, A Wagner, Week-end. Un des grands du Groupe de Recherche Musicale.


György KURTAG : l’œuvre pour quatuor à cordes. Kafka-Fragmente. Jeux pour piano. Double concerto pour piano/violoncelle, cantate (Messages de feu demoiselle R.V. Troussova)


Toru TAKEMITSU : L’œuvre pour piano par Roger Woodward. C’est tout le raffinement du Japon passé au prisme de l’influence de Debussy et Messiaen.

Le Requiem pour cordes et Arc pour piano et orchestre avec Toshi Ichiyanagi et l’Orchestre Symphonique Nippon Yomiuri. La plus belle passerelle entre l’Orient et l’Occident musical.


L’ELECTROACOUSTIQUE :


Pierre HENRY :  Pas un ingénieur du son de studio d’enregistrement n’existerait sans lui. Ni Sergent Pepper, ni aucun album de quelque genre musical que ce fut. Le Griffiths, le pape de la musique concrète et de l’électronique. Mais aussi et surtout, un immense corpus de chefs d’œuvre que cache le trop célèbre Psyche Rock de la Messe pour un Temps Présent.

L’Apocalypse de Jean. Toutes les œuvres des années cinquante. Haut-Voltage, première œuvre intégralement électronique qui dispute en 1956 la primauté au « Chant des adolescents dans la fournaise » de Stockhausen.

Le Voile d’Orphée, Pierres Réfléchies (d’après Roger Caillois) Dracula (basée sur la tétralogie de Wagner). Le catalogue est en cours…


François BAYLE : Couleurs de la nuit, Fabulae, Jeïta (enregistrements de sons enregistrés d’une grotte du Liban), Mimameta, Toupie dans la Nuit, Grande Polyphonie, le Sommeil d’Euclide, l’Expérience acoustique, la Divine Comédie (avec Bernard Parmegiani). Le styliste.


Bernard PARMEGIANI : De Natura Sonorum, Violostries, La Création du Monde, la Divine Comédie (avec François Bayle). Les sons, l’harmonie et la disharmonie avant même la présence humaine dans ce monde.


Le Nouveau Monde :


Philip GLASS : à tort ou à raison, ces compositeurs américains sont considérés sous l’appellation de musique minimaliste ou répétitive. Philip Glass en serait le grand lyrique.

Les quatre premières symphonies.

Les Concertos pour violon et pour piano.

Les cinq quatuors à cordes. Les opéras : Einstein on the Beach, Satyagraha, Akhenaton.

Metamorphosis  pour piano. The Hours (d’après sa musique de film) – Tout le piano par Nicolas Horvath –


John ADAMS : Nixon in China, peut–être l’opéra américain contemporain qui aura renoué avec le genre dans les années 70 (Marin Alsop, Colombia Symphonie Orchestra), mais aussi Harmonielere (San Francisco Orchestra, Tilson Thomas).


Steve REICH : la musique répétitive qui justifie l’appellation : Drumming (Steve Reich and musicians) et Music for Eighteen (The Colin Currie Group)


Morton FELDMAN : Souvent inspiré par la peinture, Rothko, Guston auxquels il rend hommage dans des œuvres qui leur sont directement dédiées « Chapel Rothko », « Music for Philipp Guston », mais aussi la littérature (Beckett), on retiendra deux œuvres qui résument son minimalisme « Crippled Symmetry et « Why Patterns ?» par des interprètes de circonstance, chez Hat ART. Un quatuor à cordes de quatre heures (Naxos)….

PUIS ENCORE,


Kaija SAARIHAO :  de l’électroacoustique (Lichtbogen) mais aussi des formes classiques comme ses trios et quatuors à cordes. Des opéras dont L’Amour de Loin (Kent Nagano) et puis des petites perles comme Private Gardens (Production IRCAM), Cinq reflets de l’amour de loin, Nymphéas Reflection, Oltra mar. La compositrice majeure de la fin du XX° et début du XXI° siècle.


Sofia GUBAIDOULINA : Son Offertorium (concerto pour violon) par le Boston symphonie Orchestra. Une Passion selon Saint Jean (Valery Gergyev) et trois quatuors à cordes (Danish Quartett).


Alfred SCHNITTKE : L’alternative à Chostakovitch. Converti au catholicisme, son œuvre est souvent méditation. Trio à cordes et Quintette avec piano (Naxos). Les deux concertos pour violoncelle (Alexander Ivashkine et l’Orchestre d’Etat Russe –Valery Polyansky). Le Requiem (par les mêmes…)


Tristan MURAIL : l’initiateur de la musique spectrale avec Dufourt et Grisey. Couleur de mer, Treize couleurs du soleil couchant, la Barque Mystique Un Concerto pour ondes Martenot (Ensemble Court-Circuit, Pierre-André Valade). L’œuvre pour piano par Marilyn Nonken. Poète parmi les poètes.


Pascal DUSAPIN : L’élégance et le raffinement sonore. Il a écrit pour tous les genres musicaux. Des concertos et des opéras. On retiendra Morning in Long Island pour grand orchestre et le magnifique concerto pour violon, Aufgang (Carolyn Widman)


Jean-Louis FLORENTZ : L’Enfant des îles et L’Anneau de Salomon (Orchestre des pays de Loire, Hubert Soudant). Disparu trop tôt. Un marginal de l’univers musical contemporain, un indépendant et un mystique poétique.


André BOUCOURECHLIEV : Les Archipels et Anarchipel, divers musiciens autour de Georges Pludermacher. Les trois Quatuors à cordes par les Isaÿe.


Gérard GRISEY : Mort prématurément. Celui qui, avec Dufourt et Murail, initie le monde à la musique spectrale. Cinq Chants pour franchir le seuil (Barbara Hannigan) et surtout les Espaces Acoustiques, bréviaire d’une génération.


Hughes DUFOURT : Philosophe selon Rembrandt, Saturne, Surgir pour ensemble instrumental, instruments électroniques (Ensemble Itinéraire, Peter Eötvös). Et puis la grandiose Erewhon pour 6 percussionnistes et 150 instruments … (Percussions de Strasbourg, Lorraine Vaillancourt)


Wolfgang RHIM : le plus prolixe des compositeurs de la seconde moitié du XX° et de ce début de XXI° siècle. Ses quatuors à cordes (Quatuor Arditti), sa Passion selon Saint Luc, son opéra « la Conquête du Mexique » sont des œuvres foisonnantes qui peuvent toucher jusqu’à un public généralement rétif à la musique de notre temps.


Arvo PART : le mystique de la Baltique. Ses chefs d’œuvre Miserere et Canon  Pokajanen. Tout ce qu’a dirigé et enregistré Tönu Kaljuste avec l’Estonian Philharmonic et le Hilliard Ensemble (Passion selon Saint Jean notamment)


Valentin SILVESTROV : les grands espaces ukrainiens pour un lyrisme bouleversant, hors des chapelles et des courants musicaux de son temps. La 5° symphonie par l’Ural Philarmonic Orchestra (Andrej Borejko) et la 6° symphonie par Orchestre symphonique de la Radio de Stuttgart ((Andrej Boreyko)


Jacques CHARPENTIER : les 72 Etudes Karnatiques qui mériteraient de figurer au même titre que le Catalogue d’oiseaux de Messiaen parmi les sommes pianistiques les plus abouties du XX° siècle. 


La ligne de démarcation dépassée, on ne sait maintenant où s’arrête les « cent » initialement proposés avec ceux qui figurent au-delà du nombre en question. Comme un tuilage invisible, une plaque tectonique en chevauchant une autre, les derniers venus de cette longue liste ne méritent pas moins, par leur importance, de figurer en lieu et place de cette anthologie. Qui irait jusqu’à Mille e tre ?


ET PUIS ENCORE,


Dans les musiques traditionnelles du monde, en « OFF », pourraient figurer des musiques du Japon et de Chine que nous n’avons la prétention de connaître avec une même familiarité que les compositeurs de notre histoire occidentale,

mais notre sensibilité nous porte vers ces horizons ainsi qu’à Bali (Wayan Lotring). De magnifiques témoignages sont accessibles pour le Japon (Junko Ueda, les Ensemble YONIN NO KAÎ, KINEYA / NAGAUTA, HIJIRI KAI, l’immense virtuose KINSHI TSURUTA), et pour tenter le NO, « le Pont de pierres » …

La Musique des Indes (Ram Narayan, Lakshmi Shankar, la sœur de l’autre, Ravi), Lalith Rao (chant Darbari Kanhada)

La Chine avec le virtuose Chen Zhong, la musique classique des années d’avant la révolution chinoise, une compilation de Fu Xuezhai.


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3 Mai


On déplore chaque jour que la France a sacrifié son industrie. Mais quand on sait que Christian Estrosi a été ministre de l’Industrie, il y a bien longtemps déjà, les esprits subtils savaient que notre industrie était sacrifiée.

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4 Mai


Les « Métamorphoses nocturnes » du premier quatuor de Ligeti utilisent, de manière très claire et très simplement, le thème des poissons du carnaval des Animaux…

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Depuis deux jours le printemps est enfin revenu après une semaine maussade. Derrière la fenêtre à l’étage des chambres, on voit bien les roses pointées vers le ciel, les fleurs blanches dans les herbes qui ont poussé subitement. Sur les bords des chemins les coquelicots se dressent, et on a envie de reprendre cette chanson de Charles d’Orléans « Le Temps a laissé son manteau ».

Lecture au soleil de l’après-midi. L’ouvrage de Patrick Buisson (le second volet sur les raisons d’un monde qui a basculé). Puis d’autres ouvrages dont je n’arrive à venir à bout à force d’en entamer de nouveaux.

Je viens de trouver un «  Hildegarde » (von Bingen) de Léo Henry. La couverture d’une peinture de manuscrit de Seu de Urgell était irrésistible.

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9 Mai


Aujourd’hui Steph m’aurait précédé de quelques jours dans la soixante et onzième année.


Je viens d’achever « Décadanse », le dernier Patrick Buisson. Il vaut plus que d’avoir été le conseiller de Sarkozy. Il est parfois des conseillers meilleurs que leurs conseillés.

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10 Mai


Dans la piscine à livres de la Médiathèque, les trois volumes de « C’était de Gaulle » de Peyrefitte. Presque neufs, et couverts de plastique transparent…

Mille cinq cent pages de confidences…

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22 mai


A Bernard :


On est rentré ce dimanche la tête encore dans tous les sens. Pas de force ce matin pour écrire quoi que ce soit. Sinon revoir des notes, recopier un texte de poésie écrit sur les bords d’un lac.
Il me va falloir éliminer aussi tous ces excès de Barbera et de Chardonnay …
 …
Pour le Juliana/Turner, je t’enverrais l’ordre de passage des illustrations quand j’aurais moi-même mis de l’ordre d’ici demain. J’ai souvenir que ce n’est pas compliqué.

On ne comptera pas non plus Calmann-Lévy comme éditeur. Refus poli et même un peu crispé. Et de 3.

Je commencerai bientôt le récit écrit (le plus vite possible est toujours le mieux pour la spontanéité).
Je t’envoie aussi ce Turner si tu ne l’avais pas encore.

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MILAN – LES LACS ITALIENS   12/21 Mai


MILAN


Vendredi 12 Mai


On ne saurait mieux choisir le nom de ses rues en voyage : Via Fiori Chiari (ça me vole un titre de poème !). Juste ensuite, dans le prolongement de la nôtre, il y a Fiori Oscuri évidemment. C’est là, dans le cœur de la ville que nous logeons. D’un côté les fleurs obscures, de l’autre, séparée par une minuscule rue traversant, les fleurs claires. Rue piétonne, à deux pas de la Pinacothèque Brera, le Musée le plus indispensable à visiter qui se situe donc au bout de la rue des fleurs claires et fait l’angle avec celle –ci.  Notre logement, hissé dans la cour intérieure d’une ancienne demeure, est en fait un appartement vénérable dont le parquet dessine des formes géométriques en marqueterie ouvragée donnant l’illusion de relief qu’on ne doit plus rencontrer que dans des maisons de race qui ne manquent pas ici. Au troisième étage, il faut longer un étroit couloir à ciel ouvert, à la rambarde parsemée de jarres fleurie et de murs d’ocres qui disent bien que le nord de l’Italie est bien encore le sud. Depuis la sortie de l’autoroute, il semble que nous pénétrons dans la ville comme une flèche qui ne dévie pas de sa trajectoire rectiligne. Les avenues sont larges et souvent bordées d’arbres de grandes dimensions à proportion de la largeur de celles-ci. La fluidité de la circulation tranche aussi avec ce qu’on imagine des pays latins saturés de klaxons, de cris de rues et de travaux intempestifs, de cahotements à l’approche des centres d’agglomération. Mais nous sommes bien au Nord. Ici, à part le ciel dans la tristesse de sa blancheur laiteuse, attendant de se renfrogner comme il avait été prévu qu’il le fut, la limpidité du trajet nous mena comme sur tapis roulant à l’adresse du quartier de Brera, jusqu’à Via Pontaccio, principale avenue au nord de notre rue des fleurs claires, notre terminus et point de repère pour ces deux jours qui viennent. Le fléchage avait eu la trajectoire parfaite ne déviant de son objectif. De par notre position dans la ville, la première attraction fut d’aller vers la Scala, avant, bien sûr, de prendre d’assaut l’immense Palais Brera qui pouvait encore un peu attendre sur notre chemin, de retour de visite. Le parcours passe par la Via du même nom, étroite et fréquentée comme l’est la ville en fin de semaine. Les immeubles se faisant face, aux balcons ouvragés et aux pierres sombres, avec parfois quelques grimpées de lierre, se rapprochent de plus en plus à mesure que la via rétrécit avant de s’élargir en devenant via Verdi. Il n’est pas rare de rencontrer maintenant de longues et filiformes femmes évanescentes allant vers quelque studio de mode.

Le débouché sur la Place de la Scala se fait à main droite, où surgit en tournant sur nous-même, la façade. On a beau être prévenu, celle-ci est d’une affligeante banalité que rien ne laisserait supposer de son prestige séculaire. La Place est encombrée de badauds ne sachant, pour les moins motivés, s’il faut avancer vers le théâtre ou s’il faut passer son chemin. Les indécis resteront au pied de la statue de Leonard et de quelques héros de moindre importance, entourés d’anges et d’arbres qui leur font protection. C’est par un guichet discret que se fait latéralement l’entrée. Et c’est une chance qui veut que ce théâtre, contrairement à beaucoup d’autre, demeure, en plus de sa fonction habituelle, un objet de considération en soi. Et que les fétichistes et curieux en tous genres puissent accéder, contrairement à bon nombre d’autres opéras, au cœur même des lieux, toucher, voir et aimer un peu de cette histoire de l’art lyrique qu’on n’aura pu connaître que de loin, comme le sont les mythes et les légendes. Par des noms, des dates, et concernant l’histoire en question, par des enregistrements. Si l’extérieur est insignifiant, le couloir qui ouvre sur les loges, dévoile, une fois entrés dans l’une d’entre elles, la dimension essentielle du lieu. L’arc de cercle large, comme les poitrines qu’on imagine remplir entièrement l’espace et le volume, sur cinq étages, jalonnée de ses fameuses taches rouges à intervalles réguliers que sont les velours des fauteuils de loges, caractéristiques des harmonies noires, rouges et ors une fois celles-ci éclairées, des décorations des théâtres à l’italienne. Sur la scène, large et profonde également, s’affairent des techniciens, à grands bruits de métal et de traînées d’assemblages de décor, centre de toutes les attentions, et autel vénéré des soirs de spectacle.  Dans les différentes salles proposées à la visite, Toscanini est omniprésent, en buste, de pied en cap, sur les affiches. Les affiches, justement, immédiatement reconnaissables parce qu’imprimées suivant une même conception graphique depuis l’origine, jalonnent les couloirs montant aux étages. De véritables œuvres d’art d’une grande sobriété si ce n’étaient les noms qui jaillissent de tout leur prestige, malgré le graphisme discret, qui les virent se produire aux dates indiquées. Comme autant de batailles à mener pour autant de victoires assurées. On y découvre, émerveillés, les distributions de légende. Défilent Otello, Butterfly, Tosca, Mefistofele aux programmes. Je note, au hasard, les noms de gloires disparues, d’autres peut être vivantes et retirées dans leurs souvenirs. Pour les plus anciens, Tamagno, Boninsegna, Galli-Curci, Caruso, Pertile et d’autres que je n’aurais loisir de lire sur les affiches tant l’étroit couloir ne permet pas au flux des visiteurs de trop s’attarder. C’est là tout ce qui fit le manège des grandes premières et des reprises durant plus de deux siècles. Peu d’opéras étrangers, comme si l’Italie tenait à faire de l’art lyrique un domaine réservé, une affaire de famille.

Puis les bustes, dans le foyer des artistes. Ici aussi, le foyer est banal. Celui de Nice paraîtrait même plus chaleureux et mieux proportionné. C’est là que Toscanini en effet est sans rival. Mais les compositeurs majeurs, Verdi, Puccini sont là, coulés dans le bronze. Mascagni aussi. Pourtant plutôt second couteau de la création internationale. Mais enfin, c’est la Sicile qui y est représentée en quelque sorte.

Une salle est dévolue aux costumes, aux bronzes et aux portraits peints. On y trouve pêle-mêle, les grands fidèles, les inséparables de la maison milanaise. Parmi les portraits les plus visibles, ceux de la Malibran, de Pauline Viardot, de la Pasta, d’Adelina Patti connus pour les libertés prises avec les airs qu’elle interprétait. On dit que Rossini dans une loge à Paris où elle triomphait également, demanda à son voisin, entendant sa cavatine du Barbier de Séville adaptée par la Patti : «  cet air est délicieux, de qui est-il ? »

Il me revient ainsi une quantité de souvenirs, de réflexes presque, au contact de tant d’objets de culte et de mémoire mis bout à bout en un espace si condensé.

La salle des costumes est présentée par des mannequins qui font revivre les plus beaux velours et dentelles d’un Turandot du film luxuriant de Zeffirelli. Il nous faut traverser des couloirs étroits et subtilement éclairés, où apparaissent Cosi Fan Tutte, les costumes de Tosca, les photos de scène de soirées mémorables. Puis enfin, mais c’est une délicatesse de la Scala, les portraits de Maria Callas qui n’écrasent pas de leur présence ceux des autres gloires d’un temps antérieur. Elle y règne discrètement, simplement comme une présence parmi ceux qui la vénéraient, directeurs de théâtre, managers, maris… Un seul tableau d’elle, sans grande qualité artistique, la montre dans la galerie des légendes.

Je photographie un bronze de pied en cap d’un Puccini magnifiquement silhouetté, au visage comme volontairement masqué, pour n’en donner que   la seule prestance, l’allure inimitable, le chapeau et la cigarette caractéristiques, ne le faisant confondre à aucun autre.

Il n’y a pas plus d’une heure ou deux que nous sommes à Milan, et déjà nous avons touché un des fleurons de la ville.

A deux pas de là, une grande arche voûtée, démesurément haute s’ouvre sur un flot de grappes humaines à gros bouillon et un espaces non moins démesuré. C’est le passage de la grande Galerie Vittorio Emanuele II. C’est l’un des deux centres d’animation de la ville, l’autre étant le Dôme.

C’est un peu une déception d’avoir à traverser cette interminable verrière. On a le sentiment que tout transite par ce passage central où l’espace est probablement le plus cher et le plus recherché de la ville. On y voit les grandes marques rivalisant aux vitrines, Dior à la croisée du transept, avec Gucci ou Versace de l’autre côté. Parfois les boutiques ont des stratégie commerciales différentes comme celle de Chanel qui semble n’occuper que le visuel publicitaire qu’il est indispensable de s’approprier ici.

Complétant ces enseignes de produits de luxe, les terrasses n’inspirent pas non plus l’envie de déguster l’escalope à quarante-cinq ou cinquante euros. L’assourdissant passage ne vaut que pour cette architecture tout en légèreté et en transparence qui finit sa course comme la sortie d’un tunnel, à l’opposé où nous l’avions commencée, sur l’immense place du Dôme.

C’est sur notre gauche, sortant de l’arche de la galerie qu’apparaît, dans toute sa blancheur, le gâteau géant aux mille aiguilles acérées pointées vers le ciel. La façade est un combiné de baroque et d’un gothique ayant perdu de sa substance tant on sent que la création de l’édifice doit plus à la virtuosité totalement maîtrisée trois siècle après les premières cathédrales, plus que par l’esprit qui animèrent celle-ci. Mais sur le plan urbanistique c’est un modèle de réception autant pour en saisir visuellement l’ampleur du plus loin qu’on recule sur la place que parce que cet espace peut contenir d’évènements innombrables. Le lieu semble avoir été réservé de tout temps pour que la ville y tourne autour. Mais hélas, comme à Rome il y a quelques années, des chapiteaux et des podiums géants occupent d’immenses points stratégiques pour des concerts en nocturnes. Des manifestations évidemment intempestives où la saturation de décibels règne en maître certaines fin de semaine une fois la nuit tombée. 

Une immense statue à l’échelle de la Place, dont je n’ai pas identifié le héros militaire, est généreusement maculée sur tout l’un de ses flancs. Est-ce l’effet de ce fameux « esprit éveillé » et revendicatif qui submerge ces temps-ci le monde occidental, ou l’effet de la barbarie ordinaire ? La tristesse qui s’en dégage est la même.

On n’a pas le désir de rester trop longtemps ici, d’autant que la lumière rend la pierre de l’édifice d’un gris saturé et que le désordre de la fourmilière humaine à son comble n’est pas la cuvette dans laquelle nous souhaitons nous attarder. De même que pour pénétrer dans la cathédrale, il faudrait passer par un guichet, bien à distance, où se dresse une queue interminable.

Plus tard peut-être. Au retour des lacs.

Dans le tourbillon de ce milieu d’après-midi, on se laisse attirer sur le trajet de retour, juste en face de Brera, à l’angle de l’immense vaisseau de style baroque classique, par le bistrot du même nom, étonnamment fréquenté, Bar Brera.

Le premier vin d’ici. On ne sait d’ailleurs, du moins, je l’avoue, quel vin on boit en Lombardie. A Florence, à Ravenne, j’ai toujours su demandé le vin local. Ici, je suis plus méfiant. Alors durant tout le séjour, ce sera un Chianti par-ci, un Barbera par-là.

Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi il y avait de si nombreuses plaques de métal ajourées recouvrant les trottoirs de Milan, en nombre largement plus important que dans d’autres cités, au point de craindre même, par le jeu des probabilités, que devant la quantité, une d’elles n’en viennent à céder sous nos pas….

C’est, apparemment, lorsque Mussolini décida de combler de nombreux canaux, que l’on devine, au-dessous des combles, laissés visibles maintenant, l’emplacement d’origine. Et le quartier de Brera, en fait partie.

L’entrée à la Pinacoteca se fait par une cour intérieure, où se dresse en son milieu, la statue quasi romaine d’un Napoléon, en bronze d’Antonio Canova, hommage au fondateur du musée inauguré en 1809. Malheureusement le ciel vire au gris et la teinte des murs de la cour et de la statue inaugurale ne rayonne pas aujourd’hui.

Par contre l’intérieur offre une telle profusion d’œuvres d’une richesse qu’il est même superflu de qualifier haut de gamme (deux d’entre elles suffiraient au bonheur de certains musées de province), et encore plus vain d’essayer de citer l’ensemble par le menu. Alors en vrac, notre émerveillement nous mènera vers une succession de salles feutrées et de couloirs et de velours où apparaissent de sublimes Bellini, des Botticelli, Bronzino, Bramante, Caravage, Corrège, Mantegna, Raphaël et Rubens, Tiepolo, Tintoret et Titien, Véronèse, van Dyck, sans compter que certaines parties des salles renaissantes se voient pourvues de séries de peintures modernes, voire contemporaines, d’où émergent Modigliani, Juan Gris et bon nombre d’Italiens des mêmes périodes.

Mais l’œuvre que je cherchais, celle dont je savais qu’on l’y trouverait, est le magnifique retable Montefeltro nommé Madonna con Bambinoou la Conversation secrète de Piero della Francesca. On l’appelle aussi la Vierge à la perle. On pourrait la nommer selon ses propres vœux tant elle me paraît échapper au cadre d’une définition. Même s’il s’agit d’une vierge à l’enfant selon les standards de la Renaissance.

Là, tout n’est qu’ordre, calme et plénitude.

Intérieurement, je savais que je n’étais pas venu à Milan pour rien. Evidemment il serait injuste de ne pas s’attarder aussi au Christ de Mantegna dont le tour de force est de le présenter en une perspective inhabituelle, allongé, à l’horizontal partant des pieds au premier plan jusqu’au visage, presque serein dans la torsion des traits, que contemplent ses adorateurs sur le flanc gauche. Œuvre absolument unique dans sa conception. Réalisée avec, non pas l’éclat des œuvres habituellement relevées du maître, mais avec une économie de moyens extériorisant la quintessence de l’expression à l’évidence même de la mort. Bistre, délavée.

Je me dis que finalement, devant le tourbillon que ne manquent de proposer les plus illustres d’entre eux, je n’aime pas les musées. Il y a souvent trop à voir. On pose un regard forcément distrait, non par paresse, mais parce qu’il devient impossible de porter une concentration, voire un émerveillement par répétition. Notre attention est saturée. Quatre ou cinq chefs d’œuvre suffiraient, comme un contemplateur, un voyeur nocturne s’y plongerait, solitaire, dans une simple demeure où dormiraient ces merveilles. C’est un peu ma conception des conditions de la contemplation. C’est un peu l’inconvénient des richesses muséales publiques.  Mais comme on dit, abondance de biens…

Dans la via Brera, il est difficile de choisir un restaurant. Les vitrines milanaises sont souvent soignées et conçues avec goût. On y sent l’élégance dans l’ordonnancement des fleurs, que même les bambis et les personnages de Disney s’insèrent parfaitement dans des devantures de vêtements de modes ou d’ameublement modernes.

Mais la pléthore de terrasses offrant uniformément les mêmes menus incite à la méfiance. Je demandais en italien à un de ces quidams, qui souvent font la réclame pour leur établissement dans les rues romaines et généralement italiennes, s’il avait un coin assez calme, il me déclina, comme l’éclair en un anglais de rue, les mille avantages que présentait son établissement, que je lui répondis alors en français que je n’en demandais pas tant. Vexé probablement que je n’ai apprécié son anglais fluide, il me dit savoir aussi l’espagnol, le japonais et quantité d’autres langues. Mais apparemment pas le français.  Devant autant d’avantages linguistiques, il fut donc bien certain que ce n’était pas l’endroit où nous passerions la soirée.

Il fut un temps où même les coureurs italiens du Tour de France venus de leur campagne reculée baragouinaient quelques mots en notre langue, par politesse et aussi par amitié frontalière. En Italie contemporaine, surtout dans les villes, vous leur parlez en italien, ils vous répondent en anglais pensant avoir franchi un seuil nouveau de modernité. Ces périmètres-là donc, ceux de la séduction immédiate, de l’attrait du quartier et de l’animation, sont à fuir quel que soit les villes. Et c’est effectivement un peu à l’écart, dans la parallèle au-dessus de notre « rue des claires fleurs » qui nous dégustons, Via Pontaccio, au Cotelete, l’escalope milanaise, aussi belle et conséquente que le fameux steak de «  l’Homme qui tua Liberty Valance ».

En début de nuit, une pluie froide, crachotante et monotone, tombe sur le Dôme, maintenant déserté et éclairé comme un gâteau d’anniversaire.


Samedi 13 Mai


Les rues sont encore désertes vers huit heures. Ce sont les fins de semaine qui commencent doucement dans les grandes cités. Nous n’avons pas à aller bien loin à cette heure où les ombres sont encore longues. Derrière Chiari Fiori, il y a l’église San Marco toute de briques rouges dotée sur le front d’une verrière large et sombre à contrejour. D’allure très franciscaine. C’est dans le silence et l’absolue solitude qu’on remarque dans l’une des chapelles latérales deux Caravage, dont la fameuse « Déposition de Croix » où les personnages lancent leurs bras au ciel dans un mouvement qui donne, par ce seul geste, l’élan de la Lamentation. Sauf que ce tableau, bien qu’admirablement réalisé n’est pas l’original. Cette Déposition se trouvant être depuis toujours au Prado. Qu’importe, à cette heure matinale, tomber sur un Caravage, même copié, est un bon présage.

La matinée est belle, le ciel légèrement pale lorsque nous franchissons l’enceinte du Castello Sforzesco où sur l’immense esplanade intérieure commencent les préparatifs du marché du samedi. Les murs de la forteresse sont sévères, crénelés, aux tours médiévales revues par un Viollet-Leduc italien, et où les portes d’est en ouest s’ouvrent dans leur prolongement naturel jusqu’à la Piazza Cadorna.

Comme c’est samedi, les mécontents d’ici, comme en France, sont de sortie. C’est assez bon enfant, toutes bannières rouges au vent, le cortège avançant au son de protest songs à l’italienne, genre Brassens à peine déhanché. Bien plus tranquille que les mises à sac des fins de cortèges parisiens.

L’avenue Carducci est longue et perce depuis le château vers le sud et la basilique San Ambrogio. Les rues qui croisent l’avenue présentent fréquemment des maisons cossues aux balcons couverts et aux colonnes qui grimpent jusqu’à l’étage du dessus. Elles ont un petit air victorien et je ne saurais dire quel est le style italien qui les a fait naître, mais elles attirent très agréablement l’œil à chaque rencontre sur ce parcours.

San Ambrogio est sur une esplanade dégagée avec tout un tremblement de travaux alentour. Mais on ne peut la manquer. Comme pour une vénérable, on a respecté l’espace. Le ciel s’est légèrement voilé et le froid milanais conforme à ce qu’on en dit. Avant de visiter la basilique, nous faisons une halte sous un passage couvert, au Madamadoré, un minuscule café où l’on trouve de vrais croissants et des jeunes qui parlent français.

L’entrée de la basilique Saint Ambroise est précédée d’un atrium qui s’ouvre sur plusieurs portails. Depuis le portail central on a la meilleure perspective sur l’ensemble de la façade. Tout en appareil de briques rouges, l’église actuelle présente une magnifique symétrie des clocher de part et d‘autre et donne le sentiment d’une belle ampleur et d’une profondeur de perspective, rythmée par les deux galeries latérales qui mène en préambule vers les entrées, avant de pénétrer.

Le plan de l’ancienne basilique paléochrétienne est à trois nefs avec abside sans transept. C’est la caractéristique majeure. L’intérieur est relativement sombre. La chapelle la plus remarquée qui nous a séduit comme devant un trésor inestimable est celle de San Vittore in Ciel d’Oro. Elle est construite comme une structure distincte de l’ensemble, à part de l’édifice principal, pour contenir les restes de Saint Victor, un martyr local. Le plafond est composé d’une magnifique coupole tout en mosaïques dorées symbolisant probablement ce fameux ciel doré, promesse de toute félicité. A la base de la coupole, encadrant chaque fenêtre, les merveilles du lieu sont les portraits de pied en cap de Saint Ambroise, de Gervais, Protais en mosaïques aussi belles que celles de Ravenne, et datant probablement de la même époque. Elles sont d’autant plus émouvantes que, comme à Galla Placida, les saints sont représentés sous un fond bleu intense, les plongeant dans une déjà sereine éternité. Les autres portraits sont complétés par ceux de Materne, Félix et Nabor, toutes de même facture. C’est la plus ancienne représentation d’Ambroise connue dans le milanais. On y dessine mentalement le vrai visage d’Ambroise malgré la difficulté de définir les caractéristiques au plus près du réel par l’art de la mosaïque. On y devine un Ambroise à la calvitie naissante et aux yeux lourds, l’ovale du visage nettement accusé.

Cela faisait bien une quarantaine d’années, les années où je découvrais les volumes de Zodiaque, que je me promettais de venir ici.

La sortie de la basilique se fait dans la liesse d’un préparatif de mariage arrivant à son terme, et une mariée se faisant attendre. De jeunes personnes excessivement bien habillées, certaines portant des chapeaux, des voilettes, de hauts talons, vont et viennent sur le parvis, tandis que la mariée, sortie de la berline, met une dernière touche à la longueur de sa robe et à sa chevelure, sous l’œil patient du papa et d’autres élégances qui viennent se joindre au cortège.

On vient donc encore se marier sous un si sublime édifice.

La marche, dans une grande ville est le meilleur moyen de découvrir ses beautés et de les saisir au plus près. Mais les journées étant longues et les points de curiosités si souvent à l’opposé les uns des autres dans la distance, nous n’avons eu la témérité de continuer plus au sud de San Ambrogio à pied.

On découvre donc le métro milanais. Seulement pour trois rames, de San Ambrogio à Porta Genova. Et là, nous découvrons, bien loin du Dôme, le quartier populaire des Navigli.

C’est immédiatement un monde qui rythme différemment. Une large rue piétonne, jalonnée de bistros calmes, mène à un canal. Ici, c’est samedi, mais le samedi du canotage, du temps à perdre et du pas plus lent. Sur le quai, on peut voir à main droite, après un tracé rectiligne, le canal se perdre dans les lointains, de l’autre, finir dans une énorme brassée d’arbres qui définit la limite de son cours. En franchissant un pont, on a une perspective sur toute la longueur de ce bras navigable qui donne la physionomie même de ce quartier, son caractère et le style même de son environnement.

L’église Saint Christophe, (mais est-ce bien elle : il me semble que celle mentionnée sur le guide n’a pas la même forme – il s’agit en fait de Santa Maria di Grazie al Naviglio), est si près de la berge qu’elle paraît avoir les pieds dans l’eau. Tout le long de notre flânerie, les petits commerces de fleurs, de brocantes, s’étalent à rythme lent. Les restaurants ont dressé leurs tables sur les terrasses mais ne semblent pas pressés de happer le promeneur comme ailleurs où on mange à toute heure. Il y a un petit côté Montmartre dans ce Milan qui refuse de prendre le visage de la modernité. Comme une respiration dont les grandes villes aiment à entretenir la rareté.

 Des embarcations longent tranquillement le cours, d’autres sont passés par de nerveux avironneurs, en couple, et même en huit traditionnel. Certains les encouragent, les interpellent. Et puis, nous sommes à Milan et les sports, même les plus sophistiqués, se doivent d’exister. Il faut dire aussi que trouver à la fois un bassin d’eau et un terrain plat aussi étendu en même temps ne doit pas être fréquent. Dans le prolongement d’un des quais, s’ouvre une bifurcation poétique, un chemin qui s’enfonce dans le cœur même de ces Navigli. On y découvre une auberge qui trône au fond d’une rue comme un chalet Suisse, mais éclatant d’ocre et submergée de végétaux grimpants et de palmiers. Sous le bleu d’un ciel à flocons blancs qui semble s’être découvert, ajoutant une poésie supplémentaire au tableau, dans une de ses traverses, on peut lire «  Photo di Milano ». C’est dans un ressac, en fond de ruelle, qu’apparait un minuscule magasin semblant se perdre dans sa timidité, son toit végétal, comme le monsieur moustachu, impeccablement cravaté, où s’ouvre la mémoire du vieux Milan. Des photos noir et blanc exclusivement. Des portraits de la ville du début du XX°, des photos de quartiers couverts de suie et de sueur, de ponts de fer, de mouvements de rue dramatiques, d’immeubles et de grands ensembles en construction, de vieilles avenues naissantes, de clichés d’artistes et de vedettes surannées, mais également d’Edith Piaf à la sortie d’un gala, des Beatles sous toutes sortes d’angles. Ils ont dû laissé des traces ici, comme ils en avaient laissées à Nice où ils donnèrent leur seul concert en Juin 65.  Bref, cet endroit nous surprit, rêvant à un Milan que nous n’avons connu mais émouvant comme tous les coups de rétro mélancoliques. Les photos étaient étalées en pile, sans ordre particulier, épinglées aux murs et sur des guéridons.  On se serait cru enveloppé, immergé dans un bocal à souvenir.

Depuis le pont au bouquet d’arbres, on peut apercevoir, dans la perspective des deux rives, l’église sur la droite, la fourmilière des badauds sur les quais, la longue ligne droite du canal qui va jusqu’à se perdre à l’horizon. Derrière le pont, le bassin artificiel forme une virgule où quelques avirons se préparent à tenter le parcours. Un vieux tram jaune fait sonner sa corne.

Milan semble avoir, à cet endroit, ralenti sa course à la modernité.

Prenant la Via Vigevano, parallèle au Navigli Grande, on pénètre dans un quartier populaire qu’on pourrait définir comme dépeigné. Des bars et de minuscules restaurants sans prétention et sans aucun attrait se succèdent. Je m’y sens soudain très à aise, comme découvrant une autre facette de la ville par un de ses angles inhabituels.

Dépeignée et taguée, une maison entièrement revisitée par quelque artiste de rue. Rouge, et bleue, vive, entièrement dessinée jusqu’au toit de tuiles. Nous sommes bien dans un quartier alternatif, dans un Milan populaire en prolongement du canal. Nous prenons un verre sur l’une des multiples terrasses à l’heure où sonnent les cloches de midi. A Milan, comme à Grenade ou Cordoue, les cloches semblent bien plus grêlées qu’en France. Au lieu du bronze nettement tinté, le timbre y est plus mince. En Espagne on croirait parfois que le métal est fêlé, et sonnant faux comme dans certains villages mexicains de western.

C’est à la station Porta Genova que nous reprenons le même métro. A l’entrée, un trio de vieux rockers, à ciel ouvert, à même la chaussée, entonne un standard des années soixante avec l’impassibilité dégingandée de ceux qui ont fait pas mal de chemin.

Le soleil se lève bien franchement avec de larges nuages cotonneux. Par la Place Cadorna et la Via Boccaccio nous tombons sur Santa Maria delle Grazie (la deuxième de la journée !). Eglise insigne dans Milan. Immédiatement reconnaissable par sa tribune renaissance due à Bramante en remplacement de l’abside. C’est un immense cube surmonté d’une coupole, flanquée de trois absides dont celle du chœur. L’effet extérieur est saisissant.  Rouge de ses briques, entrelardée de délimitations blanches sur toutes ses surfaces, éblouissante au soleil. C’est ici que se trouve dans le réfectoire, la Cène de Léonard.

Les guides préviennent que celle-ci ne se visite que sur rendez-vous, mais nous étions loin de penser que ce ne serait possible avant la mi-juillet. Le monsieur du comptoir, détachant bien ses mots avec une douceur et une réelle gentillesse, comme un moine contemplatif, nous explique bien qu’il pourrait nous présenter la copie dans une salle aménagée pour les visiteurs impatients, mais qu’il faudrait tout de même revenir plus tard dans l’après-midi. C’est donc sans regret que nous poursuivons à l’intérieur de cette église aux tonalités surprenantes de dominantes blanches et mates comme une meringue, aux motifs décoratifs verts, jaunes et rouges dans les travées, d’une parfaite harmonie.

A l’extérieur des groupes semblent proches de toucher le graal. Le guide va les mener vers la Cène tant attendue.

Place Cadorna, les manifestants sont partis, gentiment. Le Castello Sforzesco est maintenant noir de monde. Le marché bat son plein de fromages, de charcuteries et de costumes traditionnels régionaux.

Il n’est pas surprenant de voir dans certains carrés de jardin, ou simplement lorsqu’un cadre permet de créer un décor agréable, de voir des séances de shootings photographiques, professionnels ou non. La photographiée ayant à disposition autant de changement de vêtement que si elle transportait avec elle un studio ambulant et autant d’ustensiles de maquillage.

C’est dans l’une de ces salles formant l’enceinte du château que se trouve le dernier ouvrage sculpté inachevé de Michel-Ange, la Piéta Rondanini. Dans un silence qui tient du miracle, c’est une unique salle pour une seule œuvre. Peu de public. Placée au centre de la pièce, faiblement éclairée, à dimension humaine ou à peine plus grande, l’inachèvement de cette Piéta rend encore plus émouvant le mouvement pris par la pierre, comme si l’on saisissait l’idée même qui présida à la conception de l’ouvrage. Comme est plus émouvant le fameux Balzac de Rodin par l’idée même d’embrasser en un seul geste sculptural, volontairement inachevable, l’énormité du génie de l’écrivain. De même toute la souffrance de l’humanité semble s’extraire de la fusion des deux corps de la Mère et du Fils encore dans la gangue de la pierre.

La Vierge debout soutient le corps du Christ. Les deux personnages sont très élancés, quasiment filiformes, très éloignés de la puissance physique qui accompagne en général les créatures de Michel-Ange. On est loin de la Piéta du Vatican où le corps du Christ est resplendissant sur les genoux d’une Marie à peine sortie de l’adolescence. A plus de quatre-vingt ans, Michel-Ange réduit tout à l’essentiel, recourant à un schéma iconographique de tradition médiévale.

Les deux étages de la Pinacothèque sont épuisants. Mais que de merveilles encore ! Le parcours propose des peintures milanaises et lombardes du XVI° au XVIII° siècle, léguées à la ville par des familles nobles et des collectionneurs, enrichies d’œuvres vénitiennes, flamandes et hollandaises du XVII° siècle. Au-delà d’importants témoignages de l’art de Foppa, du Bramantino, de Bernardino Luini et d’autres lombards majeurs, le musée abrite des chefs d’œuvre de Mantegna, Bellini, de Lorenzo Lotto, Corrège, du Tintoret et de Canaletto, dont cette gondole et son gondolier solitaire sur l’un des bras du canal, une des œuvres les plus intimiste du peintre.

En plus des peintures, une succession de salles présentent de magnifiques sculptures médiévales, des terres cuites, des armures et des collections diverses. Jusqu’à l’épuisement.

Vers le milieu d’après-midi, on se mêle à la foule de fin de semaine, encore plus débridée et plus compacte sur la Place du Dôme, saturée de lumière. Un maigre rassemblement de militants pro ukrainiens abrité derrière des bannières flamboyantes hurlent des propos qu’on ne saisit pas, mais attirent à eux toutes les attentions. Pour la visite du Dôme il faudrait faire une queue interminable que nous n’avons la force d’entreprendre. Tant pis pour l’immense vaisseau qu’on se contentera d’admirer de l’extérieur.

La Place est décidemment un forum de toutes les parades et de tous les croisements de foules qui semblent ici dans un passage obligatoire. Probablement que les effrayants podiums noirs qui envahissent de laideur les parties est et ouest déverseront aussi leurs décibels la nuit venue.

Nous ne quittons pas les Chiari Fiori pour cette deuxième nuit milanaise.


Dimanche 14 Mai


En levant les yeux, les immeubles sont souvent beaux dans Milan. J’admire surtout les derniers étages qui semblent souvent posséder de vastes dégagements, des terrasses, voire parfois des verrières abritant des ensembles de végétaux, en tous cas des espaces que j’imagine habités par de riches décorateurs, des artistes, des industriels et des gens de la haute société.

C’est encore l’heure tranquille du dimanche matin. J’avais noté sur un de mes guides cette église, apparemment anodine et excentrée, Santa Maria della Passione. Tout un programme.

La Via Pontaccio, après l’église San Marco devient Via Fatebenefratelli, faisant une boucle, traversant de nombreuses artères du côté est de la ville.

En Italie, bizarrement je me sens à l’étranger par le dépaysement. A la fois comme chez moi, par le mode de vivre et par une partie de mon sang du côté maternel, et à la fois la moindre ruelle, le plus petit quartier prennent l’allure d’une énigme à résoudre. La seule chose que je n’aime pas en Italie c’est la conception du bistro…

La Via suivante dans le prolongement de Fatebenefratelli, coupant la large avenue Manzoni à hauteur de Porta Nuova et de ses arches, c’est Senato Damiano. On y rencontre une sévère église protestante et même une église orthodoxe, abritée pour la cause par une architecture baroque pleine à craquer ce dimanche. Puis bientôt les rue prennent des noms franchement musicaux, Via Bellini, entre Mascagni et plus loin encore Respighi. On aura aussi, dans le dédale de ce quartier, Donizetti, et tout ceci s’explique puisque nous sommes à deux pas du fameux Conservatoire de musique Giuseppe Verdi. Pour y parvenir, la toute petite Via Passione où se dresse un magnifique palais (ce ne peut être qu’un palais vu sa dimension, la taille du porche, les balcons avec colonnades et le nombre de fenêtres hautes. Les palmiers autour etc. On y verrait bien Visconti ou un prince du cinéma habiter cette petite ruelle). Tout au fond de la ruelle, la façade baroque, large à trois portes de santa Maria. Majestueuse. Et sur le parvis une foule innombrable. Nous sommes, devant l’entrée de l’église, et sur l’angle de la placette, l’entrée du Conservatoire. Ce sont surtout des adolescents, de tout petits également accompagnés par des parents. On y donne certainement un concert de matinée. L’église n’est pas encore ouverte, et je m’enquiers du programme que je n’arriverais pas à trouver parmi les nombreuses affiches qui tapissent le mur d’entrée. On y apprend que le 17, Grigory Sokolov y donne un concert, puis les sœurs Labèque le lendemain. Olivier Beaumont propose des master classes durant tout le mois. Les affiches sont de qualités. Etonnamment ce conservatoire tient en un grand périmètre sans étage, comme une large hacienda.

Les rues adjacentes sont tout un jardin secret. On croirait que la ville a fait place au rythme lent d’une petite province. Des palmiers et des jardins entourent un peu plus loin, une église cossue, toute rouge, avec de coquets pots de fleurs aux fenêtres de ce que doivent être les appartements privatifs du curé. Mais l’église est mystérieusement close. D’un dimanche.

Pour patienter, sur une place dégagée (Via Battisti), nous prenons un café dans un Milan silencieux (on y entend les oiseaux), qui a du mal à s’éveiller encore, loin du Dôme et des tonitruantes activités du cœur de la ville.

Santa Maria della Passione est ample et lumineuse. Rythmée par quinze chapelles latérales. Et une voûte à motifs décoratifs abstraits donnant sur des fenêtres latérales.

Les peintures qui jalonnent l’ensemble des chapelles traitent évidemment du thème de la Passion, et c’est là qu’on y trouve presque exclusivement des peintres lombards. Pêle-mêle parmi les plus remarquables, la Cruxifiction de Giulio Campi avec je ne sais quoi de Giotto, Une Flagellation de Salmeggia et l’Ultime Cène de Gaudenzio Ferrari, tous peintres du XVI°. Mais le tableau que j’ai trouvé au-dessus des autres est une magnifique Déposition de Bernardino Luini (ou de Bernardini Ferrari, on ne sait), qui aurait mérité d’être mieux mis en valeur et qu’on n’aurait été surpris de voir dans une salle de Pinacothèque au milieu d’autres grands maîtres. Et puis, le chef d’œuvre, entouré d’un orgue réparti en deux unités autour du chœur, comme souvent en Italie, le plafond peint de l’abside qui se déploie dans des teintes pastels qu’accentue la lumière. Dans un beau paradigme de paradis.

LAC DE CÔME


La sortie de Milan est comme son arrivée, rectiligne. Du moins, l’illusion de ne pas perdre le nord (!) fait qu’on a l’impression de suivre un immense couloir, traversant les banlieues bordées d’arbres jusqu’à Monza, et au-delà commencent à poindre, dans le bleu vaporeux, les montagnes à hauteur des lacs.

Ne quittant pratiquement pas la portion d’autoroute qui mène aux pieds des lacs, nous n’apercevrons Varenna qu’au dernier moment. Et c’est d’ailleurs par le nord du village que nous sortons d’un long tunnel pour nous transporter dans la magie colorée des lacets calmes et doucement sinueux qui mènent à destination.

Il est peut-être treize ou quatorze heures lorsque nous découvrons la place principale du village. Une large esplanade avec l’église surplombant quelques marches d’escalier, aux pierres sobres et grises, à cheval entre un roman sévère et un gothique aménagé, et un clocher qu’on pourra prendre plus tard comme point de repère au-dessus du paysage.

C’est au pied d’une colline que se love cet endroit, et l’Albergo del sole, aux volets bleus, saute aux yeux comme un crible sous une batterie de platanes, en plein cœur de la place. C’est la destination de notre premier refuge sur le lac de Côme. Un véritable enchantement. Une harmonie d’oiseaux se mêle aux terrasses pas encore desservies, aux promeneurs partant en randonnées, dans une sérénité de couleurs sans aucune note criarde alentour.

Depuis le troisième étage, nous avons le bonheur de loger dans une vaste chambre en soupentes aux belles poutres apparentes, avec deux fenêtres donnant une vue en enfilade sur les villas d’ocre, les cyprès et les terrasses des maisons environnantes. Enfermant en une simple image le condensé spirituel de l’habitat modelé au relief du pays.

Le ciel est bleu sur un large coin de fenêtre, mêlé d’une légère timidité de lumière, ce qui rend encore plus mate et vibrante l’harmonie d’ensemble des couleurs sans ombre sur le lac légèrement ridé par un vent invisible. C’est l’heure zénithale et presque silencieuse. Quelques navires passent sur le fil de l’eau formant dans le sillage de perceptibles remous. Le lac forme assurément un courant d’air au creux des montagnes, ridant constamment sa surface en vaguelettes serrées.

Je sens, comme durant ces vacances d’été de mon adolescence, en soixante-six et soixante-sept, dans l’arrière-pays de Nice, vers le col de Turini, au village de Moulinet, ces bouffées indéfinissables de bonheur qui envahissent le paysage alentour qu’on ne saurait dire si c’est l’harmonie des lieux eux-mêmes ou l’illusion d’une saturation de l’âme qui vous étreint, créant ces ineffables moments d’abandon et de joie pure.

Tous les bonheurs étant dans un périmètre serré, la première visite est naturellement à quelques pas de l’albergo, à la sortie sud du village, pour la Villa Monastero. Comme son nom l’indique, il s’agit de l’emplacement anciennement tenue par un monastère. Dont il reste l’immense façade sur plusieurs niveaux, perceptible seulement depuis le lac, d’un ensemble aux fenêtres de type gothique.

 «  A l’origine, le site, d’un couvent cistercien du XII° siècle… jusqu’au XVI°, devenu domaine privé par la suite, passant par plusieurs mains… »peut-on lire sur le prospectus d’information.

La conception même des lieux choisis par les moines cisterciens, de par leur règle d’austérité et d’isolement du monde, me fait douter qu’une telle position, les pieds dans l’eau d’un lac crée pour le bonheur terrestre, puisse avoir été à l’origine d’un tel choix. Mais apparemment tous les guides semblent d’accord pour voir dans ce lieu une origine cistercienne. Et puis au XII°, la solitude n’était pas la même…

L’entrée à Monastero se fait sous une sorte de galerie à colonnades soutenant trois arcs donnant perspective ouverte sur le lac tout en bas. Avec deux cyprès sur fond d’azur et d’étendue bleue jusqu’à la rive opposée, à perte de vue. Toute l’Italie en une image…

 Les jardins et les allées longent le lac de si près qu’on a l’impression que le décor pourrait finir les pieds dans l’eau. Une eau limpide et lisse à cet endroit. Les allées sont jalonnées de statues faussement antiques et des colonnes de pierres torsadées, à l’emplacement où accostent les bateaux, ouvrent les bras sur les montagnes d’une sérénité que rien ne semble jamais troubler.

Des escaliers grimpent vers quelque rotonde à colonnades, avec pareillement, des cyprès, des massifs de roses et des palmiers venant en dessous ajuster leurs arpèges à un fragment d’harmonie à quel qu’endroit où se pose le regard.  

D’autres marches d’escaliers s’ouvrent directement sur le lac descendant jusqu’à s’immerger, encadrées par des colonnes et des portes en fer ouvragé comme une invitation à quelque promenade future en bateau. Puis encore des escaliers à double échappée montent vers d’autres allées ombragées menant on ne sait où, tant ces harmonies enchanteresses semblent naître sous les pas même de la spontanéité.

A l’extrémité d’une allée, on peut apercevoir en creux quelques villages un peu dans la distance et les reliefs accusés.

Des vestiges de colonnades forment un carré protégé avec des bancs de pierre d’ocre encadrés d’inévitables cyprès d’où on peut apercevoir au loin comme une trouée dans la luxuriance du végétal, une magnifique villa posée comme un bouton d’or.

Des clairières et des gloriettes avec des massifs de roses et des bancs face au lac, invitent à la contemplation ou à quelque méditation sur la nécessité de préserver ces beautés, fragiles comme des accords rares.

La Villa Cipressi qui jouxte le Monastero pourrait fusionner dans l’excellence en matière d’harmonie. Demeure de luxe, elle est tout à la fois un jardin merveilleux, un abri botanique et un hôtel pour bienheureux. Dès l’entrée, pareillement, une triple arche, cette fois enrobée de végétaux comme ayant sauvagement envahi l’espace architectural. Une manière de signature de ces bords de lac signifiant une nature de caprice, rare et informelle, fusionnant avec les courbes et les abstraction délicate de l’architecture.

Au-dessous de moi, depuis l’une des terrasses descendant vers les bords de l’eau, je me penche sur la perspective insolite d’une magnifique porte de haute taille en ferronnerie ouvragée, envahie de chaque côté par les végétaux grimpant qui donne à l’imaginaire tout un récit d’ouverture et d’invitation au voyage.

Parfois des embarcations doivent accoster à des occasions précises, des noces et des fêtes programmées.

Une toute jeune mariée, dans sa robe traînant dans l’herbe, ajuste avec application la longueur et l’ourlet, auprès d’une demoiselle de cérémonie. C’est un peu le paradis inconscient, l’illusion avant le départ, pour ceux qui veulent prendre le meilleur envol dans la vie.

On se perd de longs moments entre les jardins botaniques aux essences rares, les tonnelles traçant sous d’épais tortillons de végétaux, les cactus à bulbe unique, les rosiers et les rhododendrons, les gloriettes, les statues de pierre et les navires sur fond de lac et de montagnes.

C’est l’heure de rejoindre la terrasse de l’hôtel, de goûter le vin des environs. Il y a ici des vignes et du vin noir.

Le temps se couvre.  C’est devant les fenêtres de la chambre, avec cette merveilleuse perspective sur le calme des terrasses environnantes, le lac et les ocres jaunes et rouges, que je rêve en prenant les notes que voici, contemplant les variations incessantes de la lumière. Vers dix-huit heures, une petite pluie fine, les parapluies s’ouvrent de loin en loin dans les ruelles. Les cloches sonnent telles que je les imagine dans «  la vallée des cloches » de Ravel ou dans quelque pièce des «  Années de Pèlerinage » de Liszt. L’écho de leurs harmonies n’a jamais si bien sonné. Le métal est de la même encre que le bleu soudain noirci du ciel. Sur l’autre rive, où nous serons demain, se sont formés comme des essaims inquiétant. Le paysage s’est carrément fondu dans l’orage.

Après cette petite semonce, la lumière de fin d’après-midi écarte les derniers nuages, et toutes les nuances de couleurs des maisons éclaboussent, depuis ma fenêtre, le paysage redevenu nettoyé et plus tranchant de toutes ses arêtes vives.

A Varenna, cette chambre sous les toits a joué un excellent rôle d’observatoire et mesuré la densité des variations d’intensité et de nuances de ces caprices du ciel, jusqu’à cette plénitude à l’heure où les ombres commencent à sensiblement s’allonger.

Le couchant est le meilleur moment pour traverser le village. La ruelle principale (y en a-t-il vraiment une ?) traverse, parallèlement au lac, d’autres rues plus étroites encore, qui descendent verticalement par de redoutables marches, et se jettent, dans l’éblouissement du moment, au pied de l’eau. D’autres, au contraire, se perdent dans des culs de sac ou s’échappent vers d’autres intersections.  Descendant vers la grève, d’une sorte de petite anse formant l’arrondi, en enfilade, des maisons tout au bord du lac, les couleurs jaillissent. Le meilleur point de vue est tout à l’extrémité de cette petite plage en pente douce de pavés lisses où, à cette heure, des enfants jouent, les barques du matin sont amarrées.

Contournant cette anse, une promenade, à flanc de rochers, longe le rivage, couverte en forme de tonnelle, d’une structure de métal rouge envahie de végétaux sur toute la longueur de ce passage, formant, au bout du chemin, tout à la fois une perspective sur le village et une vue imprenable sur les montagnes et la rive opposée.

D’une autre curiosité, la rue principale raccorde, tout au bout des dernières maisons, la route extérieure qui longe le lac. Et depuis un lacet, la perspective en vue plongeante sur la pointe du village, au lieu où se dresse un palais d’ocre saturé de soleil, l’anse formé par le lac à cet endroit, est la plus inouïe par le luxe de l’harmonie (le bleu, le blanc des pontons à la verticale faisant écho aux deux cyprès à l’angle de l’objectif, l’ocre du palais, les montagnes dans le fond …). Il n’y a plus qu’à déclencher…

On pourrait tenter d’y ajouter quelque large page grave et lente d’un mouvement symphonique qu’on ne serait pas plus surpris par la majesté.

C’est en fin de soirée, le même chemin que nous empruntons au crépuscule. Jusqu’aux limites du village où est le palais, où l’eau du lac a pris des teintes noirâtres, arrivent les premières lumières venues des maisons et, depuis les terrasses des restaurant au bord de l’eau, les promeneurs qui ne manqueraient pour rien au monde cette fin du jour.


Lundi 15 Mai


Volets ouverts, le matin, très tôt sur le lac, est une chose qu’il faut avoir vue. Plus limpide encore à cause de cette pluie d’hier.

Nous circulons dans les rues sans rencontrer âme qui vive. Les cyprès, les jardins et les physionomies des rues dans l’ombre et les saillies de soleil en contraste, sont encore pour nous seuls à cette heure.

Le petit port, déserté maintenant, pourrait presque rendre perceptible les clapotis qu’on devine au bord des quais. L’exposition solaire a comme absorbé la lumière trop éclatante de la veille, ainsi qu’une fleur qui ne se serait pas encore ouverte. Les jarres de fleurs et une couronne fleurie tressée au-dessus d’une ferronnerie font, à la terrasse d’un hôtel encore endormi, une sorte de corbeille, une offrande d’où émergerait l’enfilade des maisons au pied du rocher.

C’est par le chemin promontoire, sous les tonnelles tout à fait solitaires, que nous allons jusqu’à ce palais doré au pied de l’embarcadère des ferries. C’est l’hôtel que nous voyions hier depuis le lacet de route tout au-dessus du paysage. Une large terrasse exposée au vent, dans le prolongement de l’hôtel, totalement déserte avec en son fond les montagnes et le lac presque noir. J’éternise Cécilia d’une photo, assise seule devant cette immensité.

Avant de repartir de ce village, nos pas nous mènent presque d’instinct vers ce Monastero que nous longeons à pied depuis l’extérieur, le long de la route. Cette fois, nous avons une perspective depuis les dessus des jardins en mode perspective ouverte sur l’ensemble de cette bande de parterres fleuris, de statues et de kiosques, de chemins sinueux, de maisons dorées comme des taches, et de cyprès dressés sur fond de lac et de montagnes dessinées tout au loin.

Je crois que nous quittons Varenna avec regret.

Sur la route de Bellagio, j’avais noté un vieux souvenir qui remonte au temps de mon père et de sa passion pour le vélo. La Madonna del Ghisallo résonne comme un phonème et une entité poétique dans ma mémoire.

C’est d’ailleurs tellement personnel que lorsque j’ai proposé d’y faire un saut avant de descendre à notre prochaine étape, Cécilia m’a demandé si ce détour valait vraiment la peine pour une simple chapelle d’ex votos…

Le lieu est isolé et l’on n’y arrive pas par hasard.

Pour monter au col de Ghisallo, il y a deux versants. Quand ils parlent du « Ghisallo », les cyclistes entendent presque toujours la montée directe de Bellagio qui est la plus difficile, passage obligé de la classique annuelle du Tour de Lombardie.

C’est sur cette route que nous atteignons la minuscule chapelle sur le côté gauche de la route. Isolée, dressée sur une vaste esplanade. Sur le flanc Est, le panorama grandiose laisse apercevoir, tout au fond et tout en bas, minuscules, les villages sur l’autre rive.

C’est là, devant cet insignifiant édifice que monte la rumeur des souvenirs. Des batailles et des légendes. Il fut un temps où l’Italie d’après-guerre se constitua de nouveaux héros. Des héros qui existaient déjà, qui attendaient qu’on les fixe à jamais, qu’on les coule dans la pierre ou le bronze. Des héros qui divisaient le pays en deux, comme souvent. Incarnés par Gino Bartali, le Pieux, et Fausto Coppi l’échassier aux longues jambes interminables, l’homme moderne qui quitta son épouse pour la « dame blanche ». Déjà.

Depuis cette chapelle, ce sont les unes des journaux, les revues noirs et blanc de l’époque qui surgissent à nouveau.

La Madonna a depuis longtemps été particulièrement vénérée des cyclistes, et c’est en 1948 que le Pape Pie XII l’a consacrée « patronne universelle des cyclistes ». Un flambeau béni fut porté de Rome jusqu’à la chapelle. Les deux derniers relayeurs furent Gino Bartali et Fausto Coppi.

On y pénètre comme dans une chapelle rurale ordinaire. Il n’y a pas de clé, pas d’interdit. Je me suis maintenant demandé si les pillards, les recéleurs n’auraient pas pu subtiliser les reliques d’un lieu si isolé, laissé aux quatre vents ? La vénération, il faut le croire, étant inscrite au plus profond de l’âme collective, le sanctuaire est toujours intact. C’est là le miracle.

Des randonneurs, des cyclistes aguerris sont là, parsemés, le casque encore sur la tête, en silence. On récupère après la montée. Ici on respecte.

L’intérieur n’est pas plus grand qu’un modeste salon de maison de campagne, avec un plafond un peu plus haut. Mais pas un centimètre carré ne laisse entrevoir les murs. Tapissés de maillots, des roses et des jaunes principalement. Certains sous emballage. D’autres dans des cadres. Et puis des vélos accrochés, les reliques maximales. Les cabossés d’avant-guerre sans plus aucune couleur, de l’entre-deux guerres, et ceux qui ont droit à une étiquette lisible, même depuis le plus haut de la chapelle. Bartali, Coppi, Merckx, Gimondi, Gianni Motta le fantasque… Le vélo si étrange de Moser, celui de son record du monde de l’heure en 84. Puis celui, fracassé, de Fabio Casartelli décédé d’une chute sur une descente de col du Tour en 95 (Portet d’Aspet), déposé par ses proches. Car ici tout est question de dons.

De multiples objets minuscules, des listes et des palmarès tapissent les moindres recoins. Des offrandes.

S’il y a bien le maillot jaune d’Hinault au côté de celui d’Indurain, je suis désolé de ne voir aucun vélo ni maillot de Jacques Anquetil, le premier étranger à avoir remporté le Giro, et par deux fois !

Une curiosité attire notre attention. Sur une liste de personnalités, trois cartes plastifiées, les unes sous les autres, au nom de l’Union Cycliste Internationale délivrée au Cardinal Joseph Ratzinger, Président honoraire de la chapelle, demeurant Cité du Vatican. Renouvelée l’année suivante. La troisième, au nom de Papa Benedetto XVI, datée du 3 février 2008, toujours président, demeurant toujours Cité du Vatican.

Sur l’esplanade, avec pour fond grandiose toute la chaîne montagneuse des lacs, une statue, dédiée au cyclisme représentant un coureur qui lève les bras au ciel, un autre tombé à ses pieds.

Juste à côté de la Chapelle, un musée du cyclisme a été inauguré en 2006 par Fiorenzo Magni.

Avant de quitter les lieux, Cécilia fait un portrait de moi, devant l’entrée de la chapelle, au lieu où sont les bustes les plus insignes, pour mon premier coude à coude avec Fausto Coppi.

Bellagio n’est pas un village, c’est une commune. Le Michelin aurait dû commencer comme ça.  Bellagio c’est à la fois toute l’étendue d’une commune, allant jusqu’à Ghisallo, et aussi une station de villégiature abondamment fréquentée. Depuis les mamelons redescendant du Ghisallo, on voit bien que Bellagio est un archipel, une fragmentation d’habitats se frottant les uns près des autres dans cette partie du lac qui est à la pointe partageant des deux rives.

Elle jouit d’une position qui lui fait porter le regard tout aussi bien du côté de Varenna à main droite, que vers la rive où pointent Terramezzo et Menaggio sur le paysage à l’Ouest.

Parvenir au cœur du village proprement dit nécessite certaines contorsions d’approche ne pouvant pénétrer une zone tout à la fois réservée aux piétons et d’une étroitesse de ruelles empêchant le stationnement.

L’hôtel Florence est situé sur le quai, dit aussi Piazza Mazzini, où sont les terrasses et les foules grouillantes à l’ombre des arcades, où les beaux immeubles durent être des lieux bénis au temps de Liszt. C’est aujourd’hui la parfaite réalisation du tourisme de masse, l’improbable implantation saisonnière de la ville à la campagne.

Qu’était donc Saint Tropez avant Dieu créant la Femme ?

Au début du XIX° siècle, le comte Francesco Melzi, duc de Lodi, fit construire une villa ici même, ce qui attira à Bellagio la noblesse milanaise et détermina la vocation touristique de la ville. Parmi les célébrités qui y séjournèrent, Ferenc Liszt passa ici sa lune de miel avec sa maitresse Marie de Flavigny, comtesse d’Agout, maman d’une future Cosima Wagner…

C’est la villa que nous verrons demain.

La Salita Serbelloni est horriblement pentue et on croirait que les vacanciers se sont donné rendez-vous dans cette large ruelle de boutiques de soieries et de toutes sortes de commerces de futilités. C’est le cœur battant de Bellagio, odorant jusqu’à la saturation.

La Punta Spartivento (« qui sépare les vents ») est au bout d’un chemin étroit, à la pointe nord, loin de la frénésie du village, débouchant derrière une énorme bâtisse qui est la fameuse villa Serbelloni, propriété actuelle de la famille Rockfeller. Elle donne sur cette originalité géographique qui fait de cette pointe extrême une sorte de presqu’île regardant les deux rives du lac en un panorama grandiose de montagnes tout au fond, et des villages aperçus comme de petites masses colorées des deux côtés, sur un bleu profond à peine troublé par le frémissement des touches mouvantes du vent sur l’étendue du lac. Paysage panoramique d’une grande sérénité où les moindres détails de l’étendue offrent une finesse de perspective que l’œil a besoin d’un moment d’adaptation. C’est un peu l’atemporel « luxe, calme… » et sérénité.

Ce qui n’est pas le cas du reste de Bellagio.

Même la jolie petite Piazza della Chiesa et son église du XI° grouillent du mouvement incessant des pèlerins dans les goulets du village. Pour fuir ce flot incessant, nous avons ainsi manqué une Déposition du Pérugin.

Il reste à flâner sur le quai, sur ce prolongement qui mène jusqu’aux confins du village. La perspective offre la longue promenade parallèle au lac, les mousses devenues des fleurs accrochées aux quais baignés des clapotis, et une lumière, si elle n’ajoutait à la fureur des lieux serait la plus éclatante qu’on ait eu jusqu’à aujourd’hui.

Que faire, sinon prendre le rythme Apérol. S’il est ici une couleur dominante, c’est bien celle de cet orangé criard que consomme frénétiquement chaque tablée tout le long des enfilades des terrasses. Boisson des femmes surtout. Jamais l’expression regarder passer les gens sans but aucun n’a plus pris de sens que dans ce périmètre de Bellagio dont l’activité principale semble de se rassurer dans la promiscuité.

 Les serveurs paraissent distraits et ennuyés, blasés comme ils le seraient à Milan ou dans n’importe quelle autre grande ville.

La chambre de l’hôtel Florence donne sur un coin du lac, juste avant la montée du chemin vers « la pointe qui sépare les vents », et depuis le balcon, le couchant y est somptueux.


Mardi 16 Mai 


Les quais de la Piazza Mazzini sont désertés ce matin. Comme dans toute station de renom, les vacanciers ne se lèvent pas tôt. On se prend à rêver au temps que Liszt a connu, où seules quelques ombrelles, quelques voilettes et de longues silhouettes arpentaient cette large esplanade qui abritaient des maisons de pêcheurs.

C’est justement la Villa Melzi, tout au bout de la longue route, qui nous ouvre ses portails.

Une longue allée mène à un charmant sous-bois aménagé, qu’on se sentirait au Japon. Il abrite d’ailleurs des érables, de faux cyprès japonais et de nombreux végétaux délicats dont un arbre rouge, poussant dans un élan obstinément horizontal, sur fond de lac qu’on croirait issu d’un jardin zen. Du rouge et des couleurs paradoxalement automnales habillent cette petite forêt à l’orée du parc. Un petit pont traverse un minuscule cours d’eau et son bassin de nénuphars. L’illusion d’Extrême-Orient est parfaite avec la plus délicate manière de nous recevoir.

La première curiosité, est ce petit temple hybride où Liszt aurait composé lors de ses séjours avec Marie d’Agoult, de nombreuses pièces de ses Années de Pèlerinage. La petite architecture tout au bord de l’eau (en regardant le lac depuis une des fenêtres ouvertes on croirait que le petit édifice se situe sur un îlot !), aurait à peine la dimension d’un cabinet de travail. Entouré de cyprès monumentaux, la perspective sur l’autre rive est en effet des plus romantiques.

Au pied de la Villa, le bassin à nénuphars et les jardins à la françaises, des statues alanguies et de petits amours de pierre, donnent sur un promontoire cerclé de fer en demi-cercle, laissent deviner l’ensemble de la rive du côté de Menaggio. La vue est absolument infinie où que porte le regard. De part et d’autre, de longues rangées de platanes rythment les abords de la villa.

Grimpant au sommet d’une petite colline en pente raide, on a, à ses pieds, la villa dans sa perspective d’isolement et au fond les montagnes pour seule voisinage.

C’est ici que Stendhal a séjourné. Flaubert aussi. On peut aisément imaginer les soirées dans les tourbillons d’arpèges de piano, les esquisses de ce que deviendront les Années d’Italie, (peut-être Après une lecture de Dante) de Liszt.

Aujourd’hui ce sont Brad Pitt et George Clooney qui séjournent ici. Les siècles passent.

Etonnamment, dans l’une des dépendances de la Villa, l’ancienne orangerie, un petit espace est réservé à de merveilleuses sculptures antiques, dont des terres cuites mésopotamiennes, une impressionnante statue de pierre d’un dieu égyptien à tête de taureau, une sorte de héros grec casqué et une Vénus de marbre blanc.

A l’autre extrémité du parc, c’est aussi une seconde entrée par le sud, qui ouvre depuis le minuscule village de Loppia. D’une ruelle, on découvre au sommet d’une allée en pente, le magnifique clocher d’une église romane encore dans l’ombre.

De retour dans le parc encore silencieux, on ne se lasse pas du petit sous-bois aux érables et aux arbres maigres et fragiles. Nous passons devant le monument à Dante et Beatrice qui n’ont pourtant pas dû venir jusqu’ici.

C’est en remontant à l’extérieur de la Villa que, derrière un muret au bord de la route, la vue sur le chevet de l’église Santa Maria di Loppia et son clocher lombard, haut dans le ciel, est visible le mieux, avec dans le fond les sapins, les cyprès et le lac où se profile déjà l’autre rive du lac.

Côme est parcourue sous le ciel gris, ce qui n’incite pas, après le havre de Melzi, à nous attarder. D’autant que les indications ont du mal à situer le centre-ville et que l’heure est déjà à la trépidation.

Cette fois nous sommes sur la rive occidentale, tortueuse et rendue plus difficile par l’étroitesse de la route quand ce ne sont pas des travaux qui entravent le cheminement.

C’est par un étroit passage sur la droite, sans presque prévenir, qu’est indiquée «  Villa Balbianello » à l’orée de Terramezzina. Le temps couvert, nous fait hésiter un instant à remettre la visite à demain.  On se réfugie dans un petit bistro hors du temps pour goûter le vin noir du pays avant de prendre finalement le sentier qui mène à l’embarcation. C’est une petite coque de noix sur laquelle ne grimpent pas plus de sept ou huit passagers.

Depuis l’embarcadère, nous contournons quelques minutes la grosse masse de la presqu’île où se situe, sur une pointe idéale, la Villa qui ne tarde à apparaître sur le flanc, enveloppée de lourds massifs végétaux.

Le jardin luxuriant qui encadre la villa suit un parcours en montée progressive, en lacets jalonnés de statues et de cyprès en alternance. Ce sont des dianes chasseresses, des déesses dans la pierre altérée et rendue poreuse par le temps, et à mesure que l’on grimpe, la vue est de plus en plus dépouillée.

La loggia, au cœur du jardin, domine le sommet et offre une double échappée : d’une part la Tramezzina, centre de ce lac de Côme, si aimé et décrit par Stendhal, et de l’autre, le bassin dit Durini ou de Diane, qui nous oriente cers l’île de Comacina.

Le grand balcon où se célèbrent régulièrement mariages et cérémonies d’importance, sous de larges arcades, est entouré jusqu’à les recouvrir de buis et de laurier. C’est malheureusement l’endroit où se concentrent le plus les visiteurs pour éterniser leur passage ici.

Depuis la terrasse on aperçoit au-dessous un arbre séculaire géant dont l’arrondi semble avoir été si finement taillé et comme poli sur une si grande surface qu’il donne l’illusion d’une mappemonde végétale sans aspérités sur fond de bleu du lac, et avec un peu de chance, un bateau qui laisse son sillage pour compléter le tableau.

La nature rocheuse et escarpée de la péninsule ne permettant de s’épanouir librement, la conception décorative apparaît ici comme un compromis entre la géométrie rigide du jardin à l’italienne et la monumentalité du parc à la française.

C’était donc la journée des Villas.

Et c’est à pied, par le sentier intérieur à cette presqu’île vallonnée que nous revenons, au travers de grands arbres qui cachent le ciel, vers notre point de départ près du petit bistro.

Terramezzo est sous le gris et la menace des nuages. L’impression première est de ne pas savoir à quel moment nous avons pénétré dans cette ville. On y entre comme par effraction, ou plutôt comme par fait accompli. On est loin des trépidations de Bellagio. Et de sa lumière.

Nous sommes logés au pied d’une montagne, en lisière du littoral, à l’Hôtel Eddy. Pour accéder au bord du lac, il faut traverser durant dix bonnes minutes un étroit sentier bordés de murs, de maisons jalousement cachées, qui termine sa course près d’un petit port de pêche. Nous longeons vainement le front du lac sans trouver réellement le cœur animé de la ville. Une église rouge solitaire, un parc sans enfant, un seul restaurant ouvert alentour, tenu par des jeunes sur le bord de la route. On y aura mangé la plus fondante « Parmegiana di melanzana » depuis bien longtemps. Des tablées de jeunes habitués trinquent tout à côté. Le vin du bord du lac laisse passer délicieusement cette dernière soirée sur les rives de Côme.


Mercredi 17 Mai


Au pied de la montagne, la fenêtre s’ouvre sur un rideau de nuages compactes et pisseux, plus encore uniformément hostiles qu’hier. Cette étape était prévue pour la visite de cette fameuse villa Carlotta, un des joyaux de ce passé romantique sur ces rives. Si nous n’avions trouvé hier qu’une cité fantôme à Terramezzo c’est que notre Eddy, bien que d’excellente tenue, se trouvait excessivement excentré. On y voit maintenant l’imposant hôtel palace Terramezzo dont les caractères, pour le moins affirmés, s’inscrivent sur toute la longueur de sa façade. Puis, l’objet de notre halte ici, la villa Carlotta, à peine quelques kilomètres plus loin.

On peut presque y entendre le clapotis de l’eau sur les marches qui font face à l’entrée.

A la fin du XVII° la villa a appartenu au banquier Clerici avant d’appartenir après la Révolution française au marquis Jean-Baptiste de Sommariva, entrepreneur sous Bonaparte, rêvant de devenir vice-président de la République italienne. C’est une des raisons de tous ces Canova. Mais c’est le fameux Melzi qui devint vice-président et fit construire l’édifice concurrent que nous venions de quitter la veille à Bellagio !

Vers 1850, la villa passe aux mains de la princesse de Nassau, femme d’Albert de Prusse. Et c’est Charlotte sa fille qui en hérite en cadeau de mariage avec le prince héritier de Saxe. Et qui devient la villa Carlotta.

C’est sous le signe de la plus grande improvisation que se fait la découverte des jardins et de toutes les merveilles extérieures de ces lieux. On a beau nous donner un parcours fléché, les pistes et les sentiers attirent notre attention à chaque pas et nous détournent d’un ordre quelconque de visite.

Nous passons sous une allée tonnellée au-dessus du bassin où danse le faune nu face au grilles du lac, traversons des bosquets taillés fins à la géométrie encore française, puis des sentiers faussement sauvages, et ensuite nous nous perdons dans les massifs de roses et de rhododendrons roses et blancs. Par chance, c’est l’éclosion de ceux-ci en mai et juin, pour un temps éphémère. 

A mesure que l’on grimpe, la vue se dégage avant de sombrer à nouveau dans des sous-bois à sequoias, des mers d’azalées multicolores. Le jardin des bambous sur plus de trois mille mètres carrés s’inspire de l’art des jardins japonais et abrite plus de vingt-cinq espèces dans une harmonie de pierres, de cascades et de ruisseaux.

Au cœur de ce qui est devenu une forêt, au-delà des séquoias, on respire maintenant une intensité tropicale dans un creux sombre où glissent en escaliers une cascade progressive entre les fougères et des arbres titanesques. Il y a dans cet espace bien délimité de lianes et de troncs humides, une sorte d’atmosphère tropicale où les verts ont la densité chromatique de l’émeraude.

Au sommet de la colline le paysage s’est désertifié, et tout là-haut le souffle à beau manquer, la vue présente le paysage le plus sublime que j’ai pu rencontrer autour de ce lac. On y perçoit maintenant dans les lointains, sur l’autre rive, les vieilles connaissances, Bellagio qui s’étire de tout son long, la Villa Melzi tout à l’écart, le clocher roman de Santa Maria de Loppia, pourtant si discret et enclos dans ces ombres de cyprès.

Varenna encore plus loin, dont seul le clocher confirme qu’elle se puisse voir dans un halo de brume.

Et tant d’autre lieux devenus minuscules.

En fin de visite, les œuvres les plus remarquables à l’intérieur de la villa, se trouvent être celles de Canova et de son école (dont une Madeleine au Crâne que je ne manque de photographier dans la partie de dos reflétée dans le miroir…), les fameux Hayez très aimés ici (pour ces copies d’originaux souvent), et quelques peintures que Stendhal n’aura guère appréciées, et où Flaubert aura porté ses lèvres sur « Amour et Psyché » (Notes de voyages).

C’est fini pour le lac de Côme. Nous franchissons dans la brume une partie autoroutière qui nous sépare maintenant du Lac Majeur.


LAC MAJEUR


Et puis au sortir des tunnels, de l’hypnose des essuie-glaces, la route en lacets entreprend une descente qui n’en finit pas, vers un lac rendu à une teinte uniformément sépia sous la pluie fine et froide aux abords de Stresa.

Face à nous déjà, dans les lointains et un halo de mystère, comme trois souris blotties, les îles Borromées.

Une longue ligne droite suit durant un moment la voie de chemin de fer, et sous un pont, sur la gauche, une longue ligne droite, un peu à l’écart de la ville, l’hôtel «  Mon Toc ». Un nom qui sonne comme une énigme. Un peu décati dans ses ocres, parmi des hauts sapins masquant une centrale électrique (c’est l’explication du tarif assez bas de la chambre), dans un coin de ville malgré tout charmant sur les hauteurs de Stresa.

Mais ici tout paraît porter à l’indulgence et au charme. Même cette grisaille définitivement descendue sur les bords du lac. Sur la promenade du rivage, de majestueuses demeures, dont la plus éclatante, avec ses quatre étages, sa largeur triomphale, et ses lettres inscrites au fronton « Grand Hôtel et des Îles Borromées ». (J’admire au passage la redondance orthographique par la conjonction de coordination qui se reproduira ailleurs, qui laisse à penser qu’il s’agit d’un parler et d’une orthographe propre à cette aire géographique depuis l’époque napoléonienne).

Comme l’entrée est assez intimidante avec ses pavés de couleurs (qui ailleurs auraient fonction de tapis rouge) évoquant des aigles entremêlés dans des abstractions géométriques, c’est sur un côté de la façade, un peu en retrait, que nous sommes attirés par une merveilleuse loggia à ciel ouvert. En arc de cercle, en portiques, jalonnée de sculptures néo grecques sur fond de marbre bleu et jaune, à rythme irrégulier, plantée dans un décor de roses et du vert saturé d’humidité d’une pleine luxuriance de végétaux.

Mais ce palace n’est pas le seul dans cette petite ville. On en dénombre au moins deux autres, rien que sur le bord du lac, presqu’aussi imposants, le Bristol d’un côté, le Regina de l’autre.

Le long des quais, les marques de l’Histoire semblent, dans ce climat d’insouciance, parler d’un temps qui se souvient d’Umberto Premier, que complète un Monument aux Morts.

Ce qui fait merveille sous cette lumière diffuse, c’est le sentiment de solitude contrastant avec l’insolence et la placidité habituelle que doit prendre cette station de villégiature aristocratique, d’autant que l’anse du rivage dans sa courbe dévoile un aspect tout à fait désolé et dépouillé sur le lac à la manière d’un tableau japonais réduit à l’essentiel.

Et puis, puis nous engouffrons dans le Vieux Stresa et ses ruelles encore timides de leurs pelisses d’hiver (un 17 Mai !) pour l’Apérol sous les arcades, comme savent si bien les utiliser les italiens, dans un bistro ouvert sur la grand Place Cadorna. L’ordonnance y est chaleureuse, c’est le cœur même de la ville où convergent les touristes à l’heure de finir la journée.

La nuit descend, un semblant de trouée dans le ciel laisse présager…


Jeudi 18 Mai


J’avais déjà écrit à Bernard, dans un courrier singulier, à peu près ceci : «  L’Italie sans soleil –accessoirement sans mandoline- ce n’est plus tout à fait la même chose ». Vérité d’autant plus vérifiable aux rivages des Lacs du Nord. On peut, à la rigueur, s’accommoder d’un reportage photos d’hiver, en noir et blanc bien dru, d’arbres dépouillés, de mers et de lacs convertis en sépias dramatiques le long des rivages, on peut visiter Milan dans le vaporeux  des flux de lumières en temps de poses longues, d’effets de grisailles sur les architectures et le ciel, on peut s’engouffrer dans les musées jusqu’à l’épuisement de la sensibilité, on en revient toujours à préférer les arpèges de lumière sur la pierre et les cyprès, à défaut d’un Vivaldi qui ferait l’affaire quel que soit les caprices de la météo.


LES BORROMEES


Et ce matin, pour les îles Borromées, la grande affaire du jour, cela paraît bien compromis. La nuit est comme restée suspendue sur ce début de jeudi. La salle des petits déjeuners de Mon Toc n’a jamais été aussi fréquentée à cette heure de la matinée. Dix heures… Des allemands surtout. Les allemands raffolent de l’Italie. Même sous la pluie. C’est un temps qu’ils connaissent bien, ils sont acclimatés.

Et puis progressivement, la météo l’avait à peu près envisagé, le ciel se rendort et comme par une poussée insensible, la lumière perce, faiblement d’abord, puis bascule miraculeusement.

Faire le tour des trois îles nécessite de sacrifier la journée entière. C’est bien la moindre des attentions. C’est donc vers onze heures que nous embarquons sur un de ces gros ferries, billets en poche pour les entrées diverses des jardins et des Villas.

Malgré un remplissage à craquer durant notre trajet, le bateau ne bouge pas. Depuis ma position sur la droite, exposé au vent, je vois poindre l’Isola Bella, puis nous l’approchons à faible distance, la longeons jusqu’à percevoir les terrasses et les jardins peignés à la perfection, les statues verticales rythmant et délimitant l’ensemble des étagements. Isola Bella sera la visite en point d’orgue de ces trois découvertes.

C’est l’Isola dei Pescatori qui défile pareillement de tout son long, maigre et frêle comme un poisson tout en longueur, avec son clocher pointu et ses arbres hérissés à chaque extrémité.

Avant de rejoindre l’Isola Madre, première étape du périple, nous accostons plus loin sur la côte, au village de Baveno, prendre des grappes supplémentaires de voyageurs pendant que certains finissent là leur excursion.

Nous abordons l’Isola Madre sous une brassée de végétaux, de fleurs et de luxuriance inouïe. C’est la plus grande et la plus discrète des trois îles. La plus sauvage. La plus énigmatique.

Dès le débarquement, les grappes de visiteurs s’évanouissent au gré des allées. La plus longue est bordée d’arbres en fleurs et court jusqu’à la limite Ouest de l’île, calme et ombragée.

Flaubert dit de la Madre qu’elle est l’endroit le plus voluptueux du monde.

L’âme de l’île est constituée par son parc, ses divers composants viticoles, d’arbres fruitiers, figuiers, oliviers et châtaigniers, de cerisiers en fleurs et d’aménagements de terrasses à l’italienne aux orangers et citronniers sur fond de bleu de mer.

On y rencontre, au hasard des allées, des animaux au plumage coloré. Dès notre arrivée, un mâle certainement désirant immédiatement établir ses distances, s’est mis à courir en une sorte de va et vient, faisant un cercle imaginaire entre lui et sa courtisée. Puis des paons nullement impressionnés qui ne daignaient pas faire la roue. Et au beau milieu de ces jaillissements de couleurs et d’exotisme, le plus beau des saule-pleureurs (en était-ce un ?) qui avait tant d’envergure que des poutres de métal le soutenaient depuis sa base.

Le jardin, à y bien regarder, porte des noms : l’avenue d’Afrique aux orangers amers, les bigaradiers, puis parmi les rochers, les agaves, les cactus et les aloès.

Puis l’escalier des Glycines, le Parterre des Camélias, la Pelouse des Bossus, la Place des Perroquets et enfin, le lieu de la pose, la Place de la Chapelle, un merveilleux endroit étagé d’escaliers, de statues d’angelots et de cette chapelle sobre et rouge au pied de laquelle fleurissent des nénuphars bleus des tropiques. Il y a des lieux, en effet, où l’illusion des tropiques, voire de la Polynésie (avec les montagnes aux pied du lac sur les rives opposées), pourraient, à s’y méprendre, s’identifier à la caractéristique volcanique et farouche des Marquises.

La famille Borromée a longtemps vécu ici. Le bâtiment est remarquable. Il a été transformé en hôtel vers 1987. C’est la princesse Bona Borromeo qui a entrepris une vaste campagne de restauration d’un patrimoine qu’on a aujourd’hui sous les yeux. Depuis une des terrasses de l’édifice, un balconnet ouvragé donne l’illusion de plonger directement sur le bleu indigo et sans mélange, comme une pure abstraction, sur toute l’étendue du lac.

Nous rencontrons à l’embarcadère un vieux péruvien qui habite à l’Isola Bella. Il jardine ici aujourd’hui après avoir quitté son Pérou natal un peu au hasard, et accepté en un premier temps d’aider aux récoltes dans la région du Nord. Je suppose que lorsqu’il rentre au pays, les enfants ne doivent croire qu’à moitié les récits qu’il colporte.

Si l’Isola Madre est une île orgueilleuse et drapée dans sa luxuriance aristocratique, l’Île des Pêcheurs est d’humeur plus villageoise. Maigre et de forme oblongue, comme une limande.

Pour donner un ordre de grandeur, elle n’aurait pas plus de cent mètres de large et peut-être trois cent cinquante de long.

On l’aborde forcément par le flanc qui regarde vers Stresa et immédiatement on est projeté dans le flot continue des visiteurs. C’est l’île la plus dépenaillée. Elle pourrait s’appliquer l’expression «  venez comme vous êtes, nous ne faisons pas de manières ». C’est l’heure où pas une terrasse n’est disponible, pas même parfois à l’intérieur des établissements. Ici, il n’y a pas d’œuvre d’art, de jardins exotiques ou de Caravage derrière les fagots. Simplement de quoi jouir de ces tortillons de rues qui se rejoignent à angle droit depuis les deux principales qui fendent le village sur tout son long. Certaines ruelles se jettent depuis leur boyau voûté directement sur les petites plages étroites et sans apprêt où se dressent des pontons d’amarrage. L’étroitesse de certains goulets pourraient laisser croire que les balcons qui se font face s’enjamberaient facilement de l’un à l’autre.

On passe de l’ombre à la lumière aveuglante.

Au débouché d’une ruelle, la façade rouge et ocre d’une maison en contrepointe une autre dans ses ocres safran vif. Ainsi respire chaque recoin, chaque balcon donnant sur des escaliers pentus, dans le peu d’espace offert par la dimension de l’île. Les surprises ne manquent pas. Entre deux murs faisant cadre, une perspective s’échappe sur un paysage jaillissant de fleurs, de barques et de villages sur la terre ferme, tout au loin.

 Les chemins sont parfois si étroits sur les pourtours extérieurs qu’il n’y passe qu’une personne à la fois. Quelques bancs de sables sont les seules échappées sur le lac, avec parfois un arbre pour toute surprise qui vient ajouter une touche de coquetterie à la vue sur le large, et toujours en bordure de rue, les principaux commerces en quantités extravagantes pour une si petite île, quasiment au coude à coude.

L’île abrite une cinquantaine de bienheureux résidents permanents aux maisons qui s’ouvrent sur ces longs balcons servant autrefois au séchage des poissons. Si aujourd’hui deux hôtels sont ouverts de mars à octobre, il reste tout de même une vingtaine de pêcheurs.

Alexandre Dumas, visitant l’île s’est gentiment, mais injustement moqué d’un lieu, qui, s’il n’était victime de sa trop grande exubérance saisonnière, serait, l’hiver venu, un paradis authentique, plus peut-être que les deux autres îles, un peu trop toilettées et chargées de trop évidentes beautés.

Nous rechargeons nos portables dans un bistro extravagant de couleur. Aussi orangé dans sa décoration que les huit ou dix Apérol qu’un serveur virtuose s’en va servir le plateau au-dessus de sa tête, à la terrasse déjà surchauffée.

J’ai aimé ces simples maisons bordant les flancs et donnant sur les bancs de sable. Je les ai imaginés y habitant, avec ce regard posé, soit du côté profond vers les lointains, soit donnant sur Stresa à quelques encablures, dans la quiétude d’un matin déserté.

Le Nord-Est du village, non loin du clocher, est tourné vers l’Isola Bella. Un banc y est installé sur la queu e de l’île, la cada, après une enfilade d’arbres maigres, un des points les plus poétiques du village.

L’isola Bella c’est l’écrin, la devanture qui fait vendre en quelque sorte le voyage sur les îles ! C’est la vue sur les terrasses vues de loin, comme tout à l’heure, depuis le bateau qui esquisse une approche à faible distance, une Cythère abordable dans son calme, luxe et volupté, c’est l’invitation même au voyage dans quelque géométrie divine et sensuelle, un ordre calme et serein, pyramidal, qu’on aborde déjà de loin par les yeux.

Le quai de l’Isola Bella est aussi exigu à l’accostage que celui des Pêcheurs, sous un bouquets d’arbres concentrés sur une petite Place. Nous sommes dans l’obligation de visiter le palais avant de pénétrer dans les jardins. J’avais trouvé désobligeant de devoir obligatoirement se voir imposer un ordre de visite. D’autant que venant de Milan, gorgés de peintures de la Renaissance, de toutes ces merveilles plus éblouissantes les unes que les autres, la visite répétée des demeures privées de grands aristocrates risquait de lasser un peu la curiosité la plus vive. Je comprends maintenant qu’on nous ait imposé cet ordre de passage sur l’île afin d’absorber, tant qu’il se peut, l’afflux de visiteurs qui, n’allant pas même sur les deux autres îles, se jettent avec avidité sur ces jardins d’Isola Bella dans la plus précipitée des curiosités.

Donc, préalablement, sans trop nous alanguir sur les détails, c’est la traversée de la demeure des Borromées. Ce sont de longs couloirs, d’extraordinaires plafonds, démesurément haut, admirablement décorés, un salon de musique avec un clavecin doré, des peintures de toutes sortes d’époques, souvent des copies comme on le faisait fréquemment, pour mémoire, et souvent au détour d’une ouverture sur le lac, d’une fenêtre ouverte, une perspective admirable sur d’autres rivages.

Et puis, avant l’échappée sur les jardins, l’originalité suprême, les grottes. Galets, fragments de tuf, stuc et marbres constituent l’ornement de six grottes, sans doute la partie la plus surprenante et inattendue du Palais. Elles furent conçues, tout à la fois pour évoquer la magie d’un univers sous-marin, et protéger, l’été venu, d’une trop vive chaleur, les hôtes du moment.

Et puis comme il est dit dans Pélléas et Mélisande, à la sortie de la grotte du troisième Acte, c’est la pleine lumière dans les jardins les plus recherchés des îles Borromées.

Je ne sais dans quel ordre nous avons traversé les espaces dominants qui composent l’ensemble de cette pointe de l’île. Les parterres d’azalées, les jardins d’amour, ou les terrasses où se dressent les deux tours qui les délimitent.

La Serre Elisa est une sorte de jardin d’hiver au microclimat qui abrite des plantes exotiques. C’est la plus grande de l’île et la décoration de ses murs extérieurs rappelle les grottes de l’étage inférieur du palais, avec ses accents de pierre de tuf et les galets du lac.

Les parterres d’azalées connaissent l’extraordinaire floraison de fleurs blanches et fuchsia qui donnent justement ces couleurs aux mois d’avril et mai.  Au nord, un bâtiment orné de mosaïques de pierres blanches et noires sert de volière.

Les deux plus belles merveilles sont le jardin d’amour et le théâtre Massimo.

Sur la vaste terrasse aménagée suivant des critères très stricts du jardin à l’italienne, où les haies de buis créent une sorte de broderie verte, trônent quatre grands ifs taillés en forme de cône. Des terrasses d’agrumes complètent la décoration en plusieurs parterre symétriques autour d’’un bassin à nénuphars. Dos au lac, on peut admirer les terrasses ornées de statues des quatre saisons.

Et puis, comme en apothéose, en fin de visite, le théâtre de pierre, le Massimo, à l’heure où le ciel se voile légèrement, le cœur du jardin, celui même qui fait rêver lorsqu’on longe l’île depuis le bateau.

Dans une débauche de statues et d’obélisques, dans les parties supérieures, au milieu des personnifications de l’Art et de la Nature, se dresse la statue de la Licorne, symbole héraldiques des Borromées. Sur les côtés les représentations des quatre éléments.

Le sommet de l’amphithéâtre s’ouvre sur une terrasse qui, de ses trente-sept mètres de hauteur, ouvre sur la vue la plus idéale sur le jardin et le lac

….

S’il devait subsister en peu d’images un condensé de la personnalité de l’île, ce serait une perspective sur un paysage agrémenté d’architectures et de statues au premier plan, enguirlandées de roses ou de végétaux grimpants sur fond de bleu de lac.

Il y a mille manières d’appréhender les îles. De les ressentir et de les qualifier. L’Isola Madre serait certainement la plus belle naturellement et dans ses propositions dépouillées d’artifice. Elle apparaîtrait comme une sauvageresse, paradoxalement noble, nue et sans fard.  A l’opposée de la Bella, qui comme son nom le sous-entend, est drapée dans ses plus beaux atours, ses plus beaux artifices depuis ses dentelles, ses ciselures et la certitude de sa culture racée, séductrice malgré tout. Et puis entre les deux, l’Isola dei Pescatori, le village aux ruelles d’ocre, l’île pauvre, sans éclat particulier, celle du temps qui passe au rythme des barques et des saisons troublées seulement par les visiteurs qui voient en elle comme une forme de village à vivre idéal.

A l’heure de reprendre le bateau du retour le temps s’est assombri. Il s’en est fallu de peu que la lumière tourne au naufrage sur de si beaux paysages.

On a vécu ce retour vers Stresa comme un miracle, le temps d’avoir joui pleinement, et juste le temps de cette excursion, de ce privilège de lumière qu’il est d’autant plus nécessaire d’avoir avec soi que nous ne venons pas souvent en ces lieux. Et comme je l’écrivais à Bernard, «  l’Italie sans le soleil, ce n’est pas la même chose… »

C’est maintenant le moment de s’enquérir des cadeaux au gré des petites rues toujours un peu sombres autour de la Place Cadorna, de retrouver sous les arcades de notre bistro, les mêmes allemands qu’hier, à la même table, à l’heure du Xième Apérol du grand monsieur qui aura du mal à se lever dans un moment. C’est le sourire de la même serveuse à qui l’on rend le même sourire, heureux en nous-mêmes d’une journée radieuse et dont les images kaléidoscopiques continueront longtemps de hanter nos rétines.

Une des spécialités de cette ville, du moins sous les arcades de cette Place, ce sont les petits moineaux, posés sur le dossier des chaises, qui même sous le geste du revers de la main, continuent de sautiller à quelques centimètres de vous, bravaches et courageux.

C’est dans une de ses ruelles à pizzerias que nous dinons et que nous faisons la connaissance de nos voisins de tablée, Alexandra et son fils, dont je me doutais bien qu’elle connaissait le Chili, l’Isla Negra, Neruda et Valparaiso…

Nous remontons, sous le silence et les éclairages jaunes, la longue route droite et déjà enfoncée dans la nuit, vers notre « Mon Toc » qui gardera l’énigme de son nom.


Vendredi 19 Mai


MILAN


Le plan de la ville de Milan, acheté sous les verrières de la Galerie Emmanuele II, est un vrai chef d’œuvre de précision, de clarté et de maniabilité. Feutré au toucher. Cela me fait penser à Robert Schumann, à la fin de sa vie, et déjà dans la phase aigüe de la démence, qui regardait des cartes de géographie comme d’autres interrogent des œuvres d’art, ou des tableaux, pour la simple beauté des variations de courbes, de tracés ou de modelés.

L’arrivée dans Milan est aussi aisée aujourd’hui que lorsque nous étions logés aux « Fleurs claires ». Sauf que depuis ce matin, la grisaille et la petite pluie sont de retour, après le répit miraculeux de la journée aux Borromées.

C’est sur la Piazza Gerusalemme que se trouve l’Hôtel Mozart (Nord-Ouest de la ville), bien loin du centre, de notre petite rue piétonne des « fleurs claires », des fureurs du Dôme mais à deux pas de City Life. Un quatre étoile, dans un quartier discret, sans ressources touristiques particulières, sinon la curiosité que représente ces trois tours de verre qu’on aperçoit depuis la fenêtre de la chambre. Défiant le ciel, gris sur plus gris encore, avec au sommet de l’une d’elles le nom du siège social de l’entreprise d’Assurances Generali, rouge vif en plein dans les nuages.

C’est un bonheur de retrouver cette ville aux artères larges comme autant de mystères ouverts sur l’espace, ces arbres qui masquent de vieux bâtiments classiques, ces trachées qui vont vers l’inconnu chaque fois que nous sommes à une intersection. Seuls, des véhicules fantomatiques vrombissent de loin en loin, car à Milan nous n’avons pas noté d’embouteillage (!), et franchissent ces entrecroisement d’avenues somptueuses.

Parfois on aurait envie de poursuivre sans savoir où mènent ces avenues.

Depuis la Piazza Gerusalemme, il suffit de prendre en ligne droite la large Via Poliziano et celle qui la prolonge pour se trouver au pied de City Life.

C’est ici un gigantesque complexe dominé par ces trois tours (mais une quatrième est en cours de construction…) : la Generali, la Tour Allianz et la PwC. Cette dernière a la particularité de former un arc de cercle ouvert et donne, en se recroquevillant, l’illusion de subir son propre poids en une pression telle qu’elle pourrait s’écrouler. C’est le miracle de ces architectures contemporaines qui rivalisent de fantaisies et d’originalité ici comme à Singapour, Shanghai ou dans le Golfe persique. Un défi à la pesanteur et un orgueil des méga sociétés à percer de plus en plus vers le ciel. Certains disent «  les cathédrales d’aujourd’hui ».

Lorsque j’ai parlé de ma visite dans ce quartier de commerces et d’affaires, on m’a répondu que ces constructions étaient, somme toute banales, et qu’on en rencontrait à la pelle à Dubaï. J’ai simplement constaté pour ma part, que ces trois tours s’apercevaient depuis une simple allée bordée d’arbres, d’une grande quiétude, qui se nommait Allée Luciano Berio. Ce qui fait toute la différence…

Et puis City Life, bien que loin des centres historiques de Milan, présente tout autour de ce complexe d’affaires, dans l’allée en question et celles avoisinant, un parc architectural remarquable qu’on devrait au créateur du projet qui porte son nom, Résidenze Zaha Hadid. Ce sont des immeubles d’habitations, relativement peu élevés, quatre ou cinq niveaux, en forme de coque de navire tronquée, sans angle, mais tout en arrondis et courbes sur des surfaces blanches alternant avec des placages de bois naturel, laissant apparaître des intérieurs ouverts par de gigantesques baies vitrées.

Sur des maquettes, on peut mesurer le degré de créativité des architectures, la qualité des volumes et de l’espace dévolus à ces réalisations très certainement habitées par des milanais riches mais aussi probablement eux-mêmes créatifs.

Déjà, dans le prolongement de ces ensembles, pointent de nouveaux complexes plus innovants encore et plus intégrés, si c’était possible, au paysage urbain de cet étrange quartier.

Ma phobie des grandes architectures me donnant ce malaise étrange qui s’assimile à une sorte de vertige que je n’ai pu aborder le pied de ces tours qu’en prenant soin de ne pas lever les yeux vers les sommets. J’avais connu entre autre malaise ce même sentiment oppressant au pied du cornichon de Londres. (J’ai définitivement fait une croix sur un possible voyage vers New-York…). Mais aujourd’hui, avec une volonté de m’accoutumer au phénomène, j’ai pu mesurer depuis le pied de Generali, les centaines de petites stries de verres et les minuscules cubes composant autant de bureaux et d’espaces fragmentés dans le ciel. Un ascenseur venant, à la verticale, contredire le mouvement horizontal des rangées de bureaux. Evidemment la surdimension de ces formes géantes visibles sur les photos (qui attestent que je les ai réalisées), ne traduisent pas l’émoi et la panique que j’ai pu ressentir à leur contact.

Le ciel désespérément gris n’a pu rendre malheureusement le modelé et le relief acéré de ces géants.

Des barres de couleurs vives ont été dressées sur les pelouses avoisinant le complexe, comme des lances dans la perspective des trois tours, dans un jeu de lignes et d’abstraction avec lesquelles jouer du regard. Cela donne un rehaut à ces monstres d’acier et de verre vues à quelque distance. On peut aisément pénétrer au cœur de ce labyrinthe de couleurs et fixer les architectures en contre-plongée.

Des adolescents jouent au ballon sous le petit crachin, insouciants. Par beau temps, la féérie colorée serait à son comble photographique.  

Nous éloignant un peu de ces attractions fortes, à quelques centaines de mètres de là, j’ai la surprise d’apercevoir, tout en ovale, le célèbre vélodrome Vigorelli, anneau de vitesse cycliste des plus prestigieux, et théâtre d’exploit de pistards historiques, dont le fameux record de l’heure qui a, pendant des décennies, été homologué sur cet anneau magique.

Milan et la Lombardie sont décidément des terres héréditaires de passion cycliste. 

Dans les rues le pavé est humide. Ce qui n’empêche pas les milanais de rester élégants. Ce n’est pas une expression toute faite que de dire qu’ici il y a une culture de l’élégance vestimentaire. Costume bleu sombre, parfois gilet et cravate assortie, chaussures en cuir impeccable de chez le bottier. Ma grand-mère Nonina disait : « En France la mode est faite pour les femmes, en Italie ce sont les hommes qui sont coquets ». Je ne sais si en France on est toujours attentif à la mode, hormis un milieu aisé parisien, mais cela se voit moins. Comme le reste. On s’uniformise et les qualités qu’on nous prêtait autrefois se perdent dans une indifférenciation généralisée. On pourrait résumer en disant qu’on s’américanise. On s’avachise assez largement. Le milanais résiste, et cela se voit.

Le chardonnay est particulièrement bien adapté en Italie. On nous en a justement servi un dans un verre préalablement glacé sur une petite terrasse, près de Poliziano, à l’heure de la pose, où tout à la fois les hommes d’affaires, les employés et ceux qui n’ont que le temps de prendre un café, allaient et venaient dans leur costumes sombres qu’on aurait cru qu’ils venaient d’une cérémonie. C’était simplement l’élégance insouciante et assumée au quotidien.

Le reste de l’après-midi passe derrière les fenêtres de la chambre pour le repos des pieds qui commencent à rendre l’âme.  Les tours de City Life s’élèvent loin et bien haut au-dessus de ces immeubles gris du quartier Gerusalemme.

Nous cherchons ensuite, autour du Dôme, un maillot du Milan A C pour Y. avec le nom d’un joueur français du club. Giroux, peut-être. Peine perdue. Tout se commande malheureusement par correspondance. On se sera mêlé autour de cette cathédrale à tous ces commerces, toutes ces tentations qu’on en aura omis de pénétrer dans la nef où les files d’attentes continuent inlassablement.

Et comme le charme de Milan opère toujours, nous ne tardons pas à trouver, une fois revenu vers Gerusalemme, Via Piero della Francesca (rien que pour ça on ne pouvait faire erreur), la cuisine familiale de la « Casa Nostra » aux sourires étincelants de jeunes serveuses.

Puis, de pluies après les pluies, nous rentrons voir, depuis notre fenêtre de nuit, les lumières des architectures tout au loin, perdues dans la lune absente et l’humidité lombarde, que mes photos donnèrent l’impression que j’avais saisi des images à peine déformées (volontairement) d’incendie dans la ville.


Samedi 20 Mai


L’hôtel est à deux pas de la station de métro. Nous n’avons pas à nous plaindre, l’Emilie Romagne où nous étions en septembre est ce matin sous les inondations et compte ses morts. Nous avons eu depuis dix jours notre lot de lumière aux endroits où il fallait.

C’est au Dôme que nous sortons. Très vite, nous sommes devant la Pinacothèque ambrosienne. Un des deux trois hauts lieux pour la peinture. Les salles défilent, et les chef-d ’œuvres se succèdent dans des lumières nimbées. On y trouve dès les premiers couloirs une Madone à l’Enfant, comme souvent, de Louis Bréa, que l’Association de la vieille ville de Nice doit connaître, une salle entière consacrée aux paysages méticuleux et fouillés de Bruegel de Velours, un bouquet flamboyant de mille fleurs. On s’attarde au Botticelli de la Madone au Pavillon, au Caravage à la Corbeille aux fruits et à l’Adoration des Mages de Titien.

On retiendra aussi, au gré des salles, les splendeurs de l’Adorationde Bramantino, la Conversation sacrée de Bergognone et puis une œuvre qui aurait pu passer inaperçue, le Portrait d’une Dame, vue de profil sur fond noir, de Giovanni Ambrogio De Predis. Et tant d’autres…

Mais les peintures pour lesquelles la visite s’imposait se situe au sous-sol juste avant de pénétrer dans la Bibliothèque, dans un lieu interdit à la photographie. Deux tableaux émergent. Le premier, un Jean-Baptiste au sourire, que l’on prendrait à s’y méprendre à un Léonard et qui serait de Gian Giacomo Caprotti dit Salai (élève et amant de Léonard ?). Une sorte de jumeau du Saint Jean Baptiste du Louvre, jusqu’au fond brumeux composé de montagnes caractéristique du maître, que le baptiste montre d’un mouvement de bras, le doigt pointant sur l’arrière du paysage, le sourire jocondesque.

Le second, plus mystérieux encore, le portrait nommé tout simplement « portrait de musicien », d’autant plus émouvant qu’il serait probablement un des rares portraits supposés qu’on aurait de Josquin des Près. L’œuvre, cette fois, est certifiée être de Léonard. Sur un simple fond noir, la chevelure bouclée à la manière des pages, coiffé d’un bonnet rouge et d’une chasuble ocre faisant écho, descendant en verticale depuis les épaules jusqu’aux mains tenant un non moins mystérieux bout de partition d’où émergent quelques neumes musicaux comme énigme à résoudre. Peut-être est-ce là, en forme de signature à déchiffrer, le nom du musicien. Je m’attarde plus qu’à d’autres devant cette merveille au point de remarquer l’absence absolue de traces du temps et une lumière presque déjà caravagesque sur la sérénité du regard et la noblesse de port de tête.

La troisième merveille étant un buste grandeur nature d’une sculpture de bois médiévale, romane assurément, d’une sobriété et d’une monumentalité des plus nobles dont aucune indication n’est donnée, pas même après recherches ultérieures. Ce n’est pas pour m’étonner de la voir partager cette salle jalousement protégée des duplications photographiques.

Cette simple salle minuscule méritait à elle seule d’être venu à Milan.

La crypte du saint Sépulcre découvre des fresques médiévales, sous des voûtes et des piliers fraîchement restaurés avec une alternance de projections lumineuses d’un artiste en exposition temporaire.

On reste vers les midis du côté du Dôme qui se fait déjà entendre par des vagissements de haut-parleurs qui parviennent jusqu’à notre terrasse de café couverte. Le chardonnay est toujours servi sur verre glacé.

C’est toujours vers le sud-centre que nos pas nous mènent. Face à Santa Maria delle Grazzie se trouvent les Jardins de Léonard. Des jardins cachés derrière une façade mangée de lierres et de plantes sur les murs d’une vieille demeure Renaissance. La lumière est si « mouillée » que le vert des jardins n’en est que plus profond et comme irisé. Lumière sans ombre, mais sensible aux harmonies douces des verts de toutes nuances qui chantent sur le gris des pierres. La moindre rose a une mélodie qui fait soliste dans l’ensemble du paysage.

Le jardin s’ouvre sur des rangées de statues en demi-cercle, comme une invitation à traverser l’allée qui mène au fond de la propriété, aux fameuses vignes.

La maigreur et la dispersion des plants sont plus émouvantes que la rigueur des alignements des allées. La gamme des verts, depuis les vignes jusqu’à la maison enserrée dans ses lierres en fond de paysage est plus encore jaillissante avec le ciel bas qui retient autant le nuancier de couleurs que le ferait une mélodie de Fauré.

«  Le vignoble de Léonard est insolite et fascinant. Il est situé dans la maison des Atellani sur une surface de plus de huit cent mètres carrées. La Maison, le vignoble, la Cène et l’église Santa Maria représente l’essence de la ville de Milan… Les Atellani étaient des courtisans des Sforza et avaient reçu des maisons de Ludovic le More… La vigne fut donnée à Léonard pendant la période où il travaillait à la Cène et pour faire sentir à l’artiste qu’il devait être comme chez lui… Dans son testament Léonard indique sa volonté de partager en deux et de donner l’une d’elle à Giacomo Caprotti son meilleur élève – c’est là qu’on retrouve ce peintre au Jean-Baptiste aperçu quelques heures plus tôt-).

Le cépage cultivé est la Malvasia Candia Aromatica, nom d’une petite ville sur l’île de Crète, autrefois Candia)».

A l’intérieur, avant de rêver dans les allées du vignoble, nous déambulons dans les salles décorées, celle du Zodiac, et la salle Luini qui a peint de nombreux portraits des Sforza.

Remontant le Corso Magenta, sous le gris définitif et mouillé des rues, des avenues en direction du Corso Emmanelle II, sur la droite, nous pénétrons dans une église baroque, apparemment anodine, comme il peut y en avoir tant sur le chemin. L’église San Maurizio. Et c’est immédiatement une sorte d’éblouissement de fresques qui jaillissent une fois la porte franchie. Des chapelles innombrables, une vingtaine en tout (!) dans les différentes parties de l’édifice, dont celles de la première partie d’église composée des thèmes de Saint jean Baptiste, de la Déposition de Croix, de Sainte Catherine et de l’Ecce Homo entre autres. Je n’ai le temps de noter les détails tant l’ampleur et la profusion de l’ensemble envahissent et la rétine et le sentiment de voir se dérouler un inventaire harmonieux de toute la Bible. Je retiens particulièrement une chapelle d’angle, celle de l’Arche de Noé pour l’avoir prise dans une lumière nimbée de jour déclinant. Et les peintures murales continuent sur toutes les surfaces des murs latéraux, jusques aux voûtes. Une petite Sixtine agréablement inattendue…

C’est tout près de la Scala que nous faisons halte après ces longs déambulements dans les rues et les artères autour d’un cercle qui s’est étendu de Carducci, Mantegna et maintenant jusqu’à la Via Manzoni. Comme il pleuviote, on peut voir depuis notre terrasse couverte la queue autour du guichet de l’opéra, les parapluies dressés. Nous avons eu le bonheur d’y aller un jour de grand soleil avec un théâtre quasiment déserté.

Sur cette même via, il s’agit maintenant de joindre le dernier grand musée pour clore ce séjour au numéro 12 de la même via. Le Poldi Pezzoli qui présente la collection du comte Pezzoli, vaste ensemble de peintures et d’armureries comme on ne peut en rêver.

On est accueilli par une salle au plafond aux nuages aériens, de mythologies truffé d’angelots sous un ciel d’un bleu qui pourrait être un bleu Tiepolo (aucune précision n’est donnée), puis suivant la répartition des salles défilent des chefs d’œuvre de la Renaissance. Je n’ai eu le temps de prendre note de chacun d’entre eux, mais les grands noms souvent rencontrés à Brera ou à la Pinacothèque ambrosienne, reviennent parmi lesquels un Mantegna dit « Mantegna retrouvé », qui est une Madone à l’enfant des plus dépouillé. Une attitude qu’on retrouve dans un Donatello dans ses « Vierges folles ».

A ce moment même j’ai souvenir d’un séjour à Mantoue où, impardonnablement, j’ai omis la « chambre des Epoux » du Palais Ducal. Avec cette Vierge, par contraste, on est dans la plus sobre des peintures d’adoration et de recueillement.

Tout à côté, un autre portrait, attribué à Mantegna, d’un homme d’âge mûr dont l’influence de van der Weyden est assez visible.


Un Guardi de tout premier plan, bien que de taille modeste, les Gondoles sur la Lagune, et pour rester avec Venise, un superbe Canaletto, Le Pra della Valle à Padoue.

Un Piero della Francesca qui m’aura un peu déçu. Comparé à la fabuleuse Vierge à la perle de Brera, ce San Nicola da Tolentino, en fait un portrait de moine de pied en cap, au visage réaliste et presque jovial, est une pièce rapportée de la vieille église augustinienne du Saint Sépulcre. Par contre la célébrissime Piétà de Bellini au Christ maigre et presque décharné, tout de buste, œuvre des débuts du peintre, se voit immédiatement dans le superbe isolement d’une salle.

Puis suivent, comme en accéléré, des Filippo Lippi, des Lotto et le régional Luini. Et puis, dans la même salle que le Bellini au Christ, je m’attarde à ce Botticelli inhabituel, La Lamentation sur le Christ Mort. Un Botticelli d’ordinaire printanier et souvent proche des naissances et du floral, de la méticulosité symbolique et décorative, réalise un œuvre dramatique et presque exagérément théâtrale. Avec une violence chromatique et des oppositions de tons sur des draperies sombres et les plis des vêtements fortement accusés, de même l’expression des femmes douloureuses, d’une virtuosité qui tranche avec l’idée qu’on a ordinairement du Botticelli de la « Naissance de Vénus ». (Je remarque que Botticelli exprime la douleur des protagonistes de la scène en les peignant tous les yeux fermés).

On ne pouvait omettre la discrète, mais très en vue sur les affiches en ville, au Portrait d’une jeune Dame de Pollaiuollo, tout encore imprégné des profils gothiques.

Revenu dans la salle au bleu Tiepolo, un groupe de curieux se presse derrière une vitre donnant sur une vaste salle du Palais. On entend les accords violents des danses de Petrouchka. Derrière un piano un artiste, que je n’aurai pas reconnu, donne un récital XX° siècle.

On rejoint Gerusalemme par le métro et pour le dernier soir on ne saurait manquer notre « Casa Nostra » pour le risotto au Barbera.


Dimanche 21 Mai


L’attraction exercée par City Life, depuis la fenêtre de la chambre du « Mozart », montre un ciel timide, à peine plus léger que la veille.  C’est autour de cet îlot excentré que nous finissons ce séjour. Essayer de rendre de meilleures photos qu’hier.

Il y a les trois tours, mais aussi un vaste complexe commercial à deux niveaux au pied des géants. On en profite pour flâner, pour dénicher les derniers cadeaux chez OVS.

Une des tours, la Generali, se reflète magnifiquement sur un bassin du parvis qui lui fait face, à distance suffisante pour qu’elle se dédouble de toute son envergure. Je prends plaisir à rendre les formes, les géométries de ces colosses dans des positions qui leur fait perdre leur gravitation. Un peu comme mon vertige.

Les enfants sont très nombreux ce matin sur les pelouses. C’est dimanche. Les barres de couleurs, comme autant de flèches, subliment tout à la fois la verticalité érigée comme un dogme, et simulent un labyrinthe éphémère et mobile que semblent traverser les jeux d’enfants dans leurs rythmes irréguliers. On croirait une séquence en banlieue d’un film italien des années soixante.

L’ultime Barbera de midi, à l’heure du départ. Les allées baignent dans un halo de gris et de bleu. Je jette un dernier regard aux merveilleux vaisseaux de l’allée Berio. La voiture est garée via Giulio Cesare, une petite allée toute en poésie.  

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23  Mai


J’ai commencé le récit. Avec comme toujours l’appréhension de la première page. Mais ça y est. 
En espérant que tu lises, dans pas longtemps. Je pense que la fin du mois, ce sera trop court. Mais tu auras la poésie.

Devant ces refus d’éditeurs, il sera bon à l’avenir de mettre en sous-titre " journal de voyages". Je crois que c’est la véritable nature de ces récits.
Pour peut-être mieux cibler immédiatement.

Figure toi que j’ai trouvé dans la "piscine à livres" de la Médiathèque (livres déversés par ceux qui s’en débarrassent) les 3 volumes du "C’était de Gaulle" de Peyrefitte, quasiment neufs et couverts parfaitement de plastique, comme de précieux livres de classe.
Une aubaine. D’une lecture de genre Journal. Bien que ce n’aurait pas été une lecture prioritaire ni un "sujet" vénéré, je me suis laissé embarquer. 
De plus, le tome 1 relate de la période du retour en 58, et de la Guerre d’Algérie (je vais enfin connaître les dessous "officiels" de la position du Général). Ça finit avec le Volume 3 allant jusqu’en 70. Fin du Parc Impérial.

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24 Mai


FONDEMENT D’AVENIR D’UNE FRANCE INTROUVABLE – Paroles mémorables, le grand classique imprononçables et impensables dans l’impensé d’aujourd’hui. (Réflexions sur une lecture).


Reproduite de la page 51/52 (Fayard) du «  C’était de Gaulle » de Alain Peyrefitte.

1958. La France est à un tournant de la Guerre d’Algérie. De Gaulle demande à Peyrefitte ce que les barons et les « compagnons » pensent majoritairement de la situation. Peyrefitte ne cache pas que la grande majorité soutient l’idée de l’Algérie Française. Comme l’ancien ministre de l’Intérieur de la IV° République d’ailleurs, François Mitterrand. Ce à quoi le Général répond dans cet entretien fondateur à la fois d’avenir et lourd de conséquences :


« … La paix, elle se fera dans l’algérois comme ailleurs ; nous y mettrons les moyens. Mais elle ne sera jamais définitive si l’Algérie ne se modernise pas. Le collège unique, l’égalité des droits, les élections pour les musulmans afin qu’ils votent pour désigner leurs représentants, l’ouverture de la fonction publique. Qu’est-ce que c’est sinon de l’intégration ?

 

– Pourquoi n’avez-vous jamais utilisé ce terme ?

 

– Parce qu’on a voulu me l’imposer… C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Cela montre que la France est ouverte à toutes les races, et qu’elle a une vocation universelle… mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon la France ne serait plus. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture gréco latine et de religion chrétienne.

Qu’on ne se raconte pas d’histoire ! les musulmans, vous êtes allé les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas ?  Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français. Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri… Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, Les Français sont des Français Vous croyez que l’on peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions…

Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme des Français, comment les empêcher de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est nettement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-deux-Eglises, mais Colombey-les-deux-Mosquées ! ».

Comment une telle analyse pourrait aujourd’hui être jetée à la face de politiques ou de médias sans être condamnée par la police de la pensée ?

Répartie mille fois répétée, commentée. Ce que le Général n’a pu ou voulu laisser en héritage est cette vérité qui précède, à ses successeurs dont le plus redoutable fut Giscard d’Estaing, qui lui, imagina après que la paix fut signée, non pas la venue d’une minorité sous contrat de travail, mais le regroupement familial et tant d’autres avantages sociaux, le droit du sol et une attractivité presque provocante, qu’aucun autre pays n’a jamais proposés à des non nationaux. Pour une population qui non seulement ne s’intègre pas forcément, mais revendique sa différence. Cette fois sur notre sol. De Gaulle n’a pas voulu l’Algérie française. Il avait peur que Colombey ne devienne les Deux Mosquées, il n’a pu empêcher que ses successeurs ne préparent Paris la Grande Mosquée par des aberrations de solidarité et de grandeur que nous n’avons plus.

Il eut fallu, dès les accords d’Evian, ajouter une mention particulière stipulant que désormais nos destins étaient définitivement séparés. Chacun chez soi. Sans concession aucune d’ordre social. Que nos nouvelles destinées ne pourraient être que purement commerciales et diplomatiques. Deux pays pouvant progressivement devenir de simples partenaires. Ce qui n’a pas été le cas. Les accords d’Evian furent tout à l’avantage de l’Algérie (la fameuse dette mémorielle qui traine jusqu’à la conscience même de Macron). C’est la première fois dans l’Histoire de France qu’une guerre gagnée militairement se convertit en traité retourné contre soi. De Gaulle avait besoin d’avoir les mains libres, ne plus trainer cette dernière colonie qui ne le rendait pas crédible auprès de ses partenaires occidentaux qui le lui faisaient savoir. Comme si on avait voulu gommer cent trente années honteuses ! Une Algérie dont Ferrat Abbas lui-même dit un jour d’aveu : « Ils nous ont tout apporté, même le nom de notre pays. »

Même le pétrole !

Il se devait un jour qu’on rende le territoire ou qu’on l’adapte aux populations à titre de justice pour une histoire commencée cent trente ans avant, et dont ceux venus de France avait été les bâtisseurs incontestés. Le Général a tiré un trait sur cette déchirure, peut-être évitable, par souci de repli stratégique ou feignant de trouver absurde de s’y être installé un jour de 1830 ! Lui qui dit que l’histoire de France est à prendre avec ses faits d’armes, ses gloires et ses contradictions ! Il a donc choisi l’abandon.

La séparation des différentes communautés n’a pas évité pour autant ces relations futures de haines et de fascination qui ne cicatrisent en rien un passé encore trop sensible.

 L’Algérie d’aujourd’hui se comporte comme une adolescente qui réintègrerait la maison des parents au moindre problème à l’âge adulte, et mettrait sur leur compte les misères qu’elle aurait elle-même créé. De Gaulle a cru que la Méditerranée aurait suffi à garder définitivement nos distances.  Dix années suffirent pour traverser la mer comme on traverse un gué. D’autant que ceux qui se sont rendus coupables de complaisances au plus haut niveau de l’Etat sont les mêmes qui ont voulu abattre les frontières (quatre générations plus tard, l’Europe soumettant ses diktats sur l’immigration, la France ne contrôle plus même son destin.)

De Gaulle n’a pas voulu l’Algérie française ou un compromis sur cette terre même d’Algérie avec un statut particulier pour ceux qui pourraient revendiquer à rebours le droit du sol ! -la partition du territoire-  abandonnant deux millions de personnes sur les bateaux après les accords de cesser le feu, alors qu’aujourd’hui on pose inlassablement la question de ce que l’on doit faire pour la moindre embarcation de migrants qui échouent sur nos rivages. Il aura légué indirectement les germes d’une inversion d’occupation du sol à ses successeurs, et à défaut d’avoir poursuivi une Algérie française, métamorphosé une France musulmane. C’est pour demain.

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Plus on parle de démocratie, de pouvoir naturel des majorités, plus il est avéré dans un monde décivilisé, que les élites, par souci mortifère d’égalitarisme, abandonnent aux minorités et aux seuls juges toute ligne de référence à la subjectivité du désir et à la philosophie du droit tout ensembles.

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La visibilité de la démocratie, ce sont surtout les impôts. Il y a donc ici beaucoup de démocratie.

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26 Mai


A Bernard :


Demain je me fais opérer du kyste au doigt à St Georges.  A 8 h 30. 
 A Nice le service de la chirurgie de la main est très bon et ça ne pouvait plus attendre. 
Donc demain je ressortirai probablement avec une jolie poupée.

27 Mai

 Comme tu as vu sur la photo, la poupée est conséquente. J’ai un peu de mal à manipuler, à faire les gestes habituels. Mais enfin, on m’a retiré ce kyste, petit (ou gros) comme une petite dent de lait.
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28 Mai


COMMENT DISQUALIFIER QUELQU’UN QU’ON N’AIME PAS


Qui connait les «  Sleeping Giants » ?  Comme leur nom l’indique, il s’agit de quelque chose de dormant, d’un phénomène apparemment invisible dont la force de persuasion est redoutable. Mieux : dissuasive. Il s’agit d’un groupement numérique anonyme dont l’action et la finalité sont de décréter qui est moralement digne dans l’univers des médias ou qui se verra frapper du risque de la mort médiatique, c’est-à-dire dans notre univers partagé entre les forces du Bien et du Mal, ne plus avoir de visibilité ni d’existence. Le procédé est simple mais tranchant :

1)   Exercer une pression, une menace auprès d’un média qui sera frappé d’opprobre. Menace de ne plus avoir accès aux annonceurs dans cet univers professionnel, donc de couper le média de ses sources de revenus externes, et ainsi de le réduire à l’isolement financier après l’avoir désigné comme infréquentable aux yeux des confrères et de ceux qui pourraient être sensible à son existence. Processus simple de la désignation disqualificative dans un univers sensible aux notions élémentaires de Bien et de Mal.

2)   Si le chantage à l’assèchement de fonds n’est pas suffisant, les sleepings Giants vont directement à la source. Et la terreur est encore plus grande lorsqu’il s’agit publiquement de demander aux annonceurs s’ils sont réellement conscients de bien placer leurs intérêts auprès d’infréquentables. Parce qu’il s’agit là d’un devoir moral. Devant le risque de se voir diffamé et discrédité aussi aux yeux de la morale publique et du nouveau bien puritain, l’annonceur sait très bien où est son intérêt.

Et généralement retire son financement du média dénoncé.

Ainsi se voit réhabilitées d’un coup, la dénonciation et la disqualification comme soviétisation du contrôle des normes morales dans un univers qui se veut démocratique, républicain, libre et par ailleurs libéral. Le nôtre.

Mais quand c’est pour la bonne cause…

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Sleeping Giants a visé dernièrement le magazine «  Causeur », dirigé par Elisabeth Lévy, considéré comme incitant dangereusement à la Haine.

Haine : notion disqualificative suprême, arme de guerre, de rejet sans embarras dialectique, désignant un adversaire à éliminer. Il suffit de prononcer le mot dans les espaces médiatiques.

Dans le cas particulièrement grave de la Haine, aucune action de Justice n’est plus même nécessaire. Le fait d’en être accusé revient à encourir les certitudes du bannissement médiatique et de l’infréquentabilité morale. Une tache en quelque sorte, visible obligatoirement. Une forme d’étoile nouvelle.

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29 Mai


CARBONE ET PSYCHIATRIE


Dans cette voie menant à la folie des transformations énergétiques et des solutions à apporter, on s’est rendu compte que les vaches émettaient trop de méthane dans l’atmosphère. C’est bien dit pour dire simplement que les vaches pètent trop, ou que trop de vaches pètent. (C’est un rapport de la Cour des Comptes qui en fait la remarque, habituellement faite pour compter et non pour donner son avis sur les pets des vaches…).

Ce sont les mêmes écologistes militants qui veulent donc diminuer le cheptel des bovins de France, qui s’émeuvent par ailleurs de l’existence des courses de taureaux. Zigouiller les vaches oui, mais pas les bêtes de corrida.

Nous ferons ainsi venir des viandes d’Argentine, d’Australie ou d’ailleurs, affaiblirons notre indépendance alimentaire, mais nous aurons une atmosphère où l’on ne pète plus chez nous.

Les mêmes préconisent également de faire moins d’enfants, ce qui entraînerait moins d’empreintes carbone.

L’écologie professionnelle devrait plus souvent consulter.

On a voulu abattre les frontières, mais en fait, on fait comme si on était seul à agir sans interférence, enfermé dans nos statistiques, nos prévisions, notre quant à soi de terrorisme vert, dans une course éperdue à la vertu.

Pour donner l’exemple, dit-on.

La France est pourtant déjà le meilleur élève, le parfait petit écologiste de la planète (moins de 1% (0,7) de la pollution planétaire). Et il faudrait encore diminuer la dimension des troupeaux de bovins et faire moins de petits français (sans compter les multiples taxes carbones, les avions à prendre à conditions drastiques etc.) pour complaire à une courbe statistique qui inquiète les terroristes de l’écologie.

S’ils avaient le courage nécessaire, c’est en Afrique qu’ils devraient entamer une croisade limitant le nombre des naissances, aux Etats-Unis, à la Chine et aux Indes qu’ils devraient réserver leurs résolutions. Ils représentent, à eux-trois, 50% de la pollution mondiale.

Car c’est globalement que le sauvetage de la planète et l’amortissement du réchauffement climatique prendrait un sens. Or les trois nations en question, malgré les sommets sur le sujet, n’en ont cure.

Or, la violence de nos nouveaux religieux féroces, outre qu’il faudrait que ceux-ci consultent plus souvent, se complait dans une certaine facilité qu’offre notre pays d’impuissance à empêcher même que la moindre coquille de noix n’échoue sur nos littoraux, du trop-plein de ceux qui auraient pu rester, d’Afrique ou d’ailleurs, dans le ventre de leur mère.

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Un bateau a chaviré sur le Lac Majeur où nous étions il y a une semaine, faisant quatre morts. C’était probablement l’une de ces compagnies qui transportait des passagers qui louent directement l’embarcation au départ des hôtels. Des liaisons avec les îles à la demande, des traversées privées en quelque sorte, sans passer par le trafic portuaire régulier.

On apprend aussi qu’au lieu de huit ou dix personnes, le bateau avait embarqué quinze personnes et qu’une fête avait été donné durant les traversées.

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1 Juin


A Bernard :


Sais-tu que j’ai quelques lettres authentiques de Suzanne Valadon, mère d’Utrillo. Elles dorment dans une valise où j’ai entassé des tas de documents du peintre Louis Marchand des Raux (qui revient de loin en loin parfois dans le carnet) et qui tenait à ce que je conserve ses maigres trésors avant de disparaître…. 
Dans cette malle, il y a des livres d’or d’expos, des signatures illustres (la comtesse de Barcelone ?), une lettre de Sylvia Monfort, une amie à lui, un télégramme de Cocteau et même une lettre de Matisse (malheureusement tapée à la machine mais signée), une manuscrite celle-ci, de Dubuffet alors inconnu, pleins de choses que j’ai même oubliées. Tu me donnes l’idée d’aller voir…

Cet après-midi les enfants sont là. J’ai été bien gâté. Il fait soleil, nous buvons le champagne sur la terrasse. Soixante et onze.

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2 Juin


Décès de Kaija Saarihao. Elle était née en 52. Je ne savais pas qu’elle luttait contre une maladie depuis une dizaine d’année. On parle beaucoup ces temps-ci de compositrices parce que ce sont des femmes. Certaines n’ont de mérite que d’être femmes. Quand il s’agit de Saarihao, on n’a qu’à prononcer son nom. On sait qu’elle laissera d’elle d’avoir été une des plus grandes compositrices parmi tous ses confrères, les messieurs du siècle, de cette dernière partie du XX° et du premier quart de celui-ci. J’avais dû la découvrir dès que j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la musique contemporaine, vers 1989/90. Lichtbogen

On a entendu ce soir la Passion de Simone (Weil), version de chambre. Toute la semaine des émissions lui seront consacrées.

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3 Juin


Je suis passé au bistro vers onze heures. Kamel m’apprend que Daniel le Corse de chez Sauveur est mort dans la nuit. Il en a fini avec son sale cancer. On l’avait vu s’amaigrir et parler de moins en moins à mesure. Il a fini comme une ombre.

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5 Juin


A Bernard :


J’espère que tu m’enverras un message pour confirmer un appel téléphonique. je serai devant l’ordi et on règlera cet épisode JULI.
Elle sera contente et je pourrai lui annoncer d’aller voir sur le site.
Comme tu ne m’écris plus depuis… X temps, ça me fait comme l’effet d’une bouderie à blanc, une bouderie de théâtre, pour beurre.

Je n’arrive pas à entrer dans le Krogold. Trop d’autres livres en train. Certains pas achevés, d’autres survolés, puis ce Peyrefitte qui fait 1500 pages (je ne lirai que le vol 1 -années guerre d’Algérie, eh oui…).

Eric Branca a écrit un ouvrage étonnant : "l’aigle et le léopard" (sur les accointances troubles de l’Allemagne hitlérienne et l’Angleterre – nos meilleurs amis décidemment-)
Je résume : la fascination d’Hitler pour l’Angleterre aurait facilité l’équilibre entre les empires maritimes de celle-ci et l’empire continentale (espace vital) pour l’Allemagne (jusqu’en Russie et plus à l’Est encore, sans gêner les actions britanniques.)
Sur le dos de qui ?
La collaboration soft entre 2 nations qu’on pourrait croire si opposées. Un non-dit historique depuis que les Etats-Unis ont contribué à écrire l’histoire autrement.
A méditer.
Je me replonge un peu dans le rayon photo ces temps-ci.

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13 Juin


Le 13 Juin est toujours un anniversaire d’un double évènement que je ne peux fêter que mentalement. C’est tout à la fois le jour de l’enterrement de mon Nono (maintenant cinquante-quatre ans, et cette fois encore, je suis seul à en être le seul témoin vivant) et ce même après-midi, j’allais avec Jo et la bande du Parc Impérial à la plage de Passable (comme on le fera durant tout l’été 69) et fait ces fameuses photos (que je considère pour l’Histoire !) donnant sur la rade de Villefranche.

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Qu’y a-t-il de plus béat qu’un Européen devant la « mondialisation heureuse » qu’on nous dit voir venir ?

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15 Juin


A Bernard :


Je ne connais pas cet auteur, mais tu m’en parleras. L’irlanditude, tu ne pouvais manquer ce néologisme qui en est si peu un.
On ressemble de plus en plus à ceux qui nous ont précédé. Je me sens de plus en plus latin. Je ne voyage plus que dans ces sud que je crois connaître. En fait je m’y précipite comme en un prolongement de pays connus et tout à la fois supplémentaire à mon espace habituel. Et puis il y a tant de nuances. J’aimerai écrire comme un auteur dont on sent qu’il écrivait sous le ciel bleu et une fenêtre ouverte ensoleillée. Que les traits des mots et des phrases soient concis comme les classiques, tracés au tranchant. Si quelque chose devait rester dont je serai fier de dire que je l’ai fait, c’est ma poésie. Dans ce qu’il y a de meilleur, parmi tous ces vers, ces phrases, il y a surement quelque chose qui ne doit pas mourir.

Je continue doucement mais avec précision le récit des lacs.

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Dans «  C’était de Gaulle », (page 188, ed. Fayard), Alain Peyrefitte parle du Conseil des Ministres du 4 Juillet 62 où l’on se félicite que le référendum sur les Accords d’Evian se soit passé de la meilleure des manières, et le même Peyrefitte passe à un Conseil suivant au mois d’octobre, omettant dans ses souvenirs la plus funeste date du 5 Juillet et de ces centaines de morts massacrés à Oran, durant laquelle l’Armée avait eu ordre de ne pas répliquer à la vindicte populaire. Mémoire qui sélectionne…

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16 Juin

A Bernard :

 Finalement, ton dernier courrier m’a tracassé. Aux antipodes de la pensée occidentale que celle qui est la tienne et celle que je conçois concernant l’avenir possible de l’humain.
– En résumant, je dirai, on recommence Fukuyama et Huntington –
Tu dis, d’un seul élan, avec presque la naïveté qui sied à l’inéluctable (ou l’inverse) que " …une direction qui me convient, mélangeant les nations et préparant le grand mélange qui pourra un jour unir l’univers en une seule population". 

Mais quand même, tu finis par  "Mais la phase transitoire risque d’être pénible. Longue peut-être ? Bref, une plume. Quand il faut, il faut.
En d’autre temps on aurait entendu une petite musique qui résumait assez bien la chose : faisons du passé table rase, le grand soir c’est pour demain, les lendemains qui chantent. 
Il y a aussi la version Lennon (finalement assez tarte, genre "si tous les gars du monde", mais de sensibilité anglo-saxonne, donc plus chic,  avec l’inénarrable mais encore audible "Imagine".
La version de ta conception est assez bien représentée aujourd’hui par le monde de la pub capitaliste : ex. on ne vend pas seulement une voiture (électrique), on vend aussi le modèle de ceux qui l’achètent (généralement un noir qui conduit avec sa compagne blanche ravie, et toute une petite portée de petits métis : même les aspérités de la route n’entraveront pas leur bonheur). Et ainsi du message de 9 pubs sur 10. Evidemment le capitalisme digère et intègre tout…
On a compris. Demain les lendemains seront confortables par ce que métissés préalablement. Souci d’égalité conceptuelle, et Droits de l’Homme.
Sauf que. Sauf que.
Il n’y a que l’Occident à penser ainsi. C’est une petite rengaine qu’on entend que dans les métropoles où la  mondialisation heureuse fait recette (Etats-Unis et Europe évidemment, l’Occident malade), où les riches ont intérêt à ce que des défavorisés deviennent demain les esclaves d’hier (les mains d’œuvres pas chères des activités "sous -tensions" artificiellement maintenus)
On imagine ni les chinois, ni les russes, ni les indiens, ni même les plus isolées petites nations africaines se débarrasser de leurs racines, de leurs cultures et de leurs identités pour une chimère (somme toute assez naïvement utopiste) que celle du dépassement anthropologique et culturels des modèles de sociétés qui mirent des milliers d’années à se fixer.
"Mais la phase transitoire risque d’être pénible"
C’est vrai. A qui pense-tu ? Aux société créolisées ? Il n’y a en effet pas pire que le Brésil, le Venezuela, la Colombie. Le melting pot des années 70 étasuniens ? On connait la suite des violences.
Retour au tribal (cf l’Islam unifié dans les territoires des déserts du Maghreb dès le 7° siècle: on unifie et on redivise autrement).
Mais peut-être penses-tu à cette véritable révolution anthropologique que devra être le transhumanisme.
Là on en est encore à la préhistoire. Là est le risque. Et pas forcément celui si enviable de la mondialisation heureuse.

Les oiseaux eux-mêmes, qu’on nomme souvent pour leur absolue liberté (pas encore pour leur sagesse), savent reconnaître et respecter, depuis des millions d’années, ce que sont leurs territoires respectifs.
 
Je sais que tu sais que nous pensons différemment. J’espère que tu ne m’en voudras pas.

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21 Juin


A Bernard :


Une bonne chose de faite que ce manuscrit (r)envoyé chez Vérone. Je ne me fais pas d’illusion. Ce qu’il faudra cibler, si aucun éditeur des 10 retenus à ce jour sont dans le refus, ce sera de trouver le profil exact de la collection où insérer ce gros journal. 
L’essentiel reste la poésie. C’est ce qui restera quand il n’y aura "plus rien à faire…" C’est dans ce domaine que la singularité prendra son relief. Le reste (images, numériques, carnet) n’est là que pour dessiner justement ce relief. Dresser le portrait de l’auteur.
Le carnet est un domaine intermédiaire. Il a double fonction : fixer ma mémoire (voyages par exemple) et situer la sensibilité générale de l’auteur.
Et il reste combien de temps ? Dix ans. ? Ça peut s’effondrer demain… Je n’aurais pas même cru parvenir à cet âge. Je ferai partie de ceux qui partiront sans savoir, sans avoir connu une place dans leur domaine d’élection.
C’est mon lot.

Tu recevras donc en fin de mois un carnet bien long (soixante à soixante-dix pages), plus la poésie. Il y a ce petit défi que je me suis fixé de "cet air du catalogue" (>les 100 compositeurs qui me sont essentiels) en réponse à J. Attali.
Bien que je n’ai plus à lui répondre directement. Avec le récit milanais cela fera un mois rempli. Bien sûr, je compte sur toi pour que tu lises ce catalogue qui ne seras pas achevé quand viendra le prochain envoi. Mais le mois suivant tu l’auras probablement en entier. Le Kenneth Clark, je le laisse inachevé. Mon commentaire s’arrête au 18° siècle, aux Lumières. Tant pis. je ne me sens plus de poursuivre.

Il commence à faire chaud. Il va être temps de repartir en voyage. Quand, on ne sait pas précisément. Mais nous irons vers le Sud. La chaleur hélas. Mais où fait-il frais ? C’est en Norvège, (projet manqué l’an passé) qu’on aurait dû aller. Mais la culture du Nord nous manque. On a un de chez Sauveur qui s’est même mis à l’Islandais, aux sagas etc. tant il est dans le flux du Nord. Il connaît les îles du chapelet norvégien par cœur. Il a travaillé pour les douanes. Il prend un de ces navires qui font la navette de Bergen jusqu’à l’extrême nord du pays. Il suit le bateau, il avance au rythme du taxi, plutôt que le contraire.
Nous ce sera plutôt Naples, Pompéi.

J’écoute beaucoup Dutilleux depuis quelques jours. Avec constance. Je connais son œuvre par cœur (est-ce prétentieux), mais je prends conscience du relief de cette œuvre relativement courte, mais sans aucun déchet. Aucun.
Et puis l’inspiration baudelairienne est nettement et justement revendiquée "Tout un monde lointain…". En 2021, nous étions allés voir sa maison (elle va devenir un centre de rencontres, de séminaires et de concerts) à Candes-Saint-Martin, village radieux, aux confins de trois fleuves, Indre, Loire et Cher (sous ses fenêtres !). C’est aussi là qu’est enterré Saint Martin. A deux pas de chez Dutilleux.

Voilà, je m’en vais achever les deux derniers jours à Milan. Je n’arrive pas vraiment à m’en extirper.

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23 Juin


A Bernard :


Je viens d’aller sur la rubrique Grez sur le Loing et Moret sur le même Loing. Internet donne des images actuelles où l’on voit ces deux villages comme du temps de Sisley. Enfin une bonne nouvelle. Le bétonnage et l’extension en "banlieues" ne pourrissent pas tout à cent kilomètres de Paris. (sur la route de Nemours -y-a-t-il encore un pont?). Je te parle de ces villages parce que, effectivement, Moret a été peint, et pas qu’une fois, par Sisley, mais Grez a vu le compositeur Frederick Delius s’y installer durant plus de 40 ans (la maison porte encore le nom). Un compositeur sous influence Ravel, ce qui n’est pas la pire… Et je l’aime depuis quarante ans au moins….
Si ce n’était pas si loin (le jeu de mot n’est pas à relever), j’y ferais bien un tour, mais c’est tellement excentré qu’il faudrait y aller uniquement pour planter son pied à photos et saisir tôt le matin (ou au crépuscule) des
paysages extraordinaires d’impressionnisme. (Le pont qui traverse, le manoir, les ruines, l’église de Sisley, les bouquets d’arbres qui penchent etc.)
On y mettrait la musique du bon Delius.

Si mes écrits poétiques ne disparaissent que lorsque le soleil engloutira la terre j’espère que ce sera par beau temps. Autant ne pas se déplacer pour rien. C’est comme pour mes escapades. On me dit que s’il n’y a pas de soleil c’est bien aussi. J’aimerais bien les voir ceux-là, d’aller aux îles Borromées sous la grisaille ! Et puis, est-ce qu’on a le temps d’y aller si souvent ? Et puis n’est pas l’Irlande qui veut !

Je ne  connais pas "le dico des idées revues", mais l’idée mienne est la même dans le principe. Avec probablement des nuances. Je ne fais que donner une liste de noms de compositeurs avec un minimum de raison de les avoir sur la liste. Cela tiendra en effet sur une vingtaine de pages. Détachable. Loin de l’idée de Attali, de dresser un catalogue de distribution des prix dans l’ordre décroissant. Ce qui ne peut aboutir qu’à une absurdité et une injustice (comment départager objectivement le soixante quatrième d’avec le suivant et le précédent). Mais Attali a de la ressource.
Avec l’âge on a besoin de compter, de dresser des listes, d’évaluer, d’extraire l’essentiel. Bref on fait ce genre de dictionnaire. Pour soi. Comme un portrait d’artiste avant l’orage.

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26 Juin


A Bernard :


Je suis resté silencieux ce week-end parce qu’on était aussi en déplacement. Du côté du Verdon, un tout petit bled perdu sur la route Napoléon, la Bastide. C’était chez une amie de Cécilia qui vient d’acquérir une maison au bord d’une rivière avec beaucoup de terrain… On y a passé deux jours avec Y.. Il a pu faire la connaissance des petits enfants de Juana. Et auparavant on a fait un tour à Moustier Sainte Marie, village magnifique au bord du Verdon. On a eu le temps qui allait pour ce genre de sortie,  et le passage sur les hauteurs des gorges était impressionnant avec tous ces petits canoës et ces kayaks tout en bas.

Mon  air du catalogue ne fera  qu’une vingtaine de pages puisque ce n’est qu’une liste à peine annotée et justifiant en peu de phrases, mes choix.
Devant l’essentiel, il y a deux attitudes. La fluctuance des goût et l’importance relative accordée aux objets désignés, ou la fixation de ceux-ci. C’est la deuxième voie que j’ai choisie. Je ne prends pas de risques, une centaine de noms de compositeurs laisse largement la place pour les seconds couteaux. 

Le récit des lacs n’est pas encore bouclé. Je traîne. Mais tu auras la livraison de Mai et Juin avec à peine un peu de retard.

La harpe celtique (puisque je pense qu’il s’agit d’elle) ressemble à la lyre antique par la forme. Mais on n’a jamais vu celle-ci que sur des vases antiques ou des fresques d’époque.

Je vois que tu as aussi des problème nécessitant les premières rustines. J’espère que ce n’est qu’un problème de tuyauterie et de réglage mécanique. Je vis depuis vingt-trois ans avec des cachets tous les jours.

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A Bernard :


Rosemary’s Baby est resté un film qui m’avait bouleversé. Je l’avais vu avec Guy Péglion (du Parc) en février, d’un dimanche glauque (souvenir intact). 
Guy Péglion que tu as dû connaître était un être terriblement angoissé.
Je l’ai perdu de vue et c’est bien plus tard que j’appris qu’il s’était pendu. (Vers la trentaine). Il s’était orienté sagement vers la lutherie.
Il est maintenant au cimetière de Coaraze dans la même allée que Christian Massiera. Ils étaient très proche et du même village. 
 Massiera est mort de quelque chose qui ressemble à une overdose (endormi, respirant des fumées d’un matelas qu’il aurait brûlé dans son sommeil)
Ils partageaient les même désespérances et voilà qu’ils ne sont pas près de se quitter.
Rosemary’s baby soulève toujours quelque chose en moi. Aujourd’hui c’était ces deux-là.
Ça me rappelle cette période 69/71 qui est la fin de l’âge ado (troisième étage de l’adolescence, après les premiers émois hormonaux et la période intermédiaire où on s’ennuie, où on se cherche) avant l’âge adulte. 
Aujourd’hui les effets spéciaux, les films d’horreurs et autres n’entraveraient-ils pas des films comme ça qui passeraient inaperçus ? les sensibilités n’ont-elles pas changé de dimensions ? 

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27 Juin


A Bernard :


C’est vrai qu’on a vécu une époque très en retard question photo. Aujourd’hui c’est exagéré. Denis Chollet m’a fait remarquer que malgré tout on devait avoir le sens de l’Histoire, puisqu’on a conservé avec certitude des photos de Jo, de Scrocco, de Stef et d’autres, rencontrés durant l’été 69 et saisis sur photos papier une semaine après avoir fait connaissance. Donc on photographiait des personnes qu’on connaissait à peine ! Par instinct des "choses" et des évènements qui comptent.
 Parce qu’il faut dire que faire une photo relevait du "projet". Plus le coût du développement. Donc il y avait cet inconscient qui disait que ceux-là avaient une place dans les maillons du temps qui ne manqueraient de venir. 
 
Un de mes grands regrets c’est quand ma marraine Angela est décédée en 2016, les tonnes de photos qu’elle était seule à pratiquer depuis les années cinquante ont disparu. Les héritiers de son mari, propriétaire des murs n’ont pas eu la délicatesse de rendre ce que je considère comme un patrimoine immatériel familial. Il n’y avait que des photos de groupes, d’anniversaires, de pique-nique, mais aussi des portraits et des documents que je revois encore les yeux fermés, tant ils avaient pris valeur de présence irremplaçable. Pas même la gentillesse de passer un coup de fil…

Je finis en roue libre le récit de Milan. Je vais m’en séparer donc comme chaque fois que s’achève le récit écrit.

J’ai commencé un ouvrage sur "le frérisme et ses réseaux, l’enquête" de Florence Bergeaud-Blaecker. 
 Et revu à la télé (exceptionnellement) « Rocco et ses frères ». Indémodable. Un de mes films préférés.

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28 Juin


Le Conseil d’Etat va certainement avaliser le port de l’hijab pour les « hijabeuses », ce qui fait que la France, une fois de plus, au nom des « droits individuels », a choisi de s’affaiblir encore, et de montrer que la seule laïcité ne faisait nullement rempart devant des droits toujours plus exorbitant de revendiquer « sa » liberté. Il eut été plus raisonnable, voire plus intelligemment hypocrite d’établir une courageuse jurisprudence invoquant que le football pouvait se trouver en danger dans sa propre existence. Si, le port d’un vêtement religieux devenait insignifiant, les soutanes catholiques  risquaient de devenir une entrave au « petit pont ».

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A Bernard :


On oubliait la musique de Rosemary’s baby de Kristoph Komeda. Les musiques, ça colle autant que les images quand on fait appel à la mémoire. Cette berceuse, au départ insignifiante, est devenue effectivement diabolique.
Les photos aussi comme on en parlait. La plus belle chose sur le sujet a été prononcé par René Char (ou Heidegger repris par Char) : "la photo c’est du temps perdu de vue".
En rassemblant tous les selfies du monde les enfants (et les moins enfants) pensent recoller le puzzle de leur vie. C’est déjà admettre une fracture, voire une idée morcelée de ce qu’est leur vie. 
Mais même avec l’intégrale de leur "temps parallèle", ils ne la comprendraient pas. Le miracle de la photo, c’est justement d’avoir "choisi" un moment (troublant, joyeux, grandiose etc.) qui ne sera qu’une épiphanie de la vie et lui donne cohésion. Un film, un condensé orienté équivalent à ce qu’exprime une seule image. On dit bien un film noir, un film glauque ou comique.

Cet héritage d’album de la famille Molinier me fait penser à cette valise pleine de documents que même le famille Marchand n’a pas recueillie, alors qu’au moment de me confier cette malle aux souvenirs, ses deux filles et ses deux fils étaient vivants. Je crois qu’il a préféré confier ces trésors à un ami qui comprendrait l’artiste plutôt qu’à un de ses enfants. Pour Steph, ce sont les circonstances, la proximité parisienne, des demi-sœurs qui ne se sentent pas concernées. Et puis tu restes un témoin vivant d’un temps plus proche de la réalité de ces clichés que ces sœurs longtemps éloignées. 
Les courriers d’été ne donnent pas dans le rose.


Le récit est encore inachevé. Voilà que j’ai peur de la page blanche pour commencer, et que je traîne les pieds ou que j’ai la main qui tremble au moment de conclure.

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29 Juin


A Bernard :


Encore sur Rosemary. Je suis sûr que lors d’un quizz tu reconnaitrais la berceuse diabolique. La musique est indispensable dans un film considéré comme un tout.
Je te fais grâce des chabadabada et des musiques qui mutilent un discours. Sans Nino Rota, Fellini n’aurait pas la même couleur. Il lui est même consubstantiel. Morricone est quasiment à partenariat égal avec Leone. 
C’est d’ailleurs une des rares musique de film qui s’écoutent (celles des westerns) pour elles-mêmes, en dehors des quelques fanatiques qui ont leur émission cinéma sur F. Musique le samedi. 
Comme toi, je n’aime pas John Williams qui est surévalué (avec la plupart des pro américains). Et quant à la musique de
Starwars , elle a été pompée pour "le" thème principal sur une œuvre de piano de Déodat de Séverac qui est bien sûr méconnaissable (pas pour tous). (Aldo Ciccolini, son meilleur ambassadeur a tenu à se faire enterrer dans le même cimetière que lui (Séverac, pas Williams). Compositeur très largement méprisé, ignoré, comme il se doit souvent en France où l’on a toujours préféré l’exotisme. En d’autres temps, les héritiers auraient pu faire intervenir les avocats…
Sais-tu qu’une des premières musiques de film (qui n’a pas servie d’ailleurs), est le fameux morceau que jouent tous les flûtistes dans leur répertoire, "Syrinx" de Debussy. Quatre minutes à peu près. Cela devait en fait servir à une sorte de performance de l’époque. 
Pour finir là-dessus, la musique du générique de "Three ten to Yuma", western de Delmer Daves, années cinquante qui donnera plus tard "le dernier train de Gun Hill" est le sublime prototype du genre avant la révolution Morricone …
(George Duning a-t-il fait mieux ensuite ou avant ?!) 
Ecoute ça, la quintessence du genre !! Quatre minutes aussi…

Ca fait donc sept courriers sur Rosemary. Etrange.

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A Bernard :


Et oui, j’aime le western. Et comme tu me lis avec attention, il ne t’a pas échappé que j’ai écrit des choses concernantThe Alamo (film qu’on m’avait interdit de voir, pour toute punition). Que John Ford a tourné son dernier western (les Cheyennes) en 64, année où j’arrivais à Nice à 12 ans. Rabat m’avait bercé avec les western (les péplums aussi) tous les mercredis. J’allais au Royal, au Colisée etc. C’est dans le récit de Rabat. Mais ailleurs aussi.
Quand on a demandé à John Ford : jusqu’à quand durerait le western, pour une fois il se trompa, en disant que celui-ci ne lui survivrait pas… Son premier a été "le Cheval de fer" en muet (vers 1924, 25 !) Mais son dernier, ce fut en 64. Et comme par hasard, arriva en 68  " C’erra une volta nel ouest", la renaissance du genre
Le plus beau western de tous les temps, pour moi, reste " La piste des géants" (The Big Trail,) (western au sens littéral) de Raoul Walsh, et premier western de John Wayne, 1930. Avec la sublime Margaret Churchill. 
Une des phrases pathétiques, presque arrivée dans l’Oregon, au bout du pays, sous la tempête de neige, le héros dit : " nous ne pouvons plus reculer, nous avons été trop loin. Nous avons perdu notre terre, nous allons maintenant construire une Nation" Poum…
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29 Juin


Nuit d’émeute ce 28 à Nanterre, (et apparemment dans d’autres villes), suite au décès d’un jeune de dix-sept ans abattu par un policier (vingt-six minutes de poursuite avant refus d’obtempérer). On ne sait encore les causes et les raisons. Toujours est-il que la nuit fut embrasée. On craint que les nuits qui viennent se ressemblent. Les effectifs policiers sont multipliés par quatre. Nous vivons dans un pays qui s’embrase au rythme sélectif des violences. Parfois les pires délits ne provoquent aucune réaction, d’autre fois les récupérations politiques et les indignations médiatiques poussent à l’hystérie, justifiant indirectement les émeutes qui s’organisent.

Le gouvernement est allé tellement loin dans l’encouragement et l’installation de cette société de diversités que les communautés en arrivent à refuser l’assimilation aux modèles de société de la France.

Et puis, quel modèle de la France veut-on et peut-on donner ? Puisque le souci principal est la déconstruction de l’Histoire, de la France et de l’humain. C’est un concept de Foucault.

Relayé aujourd’hui par les Universités.

L’effort de nos dirigeants se portent à peu près exclusivement sur ce qui a trait à la tolérance LGBT jusque dans les directives ministérielles de l’Education Nationale concernant les enfants des écoles primaires. C’est le seul domaine où l’on sent une volonté gouvernementale sans faille. Il y a tant de haine autour de l’idée même d’identité collective et nationale, qu’on adopte jusqu’à la confusion identitaire de genre, le masculin et le féminin.

D’autre part, pour comble de contradiction, les femmes d’Iran luttent, nous dit-on, pour avoir la liberté de ne pas porter le voile, tandis qu’on est arrivé à nous faire passer ce même voile en France comme une liberté revendiquée de pouvoir le porter. Triste hypocrisie de nos féministes qui ne s’avancent sur ce terrain qu’en fermant les yeux croyant avancer en retournant les valeurs. J’ai souvenir que du temps de Nasser, Om Kalsoum militait pour la femme à visage découvert. Elle-même, n’a jamais porté de voile quelconque. Bourguiba en Tunisie avait également libéré les femmes d’une coutume qui n’est nullement un précepte religieux mais, soit un acte de soumission, soit une provocation à l’occupation de l’espace en pays mécréant.

Nos dirigeants ont laissé aller dans tous les domaines s’épanouir des libertés individuelles, sans penser à la cohésion sociale et à l’unité nationale.

On a ainsi des nuits d’embrasements dans des territoires qui n’appartiennent apparemment plus à la République. Jusqu’à quand ?

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16 heures


Je parle, j’écris, j’explique, mais c’est simple : dans ce pays, à la moindre contrariété, on descend dans la rue, on casse tout, on brûle tout et les forces de l’ordre reculent. Vu à Nanterre sur un mur, après la nuit d’hier : On est chez nous !

On a même incendié l’école Angela Davis… Cruauté de l’ironie involontaire.

A la différence des émeutes de 2005 où tous les partis soutenaient l’action gouvernementale, la gauche radicale, aujourd’hui à l’Assemblée, est clairement du côté du désordre.

Ce soir quarante mille forces de l’ordre sont déployées dans le pays pour cette deuxième nuit. Le GIGN et la BRI sont sur les lieux. Certaines villes sont en couvre-feu pour plusieurs jours.

Sommes-nous encore en paix ? en insurrection ?

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Le Conseil d’Etat a laissé la Fédération sportive du football décider du port du voile ou non. Celle-ci a refusé ce port du voile pour des raisons simplement techniques (efficacité sur les terrains etc.). Ce qui laisse supposer qu’à la prochaine percée des militantes, le Conseil d’Etat qui a été plutôt favorable par la bouche de son rapporteur, pourrait cette fois leur donner gain de cause. La logique de la rue depuis deux jours se resserre.

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30 Juin


Le comble de la misère affective c’est Kokoshka s’inventant une poupée de chiffon du nom d’Alma Mahler, lui parlant en toute intimité.

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22 heures


La marche blanche pour ce pauvre décédé après son refus d’obtempérer est déjà oubliée. N’ayons pas peur de le reléguer comme simple détonateur de sources plus profondes de ce mal qui s’est installé depuis cinquante ans. La venue massive d’inadaptés dont le roi du Maroc disait déjà en 92 que ce serait des immigrés qui ne sauraient adopter nos valeurs occidentales. Et les mêmes masses grandissent tous les ans, tous les jours. Des réfugiés économiques et sous protectorat social pour beaucoup. Sinon indépendant dans le monde parallèle de l’économie de la drogue.

Les banlieues de France ont brûlé, les tirs de mortiers ont éclairé la nuit. La mort d’un des leurs n’est plus qu’un prétexte, demain la raison aura été oublié.

C’est à coup de bélier de voiture de luxe qu’on a enfoncé les devantures de grandes surfaces, devant des hordes hurlantes. Jusqu’à tôt ce matin on pillait des magasins de marques de sport. Des humains de l’autre bord ont été parfois laissés pour mort ou peu s’en faut, en rafale, généralement à plusieurs contre un.

La violence à sourire déployé n’est pas la marque d’une colère réelle, mais la manifestation d’une haine systémique vengeresse.  

Ce n’est pas la pauvreté qui s’abattait sur un monde injuste, ce n’est qu’une jeunesse, parfois plus proche de ce qu’était autrefois l’enfance, fascinée par la violence collective, impunie parce que justement anonyme, acculturée, massive et aveugle. Ce n’est pas la pauvreté, comme l’a dit une député d’ultra gauche, qui les a jetés au désespoir, mais des rejetons à l’esprit libéral décomplexé ayant le goût du luxe, de la haine du pays, qui en brûle et le drapeau, et les écoles. Et toute la symbolique qui représente ce qu’ils considèrent comme territoire ennemi. On ne fait pas plus simple. On ne fait pas plus clarifié.

Il n’y a ce soir qu’impuissance à la tête de l’Etat, et face à lui, une haine qui vomit un modèle de société honni.

On nous dit qu’il ne s’agit qu’une frange ce ces zones de non droit. Mais la violence arrive jusqu’à des villes et des cités généralement tranquilles. Que serait-ce si, déjà, cette frange en arrive à faire intervenir les forces de l’ordre républicaines les plus pointues et les mieux équipées. Sur une durée qui ressemble déjà à une tragédie.

Il ne reste que l’armée. Mais elle n’est pas préparée au maintien de l’ordre. L’armée est programmée pour défendre et tuer.  Récupérer du territoire. Est-ce là où l’on veut en venir ? Est-ce ainsi qu’on devra récupérer ces territoires où l’on ose se sentir en France ?

C’est, en tous cas, le vivre ensemble, le modèle multiculturel qui est définitivement mort depuis deux jours.

N’est-on pas d’ailleurs, cette nuit, comme la précédente, passé à une phase historique plus grave encore, un cran plus aigu ?

Après 2005, 2023. A quand la prochaine étape ?

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2 Juillet

 

à Patrick Scrocco :

 

 Insupportable situation.
On reste malgré tout impuissant
45 000 forces de l’ordre
Contre d’autres "français" ?
Combien de temps ?
Charles d’Angleterre a été en Allemagne pour sa première sortie européenne alors que c’est en France qu’il devait venir (comme il se doit)
C’est aujourd’hui en Allemagne (qui se dit "préoccupée") que Macron annule sa visite.
On est bien dans un pays qui a perdu , en plus de sa dignité, le plus élémentaire de ses biens : la sécurité.
Qu’on soit maire, citoyen de base ou locataire de l’Elysée demain. Qui sait ?
Les centres villes, les cités pavillonnaires demains, à la machette ?
l’Afrique draine avec ses avant-gardes, ses réfugiés, sa religion active, une haine de tiers monde que nous avons tant chéri. Quand bien même tout ce monde-là aurait sa carte d’identité française. Le cœur n’y est pas…

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Une députée répond à un journaliste sur les mesures que compte prendre le gouvernement devant la désolation des pillages et des destructions des nuits précédentes : « devant le manque à gagner des commerçants le gouvernement a sagement décidé de prolonger les soldes d’une semaine »

Le Ministre de l’Intérieur dans un grand moment de réalisme : « vous remarquerez que ce matin les centres villes sont calmes ». Oui, il y a un temps pour tout. Dans la journée on prend un peu de sommeil. C’est bien humain.

Entre cynisme et impuissance, ces mêmes peuvent-ils rester encore au pouvoir ? Et quel pouvoir pourrait d’ailleurs gouverner des millions d’insurgés qui ont la haine du pays dans lequel ils vivent ?

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4 Juillet

 

Clara Schumann est une femme. On écoute son trio avec piano, on la couple avec des œuvres de Fanny Mendelssohn. Elle envahit les tribunes de critiques, les plages d’enregistrement. On n’a jamais fait autant pour les femmes artistes que depuis cette année. Il faut qu’on rattrape le retard. Comme si l’œuvre en soi n’avait pas même d’autre intérêt que d’être une œuvre de femme. C’est la seule raison de nous imposer ses pensums auriculaires. C’est aussi la femme de Robert, la fille du terrible pasteur Wieck.

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5 Juillet

 

A Bernard :

 

Merci pour la réparation. J’avais peur que ce soit une révolte générale de l’informatique. 
J’ai travaillé vraiment ce mois de Juin avec la pensée posée sur le travail de Giacomelli. Comme c’est tombé en début de juin, le titre était tout trouvé.
J’ai même un prochain malerei qui viendra autour de ce qu’aura inspiré ces séries de photos. On attendra mon retour d’Espagne.

Pour ce qui concerne les infos, il est évident que le bonheur ne fait pas l’actualité (ou un jour, sous la forme d’une redécouverte sous de vieilles glaciations et présenté comme une réalité archéologique).
Mais à moins d’être asocialisé, comment nier les réalités qui nous entourent.
Toujours est-il que présenter des nouvelles en continu, c’est à la fois assommant (avant il n’y avait rien), mais au moins on ne peut ignorer les choses (si elles avèrent être de vraies infos ). On est libre de ne pas s’appesantir.
C’est tout le problème de l’utilisation qu’on fait des chose (l’existence même du portable…). D’ailleurs je ne regarde plus le lecteur de prompteur des JT (chaînes publiques) qui inclue toujours ce qu’il convient de penser de ce qu’il présente, les images en off ou les témoignages servant de commentaires justificatifs. Je regarde plutôt les débats de CNews, qui ont le mérite de présenter sous forme contradictoire les infos du jour. C’est vers 18 h que je m’accorde cette faiblesse. Certains sont de grands journalistes. Quel que soit les courants de pensée. La ligne éditoriale étant évidemment plutôt à droite (ce qui change des organes publiques). 
Et puis, sortant des généralités, je trouve que ce qui s’est passé cette dernière semaine est assez conforme à ce que je pressens depuis longtemps. Tristement parce que on ne peut rester sans réfléchir à un avenir qui ne manquera pas de confirmer ces telluries sociales. Notre avenir étant bien avancé peu importe, mais dans l’absolu, et pour les générations qui suivent (je me sens tout de même concerné), j’ai peur des tournures sociales et sociétales qui viendront. Et je ne me contenterais pas de ceux qui diraient que "cela a toujours été ainsi", que "c’est dans l’ordre des choses" que "c’est l’évolution" etc. Il n’y a pas si longtemps, le ministre de la Justice parlait d’un "sentiment" d’insécurité. C’est dire la déconnexion. C’est dire aussi, à l’heure du baccalauréat, comment des responsables d’Etat peuvent se tromper ou mentir et se voir absout… Comment les enfants à qui l’on demande le vrai et le juste, pourraient-ils être sanctionnés ?

Voilà. Pour une note moins sombre (pas sûr), je me fixe ce nouveau travail d’images autour d’un noir et blanc sur Giacomelli et pour les couleurs, entre Miro, Picasso et le tourbillon catalan, il y aura l’embarras de l’inspiration.

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6 Juillet

 

Juliana, depuis un sms : 

 

« … Destructions, affrontements à Paris, puis violence contre les enfants… J’espère que tout cela pourra se transformer avec une nouvelle conscience sociale et de meilleurs dirigeants »

(Tout un condensé de ce que la France filtrée par des médias résolument hostiles donnent des évènements des jours précédents. En deux seules phrases !)

 

A Juliana :

 

Je crois que les informations venant de France sont souvent déformées. 
Comment fait-on croire aux populations américaines que la police ou les forces de l’ordre ont tiré sur des enfants  ?!
 …
Ce sont des "enfants" (mineurs de moins de 17 ans, mais pas seulement…) qui ont pillé, brûlé des mairies, des voitures (plus de 2000) et tiré au mortier durant quatre nuits. Il n’y a pas eu de morts ni de blessés parmi les émeutiers.
Les forces de l’ordre n’ont fait que protéger les espaces publics de la destruction, du feu et des razzias…
Tu as vécu ici quelques temps. Tu dois savoir qu’on ne fait pas partie des pays qui tirent sur les enfants. C’est malhonnête de la part d’une "certaine presse". 

La presse internationale voudrait faire croire qu’il s’agit d’une réaction des quartiers pauvres contre les riches.
Ce n’est pas le cas. Les aides d’Etat déversent des milliards pour les banlieues et les quartiers à forte population immigrée.

S’il y a autant de banlieues et de clandestins dans le pays, c’est justement pour les aides sociales extrêmement importantes ici. Plus que dans n’importe quel autre pays européen. Ce qui est injuste pour ceux qui paient des impôts et qui voient les écoles brûler…

Mais ce sont des jeunes qui n’aiment pas le pays et qui préfèrent vivre comme dans les pays d’Islam et de la vente de drogues. C’est la raison des tensions ici. 


Le début des émeutes est généré par la vengeance d’une population de banlieues après une tentative d’interpellation d’un jeune de 17 ans qui a été tué par un policier après 26 minutes de poursuite et un refus de s’arrêter avec le véhicule (!). 

Voilà. Si le calme est revenu c’est parce que la mafia de la drogue (et pas la force républicaine) a demandé le retour au calme. Les émeutes pouvant gêner le trafic de stupéfiants.
C’est la triste réalité.

Je pense que mon prochain courrier sera moins sombre et que les images de Barcelone seront ensoleillées.

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La seule bonne nouvelle c’est qu’hier les « éditions Vérone » ont donné une suite favorable à mon manuscrit « Fugues à plusieurs voies », mon Journal de voyages…

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7 Juillet

 

Et comme une bonne nouvelle arrive toujours seule, après renseignements auprès de la Librairie Masséna et celle de la Fnac, ma surprise de ne voir aucun livre en rayonnage de cette maison d’édition est confirmée par le fait qu’il s’agit là d’une maison d’édition qui inscrit à son catalogue des auteurs qui s’autoéditent. Comme l’Harmattan il y a quelques années où j’avais publié « Le Livre des Répons ». A la seule différence que les éditions Vérone qui, sous une séduction de présentation du contrat, de relation avec les médias et le monde des lettres (présences aux festivals du livre etc.) demandent une participation de l’auteur de deux mille six cent euros.

Il existe donc trois sortes d’éditeurs. Les classiques qui vous éditent sur une base de chance d’un manuscrit sur cinq mille. Ceux qui éditent à compte d’auteur (L’Harmattan) et les éditions participatives qui pratiquent la même politique d’engagement éditoriale équivalente à un simple catalogue dont les ouvrages ne voient jamais la lumière des rayonnages des librairies.

Ce n’était donc pas une bonne nouvelle.

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Je regarde les derniers noirs de Soulages, ces ultimes recherches sur la lumière du noir comme des champs cultivés vus du ciel. Ce n’est pas sans rappeler les graphiques somptueux des campagnes photographiées de Giacomelli. L’idée d’une géométrie instable, mamelonnée et oblongue quasi charnelle chez celui-ci, et réduit à la simple opposition de territoires abstrait antagonistes et souvent séparés en diagonale, chez le peintre.

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9 Juillet

 

A Bernard :

 

 C’est moi qui avait l’adresse de Vérone. De toute manière, ils sont connus sur le net comme maison d’édition. Je ne pense pas qu’il soit malhonnête, mais on commence à se rendre compte qu’il y a beaucoup de maisons "à compte d’auteur". Il ne reste plus que la Mecque des éditions, Gallimard. Eux comprendront.

"Cinéma" a été un bon moment de contorsion et d’improvisation. Ça m’a donné du mal. Mais ça fera un beau malerei.
Ca mériterait presque un texte d’accompagnement.

On est déjà dans le très chaud ici. Barcelone est sous la canicule depuis hier. On prévoit des coupures d’eau chez les particuliers. Le rio grande qui passe à côté et qui nourrit la ville est devenu rio riquiqui.
On sera à l’hôtel sous la clim. Ou sous le soleil et le vertige des couleurs. Encore un récit pour Gallimard .

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10 Juillet

 

A Bernard :

 

Merci pour la lecture pas à pas de mes périples italiens et sur ce catalogue que je prends un réel plaisir à dérouler. Ça prendra encore un peu de temps mais il sera complet bientôt.
Avant d’oublier, l’idée d’une rubrique avec les lettres de Suzanne Valadon est excellente. On va s’y pencher (je vais devoir ouvrir l’énorme valise où dorment ces lettre et tant d’autres choses: lettre de Dubuffet, télégramme de Cocteau, livre d’or d’expo, photos etc.).
Il reste le mois Giacomelli accordé au mois de Juin en poésie. J’espère qu’il tient bien son rang.


Pour la maison d’édition je suis un peu perplexe. Et déçu. Avec tout ce qui s’édite dans les rayonnages (et de petites littératures), il me semble fou qu’il n’y ait pas de place pour mon livre. Il faudra creuser. Mais pas question de tenter les "comptes d’auteur". On n’est plus à l’époque des Fleurs du Mal. D’autant qu’il ne s’agit pas là de poésie, mais de récits de voyage (Journal). Il y a des amateurs pour ça.
Et si j’envoyais un manuscrit signé Flaubert ? La jeunesse ne le lit plus. A part quelques bons élèves d’écoles préparatoires. Je me souviens qu’on nous conseillait de lires les "Mémoires d’Outre-Tombe" en Terminale (dans un lycée de déconneurs pas trop exigeant après 68). Pour le bac il fallait avoir lu une pièce de Racine, Madame Bovary, les rêveries de Rousseau, le rouge et le noir, et une kyrielle d’autres moins indispensables. Que lit-on maintenant ? J’ai quitté le milieu enseignant, du moins je ne côtoie plus d’enseignants, mais déjà, dans les années 80/90, ils se plaignaient du manque d’empressement des chers petits. Epoque où il n’y avait ni portable (la plaie de voir l’usage exclusif de certains) ni l’ordi. Mais du monde ancien il paraît que le livre tient bien encore. C’est vrai que les librairies sont toujours pleines de livres. Je dirais qu’elles paraissent même plus chargées qu’avant. Et pourtant, un manuscrit sur 5000 est édité en "éditions classiques" : la bouteille à la mer ! Comme disait Lénine le pieux, "que faire ?" 

Nous bouclons pour demain. 9 heures l’envol. La chaleur, la canicule puis le plein centre de Barcelone, tout près des ramblas et à un km de la sagrada familia. On va marcher beaucoup comme à l’habitude. J’ai un petit cahier bleu tout neuf. Pour un prochain récit.

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16 Juillet

 

Le « Coq Maurice » a donné lieu à un ouvrage lyrique …

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17 Juillet

 

A Bernard :

 

Nous sommes rentré samedi tard à la tombée de la nuit. Et comme à Barcelone, c’était la canicule. Les enfants sont dans le Haut-Var, ce qui nous permet de mettre un peu d’ordre comme à chaque retour de voyage.
Tu as eu un aperçu de ce que nous avons vu.
La ville est un permanent grondement d’activité et de lumière violente. Gaudi est omniprésent dans la pierre, dans les formes des façades et dans cet amas quasi informel qui s’élève vers le ciel, qu’on appelle la sagrada familia.
Toujours inachevée. Pour tout l’or du monde je ne grimperais sur les grues qui dépassent le sommet des tours/clochers. Elle restera inachevée. On sent que les éléments épars reflètent cette absence de foi qui a initié sa naissance. 
Ou une foi meurtrie comme ces pierres qu’on pourrait croire des plaies en lave brûlante. C’est comme ça que se résume ma première impression. 
Puis le Parc de Montjuich (il faut y grimper à pied !) où la poésie de Miro est un havre. Plus loin sur le même chemin l’immense palais qui abrite le Monument Nationale d’Art Catalan (MNAC). L’édifice est aussi imposant que le Vatican, ou presque. C’est rangé par époque. Rien que la partie romane a nécessité une heure de visite. Mais il y a, comme à Lascaux, la reproduction d’une vingtaine d’absides rurales parsemées dans toute les terres arides de Catalogne. On avait déjà vue celle de Taüll, il y a dix ans, perdue dans le Val de Boï. Mais là, elles y étaient toutes. Plus des Vierges et des Christ en bois, hautement caractérisés de l’âme tourmentée des terres de l’intérieur. 
C’est comme si on avait parcouru, en une heure, trente-six trésor médiévaux disséminés dans le pays. Puis on est passé au gothique…
Puis on est passé à la Renaissance et au Baroque. On a pas osé finir par l’art catalan moderne et contemporain après Miro.
Et tout est magnifiquement organisé. Les conservateurs doivent être l’élite de la profession.
Bref il faut monter à Montjuich. Pour finir, le 
Poble espagnol, sorte de faux village d’Espagne réunissant les éléments de villages, de clochers disparates de toute l’Espagne en un seul endroit. On redescend à pied par des chemins en pente bien plus douce le long des lacets de cette colline.
Les maisons Gaudi sont heureusement groupées sur le grand Passeig de la Gracià où nous avions notre hôtel sur une perpendiculaire.
L’autre calvaire est la montée (à pieds -il n’y a que les 2 derniers jours où l’on s’est fait dorloter en bus…) est l’accession au Parc Guëll où sont les créations colorées de céramiques et de maisons Art Nouveau de Gaudi. Parc dominant toute la ville.
Tout à fait à l’est de la ville la Torre Gloriès, création de Jean Nouvel, genre obus comme à Londres. En plus beau. Mais j’ai préféré encore l’aile dorsale de requin de l’hôtel W au pied des plages de Barceloneta. Voilà, très sommairement présentée la ville monde qu’est Barcelone. je ne suis pas étonné qu’elle fascine toujours les plus jeunes quand on parle d’elle.

Le vin était moins bon d’une manière générale que ceux d’Andalousie. J’ai trouvé la vitesse de croisière avec les riojas. On a réussi à faire amitié avec une très belle italienne gérante de "Joséphine", resto très recommandable du quartier de l’hôtel. Elle a épousé un colombien et nous a donné son adresse sur les bord du lac d’Orta.
Voilà, on va en laisser un peu pour le récit. Je n’ose encore me jeter sur la page blanche. mais dès demain…
 
Je t’ai donc laissé seul avec "cinéma" et avec Giacomelli… 

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BARCELONE    11/15 Juillet

 

Mardi 11 Juillet

 

C’est tout au loin, presque dans le mirage généré par la chaleur déjà installée que je vois les « petits optimistes » sur le bord du rivage, tractés par le bateau école, à la queue leu-leu, qui s’étirent régulièrement. J’imagine que Y.., avec sa petite casquette vissée sur sa tête ronde, est là, parmi toutes ces voiles bien disciplinées, en train d’apprendre les rudiments de la navigation. Cet ahurissant spectacle, presque lilliputien, nous le voyons depuis le hublot, en bout de piste, avant l’accélération des puissants Rolls Royce. Puis c’est l’envol.

L’atmosphère est tout de suite plus humide, gorgée et chaude d’une chaleur qui veut éclater. L’arrivée à Barcelone est déjà tout un univers préparatoire. L’aéroport interminable, le train qui trace sur des landes desséchées, arides au travers des vapeurs de presque midi, de quartiers de banlieues aux immeubles rouges et grandis comme par nécessité sans avoir pu approcher de trop près le cœur de la ville. Des bambous, des herbes folles, des tags sur des murs, des ruines banlieusardes défilent comme la parfaite expression de ce qu’on s’attend à traverser dans ces types de marges des grandes cités.

On l’aurait voulu, on ne l’aurait pu imaginer. La sortie du train et du métro conjugué se situe sur Passeig de Gracià, artère stratégique de Barcelone. Au pied de la Maison Battlo, la plus célèbre des maisons de Gaudi. C’est la façade de l’édifice, ondulante comme un mirage oriental qui se trouve être la première fantaisie qui nous saute aux yeux. L’hôtel Colkida est sur une parallèle, carrer Roger de LLùria, elle-même sur une artère, comme il y en a dans ce gruyère urbain à chaque angle de la ville.

Les noms des rues, des avenues, sont imprononçables. On ne peut faire pire, j’entends en ce qui concerne les caractères alphabétiques latins d’une langue, que l’assemblage des mots hollandais. Mais dans ces mots catalans, ce qui butera toujours pour des novices que nous sommes, c’est la musique atypique, comme séchée, des vocables qui n’appellent pas à fixer la mémoire des mots, qui plus est, des noms de rue à rallonge. Par exemple, la rue du Conseil des Cent, se dit carrer del Consell de Cent, ce qui paraît pourtant facile, n’accrochera jamais aucune mnémotechnie jusqu’à la fin du séjour. Déjà, sur le chemin menant de l’aéroport au centre de la ville, on avait croisé un nom de banlieue, Bellevetge, Bellevue… Bienvenue, Benvinguts

J’ai commencé à comprendre, par contre, la mélodie intérieure, aride et tout en arêtes, si particulière aux Préludes et aux Caladas de Federico Mompou…

D’emblée, la première visite sera, puisque le hasard a voulu qu’on loge à quelques minutes de là, pour l’édifice Battlo de Gaudi. C’est sous le plomb du soleil et la promiscuité des visiteurs, les yeux levés vers la façade fascinante, qu’il faudra s’armer de patience. On s’y emploie, ne pouvant détacher de notre regard cette extraordinaire façade vive et à la fois nuancée, aux petits balcons posés comme des nids d’oiseaux tout en rondeurs. On ne pénètre dans la Casa que par groupes, en quantités rationnelles, et cela se fait tous les quarts d’heure, comme une station obligatoire à un feu de croisement intersectionnel. C’est en effet un condensé de toutes les images que le visiteur ne tient absolument pas à manquer du Barcelone Art Nouveau, comme un poinçon sur la ville, qui est proposé à Battlo.

(Dans cet espace du 35 au 45 du Passeig de Gracià sont également conçues la Casa Amatler et la Casa Morera). C’est l’ilot de la Discorde.

Le ciel est opaque, gris, comme attendant de crever une colère géostatique.

Au premier étage, des salles boisées, des portes stylisées, déjà des verres ondulés et une superbe vue sur le Passeig de Gracià. Nous sommes cette fois sur la façade, côté intérieur. On se sent bien vite plongés dans une atmosphère de luxe, d’étrange, et un peu comme dans ces lieux atypiques, que sont les Palais du Facteur Cheval ou de Picassiette à Chartres, sinon que chez ceux-ci l’ambition  n’allait pas au-delà de leur humble et naïve imagination poétique dans les marginalités d’une fièvre singulière et non reproductible.  La Casa Batllo s’inscrit dans un courant artistique architectural des plus innovant, sans pour autant être moulée dans un exercice prototypaire puisque Gaudi en a imaginé une forme d’habitat en ses variations voisines dans cet îlot de la Discorde.

Battlo s’inscrit dans la vision naturaliste inspirée du milieu marin. Tous ces coquillages, ces éléments symboliques, le bleu omniprésent dans tout l’appareil décoratif des céramiques de la façade, ces structures métalliques en colonnes encadrant les fenêtres, les figurations des patios et de la terrasse, donnent une petite allure Jules Verne à l’ensemble.

Je ne saurais traduire et inventorier sans un plan sous la main les détails d’architecture de la maison, sinon que nous traversons, par une succession de couloirs étroits, des patios, aux vagues de terre cuite enserrant les parties intermédiaires entre les étages, des vestibules et des escaliers dont le but est de grimper immanquablement vers la terrasse, traversant des colimaçons aux murs plaqués de céramiques bleues et luisante et des fenêtres aux vitres ondulées. L’arrivée à ciel ouvert est immédiatement reçue comme un choc. D’énormes cheminées aux céramiques bleues et rouges, orangées et jaunes sont disposées dans des perspectives qui fuient sur les toits de la ville, sur le ciel lourd et laiteux de l’après-midi.

N’importe quel cliché photographique pris dans ce périmètre du toit de la maison revêt un caractère symboliquement attaché à la ville, je dirais, les yeux fermés…

Certaines de ces cheminées correspondent au lieu d’accession sur la terrasse, d’autres aux escaliers qui redescendent aux étages inférieures.

Un des plus spectaculaires motifs de céramiques est un dragon en forme d’échine rythmée d’excroissances sphériques, en un camaïeu de rouge et d’orangé d’une présence particulièrement vive tout à l’extrémité du toit. Si l’on se penche au-delà, on a le précipice au-dessous côté façade de la maison.

On a évidemment organisé cette terrasse en point d’orgue où les apérols, dont l’orangé se confond à certaines céramiques, et les cocktails en tous genre ne manquent pas.

Si la vision extérieure du toit simule les écailles d’un dragon, le côté intérieur de la rambarde ressemble aussi à la carapace d’un crabe ou d’une tortue dans un dégradé de l’orangé au blanc.

Merveilleuse quintessence que cette terrasse, si ce n’était la lessiveuse qui broie le ciel de lourdeur. La ville avec ses lointains édifices dont certains dressés plus haut que d’autres, du rouge et de l’ocre des toits des maisons, s’allient maintenant aux délires chromatiques des cheminées et des dragons.

En redescendant, de nouveaux sortilèges nous attendent, dans une sorte de pièce rendue à l’état de cube, vidée de toute fonction et réadaptée à des fins de spectacle. Des images diffusées sur toutes les parois à vitesse kaléidoscopique variable, montrent la casa Battlo sous des aspects les plus insolites. Avec des dominantes rouges, et bien sûr de longues séquences de bleus, simulant l’immersion originelle. La vitesse de diffusion allant croissant, la séquence se termine dans un maelström de couleurs et de saturation en cette sorte d’exaltation qui semble assez correspondre à la violence expressive de l’art catalan. Au final, à un rythme proche de l’expiration après le déluge d’énergie, on voit apparaître en une mosaïque noir et blanc le portrait progressif de Antoni Gaudi.

C’est à pied qu’on descend le Passeig de Gracià où, çà et là, apparaissent des miracles d’architectures. D’autres réalisations de Gaudi, mais aussi des édifices contemporains à ceux qu’on rencontrerait à New-York ou Chicago dans les années vingt du siècle d’avant, hauts et austères dans le ciel. Le cheminement est long jusqu’à la très large Plaça de Catalunya.

Celle-ci est un peu un nœud névralgique d’où partiront et reviendront certaines de nos déambulations. Très large mais aussi très profonde, rythmée irrégulièrement de statues mythologiques grecques, de taureaux, de déesses et de héros dans des poses dramatiques, ménageant des espaces déserts où la chaleur semble encore plus mordre dans la blancheur d’un lieu manquant d’arbres sous lesquels respirer.

Au loin on entend un chanteur de rue qui vomit sa vie avec agressivité au travers d’une forte amplification, ajoutant un sentiment de moiteur supplémentaire.

Parvenant à une extrémité de la place, deux chemins se présentent. La longue Rambla qui pourra encore attendre, et la Portal del Angel qui lui est parallèle. C’est le long de celle-ci, à main gauche que commence le Barrio Gotic. Que commence le défilé des fontaines sans eau, des fontaines grasses et opulentes en forme de citerne cubique marquetée parfois de céramiques de couleurs.  Manquent de vieux chants ancestraux au pied des bassins nus de ces fontaines.

Les rues deviennent des ruelles, et l’ombre se couche souvent sous nos pas jusqu’à la Plaça de la Catedral.

Celle-ci est sur une esplanade toute en longueur. Une bordée d’arbres bienfaisante permet de contempler la façade majestueuse d’un gothique affirmé. Au-dessus des flèches, le ciel crie d’un bleu limpide offrant un fond acéré aux tourbillon des oiseaux jaillissant. C’est sur une placette, ou si l’on veut, sur une partie protégée d’une place, au flanc de l’édifice que nous soufflons pour goûter le premier vin. Une statue équestre, fière et droite, présente Ramon Berenguer comte de Barcelone, un des premiers représentant de la maison de Barcelone, surnommé en son temps, le Conquérant de l’Espagne, ou le défenseur de la chrétienté.

Le quartier Gotic est un labyrinthe sombre et éblouissant de contrastes. Les balcons ornés de ferronnerie s’alignent dans des ruelles austères débouchant sur les angles d’autres ruelles ou parfois de petites places où jaillissent des foudres de lumière. On voit souvent apparaitre les noms de Carrer Ferran, Carrer de la Princesa. C’est le périmètre des fascinantes austérités médiévales.

Tout au sud, à quelques rues de la mer, sur la Plaça del Born en ovale, comme une petite place provençale jalonnée d’arbres, la magnifique Santa Maria del Mar. On croit que le gothique est une création du Nord, ce qu’il est certainement, mais j’ignorais qu’on en avait de pleines poignées en passant dans le sud. Traversant l’Espagne quand j’étais petit, j’étais persuadé qu’il n’y avait que Burgos avec ses flèches dentelées qu’on pouvait confondre avec celles de Bayonne.

La merveille de Santa Maria frappe dès l’entrée, car l’entrée se fait par le chevet (!) de l’église, c’est l’extraordinaire élévation de celui-ci, de ses piliers qui culminent très haut, comme jaillissants en un seul élan, pour rejoindre la clé de voûte recevant les nervures courbes de toutes ces forces ascendantes en un médaillon coloré ne laissant pas distinguer s’il s’agit du Christ ou d’un apôtre tant la hauteur soustrait cet élément d’architecture à la vue ordinaire.

De beaux vitraux, de belles rosaces trahissent bien tout de même l’inspiration des régions tempérées, et cette Santa Maria abrite bien la sérénité mystique qui présida au style, apportant cette fraîcheur silencieuse le long des travées, loin du feu brûlant qui nous attend à l’extérieur.

Le goulet des ruelles permet seulement d’apercevoir de guingois toute la largeur de la façade Ouest de l’édifice.

Les tours de la cathédrale apparaissent, parfois entre ombre et lumière, là-haut dans des quartiers de ciel, dans le jaune des boyaux, et les ocres sombres indéfiniment plongés dans ces retranchements d’ombre qui demeurent l’instinct protecteur que savaient quadriller les bâtisseurs du Moyen Age.

J’ai toujours considéré comme un comble de poésie l’apparition sur les balconnets de ces jarres de fleurs ou de plantes vertes qui ne demandaient qu’à vivre comme des oasis lilliputiennes au cœur de ces austérités de pierre.

Et puis au détour d’une ruelle, la Plaça Reial, jalonnée de palmiers, dans son carré parfait et ses arcades protectrices sous lesquelles s’abritent quelques tables de café et de restaurants. Au centre de la place, comme définitivement exclue, la fontaine aux trois Grâces privée d’eau.

Depuis la place, c’est la procession interminable sur une portion de Rambla sur laquelle nous débouchons presque par surprise. Il est dix-sept heures et nous préférons nous réfugier sur la Plaça San Miquel sans grand charme mais qui a le mérite de présenter toute l’ombre qu’on peut souhaiter.

Depuis notre chambre parfaitement exposée, nous avons la chance d’avoir une terrasse à l’ancienne aux murets de pierres torsadées donnant sur une large esplanade. Des murs blancs des chaises et une table. On a l’air de mieux respirer.

On nous avait conseillé la « Flauta », carrer Aribau, pour les poissons et le vin blanc. C’est tout au bout de larges avenues qui se croisent si souvent qu’on adopte finalement de compter celles-ci pour se repérer dans nos dédales. On découvre une ville gorgées d’arbres et parfois le nom des rues évoque des célébrités comme cette Carrer Enric Granados qui sonne comme de la rocaille que j’en arrive à raconter à Cécilia comment ce mari exemplaire, et compositeur de génie, ne put sauver sa femme de la noyade en s’y précipitant lui-même depuis leur bateau torpillé durant la Première Guerre.

Une pensée me vient durant le retour guilleret vers l’hôtel : peut-être que Barcelone est une ville merveilleuse à vivre en hiver. Disons, dans le courant du printemps, sûrement en automne…

 

Mercredi 12 Juillet

 

Déjà une température de catalan. Le plomb dès sept heures quand je me réfugie pour écrire sur la terrasse. De l’ocre dans le gris du matin. Les matins commencent souvent dans le sombre. Les palmiers eux-mêmes ont l’air fatigué sous leur tignasse lourde. C’est vrai que dès qu’on a un palmier à proximité c’est un peu d’Afrique qui arrive.

Avant dix heures on a l’impression que les garçons de café sont renfrognés. On ne s’attarde guère sur la terrasse aux croissants.

La Place de la Universitat plonge sur la Carrer San Antoni au sud-ouest de la ville. Au pied de Montjuich.

La longue avenue presque encore désertée à cette heure pourtant avancée est encore fatiguée de la nuit chaude. On croise quelques regards perdus, d’autres prêts pour le combat du jour, pimpants et déterminés. La Ronda de San Antoni coupe la Carrer del Comte d’Urgell à hauteur du Mercat de San Antoni, vaste marché couvert surmonté d’un octogone. L’ensemble de l’édifice paraît construit en bois, mais pénétrant à l’intérieur, l’ocre de la pierre et des ferronneries mêlées fait maintenant penser à une construction Belle Epoque. L’intérieur est florissant de ses marchands de fleurs impeccablement soignées, de ses boucheries aux charcuteries débordantes sur les étals, de petits bistros comme on en voyait il y a quelques décennies à la Buffa. Et même quelques restaurants déjà sur le pied de guerre. Apparemment il n’y a pas d’heure pour manger en Espagne. On avait déjà remarqué le phénomène à Milan. Ce marché est un véritable écrin de saveurs et d’harmonie.

Le Comte d’Urgell rencontre encore plus au sud une autre grande avenue saillante, jusqu’au Molino. Celui-ci devait être un ancien moulin transformé avec le temps en une espèce de bâtiment public parfaitement cubique.

A partir de là, cela commence à monter. On sent qu’il devient de plus en plus difficile de marcher. Nous sortons tout à fait des grandes artères et des axes d’orientation pour pénétrer dans d’étroites Carrer. Cela aurait pu être la Poeta Cabanyes, la carrer de Salva ou la Fontrodona. Celle que nous empruntons, suivant de très près le plan, est la Carrer del Roser, aux trottoirs négligés, aux balcons au toiles baissées jusqu’aux rampes des balcons, rarement fleuris ou aux fleurs piquant du nez de chaleur ou de tristesse, aux entrées improbables et aux ciels devenus par la théâtralité du paysage urbain, gris et triste. Pourtant ce paysage d’une ville dépeignée dans ses franges me paraît toucher l’âme véritable, ou du moins une des composantes de cette âme de la ville.

Parvenus au bout de la rue, en atteignant un premier palier, nous coupons le Passeig du Parc de Montjuich qui tranche entre la partie basse des ruelles à la Murillo et le Parc proprement dit dont nous ne gravissons encore que le début de la colline. Un vieux brésilien qui promène son chien nous indique le chemin en nous assurant de bien prendre courage. La rampe est sévère sur la droite.

Les marches sont raides sous le soleil, car l’escalier est exposé et sans arbres sur les côtés. Un vrai calvaire, les calvaires étant toujours montants et progressifs.

La Fondaciò Mirò se mérite pour le piéton de mon âge.

L’édifice consacré à l’artiste est une architecture semblable à celles des années soixante soixante-dix, comme celle de la Fondation Maeght à St Paul.

Nous sommes reçus par la sculpture en métal lourd d’un personnage souriant de martien gentil, au crâne démesurément volumineux et comme nous invitant à entrer.

Depuis la salle d’accueil déjà on prend mesure de la ville tout en bas, large comme une plaine qui n’en finit pas. Suivant l’angle, on peut apercevoir tout à la fois la Sagrada Familia et l’obus de la Torre Agbar.

L’œuvre de Mirò devrait toujours être une confidence permanente pour les enfants et les poètes. Une source inépuisable de fantaisie et de surprises. Les enfants et les poètes ne demandent jamais ce que signifie la femme et l’oiseau,

La larme qui sort de l’œil puisqu’ils savent, pour avoir sérieusement, dans le jeu que l’âme entretient avec elle-même, trouvé spontanément le chemin des traits et la densité des couleurs de mille pistes conduisant peut-être à la femme et l’oiseau et à la larme qui sort de l’œil. Mirò valait bien la petite montée au calvaire.

Depuis la terrasse désertée, depuis le toit du musée, nous faisons connaissance avec des sculptures légères et aux coloris tranchants et francs d’oiseau et de clown, de brouettes et de fourches comme au hasard d’une visite de ferme pour un jeu à venir.

L’intérieur des salles regorgent de tableaux, grands ou petits, exprimant cette minutie faussement improvisée que demande la concentration de sensibilité de la plus haute des poésies.

Je sens que les japonais qui défilent silencieusement peuvent bien comprendre mieux peut-être que certains occidentaux par trop rationnels, ce chemin le plus court de l’âme devant les jaunes obstinément jaunes sans rien d’autre pour les mettre en valeur qu’un trait noir dans la maladresse d’avoir perdu ses repères. Il y a du zen dans le spontané sophistiqué du parcours du trait, du point qui interrompt, qui questionne et s’étonne, comme l’enfant qui s’égare. Il y a même du Bunraku de chiffon dans le dialogue de deux sculptures de carton qui s’esclaffent pour du faux dans un théâtre imaginaire. Des jeux exquis de mouvements qui équivalent, dans leur abstraction, à la grâce des plus belles réalisations du mouvement de corps de la femme.

Candeur de l’esprit au plus haut de lui-même.

Comme ce musée est parfaitement conçu, le rapport à l’enfant est évidemment soigné. On peut traverser deux salles dénudées comme un lieu de méditation asiatique. L’une, composée de magnifiques tables basses et larges, permettant chacune à une huitaine d’enfants ou plus de s’exprimer, dessiner, peindre, et l’autre d’une vaste aire de peluches en action, jusqu’à un petit chimpanzé bleu qui s’essaie à des sauts périlleux et un clown dégingandé aux bras gigantesques prêt à prendre dans ses bras des enfants qui viendraient à avoir un gros chagrin.

La route, maintenant boisée de chaque côté, serpente en pente légèrement descendante, jusqu’à un paysage complet offrant, depuis un promontoire, l’étendue de la ville où la Sagrada Familia apparaît comme le repère de toute orientation.

La position du Musée National d’Art Catalan est telle sur la colline, qu’il s’impose de loin avec sa coupole vaticanesque depuis la terrasse promenoir qui mène à l’entrée de l’édifice. Devant ce colosse de pierre, la vue est à couper le souffle dans un dégradé d’escaliers, de colonnes, de statues et un cirque antique où se profilent en perspective, dans le fond du paysage, perdue dans les lointains, mais dans un souci d’urbanisme parfait, la Plaça d’España.

Le Musée est divisé en plusieurs périodes historiques dont chacune pourrait nourrir, en le saturant, un seul musée d’une de ces périodes.

Dans la chronologie, il est recommandé de commencer par l’immense foisonnement d’art roman, unique au monde en ce lieu.

La plupart de ces œuvres proviennent de petites églises de campagne des Pyrénées et d’autres endroits de la vieille Catalogne des terres intérieures. Il n’est pas surprenant que nous y ayons rencontré au hasard d’une salle, quelque reproduction fidèle à l’originale comme peut l’être Lascaux 2 par rapport à la grotte initiale. Bon nombres de ces madones de bois, austères dans leur humilité proviennent souvent de la Vallée de Boï qui regorge de trésor, notamment de San Climent de Tahüll dont l’abside est intégralement reproduite ici.

Comme une préfiguration d’un Picasso à venir, il y a ici dans l’abside, parmi d’autres personnages hiératiques, une Vierge nimbée d’une auréole lumineuse et d’un visage acéré d’un seul trait continu tellement sûr et concis qu’on croirait à un raccourci fulgurant anticipant de quelques siècles le maître andalou.

Et puis tous les traits caractéristiques de l’âme de Catalogne. Les hautes couleurs dans leur plus vive et pure utilisation. Que ce soit pour un simple et humble Christ de bois, saturé de bleu et de rouge, que pour une peinture murale représentant une scène biblique dramatique. Les traits des contours sont également outrés, sur soulignés et d’une violence qu’on ne retrouve que rarement dans d’autres styles régionaux, comme s’il était nécessaire, plus qu’ailleurs, de s’appesantir sur la réalité objective de ces scènes symboliques. C’est toute l’âme des Beatus de Urgell qu’on voit défiler, mêlée de hiératisme et de violentes intuitions réalistes.

Je ne sais combien de temps nous restons à contempler ces absides. Je n’ai pas eu l’idée de compter le nombre de ces reproductions envoûtantes. Il y a dans l’une des salles, un chantier en activité, qui comme à Milan, laisse voir le travail d’un artiste impassible et insensible à notre passage, qui élabore de son pinceau les surfaces d’un ensemble qu’il a la responsabilité immense de devoir rendre, dans un parfait oubli de sa subjectivité, fondues au projet initial séculaire, du moins se servant des lambeaux existants pour faire revivre le tout…

Dans la quantité d’œuvres dont regorge cet espace dédié à l’art roman il y a l’équivalent, en raccourci, de plus d’une vingtaine de villages perdus de Catalogne.

Généralement ces absides sont conçues suivant un schéma symbolique reproduit pratiquement dans toutes les chapelles. Un Christ Pantocrator, nimbé en mandorle dans la partie supérieure. Des anges l’entourent fréquemment. Et dans la partie inférieure, des saints, des personnages sacrés, ou la Vierge elle-même, comme à Tahüll, faisant cortège dans un alignement en bandeau se déployant sur tout l’arc de cercle de l’abside.

Des traces de peintures écaillées, des manques dus à la destruction naturelle des siècles, laissent simplement deviner avec émotion les compositions initiales.

Le plus monumental voisine aussi avec des pièces éparses, des sculptures de pierres de Ripoll dont un groupe de chapiteaux en marbre et une collection d’émaux pour la plupart produits à Limoges.

Il me vient un souvenir des années de mes premiers voyages au travers de la France, lorsque dans un village perdu, en pleine Auvergne, le petit curé du lieu voulut me montrer le plus précieux de ses trésors et présentât dans la paume de sa main une petite chasse en émaux champlevés. Ses yeux pétillaient de bonheur en montrant l’objet insolite dont je n’avais encore pas trop conscience de la valeur. Pour une raison qui m’échappe, il dut s’absenter quelques instants et me laissa seul dans le presbytère. Le temps suffisant qu’il aurait fallu à un indélicat de s’en aller avec le trésor au nez et à la barbe du petit bonhomme. J’y pense en souriant avec tendresse à chaque fois qu’apparaît un Limoges en émail.

Plus d’une heure rien que pour la partie romane. A elle seule, elle eut justifié que l’on gravisse les pentes de Montjuich.

Quand il fut temps de poursuivre vers le Gothique et la Renaissance, la sensibilité avait un peu rendu l’âme. Je note tout de même une belle série d’âpres peintures de Bermejo, de sculptures en bois, d’autres en pierres, soupçonnant certaines d’avoir voulu prendre, sans succès, la pose de l’Ange au Sourire de Reims…

C’est en passant devant les Greco que mes fatigues et ma sensibilité émoussée disparurent. J’avais là, Pierre et Paul dans ce fameux double portrait, que je croyais peut-être au Prado ou ailleurs, qui me faisait face. Que ce portrait résumait à lui seul la naissance future des destinées du christianisme. D’un côté le terrible théologien, de l’autre le gardien des dogmes au travers des siècles qui viendront. Un des chefs d’œuvre de Greco sans décorum. Un simple fond gris et bleu, presque maladroit, mais toute l’exubérance des drapés de rouge de vert et de brun dans des plis sophistiqués, et des mains démesurément longues et expressives. Les clés dans la main de l’un, l’épée, qui rappelait le passé de Paul, de l’autre. J’avais encore la force de voir le Portement de Croix en complément.

C’est sous une grande coupole, qui pourrait bien être celle qu’on aperçoit de loin en arrivant ici, que nous prenons un verre. Il y fait frais. C’est un immense espace voûté, qui n’est pas sans faire penser au dôme de l’Académie de Rome qu’aimait tant Stendhal, composé d’alvéoles et de nervures, avec un orgue circulaire épousant une partie du cercle à sa base. Il est bientôt quinze heures.

C’est à peine plus loin, toujours entre une forêt de pins et un décor proche de la Rome antique, qu’on débouche sur le Poble Espanyol. L’idée de ce village espagnol est de saisir en un espace réduit, enserré entre de fausses fortifications, ce que pourrait être un village d’Espagne en raccourci. Des bribes d’architectures, de même que des reproductions de façades de palais ou de clochers d’églises bien connus se côtoient dans un enchevêtrement fictif mais donnant l’illusion du vrai.

Je n’ai pas reconnu la plupart des éléments épars qui constituaient l’assemblage composite des rues ou des placettes censées être reconnues ou s’identifiant à un original. Mais qu’importe, l’Espagne ne m’a pas encore révélée toutes les facettes de ses secrets de villages et les charmes les plus intimes de son patrimoine.

L’observation la plus fréquente, lorsque nous avons affaire à un monument touristique ou un paysage digne d’être éternisé, est le nombre de ces nouvelles poseuses qui ne cessent, mues comme par un instinct professionnel qui aurait pu s’avérer tout à fait performant, de se tortiller avec gourmandise autour d’elles-mêmes. Avec chapeaux et lunettes solaires, avec vêtements préparés avec préméditation ou non. Ce phénomène, je l’avais remarqué avec les asiatiques déferlant sur les villages d’Autriche il y a quelques années. Confirmé, qui plus est, à Milan. On aurait pu croire qu’elles avaient investi un studio de photographes professionnels où se trouvaient en fond artificiel les éléments d’un lac, le clocher et les balcons fleuris d’un village faisant plus vrai que vrai.

C’est un phénomène relativement récent relevant de deux causes principales : le développement des réseaux sociaux, où chacun peut se mettre en scène jusqu’au délire, et la disparition du développement photographique relevant d’un laboratoire traitant les travaux à l’aveugle. La gratuité permettant aujourd’hui de se hasarder dans des débauches de clichés réalisés les yeux fermés. D’autant qu’aujourd’hui les prises de vue peuvent non seulement se corriger, et faire d’un cliché banal une réussite que certains détournent avec imagination, mais convertir aussi une couleur un peu blafarde en un noir et blanc des plus convaincants.

C’est ainsi que je dus attendre, pour photographier la perspective d’une « ruelle de Cordoue », que l’un de ces phénomènes en finisse de pivoter sur la meilleure pose de bras autour d’elle-même après avoir vérifié, en un second temps, si la coiffure ne nécessitait pas une prise supplémentaire. Investissant le lieu aussi longtemps que le ferait un modèle sur des lieux de travail.

Un panneau intempestif attirant le regard nous conduisit tout d’abord à une galerie d’art contemporain. On y exposait « les Demoiselles d’Avignon » !! L’aguiche publicitaire un peu épaisse. Les demoiselles en question étaient devenues de discrets faunes avec fines moustaches et barbichettes en pointe. L’original, vu distraitement, et de loin, aurait pu passer pour le vrai. Quelques jolis Clavé, quelques dessins de Dali et après deux pirouettes, nous voici rendu dans ces fausses ruelles aux volets bleus et aux fameux pots de fleurs suspendus que nous avions réellement traversées il y a trois ans dans le vieux Cordoue. Il ne nous restait plus qu’à en sourire.

Seul, au sommet d’un promontoire, la réplique d’un monastère roman à peu près conforme aux éléments architecturaux d’un original et aux éléments ayant la patine du temps. Je me risque à pénétrer. Bien sûr, l’abside est une réalisation assez maladroite de ces fameuses merveilles que nous venions de quitter au Musée catalan, puis à ma grande stupéfaction, dans une absidiole plongée dans l’ombre, je me suis trouvé nez à nez avec un moine immobile assis à une table, à la tonsure et à la bure impeccables, tenant une plume au-dessus d’un parchemin.  Je mis tout de même quelques fractions de seconde pour m’apercevoir qu’on ne pouvait mieux répliquer…

Et compris aussi l’existence d’un beau second degré assez bien réussi de ce Poble Espanyol.

Puis c’est la fin de Montjuich. En se retournant, depuis la Plaça d’España, on voit graduellement la perspective du dôme du musée catalan, tout là-haut coiffé de sa fière coupole, les colonnes du théâtre grec, et les escaliers en dégradés de part et d’autre de la large place. Devant nous, les deux tours pointues qui rappellent le clocher de la Place Saint Marc de Venise. En face, les anciennes arènes aux accents mauresques, coiffées d’un toit couvrant, devenues un centre commercial. Les lois sur l’interdiction des mises à mort et les course de taureaux conditionnelles n’auront pas fait que des perdants.

Des jeunes filles en quantité innombrables attendent comme pour les évènements qui font briller les yeux bien à l’avance, en une queue interminable, le moment d’obtenir leur billet pour une quelconque soirée de méga sono. Aucune n’est capable de nous indiquer le « Corts des Catalans », à deux pas de là. Celui-ci est interminable. On a l’impression de traverser un cœur de la ville qui n’aurait pas de fin.

Depuis ce matin, nous n’avons compté les pas, les dérives délicieuses qui nous firent traverser une bonne partie de Barcelone à pied. Nous sacrifions au chardonnay de l’après-midi. Et comme chaque fois, il est décevant. Puis c’est la douche bienfaisante après une journée de vingt kilomètres.

Vers les vingt heures, du côté de la Diagonale, le quartier est en chantier comme une grande partie de la ville. Nous avons du mal à trouver « La Fonda Paesa ». Un restaurant colombien que Cécilia avait repéré sur le net. Paesa c’est l’appellation des colombiens de la région du café, ceux dont on dit dans les pays hispanophones qu’ils ont l’accent le plus envié du monde hispanique. Mais la Colombie est le pays de Garcia Marquez, le conteur surréaliste jusqu’à l’hallucination. Et la vérité colombienne vaut bien tous les contes africains. Ce qui ne les rend que plus inaccessibles et plus encore adorables. Toujours est-il que ce soir on y mange les platanos cuits à la perfection et les empanados fait comme ma belle-mère.

Comme une belle surprise n’arrive jamais seule, en parlant avec le serveur qui pourrait avoir l’âge de notre fille, on apprend qu’il aurait travaillé à « Los Alamos », un quartier de Pereira, la ville où vivait la famille de Cécilia. A la « Meson Español » où on fait la meilleure des paëllas, et où parfois on y voit des vaches venir brouter l’herbe presque jusque sur vos pieds. L’histoire ne peut être un conte, même si tout pourrait le laisser penser, si le garçon en question ne nous apprenait qu’il avait travaillé aussi dans la boulangerie qui jouxtait, à quelques pas, la villa de ma belle-famille. La vérité est qu’on arrive à rencontrer des paesas, voisins de paliers, huit mille kilomètres plus loin aujourd’hui.

 

Jeudi 13 Juillet

 

Cinq heures cinquante-cinq au cadran lumineux. Je ne sais pourquoi, l’association de ces chiffres me fait penser aux 555 numéros du catalogue Kirkpatrick des œuvres complètes de clavier de Scarlatti. Peut-être suis-je encore dans une léthargie mystique et numérologique nocturne bien trouble.

Barcelone est une ville labyrinthe pour celui qui l’aborde à pied avec son seul plan. Des artères rejoignent d’autres artères, plus ou moins de même dimensions, ce qui ne facilite pas le repérage visuel dans l’orientation des parcours. Ce matin, c’est la Carrer d’Arago qu’il s’agit de remonter loin vers l’Est, rectiligne et bordée comme toutes les autres par des rangées d’arbres dont on perçoit plus ou moins l’âge en fonction de leur maigreur ou de l’abondance et la plénitude de leur épanouissement. Leur propension à donner l’ombre.

Pour ne pas simplifier les choses, la ville est encore éventrée de travaux à la hauteur de la Diagonale et d’Arago. C’est juste après le croisement avec la Carrer de Sardenya qu’on aperçoit sur la gauche, fugitivement encore, les flèches et une partie des tours. Puis soudain, sur le flanc de la Plaça de la Sagrada Familia, apparaît le monstre de pierre. La qualification paraît abrupte, mais la première impression est celle d’une incongruité, quelque chose qui se doit d’être montrée au sens étymologique. Une anomalie en somme.

« Il devrait être impossible de trouver, dans l’histoire de l’art, quelque chose de comparable à la construction de cette église. Si, en général, à propos d’artiste, il est possible de voir dans un ouvrage le couronnement de leur œuvre, dans le cas de Gaudi, cela est impossible. Son ouvrage principal est l’ouvrage de sa vie ».

Tout le flanc Est baigne dans la lumière. La pierre est à cet endroit d’un blond qui vire parfois au gris, suivant les âges des différents chantiers. Nous l’avons abordé par la façade de la Crucifixion. La plus violente et semble-t-il, celle qui s’accorde le plus à son manque d’unité. La partie centrale, au bas de l’édifice, correspondant au porche, est démesurément large par rapport aux proportions d’une cathédrale gothique dont elle reprend l’esprit. On voit ici comme les coutures visibles d’un chantier qui est étranger à d’autres qui ont précédé. Le béton transpire de sa présence matérielle alors qu’on devrait ne voir à cet endroit de la symbolique, que l’élévation immatérielle vers le sommet des tours. En un seul et même élan. Entre les deux, un Christ sous dimensionné, torturé et presque invisible si on ne le cherchait, dans l’ombre de l’auvent que forme le porche.

La Place, suffisamment large, boisée, permet d’avoir un minimum de recul. Depuis l’extrémité du petit parc, loin de la foule, on a une vue d’ensemble assez conforme de l’œuvre dans sa verticalité. Et si l’on peut dire d’une œuvre d’architecture que l’ensemble est supérieure à la partie, c’est bien à la Sagrada Familia.

On ne peut, d’autre part, juger un tel ouvrage qui paraît dépasser les forces d’un seul concepteur, suivant les critères où l’on juge le roman, le gothique ou n’importe quelle autre type d’architecture. Le véritable problème qui se pose, n’est pas la réalisation fonctionnelle d’un ouvrage civil d’art monstrueusement gigantesque. On sait qu’avec le XX° et XXI° siècle, des architectures de Franck Ghery ou de Jean Nouvel ont dépassé les limites du ciel et plusieurs fois même. Que des dizaine d’architectes ont construit des Babel surgissant des sables à Dubaï, Singapour ou ailleurs, sans rencontrer d’opposition à leur conception d’origine.

Gaudi s’est heurté à une conception morte. A une conception du sacré qui plonge ses sources vives dans le passé qu’il n’aura su refaire vivre dans ses fibres. Du moins, si un tel gigantisme attestant de la foi chrétienne à l’époque de sa conception était légitime, elle en restera symboliquement, par son inachèvement même, l’ultime témoignage dans sa dimension collective et son témoignage universel.  

Il a été écrit un ouvrage de Patrick Sbalchiero, » Gaudi Architecte de Dieu » qui voudrait montrer en Gaudi une sorte de mystique de l’architecture, un saint contemporain, un canonisé de l’architecture religieuse. J’en doute fort. Je crois aussi à la force et à l’évidence des symboles : ce qui a été réussi aux temps de la vigueur de la foi collective au Moyen Age a disparu au XX° siècle. Les forces d’un seul homme, fut-il ce saint concevant l’œuvre de sa vie, n’auront suffi. Elle l’a dépassé et n’en a rendu que le doute et le manque de sérénité dans lesquels une certaine perplexité préside devant ce qui reste malgré tout un monstrueux chef d’œuvre, et un témoignage poignant d’inachèvement parce que justement notre civilisation s’achève sur un point d’interrogation. Restent les grues. On s’y habitue.

La montée de la carrer de Sardenya est rude et progressive. Un nouveau petit calvaire comme tout ce qui entoure la cuvette de Barcelone.

Depuis la place de l’église jusqu’au Nord, vers le Parc Güell, elle est rectiligne durant un long moment. Coupée par la carrer de Majorca, puis celle de Rossello, de Sant Antoni Maria Claret et quelques autres. Ensuite, on rencontre un quartier composé de ruelles perpendiculaires, plus courtes, moins larges, certaines finissant en cul-de-sac. Les maisons se font souvent plus basses. A partir de la Travessera de Dalt, on commence à voir de plus en plus de petits sacs à dos, des groupes de jeunes blonds et blondes, des enfants qui suivent. On sent bien que nous sommes sur la voie du Parc.

Nous sommes maintenant dans un quartier de maisons basses. On sent que devant nous, à quelques hauteurs plus loin, un grand poumon respire depuis lequel la ville s’étale. Et puis soudain, comme lorsqu’après de longs moments de circulation tranquille sur les route, se présente un bouchon inattendu, une calamité qui mène à d’autres longs moments d’impatience. Le guichet d’entrée sur la fin de notre trajet ascendant est saturé de visiteurs qui attendent fébrilement. D’autres passent avec bonheur le portail d’entrée, s’engouffrent et disparaissent à notre vue. Nous parvenons tout de même à parler à une préposée au guichet d’entrée, tout en respectant la file des impatients et des visages fatigués. Tout cet engorgement est dû au fait que certains ont réservé leur entrée par agence ou par internet et que des billets ne sont délivrés sur place qu’après avoir encore escaladé une bonne centaine de marches sur la colline. Pour une visite ultérieure (!), les entrées étant limitées chaque demi-heure…

Nous voilà quitte pour revenir une autre fois. Ce sera pour quinze heures trente, demain…

La redescente de cette longue colline se fait par la carrer Escorial jusqu’à une minuscule terrasse à l’ombre afin de faire une pause à mi-chemin de la Sagrada Familia. La soif est grande. Les américaines voyagent souvent entre elles, entre filles, et il n’est pas rare que les tables voisines ne soient occupées par d’intempestives exclamations de jeunes filles tout à leur aise et souvent dans des postures sans gêne aucune. Elles sont chez elles où que ce soit.  

Puis c’est le quartier polonais. Du moins nous l’avons baptisé ainsi après avoir aperçu deux ou trois commerces successifs aux devantures discrètes de produits exotiques de pays de l’Est.

Barcelone est traversée de gros nuages sur d’énormes trouées de soleil. La Sagrada Familia est maintenant un peu mieux exposée côté Crucifixion, la pierre prend des reliefs plus dramatiques et des teintes d’ocre pain d’épice. Ses tours semblent criblées à intervalles réguliers jusqu’aux capuchons de couleurs à peine perceptibles tout là-haut. Je me demande comment des grues si minces peuvent tenir sans danger à de telles hauteurs, bien au-dessus de tout autre édifice dans la ville. Elles font maintenant partie intégrante du tableau environnant.

C’est plus vers l’Est encore que se dresse l’autre énormité architecturale, le gros obus aperçu depuis Güell, mais aussi depuis les hauteurs de Montjuich. Croisant en chemin une autre ancienne arène aux allures de monument mauresque, comme le sont souvent les enceintes de la taureaumachie, reconnaissable aux arcs outrepassés aux fenêtres et à chaque entrée.

Le Corts Catalanes mène jusqu’à ce qu’on nomme la Place des Gloires catalanes, qui s’avère être, depuis bien avant d’y parvenir, un vaste chantier bouleversant le paysage qu’on aurait pu imaginer à cet endroit majestueux et quelque peu solennel. C’est à cette hauteur que se dresse le fameux obus, la Torre Glories ou Torre Agbar au bout d’une allée bordée d’arbres et d’un bassin d’eau sombre. Cet édifice crée par Jean Nouvel fait partie de ces réalisations contemporaines qui renouvellent le visage des grandes capitales comme le cornichon de Londres ou l’Arche de le Défense (déjà bien ancienne) de Paris. La particularité de cet ouvrage est l’illusion de couleurs changeantes, presqu’évolutives sur les surfaces de verre à mesure que le soleil tourne. Des dominantes bleues et rouges alternent en scintillance sur les surfaces magnifiquement lisses qu’aucune force, aucun antagonisme ne contrarie la parfaite géométrie oblongue de ce type de cathédrale contemporaine.

Je ne sais pas même ce qu’abrite cet étrange ovni.

A quelques pas de là, le marché aux puces, le Encant vells, a fait place à des travaux titanesques de masses de verre, d’acier, préfigurant une mutation innovante dans cet espace encore nu, au dessin des parois de verre reflétant la vie grouillante alentour et rivalisant déjà avec la tour, dans toujours plus de modernité.

La lumière qui commence à décliner est remarquable. Le vent a augmenté l’acuité que nous avons des reliefs et des couleurs de la ville. Nous n’hésitons plus à prendre le bus et à nous enhardir dans nos changements de cap. On aborde enfin ces fameuses Rambla qu’on a soigneusement évitées depuis deux jours. Elles portent des noms différents suivant qu’on se trouve près de la Plaça de Catalunya, ou à hauteur de la Cathédrale ou plus au sud encore, mais elles restent toujours un large couloir abondamment fréquenté aux terrasses saturés à toute heure et sujet à des flots incessants de flâneurs.

C’est vers la droite de ces Rambla, celles des Caputxins, qu’est indiqué le Monastère de Sant Pau del Camp, s’enfonçant dans l’une de ces échappées étroites et piétonnes dès qu’on sort des grands axes. Mais ce n’est certainement pas dans cette rue étroite que je m’attendais à voir une entrée du Teatre del Liceu. Une façade de verre lisse et sombre, avec un bandeau simple indiquant le nom du lieu et un cercle rouge frappé d’un L majuscule. Je crois qu’en fait cela correspondait plutôt à la sortie des artistes…

La Carrer San Pau continue, et à mesure qu’on y pénètre, les odeurs d’Afrique, les commerces de fortunes et la vétusté des immeubles s’affichent dans des incessants va et vient insolites d’enfants et d’adolescents dans un tourbillon de précarité joyeuse et débraillée. Un coiffeur à l’entrée du salon actionnant ses ciseaux dans une conversation effrénée ou une cliente, les bigoudis de mise en pli sur la tête, curieuse des choses de la rue. Une Barcelone un peu en marge à deux pas des Rambla.

C’est paradoxalement dans ce quartier qu’apparaît ce qui demeure la seule véritable église du XI° siècle encore existante dans cette ville si grande. On l’aperçoit de loin. Seul le clocher baigne dans une lumière chaude et bientôt crépusculaire, le corps de l’édifice, étant déjà dans l’ombre. De proportion parfaite, au chevet classique et au clocher parallélépipédique, à la pierre grise en harmonie avec les cyprès qui l’encadrent, et l’entrée dépouillée de tout motif décoratif. Une belle architecture clunisienne qu’on aurait imaginée dans une plaine ouverte à la solitude et aux quatre vents. Mais peut-être était-ce dans un désert rural qu’elle vit le jour.

Il est déjà tard. Le préposé aux visites, ou tout simplement le curé du lieu nous fait signe que l’église est rendue au silence jusqu’à demain. Il nous aura suffi de la voir dans son aspect extérieur comme un îlot insolite dans un environnement assez improbable. La beauté prend racine où bon lui semble.

L’étonnante église Sant Agusti sur le chemin de traverse menant au Rambla est fermée également. Les palmiers et les arcatures aveugles qui rythment ses flancs lui donnent un aspect austère et un charme qu’avive la clarté d’un soir qui descend.

Le marché de La Boqueria est le plus célèbre et le plus vaste du cœur de la ville, en plein Rambla à hauteur de la cathédrale, sur l’autre rive. Son architecture de fer en impose et sous ses charpentes métalliques, les étals et les petits bistros sont très animés.

Sur les clichés qui nous restent, Cécilia est encore souriante et semble épanouie devant les étalages de confiseries.

C’est en allant payer au comptoir le petit vin blanc dégusté sur la table de bois, comme on en trouve dans les marchés où l’on prend le jus sur le pouce, qu’on s’aperçut que son portable n’y était plus. Plus du tout. J’ai eu beau appeler depuis le mien, être attentif à la moindre sonnerie qui émanerait d’une table voisine, ce fut le silence définitif.

C’est au Mistinguett au coin de la carrer de Lluria qu’on mange sans grand entrain la paëlla à l’encre de seiche, noire et amère.

C’est Ferran Adrià, le spécialiste de la cuisine moléculaire, qui avait présenté un jour une paëlla noire et sombre lors d’une émission sur la gastronomie espagnole. Il avait décliné les secrets d’une paëlla de pêcheur catalane, simple comme celle qu’il tenait de sa grand-mère.

 

Vendredi 14 Juillet

 

Le ciel est dégagé, terriblement bleu et sans mélange ce matin. Sera-ce suffisant aujourd’hui ?

La perte d’un portable est plus que la perte d’un objet usuel quelconque. C’est une véritable mémoire portative de tout ce qu’on a progressivement transféré de données professionnelles et personnelles. Cécilia a perdu en un instant tout ce qu’il contenait. Avec le dernier portrait de sa mère.

C’est la Casa Mila, la Pedrera, que nous visitons dès l’ouverture de neuf heures trente. C’est la seconde création, par ordre d’importance, des maisons de génie de Gaudi. Presqu’en face de la maison Battlò sur le Passeig de Gracià. Sa façade à balcons torsadés et ses courbes de bétons lisses en bordure de boulevard se fondent dans l’environnement des arbres et s’intègrent à l’idée de l’habitat en milieu naturel.

L’intérieur est étrange. On sent qu’on a voulu créer une atmosphère mystérieuse, insolite et quelque peu envoûtante. Des musiques aux accents prolongés et aux fréquences graves s’étirent comme si le navire sur lequel on était embarqué voguait en eaux troubles. Des charpentes de bois comme des coques de bateaux inversées forment de longs couloirs. Des statues allongées d’allure faussement asiatiques ajoutent à l’exotisme des lieux. Mais le véritable chef d’œuvre, c’est la terrasse, le toit, au sixième niveau de l’édifice.

Je m’en suis douté dès l’ouverture de l’escalier en colimaçon. Cette oppression qui ne manque jamais de me saisir comme devant les tours de City Life à Milan, ou jadis sur les tours de Notre-Dame de Paris, ou ailleurs, chaque fois que je me laisse, bien malgré moi, piéger par ce phénomène d’apesanteur pathologique.

Dès l’ouverture de la porte donnant sur les terrasses de la Pedrera j’ai su que je n’irais pas au bout du chemin. De plus, cette terrasse présente des déclivités, des couloirs étroits à même le ciel, montant et descendant, qu’on doit traverser comme on le ferait entre deux précipices en milieu hostile. C’est donc Cécilia, par une ironie du sort qui se chargera avec mon appareil de prendre les clichés de ce fantastique lieu où Gaudi a peut-être inscrit une des plus belles pages de son génie. Je l’attendrai, blotti, immobile, sous une sorte d’auvent, avant qu’on vienne me récupérer pour la sortie de ces enfers.

Car le terme infernal n’est pas tout à fait anodin s’agissant des étranges sculptures sur ces terrasses. L’imagination de Gaudi n’a jamais nécessité d’explication rationnelle. L’œuvre de pierre, de verre, ou les structures même de ses architectures, comme toute poésie, n’impliquent pas forcément une rationalité pour en saisir la beauté étrange. La vue des clichés magnifiques que Cécilia a su tirer de ce parcours que je n’aurai pas accompli, montre des cheminées géantes marquetées de céramiques. Contrairement à la maison Battlò, l’artiste reste dans des tonalités claires en camaïeu, à l’exclusion des violents assemblages de couleurs vives. Par contre, les terribles sculptures qui accompagnent ces cheminées montrent des rangées de personnages mi abstrait mi symbolique, stylisés avec une extrême virtuosité, de guerriers cuirassés à la manière de quelque légendaire héros d’Atlantide ou issus du Fritz Lang des Nibelungen ou de Métropolis.

Il est étonnant que ces créations virent le jour en un temps où l’Art Nouveau se plaisait plus dans le pur décoratif, floral et stylisé, que dans les profondeurs d’un continent englouti. Mais l’identité chronologique d’avec les œuvres de Lang montre une parenté qui confirme la singularité de leurs génies.

Le tout, sous le ciel de ce matin merveilleusement bleu.

Peu après la Plaça de Catalunya, sur le Portal de l’Angel, se trouve le magasin Samsung. Cela prendra plus d’une heure pour choisir le nouvel appareil, encore un Galaxy 23, amélioré pour toute consolation, et faire les démarches nécessaires de sa mise en bon ordre de marche.

Si on n’avait pas vu le Teatre del Liceu hier au soir, c’est qu’on ne l’avait pas cherché. On s’est contenté de ce qui devait être la sortie par la rue de Sant Pau.

Par la petite traverse de Montsiò on débouche sur le Palau de la Musicà Catalana. Autant dire que la déception est grande. La façade est entièrement recouverte de bâches et d’échafaudages. On ne perçoit, une fois le nez dessus, que les magnifiques piliers de l’entrée, tout en mosaïques de couleurs vives.

Je laisse parler le petit guide d’informations :

« Le Palau… a été construit en 1905 et 1908 par l’architecte Art Nouveau Lluis Domènech i Montaner en tant que siège du chœur Orféo Catala, grâce à un financement provenant d’une souscription populaire. Le monument se trouve dans le quartier de San Père, l’un des plus prisé de Barcelone. Joyau architectural de l’Art Nouveau catalan, il s’agit de la seule salle de concert inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO (1997) ainsi qu’un haut lieu de la vie culturelle et sociale du pays. Le Palau fait partie d’un patrimoine symbolique et sentimental de tout un peuple qui s’identifie à son histoire. Aujourd’hui le Palau accueille chaque année plus de six cent concerts pour un total de 670 000 spectateurs, y compris les visites guidées ».

Dès les premières marches menant à l’étage et à la perspective générale de la salle de concert, c’est un enchantement de cristal qui saisit le visiteur. Par la douceur des éclairages aux plafonds de céramiques, aux cristaux des lustres et à la conception même de la salle aux rangées de fauteuils disposées face à la scène, et aux loges aux niveaux supérieurs, à peine séparées les unes des autres.

Le bonbon entier est dans une luminosité exceptionnelle quel que soit l’emplacement du spectateur.

Le Palais est une boîte de verre à l’intérieur de laquelle la lumière naturelle crée un effet magique. La projection des couleurs est intensifiée par la lumière naturelle et les vitraux latéraux. Le plafonnier, également en vitrail, symbolise le soleil qui éclaire le monde. Avec de chaque côté le visage de quarante chanteuses, il affirme le caractère central de la musique chorale par une profusion de couleurs qui tombent sous la forme d’une gigantesque goutte de lumière au-dessus des spectateurs.

Le Palau possède plus de deux mille roses sculptées qui sont présentes partout. Il porte aussi le nom de jardin de pierre.

Malheureusement, ce qui me paraissait le plus catalan au point d’avoir servi récurremment de stéréotypes à ce qui touche à l’art et à la séduction touristique d’ici, c’est la Salle Lluis Millet, qui donne sur le grand balcon en travaux, avec la perspective sur ses enfilades de colonnes aux mosaïques, et aux motifs végétaux et géométriques.

Les gens d’ici défient les photographes de trouver un angle suffisant pour englober la façade du Palau. En ces temps de travaux, on s’est contenté de prendre une carte postale au tabac du coin.

C’est tout de suite dans la ruelle qui continue le Palais que se trouve la Taverna Gotic, aux tables en bois, aux éclairages indirects. Probablement un endroit qu’on aurait fréquenté s’il n’avait été si loin de nos bases. Le serveur est intarissable et le vin est excellent. Cécilia commence à retrouver un vrai sourire.

Sur la Plaça de Catalunya nous prenons le bus 24 pour l’interminable remontée du Passeig de Gracià. Le trajet est si long encore qu’on mesure la folie d’avoir tenté hier la montée à pied vers le Parc Güell. C’est par un chemin bien différent maintenant que le bus traverse la ville. La montée est passionnante et d’une certaine manière s’assimile à un voyage en lui-même. On voit monter les gens, on s’habitue à eux tant le trajet est long, puis certains descendent, esquissant parfois presque un signe de solidarité, un sourire pour les étrangers que nous sommes, remplacés par d’autres, comme on voit les nuances des quartiers changer du tout au tout. Barcelone est une ville d’immeubles. Les maisons individuelles sont souvent et très certainement bien cachées. On pourrait reconnaître certains quartiers aux dominantes de couleurs des ensembles d’habitations. Dans chaque ville traversée je me pose souvent la question de savoir si dans tel ou tel quartier je pourrais me sentir un de ces habitants, si j’aimerais à revenir par le numéro 24, dans telle rue, devant tel immeuble et y habiter. Une manière sincère de savoir si la ville ou certaines parties de ces villes me plaisent. Jusqu’à imaginer y vivre.

Après la Plaça Lesseps, nous traversons des lieux arborés alternant avec des immeubles qui, bien que déjà très loin, peuvent directement voir la mer depuis les étages élevés.

Et enfin nous parvenons, après des détours bien au-delà du chemin direct, par le Nord, au Parc Güell. C’est le terminus du 24 d’où l’on voit effectivement la mer, bleue d’encre comme la teinte qu’elle peut avoir au grand large. L’entrée est plutôt paisible et n’a rien de la foire d’empoigne qu’on a dû supporter par l’entrée d’hier. On ne demande pas même les billets réservés !

Puis tout de suite, suivant l’allée bordée d’arbres, nous passons devant la demeure de Gaudi, aux teintes vives de rose orangé avec son toit pointu et un jardin qui se perd parmi les hectares des autres parties forestières. Et c’est le débouché sur le plateau large et dégagé de tout ce qui pourrait faire obstacle à la vue sur la ville. C’est le belvédère aux bancs de céramique. Les couleurs de ces sièges aux faïences portent évidemment l’empreinte que Gaudi a laissée sur toute chose dans Barcelone. Ce sont ici des bancs aux dossiers ondulants, liés les uns aux autres, marquetés de teintes vives où s’empressent le public nombreux, chacun y allant de ses portraits devant la perspective infinie sur le parc en contrebas, et la ville se perdant en dégradé jusqu’à la mer. C’est le point d’orgue du Parc.  Depuis cette terrasse, on peut voir comme depuis un balcon, l’entrée principale du bas, avec ses deux maisonnettes aux toits de faïences et la foule grondante, du moins peut-on l’imaginer. Le lieu est idyllique, les perspective et les angles pris par la ceinture de céramique sont d’une variété infinie et porte la griffe immédiate que l’artiste a posé sur la ville.

Nous restons là longtemps, comme en un lieu conquis de haute lutte, à contempler les divers points de vue sur l’horizon, y intégrant les perspectives avec les bancs de céramiques, les barres d’immeubles, la Sagrada maintenant minuscule d’où nous sommes, mais démesurément plus haute que tout autre édifice, contrepointée à distance par l’obus rouge et bleu, et plus loin encore, l’hôtel en bordure de la mer, le W.

Au-dessous, l’hypostyle néo grec supporte de ses quatre-vingt-six colonnes et ses cercles de mosaïques au plafond, le balcon sur lequel nous avions la vue d’ensemble sur la ville. Des colonnades de pierres comme autant de galets et de minéraux agrégés forment un cercle autour, et en bordure, de la maison de l’artiste. Redescendant par un escalier à double volet, la perle des céramiques, du moins on peut la qualifier ainsi au nombre de visiteurs agglutinés autour avec force, la salamandre à gueule de dragon (!) devenue aussi emblématique que la Sagrada Familia dans les magasins de souvenirs. Elle n’est pas belle à voir, mais sa position à mi-chemin de l’entrée et du début de l’hypostyle en font la coqueluche inévitable de l’endroit.

C’est par le même terminal de bus qu’on s’apprête à reprendre le chemin vers la ville, lorsque je vois surgir de nulle part un bus indiquant la barceloneta. Il ne m’a pas fallu plus d’un instant pour décider qu’il nous fallait le prendre. La destination du bord de mer, directement !

Nous passerions ainsi du sommet d’une des collines de Barcelone, sans complications jusqu’au quartier qui borde les plages et ce fameux W qui paraît toiser de toute sa taille le littoral de la ville.

C’est le même enchantement que de voir encore, par un parcours différent, défiler les divers quartiers, ce qu’on peut imaginer de leur caractère, suivant qu’on y voit, ici une fontaine, là un fronton de théâtre, un ensemble de maisons cossues ou au contraire des ensembles décatis mais non dénués de poésie. L’imagination, dans les cas où se précipitent en accéléré les lieux et les choses, travaille aussi à vitesse accélérée. L’itinéraire traverse des lieux qu’on aurait eu du mal à envisager à pied ne nous doutant pas que ce genre d’improvisation tient lieu de découverte d’une magie inattendue. Ainsi passent sous nos yeux des jardins, des balcons fleuris, des places, et même un arc de triomphe et quantités de monuments qu’on ne saurait nommer. Le 15 (le 19 ?) nous débarque enfin à un terminus qui sent plus déjà l’air marin. Des grues hautes et des docks alternant avec des entrepôts ici et là. Puis de l’autre côté des chantiers, triomphant dans le bleu le plus bleu qui se puisse enregistrer de mémoire de rétine, le bleu de l’aile dorsale de requin sur ciel d’azur du W.

C’est sur une esplanade largement dégagée, aux rangées de palmiers décoiffés par un vent vif que se dresse l’architecture tout en verre et sans nuance de couleur, comme affichant le règne et le royaume de Neptune, l’hôtel aux pieds dans l’eau.

C’est le triomphe de la géométrie. Tout en verticalité, courbes. Vue à une certaine distance de l’esplanade, l’aile bleue se profile comme une lame finement élaborée épousant la dimension du ciel avec la sérénité que dégagent les édifices contemporains dénués de tout complexes, osant défier le ciel, ses symboles, comme le neuf prend naturellement la place de l’ancien. Et il est remarquable, qu’à distance, depuis Güell ou la colline de Montjuich, on ait toujours eu cette vision de l’architecture dominante de la Sagrada Familia et sur le même plan horizontal, comme lui donnant la réplique, comme un défi dans la perspective de nouvelles Babel, l’obus de Jean Nouvel, et plus loin encore, l’aile tranchante du W de bord de mer.

Derrière l’édifice, la plage et la mer d’encre, du plus foncé qu’y puisent les jours de vent. Puis la succession des plages jusque loin, longeant les vieux quartiers de Barceloneta qu’on aperçoit dans les brumes de chaleur.

Nous prenons quelques tapas à l’abri d’une terrasse et de ses quelques palmiers. La serveuse discrète et douce, vient du Nord de l’Inde, ce qui me mène à lui parler de quelques vieux souvenirs.

C’est au resto « Joséphine » que l’on dîne suivant le conseil du serveur de la Taverna Gotic. Le meilleur d’après lui dans le quartier de notre hôtel. Je me rends compte que les barcelonais ne sont guère curieux et ne quittent jamais le périmètre de leurs activités habituelles comme on creuse obstinément son trou, sans se soucier de ce qui pourrait surgir au coin de la rue. La serveuse, loin d’être surprise qu’on ait vanté son établissement, avoue ne jamais être allé du côté du Palau de la Musica et ignore tout des tavernes au-delà de celles qui se trouvent sur son parcours de tous les jours. Il en est ainsi de ceux à qui on a pu demander notre chemin. Dès qu’il s’agissait d’indiquer une destination s’éloignant d’un certain périmètre, le barcelonais semble confus et avoue que la ville présente tant de distances, tant de surprises…

On y mange donc l’excellente vaca vieja (je n’ai pas trouvé d’explication à la désignation de cette pièce de bœuf) et sympathisons en cours de soirée avec la gérante de l’établissement, une jolie Sara du lac d’Aorta, qui nous donne gentiment l’adresse de la maison familiale.

 

Samedi 15 Juillet

 

La chaleur monte sur les Rambla des Capucins et les mosaïques de pavements géantes de Miró. Après une église à la Vierge noire, rappelant Rocamadour, c’est vers la Sagrada Familia que le bus nous mène pour cette dernière matinée.

Il fallait voir enfin cette façade à la Nativité que nous avions omise, tant la profusion des détails et l’émotion qui s’était dégagée de cette première approche, côté Crucifixion, nous avait le plus naturellement du monde empêcher de penser qu’on pouvait encore y admirer l’autre versant. C’est incontestablement le versant le plus beau. D’autant que l’exposition solaire est moins ingrate en ce début de matinée. Ici, pas de césure, pas de rupture stylistique entre le porche et l’élan de la partie supérieure de la façade hissant ses tours et ses flèches sommitales. L’inspiration gothique, tout en étant évidente, porte ici les meurtrissures de la matière. La pierre a du mal à faire oublier sa pesanteur. On a l’impression que cette Nativité, toute de douceur et de sérénité sous le petit capuchon qui la protège, se hisse en un hiatus, dans la douleur de la pierre qui révèle les moindres saillies de son relief comme une pierre rongée.

Mais ce versant a tout de même plus d’unité que l’autre.

D’autant que le recul, sur la Plaça de Gaudi, permet de voir l’édifice dans toute sa verticalité depuis l’arrière de la petite pièce d’eau qui fait un magnifique écrin au premier plan. On pourrait presque y voir le reflet de la masse de pierre dans l’eau verte. Avec, de part et d’autres, des arbres qui mettent en valeur le mouvement vertical de la façade en l’accompagnant.

C’est aussi le lieu de tous les coudes à coude, de toutes les minauderies jusqu’à l’alanguissement de certaines poseuses contrariant et dévoyant la portée théologique que l’artiste était loin d’imaginer de son vivant.  Mais n’est-ce pas le mal de ce tourisme de masse qui touche aujourd’hui la Cathédrale de Séville, de celui que j’imagine à Chartres, de Notre-Dame de Paris demain ? La moindre chapelle ornée de fresques est aujourd’hui sujette à comptabilité, guichets aux tarifs prohibitif et à réservation comme on le ferait pour un spectacle de son et lumière ou un méga concert d’idoles profanes. Et ce phénomène est ascendant proportionnellement à la déchristianisation qui l’accompagne.

Nous avons renoncé à pénétrer à l’intérieur du vaisseau que j’imagine immense et impressionnant. Les files d’attente sont interminables, on aurait pu y perdre la journée. Une amie m’a dit un jour en entrant à la Sagrada Familia « j’ai eu l’impression que la Foi était descendue sur moi ». Je doute fort que le phénomène eut pu de la sorte descendre pareillement sur moi. Je persiste à croire que ce vaisseau unique dans sa singularité et son énormité arrive au terme du temps civilisationnel dans lequel il a été conçu. Il n’inspire pas la foi, il inspire l’idée qu’on se fait de la foi, ou que l’on se fait de ceux qui l’ont eu il y a longtemps. Peut-être la cause est-elle la surenchère inconsciente de son créateur qui en faisait l’œuvre de sa vie. Et qui sans l’avoir voulu, mimait le mouvement ascendant qui animait autrefois l’érection de ces cathédrales un peu partout en Europe.

D’où peut-être la réflexion de cette amie qui crut voir passer sur elle l’ombre de la foi. L’entreprise de Gaudi n’en demeure pas moins colossale et héroïque.

Je suppose qu’aujourd’hui on quémande des financements pour continuer telle ou telle partie laissée inachevée. Je suppose que les autorités en la matière se battent pour des budgets qui n’en finiront pas de grandir. Est-ce la seule raison d’un inachèvement singulier ?  L’élan qui faisait qu’une cathédrale était érigée à mains nues, si on peut dire, ne prenait parfois pas plus d’un siècle. Les délais sont largement dépassés pour la Sagrada.

Et puis pourquoi, finalement, ne pas en faire aussi un réceptacle pour la foi ?

L’intérieur, je me contenterai de l’imaginer mentalement, par les images que j’ai pu voir, magnifiquement photographiées, mais dont les procédés architecturaux, les réminiscences de l’art médiéval, le composite trop évident de ses diverses parties, de ses chantiers multiples, trahissent le manque d’unité, voire exprime une forme de démesure obsessionnelle et pathétique dans l’absence d’incarnation. D’où l’inachèvement, le refus de devoir boucler la boucle.

La Sagrada Familia continuera d’être une énigme et une singularité d’exception.

C’est aujourd’hui, à elle seule, Barcelone.

… « Barcelone est une ville tranquille durant l’hiver. On peut dire qu’il n’y a qu’en été que la municipalité met en place de grands chantiers. Et c’est pour cette raison que vous voyez tant d’avenues éventrées et d’engins de travaux publics à chaque coin de rue. Nous voulons donner une image dynamique de la ville… »

Il n’y a donc pas que la seule Sagrada Familia à s’être remise à faire grimper ses engins dans le ciel et espérer donner une image de perfection au monde entier.

C’est à pied que nous revenons vers Consell de Cent pour le cadeau d’Hélène. Nous avions découvert le soir de la « Flauta », un magasin assez atypique qui vend des panneaux indicateurs de distance de centaines de villes du monde, parfois même de villages, à partir de Barcelone. L’ingéniosité de la chose est que ces panneaux se présentent sous forme fléchées comme on peut en voir dans certains endroits du monde à la croisée des chemins. C’est le propriétaire du magasin, lui-même grand voyageur, qui eut l’idée de systématiser ces petits panneaux de bois et de graver le nom d’une multitude de lieux de la planète. On apprend ainsi que la distance de Barcelone jusqu’en Colombie est de 8525 km. On trouve même la distance exacte d’où nous sommes jusqu’à Peirera.

C’est sous la protection d’arbres drus, comme on en rencontre souvent dans ces allées traversant de plus larges artères, que nous dégustons les dernières « patatas bravas », au Cheese/Art, sacrifiant bien sûr à l’appellation anglo-saxonne, où l’on mange des plats qui se nomment aussi Douanier Rousseau, Toulouse-Lautrec ou Renoir et où le Rioja est servi très frais. L’intérieur du bistro est jalonné de Naissance de Vénus où l’on voit un magnifique chapelet de vins de Bourgogne s’invitant à la célébration et traversant la toile par le souffle des angelots ou Mona Lisa flanquée de la Sagrada Familia à l’endroit habituel des fameux rochers sombres en arrière-plan.

Le dernier trajet en bus nous mènera durant un long moment jusqu’à la Pla de Palau, vaste esplanade en avant-garde du port. C’est l’envie de plonger à nouveau dans le barrio Gotic. C’est aussi l’heure où les terrasses sont saturées et où l’ombre est rare. La plaça del Born et Santa Maria del Mar sont déjà envahies. On s’engouffre dans un des goulets qui partent de la place et dans l’une de ces tavernes au hasard, autant pour la climatisation que pour le rioja que nous dégustons avant le Musée Picasso.

C’est le Picasso des premières années, celui des périodes bleues et roses. Mais les pièces présentées de ces premières manières sont finalement assez rares. Une salle entière est consacrée au travail obsessionnel sur les Ménines. On y pénètre comme dans le laboratoire de l’évolution progressive. Du tâtonnement des premiers jets à diverses pistes possibles, avec des retours en arrière et comme des regrets d’avoir abandonné certaines déstructurations. La violence des couleurs s’est substituée au travail minutieux de l’ombre et de la lumière, à l’épure extrême des personnages. Du schématique au contorsionné et au frénétique. La sérénité du Velasquez aura donné des cauchemars à Picasso.

On découvre les colombes de Cannes, depuis les fenêtres de l’atelier de la Californie, les couleurs de la Côte d’Azur. Les visiteurs les reconnaissent-ils ?

Barcelone est décidemment une ville-monde, la ville des artères qui se recoupent à l’infini, des immeubles rouges, des taxis jaunes.

La ville de Gaudì, de Miró, et maintenant de Picasso l’andalou. Ces derniers pas dans Gotic, et la Plaça de Born prennent déjà les colorations de l’au-revoir.

 

Je serais attentif au moindre des Préludes de Mompou, à cette langue aride et ses collines qui encerclent la ville.

L’avion est pour vingt heures. C’est la sortida, la fin de ces quelques jours ici.

… dernier regard au hublot lors de la descente. Il est étonnant d’apercevoir à droite les dentelles de Montmirail ou quelque chose comme les Alpilles, droites et blanches comme des orgues sous le ciel, là où on s’attendrait à voir la mer.

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20 Juillet

 

Déjà les publicités pour les Jeux de l’an prochain sont sorties des starting-blocks. On sait que le monde de l’argent a choisi la diversité la plus égalitaire. Pas une image qui échappe à cette gravitation de la fraternité de peau, jusqu’à compter à une image près le nombre des représentants des différentes communautés. Mais tendance banlieue et rap en fonds de commerce. D’une américanisation à la française dont la culture hip-hop sera le toit des Jeux.

L’occasion était belle pourtant de montrer le visage des spécificités françaises, d’une culture qui n’est pas, car ce serait un mensonge, l’apanage exclusif du culte jeune dans les banlieues, et qui ont griffées de tout temps notre passé, un peu comme les espagnols et le costume de matador (impensable aujourd’hui pour d’autres raisons), la mandoline vénitienne en fond de culture italienne ou le bon vieux country américain.  La France qui a depuis bien longtemps maintenant un conformisme d’avance, ne veut voir d’avenir que le visage de cette diversité à laquelle les financiers, le monde du capital et du libre-échange ne cessent de chanter les vertus dans l’obscénité incantatoire de leurs messages. Ces mêmes vertus qui nous explosent aujourd’hui au visage au sens littéral du terme. Cela pose enfin la question : les hommes politiques sont-ils donc simplement assujettis à ce miroir qui nous est tendu par ceux qui font la pub ?

Déjà la rengaine est martelée : j’ai deux amours, mon pays et Paris.

Décodage : je suis d’ailleurs mais je vis à Paris.

Encore que Joséphine Baker, elle, a vraiment aimé Paris. Là où d’autres n’y vivent que de leur haine.

Voilà l’image que ceux de la pub veulent faire passer au monde. Toujours un peu plus de monde, d’indifférencié. C’est l’adage du vieux renard Attali, la France est un hôtel. Que les étrangers qui viendront l’an prochain auront bien interprété comme « France, couloir de passage », no man’s land.

Les Jeux qui sont généralement le reflet d’un pays qui révèle ou dévoile ses spécificités, ses ancrages patrimoniaux sont ici réduits, dès les premières annonces, à la couleur de la frange exogène et superficielle, caricaturalement américanisée des urbanités métissées comme seule vitrine et comme seul visage. Triste désolation qu’il eut mieux fallu à ce prix ne pas avoir eu cet honneur des Olympiades.

Jeux de Paris peut-être, mais pas sûr que se seront ceux de la France.

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Tour de France. Là par contre, l’uniformité est de rigueur dans le mode de parler. Tout le monde parle l’américain (je ne dis pas l’anglais qui est une vieille langue…) Même les journalistes français s’y complaisent.

Le dernier à avoir échanger avec plaisir dans notre langue, c’était Lance Armstrong…

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9 heures

 

Angoisse : Hélène et sa petite famille sont depuis notre retour d’Espagne, dans le Haut Var. La petite a été prise de fièvre très forte et se vide de ses intestins. Elle est hospitalisée. Son frère également est secoué de fièvre. Nous sommes dans l’attente de nouvelles rassurantes.

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21 Juillet

 

Les nouvelles sont bien meilleures. Les petits ont été victimes d’un virus occasionnant une gastro. C’est tombé le jour de l’anniversaire de Y… Huit ans déjà. Ils passeront donc deux ou trois jours en observation. Les vacances sont terminées, mais le petit a eu le temps de me dire que ce sont les meilleures vacances qu’il a passées.

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à Bernard :

 

Finalement nous n’irons qu’à Naples et les périphéries… Il y aura bien suffisamment à faire.
Et puis on abandonne la voiture et Matera (c’était la raison de la voiture. Voir deux régions, mais comme Naples est impossible en voiture, on verra les Pouilles plus tard).
Départ le 10 août jusqu’au 20. Dix jours pour Naples, pour le coup, ça laissera même le temps de reprendre un verre quand il le faudra.

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à Patrick Scrocco :

 

En tous cas, pour les rapatriés d’Algérie en 62, Nice, contrairement à Marseille, a su recevoir les nouveaux arrivants dans la détresse. J’en sais quelque chose. Bien que venant du Maroc.
Ce n’est pas le cas de Gaston de Marseille qui voulait que les pieds noirs "se fassent réadapter ailleurs" en les traitant gentiment de profiteurs et de colons.
La gauche a su  reconnaître ses fautes. Aujourd’hui elle accueille avec zèle et empressement le migrant du bout du monde.

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22 Juillet

 

A Bernard :

 

On a une amie vénézuélienne qui a une maison sur la route napoléon, près de Moustiers. C’est là qu’on a passé un week-end fin juin. Elle aussi est installée depuis si longtemps par ici qu’elle en a un peu perdu sa langue maternelle.
Donc nous partons autour du 10. J’aurais préféré septembre. Céci me dit que c’est impossible (les bilans de fin d’année se préparent dès la rentrée). J’espère que la canicule aura cessé. Mais enfin ce sera Août…
Je suis ravi que Juin t’ai plu. Le retour à la photo (celle de Giacomelli entre autre) m’a inspiré. Mais ai-je quitté la photo ?
L’édifice de Jean Nouvel à Barcelone m’a impressionné. L’hôtel W en bord de mer aussi. je ne sais qui l’a conçu (dans le récit on saura).
 J’ai vu que l’édifice de Franck Gehry à Arles était achevé . Une bonne raison d’y aller un week-end prochain. Avec une gardiane de taureau au Wauxhall (un rituel ).
Et puis je réfléchis encore à ces Gaudi. J’ai à peine commencé le récit. Cette fois encore tu ne l’auras pas en fin de mois.
Verra-t-on "cinéma" bientôt ? C’est un de mes plus beaux malerei. Enfin je dis toujours ça.  Il y en a tellement.
C’est une des rares fois où on risque d’être en voyage en même temps…

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23 Juillet

 

A Bernard :


« Trois filles de leur mère », chef d’œuvre incontesté. Pierre Louys a beaucoup écrit de cochonneries pour de l’argent rapide.
Il a quand même laissé ces fausses chansons antiques que sont les "chansons de Bilitis". Que Debussy a mis en musique. Antiquisantes et plus que suggestives
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25 Juillet

 

à Alain Jacquot :

 

. Depuis quelques temps j’ai un souci avec ma messagerie. Lorsque je fais suivre des pièces jointes, celles-ci ne se transmettent pas. Et c’était le cas dans mon dernier envoi.
Désolé.
Comme nous avons la bougeotte, nous avons loué un appartement en plein Naples pour dix jours. Figure-toi que bien que très remuant je ne connaissais pas cette ville. 
On a pris dix jours pour ne pas avoir à faire un parcours de combattant. On se réservera la possibilité de remettre un second verre sans se presser.
Et puis on poussera jusqu’à Pompéi et Herculanum. Peut-être même irons-nous jusqu’aux lèvres du Vésuve… 
Nous partons en avion, pour éviter toute perte de temps inutile et surtout la folie de la circulation au cœur de la ville. Comme le but est uniquement Naples…
On avait initialement pensé à descendre aussi dans les Pouilles (Matera est un village dont on croirait, depuis un balcon qui fait face,  voir la crèche ! Même au mois d’août!).
C’est un lieu truffé de grottes du temps du premier christianisme et on y voit encore des chapelles ornées et des peintures murales à foison. Bref un lieu qu’on verra plus tard, tant que nous tenons sur les jambes.
On peut même louer des chambres dans le gruyère des troglodytes…
Je crois qu’on a tourné dans ce village "le Christ s’est arrêté à Eboli". Peut-être n’est-ce pas ce film, mais le titre lui va si bien

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A Bernard :

 

Nous partons donc le 10 août. Retour le 20. Je ne sais pas si je vais labourer le sud mais dix jours entiers dans une grande ville, et rien qu’elle, ce ne m’est pas arrivé depuis Paris…
On part en avion parce que Naples est impossible et souvent interdite dans le centre. Et le taxi qui nous prend en charge à l’aéroport est prévu dans le topo. 

Nous serons logés dans un appartement tout près des quartiers historiques.
Enfin, tu auras un quatrième récit en automne. En attendant je continue Barcelone avec compas de géomètre.

J’ai même le temps de mettre en ordre les poèmes de Juillet. Ils prennent un ton qui change. Je lisais quelques textes de 2012, le ton est différent. Comme mon visage, comme le reste.

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On fête l’anniversaire de Y ce soir, avec un peu de retard, mais la soirée avance jusqu’à la nuit. Les enfants sont heureux mais le vélo électrique semble bien grand encore pour un enfant de huit ans. Le paquet cadeau était presqu’aussi haut que Y.

J’ai visité le trou des fondations de la maison qui se construit à moins de cinq cent mètres des Hameaux. C’est un travail titanesque.

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27 Juillet

 

A Bernard :

 

Je fais le muet parce que c’est un peu le débordement. Et c’est un peu tous les été la même chose. On est invité chez des voisins des Hameaux, un peu à droite à gauche, bien que ce soit presque les même qui se retrouvent à chaque fois. C’est le phénomène des piscines où les femmes surtout papotent, puis on fait connaissance et on finit par être invité et ainsi de suite. On renvoie l’ascenseur, et l’été passe comme ça, gentiment entre deux séjours à Naples ou ailleurs.
Et puis c’est le mois des anniversaires. Celui de Y.., celui de Céci, celui où on s’est connu. C’est l’anniv d’un de ses frères, c’était celui de sa mère et c’était de celui de la mienne. C’est à croire que les gens voulaient naître à la belle saison, dans le genre
 ce sera maintenant ou jamais, il fait trop beau, la plage, les bains de mer etc. On veut en être… Ou peut-être que neuf mois avant c’est un mois propice pour les géniteurs qui s’ennuient…

N’oublie pas qu’en polonais le L barré d’un petit trait se prononce V. Une lettre qu’on n’a pas dans notre alphabet., mais les gens qui vont en Polognefont toujours la faute. Donc attention.

Je me suis souvent posé la question. Pourquoi ma fille ne me ressemble pas sur le terrain des livres, de la musique etc. C’est plutôt une pragmatique comme la maman et je suis sûr qu’elle ne connaît pas même Flaubert.  J’ai l’impression qu’elle a tout oublié. Elle a bien travaillé jusque vers la cinquième, puis plus rien, le refus d’obstacle. Elle aurait plutôt mon caractère et mon tempérament mais sans Flaubert. Pour le reste elle serait plutôt du côté de Colombie. Evidemment je serais même étonné, voire gêné si elle ouvrait une des pages de mes poésies. Comme on dit on n’est pas prophète etc…

On peaufine le séjour. Je pense que Naples n’est pas une ville pour adolescent. Rares sont les villes qui trouvent grâce aux yeux des ados. Ils n’ont pas le sens de l’Histoire, des pierres, ou le goût des musées. Encore moins de l’harmonie d’une ville. Rien de plus coinçant qu’une ville. Il leur faut la plage, des potes avec qui voir venir la nuit, faire des conneries si possibles, aller dans des bars (pour le flipper), faire semblant d’avoir eu une touche avec une autochtone etc. Il doit bien y avoir un réalisateur qui s’est penché sur le phénomène.
As-tu vue Barbie ? Peut être plutôt Oppenheimer ?

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29 Juillet

 

La date d’aujourd’hui est celle de ma rencontre avec Cécilia. Il y a, ce jour, quarante ans. Limpide, le temps a passé sur nous.

Et demain c’est son anniversaire. Elle ira à la piscine avec Hélène, avec les enfants. Comme il y a quarante ans, je lui apprenais à nager comme elle l’avait désiré, une magnifique nage libre.

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Comment le régime algérien a instrumentalisé les émeutes (lettre à X, retrouvée dans un brouillon, datant du 6 ou 7 Juillet) :

Depuis Alger, les chaînes de télévision privées algériennes mobilisent des pigistes établis à Paris pour les envoyer interviewer la grand-mère de Nahel et d’autres membres de son entourage. La marche blanche de Nahel est retransmise sur toutes les télés algériennes et les images sont commentées dans le sillage d’un récit qui présente la communauté algérienne comme la première victime des violences policières et racistes des autorités françaises. Le jour même, à savoir le 29 juin, la diplomatie algérienne franchit un nouveau cap dans la récupération politique de ce drame et publie un communiqué officiel dans lequel elle affirme que le gouvernement algérien continue à suivre avec « une très grande attention » les développements de l’affaire de la disparition « brutale et tragique » du jeune Nahel en France. C’est la première fois que l’État algérien s’ingère ouvertement dans une dramatique actualité purement française.

Mais la stratégie de l’instrumentalisation ne s’arrête pas là puisque le régime algérien va opter dès le 30 juin pour le choix de la déstabilisation directe de l’État français. Et pour cause, des « brigades entières de trolls et de mouches électroniques » affiliées aux services de sécurité en Algérie ont été mobilisées pour inonder les réseaux sociaux de contenus digitaux anti-français et favorables aux actions de destruction et de pillages urbains. Facebook, Twitter, Tiktok, etc., toutes les plateformes ont été squattées par des groupes de trolls basées en Algérie pour rediffuser largement les images des émeutes en France en postant des commentaires encourageant ces violences, diffusant des vidéos traduites en arabe et en français pour qualifier les émeutiers de combattants de la liberté, de descendants des Moudjahidines algériens et braves jeunes assoiffés de justice. …
Une guérilla électronique pour préparer une deuxième révolution Pire encore, des influenceurs algériens ont été mobilisés également pour appuyer la propagande de diabolisation de la police française, défendre les jeunes de banlieue et appeler tout bonnement à une « deuxième Révolution algérienne » sur le sol français. En parallèle, toujours dans l’espace cybernétique, des figures médiatiques algériennes ont été instruites pour diffuser régulièrement des contenus anti-français appuyant le désir de vengeance des jeunes de banlieues en les présentant comme des « Algériens d’abord » qui se défendent contre « des Français racistes ». …
L’ensemble de l’appareil médiatique algérien, télévisions, sites internet, journaux papier et médias sociaux a été ainsi utilisé pour jeter de l’huile sur le feu et renforcer cette colère populaire dans les quartiers difficiles en France. Les contenus les plus anti-français provenaient directement des médias algériens et des communautés virtuelles sur les réseaux sociaux gérées depuis l’Algérie. Sur le sol français, des influenceurs d’origine algérienne sur Tiktok ou Snapchat ont été approchés pour être priés de soutenir les jeunes de banlieue et leur « révolte légitime contre les autorités françaises ». …
Selon diverses sources approchées par Maghreb-intelligence, Alger a déployé une stratégie des plus « diaboliques » pour tirer profit de ces violences urbaines et de la colère populaire qui a émergé dans les banlieues françaises au lendemain de la mort tragique du petit Nahel de Nanterre. Pour Alger, cette crise qui a secoué la France est une opportunité inespérée de se repositionner sur le champ politique français et d’intensifier son influence sur la diaspora algérienne qui forme la première communauté étrangère établie sur le sol français. …
La mort de Nahel : une opportunité en or pour le régime algérien

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1 Août

 

A Bernard :

 

  Je me méfie un peu du minimalisme systémique (comme on dit aujourd’hui). Tout le monde n’est pas Rothko, tout le monde n’est pas Steve Reich. Mais encore ont-ils le mérite d’être venus les premiers. Ensuite il y a le phénomène d’"engouffre" où on n’a aucun scrupule à revendiquer le minimalisme. Même Camille Pépin qui ne manque heureusement pas de talent par ailleurs, (elle peut avoir de l’ampleur et s’en sort aussi par d’autres influences -spectrales, entre autres) revendique une utilisation du principe. Mais je fais partie de ceux qui croient que le renouvèlement est l’essence même de l’acte de créer. Comme la vie qui est toujours un peu pareille à elle-même et jamais toujours la même tous les jours. J’ai vu un très beau n° de Beaux-Arts sur Maria-Eva (?) Bergman. Ça j’aime beaucoup. On aurait pu se comprendre.
Le mois de juillet est dans la box dès ce matin 5h 55…
Je sais que tu n’auras pas le temps de t’y attarder. Mais comme je me précipite de ce pas vers le récit de Barcelone…
J’ai entendu hier vers 15 h, une émission d’une heure (suite aujourd’hui) sur Georges Thill. Je ne t’en ai jamais parlé : le ténor qui n’a jamais été surpassé. Même Jonas Kaufman l’admire et pourtant leur esthétique est si différente…. Je t’en parle parce qu’il a appris les secrets de l’art lyrique à Naples, avec le sorcier Fernando de Lucia, (rival de Caruso, mais évidemment inconnu du grand public). Mais tout ce qui a été dit dans l’émission je le savais déjà. Sauf qu’il était allé manger le poisson au petit port de Mergellina. Tu vois le
prochain récit est déjà commencé.

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2 Août

A Bernard :

Il commence à faire moins chaud, ça me permet de rallonger un peu les marches de fin de matinée. Les levers sont plus tôt aussi et je travaille tranquillement de 6 à 9. 
On sera absent dix jours. Donc je me presse un peu pour la fin du précédent récit. Il pourra dormir ensuite définitivement.
J’avais envoyé un courrier à la responsable éditoriale de Vérone (après insistance de sa collaboratrice) et je n’ai pas même eu de réponse. Ils estiment probablement que je n’avais pas mordu suffisamment  à l’amorce.

L’Utrillo de Carco est émouvant. Et qu’est-ce qu’il buvait ! Mais comment pouvait-il tenir un pinceau !?
 …
Réflexion : La Russie a fort bien joué en Afrique, hélas. Elle a déstabilisé au-delà de toute espérance notre champ d’influence et notre terrain d’approvisionnement en matières premières. C’était la réponse prévisible à ceux qui voulaient mettre l’économie russes à genou il y a moins d’un an. L’Allemagne ne bouge pas. Elle est plus tributaire que nous de la Russie mais ne moufte pas. Ce doit être un effet de la souveraineté européenne. Soixante ans de coopération en Afrique pour ça. Evidemment les foules sont manipulables, mais pour l’instant le drapeau tricolore bleu blanc rouge triomphe toujours, mais avec des bandes horizontales. Hélas, hélas.

Passez de bonnes vacance en Pologne. C’est devenu le nouveau centre
stratégique de l’Ouest.

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3 Août

 

à Alain Jacquot :

 

Un mot encore au sujet de l’émission sur Georges Thill. Je confirme que le double album que je lui avais fait dédicacer n’a jamais à ma connaissance été refait en compact. 
Et pour cause, je n’aurais pas ignoré la reparution de ces mélodies de Fauré (déjà rares pour le répertoire d’un pur chanteur d’opéra- à l’époque on ne mélangeait que rarement les genres, ou alors on chantait des chansons traditionnelles-), mais sur cet album, il y a aussi "l’Invitation au voyage", la Vie Antérieure" et "Phidylé" de Duparc ! c’est -à-dire les trois mélodies les plus belles. Et chantées à la fin des années 20.
Le plus extraordinaire, dans le dernier vers de « la Vie Antérieure », c’est la descente dans le grave du "Luxe, calme et volupté"…, dont on pense qu’il n’y arrivera pas , qu’on attend plus encore, la respiration suspendue, qu’on ne le ferait attendant un aigu… et qu’il fait d’un legato superbe, mieux que ne le font les barytons sans détimbrer le velours fragile de cette voix de miracle.
Voilà, cela fait vingt-cinq ans que ce document dort dans un carton du grenier.

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6 Août

 

C’est toujours l’anniversaire d’Hiroshima. On n’en fait rarement des tonnes dans les médias. Après tout, ces bombes ont été largué par tous ceux qui aujourd’hui pense démocratiquement que dans certaines circonstances « on ne peut pas ne pas… »

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Nous avons honoré ce midi le coupon déjeuner offert par Hélène pour mon anniversaire. Sur une petite terrasse de Mougins, avec une vue sur la place du Commandant Lamy (celui qui a donné son nom à la ville du Tchad). Des oliviers, des sculptures en métal noir représentant des chevaux cabrés, et un ciel limpide. Sans aucun bruit que celui des rares entrechocs des fourchettes sur les assiettes :

-Une mise en bouche autour d’un produit de saison,

-un golden egg Petrossian, perles du Japon au vinaigre de gingembre, petits croutons de pain de seigle

– Bouillabaisse de pêche locale servie en consommé, vapeur aux feuilles de citronnier, de baudroie, de loup et rouget, gnocchis au sarrasin, rouille craquante

-l’agneau de la ferme des palets de la famille Capolino

-le gigot de 36 heures, la selle d’agneau au pèbre d’ail, tarte de lait de brebis au romarin, salpicon d’asperge ; tubercules jus au thym de Saint-Julien

– la madeleine à la fleur d’oranger, bergamote de Calabre

-tarte au citron en coque d’ivoire ; meringue à l’italienne sorbet citron gel yuzu.

nous sommes sortis sous le même ciel, dans ces ruelles blondes et calmes que rien ne trouble. Sur la place du belvédère la grosse tête noire de Picasso a toujours le regard sombre et acéré, et les statues jalonnent en rythme les entrées de certaines maisons. Il y en a même une de Cézanne enfouie entre des branches d’arbres que je n’avais jamais vue.

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20 Août

 

A Bernard :

 

On est arrivé samedi soir, tard, à cause d’un retard du vol de deux heures. Harassés. A Naples le dernier cornet de glace fondait comme s’il pleuvait des gouttes par terre depuis le cornet. On a du se dépêcher comme si on craignait qu’on nous le vole tant la glace disparaissait vite.
Reste le récit à venir pour te parler de tout ça.
Profitez bien, vous devez avoir moins chaud là-bas.

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NAPLES      ( 10 / 19 Août)

 

Jeudi 10 Août

 

C’est dans la salle d’embarquement que je le vois, au milieu de ses gros bagages comme on verrait d’abord le gros îlot d’un archipel. Puis, je me mets à l’observer, je reconnais aussi sa voix. Il parle au téléphone, j’entends vaguement dire « et puis on fera aussi le Nougaro ». C’est Richard Gagliano. Il ne quitte pas son portable, il distribue des consignes ou des conseils à distance. C’est le patron d’entreprise plus que le compositeur ou l’accordéoniste qui est là à attendre son envol pour Naples. C’est, une fois arrivés, à la fin du long couloir de sortie de l’aéroport que je l’aborde et lui rappelle que nous avions participé, à des titres différents, aux commémorations du centenaire du conservatoire de Nice. Il est souriant mais nullement étonné. Il ne sait pas même où il doit jouer. « Dans un bled par ici ».

Le taxi nous prend dans sa grosse voiture noire aux vitres teintées. Décidemment, notre logeur fait bien les choses. Puis c’est tout un tortillon, un rien cabossé, qui descend vers le cœur de la ville. Déjà sur un large fronton, le nom du Musée des ossements et les catacombes catholiques. Puis, sur le côté droit d’une longue avenue, la lèpre des murs des maisons, de vagues sensations de mélopée dans l’air surchauffé. On apprendra plus tard qu’on a, sur ce flanc descendant, le quartier de la Sanità, un des quartiers dont on dit qu’il faut le traverser à pied parce que c’est la vrai Naples. Mais tout est vrai ici, et tout est même exagéré.

Nous descendons la ville par un tracé nord-sud d’une belle anarchie de couleurs et de formes, d’improbables échoppes, d’arbres qui souffrent aussi de la chaleur, maigres et décharnés à leur manière. Parfois la stature impressionnante de quelque palais ancien, ou érigé en un temps favorable, s’inscrit entre des ensembles ayant vieillis plus mal.

Nous sommes maintenant sur la Via Toledo dont Stendhal a dit quelque part que c’était la plus belle avenue d’Italie. Il a souvent proféré, soit par mauvaise foi, soit par effet littéraire, autant de bêtises qu’il pouvait en dire concernant un pays qu’il ne considérait pas, de tout toute façon, avec objectivité.

La via Toledo, qui sera le cœur de notre périple napolitain, devient piétonne juste après la belle église San Nicola alla Carità. Et c’est là que se dresse au 373, la lourde porte cochère d’entrée, sur l’ombre d’un ensemble de quatre très hauts étages. Nous serons au quatrième.

…  

Ce premier contact avec cette ville est perçu comme un éblouissement, une éclaboussure de lumière à l’extrême. J’ai pourtant l’habitude du Sud pour y être né, pour y avoir toujours vécu. Mais né pourtant sous des latitudes d’un temps qui ne reflétait pas cette désynchronie d’un visuel saturé et d’une lourde charge d’éclats et d’intensité sonore.

Comme dans les concertos, la part du soliste napolitain se doit de tenir en éveil toute modalité du discours, de commenter la vie, de souffler sur le ciel limpide tout moment de l’existence. L’art tout baroque de la fioriture, des notes secondaires qui rendraient plus aigües et plus forte, comme l’enluminant en la fleurissant, la parole première.

Parfois des cris surgissent de très loin et comme par écho. Ce n’est plus de l’expressif, mais de la mélopée permanente, de l’accentuation d’une douleur ou d’une joie dans de l’exclamatif au paroxysme. C’est la première impression, comme ce sera la confirmation permanente du halo sonore, de la lancinance qui est la marque de Naples. Comme chaque ville habitée d’une personnalité, d’une musique qui lui est propre.

La Via Toledo est un modèle de stratégie en matière de découverte de Naples. On ne pouvait tomber mieux. A équidistance pratiquement de tous les centres d’intérêts sans qu’on ait à sacrifier trop de chemin pour atteindre chacun de ces pôles.

Une partie de l’âme de Naples se trouve être cette arête dorsale qui délimite la ville ancienne en deux, la Spaccanapoli, à deux pas de Toledo, sur la rive droite en montant depuis la mer. Tout y est cahotant. Les petits pavés disjoints et dénivelés, le graffittage des murs, déjà. Le bleu du ciel se voit lui-même pavoisé à profusion par les bandes en gloire bleu et blanche aux couleurs du Napoli rivées aux balcons de chaque côté de la rue. Celui-ci vient de remporter son troisième titre National de football. Si j’en parle, c’est parce que le football fait partie intégralement de ces nouvelles religions de substitutions, ou comme dans certaines sociétés où le christianisme s’est implanté, l’ancien paganisme n’a pas disparu. Du moins, si ce n’est pas une religion qui a précédé le christianisme, il vit à côté de lui depuis bien longtemps et se trouve vibrer beaucoup plus, le long des rues et des artères de la ville, jusque dans des recoins qu’on n’imagine pas sans sourire, tant la naïveté et la force de la foi y accompagne cette espérance que ne donne peut-être plus le catholicisme sur ses propres terres.

La rue est donc pavoisée de blanc et de bleu et le portrait des héros du jour vient s’ajouter au-dessus de nos têtes, à la densité de la foule qui s’égrène lentement sous la stridence des rais de lumière tombant du ciel.

Du football, Maradona y sera toujours ici, et son Dieu, et son prophète. Il est des croyances qu’on dit éphémères comme pourraient l’être ces jeux contemporains qu’on croirait futiles. Paradoxalement, même après sa mort, et peut-être même pour le confirmer à jamais, le dieu argentin est devenu légendaire, je dirais nécessaire, au-dessus de toute rationalité, ce qui est le propre d’une foi religieuse.

Naples a besoin de croire, Naples est entrée en religion.

 Abbiamo un sogno nel cuore est-il écrit sur un mur maculé.

Et de voir dans le Nord de l’Italie, dans tout ce qui passe la Campanie au-dessus d’elle, la source de tous ses maux.

La Spaccanapoli commence donc à hauteur de la Via Tolédo et s’en va en un long boyau, sombre et lumineux tout à la fois, finir sa saignée jusque loin, vers la gare ferroviaire Garibaldi. Elle porte suivant les portions des noms différents. J’ai retenu celle de Benedetto Crocce qui s’élargit un moment à l’endroit de la Piazza del Gésù et l’église du même nom, et de l’imposante Santa Chiara qui domine de toute sa hauteur et de son volume ce cœur de Naples.

Le cloitre qui est la partie remarquable de l’ensemble date du dix-huitième siècle.

On y pénètre dans un brasier de lumière, mais dans le silence revenu, comme si l’enceinte de l’ancien monastère avait offert tout l’isolement requis à la fonction de prière et de déambulation d’origine. Je dirais que l’esprit de géométrie, malgré la dimension baroque du décoratif, frappe à première vue et ajoute à la sérénité du lieu. Plus de soixante colonnes jalonnent régulièrement l’espace à ciel ouvert, recouvert de majoliques à figures octogonales.  

Deux allées principales coupent à angle droit l’espace des allées plus réduites, donnant ainsi une rythmique régulière et accentuent la monumentalité tranquille de l’ensemble.

On pourrait parodier Verlaine avec voici des fruits des fleurs des feuilles et des branches dans ce jardin paisible où l’heure encore accablante du début d’après-midi rebute un peu les velléités de promenade. Mais nous avons l’impatience de ceux qui arrivent, et notre première visite est pour ce cœur spirituel qui semble veiller sur la Spaccanapoli.

Les allées qui divisent le jardin sont flanquées de bancs et de colonnes dont les motifs décoratifs sont des paysages, des scènes rurales, des scènes mythologiques, et parmi les thèmes les plus édifiants, des scènes de la vie quotidienne à Naples des XVII et XVIII° siècles.

L’impression générale de cette déambulation est celle d’une immersion en un jeu d’allées fleuries qui ne fanera pas sous le plomb meurtrier de la ville. D’une quiétude établie de sérénité tranchée aux portes des clameurs si proches. L’impression combinée tout en même temps du baroque échevelé des céramiques colorées et de l’agencement rationnel des rythmes des colonnes.

Pour l’ombre il suffirait de s’assoir sur les bancs de pierre brute sous les allées couvertes des murs d’enceinte dont ceux-ci sont également décorés de scènes bibliques que l’on a mêlé à quelques évènements rapportés depuis les rumeurs de la ville.

Dans la partie concernant le mobilier spirituel, j’ai noté une vierge en bois de la fin du médiéval, dans toute la pureté de sa matière sombre, sans peinture ajoutée, et tout l’équilibre de la pose aux proportions parfaites.

Remontant non loin du tracé de Benedetto Crocce, vers le Nord, par la via montante San Sebastiano, nous parvenons au havre de la Piazza Bellini. On n’y joue pas encore Norma, mais la statue de pied en cap du compositeur sous l’ombre des branchages de citronniers invite à une pause dans l’un de ces établissements qui jalonnent la place. A l’ombre d’une terrasse d’intérieur sous les lierres qui pendent presque sur les quelques tables à cet endroit privilégié, je découvre à température idéale (c’est-à-dire presque glacée) le vin rouge du Nero d’Avola. Un petit vent à peine perceptible, plus désiré que réellement perçu, vient accompagner ce premier moment où l’on réalise qu’on est à Naples.

Depuis Bellini on peut aisément rejoindre, par de petites ruelles, le grand arc de cercle que forme la Piazza Dante. Bordant Toledo, la place forme une sorte de demi-cercle à la manière de la place Saint Pierre de Rome. En beaucoup plus confus. Le Dante en gloire, sur un socle vertigineux, triomphe tout là-haut, le bras signifiant voici le monde, la main ouverte. Le reste est négligé. La bouche de métro, évidemment souillée sur toute son enceinte vitrée, se trouvant dans la perspective du poète, l’effet poétique est largement minimisé. Les bâtiments formant l’arc de cercle apparaissent comme le vestige d’une ancienne école dont certaines fenêtres restent béantes, les vitres brisées et, parfois même, les volets arrachés. La seule note parlant d’un passé classique et urbanistiquement impeccable est l’alignement, sur les balcons de la corniche supérieure, d’une série de statues de pierre blanche, ornant le pourtour du demi-cercle. L’effet d’ensemble de la place eut pu être d’une beauté sidérante si ce n’était ce sentiment d’abandon et de négligence que la première impression emporte.

Poursuivant après Santa Chiara sur le boyau lumineux de Spaccanapoli, je cherche les œuvres de rue d’Ernest Pignon-Ernest, les merveilleuses représentations de ses Christ s’écroulant dans la crasse des soupiraux des immeubles, ses Pasolini crucifiés et tout ce qui fait qu’à Naples son œuvre épouserait au mieux la noirceur des murs et l’écaillement des traces laissées par le temps. Ses visages de madone et ses faux Caravage, son Jean Baptiste la tête tranchée, les yeux hagards, qui semble vous attendre au coin de la rue ou au pas d’une porte.

Je demande à la librairie la plus proche si les Ernest Pignon sont là. C’est autour de Santa Chiara que j’ai souvent vu la photographie d’un enfant courant dans la rue, portant un énorme pain sous le bras, avec une œuvre de Ernest plaquée au hasard d’un mur, en forme d’attestation que les merveilleux dessins sont là. Après avoir consulté dans tous les sens l’ordinateur, on semble connaître l’existence du phénomène, mais qu’il y a de grandes chances que toutes traces de ses œuvres aient disparu.

Un peu plus loin, le bouquiniste nonchalant lève à peine la tête lorsque je tente dans mon mauvais italien de réitérer ma demande.

Il me faudra compter sur le hasard. Dans Naples l’éphémère.

Benedetto Crocce mène à San Domenico Maggiore qui se nomme ainsi quand la partie des soubassements s’appelle San Gaetano. L’intérieur est d’un dépouillement absolu et la faible lumière semble provenir de fenêtres latérales de la simple et monumentale coupole quand on se perd en regards vers le ciel.

Des tavernes toujours, certaines bondées même à cette heure de la journée. Des ruelles aux serveurs impeccablement mis, la carte des menus à la main, attendant de dégainer sur celui qui viendrait à passer un peu trop près.

On aperçoit de plus en plus d’effigies récurrentes. Des masques grimaçants ou au contraire souriants. La Commedia dell’arte est installée aux terrasses, au coin des rues, accrochée au ciel. A l’image de ces napolitains qui pour dire bonjour en viennent à faire des phrases jusqu’au pathétique. Un attroupement se forme justement à l’angle d’une ruelle. Lorsque les badauds laissent la place, on aperçoit un magnifique Pulcinella en bronze, incrusté dans le mur, le bonnet pointu sur la tête, le nez brillant d’avoir été caressé des millions de fois.

Et toujours, à mi-ciel, les pavois bleu et blanc, l’écusson aux couleurs de l’Italie frappé du chiffre trois. La densité de ces couleurs le disputant toujours à celles des stridences venant par vagues. Toujours ces concertos où le soliste se tait rarement, comme torsadés tout à la fois de sonorités, d’éclats et de mouvances des formes, exubérantes et tout en ondulation à forte densité. Le pas soumis aux dénivellement des pavés disjoints.

On nous interpelle, on nous propose le couvert. Il n’est que, ou déjà que, quinze heures. Des serveurs vêtus comme à l’apparat voisinent avec des patibulaires engouffrés dans leur niche aux décibels démesurés. L’équation est simple, plus on fait de bruit plus on est dans le mouvement de la séduction, plus on prend au piège du tourbillon siphonnant du papier tue-mouches. Croit-on ici.

Le jour décline. L’idée est de descendre vers la mer, voir enfin le Vésuve, d’atteindre la baie. C’est par la Via Mezzocannone, dans l’axe Nord-Sud, que l’on atteint le plus directement les multiples quais d’embarquement. C’est tout un univers touchant au cœur de Naples qui descend ainsi vers la mer. Du moins, c’est dans cette pente que la ville dévoile une partie d’elle-même, comme en psychanalyse se fait le travail à partir de la parole consciente, révélant les strates non dites du patient.

Toutes les balafres, les lèpres accumulées les unes sur les autres comme des corps étrangers qu’on voit dans les grandes villes, mais ici outragées sûrement plus qu’ailleurs, qui zèbrent de violences anonymes les murs, les trottoirs, et tout ce que peut atteindre la bombe acrylique, se voient ici parfaitement signifiées dans cette seule rue Mezzocannone. Il n’est pas un espace mural qui n’échappe à la raison du mal. Je transcris littéralement la part consciente :

Classe contro classe… fino la vittoria

Il nemico e il patrone

Il fascista e lo speculatore no chi ha la pelle di un altro colore (mensa – étoile rouge entre les deux– occupata)

Ces tags ont le mérite de définir le sens de la protestation. On croirait des tags (existaient-ils déjà ?) inscrits du temps des Brigades Rouges. Plus loin, un large portrait de Fidel Castro au pochoir, puis Osare lottare, osare vincere et au raz du soupirail, stop bombing Gaza.

Le reste des murs se perd dans les éclats, les queues de comètes de la colère, les abstractions des nocturnes revendicatifs et vindicatifs, les fantaisies d’humeur, la rage simple de l’anonyme, la volonté aveugle de détruire l’ordre et de salir en toute conscience. En un palimpseste à couches multiples formant, par l’étrangeté que le hasard ou les signes dans le marc de café, de véritables abstractions picturales, si on conserve une vision bienveillante de la malignité du monde.

Mais ce n’est pas ici que j’espérais voir trace du moindre Ernest Pignon-Ernest.

Tel est bien le sort des villes et de Naples, un de ses fleurons. La rue Mezzocannone est ainsi un long boyau, où quelques courageux bistros dressent, malgré tout, leurs chaises et leurs parasols désertés.

A proximité des quais, c’est le vrombissement des larges avenues qui parcourent tout le bord de mer. La Via Cristoforo Colombo débouche sur les quais et les douanes comme on tomberait d’un univers titubant à un monde soudain raidi en pleine agitation.

Puis, c’est la zone administrative des bassins d’embarquement. Il nous fallut franchir des parkings réservés, des képis et des interdictions toutes arbitraires pour se voir signifier par de zélés fonctionnaires que les lieux étaient inaccessibles au public. Que les quais étaient protégés.

Au loin on voit, derrière d’affreuses barrières, les premières flambées sur le flanc du Vésuve.

En longeant encore vers le lourd Castel Nuovo et traversé le Giardini del Monlosiglio se présente une sorte de bord de mer qui ressemble à une promenade à rythme lent, où comme nous, les promeneurs viennent délicieusement jouir de la métamorphose de la lumière sur la ville.  L’or du couchant et le Vésuve dressé au pied de Naples. Le long de de cette Via Nazario Sauro, c’est tout le petit peuple des pêcheurs au bord des rochers, des vendeurs de glace, des familles criardes qui n’ont d’autres spectacles que cette grandiose fête de la fin du jour, qui déambulent durant cette heure magique. Du côté opposé, on perçoit dans les vapeurs du lointain ce qui doit être les côtes de Procida et d’Ischia.

La bellissime Piazza del Plebiscito est elle aussi tributaire des plaies estivales que sont les concerts en plein air. Avec leur lot de podiums noirs comme des catafalques, de sonos et de vociférants qui œuvrent déjà à l’heure où le soleil ne s’est pas encore retiré derrière l’immense coupole de l’église San Francesco di Paola.

Puis rejoignant par la partie sud la via Toledo, ce sont les premiers goulets et boyaux du quartier Spagnolis. Ruelles montantes, étroites, saturées et odorantes, aux pavés dénivelés. C’est le charme et la fascination. Mais je comprends que ce puisse être aussi accompagné d’une forme de haut le cœur. Comme étrangers de passage, il y a de l’encanaillement à traverser ces rues et à lever les yeux vers ces balcons étroits, ces linges qui pendent aux fenêtres. Et si l’on imagine que des gens vivent réellement dans ces rigoles dénivelées et saturées du passage des scooters, des parfums décomposés d’épices et de poissons, de cris et de lumières vives, de l’exiguïté probable des logements, il y a un peu d’enfer qui se presse sous les yeux.

Mais Naples a un dieu consolateur. A chaque intersection de ruelles montant depuis Toledo, les maillots bleus du Napoli et ceux au nom de Maradona, chez les marchands ambulants de la nuit, font la fascination des petits et l’assurance pour les grands que Naples est la plus forte.

C’est dans une rue à peine un peu plus large que les autres, qui semble tracer un sens dans le chaos de l’orientation, que nous trouvons refuge à la Tavola Caravaggio. Les produits de la mer et les pâtes cuites dures sont servis sur la terrasse, sous le vrombissement régulier des livreurs de pizza et les lumières jaunes de la nuit chaude.

 

Vendredi 11 Août

 

Une fois tirée l’immense et lourde porte du 373 à laquelle il faudra s’habituer, la lumière est rase sur Toledo. Mais les éclats de lumière entre deux immeubles surprennent par leur intensité dès sept heures du matin.  La densité des promeneurs et de ceux qui s’affairent à leur début de journée napolitaine est encore faible.

C’est par Benedetto Crocce qu’on approche de la Place del Gésù. Nous profitons de la rareté des visiteurs pour jeter un œil à l’intérieur de l’église. Comme elle mérite une visite attentive nous poursuivons vers le rendez-vous pris depuis longtemps à la Chapelle San Severo. Il n’est plus aujourd’hui possible de visiter certains sites sans réservation. Et celle-ci en fait partie. Il fut un temps où visiter Chartres ou Notre-Dame de Paris se faisait comme on pousse une porte. Aujourd’hui la moindre attraction culturelle attire des foules compactes, jusque vers d’humbles sanctuaires comme San Severino. Les étoiles des différents guides ajoutent forcément des curiosités inattendues au seul attrait des plages et des lieux de farniente.  Deux mois d’’attente pour la Cène de Léonard à Milan… Le tourisme se met à devenir intelligent…

Il faut dire qu’ici l’espace est réduit et le nombre de visiteurs s’écoule par groupe restreints chaque quart d’heure. Nous avions donc une réservation pour neuf heures et quart…

La chapelle a été édifié à la fin du XVI°, et comme beaucoup d’édifices insignes à Naples, ceux-ci sont encastrés entre deux bâtiments insignifiants. Il faut avoir vu les grappes de touristes attendant leur tour pour comprendre que nous étions près du Palais San Severo où se trouve la chapelle sur la droite.

Le prince qui qui fit bâtir l’édifice, Raimondo di Sangro, est un personnage des plus étonnant du XVIII° siècle napolitain. Il est connu entre autres pour les expériences qu’il a faites sur des cadavres. On peut observer dans la crypte de la chapelle, deux corps momifiés. Mais c’est évidemment les sculptures qui font l’attrait du lieu. Dont le chef d’œuvre de Giuseppe Sammartino, le Christ voilé. La foule se presse bien sûr devant le long Christ allongé, la tête légèrement tournée sur son flanc droit, dans une attitude de douceur dont on devine les souffrances sous le fameux voile dont la virtuosité stupéfiante du ciseau de l’artiste accentue encore la légèreté diaphane accompagnant l’âme qui s’élève. J’avais noté dès la première impression dans la chapelle : « ce Christ au voile applique une transformation transfiguratrice à tout le corps glorieux… ». J’ai bien sûr pensé aussi à Messiaen.

Puis cette sérénité est contrastée par la profusion foisonnante de plafonds peints éthérés et tourmentés, comme comprimée dans un espace restreint.

Puis par les ruelles, la curiosité du coin, via Gregorio Armeno, « la rue des crèches ». Toutes les représentations exhibées sur le devant des boutiques hérissées de myriades de santons, petits et grands, des saint Joseph, des Vierges et des enfants Jésus. Des crèches entières, montées comme des ensembles où pas une paille ne manque. Puis des produits dérivés, et même assez éloignés, comme Pulcinella, assez plébiscitée ici, la marionnette, en chiffon, en marotte, symbole de la Commedia dell’ Arte avec son masque noir souriant ou plaintif, des tambourins décorés aux images de la baie de Naples, et évidemment Maradona, en argile mais aussi sous serre avec flocons de neige, en écusson, en grand et en petit, en fanion, en plastique et en relief. On a vu, dans l’intérieur d’une échoppe, un virtuose dans la plus grande sérénité, recouvrant de couches de peintures des surfaces de santons avec une dextérité prodigieuse. Des ruelles fuyantes sous des porches, allant vers quelque mystère, prolonge le caractère populaire et l’inspiration des lieux où ne manquent que les vieux airs émanant des terrasses ou des arrières cours. C’est derrière des grilles austères que se trouve l’entrée, sans aucun autre signe distinctif, de l’une des églises les plus somptueuses de la ville, San Gregorio Armeno, à quelque distance de San Lorenzo et San Paolo, majeurs tous les deux.

San Gregorio est né au X° siècle sur les vestiges d’un temple romain, des mains d’un groupe de religieuses fuyant l’Empire byzantin avec les reliques de Saint Grégoire d’Arménie. Puis des évolutions successives eurent lieu sous la domination normande et le monastère a prolongé l’édifice principal. Comme la plupart des monuments insignes de la ville, ceux-ci semblent s’immiscer un peu comme ils peuvent au sein d’immeubles ou de constructions ultérieures qui les flanquent, effaçant par-là même par une discrétion involontaire, la grandeur qui se dégage souvent à l’intérieur de ces merveilles de la foi dans le pays.

L’intérieur est à une seule nef avec cinq arcades latérales. L’impression première est celle d’une profusion de luxe doré.  Dont un superbe plafond à caisson de type probablement florentin. L’exemple le plus frappant d’exubérance est celui des deux parties de l’orgue se faisant face, enveloppées de dorures de bois qu’on croirait une extension avant l’heure d’un baroque échevelé d’Amérique latine.

La coupole lumineuse, représente une Gloire de San Armeno, peinte par Luca Giordano. Et puis, pour preuve que les édifices d’ici ont souvent été, soit démantelé, soit fragmentés dans l’évolution des temps, le cloître se trouve un peu plus haut dans l’angle de rue de l’église.

D’une grande sobriété, mais comme à Santa Chiara, bien que lové au cœur même de la ville, conçu comme hors du monde. Dans la plus paisible sérénité. Au centre de gravité la fontaine de marbre décorée de dauphins et autres créatures marines, avec les statues du Christ et de Madeleine qui paraissent aimantés l’un par l’autre, sur une perspective de parterre de fleurs et d’oliviers nous plongeant presque dans l’illusion des lieux même de l’histoire.

De temps à autre, de petites bonnes sœurs, toutes voiles dehors, toutes originaires des Philippines ou de quelque lieu d’Océanie, font entendre leur voix, portant des matelas, des paniers remplis, ou recevant quelque visiteur, viennent se mêler dans un va et vient bien innocent sans que ne se trouble ce quotidien des plus dépouillé. La luxuriance des jardins dans le soleil radieux de ce matin est à proportion de l’austérité de l’architecture réduite à ses plus simples principes.

On entend s’élever un dialogue assez improbable entre une petite sœur et un vieillard simplet qui semble avoir perdu le sens depuis bien longtemps.

Des plantes grasses, des ocres jaunes et rouges aux murs, une éternité de silence répété probablement tous les jours, derrière les murs qui protègent du tourbillon napolitain, que seul le long monologue du curé sur son téléphone portable vient faire sentir que nous sommes dans notre inévitable présent.

Après avoir enfin trouvé, près des archives municipales, la fameuse église de San Severino et Sossio, on constate que sans raison apparente, malgré son volume et l’importance qu’elle revêt dans ce quartier, elle est fermée. La lumière est forte, nous sommes à l’heure cruelle du soleil violent du sud.  Comme la ville ne manque pas de ressource, on tombe, sans l’avoir réellement cherchée, sur San Felipe et Giacomo.

L’architecture Renaissance est évidente. La façade, légèrement en retrait de la Via Biagio dei Librai montre des statues de la main de Giuseppe Sanmartino. L’intérieur s’inscrit dans un plan à nef unique sans transept. L’abside est recouverte d’une coupole dont de nombreux artistes ont contribué à la décoration. Le plus grandiose se trouve être le plafond central à l’Annonciation de la Vierge.

Nous quittons les foules de Benedetto Crocce et toute l’agitation qui commence vers les midis. C’est à Bellini, sur une petite terrasse, près de l’endroit où nous avions trouvé refuge hier que nous faisons halte. A ma grande stupéfaction, je vois que sur la carte des vins on propose un muscat de Pantelleria. Le nom lui-même fait partie de ces madeleines de Proust qui peuplent mon imaginaire.

Ces quelques syllabes font surgir, tout à la fois, un mystère et une certitude. La certitude que ma grand-mère, Nonina, en parlait régulièrement lorsque j’étais enfant, et bien plus tard encore. Qu’il s’agit d’une île de Sicile où elle serait allée. Et c’est là que commence le doute et le mystère, puisque je ne connais pas les circonstances qui l’auraient mené sur ces rivages. D’autant que née à Bizerte, et partie assez tôt pour le Maroc, à ma connaissance elle n’a que très rarement mis les pieds dans cette Sicile tant rêvée de ses parents. Sinon que les noms de Gela, ville de naissance de sa mère, revenait parfois dans ses propos (y est-elle-même seulement allé une fois ?!) mais surtout Pantelleria où j’ai la certitude qu’elle avait séjourné. Durant la Première Guerre ? Auquel cas elle aurait été adolescente. Et peut-être encore libre avant son mariage avec Battista mort au front en 1916, trois mois après leur union. Ce qui serait un souvenir des plus vibrant et des plus extraordinaire pour une jeune fille qui fut malheureusement veuve à seize ans avant que mon futur grand-père n’entreprenne avec insistance de la convaincre de se charger de ses trois premiers enfants… Ce qui n’a pas laissé beaucoup de place pour une adolescence insouciante. Pantelleria, mais quand ? Plus tard au cours de son existence ? Ayant eu charge de huit enfants, les siens et ceux de son mari, je n’arrive pas à situer l’époque qui l’aurait vue libre d’entreprendre ce séjour. Et pour quelle raison. C’était un temps où les voyages relevaient de la nécessité. Le phonème restera avec son mystère.

Mais me voilà avec ce vin de Pantelleria, ce muscat frais, velouté et féminin comme je l’imaginais, qui fait remonter dans des sensations olfactives une osmose du charnu de ce un verre de vin et la certitude qu’une partie intime de la vie de la Nonina s’est, quelque part confondue avec la terre, le parfum et peut-être la typicité des lieux mêmes du vin de cette île en une rencontre intime, charnelle et sans équivoque d’un moment d’une vie dans laquelle je tente de me fondre, comme le sont les lieux imaginaires de la mémoire se confondant avec ceux des réalités qui éternisent un passé idéalisé.

Je déguste donc bien lentement cette ambre légère, presque glacée, avec une pensée pour cette mystérieuse Pantelleria de ma grand-mère.

Et puis, après tout, si cette île demeure à jamais un mystère, j’apprends aujourd’hui qu’elle est aussi celle où Carole Bouquet fait grandir son vin.

Comme nous commençons à confondre la profusion des églises, des monuments baroques encastrés entre les diverses maisons anciennes, une seule nous attire encore dans Benedetto Crocce. Parce qu’il est écrit à l’entrée, en gros caractère, « le plus beau Caravage »

Il s’agit du Pio Monte della Misericordia. Le mont de Piété en quelque sorte. L’intérieur nous enveloppe immédiatement dans sa structure simple et lumineuse, avec un grand espace semi circulaire sur lequel s’ouvre six chapelles. Sur cinq d’entre elles, des artistes napolitains du XVII° siècle de tout premier ordre qu’on pourrait, à première vue, prendre pour des Caravage. La meilleure est intitulée la Délivrance de Saint Pierre de la Prison, de Battistello Caracciolo. Mais le chef d’œuvre est en effet, au centre des représentations latérales, sur le maître-autel : les Sept Œuvres de la Miséricorde, le tableau le plus grand et le plus important peint par Caravage à Naples.

C’est parce que Naples a été épargnée par l’irruption du Vésuve en 1631 que depuis l’ancienne institution du Pio Monte, association caritative,  l’on aperçoit à l’extérieur, sur la Place, la Flèche de San Gennaro assistant les personnes dans le besoin selon le précepte évangélique des « sept œuvres de la miséricorde corporelle » : nourrir les affamés, désaltérer les assoiffés, vêtir ceux qui sont nus et enterrer les morts, héberger les pélerins, réconforter les malades et rendre visite aux prisonniers. C’est ainsi également qu’apparaît le chef d’œuvre napolitain de Caravage d’un ténébrisme miraculeux.

Depuis l’étage, on a une vue sur la Place avec la fameuse Flèche qui est traversée par Benedetto Crocce et des édifice rouges, écaillés et surmontés d’un Dôme et des terrasses ouvertes, du plus bel effet de ce sud empourpré de soleil.

Puis c’est le Dôme. Situé au Nord de Spaccanapoli, sur la via du même nom. La façade est très nettement florentine, du moins, elle fait penser à quelque édifice toscan de Florence ou de Sienne. L’intérieur est gothique de structure, mais n’est pas vouté. Un très long plafond à caisson est orné de peintures des meilleurs peintres napolitains entre les arcades et les fenêtres. Le plus célèbre, Luca Giordano a peint les médaillons représentant les Apôtres, les Pères de l’Eglise et les saints napolitains.

Ces églises sont un peu le cœur charnel de Naples. La ville a beau être débridée, fougueuse et terriblement caractérisée par ses aspects le plus immédiatement contrastés, l’ampleur et la majesté baroque de ses édifices n’en dessinent pas moins un passé, et peut-être un présent, de ferveur inestimable.

Est-il nécessaire de décrire la profusion d’ors et de trésors déployée ici ? L’impression est d’une vaste cathédrale à coupole dont la fresque centrale et celle de la chapelle du Trésor, dans les soubassements, sont peintes par Giovanni Lanfranco dans des lumières irréelles. Les coupoles latérales sont aussi resplendissantes que la principale et je reste de longue minutes devant une représentation d’une piétà de pied en cap, bleu et or, qui sera comme le fil conducteur mémoriel de mon passage ici. J’en oublierais presque une magnifique madone en mosaïque dans la chapelle du bas.

Plus haut, après une longue palabre avec un vieux monsieur fataliste, on apprend que certains lieux insignes, comme cette Santa Maria Regina, immense vue depuis la petite place, de large proportion, demeure incompréhensiblement close à cette heure de l’après-midi. L’explication est justement la fatalité, et peut-être un certain laisser aller, « vous comprenez, ils n’ont pas d’heure, ils ne pensent qu’à s’en mettre plein la panse… »

La lassitude n’est pas loin. La lumière est maintenant tranchante et déjà rasante sur les larges dalles de Spaccanapoli qu’on en arrive à n’apercevoir devant soi que les ombres saillantes et mouvantes des foules en mouvement.

Nous n’avions fait qu’un signe ce matin à cette éblouissante église du Gésù Nuovo. On a encore la force d’y pénétrer. C’est juste en face de la Santa Chiara. Elle demeure, elle aussi une des plus belle et des plus imposantes de tout Naples. Avec sa coupole centrale et ses deux coupoles latérales élargissant les dimensions d’apesanteur de ce baroque enfiévré qui rebondit d’églises en églises, de lumières en triomphes.

Vu de la fenêtre de notre 373, je me rends compte que nous sommes, comme beaucoup d’édifices fragmentés de la ville, sous la protection d’une des chapelles de l’église San Nicolà dont l’entrée du corps principal est à deux numéros de rue de notre énorme porte cochère. On pourrait toucher la base de la coupole latérale au ras de la fenêtre…

C’est maintenant à la nuit tombante, une longue déambulation dans les entrailles du quartier espagnol, sous la mitraille des scooters, des livreurs de pizzas et des pieds endoloris par les dalles disjointes des rues étroites.

Une affiche au drapeau colombien laisse augurer d’un bistro en terrasse négligé, mais dont le serveur, peut-être le gérant malheureux des lieux, tant le carrefour bruyants et mouvementés n’incitent pas à une pause apérol, nous invite à parler du pays. Il est à Naples depuis longtemps. Son épouse ne tient pas à vivre en Colombie, les femmes étant si belles que le mari serait détourné de tous ses plus élémentaires devoirs. Le vin y est malgré tout plus mauvais ici que dans les autres lieux de fortune, et c’est sur une terrasse à l’abri relatif des nuisances que nous dégustons et vins blancs et produits de la mer.

C’était la journée des églises.

 

Samedi 12 Août

 

Sans nuage. La promesse d’une journée particulièrement exposée. La journée de Pompéi.

Il n’y a encore que très peu de monde lorsque nous atteignons la bouche de métro. J’avais déjà entendu parler d’un programme de valorisation des bouches de métro qui engagerait la participation d’artistes à des fins d’humanisation de ces ventres mouvants souterrains.

Et la station Toledo est justement celle qui est la plus proche de chez nous. La plus belle d’Europe dit-on. La plus belle du monde disent certains guides. C’est vrai que passé le premier niveau, on est plongé dans un monde étrange de bleu sous-marin. Crée autour du thème de l’eau et de la lumière, l’escalier mécanique, totalement désertée alors, dévoile de part et d’autre, des murs de mosaïques bleues en camaïeu et un plafond éclairé d’une perle simulant une goutte d’eau allongée dont l’éclairage changeant passe du vert émeraude au plus beau saphir en mille nuances progressives le temps d’une descente d’escalier. Les éclairages variant aussi en intensités en fonction des métamorphoses. On est ainsi plongé dans une délicate profondeur marine, et j’ai pensé qu’à quelques semaines près ce magnifique décor répondait en écho aux utopies marines et végétales de Gaudi à Barcelone.

Nous entrions ici dans les entrailles de Naples de la plus élégante manière.

Parvenu au terminal de Garibaldi, comme toujours le train prend du retard pour des raisons qu’on ignore et fait craindre le pire. Les foules s’amoncellent en direction de Pompéi.

Durant les deux tiers des trente minutes que dure le trajet, un mauvais chanteur, un violon électrique et son accompagnement simulé d’orchestre enregistré, nous assènent un méchant programme de crincrin d’une intensité à peine supportable. C’est ainsi à Naples. De bruits et de fureurs. Il s’est trouvé tout de même quelques françaises d’un certain âge se stimulant dans un semblant de contorsions du corps, l’œil allumé.

On aperçoit, dessinée et découpée dans les lointains, une île bleue fantomatique, durant un long moment. Peut-être Capri.

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POMPEI

 

L’arrivée sur le site est accompagnée de son lot de vendeurs en tous genres. L’absence quasi-totale d’arbres et d’ombre nécessitent de penser à un bob et une casquette pour la journée.

Faire un descriptif de Pompéi est inutile et serait d’un fastueux fastidieux. Les guides en parlent abondamment, tant bien que mal. Les historiens connaissent Pline l’Ancien, Pline je Jeune, et les touristes ne comprennent guère les imposantes descriptions qu’ils confondent au bout de trois maisons successives sur le site. Je me fie donc à la seule approche qui a pu s’offrir à moi durant cette journée de fournaise.

D’abord la densité des visiteurs. S’il est un exemple de tourisme de masse avec tous les désagréments qui égratignent la poésie naturelle des lieux, c’est bien ici. Mais aussi sur la côte amalfitaine qui viendra bientôt.

Dès le couloir pavé et montant menant à la Porta Marina, c’est le goulet d’étranglement. Les haltes qui se succèdent pour laisser un orateur donner son explication, faire admirer tel ou tel aspect de la situation environnante. Ma première impression est de regretter presque d’être venu.

Une première maison, fortement étayée, sombre. Puis dans la partie supérieure d’un mur, sous une frise à la grecque, apparaît, comme un naufragé perdu d’effroi dans la solitude des lieux, un visage peint. Un visage de théâtre probablement. Il ne reste que son expression magnifiquement tendue parmi les craquelures et les écailles qui n’en rendent que plus dramatique l’effroi du vestige de ce visage. Comme une prémonition.

Dès les premiers pas apparaît donc un des traits qui caractérise la ville de Pompéi : la théâtralité. L’autre, envahissant toutes les productions peintes, sera l’érotisme.

Les longues cohortes de visiteurs longent maintenant la Via Marina. Sur la gauche, au bout de l’allée, s’ouvre un espace rectangulaire, rythmé de fûts et de colonnes diversement conservées. C’est le Temple d’Apollon, le plus vieil emplacement de la ville. Sur un socle à bonne hauteur pour être perçu dans la perspective des colonnades, la statue du dieu, protecteur de la cité, des troupeaux et des bergers, se dresse, magnifique dans la posture de l’archer. Tous muscles tendus, le buste penché vers l’avant, les bras dans l’attitude de tenir un arc imaginaire devant lui, prêt à l’adversité. Dans le fond du décor, le Vésuve qui apparaît pour la première fois.

Puis à l’angle du temple d’Apollon, au bout de la Porta Marina, le forum, aveuglant, immense et dénué d’ombre, comme un vibrant moment de plein soleil et d’énergie vitale. Au centre, un centaure en métal, portant à hauteur de son ventre, le portrait d’un empereur. Une création récente venue rythmer l’espace démesurément large de cet emplacement pivot de la vie publique de la cité. C’est ici que se dessinaient, sous les portiques et les bâtiments civils, les destinées religieuses, politiques et économiques de la ville. Il ne reste aujourd’hui que des vestiges des édifices, l’espace étant occupé par des statues dont ce centaure, comme autant de vitrines disant l’importance qu’avait cette large esplanade qu’on imagine peuplée de cris et d’au moins autant de foule que ce matin.

Reliant le forum à l’amphithéâtre tout à l’extrémité Ouest de la ville, la Via dell’ Abbondanza, l’épine dorsale d’un des quartiers les plus animés de la ville avec ses vestiges de boutiques, de tavernes, ses ateliers d’artisans et ses maisons à balcon. Nous irons d’une traite sur cette avenue, jusqu’à la Maison des Cornelii, à l’angle de la via Stabiana.

Remontant celle-ci vers le nord, et l’autre épine dorsale qui porte plusieurs noms, via della Fortuna, via di Nola, et via delle Terme, et trace une parallèle avec la via dell’Abbondanza, se succèdent des noms de maisons qui font rêver : casa di Marco Lucrezio, (j’ai cru un instant à la maison de Lucrèce), maison des Epigrammes, casa di Sirico, la maison de Salluste, qui écrivit l’Histoire de Jugurtha. Certaines d’entre elles nous reçoivent dans des jardins avec de petites divinités de pierre toute blanche et dans des poses lascives, parfois des dieux identifiables, mais aussi des faunes ou d’intimidantes déesses un peu sensuelles. Parfois ce sont des maisons totalement à ciel découvert, parfois partiellement abrité par un toit. On y pénètre et il n’y reste que peu de signe d’une vie ancienne. On a parfois du mal à imaginer le plan même de l’habitation. Avec un peu de chance en levant la tête on aperçoit le Vésuve qui atteste qu’il s’agit bien de Pompéi. Les multiples via sont longues, largement dallées, que bientôt on se prend à les confondre.

Entre le vicolo del Labirinto et le vicolo del fauno, l’atrium au faune sous un soleil brut et sans abri. Toute idée bien éloignée d’un certain après-midi de faune égaré dans le temps. Celui-ci dansant, ou plutôt tournoyant sur lui-même, solitaire et solaire.

Cette demeure est la plus vaste de la ville. Les décorations y ont été maintenue dans les restaurations sans concession au goût de l’époque et on peut dire qu’on se trouve là dans une sorte de maison musée.

Les mosaïques de sol à motifs figuratifs retrouvés ici ne se faisaient plus à Pompéi au Ier siècle après J.C., la mode étant revenue aux motifs décoratifs simples.

Dans le second atrium, on a découvert l’empreinte du corps d’une femme où furent retrouvés les bijoux, les ors et tout ce qu’elle tenta d’emporter dans sa fuite.

A mesure que l’on avance, que l’on improvise notre progression dans les rues, loin du forum, les foules se font bien moins compactes. Il arrive qu’on puisse même avoir quelques perspectives parfaitement lisibles sur de longues via jusqu’au point de fuite à l’horizon, sans qu’il ne s’y trouvent que quelques grappes éparses de visiteurs dans les lointains. Les rues sont fréquemment jalonnées de ce qui reste de colonnes de pierre rougeâtre sous le ciel. Parfois, quelque ruelle étroite débouche sur des ensembles de cyprès avec pour fond le Vésuve. On imagine alors, en fermant les yeux, à la vie retrouvée sur les pavés et les dalles, le rythme des va et vient des enfants à l’entrée des maisons, les animaux domestiques, le voisinage et le passage de troupeaux et de bergers.

Dans la via delle Terme, on aperçoit le chien en mosaïque, prêt à mordre s’il le fallait, Cave Canem, dans l’attitude toute réaliste du « chien méchant » de toujours.

C’est dans la suite de cette via que la poésie s’élargit, à mesure que l’émiettement des visiteurs se poursuit. On y entendrait presque le silence au pied du Vésuve qu’on croirait maintenant tout près, le long de chemins jalonnés de cyprès.

Nous sommes sur la voie de la Villa des Mystères. Après la Porte d’Hercule, le chemin est légèrement descendant. Bordée de colonnes et sur la droite, sur un léger promontoire, une ruine de temple dont on voit encore quelques alignements de colonnes circulaires. Sur fond d’azur absolu, et le règne romain d’une végétation d’arbres maigres, et de cyprès comme autant d’éléments indispensables au décor.

Le chemin dallé s’élargit ensuite à la via delle Tombe où se trouve, de part et d’autre, la nécropole de la Porte d’Hercule et la villa aux colonnes à mosaïques. Ensuite un sentier improbable mène dans un creux de vallon et un bouquet de cyprès, à la Villa des Mystères. Depuis celle-ci, on voit la mer. Comme si la villa s’était désolidarisée de la ville derrière elle. On pourrait penser que ce lieu était déjà suffisamment éloigné pour être considéré comme une sorte de « hors les murs ».

L’ensemble des bâtiments est sombre, des pièces reçoivent suffisamment de lumière pour y apercevoir fugitivement, sur des murs isolés de toute franche clarté, quelques peintures décoratives. Des galeries couvertes circulent autour de parties encore en chantier. Jusqu’à l’endroit quasi miraculeux où dans la pénombre surgit le plus extraordinaire ensemble de peintures murales, un cycle complet de fresques.

On ne sait avec certitude le pourquoi d’un tel réalisme dans le contexte d’une maison privée. Il s’agit d’une mégalographie (scène à taille réelle), développée comme un récit, autour dit-on, de figures incomplètes de Dionysos et d’Ariane. Ce sont les fonds rouges qui dominent sur une mise en scène très théâtrale des différents motifs représentés. Les deux hypothèses le plus répandues y voient soit la célébration d’un mariage, soit un cérémonial d’initiation aux mystères dionysiaques, d’où le nom de la villa. La scène de larmes d’une jeune personne se réfugiant sur les genoux consolateurs d’une autre femme laisserait douter d’une scène ordinaire de mariage. Par contre, la présence d’un vieillard assez libidineux, de comédiens, de masques et d’une femme prise dans une attitude théâtrale d’effroi, entre autres séquences sans réponse pour moi, laissent planer plus que des doutes.

L’impression n’en demeure pas moins qu’on se trouve devant un des grands moments de la peinture universelle. Comme de tous les différents épisodes fragmentés entrevus sur place ou dans les musées qui en conservent les traces.

La pente est plus rude à remonter que prévu jusqu’à la Porte d’Hercule. Les rues se font plus désertées, elles paraissent parfois plus larges. J’ai le vague sentiment de me trouver à certains moments dans un labyrinthe dans lequel viennent s’immiscer les étrangers d’un jeu dont on ne connait pas les règles. Un jeu de piste où manqueraient certaines pièces.

Ce ne sont plus maintenant que quelques groupes, de moins en moins nombreux, écoutant les speechs de cicérones balbutiant, comme ils l’ont appris eux-mêmes sommairement, les secrets de l’histoire des pierres.

Les rues sont longues, et les dalles bien souvent disjointes, formant parfois de véritables obstacles à la marche par l’érosion des pierres devenue lisses ou totalement disjointes.

Redescendant par via di Mercurio, le soleil rend maintenant la pierre blonde ou d’un ocre saturé suivant les édifices. Puis dans le prolongement, la via del Foro débouche à nouveau sur le forum plombé de lumière. La statue du centaure semble encore plus impérialement dressée face au Vésuve, mais je pense qu’il s’agit d’une attitude que le créateur de cette œuvre récente a disposée ainsi comme symbole du destin de la ville. Venant de la via del Foro cette attitude est plus évidente qu’au soleil montant de ce matin. Les vestiges des temples, des monuments comme hébétés, offrent dans ce résidu de plaine toute l’étendue du dynamisme oublié d’une cité fière et ordonnée.

C’est dans la suite, au sud du forum, après l’Arche d’Honneur, la belle et plus étroite via delle Scuole, jalonnée de colonnes irrégulièrement dressées. Elle mène tout au fond du site, jusqu’à la maison des mosaïques géométriques. Puis la grande poésie, l’inexplicable harmonie des formes, des rencontres hasardeuses de la pierre, des cyprès, du ciel, offre un paysage éblouissant de simplicité à l’angle et dans le prolongement de la via della Regina.  Cela devient soudainement, mais peut-être est-ce par une adhésion subjective, plus bucolique, à l’angle de la via des 12 Dei.

Est-ce dans le premier tronçon ou le second de la via Regina que se trouve la plus émouvante surprise. A l’intérieur d’une maison dont l’accès n’est guère possible, surgissent dans le fond mural, en glissant un œil, les plus belles apparitions de peintures pastels. Des personnages solitaires, certains dans des postures sculpturales dans l’embrasures de portes, un sacrifice illisible, dans des bleus, des jaunes et des rouges d’une clarté et d’une légèreté qui seraient presque des Bonnard avant l’heure. Au premier plan de notre angle de vue, une mosaïque représentant des lutteurs. J’apprends en faisant ce récit qu’il s’agit de la Palestre delle iuvenes, la salle de sport des jeunes avec vue panoramique sur la mer.

Le grand théâtre est bientôt en vue. Par la via dei teatri nous débouchons sur une magnifique enfilade de colonnes d’un temple en ruine sur l’allée du Forum triangulaire, enfoui dans des bosquets de fraîcheur. Puis c’est la via Tempio di Iside, le temple d’Isis. Jouxtant le théâtre, plusieurs entrées y sont dissimulées. Le temple avait ses rites journaliers. Un escalier souterrain menait à l’eau sacrée du Nil.

Par l’une des portes du temple on arrive en pleine lumière dans l’amphithéâtre de pierres grises. Le grand et le petit théâtre. Les cicérones japonais ne savent plus comment donner de la voix.

A l’angle du Temple d’Esculape, c’est à nouveau la via Stabiana qui descend jusqu’à la porte du même nom. J’ai l’impression que je m’imprègne de la ville, de son aridité et du rythme de ses angles et de ses fuites vers l’horizon. La perspective est maintenant d’une poésie ineffable de pins qui s’accrochent à l’azur, de pierres surchauffées et sereines, et de collines dans les lointains, hors les murs.

La lumière d’après-midi a rendu l’Apollon encore plus apollinien. Le ciel plus dense et cru. On sentirait presque le métal vert de gris palpiter dans la tension des muscles. Le Vésuve se dessine imperturbablement calme sur l’azur.

C’est en sortant de l’enceinte de la cité, par un petit portillon, qu’on accède à l’antiquarium de Pompéi. Déjà ébloui de tant de lumière, il faut maintenant admirer à froid dans la clarté artificielle, les peintures et les dernières merveilles sauvées des désastres. Parce qu’ici, tout est question de retrouvailles et de miracles de résurrection d’un vieux monde englouti. Dans la première salle, ce sont des statues grandeur nature de déesses, puis des enfilades de salles condensant un grand nombre de peintures provenant des quatre différentes périodes stylistiques. J’aurais retenu ce personnage féminin debout, dressé sur un char rouge, entouré d’angelots, avec à ses pieds quatre éléphants dont un qui paraît agenouillé.

Un buste de Dyonisos vert de gris, écaillé, et même borgne.

Mais le plus émouvant reste cette reproduction de trois moulages de personnages découverts dans la position dans laquelle ils trouvèrent la mort. Le quatrième, seul, la tête tournée vers le sol, le bras replié sur le visage.

Nous n’avons pas tout vu aujourd’hui. Comment aurait-ce été possible ? Après cinq heures de déambulation, de marche et d’une contemplation de tant de lieux, que même la villa des Vettii a échappé à notre curiosité. La maison des peintures érotiques notamment. Priape, Dédale montrant la génisse de bois à Pasiphaé

Avant l’entrée dans le site, il avait fallu nous munir de chapeau ou de casquette. La dame du petit bazar nous a offert, en plus, un de ces petits porte-bonheur qui font fureur ici. Une sorte de poivron cornu en plastique. Il y en a de toutes les tailles. On peut en trouver par grappes s’ils sont petits. Il a été difficile de savoir quelle est la signification de ce porte chance, mais comme la forme l’indique, ces cornes semblent symboliser celles du mari trompé qui, je le suppose, dans son ignorance, ne perd pas le bonheur, et la chance qui est la sienne. Un peu comme cette main dont le majeur et l’auriculaire dressés, en s’agitant vers un danger supposé, sont un signe de conjuration contre le mauvais œil. Naples, dans toute son ambigüité et ses vieilles croyances.

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Le train roule sur les paysages qui défilent dans une lumière subtile de petits ports, de banlieues et de maisons grises. Le soleil passe déjà de l’autre côté.

Puis c’est l’arrivée à Garibaldi et la correspondance pour Toledo, où les visiteurs, maintenant, mitraillent d’ébahissement l’escalier mécanique sous ses voûtes bleues et sa perle marine.

Quartier Spagnolis. On essaie un petit vin local dans une rue montante où la musique n’envahit pas l’espace. La terrasse est bancale à l’angle d’une rue beaucoup plus passante, mais les jambons crus, les olives géantes et les spécialités de petits pains craquant comme des biscuits salés feraient presque sauter un repas.

Puis, on suit les pavois bleus et blanc le long de la rue montante, puis une autre, et à mesure, on sent la densité des badauds et des scooters qui enflent toujours plus. Du bleu toujours, de la couleur de Buittoni surtout. L’anarchie naturelle du rythme du cœur napolitain se double ici d’un négligé qui semble être revendiqué. Le linge aux fenêtres se confond bientôt avec les rubans bleus et les larges caractères noirs des inscriptions qui revendiquent quelque fierté, la gloire de Maradona, son portrait de plus en plus grand, le mélange des bleus du Napoli et du maillot aux couleurs de l’Argentine, à mesure qu’enflent et grondent les mouvements maintenant fébriles de ceux qui grimpent comme nous vers le nouveau temple de fierté des pauvres. C’est le chemin du « mural ». Comme on va vers un lieu de pèlerinage.

C’est sur une petite place, saturée d’une foule bigarrée que se trouve la fresque légèrement délavée du dieu de Naples. Des lampions, des effigies démultipliées, des oratoires et des bougies brûlent tout alentour. Les murs sont écaillés et le linge aux balcons, eux—même, semblent porter l’allégresse de la bonne nouvelle. Naples est invincible.

Plus calmement, comme on trouve sa vitesse de croisière, on trouve ce soir la meilleure table qu’on aurait pu souhaiter dans le grouillement aléatoire de Spagnoli. On s’est même fait un nouvel ami, Mario qui nous considère avec le respect et la juste onctuosité qu’il faut pour nous faire déguster le thon mi-cuit à la perfection. Avec le vin blanc des Pouilles.

 

Dimanche 13 Août

 

Revenu à Nice vers le 20 de ce mois, j’apprends à la radio que Stéphane Lissner a été limogé avec un préavis de quinze jours du Théâtre San Carlo de Naples il y a quelque temps déjà. « Vous comprenez, ce sont les sbires de Madame Meloni qui ont eu ma peau ». Et je me dis, pourquoi d’ailleurs l’avait-on fait venir ? La question me tracasse. Un wagnérien comme lui, n’ont-ils pas eu quelques regrets au pays de Caruso ? N’aurait-il pas eu quelque animosité contre le Dieu du mural ? Non, tout compte fait, c’est un complot politique. Et de se répandre en jérémiades sur France Culture. Vous comprenez, un homme de ce talent, si droit, si lisse…

Naples est la seule ville où je ne lève pas les yeux pour savoir si le ciel va tourner. L’azur toujours, sur Toledo. On descend doucement vers la mer. Le San Carlo se trouve tout à la fin de la longue via Toledo qui se noie sur la piazza del Plebiscito. L’urbanisme sur mesure. L’église à rotonde, San Francesco di Paola, tout au bout, trônant sur l’immense arc de cercle, sous la protection des lions allongés de part et d’autre, et le San Carlo en face. Et puis des palissades, hélas, des podiums pour les « vociférants ». Mais des panneaux entourant les échafaudages à la gloire de Caruso, tout de même. Et puis, tristesse, le théâtre est en réfection, fermé au public pour une durée indéterminée.

De l’extérieur, il ne paie pas de mine. La Scala paraîtrait presque pimpante en comparaison. A aucun endroit, sur toute l’étendue physique du bâtiment, on ne se douterait qu’un tel mythe de l’art lyrique est aujourd’hui là, sous mes yeux. Sinon que sous les arcades d’une entrée discrète, où sur des affiches anciennes se lisent les noms de Pierre Fournier, Emile Gilels ou Horowitz et quelques noms illustres de la baguette, qui parlent d’un temps fastueux. Pas même une affiche au nom de quelque gloire du chant.

Nous ne verrons donc pas l’intérieur exceptionnel de ce temple des ténors. Le temple des velours et des ors, des balcons sur cinq étages et un plafond somptueux décoré au XVIII° siècle. N’oublions pas que les théâtres à la napolitaine de Nice, et de tous les autres conçus de cette manière, ont leur prototype dans ce San Carlo…

La distance est longue pour aller tout au bout de ce bord de mer qui voit les couchers de soleil sur le Vésuve. Mais il fait si beau. Et il s’agit d’aller à pied jusqu’au port de Mergellina où se forme l’extrémité nord de la baie de Naples.

Sur France Musique cette fois, le 31 Juillet vers quinze heures, avant notre départ. Une archive de Radio-France. Ça ne s’invente pas : « Georges Thill, vous avez fait vos études au Conservatoire de Paris après la Première Guerre ?

– Oui, je n’étais pas spécialement brillant. J’avais aussi pour condisciple un certain Podesta qui chantait avec une voix rentrée, une émission désagréable et serrée, d’autant qu’il avait un potentiel qui ne s’épanouissait pas. Un jour il me dit, je pars à Naples pour des cours avec une sorte de sorcier de la voix. Lorsqu’il fit sa réapparition à l’examen de fin d’année, sa voix, son style étaient méconnaissables. Il avait été déconstruit probablement et refait par le sorcier en question. Je demandais donc à suivre son exemple et partis moi aussi pour Naples. C’était il y a cent ans en 1923… Et j’ai étudié avec ce rival de Caruso, cet homme qui n’avait pas une voix d’épaisseur et de format exceptionnels, mais c’était le chant incarné, le rossignol napolitain. Une voix longue, souple, il pouvait tout, avec un legato, une diction, une aisance ! Un maître du bel canto, le seul probablement encore vivant.

J’ai étudié trois années avec lui. J’étais devenu son élève préféré. Avant de partir, avant que je n’accomplisse le destin qui fut le mien, le grand Fernando de Lucia me dit : tu as maintenant tout mon savoir, tu feras une grande carrière, mais tu seras le dernier des grands ténors. Après… »

Je me souviens que Georges Thill avait aussi parlé avec chaleur d’un certain petit port au bout de Naples, à Mergellina, où il avait souvent mangé le poisson. Il y a juste cent ans.

Cent ans, c’est peu et c’est beaucoup. Mergellina, du temps de ces ténors et du poisson sur le petit port, a bien changé si j’en crois le récit de Georges Thill. Pour y aller, nous longeons le bord de mer. Les immeubles quittent progressivement leurs habits de pauvre. A l’angle de la via Partenope, après le petit port de Santa Lucia, certains hôtels pourraient côtoyer ceux de Cannes sur la Croisette. Depuis cet angle, sur la rive opposée, vers Mergellina tout au loin, on aperçoit les balcons de Naples sur ses collines. Et puis, sur le plan, j’avais noté un long espace arboré qui relie Partenope aux abords de Mergellina. Il s’agit en fait d’un parc maigrement arboré, mangé de chaleur et de négligences. On y trouve tous les déchets qu’une municipalité probablement débordée ne saurait rendre riant bien qu’il ait la chance de longer tout ce bord de mer. J’y ai rencontré un petit temple néo grec, de belle proportion, lacéré d’un méchant grillage métallique enrobant et enserrant tous les détritus de plastiques, les vieux cartons de pizzas et toutes sortes de souillures, parmi les ronces et les herbes folles, là où il eut suffi d’actionner une manœuvre de débroussaillage et d’assainir une fois pour toute les abords d’un si charmant petit édifice.

Puis, sans que la transition se fasse nettement, c’est le port au bout de ce bord de mer. Des bateaux de plaisance, de petites embarcations aussi, quelques pêcheurs en eaux noires. Puis une longue digue tout au bout de l’anse du port. Une plage de sable sans couleur donnant sur les eaux mêmes de navires à moteurs. Et des baigneurs, des enfants surtout, et des détritus visibles de loin sur les sables. Entre ces diverses immondices, des cabines de déshabillage en bois, comme on en faisait dans les stations estivales du début du XX° siècle, ou encore à Deauville. Mais ici ce sont des vestiges pour des pudeurs anciennes. La saleté et le malodorant y a remplacé le sens de l’hygiène et de la décence.

Mais comme les hauteurs de la ville sont belles au-dessus des toits bleus et blanc des cabines ! C’est Naples regardant la mer depuis ses balcons.

Le long des trottoirs, les restaurants et les simples échoppes de fruits de mer ne respirent pas l’air de la mer… On a malgré tout du mal à trouver une place disponible pour prendre un verre. A Naples, on veut surtout réserver les tables pour la seule restauration. Et dès dix heures du matin les couverts sont dressés. La notion de bistro, de petite terrasse pour rêver avec un verre de blanc devient chose difficile. C’est Mergellina en 2023.

Et puis, un peu en retrait, un restaurant semble somnoler. Nous y sommes les seuls clients quand le personnel s’affaire encore à sortir des tables et des chaises.

– Deux verres de blanc, est-ce possible ? La serveuse qui semble la fille de la patronne arrive avec une bouteille de vin qu’elle pose sur la table et nous la présente du côté de l’étiquette.

– Non, seulement deux verres !  Sans un mot, elle s’en va déboucher un peu plus loin et revient avec deux verres tulipe grand modèle, quasiment remplis.

Je fis remarquer à Cécilia qu’il ne restait plus qu’un fond de bouteille. Deux verres avaient suffi à solliciter la bouteille presque en son entier ! Evidemment, elle n’avait pas servi deux verres pour rien. Elle ferait probablement payer en conséquence.

Au moment de payer, après que la patronne, le vieux propriétaire et quelques autres personnes de la maison nous eussent souri et poursuivi leurs préparatifs, la jeune fille vint nous dire : « dieci euros ». Dix euros. Moins chers que sur les quais de ce même Mergellina et moins cher qu’on ne pourrait jamais le rêver à Nice…

Naples et ses contrastes.

C’est quelque part près d’un parc, où nous n’irons pas, près de la gare Sannazzaro, l’autre poète des lieux, qu’est le tombeau supposé de Virgile.

Mergellina se situant à quelques cinq kilomètres d’où nous étions partis, le retour se fera confortablement à l’ombre d’un tram. La lumière est très forte à cette heure, et l’avenue Gramsci qui trace parallèlement à la mer, dresse de très beaux immeubles cossus. La nuit, du haut des collines cette avenue forme une tranchée lumineuse partant du pied de celle-ci et s’en va embrasser une perspective complète de la ville jusqu’au Vésuve. C’est au rondpoint Sannazzaro qu’est la gare à l’entrée de pierre très ouvragée.  Nous rencontrons un petit bonhomme qui parle français et nous renseigne sur la station qui nous déposera près de chez nous. La gare abrite à la fois le tram pour la partie urbaine, mais également le train qui dessert au-delà de la ville.

C’est à Monsanto qu’on descend. Un des cœurs du Spagnoli, éblouissant de lumière vers les treize heures. Les façades crues des maisons, le linge aux balcons, les pavois aux couleurs de Naples toujours et de l’Argentine mêlée, creusent plus encore le sentiment de traverser les boyaux même de la ville. Comme la station est déjà à belle hauteur sur le flanc de colline, la descente est douce et facile jusqu’au petit marché aux poissons qui jouxte Toledo.

Seize heures trente.

Grimpant par la via San Liborio depuis la Piazza Carità, on accède à nouveau à la station Cumana et au funiculaire de Monsanto.

La montée vers le Castel Sant’Elmo est un enchantement. Le funiculaire est d’un genre nouveau et ressemble plus à un autobus sur rail qu’à ces anciennes coquilles d’œufs qui menaient très haut, suspendues par un câble dans le ciel. La marche est lente et j’ai le sentiment, durant cette ascension, de traverser jusqu’à les toucher, les maisons, de pénétrer au cœur de ces quartiers en hauteurs, jusque-là invisibles, grouillant de vie. La lumière déjà rasante dessine des reliefs empreints de mélancolie sur les fenêtres ouvertes, les bouquets de jardin et les grappes d’autres quartiers dans les perspectives lointaines. Et à mesure que nous grimpons sur ce rail, la ville s’affiche dans ses lèpres, ses couleurs, ses balcons à portée de main, mais maintenant vue de bien haut. L’arrivée se fait sur une esplanade donnant sur de tortueuses ruelles calmes et silencieuses. Et c’est depuis un parapet, au pied du château, qu’on a la première vue sur la baie.

Le Castel Sant’Elmo est une véritable forteresse. Avec son pont levis, ses chaînes et ses murailles épaisses. Pour parvenir à la terrasse d’un premier niveau, il faut traverser un méchant couloir sombre qui serpente dans le cœur du château et sortir en pleine lumière sur un panorama complet de la baie, avec les premiers plans, les plans intermédiaires et tout en fond de paysage, en point d’orgue, le Vésuve. La mer est d’encre et les docks dressent leurs grues comme de fines aiguilles dérisoires, les gros navires se confondent aux digues qui les abritent et la ville scintille dans des teintes de jaunes et de vert confondus.

Dans ma mémoire surgit cette reproduction d’un tableau d’Albert Marquet que j’aurais eu sous les yeux durant des années, dans la cuisine de la Nonina, qu’il en avait perdu ses couleurs vives avec les années. Mais les contours, le dessin même de la structure de la vaste baie de Naples y étaient déjà comme je les ai maintenant sous les yeux.

Depuis le second niveau des terrasses où je me suis risqué, j’ai le bonheur de n’être pas frappé par mon vertige habituel. Je peux voir dans le grouillement des quartiers de la ville, dans le jaune et vert mêlés, la lame noire de la decumani bien saillante de Spaccanapoli qui montre le tracé millénaire de la ville. Disparaissant en perspective dans les lointains, jusqu’aux quartiers d’affaires.   

On distingue très nettement Santa Chiara qui domine de sa stature sereine le milieu de la lame, et jusqu’à la gare ferroviaire Garibaldi.

Pour le bonheur de la photographie classique, la vue d’ensemble de la baie côté Vésuve est soulignée par le premier plan de la façade de la chartreuse de San Martino à quelques coudées au pied du Château.

A main droite de cette perspective, c’est la ville avec tout le plan sur le bord de mer rectiligne, le bas de Toledo qu’on devine depuis le large dôme de l’église San Francesco di Paola, et sur la droite, dans le prolongement, la longue bande verte hérissée d’arbres du jardin au petit temple grec que nous traversions encore ce matin. Tout au loin, dans un léger contrejour crépusculaire, Mergellina et son bassin sombre, presque triste. Au large, découpée dans les vapeurs des lointains, l’île de Capri. Celle de Procida ?

Tout là-haut, la mer paraît indubitablement dans son bleu le plus noir d’encre, avec tous les Marquet que je peux imaginer.

Le temps paraît suspendu un long moment.

Avant de redescendre, c’est un peu la pause crépusculaire sur une placette très parisienne aux pavés et aux toits mansardés, presque montmartrois, ses arbres maigres et ses maisons tranquilles comme ignorantes du chaudron des spagnolis juste en dessous. On y prend le blanc frais à l’orée de ce quartier de Vomero, qu’on devine poétique et silencieux. On y entend des chants d’oiseaux, ce qui est presque un miracle ici.

Et puis, comme on l’avait promis à Mario, on vient déguster à Taverna d’e Zoccole, les pâtes aux œufs d’espadon, les paccheri d’ova di pesce, avec le vin blanc bien frais. On y est attendu.

 

Lundi 14 Août

 

La journée sera celle de Procida. Certains vont vers Ischia, d’autres à Capri. Nous nous contenterons de l’île des pêcheurs, la plus proche de Naples, restée authentique dans son rythme, d’après ce qui nous est promis. Je souris d’ailleurs en pensant que depuis longtemps déjà, Capri, c’est fini

Le port est saturé, les guichets assaillis à la Compagnie « Caremar ». Et puis, le navire s’en va, longeant la longue digue où se dresse tout au bout de celle-ci, une petite statue de saint, le bras tendu en signe de protection et de bénédiction, avant les grands voyages. Procida n’est qu’à quelques kilomètres.

Depuis la poupe du bateau, la lumière violente découpe les côtes que nous longeons durant tout le temps de la traversée. Le sillage laisse une traînée qui paraît rejoindre dans son axe, le fantôme vaporeux du Vésuve dans les lointains. Dans la baie de Naples et bien plus loin encore, on ne quitte jamais vraiment le Vésuve. Comme un phare indiquant le cap. Sur l’arrière du navire c’est l’effervescence. On se presse pour photographier la côte qui évolue dans un relief tourmenté, puis on en vient, de l’autre côté, à apercevoir les îles d’Ischia dont le sommet dépasse Procida au premier plan. Ces îles ne sont pas face à Naples comme je l’avais cru, mais dans le prolongement du port de Mergellina, et longe ensuite le littoral, jusqu’à parvenir à notre destination, à peine séparée de la côte de moins de dix kilomètres.

Le navire accoste dans la partie portuaire et active de l’île, avec ses cafés, ses terrasses et ses petites boutiques de marins. L’affluence est compacte à cette endroit. Il n’est que neuf heures trente, mais passé le quai, et plongeant dans la première rue parallèle, c’est le village presque endormi, alangui dans un rythme d’insulaires qui paraît nous ignorer. Nous sommes loin des frénésies luxueuses de Capri et des indolences feutrées. Les petites boutiques de la rue montante ont des façades simples et sans attrait particulier. Certaines doivent avoir la même physionomie qu’il y a cent ans. Les pavés montent toujours vers je ne sais quelle perspective sinon de grimper longtemps jusqu’à déboucher sur une petite place dévoilant la partie opposée de l’île et la fameuse Marina de Coricella.

C’est en montant encore qu’on va découvrir dans un éblouissement de couleurs et de lumière, l’exposition en panoramique d’une myriade de maisonnettes, de clochers, de petits bateaux, autour d’une anse où sont amarrées les barques des pêcheurs dans une eau noire et sereine. La profusion de ces enfilades de petits cubes violemment contrastés de bleus et de rouges, de jaunes et de verts, de clocher et de terrasses blanches, face à l’eau cobalt qui forme un arc de cercle, est un des plus beaux enchantements de paysages antiques qui soit.

C’est ici, un peu la synthèse de ces émerveillements qui saisissent à Oïa sur Santorin, ou à Burano au bord de Venise, en moins alanguie. Peut-être aussi, lorsque nous irons, aux Cinque Terre. Mais cette espèce de Cythère aux mille feux éclatants donne sa plénitude au somment de la rue en pente sur la colline et une petite plateforme au pied du château. L’exposition solaire est telle que Coricella ne manque jamais d’une lumière permanente, la courbe se faisant en un arc tracé par la course solaire menée d’un bout à l’autre de la marine durant tout le jour.

Les différents points de vue se multiplient suivant les angles de ruelles, les escaliers à flanc de colline, les multiples belvédères, qu’on croirait que ce panorama de Procida a été antérieurement conçu pour se profiler comme un écrin né pour s’épanouir de sa propre beauté.

Cette image violente d’ordre et d’harmonie chromatique est une des rares qui puissent donner crédit à l’idée d’immuabilité du temps dans la vie des hommes simples qui ne quitteraient jamais leur lieu de naissance.

Tout en haut de la colline, au plus panoramique sur Coricella, depuis le plateau qui regarde aussi vers l’île d’Ischia, se trouve une église modeste, et un promontoire qui plonge à la fois sur la mer, et sur une falaise abrupte.

La vue sur un Vésuve de velours et sur la côte à peine perceptible dans un fond vaporeux, offre le plus beau des paysages, fragile et comme dépendant de la lumière. Seules des traînées blanches au sillage de rares bateaux de plaisance soulignent l’encre profonde des eaux autour de l’île.

Faisant le tour des ruelles autour de l’église, le temps s’est arrêté sur le seuil des maisons. Certaines ont leur porte d’entrée au-dessus d’une rangée d’escaliers grimpant, comme pour mieux monter encore vers quelque azur supplémentaire. D’autres ont une vue sur Ischia ou sur le Vésuve.

A mi- pente, revenus sur la placette où se rejoignent les deux rues principales, nous faisons halte au bistro. La large terrasse permet d’avoir un point de vue sur les maisons du dessous où pendent des filets et des linges, des terrasses où sèchent des vêtements.

Une conversation, à une table voisine, entre trois ou quatre natifs des lieux se fait en napolitain, et peut-être même en un napolitain si localisé qu’on ne saisit un seul mot compréhensible en rapport avec l’italien. Du moins mon oreille n’en perçoit les subtilités façonnées par des vents, des couloirs et des modes de vivre façonnés par le temps et les géographies qui marquent leurs différences.

On redescend doucement par une rue où est l’église à coupole, visible comme le point de repère principal depuis n’importe quel endroit de l’île. C’est le lancinant épanouissement des maisons bleues et jaunes, vertes et rouges, toujours en harmonie avec le ciel. C’est l’heure du silence.

Puis tout le long de la marina, ce sont les barques et les filets immenses, accostés ou hissés sur le quai, parfois sur leur flanc. Quelques-unes vont reprendre la mer après le toilettage. Il n’est guère de gros navires sur ce côté de l’île. Rien que le temps lisse qui passe sur le rythme des entrées et des sorties de la pêche. Même les terrasses qui couvrent d’ombre d’Est en Ouest les quais dans leur ensemble ne troublent la quiétude de ce coin de port. On entendrait presque, en y prêtant l’oreille, les légers clapotis contre le flanc des quais. Nous sommes loin des luxuriances d’autres iles. Ici, c’est un peu une Cythère discrète.

Par les rues et par les chemins dirait l’inspiration de Debussy. Nous rejoignons bientôt, pour l’heure de l’embarquement, l’autre quai par lequel nous étions arrivés ce matin. Les terrasses se font plus désordonnées et plus grouillantes.

Comme le monde est petit, nous rencontrons notre logeur, Chicco Fusco, tout fier de nous présenter une de ses filles.  

Puis vers quinze heures, c’est le retour vers Naples. La lumière rend le découpage des côtes plus blond et le relief plus saillant. Mais les rétines sont encore dans le criard des bleus et des rouges, des jaunes…

Place Bellini, que nous avons adopté pour le vin sombre, Nero d’Evola, c’est le rendez-vous prisé des promeneurs. Nous y avons notre place sous la verrière, à l’abri des plateaux intempestifs de serveurs impeccablement raides dans leur va et vient en tenue blanche et noire.

C’est au sortir de ce restaurant de la via Santa Chiara, que la nuit a semblé s’abattre rapidement. L’éclairage étant devenu faible, la densité des graffitis a entamé une sorte de danse, tout à la fois immobile et macabre, de zébrures et de coulées informelles de signes et de couleurs d’une violence extrême.

Les murs, très hauts, correspondant aux enceintes du monastère, rendaient plus encore cette impression oppressante de prison close, d’autant qu’aucune rue ne venait couper ce tissu d’angoisse qui commençait à se refermer dans cette descente de Santa Chiara. Le chemin paraissait long. J’ai pensé perdre le sens de l’orientation tant le boyau était étroit s’en allant en une courbe tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, les couleurs prenant, sous l’effet des lueurs, des disharmonies fantomatiques et irréelles, une sorte de rictus d’enfer humain, qu’il fallut presser le pas jusqu’à sentir une échappée lumineuse.

Nous étions parvenus à Toledo, à hauteur de la Piazza Carità, par des goulets zigzaguant où pas une âme n’avait été rencontré, sinon ces sinistres cris de colère muette, imprimés sur des murs noirs comme autant de balafres de coups d’épée de fureur dans les ténèbres, et de signifiants de haine.

Retrouver l’orée des quartiers Spagnolis, ses maillots de Maradona et ses promeneurs tardifs autour de minuit, parut presque rassurant.

 

Mardi 15 Août

 

Le soleil toujours. La promesse d’une journée de plomb, puisque ce sera Herculanum.

Cette fois c’est sans retard que, depuis la gare Garibaldi, le train traverse des banlieues aux immeubles qui touchent souvent le ciel, mais avec de plus amples balcons que ceux d’en ville. Herculanum est en fait au bord de la mer ou presque. Il faut suivre la colonne des visiteurs qui descend une longue rue durant presque un kilomètre pour parvenir aux Scavis d’Ercolano. De loin, la mer est maintenant en vue.

 

HERCULANUM

 

Dès l’entrée de la cité, contrairement à Pompéi, on peut embrasser, depuis le léger surplomb, l’ensemble du site d’un seul regard. Dressée bien au-dessous du niveau de la ville actuelle, Herculanum apparaît au-dessous de la barrière d’enceinte qui descend progressivement vers une des allées principales, le cardo III inferiore. Les ruines dans leur ensemble sont enserrées de part et d’autres par les quartiers actuels qui surplombent celles-ci.  Avant d’atteindre le cardo III, on distingue la mer au loin, les pompoms des pins diversement disséminés et des cyprès noirs entremêlés aux pierres. La ville devait venir au pied de l’antica spiaggia léchant les murs extérieurs de la cité. D’ailleurs, le premier vestige qu’on a pu voir, dans une pièce spécialement aménagée, est un reste carbonisé d’une barque dont les boursoufflures du bois épais vont jusqu’à manger le cœur même de la barque.

Dès l’entrée dans les rues, le sentiment de fouler aux pieds un monde disparu se fait sentir à chaque regard posé sur la pierre. D’autant qu’au-dessus de la Cardo, les maisons actuelles se dressent depuis leurs balcons, leurs linges qui sèchent, comme un prolongement de la ville ancienne, une superposition des temps qui continuent parallèlement.

Si Pompéi est une symphonie, par son ampleur et ses dimensions sur sa vaste plaine, Herculanum s’inscrirait plutôt comme une musique de chambre à forte personnalité et à dimensions réduites. Une musique d’élite.

A côté de Pompéi, c’était une petite ville tranquille entourée d’arbres et de vignobles, où les habitants s’occupaient de pêche et d’activités maritime. On dit pour cette raison qu’Epicure n’aurait trouvé nulle part ailleurs un meilleur endroit pour ses méditations philosophiques.

Cinq mille habitants peut-être, cinq fois moins étendue que Pompéi. Elle fut détruite aussi en 79.

Les premières maisons sur notre droite de la Cardo III sont les Casa dell’Argo et la Casa di Aristide, qui nous attirent par les longs jardins aux arbres qui dépassent les vestiges et par celle del Genio, noyée dans un bouquet de cyprès.

On pourrait se perdre dans la dénomination des lieux, mais les huit îlots d’habitations repérés au XVIII° siècle sont numérotés en partant de I, au coin nord-ouest et en continuant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. La partie orientale, comme insula orientalis I et II. La partie visitée et accessible au public est constituée des quatre insulae III, IV, V et VI, d’environ quarante mètre sur quatre-vingt-dix., délimitée par des rues à peu près perpendiculaires. Chaque insulae est divisée en parcelles rectangulaires, occupées chacune par une maison. Tel est le périmètre qui s’offre à nous.

Je ne sais dans quel ordre nous avons traversé ces ruines, ni comment les reconnaître depuis l’extérieur. Je crois même que les archéologues du temps des premières fouilles devaient se donner quelques repères en forme de dessins ou de notes écrites, voire de codes sur lesquels prendre appui. J’ai retenu quelques bribes de maisons, de mosaïques ou de peintures, des surprises offertes au hasard des déambulations.

Le périmètre d’Herculanum étant moins vaste que Pompéi, il a été ainsi plus facile de s’attarder aux divers intérieurs des maisons. Presque toutes étaient peintes. Du moins des traces géométriques, des restes calcinés souvent de fresques hautement colorés.

La maison de l’Hermès de bronze, dans le Cardo IV peut être considérée comme un exemple de maison à cloisons sur plusieurs plans où des traces de riches fresques laissent à penser que le propriétaire était un marchand ou un personnage important, d’autant que la maison se situe au cœur de la cité.

Dans le tablinium est exposé un hermès en buste aux traits assez réalistes qui pourrait être le portrait du maître des lieux.

De nombreux intérieurs se succèdent ainsi, avec leurs peintures naufragées dont les vestiges font penser à quelque maison oubliée de l’enfance redécouverte après des années d’oubli et revue dans l’état. Comme je redécouvrais après plus d’un demi-siècle la maison qui m’avait vu grandir dans ce Rabat des années cinquante. Je crois qu’Epicure reverrait si possible, les fresques et les objets sans plus d’étonnement que ça, simplement frappés d’un voile de suie et de temps passé bien naturel, suppléant par la mémoire ce qui fut le cadre de son quotidien.

On s’arrête particulièrement à la maison de Neptune et d’Amphitrite qui s’ouvre sur le cardo IV, dans l’allée centrale de la ville. C’est une des plus remarquables par les richesses de ses mosaïques et par la disposition du triclinum qui laisse facilement imaginer ici les repas ou les lectures qui pouvaient s’y donner.

Dans ce triclinum d’été la banquette de marbre est installée en forme de U et s’appuie sur deux murs couverts de mosaïques. A gauche de la salle, une nymphée, fontaine décorative avec une niche centrale en abside, encadrée de deux niches rectangulaire couvertes aussi de mosaïques représentant dans un fond bleu profond, deux scènes de chasse symétriques à la fontaine, et des festons de fruits et de guirlandes de fleurs qui surmontent ces tableaux.

L’architrave qui couronne l’ensemble a perdu sa mosaïque, mais montre trois masques de théâtre dont un magnifique pris en une posture d’effroi à la manière d’une Minerve, extrêmement convaincant.

Mais le plus beau, qu’on voit dès l’entrée de la maison, reste la mosaïque d’ensemble des noces de Neptune et d’Amphitrite

 C’est au nord du Cardo IV que l’on atteint le Decumanus et le forum, qui marquent les limites actuelles de la cité au plus loin de la mer. C’est la principale voie et artère commerçante d’Herculanum dont le cardo V est l’extension logique. Contrairement à ce que l’on croit, la chaussée n’est pas pavée, mais en terre battue, d’éclats de tufs, de mortier et d’une couche de gravier.

Le forum n’est pas ici, suivant le schéma habituel des villes romaines, une place rectangulaire. Le decumanus s’élargit simplement d’une dizaine de mètres. Consacré aux activités civiques, il est séparé de la zone marchande par un grand arc et décoré de statues.

A la fontaine d’Hercule répond, tout à l’opposé de ce decumanus, le grand arc tétrapyle.

La Maison du Bicentenaire est l’une des plus somptueuse et des plus grandes du quartier. Elle s’ouvre sur le decumanus maximus entre plusieurs boutiques et s’enfonce au cœur de l’insula entre des maisons très modestes comme celle de la Belle Cour.

Au fond, un sol en mosaïques blanches et noires, puis des murs, disparates et diversement conservés, des parois à fond rouge montrent des tableaux dont les cadres sont nettement soulignés, de Dédale et Pasiphaé d’une part, Vénus et Mars de l’autre. Ce qui m’a le plus intrigué est un simple médaillon de Satyre caressant le menton d’une beauté juvénile qui ne semble pas plus surprise que ça. Vu en agrandissement de la scène, la psychologie des personnages, d’un témoignage pictural fortement altéré, est d’un réalisme remarquable bien que de taille modeste. Peut-être est-ce l’essence même de Pompéi et d’Herulanum que de se voir sans cesse dans le miroir érotique, et de mesurer tout à la fois l’atemporalité du désir humain. Il y a là comme une passerelle muette entre l’art hypnotiquement érotique des romains et ce que les peintres de la Renaissance ne cesseront de montrer avec Suzanne et les vieillards.

Au fond de l’atrium, un couloir mène à un petit jardin intérieur entouré d’une colonnade sur deux côtés et un escalier montant.

De la maison des Cerfs, je retiens un groupe de statues dont celle d’un cerf assailli par des chiens et en contrepoint un satyre portant une outre et Hercule en une position dérisoire, ivre et pissant.

Dans la pleine lumière d’après-midi, arriver à la Maison du relief de Télèphe est un éblouissement.  Le décor peint de cette maison date de la période flavienne. En traversant un ample vestibule, on entre dans l’atrium, voisine du modèle de l’architecture grecque : divisé en trois nefs par deux séries de colonnes. L’atmosphère suggestive de l’habitation est accrue par la couleur rouge vif des colonnes et des murs. On y reste un long moment, observant les nuances d’ocre évoluer à mesure que l’azur se densifie.

Un grand péristyle avec des colonnes de briques entoure un grand jardin sur lequel s’ouvre trois pièces de réception décorées de marbre. Dans une pièce voisine, le bas-relief néo attique du mythe de Télèphe, un fils d’Hercule qui a donné son nom à la maison.

J’ai encore sous les paupières cette magnifique statuette de bronze dans l’une des maisons proches de celle du Bicentenaire, montrant Hercule, le bras levé auquel manque la lance, dans une magnifique posture de sérénité et de force tranquille, sculpture dont on ne sait si elle est une copie ou si c’est celle qui se trouve au musée, à la sortie des ruines, qui en est une.

Sans avoir tout décrit, ni ambitionné d’avoir mis à plat l’univers complet de ces vestiges et de ces trésors, la boucle est tout de même bouclée, depuis le Cardo III initial, jusqu’à la maison du relief et celle du Cerf qui occupent le sud de la cité. Des rangées de cyprès annoncent la descente vers le rempart et débouche sur la porte marine.

Une rampe mène à une terrasse aménagée où se dresse la statue d’un des citoyens les plus influents d’Herculanum, Nonius Balbus.

Puis, sous l’esplanade qu’on descend par quelques marches, bordant l’ancienne plage de la ville, une série d’arches creusées à même la roche. Dans ces cavités qui servaient d’abri à bateaux et d’entrepôts portuaire, ont été découvert en 1980, plus de trois cent squelettes humains que l’on voit encore grimaçants.

La lumière est maintenant déclinante. Elle éclaire, depuis l’allée prise dans le sens du retour, surplombant l’ensemble de la cité, le plus beau paysage franciscain qui soit. Des cyprès sur la bordure et l’allée de droite, puis des maisons de la ville neuve qu’on aperçoit au-dessus des ruines, avec leurs linges, les craquelures de leurs murs jaunes, les fenêtres souvent sans volets et les terrasses à nu sous le ciel d’azur. S’entremêlent en une touche de la plus sûre harmonie de Sud, les palmiers et les cyprès entre les ruines et la ville haute.

Dans le ciel, à peine contrarié par quelques nuages tranquilles, comme pour habiller le paysage, le Vésuve.

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En fin d’après-midi, nous avons senti ce besoin de comprendre cette espèce de terreur qui avait été suscitée dans cette descente de la Via Santa Chiara, hier en début de nuit. Nous retrouvons en partie ces enfilades de blessures à la peinture comme des écritures de sang sur le Largo Bianchi Nuovi, dont le nom est maintenant clairement exposé, sur le prolongement du goulet qui paraissait interminable. Les tags les plus violents, les descriptions apocalyptiques des colères et des insatisfactions humaines s’affichent toujours, mais sans cette éclairage qui donnait une vision à peine simulée de l’enfer. Ce Largo aboutit à la Piazzetta Monticelli qui n’est pas maintenant sans paraître avec ses palmiers défaits et asséchés, avoir un certain cousinage dans le décrépi et le rythme lent, avec la Havane.

 

EPISODE CUISINE

 

Remontant donc cette fameuse via, c’est à la Taverna Santa Chiara que nous reçoit la mamma qui contrôle tout. On le sent dès l’entrée où chaque client est enregistré et attendu au quart d’heure près. On sent les chaudrons fumer, les cuisines affairées. On nous dispose dans un havre de tranquillité à l’étage où seules quatre tables occupent l’espace. Un couple d’américain et un grand monsieur noir, américain également, et puis notre table contre le mur. Le monsieur noir d’un certain âge se voit apporter une bouteille de champagne qui restera longtemps sur la table sans que personne ne la débouche. Il semble avoir ce chaloupé de l’esprit que d’autre peuvent avoir pour les choses du corps : il patiente. Après ce qui parut un bon quart d’heure, un officiant tout de noir et blanc, vient pour le champagne lorsqu’un cri jaillit du côté du couple américain et qu’une salve de mousse arrosât le pauvre monsieur noir tout autant que sa voisine de table. Le serveur sans perdre son calme s’en va chercher de quoi passer largement la serpillère tout le temps qu’il fallait, laissant en même temps le pauvre monsieur qui, dodelinant de la tête, avait dû en voir d’autres. Rapportant avec lui le champagne, le serveur disparut à nouveau si longtemps qu’on commençait à échanger quelques regards entre nos tables, partagés entre l’incrédulité et la curiosité de connaître la suite.

Un vin blanc apparut, qui n’était plus du champagne, et une conversation s’ensuivit qui fit comprendre qu’il n’y avait plus de champagne, mais que ce vin pourrait être OK…Durant le long moment qui suivit la nouvelle disparition du serveur, les américains échangèrent quelques mots dont on comprit que le monsieur noir venait commémorer quelque chose à Naples qu’il n’avait plus vue depuis quarante ans. Le serveur revint pour déboucher lorsqu’une nouvelle exclamation retentit. Un accident rare. Le serveur, tentant de défaire l’entrelacs de métal enrobant la bouteille, se coupe le doigt, ce qui le fit à nouveau redescendre les escaliers quatre à quatre. Le monsieur noir explique maintenant clairement aux américains qu’il y a des choses plus graves dans la vie et continue de faire danser sa tête de gauche et de droite, les yeux perdus au ciel comme si de rien n’était. Finalement on vit, après un temps encore assez conséquent, une femme corpulente et à la voix sonore, apporter un carafon d’un litre de blanc, le meilleur qui soit, du pays.

On ne sait si la descente en gamme s’est longtemps poursuivie, mais quand on est descendu pour payer, le serveur qui devait être le fils de la mamma, avait la main gauche enveloppée généreusement dans un gant noir.

 

Mercredi 16 Août

 

C’est en remontant Toledo vers la Piazza Dante qu’on voit, comme de partout d’ailleurs, ces petites églises du matin, qu’on remarque au dernier moment. Elles sont souvent insignifiantes de l’extérieur, se signalant seulement par quelque contorsion baroque au fronton, ou par un encastrement entre deux immeubles qui les rend d’autant plus absentes du regard. Quand on y pénètre, elles présentent presque toujours un plan d’une grande subtilité, soit une coupole avec des saints et des martyrs qui s’enfuient en spirale vers un siphon imaginaire, soit des travées et des chapelles riches de faux Caravage inattendus. Sombres comme leur renommée, avec des noms de saints que personne ne connaît, elles ont leurs fidèles perdus dans les travées, de vieilles dames, mais aussi quelques jeunes pieuses qu’on n’imaginent pas à cette heure.

Ce matin il fait gris. On attendrait presque la pluie tant il fait lourd. En remontant quelques parallèles à Benedetto Crocce, on parvient au Musée Archéologique, à l’angle de la Via Foria. Ce qui surprend immédiatement c’est qu’il est d’un rouge qui vire au gris, trapu et d’une dimension à l’échelle de ce qu’il regorge. Sales et négligés, les gros moellons de sa base sont mangés d’usure. Et malgré les magnifiques affiches encastrées sur les murs à intervalles réguliers, on est déçu par ce qui pourrait passer pour un simple mastodonte administratif.

On est étonné aussi de ne pas apercevoir la moindre file d’attente à l’immense porte principale, pas plus qu’à celles des entrées latérales. Un petit japonais nous fait comprendre que le 15 août tombant hier mardi, jour de fermeture, le musée récupère ce jour férié dès aujourd’hui. L’administration est toujours prompte sur les principes.

Ce qui fait terriblement contraste, c’est qu’un édifice d’un tel prestige se situe face à ce que j’ai vu de plus hideux de noirceur et de délabrement sous les arcades dès qu’on traverse la via. Tout le long de ce long immeuble qui entame via Foria, s’étalent une suie de tristesse, une calcination plus creusée encore que dans les quartiers pauvres. Des ordures et des tentes de fortune, des humains sans formes allongés de tout leur long, des chariots aux vêtement entassés, des galetas et des paquets jonchant le sol dans l’abandon le plus complet. Sur les trottoirs, les enceintes de protection de travaux publics sont à même la chaussée, démembrées et laissées à l’abandon depuis des mois probablement, comme des fétus de paille au vent.

La négligence de la mafia dit-on.

On fait halte sous ces arcades, dans l’un de ces rares cafés à l’italienne, c’est-à-dire minuscule, le temps de voir comment poursuivre cette matinée. Comme le Real Orto Botanico est sur la Via, nous poursuivons dans la direction.

C’est après la Porta San Gennaro que se situe la Sanità, grouillante et échevelée de couleurs, de marchés à ciel ouvert. On y présente aux pieds de l’église San Severo fuori le mura quelques publicités pour une exposition de l’artiste Jago qui revalorise un quartier qui a longtemps souffert d’une réputation fâcheuse. C’est, dit-on, un des cœurs populaires de Naples. Il s’y trouve toutes les vivacités et les bruits inhérents à l’expression des peuples du Sud. On passe devant le fameux et discret Palais Spagnolo caché derrière un porche si sombre que les différents étages du palais avec ses niches en formes d’arches, perdent cette illusion d’un rythme de jeu d’enfant.

Une douleur à l’endroit de mon hernie opérée il y a deux ans me fait craindre que la journée ne s’arrête quelque part dans cette charmante via Foria. Je reste assis de longues minutes à l’orée d’un garage à l’ombre. Les longues distances à pieds commencent à se faire sentir. De douze à quinze kilomètres par jour…

Nous atteignons le jardin botanique, après avoir poursuivi en droite ligne sous les arbres de cette belle avenue, l’escalier à double échappée qui ouvre sur le parc. C’est comme avoir quitté d’un coup les stridences et les noirceurs. Je soigne patiemment ma douleur assis sur un banc au milieu de nénuphars géants, des palmiers longs comme des cocotiers colombiens et des bruissements d’eau venus du décor environnant. L’Orto Botanico est un des plus prestigieux d’Europe, et bien qu’il me soit impossible, dans mon ignorance, d’y reconnaître les raretés et les subtilités végétales, nous cheminerons au hasard des beautés esthétiques des allées et des espaces à découvert.

De loin, on aperçoit des demoiselles entre deux poses de shooting photos avec, en fond, des cactus immenses et des massifs exotiques paraissant avoir poussés sur des parterres de pierres et des mousses artificielles. On croise, sous des serres à l’ombre, des plantes carnivores, aux lobes effectivement dentelés, prêtes à trancher, et des citronniers d’amour de très grandes tailles.

Des espèces sont protégés dans une sorte de couveuse géante où la température est maintenue dans l’illusion des tropiques (est-ce bien nécessaire ces temps-ci ?). On y voit des spécimens de palmiers et d’arbres à feuilles non caduques, grasses et opulentes, des lierres et des bambous, on traverse des bassins à poissons rouge et à nénuphars géants, et à mesure que nous traversons le parc, l’intensité de la forêt reconstituée se fait plus dense. Pour finir les allées se font plus sombre et les branches des arbres descendent presque jusqu’à nous.

Malgré la luxuriance de ces ensembles quasi amazoniens, l’ensemble du parc est mal entretenu, certains végétaux sont brûlés au soleil et semblent mourir de soif.

A l’heure du proseco et de l’apérol, nous faisons halte dans le seul bistro qui n’ait pas de paille plantée au milieu des glaçons. Même après avoir tenté d’en trouver chez ses concurrents…

C’est maintenant la redescente vers Toledo, en égrenant non pas un chapelet, mais un archipel d’églises encore inconnues dont certaines n’ont de remarquables que leur façade, comme certaines qui ne figurent pas même sur le cartoville généralement très précis. Près de Dante, je n’ai pu identifier tout au bout d’une ruelle insignifiante cette sublime façade tout en dentelle, jaune et blanche, méchamment encadrée par deux immeubles comme une perle perdue dans le boyau d’une ruelle improbable.

Quittant Toledo par une transversale, c’est à Santa Anna dei Lombardi qu’on admire la dernière beauté du jour avec sa splendide coupole de chapelle latérale et ses Michel-Ange. Car il n’est pas rare de croiser des Caravage ou des Michel-Ange dans de modestes églises. Et ici, ce n’est pas un Michel-Ange, mais plusieurs qui s’y trouvent ! Et une superbe déploration d’un Christ en bois entouré de tous les témoins traditionnels de la scène dans des expressions particulièrement doloristes.

Dans une autre partie de cet l’édifice n’ayant aucune façade ni d’existence latérales visible de l’extérieur, on accède à une chapelle néo-gothique peinte par Vasari.

Comme je cherche désespérément une sublime vierge à l’enfant exposée sur une affiche comme pièce maîtresse dès l’entrée, je demande enfin à une des guides l’emplacement qui est le sien, qui me répond qu’elle a été dérobée il y a bien longtemps, à l’époque de la restauration de l’église. C’est souvent ce qui fait entrer les curieux me dit-elle.

C’est à hauteur du jardin botanique, à « Figlia d’o marinaro » qu’on mange le poulpe en tronçons, juste cuit au four. Il faut dire que les bons restaurants, ici comme à Milan, sont souvent inscrits dans les guides et il n’est pas rare de voir les clients patients faire la queue durant très longtemps avant de se voir attribuer une place.

De retour à la nuit bien tombée, dans la faible lueur de l’avenue qui mène au 373, on aperçoit le spectacle le plus cruel et le plus infernal qui soit, d’un être humain dormant d’épuisement dont les seuls pieds et une partie des jambes nues apparaissaient derrière une bâche tendue, dos contre le mur.

 

Jeudi 17 Août

 

Partis juste à temps de la gare Garibaldi, à 7 heure 56, les trains en direction de Salerne ne partant que toutes les heures, nous voilà sur le chemin de Ravello pour la journée entière.

C’est en effet un petit calvaire que de s’y rendre malgré les quelques cinquante kilomètres qui la sépare de Naples.

Après le train, le car local suit une route à la fois sinueuse et extrêmement étroite. Il n’est pas rare, comme en Irlande, que les cars se croisant ne frottent leurs flancs les uns contre les autres. De Salerne à Amalfi, où la densité des véhicules se fait plus grande, les quelques villes côtières présentent toutes leurs chapelets de parasols sur les plages, comme autant de petits soleils sages qui attendent au brunissoir la peau des visiteurs des quatre coins du monde pour cette banale exigence de se brûler la peau.

Sur le bord de mer, on ne prend pas même le temps d’admirer le clocher d’Amalfi.

Pour finir, c’est une navette qui fait la correspondance pour la montée des six derniers kilomètres où se niche le village. Mais bien après qu’une empoignade généralisée eut lieu à la porte du véhicule. Des cris et des exclamations fusent en même temps que le passage se fait plus étroit. Ce sont surtout les femmes, et apparemment des latinos américaines qui paraissent les plus véhémentes à s’assurer une place dans le car. Vu de l’extérieur le spectacle aurait pu donner l’illusion d’une scène d’exode.

La montée vers Ravello est aussi escarpée que sur le chemin côtier, mais l’arrivée au village montre un visage méditerranéen moins plébéien.

Ravello a immédiatement un air aristocratique. Dans l’harmonie des arbres sous l’azur, dans ses pierres anciennes, son clocher roman qui donne sur la grande place. Et puis dans le courant du mois c’est le Festival de Musique. On y voit les affiches annonçant Orozco-Estrada, Kent Nagano, Alain Altinoglu, la Philharmonie de Munich, mais aussi des soirées de jazz avec des vues imprenables à plus de cinq cent mètres au-dessus de la baie.

La grande place est le lieu de tous les arrivants et de toutes les convergences.

Le Duomo domine ce grand espace, mais comme souvent la moindre chapelle, le moindre couvent sont aujourd’hui assujettis à des tarifs touristiques.

Il présente une belle chaire tout en pierre aux flanc marquetés de l’épisode de Jonas et de la baleine. En un assemblage de deux ou trois teintes seulement, on voit très lisiblement, d’un côté le moment de l’engloutissement de Jonas, et sur l’autre côté, Jonas évacué de la bouche de celle-ci.

Puis, c’est l’allée Richard Wagner. Wagner a toujours déniché des lieux magiques laissant ensuite des traces mémorables de son passage, comme Lucerne et la villa Wahnfried, Bayreuth évidemment ou aujourd’hui Ravello qui lui a donné le nom de cette allée. On comprend également qu’il ait prononcé cette phrase décisive : « J’ai enfin trouver mon jardin de Klingsor ». Allée donc de roses et de citronniers en légère pente donnant sur des villas dissimulées et une adorable petite vigne depuis laquelle on voit dans son entier, le clocher et la nef de l’église qui laissent à penser qu’il s’agit des vignes de la paroisse. L’allée qui relie la Place centrale à la via San Giovanni de Toro, véritable goulet aux pierres blanches, débouche sur une esplanade fleurie avec des maisons ocres jaune et rose, et d’autres éclatantes de blanc sous un ciel truffé de pins gigantesques. C’est l’Italie des affiches d’agence de voyage…

Le panorama s’ouvre ensuite à l’endroit de l’hôtel Principessa di Piemonte et son jardin, ses palmiers sur fond de mur d’ocre. Depuis le balcon qui plonge vers la mer, c’est tout l’éclat et l’enchantement de la baie amalfitaine qui surgit. Ses pins démesurés, ces parterres de fleurs le long des murets d’enceinte et ses arcades séparant la rue d’avec le domaine hôtelier. Car il s’agit bien d’un lieu hors classe d’une grande étendue qu’on peut apercevoir de divers endroits du village. Mais la vue sur la baie inspire le silence. Sur la côte escarpée, les villages dans le lointain, les routes sinueuses et minuscules reliant ceux-ci sur le découpage de la baie, la mer profonde et lisse comme un lac. Et quelques nuages flottant dans l’azur tranquille.

Allant vers l’Hôtel Caruso, dans le prolongement de la via, d’autres perspectives s’ouvrent sur ce large panorama. Une réplique du faune de Pompéi se dresse malicieusement au pied d’une cascade d’eau qui continue sa course vers les terrasses du dessous.

Revenu par l’allée Wagner, juste avant la grande place, on peut lire une plaque commémorative d’un passage en 1953, d’une équipe de tournage d’un film de John Huston, « Beat the Devil » (« plus fort que le diable »), où logèrent dans l’édifice à l’angle de l’allée et de la place, Humphrey Bogart, Gina Lollobrigida et même Peter Lorre et Franck Capra.

C‘est sur la place que se fait l’entrée de la Villa Rufolo. A la rencontre du clocher et de la tour trapue et carrée jouxtant la chapelle « mauresque », sous laquelle se présente une allée ombragée vers l’entrée de la villa. Après le cloître et ses fins piliers, se dresse un des murs Renaissance, encore griffé d’esprit gothique, où se profilent une rangée de piliers serrés à la tribune de type mauresque, au lieu même où derrière cette superbe architecture, on peut imaginer Boccace écrire son Decamerone.

Puis ce sont les jardins, les suspendus et ceux qui se jettent directement sur la baie. Des bassins et des palmiers, des colonnes faussement antiques rythment les perspectives. Des loggias se marient à la luxuriance des lierres et des plantes grimpantes, des éblouissements colorés sur le fond alangui de cette vue imprenable sur la côte, plusieurs centaines de mètres plus bas.

Le jardin principal se nomme bien heureusement « le jardin de l’âme ».

Et puis, le paysage « classique », le fameux pin enveloppant comme un large pompon protecteur, les deux tourelles juste à ses pieds, sur fond de mer et de golfe dans les lointains. S’il ne devait rester qu’une image de ce nid d’aigle, c’est cette perspective universelle par son harmonie de couleurs, d’insolence solaire, de courbes et de puissance évocatrice qu’il faudrait retenir.

Pour la villa Cimbrone, il faudra cheminer depuis la place sur la gauche, sur un étroit passage grimpant par des degré successifs, parfois légèrement descendant et tortueux, jusqu’à quitter le cœur du village au beau milieu des terres et des habitations déjà bien excentrées. La promenade se fait lente jusqu’après le couvent San Francesco, et jusqu’au couvent de Santa Chiara où le chemin se fait difficile. C’est sous un large porche qui traverse la ruelle que l’ombre donne un peu de répit.

Le cloitre minuscule semble ici le garant d’une vie recluse des plus humbles. Quelques bouquets de lavande et de fleurs mauves, éparses et pauvres autour du bassin, indiquent les voies de la solitude.

C’est juste après le monastère qu’une dalle souligne que Saint François y aurait séjourné.

Parce qu’ensuite ce n’est plus la pauvreté, mais luxe calme et volupté. Je ne sais si le paysage, dès l’entrée de la villa Cimbrone est baudelairien, mais le silence s’installe comme si l’altitude s’était encore un peu accrue.

La villa s’ouvre sur une très longue allée abritée par un toit végétal où pénètre à peine la lumière. De part et d’autres, derrière les allées adjacentes, des parterres végétaux avec, ça et là, des statues de bronze tristes et solitaires, en toute majesté. Des divinités et des nymphes tout à fait profanes. Certaines posent à flanc de colline et se mêlent à la large perspective des lointains, vers Amalfi.

La villa Cimbrone a abrité en son temps Greta Garbo et on ne se serait étonné d’y voir un buste ou une statue marquant son passage parmi les divines.

Tout au bout de l’allée principale, la Terrazzo dell’infinito, comme son nom l’indique, est un bout du monde, une impasse après laquelle il faudrait plonger dans la mer ou partir dans le ciel.

Rythmée par des bustes de pierre blanche, sans que l’on identifie aucun personnage, elle joue le rôle de décoration dans ce couloir dépouillé et de rythme régulier en fin de parcours. Comme une allée terminale, elle donne accès à une échappée sur l’autre flanc de la colline.

Puis, sur le chemin descendant vers le village, c’est l’Italie bleue des concombres suspendus à leur tuteur, des courgettes et des tournesols, le potager idyllique du restaurant de la villa, accroché à des toitures de fortune aussi fragile que l’harmonie délicieuse du paysage.

Avant la sortie des jardins, il y a ce magnifique édifice, que je pense byzantin, qu’on nomme affreusement le Tea-room, aux marqueteries de mosaïques vertes à chaque piliers d’angle, à la grâce et la légèreté d’un petit temple renaissance, dans une merveille de jardin à l’italienne.

Juste à côté, l’épée à la main et perdu au milieu des fougères, une reproduction du David de Donatello.

Avant de partir de Ravello, je retourne sur ces larges terrasses qui dominent la baie. Au lieu où habituellement se dessinent des parterres de fleurs en cercles, se dresse donc en cette saison le podium d’orchestre, dos à la mer, et les rangées de fauteuils attendant, face à la baie, le concert du soir.

Il est temps de jouer des coudes à nouveau pour prendre place dans le microbus d’Amalfi. Avec toujours cette odieuse illusion d’une scène d’exode.

Puis c’est la longue et lente litanie des transferts de bus et de train jusqu’à la station Garibaldi. Vers les vingt heures.

On a pu voir descendre la lumière blonde sur la côte, les îles réapparues au loin et c’est les yeux pleins de fatigue et d’éclats de fleurs, de vieilles pierre et d’azur, que nous retrouvons le quartier Spagnoli.

EPISODE CUISINE 2

 

L’attente doit bien durer depuis vingt minutes. C’est souvent ainsi lorsqu’on n’a pas réservé. On attend donc notre tour. Ce soir c’est apparemment un des rares restaurants où la queue n’est pas trop longue dans Spagnoli. On nous place, après presque trente minutes d’attente au bout d’une rangée, heureusement un peu à l’écart, sur une table bancale d’une ruelle en pente. Deux jeunes napolitains vinrent s’attabler à côté. Lorsque le serveur vint nous apporter la bouteille de blanc, il l’adressa à ces nouveaux arrivés. Le jeune homme d’un air étonné dit quelque chose comme « ce n’est pas pour nous un vin si important ». De quoi je me mêle, ai-je pensé. Puis devant une table si peu fiable je fis équilibrer celle-ci par un serveur pour le moins un peu rustaud que je dus tenir la bouteille des deux mains pour qu’elle ne chavire pas.

L’attente continua. Le jeune couple d’à côté eut bientôt fini son premier plat qu’un second arriva. Toujours avec un mot agréable de la part du serveur. Puis bientôt un troisième. S’en était trop. Nous en étions arrivés au deux tiers de la bouteille sans qu’on sut ce que devinrent nos simples plats de pâtes aux clovisses.

La bouteille finie, on s’est levé après avoir signifié au patron que notre capital patience était épuisé. Mais pas sans payer les taxes « de services » pour le blanc.

Sous l’œil étonnamment réprobateur du couple napolitain devant tant d’impatience française.

Il est vrai qu’il doit être préférable dans certains lieux de commander primo piatto, secundo piatto et terzzo piatto pour obtenir les plus élémentaires prévenances.

C’est en redescendant de quelques dizaines de mètre, sans qu’on s’en soit douté, qu’on vit la Taverna d’e Zoccole et Mario dans un tourbillon de folie musicale, guitare et chant napolirain dans la fournaise, qui nous prit dans les bras d’une telle bonne surprise. On lui promit de venir demain.

Après une telle journée de lumière et de fatigue, il ne nous restait plus qu’à manger quelques prunes dans la cuisine au 373.

 

Vendredi 18 Août

 

Je n’avais jamais remarqué la fréquence des avions qui traversent le ciel de Naples. Il faut dire que l’aéroport n’est pas loin. La journée sera encore très chaude, mais nous n’avons d’autre projet que le Musée Archéologique. Une manière de dérouler une fin de séjour qui s’annonce. Les jambes commencent aussi à manquer de ressort.

Ce grand musée, nous y passerons trois bonnes heures. Douze mille mètre carrés…

C’est le prolongement de Pompéi et d’Herculanum. Une sorte de rappel et de complément détaillé des vestiges sauvés des désastres.

Aujourd’hui les grandes portes de l’entrée principale sont ouvertes sur une faible affluence de visiteurs. Peut-être est-ce une impression.

Et puis tout de suite, prenant tout le centre du rez-de-chaussée, un fragment de la Villa des Mystères, de très grandes dimensions, une reproduction du Musée de New-York. La jeune fille à la cithare.

Si je n’avais remarqué que les craquelures n’étaient pas de réelles fissures entre deux fragments de peinture, mais des saillies parfaitement lisses, on aurait pu croire à un véritable fragment de l’original. Ce n’était qu’un agrandissement photographique d’extrême qualité. Vu de près, le grain de la matière n’a pas non plus cet aspect émouvant qui distingue le vrai du faux.

Ensuite, au gré des salles et des étages, défilent Pompéi et Heculanum. Par fragments, par thématiques ou par style. On apprend qu’il y a quatre styles pompéien, évoluant progressivement des dessins abstraits et décoratifs, aux scènes réalistes et immédiatement lisibles par les symboles ou par raccourcis des récits mythologiques.

Ce qui sera la déception, c’est l’absence de la grande mosaïque d’Alexandre le Grand mettant Darius en déroute. On en verra seulement quelques fragments mis à plats pour raison de restauration. L’ensemble étant protégé par d’imposantes barrières et panneaux de protection. Autant se contenter d’une réplique faite d’après l’original dans une des salles du bas.

J’attendais, chaque fois que nous passions d’une salle à l’autre, de voir déboucher deux œuvres qui sont dans l’imaginaire de tous. Le portrait de « Sappho » et celui « Des deux époux ». Ils sont bien plus petits que ce que je pensais, dans une salle qui vint, presqu’en fin de parcours. Ils étaient quasiment perdus au beau milieu d’autres portraits ou d’autres scènes dans le même style, le quatrième.

Le portrait de la jeune femme est présenté tenant dans ses mains un stylet et des tablettes de cire. On a longtemps pensé que cette figure féminine représentait Sappho, par la beauté et l’équilibre du visage, mais aujourd’hui, ce serait plutôt un simple portrait idéalisé d’une jeune femme cultivée, éprise de littérature. Moi-même, j’ai pensé avoir rencontré ce visage, ces grands yeux, mais je ne saurais plus mettre un nom dessus.

Les Deux Epoux, qu’on dit « à la manière des portraits du Fayoum », sont comme surpris et à la fois interrogateur, avec un rien d’angoisse dans le regard. On les nomme aussi, portrait du boulanger Terentius Neo et de sa femme.

L’homme tient dans sa main une feuille de papyrus roulée sur elle-même. La timidité que le couple affiche et les traits rudes de leurs visages trahissent leur statut social modeste qui cherche peut-être à s’élever. C’est en tous cas un portrait qui laisse un peu mal à l’aise par la manière dont ils nous font face, sans aucune pose, sans dissimuler quoi que ce soit dans leur regard. Cette œuvre rappelle donc les célèbres portraits découverts dans le Fayoum en Egypte.

On pourrait les rapprocher de celui de la même veine, grands yeux noirs démesurés, pendentifs aux oreilles dit portrait de l’Européenne du Musée du Louvre.

Et puis, je cite dans le plus grand désordre des notes qui s’avèrent incomplètes dont les feuille sont parties dans tous les sens. « Les Trois Grâces », Aglaé la beauté, Thalie allégorie de l’Abondance et Euphrosyne, la Joyeuse.

Et encore, en fragments, on ne peut plus parler de tableaux ni de portraits définis, mais de sujets focalisés dans des ensembles de fresques dont certaines scènes trouvent le chemin d’une narration mythologique. « Hercule et Omphale », « L’Amour puni », « Mars et Vénus », ceux-là sont au centre de la représentation. Le sens de l’allégorie est évident : le dieu de la guerre est désarmé par l’amour. Loin du troisième style, celle-ci attire l’attention sur les visages traités de manière quasi vériste. Il y a aussi l’étonnant « Hercule, Déjanire et Nessus ». Pour se punir d’avoir tué un homme sous le coup de la colère, Hercule décide de s’exiler avec sa femme Déjanire. Parvenus sur la rive d’un fleuve, le centaure Nessus se propose de porter Déjanire sur son dos durant la traversée où il tenta de l’enlever. Hercule accourt et punit Nessus. On voit bien dans la représentation l’humiliation du centaure défait et l’indifférence de Déjanire qui se tient à l’écart.

Et puis encore, « Ariane abandonnée », un thème qui m’est cher, et pour Naxos, et pour Richard Strauss 

« Thésée libérateur » au centre de la peinture, il domine la composition. Scène de reconnaissances et de remerciements des enfants et des vieillards prisonniers. Du minotaure, il reste la tête renversée au pied d’une porte, soudainement devenu défait.

 « Persée et Andromède », comme deux statues aux gestes amples et aux bras qui dansent. »

La magnifique « Libération de Briséis », la fresque virtuose « d’Achille déguisé en femme parmi les filles de Lycomède à Scyros reconnu par Ulysse » où tout est mouvement et entrecroisement de gestes et de regards. Un des chefs d’œuvre du quatrième style.

Une scène qui m’a particulièrement retenue, « Le sacrifice d’Iphigénie ». La figure pathétique d’Iphigénie impuissante, enlevée, les bras et les yeux au ciel, et surtout la figure d’Agamemnon qui se voile la face et qui tourne le dos à l’enlèvement. Hiératique, drapé dans la honte et la douleur dans les plis de son manteau. Presque monastique si ce n’était le contenu de la scène.

« Méléagre et Atalante », « Enée blessé entre Vénus et Ascagne », « Narcisse et son reflet » me fait penser déjà à ces odalisques et ces femmes nues à la pose alanguie que surent si bien peindre et Titien, et Goya, Corot et Ingres.

Plus beau peut-être encore, le « Culte d’Isis à Herculanum » où on a déjà une scène de péplum. Le « Paysage rocheux avec petits temples statues, pêcheurs et ibis » dans des bleus par petites touches presque impressionnistes.

Et celles que j’ai trouvé les plus abouties, les plus belles et dignes de figurer au sommet de toute peinture dans l’Histoire, dans les troisièmes et quatrièmes styles, sont les chefs d’œuvre de hautes cimes que sont « Europe assise sur le taureau » pour la délicatesse des tons clairs et la qualité des courbes toutes en maîtrise, cette aisance dans la mise en scène, cette dominante des jaunes et des bleus en pastels qu’on ne trouve nulle part ailleurs, et qui seront à leur plus haut avec les sublimes « Iphigénie à la couronne des lauriers » et « Dames avec leurs esclaves ». Ici, la perfection des traits du visage, la vérité psychologique des regards, la noblesse des attitudes ajustées aux tonalités des bleus et des jaunes rejoint les plus belles représentations, toutes antiquités confondues, de la beauté féminine, avec ce je en sais quoi de plus naturel et de plus familier.

J’ai noté dans le désordre de ma mémoire, dans la même veine de chefs d’œuvre, dont on peut imaginer qu’il s’agit d’un seul artiste, mais aussi d’un atelier adoptant une même manière, « l’acteur habillé en roi », « Galatée et Polyphème », la très dépouillée « Médée pensive avec ses enfants jouant devant elle », « l’Histoire d’Admetus », « les femmes de Stabies », ondulantes et comme atlantes, « Io surveillée par Argos », puis le « Pan » en provenance de la maison de Jason et le « Jason et Pélias » découvert dans la maison de l’Amour Fatal.

Plus prosaïquement, au hasard des salles, je dirais même surgissant au coin d’une paisible scène champêtre, s’exhibent des tableaux ou des statuettes érotiques, elles aussi des plus naturelles, des plus crues et des plus inattendues. Les lupanars pompéiens étant très nombreux, il n’est pas étonnant de rencontrer autant de stimuli les plus échevelés les uns que les autres. Dont un relief d’un exubérant faune chevauchant une chèvre consentante et très déterminée. Cornes de volupté contre cornes. Les scènes classiques d’accouplements, de fellations sont légions. En couple ou en assemblées joyeuses. Le christianisme n’ayant apparemment pas encore bridé les corps.

Et puis il arrive qu’on se perde, qu’on s’égare dans le labyrinthe des salles et des escaliers qui tournent autour des miroirs.

C’est vers midi qu’on retrouve le soleil de la via Foria, et à quelques pas de là, la Piazza Bellini, une dernière fois. Parce que maintenant on contemple les rues et les églises, les lieux traversés depuis près de dix jours, sachant qu’on les voit pour la dernière fois. Alors, on contemple, on profite encore un peu. On déjeune finalement sans grande originalité à la place même où on avait pris notre premier verre de Nero d’Avola à cette même table du Café Littéraire, sous les lierres, et cette fois, pour y goûter encore ces fameux taralli, ces bretzels napolitains à base de pâte briochée, saindoux, poivre noir et amande.

C’est une bouteille de blanc d’Ischia qui accompagne la salade composée de mille saveurs.

Depuis notre arrivée le 10, lors de notre première visite piazza Bellini, on avait aperçu ces ruines à découvert, enserrés par des protections laissant béants des entrecroisements de murs qui laissent apparaître une partie de ce qui a dû être un vestige de la Naples antique. Intra Moenia signifie « à l’intérieur des murs ». Notre café littéraire est en effet situé à l’emplacement de l’entrée de la cité grecque qui date du IV° siècle avant J.C. Nous prenons donc notre vin d’Ischia exactement à quelques mètres de ce qui fut, en ce temps, la muraille d’enceinte de l’ancienne Neapolis (Nouvelle ville), ou du moins, certains de ses murs, à l’extrême délimitation au-delà de laquelle on était « hors les murs ».

Nous rencontrons là un couple de français penché avec curiosité sur ces ruines, et l’espace d’un moment, je me fis le plaisir de transmettre fièrement ce que je venais d’apprendre au dos du menu expliquant le pourquoi de ces ruines à l’air libre.

Et comme lui est d’origine chilienne, nous parlons évidemment de Valparaiso, de Neruda, de l’Isla Negra…

Seize heure.

Je ne sais si c’est depuis la fenêtre entrebâillée de la salle d’eau ou depuis un coin de la chambre que des voix se font entendre. Des voix d’enfants aussi, lointaines et souvent gutturales. Des plaintes débridées mais bien soutenues dans l’espace, que j’ai cru un moment qu’il s’agissait d’un vieil enregistrement d’une musique dont je n’aurais su dire encore l’origine. Mais c’était bien des sons naturels nullement filtrés. Cela ne ressemblait aucunement à ce qu’on pourrait s’attendre à entendre à Naples, l’extravertie et l’anarchisée, mais à une sorte de mélopée sans âge. Loin des canzonettes et des o sole mio comme extension évidente et poncif attendu sous les ciels de cette ville, mais la voix collective et sourde et lente d’une mélopée d’un vieil orient. Et d’un orient qui aurait trouvé refuge loin de ses terres, adapté. Une mélopée d’un orient oublié mais renaissant derrière cette fenêtre, parvenu d’une quelconque maison, peut-être d’un terrain vague (mais y en a-t-il à Naples ?), avec une voix qui se détachait parfois de l’ensemble comme une spirale qui désirait, dans une frénésie contenue, plus encore grimper dans les maux et la douleur.

Etant dans le quartier espagnol, j’ai bien sûr pensé après coup à un vieux chant flamenco ou à quelque cante jondo, ce qui ne dépareillait en rien dans ce cadre de ruelles et de murs en couloirs rendant plus encore la nostalgie et l’écho d’une culture que je ne percevais qu’imparfaitement.

C’est un peu comme les graffitis. On peut les avoir en horreur, et c’est bien souvent le sentiment qui en ressort, mais on y perçoit aussi parfois, au hasard de certains signes et surtout sous les couches palimpsestes et l’amoncellement des signes, un vieil écho des rancœurs et parfois miraculeusement une signification transcendée.

Ce qui est le cas via Sebastiana, en cette fin d’après-midi où le soleil frappe déjà de biais les façades travesties des fenêtres bariolées de drapeaux et d’effigies, de tout ce qui affirme, comme le ferait un quidam criant à son balcon son besoin d’identité, une anarchie de couleurs et de désordres pour les yeux, de murs maculés comme une nudité revendiquée.

Et au pied et à l’angle d’un de ces immeubles, rougeoyant comme une torche qui brûle, un magnifique ensemble de papiers déchirés recouverts des plus belles teintes de ces différents bleus mêlés du napoli et de l’Argentine, en camaïeu, plus belles par ce hasard des déchirures et de l’éphémère boursoufflé auxquelles elles sont vouées, que ne l’aurait imaginée la consciencieuse symbolique d’un drapeau au pied d’un stade.

Je pense avec tristesse que les Pasolini et les Christ en croix d’Ernest Pignon, ses doubles de Caravage et ses cadavres de Christ au pied des soupiraux, ses Méduses et ses Gorgone la bouche grande ouverte d’épouvante et d’effroi, n’ont survécu à la sauvagerie bien naturelle dans ce sort réservé à l’art des rues.

Une douce mélancolie, il y en a toujours une à un moment ou à un autre à la fin d’un périple, qui vous prend sans qu’on sache prévenir la chose. Cela vient souvent la veille des départs. Parfois c’est le contexte qui dessine les traits de ce léger vague à l’âme. Ce soir, c’est probablement ce coucher de soleil mat sur la via Nazario Saura, le long de la promenade qui longe le golfe jusqu’au château dell’Ovo.

La lumière, à cette heure du jour, semble en contraste absolue avec l’agitation de la ville qui bouillonne. Le Vésuve est planté au loin, un peu plus éclairé, comme si la lumière finissait sur ses flancs, dans une quiétude que la géométrie favorise, en cône planté solidement sur ses assises, avec à ses pieds la cité légèrement surexposée de la fin d’après-midi.

La promenade de Nazario sur laquelle le petit peuple de Naples, certainement plus qu’ailleurs, aime à se montrer, à marcher lentement à la rencontre de quelques voisins du quai, assistant à cette fin de jour comme à un rituel. Est-ce qu’il y a un coucher plus beau que d’autres ? Y a -t-il des couchers sur le Vésuve légendaires comme il y a des dieux de légendes dans les cœurs napolitains ?

Abbiamo un sogno nel cuore .

C’est ce que semblent attendre ces riverains de toujours qui ont dans les yeux ce rien de fièvre qui interroge.

Le gros navire, immense et blanc, s’en va avec ses six mille, sept mille passagers sur une mer d’huile. Il est déjà sur une bande d’ombre. Il croise et passe, au premier plan, un voilier perdu comme un albatros. Les foules bigarrées s’étirent le long de la promenade. Les promeneurs seuls ou en familles, semblent marcher tout en restant attachées à quelque réverbère que certains enlacent de leurs bras, les yeux tournés vers le volcan. D’autres goûtant le spectacle les mains simplement posées sur le parapet de pierre, tournés vers le couchant. Les enfants ne comprennent pas cette cérémonie de la lumière. Les napolitains sont dans le rituel de la fin du jour. Le miracle du sang de San Gennaro est en Mai et en Septembre. Ce soir, le miracle c’est quand le Vésuve est rendu à son état géométrique. Quand la métamorphose de la lumière le fait redevenir ce cône qui s’endort, et qu’il n’est plus qu’une masse assoupie, soulignée par les simples courbes des bosses de son pourtour.

Sur la jetée, des adolescents plongent dans l’eau noire. Sur les rochers en contrebas du parapet, c’est toutes les fatigues de la journée qui se dévêtent pour ce semblant de plage sur quelque bout de rocher ou le long de l’allée circulaire en pierre. C’est là que se baignent les pauvres. On s’interpelle, on fait de grands gestes, les cris et les exclamations fusent autour du muret tout en dessous de nous. Ce sont des scènes qui semblent prises dans la sépia d’une lumière antique. Sur les murs, les graffitis de rouge et de noir soulignent la maigreur et l’angulosité de ce pauvre paysage autour de ces plaisirs de crépuscule. C’est encore, éternellement, le début d’une nuit d’été.

Dominique Fernandez dit, à tort ou à raison, qu’il faut aimer Naples au risque qu’il vous en cuise. Et il prend l’exemple de Gounod, qui passant par ici, pense que Naples lui avait fait finalement aimer Rome. Que Berlioz, au contraire, du temps qu’il était pensionnaires à la villa Médicis de Rome se rendant à Naples y avait reconnu les traits fulgurants du tempérament de ce qui allait devenir sa musique, puissante et flamboyante. Gounod aurait donné, lui, « une musique compassée, morne et vieillie ».

Goethe et Chateaubriand sont venus aussi. Voilà un beau rafraîchissement de mémoire pour mon retour.

« Chiamatemi Elio ». C’est le livre posé sur le guéridon que je croise du regard chaque soir à l’angle du couloir qui mène à notre chambre. C’est un livre sur l’Histoire du rugby en Italie. La première de couverture est vraiment belle. On y voit un portrait saillant de celui qu’il faut apparemment appeler Elio. Héros pour les pionniers du rugby.

Checci Fusco, son fils, avait lui-même sonné la charge en première ligne de la Squadra Azzura dans les années quatre-vingt-dix. C’est justement lui, notre logeur, que nous rencontrons ce soir au pied de la cage d’ascenseur. Il est heureux que je l’ai reconnu. Mieux vaut tard que jamais. Nous posons donc pour une photo, souvenir de Naples, de son père, et de notre rencontre ici.

Demain matin il viendra à l’heure du départ avec le même livre neuf, dédicacé.

Le soleil est maintenant passé sur la large Piazza del Plebiscito et c’est la dernière grimpette vers les Spagnoli pour de merveilleuses pâtes aux clovisses. Simples et dures, dans un fumet de cuisson dont je n’ai pas le secret. Mario pose avec nous pour la photo. Le petit personnel vient nous saluer. C’est comme si on quittait un lieu bien connu depuis des lustres. Zio Luigi, a reverderci…

 

Samedi 19 Août

 

Piazza Dante. C’est le bus 178 pour Capodimonte. La grimpette aussi. Si on avait monté ce qui reste de Toledo, avec la longue avenue qui la prolonge, cela eût été un calvaire. On se rend bien compte qu’au dixième jour les jambes sont devenues paresseuses. Et n’ont pas le même élan de curiosité. On revoit donc, dans le sens contraire à celui du jour de notre arrivée, les arbres maigres, les quartiers pauvres derrière les catacombes que nous ne verrons que de l’extérieur, s’effilocher en bande disjointe les maisons basses, les commerces devenus rares dans leur vétusté, durant la petite ascension qui mène sur l’esplanade à l’orée du parc.

L’air est plus pur, et les promeneurs assez rares, à cette heure où le soleil creuse sur de larges ombres. Il fait déjà si chaud que les jardiniers, sont déjà inertes, les bras ballants, embusqués sous des bouquets d’ombre. Les jets d’eau automatiques faisant l’arrosage tout seuls. Il n’y a là que de très hauts palmiers, hauts à monter jusqu’au ciel. Et puis la nudité des pelouses tout autour, lisses comme un billard, enserrant la bâtisse rose.

A la pointe d’une allée, un arbre surplombe la vue générale sur la ville. Naples est maintenant dans le flamboyant éclairage du matin. Embrassée de lumière dans une très grande partie de son flanc Ouest. On aperçoit au plus loin, sur les hauteurs des collines, au-delà et au-dessus de ce que doivent être Mergellina, Chiaia, les habitations les plus hauts perchés. Vomero peut-être ? En tous cas, le Castel Sant’Elmo et San Martino pointent un peu plus bas comme repères dominants.

Le Musée de Capodimonte est donc un parfait parallélépipède rose rythmé par de larges fenêtres sur deux étages.

Ce qui n’était à l’origine qu’un pavillon de chasse de Charles III, bourbon d’Espagne, est devenu un palais. Il ne faut pas s’attendre à voir aujourd’hui l’intégralité de ses collections. Le Louvre, profitant de certains travaux, a recueilli durant cet été au moins, les plus belles pièces de Capodimonte. Comme me disait Bernard, « c’est à Paris que tu devrais venir voir Naples ». Il reste quand même de quoi s’émerveiller.

Mais pas question d’admirer le monumental Masaccio, absent majeur.

Sa Crucifixion, est à l’origine de ce qu’on appelait autrefois la Première Renaissance. Alors qu’il s’agit d’un mouvement continue qui prend ses racines loin dans l’humanisme du Moyen Age mais qui, avec Masaccio marque une rupture d’ordre stylistique important.

Parmi les pièces maîtresses, pas question de voir non plus le Caravage de la Flagellation et la Danaë de Titien.

Le musée est immense et les œuvres qui méritent l’attention la plus vive se situent en début de visite. Deux Brueghel l’Ancien ont échappé au transfert vers Paris, et pas des moindres. La Parabole des Aveugles est le déroulé d’une existence se lisant de gauche à droite. Six personnage aveugles en file indienne sont liés sur le chemin par une main ou par un bâton. Le personnage de gauche en serre-file semble encore confiant. Dans son ignorance il a le regard presque apaisé et s’en remet à ce qui le relie à d’autres. Il ne voit rien et son expression est comme absente, du moins, elle n’exprime aucune crainte. Il a confiance en ceux qui le précèdent. Et ceux-ci, à des titres divers, montrent déjà des signes d’inquiétude. Le dernier, le seul dont on ne voit l’expression du visage, chute dans le ruisseau, entrainant inévitablement le suivant qui pressent l’ampleur de la situation. En une image étonnamment fluide, Brueghel saisit l’inexorable raccourci de la vie. Nous sommes aveugles et allons vers une chute.

Le Misanthrope n’est pas plus optimiste. Le personnage est présenté vêtu de noir, le capuchon couvrant entièrement le visage, l’allure hiératique et monacale tandis qu’une sorte de gnome grimaçant de sa propre cupidité vient derrière lui, couper le cordon de sa bourse. Sous les deux personnages, il est écrit en flamand : « parce que le monde est si trompeur, je pars en deuil ». Deux œuvres emblématiques du pessimisme réaliste du peintre.

Du Titien, on retiendra les célèbres peintures du Pape Paul III, seul ou avec ses petits-fils. Le portrait de Philippe II. Le mieux présenté, dans une salle faiblement éclairée, est une Vierge à l’enfant de Botticelli, avec un plus beau encore, de Filippo Lippi lui faisant face. Plus loin, « le souffleur » de Greco et le portrait dans son profil le plus dépouillé, de Francesco Gonzaga de Mantegna. Et mille autres répartis sur deux niveaux. Un Bellini de la première manière, Masolino et un Ribera ténébreux et mystique. Et surtout un Lorrain, un paysage aux ruines romaines et à personnages d’idylle dans les bois de Diane. Beaucoup de peintres de l’école napolitaine, Giordano, Caraccioli etc.

Je retiendrai ce qui m’aura le plus ému, dans une salle où les visiteurs n’étaient pas à la bousculade, deux vierges en bois, probablement du XV° siècle. Des débuts de la Renaissance en tous cas. Dans une salle où figurent des collections de porcelaines et d’armures, derrière des vitrines bien exposées, de magnifiques Vierges en bois selon la tradition remontant au Moyen Age roman. Parmi la collection, deux s’avèrent digne du plus grand intérêt par l’expression de la plus humble et plus pure humanité. Sans dolorisme et sans cette absence de vie comme on le voit trop dans certaines d’entre elles qui peinent à révéler leur spiritualité intérieure. Un manteau bleu et rouge, quelques craquelures sur les vernis, mais de douces proportions et une douceur sereine de visage leur donnant la monumentalité qu’on trouve parfois plus dans des sculptures de dimensions réduites, mais immenses par la qualité et la hauteur spirituelle des proportions. Evidemment ces statues, miraculeuses de beautés, n’ont pas de noms.

Dans le parc, la lumière a tourné. En s’enfonçant dans les allées à l’opposé de celle qui mène au balcon sur Naples, une autre perspective s’offre aux regards. Vers le port, vers les quais fumant de la fin de matinée. On peut s’imaginer, depuis ce belvédère regardant sur la mer et sur le port, mais chez moi, serait-ce une obsession, des paysages à la Marquet. Mer, navire fumant et Vésuve en fond de décor. Un autre mastodonte qui s’en va, pareil à celui qui glissait hier soir sous le profil du volcan.

Je remarque ce matin qu’on ne connait de Naples que la face populaire, les quartiers dévasté et sublimes, les collines tapissées de ses éclairages blafards une fois la nuit tombée, ces lumières presque cauchemardesques rencontrées l’autre soir dans le goulet derrière les murailles hautes de Santa Chiara, et les béances comme autant de balafres sur les murs jaunes de la nuit dans tous les Spagnolis. Des beaux quartiers nous n’avons vu que les immeubles dressés sur les collines au-dessus de Mergellina et au-dessus de Chiaia. Nous n’avons eu qu’un aperçu des quartiers peuplés d’oiseaux que derrière Sant’Elmo, laissant présager des ruelles fleuries, arborées, et des immeubles cossus. Mais finalement, la Naples éternelle que viennent voir les voyageurs, de Goethe à Chateaubriand, c’est celui de ses grouillements populaires, de ses balcons étroits mais enguirlandées de toutes ces effigies d’idole du ballon et de ses drapeaux comme des navires qui hisseraient les voiles. De ces balcons qui partiraient volontiers vers le ciel. C’est la Naples des églises. Certains disent que ce ne sont surement pas les plus belles d’Italie, ce dont je doute. Nous y avons rencontré de sublimes lieux de dévotions, des chapelles ornées et des sanctuaires aux façades du plus exquis baroque, des cloitres étincelants de solitude, des coupoles et des plafonds à caissons dignes de celles de Rome ou Florence. Et puis Naples a conservé les seuls Caravage qu’il ait peint dans une ville. Si on suit le cheminement de ses œuvres, elles ont toutes été délocalisées. Mais les Sept œuvres de la Miséricorde ont été créés à Naples et y sont restées.

Et puis la modeste église de San Nicola, dont une des coupoles pouvait presque toucher notre balcon, valait bien en dorure et en exubérance baroque ce qu’elle avait de modeste et de presque anonyme lorsque on passait devant elle.

Et puis Naples est finalement solitaire. La pauvreté et la misère sont mises sur le compte du Nord. Orgueilleuse, la ville, comme tous les coupables, va chercher des raisons à ses insuffisances. La fatalité et la misère infligée par les maffias, les régions riches du milanais ou de la capitale, voilà la cause de l’ironie de ses ruelles, de ses révoltes, ses goulets miséreux, ses stridences et ses poubelles éventrées, ses chats maigres et son anarchie. Et de s’inventer des dieux d’une religion de pleins vents, de pavois mouvants d’une liesse permanente comme le cœur battant d’un dimanche où l’on a réussi à vaincre encore, à tuer ceux qui vivent au-dessus de la Campanie.

Abbiamo un sogno…Nous avons un songe dans le cœur

Il est presque quinze heures. Nous n’aurons donc pas goûté la pizza de tout le séjour. En forme de provocation, de paradoxe ou de contradiction. (Comme disait mon amie Brigitte : la pâte est bonne, mais ce qu’il mette dessus…) Peut-être, plus simplement et inconsciemment, aurais-je eu là le sentiment de trahir celles que confectionnait ma Nonina qui faisait la meilleure du monde. Alors, rivaliser avec celle de Naples ! …

Ce n’en est pas moins l’heure de nous rafraîchir et de goûter ces fameuses glaces au tiramisu. Qui se sont mises à fondre comme banquise sur nos genoux et nos pieds comme s’il s’était soudain mis à pleuvoir une pluie de glaces fondues…

Le napolitain déteste tellement ses frères du Nord, que l’on trouve même des vendeurs ambulant sur l’avenue la plus belle d’Italie selon Stendhal, qui proposent des rouleaux de papier à torcher à l’écusson distinctif des deux équipes de la Roma, à celui de la Juventus de Turin, conchiant aussi Florence autant que Parme.

C’est maintenant l’aéroport. On a encore quelque temps à perdre.

«  – Un vino bianco !

    – Which one ? »  

Naples est un fragment rebelle de l’Italie. L’aéroport n’est plus l’Italie. On ne sait si Gagliano joue toujours dans son bled.

FIN DU RECIT DE NAPLES –

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22 Août

 

La matinée avec Y. On va comme à l’habitude au marché de la Libération. Au marché aux poissons. Puis, aujourd’hui on achète une magnifique casquette et on s’installe chez Sauveur. Le petit est un peu surpris mais sans désagrément d’entendre parler de rugby et de foot. Des potins du quartier. Il y a là Thomas et quelques autres. On déjeune ensuite comme des grands, Place Garibaldi. Y commande la dorade entière.

Puis le tram. Il passerait la journée entière à rouler dans le tram.

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28 /29 Août

 

L’automne est là. Les premiers orages, tardifs cette année, ont libéré de l’hébétude des canicules de l’été. La pluie s’est invité pour quelques jours.  C’est le quarante troisième anniversaire de la découverte de Conques. Ce chemin de Damas, comme tous ces chemins inattendus, m’avait bouleversé. Irons-nous encore quelques fois ?

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A Bernard :

 

On se sera décidément croisé plus qu’il n’en faut ces temps-ci qu’un courant d’air bienfaisant qu’on a eu du mal à faire cet été. Jusqu’à l’orage si attendu d’hier. Enfin, il fait plus frais aujourd’hui.
Je ne sais au moment où je t’écris si tu es déjà parti dans le sud où si le croisement de mes pensées et de tes allers/venus se synchronisent.
Je suis dans le récit de Naples de 7 à 8 ou 9 heures. Je travaille lentement, comme ceux qui faisaient des sorties de tranchée. Gagnant un mètre par-ci, par-là. Par évènement, par chapitres successifs…A la baïonnette. Tu auras tout ça fin septembre. 
Il faudra qu’à ton retour on fasse le point sur plein de choses. Une sorte de rentrée…

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1 Septembre

 

A Bernard :

 

 J’ai mis Août poétique dans la box  Tu auras donc la lecture de 2 mois qui s’intitule "petit éloge de l’embrasement 1 et 2", même si l’enthousiasme du titre se trouve tempéré par le contenu (comme souvent).
Le récit de Naples se poursuit dans l’inquiétude habituelle de ne pas toujours coller aux impressions premières et aux notes qui en découlent.
On sera en Ecosse en octobre (juste le temps d’achever le récit). Avec cette covid il y a tous ces séjours annulés qui nous reviennent comme un ressac bien agréable. Mais enfin, Naples en Août et Edinburgh en octobre, c’est un peu à l’envers du bon sens… Je ne vais pas me plaindre.
Il y a "cinéma" dans la rubrique des malerei qui attendra ton retour, puis un nouveau visuel autour de l’Ukraine (un heureux hasard avait fait ressortir une dominante bleue et jaune dans une peinture de juin : une série de plus a vu le jour).

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3 Septembre

 

J’ai vu Bac Nord dont on en avait tellement parlé. Dur et réaliste. Une sorte de pendant, de réponse, à « La Haine » de Kassovitz.

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4 Septembre

 

A Bernard :

 

La raison et l’intuition, est-ce folie que la raison ! 
Troballeriz qui pourrait s’orthographier autrement est un mot entendu lors d’une émission sur les troubadours. Comme mon oreille me l’a indiqué, il s’agit, dans le contexte de la conversation qui eut lieu, de quelque "troubadourie",
d’acte de "troubadourer" ou d’un qualificatif n’existant pas mais voulant bien parler de ce monde des jongleurs et autres troubadours
La troubaillerie aurait été bien aussi. mais la jeune femme qui s’y connaissait parlait de troballeriz à mon oreille.
Dans mon poème qui se veut néo chevalerie ça ne m’a pas trop gêné.

L’auto édition chez madame Weinberg ce n’est pas pour moi. D’autant qu’elle tient à faire 2 tomes. Ces éditions ne pouvant dépasser 470 pages dans un format bien plus large que le tien. Donc 2500 euro x 2, c’est trop…
Il va falloir, mais en ce moment je chavire, m’occuper de ce code d’accès que m’envoient les éditions dont j’ai oublié  le nom  (c’est dans un courrier avant mon départ) qui me propose de voir en version numérique verrouillée et payante. Tu me diras ce que tu en penses. 

On va avoir du travail pour cette rentrée. Je poursuis Naples entre 6h 30 et 8h 8h 30. Après je me méfie, et je n’ai plus trop envie. Le soir je revoie tout, je corrige etc.

Il y a aussi "l’air du catalogue" qui n’avance pas, faute de mettre de l’ordre dans l’ordre de passage…

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5 Septembre

 

Un peu de science éloigne de Dieu, mais beaucoup y ramène

                                                                                                                      Louis Pasteur

Comme j’ai peu de science je la ramène.

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6 Septembre

 

à Bernard :

 

Ce n’est pas de cette oreille qu’on entend un compositeur. Chopin ne fait pas "trop" de notes. Celles-ci sont inscrites dans une structure solide et les arpèges découlent souvent avec nécessité. Je ne suis pas sensible à la virtuosité pure (voir pour ça Paganini), et Chopin, s’il est virtuose du piano (évidemment il est un des grands qui a écrit pour l’instrument) , sa pensée reste complexe, et sensible surtout.
Mais comment parler de lui en 2 lignes ?
Debussy est effectivement un autre univers. Le monde nouveau qui s’ouvre au début du siècle. Sans lui, aucune grammaire d’avenir n’aurait pu prendre le visage qu’il a pris.

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 La modernité selon… : 
 Mallarmé, Cézanne , Debussy.
 

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8 Septembre

 

A Bernard :

 

Je parlerai à Madame Weinsberg mardi à 15 h.
En attendant, je suis à l’île de Procida, je n’avance qu’avec nonchalance dans le récit de Naples. Je me projette par ailleurs dans Edimbourg. On a aussi une nuit à St Andrews où il y a des ruines, des tombes et des récifs qui courent loin du rivage. Ça va être beau. On a aussi un ami écossais qu’on ne voit plus depuis des lustres. Mais il communique avec Céci pour les anniversaires, puisqu’ils ont fait la même école de business à Salzbourg et à Masséna. Tout ce groupe qu’on avait rencontré pour les quarante ans de retrouvailles. il nous mènera peut-être voir le Loch pas loin de Glasgow.
Une année bien remplie donc.
Ce soir on reçoit le voisinage. Comme tu sais, ici, les gens s’invitent durant les soirs d’été. Ce sont toujours les mêmes qu’on rencontre. Avec la piscine ça crée des liens. 
On les invite donc pour finir l’été. On ne sera pas loin de quinze. La journée sera consacrée à toaster, beurrer et compter le nombre de bouteilles.
Et Naples qui trainent un peu les pieds.

 

9 Septembre

 

Soirée grandiose dans le jardin. Avec Laurence et Alain, les voisins des Hameaux, Irène et José puis d’autres aussi.

Hélène et Céci avaient préparé magnifiquement les jambons et les melons, les figues fraîches et les fromages, le vins et les whiskies ont coulé jusqu’à tard.

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17 Septembre

 

A Juliana :

 

Je ne connais pas particulièrement les ferrofluides, mais je vois qu’il y a un mouvement collectif  dans ces entités.
On peut penser qu’il s’agit d’une sorte d’harmonie collective, comme il y en a dans le mouvement des oiseaux d’un même arbre et qui synchronise à merveille leur danse !

Je ne sais pas si on peut appeler ça de l’inspiration. L’inspiration, pour moi, est quelque chose qui échappe à la loi commune de la causalité. C’est un peu comme un accident qui donne lieu à une création.

Sais-tu que les atomes, à l’origine tombaient dans un mouvement de bas en haut (Epicure)suivant une pente naturelle. Jusqu’au jour où un atome a penché et rencontré sur son chemin un autre atome pour produire hasardeusement une création vivante, du moins le début d’une chaîne créative. Epicure a nommé ce phénomène, le 
Clinamen .
Cela me fait penser à une danse originelle. Comme l’harmonie des sphères. La musique cosmique. Tout est mouvement, tout est donc danse.
Peut-être que les créatifs ont ce sens inné de la danse universelle
Et cela se matérialise dans des formes inhabituelles

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20 Septembre

 

à Bernard :

 

Oui, j’ai renoncé à comprendre l’informatique. Et la compréhension des volumes des octets et mégas octets n’y changera pas grand-chose.
Je suis assez effrayé par les nombres ces temps-ci. Un phénomène qui s’ajuste simplement à mes frayeurs des grands vides et à nos incompréhensions du monde.

J’ai commencé, un peu dans le désordre, le n° 14 de Front Populaire. Sur le transhumanisme. Sur les multiples facettes de l’évolution à venir : Tesla pour l’IA, Neuralink pour l’homme nouveau puçé, et Space X pour la conquête spatiale de demain. La vraie conquête, la migration vers des zones possibles d’adaptation. 
Evidemment nous n’en sommes qu’à la préhistoire. Et nous ne serons pas du voyage.
Mais la réponse de 1945 d’une question posée à Oppenheimer a toujours un sens : la tentation de ne pas connaître ce que la science aveugle propose.

Je finis avant la fin du mois mon récit. J’ai beaucoup d’impératifs ces temps-ci, j’avance aussi lentement que Ravel dans le mouvement lent du concerto en sol (écrit mesure par mesure comme un forçat), et qui a donné une des musiques les plus fluides de toute son œuvre. En sera-t-il de même pour "Naples" ?

Il faut vraiment qu’on se téléphone pour résoudre des problèmes à plusieurs étages de la conquête littéraire et artistique.

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20 Septembre

 

Le poulpe grillé au four et le Pouilly-Fumé à « La Table de Marie » avec Alain Jacquot. Devant le restaurant, par le plus grand hasard nous croisons Dany Larché qu’on avait perdu de vue depuis plusieurs années. Il a passé quatre-vingt ans et voyage toujours.

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22 Septembre

 

à Bernard :

 

Bon, tu me rassures. Parce que moi j’ai signé un protocole pour garantir mes œuvres avant que l’humanité ne s’en aille vers un espace plus vivable. Et ce, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’hydrogène dans le soleil. 5 milliards de tonnes qui foutent le camp tous les jours… Donc d’évidence, il n’y en plus que pour 5 milliards d’années ! Ce serait ballot de perdre « d’un soleil dénoué ».

Tu as raison, faisons comme dans toute bonne politique, ayons un protocole. D’abord Chopin à l’ordre du jour. Ça vaut la peine.
Puis "Cinéma". La séance n’a pas encore eu lieu du tout. Tout le monde attend ! !

L’automne est ici aussi. On a bien été arrosé, et la vestimentation de saison va suivre. 

Je fais des sauts de cabri avec mes lectures. Comme souvent. Le Huntington, n’a pas pris une ride depuis trente ans, mais je n’en suis qu’au 2 tiers. Front populaire se lit comme toutes les revues, un article par-ci, un autre plus tard, sans compter ceux qu’on néglige. J’ai aussi le dernier Kepel, "Prophète en son pays". Remarquable et redoutable politologue arabisant. J’ai achevé le dernier Michel Onfray, "le fétiche et la marchandise"(sur le transhumanisme aussi) et je vais commencer, en queue de comète, le piéton de Naples de D. Fernandez. Histoire de rester dans l’été. j’en oublie quelque autres.

A mardi ? quinze heures toujours
 ?

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Jacques Attali dans « Bruits » parlait de la musique comme d’un élément signifiant, essentiel à la compréhension des différents moments du développement d’une civilisation.

On peut donc affirmer que chaque nation européenne est colonisée par les Etats-Unis à proportion de la pénétration de la musique américaine depuis 1945. Blues, jazz, rock. Aujourd’hui le rap. La culture plus généralement nommée hip hop. Celle-ci sera d’ailleurs présente au titre d’expression contemporaine de la culture banlieue aux prochains J.O. Un geste un rien racoleur à l’adresse de nos cousins d’Amérique qui ne manqueront pas de nous adresser la caresse attendue.

Même ceux qui s’en défendent, même les plus zélés de nos élites parlant d’ouverture sur le monde, sur l’Autre et sur la culture des autres, balbutient lamentablement une inconséquente connaissance de notre patrimoine européen, sans pour autant s’ouvrir réellement à d’autres patrimoines que celui des Etats-Unis, du moins sur celui qui est importé lourdement.

Et il est faux de dire qu’à mesure que nous avançons dans la connaissance du monde, l’élite, puisque tout commence avec elle, s’approprie ce monde dans son ensemble. Bien au contraire, entre une culture française et européenne balbutiantes et une aspiration à toujours plus d’américanéité, elle reste d’autant plus sourde et fermée à tout ce qui est culturellement étranger à elles.

Il n’est pas jusque dans les publicités pour des produits français, dans un contexte largement métissé, qui ne soient accompagné en surimpression sonore par les plus lamentables musiques américaines. Une forme d’autisme consciemment assumé.

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Taos Amrouche, la grande amie de Giono, la mémoire vive du chant berbère de Kabylie, est inhumée au cimetière de Saint Michel l’Observatoire, village où vivait la sœur de Pierre Boulez. La Provence est grande.

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27 Septembre

 

Place Garibaldi, déjeuner au soleil avec notre ami Stefan « l’Allemand ». Il est ici jusqu’à la fin de la semaine.

Des lectures toujours parallèles, toujours en train. « Prophète en son pays » de Gilles Kepel. Puis cette bio sur Hidegarde von Bingen, et encore l’enquête qui agite beaucoup les librairies ces temps-ci « sur le frérisme, ses racines et ses réseaux » de Florence Bergeaud-Blacker.

Mais la petite rareté c’est le livre de Philippe Beaussant, éminent musicologue qui publie « Préludes, fougasses et variations », une malicieuse anthologie de recettes de cuisine prélevées chez d’éminents représentants du monde de la musique. On y trouve des recettes de Jean-Claude Magloire, de William Christie etc.

J’en ai retenu une, de la soprano baroque Danièle Borst, extrêmement facile à faire : « Cuire une pâte feuilletée, y étaler une fourme d’Ambert et en dernier, poser de fines tranches de poires froides par-dessus, légèrement citronnées ».

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29 Septembre

 

A Bernard :

 

La date d’aujourd’hui est importante. C’est la date anniversaire de mon retour définitif à l’écriture poétique. Il y a 18 ans, sur le scooter, retour de Grasse, je m’arrêtais sur le bord de la route pour noter quelques phrases. Cela n’a plus cessé depuis. Je veux dire, plus un jour, ou quelques jours comme ça, sans écrire. Avant j’avais des périodes. Entre le carnet bleu d’arêtes vives et couleur de l’aube, il y eut 10 ans sans rien. Absolument rien. Je me nourrissais encore des autres.
Voilà je pense à ce 29 septembre 2005.

Exceptionnellement tu auras le carnet avec un jour d’avance. Il y a plus de 100 pages entre début juillet et fin septembre. Donc ça te prendra du temps. Au début, c’est assez agité comme tu t’en doutes. Ça commence avec les émeutes de fin juin, et les commentaires (historiques) de la situation. Puis tu auras les deux récits de Barcelone et celui de Naples.
Ce sera dans la box.
Pour une fois la poésie viendra ensuite, lundi.
J’ai noté 8 adresses de plus d’éditeurs. Je vais tenter à nouveau

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