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1 et 2 Janvier
C’est sous le gris d’un ciel magnifique que je retrouve Nice. Des nuages effilochés sur le bord de mer avec des goélands criards. La perspective est meilleure tout au bout de la Promenade, à l’angle de Rauba Capeu.
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Y vient dans l’après-midi. Avec Cécilia, il entame l’énorme puzzle représentant l’Ecosse et ses contours, ses particularités culturelles, ses châteaux et ses fantômes qui attirent à eux les petits enfants.
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Du côté de chez Sauveur, de nouveaux visages apparaissent. Comme toujours, de petits riens font que les bandes se forment et se défont dans des mouvements imperceptibles de la vie. Claude ne vient plus à cause de son cancer, Fabrice est mort il y a juste un an, Stephan retourné en Allemagne, d’autres ont aussi changé d’horizon.
A partir d’un lieu fixe et bien déterminé comme un bistro, il est plus facile encore de mesurer ces mouvements imperceptibles des déterminations humaines.
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3 Janvier
Lecture d’Elena Ferrante, « L’Amie Prodigieuse ».
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4 Janvier
Ce matin les tablées se font nombreuses chez Sauveur, les tables se resserrent. La température plus clémente et un soleil radieux expliquent peut-être cela.
J’ai rendez-vous sur la Place Masséna avec Cécilia et les enfants. Le soleil ne monte pas haut dans le ciel, et à contre-jour, la lumière est aveuglante et semble irradier d’une féérie que seule l’hiver peut produire. Ils montent tous les trois dans la grande roue, la vue doit être magnifique sur la Place. Je me contente de suivre leur nacelle depuis le bas. Puis j’accompagne Y au trampoline, puis les deux enfants vont au manège dans un traineau tiré par des rennes. Puis c’est le moment des crêpes.
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Les « Etudes » de Debussy par Steven Osborne sont arrivées vers cinq heures.
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Ce soir, je continue cette drôle de saga de « l’amie prodigieuse » dans Naples, dont pas un instant on ne décrit encore les quartiers où se déroule réellement ce conte. Seule la « montagne Vésuve » est nommée à un moment.
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à Bernard :
Les fêtes sont passées. Les dates du carnet ont changé. La poésie en est déjà à sa première page, écrite dans un peu d’ivresse de champagne. Cet après-midi les enfants vont grimper dans la nacelle de la grande roue de la place Masséna et tout va continuer à tourner… Je crains toujours et même un peu plus qu’avant ce pressentiment de l’inéluctable. Je viens d’entamer avec plaisir « l’amie prodigieuse » d’E. Ferrante.. C’est fascinant.
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5 Janvier
A Monique Ariello :
J’ai reçu hier ton gentil courrier de fin d’année et de nouvelle année ! J’ai vu que les soucis se sont abattus avec acharnement l’an passé . C’est souvent en rafale que ça arrive. J’espère en tous cas que ton opération délicate s’est bien passée. … J’espère aussi que ton expo d’octobre en appellera d’autres et que tu auras pu trouver quelques nouveaux amateurs d’art sacré. Il y en a qui s’ignore parfois. Il suffit de les réveiller. … Tu me dis être dans Péguy jusqu’au cou ? j’avoue qu’il y a pire. Je me souviens de lectures enthousiastes des Tapisseries de Notre-Dame. Et de description de Chartres et de Jeanne d’Arc. Je crois qu’il revient à la mode et c’est tant mieux. Il a dit aussi : « Il faut dire ce que l’on voit », et mieux encore « Il faut voir ce que l’on voit »… Je crois que ça s’adressait à des idéologues peu soucieux du réel. … Je te renouvelle mes meilleurs vœux pour cette année, pour toi, ton époux et tes enfants. Ce sera pour moi une année commémorative, je suis arrivé en France en provenance de Rabat un certain jour de 1964…
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8 Janvier
à Bernard :
Je vois que tu lis toujours aussi attentivement, comme un bon éditeur que tu n’as cessé d’être. Les différents voyages de 2023 pourraient en effet former un tome de quasiment 200 pages. Ils iront bien sûr rejoindre le site aux rubriques voyage et aussi fugue tant qu’on y est : autant tout proposer. Mais j’avoue que de ce côté-là je n’ai plus beaucoup d’enthousiasme. Lorsque j’aurai plus de moral sur ce plan, je referais des envois à d’autres éditeurs. L’idéal serait en fait de connaître, ou de rencontrer un éditeur dans son entourage. Il y a une vingtaine d’année j’en connaissais un qui fréquentait la banquette du même bistro que moi du côté des universités. Il travaillait toute la journée, le bistro était devenu son QG et en même temps son bureau. Je lui avais donné en main propre un exemplaire de Colombia et une cinquantaine de pages de poésie. Il a surtout apprécié le récit mais trouvé qu’il ne pouvait en faire un livre (10 pages !). Je pense qu’aujourd’hui il aurait le choix. Il m’a dit de revenir avec le récit colombien une fois étoffé. Le manuscrit est resté sans prendre de volume jusqu’à ce que je me mette systématiquement à noter mes voyages. Et puis j’ai changé de crèmerie. Je crois aussi qu’il était sincère lorsqu’il m’a dit que j’avais le sens des transitions. Je ne sais s’il est toujours là, le bistro ayant changé quatre fois de proprio depuis. Et puis plus de vingt ans ça mène loin dans le passé. Il est peut-être à la retraite. Comme je te le disais dans le précédent courrier, j’ai beaucoup aimé le premier volume de Ferrante, malgré ma prévenance de départ. Je suis étonné que tu n’aies pas accroché. C’est haletant du début à la fin. Je crois que je vais tenter la suite… Et d’un autre côté j’appréhende de retrouver les personnages, la suite peut être décevante etc. Bien sûr j’ai laissé en suspens d’autres lectures d’essais et le nouveau numéro de Front Populaire. C’est très bien fait, les éditoriaux tenus par des journalistes, écrivains ou spécialistes venant d’horizons divers. Parfois de belles plumes. Moi aussi je suis entré dans la phase de turbulence de la décennie terrible qui est la nôtre. Je me dis que je n’en verrais peut-être pas le bout. C’est devenu un souci quotidien qui vire parfois à l’angoisse. Quand je regarde en arrière, dix ans nous ramènent à 2014. C’était hier. La durée de ma petite Citroën rouge. D’autant qu’avec le carnet, je mesure réellement la distance des évènements. Certains sont encore à portée de main, derrière moi… Et puis je m’obsède avec le passé. Ce n’est pas que je me lamente ou que je nostalgise mon passé, mais c’est une manière de vivre intérieurement le coup du sablier. Et c’est devenu insupportable. J’ai reçu un gentil courrier de Monique Ariello. Tu verras mon retour de courrier dans le carnet 2024. Elle travaille en ce moment sur Péguy. J’ai aussi eu des vœux de Boni. Avec un collage en pièce jointe. Toujours Dylan en fond d’inspiration, et des réminiscences de plus en plus marquées d’Italie, de villes du sud, de lambeaux de monuments ocre etc. Comment peut-on, une vie entière, rester fidèle à une unique source d’inspiration. Peut-être un désir de ne plus quitter son âge d’or des années 60. Sa manière à elle de se retrouver belle, jeune avec l’avenir devant elle. Sunset Boulevard. En sommes-nous tous là ?
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9 Janvier
à Patrick Scrocco :
Tu comprends pourquoi les mascarades de lois contre (ou pour !) l’immigration ne sont que des jeux d’enfumage ? Si on ne passe pas sur ce sommet des priorités qu’est le « bloc constitutionnel », nous serons toujours dépendant du cadre légal des traités européens (pro immigration). Avec ce tableau en pièce jointe, tu as clairement l’ordre prioritaire permettant d’agir en fonction d’une souveraineté qui fait bien défaut dans tous les domaines dans notre pays.. Conclusion : le référendum s’impose sur le sujet migratoire qui est le premier souci des français et le marqueur de notre souveraineté. En dehors de ce référendum, pas d’action. Et puis : depuis quand ne demande –t-on plus l’avis du peuple ?
On comprend pourquoi Macron le refuse et pourquoi il affirme que tout problème ne peut être réglé que par « son » Europe.
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10 Janvier
à Bernard :
Encore un mot si tu permets, ensuite je n’en parlerai plus. Mon enthousiasme est à la mesure de la dimension de la saga que j’ai sous les yeux. Ce qui pourrait nuire aussi dans l’esprit des critiques, c’est que le Ferrante a donné naissance à une série filmée, voire télévisée, que même certains de chez Sauveur connaissent. Mais n’a-t-on pas fait des adaptations de Pagnol, de Dickens voire des Splendeurs et Misères des courtisanes (Balzac a beaucoup servi le cinéma et la tv. Le Curé de Tours (avec Michel Bouquet quand même…Birotteau, très bien fait d’ailleurs) ?
Je maintiens que l’analyse des caractères des personnages, la manière de créer des plan/séquence longs en alternance avec des retours qui font des ponts dynamisant l’action est exceptionnel. Le relief des personnages est dessiné avec tout le poids social des différentes appartenances, soit à la camorra, soit à la Naples miséreuse dont l’héroïne, Lila, va s’employer à trouver des échappatoires. La multiplicité des personnages baignant dans leur jus ajoute à ce sentiment de fourmillement social et ces micro hiérarchisations sur la durée. Au bout de deux cent pages les traits sont devenus compacts, les caractères magnifiquement dessinés. La narratrice tient les commandes de tout ce petit monde comme avec l’œil à la fois distancié, et impliqué du metteur en scène qui joue, en plus, le rôle du double complémentaire du personnage de pointe. C’est, si tu préfères, une image qui me convient plutôt, un long concerto pour orchestre… Pour la petite histoire, on dit que ce ne serait pas celle qui signe le livre qui serait l’auteure. On laisse ça aux critiques (ou aux publicistes). Pour ce qui concerne Murakami, puisque tu en as parlé, il est tombé en discrédit du jour où il a commis (à quatre mains avec Ozawa) son ouvrage « musique » (si c’est bien le titre). Présenté sous forme d’entretiens. Il n’y a que lui qui parle. Ayant en face de lui le plus célèbre des chef d’orchestre japonais, il arrive à vouloir lui en remontrer. L’autre ponctuant par des « certes… en effet… » quand il ne le remet pas carrément à sa place discrètement. Ça m’est tombé des mains à mi-parcours. Murakami est plus brillant dans « 1969 » où notre génération s’est repue d’un temps qu’on a vraiment vécu du dedans. Mais ça m’a paru s’adresser à une élite d’adolescent. Et moi j’ai trouvé ça un peu léger. Pamuk dont j’ai lu l’Istanbul est le seul Nobel que je respecte encore. Les autres passent comme « autant en emporte le vent » auquel m’a fait aussi penser « l’amie prodigieuse ».
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11 Janvier
à Bernard :
Puisqu’on est dans la fiction, ce n’est effectivement pas souvent le cas d’y échanger nos sensibilités, autre succès populaire et adaptation cinématographique (assez réussie également », « le parfum » de Süskind. Qui demeure un très beau roman et qui a aussi eu le World Fantasy. Il y a très longtemps. Mais qui reste irrésistible. Paradoxalement la littérature japonaise contemporaine m’a souvent un peu déçu (pour des raisons inverses de ce qui me plait en musique -Yunko Ueda- je ne pourrais m’en passer, depuis que vue et entendue en concert, mais aussi toutes les autres formes de musique japonaise) et les haïkus dont je pense que les traductions leur font perdre 99,9% de leur force. J’ai bien aimé, mais ce n’est déjà plus du roman, l »Eloge de l’ombre bleue » de Tanizaki. Reste leur cinéma que j’adore, de Mizoguchi à Kitano (« Dolls »-je ne m’en suis jamais remis- ainsi que « De l’eau tiède sous un pont rouge » (Imamura) qui réapparaît jusque dans le « nocturne à l’arche de Noë » (nouvelle 6). Allusion dont tu n’as jamais relevé la source , ou peut-être allait-elle de soi dans le récit qui en était truffé comme l’arche en question… … J’ai donc continué hier soir avec le tome 2 faisant l’impasse sur les « Cheyennes », dernier western de J. Ford et premier film que je voyais en Juillet 64 arrivant à Nice. Et puis tant pis, il y a tant de vidéos que je n’ai pas même encore descellées…
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12 Janvier
Le paradigme de la gauche progressiste est très largement ouvert sur un monde passé : une grille de lecture et un prisme étroit et définitif qui sont le paradoxe d’une certaine gauche qui se veut aller de l’avant. Elle porte en fait les lunettes de vue noir et blanc de l’avant-guerre ou du régime de Vichy. Elle voit ses adversaires politique aux prises, quels que soient les données et les contextes d’un conflit entre gauche et droite, avec les mêmes enjeux historiques que ceux des années trente quarante.
Devant les problèmes posés par le monde de 2024, et ce ne sont pas ceux-ci qui manquent, ce sont les risques des années trente (du siècle dernier) qui leur semble être le danger imminent à l’horizon de chaque consultation électorale voire à chaque évènement de la vie politique. Cette gauche qui avance dans la plus belle des frilosités… Une peur maladive que l’Histoire refile les plats. Comment pourrait-on nommer cette sorte de monomanie, cette frilosité des dangers d’un autre temps pendant qu’en même temps elle s’aveugle et s’exonère devant le réel qui avance ? Elle crie aux loups devant des loups empaillés depuis longtemps.
Et s’effarouche comme une aveugle qui ne veut voir les dangers qui se dressent aujourd’hui. Et se trompe toujours d’une guerre mais ne doute pas des nouvelles lignes Maginot.
C’est bien connu, tout ce qui a caractère d’avenir ne peut se développer que dans le progrès, même si le pas de trop mène au précipice.
Je parierai, et c’est ce non-dit qui les gonfle de fatuité, que leur comportement, en regard de l’Histoire passée, se mire dans le miroir de l’héroïque et du vertueux qu’ils eussent rêvé d’incarner en écho des mises en garde tonitruantes qu’ils adressent à tous leurs adversaires d’aujourd’hui.
J’hésite entre le don quichotisme abstrait, l’hypocrisie manœuvrière et la bêtise bêlante.
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Littérature
Je m’étais enthousiasmé quand j’ai appris qu’il y avait un volume dans la collection le « dictionnaire amoureux » consacré au Maroc. C’est Tahar ben Jelloun qui en était l’auteur. Je l’ai donc acheté pour le Maroc, sans hésiter. Quelle ne fut ma surprise ! Je pense que c’est le plus mauvais volume consacré à une thématique de la collection. J’avais auparavant feuilleté le Montaigne, le volume consacré au Théâtre ou à l’Italie. Les auteurs les avaient conçus comme la collection le laisse supposer, avec l’amour porté à leur sujet. Ici je ne donnerai qu’un exemple : Rabat est traitée en quatre lignes (où l’auteur a le temps de dire qu’il y a tout de même fait ses études) et le racisme que les marocains subissent en France, une page et demie !
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Et ainsi de quasiment chaque rubrique.
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J’enrage… il ne me reste plus qu’à m’en séparer le plus vite possible, ma bibliothèque n’étant plus extensible.
Ce qui fait passer, entre hier et aujourd’hui, la valeur du volume de trente euros à quinze centimes. Ça ne vaudra malheureusement pas plus.
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14 Janvier
Beigbeder, sentencieux sur France Inter, jugeant le dernier essai d’Elena Ferrante : « Entre les marches » d’Elena Ferrante… on comprend pourquoi elle refuse les interviews. Ce sont trois conférences d’une élève studieuse qui veut avoir une bonne note à l’université d’Umberto Eco. C’est le problème avec la gloire, on passe son temps à s’auto-congratuler. Ici, on dirait qu’elle prépare son discours pour le prix Nobel qu’elle n’aura pas« . Beigberder, c’est sûr, ne s’apprête pas à recevoir le Prix Nobel. Qu’aura-t-il lui, littérateur de supermarché ? A sa grande surprise, une fessée des féministes.
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15 Janvier
DAVOS LE MONDE
Je me réveille … aujourd’hui c’est l’ouverture du forum de Davos. On parle des G7 des G20 à grands renforts d’images et de commentaires, mais jamais nous ne pénétrons dans le feutré des réunions des quarante plus grandes fortunes du monde. C’est pourtant là que se font et se défont les perspectives du monde occidental.
On peut résumer le paradigme de la globalisation en quatre points s’enchaînant ainsi :
Le primat de l’économique et du financier comme seul objet essentiel du marché international et finalité de l’idée européenne.
Les relais médiatiques indispensables comme pouvoir de conviction auprès des masses mondiales
Le pouvoir au sein des états actuels doit tendre à devenir celui de l’entreprise privée ou du moins de l’entreprise gérant les difficultés du monde aux mains d’une poignée d’oligarques (Macron avait déjà imprudemment évoqué, devant une France ne saisissant pas la réalité de la chose, le concept de « start up nation » -le saint simonisme adapté aux besoins actuels-)
La notion de nation devenant affaiblie jusqu’à devoir être engloutie et disparaître à mesure que les frontières disparaissent. Toute notion de souveraineté devenant progressivement caduque au profit d’une organisation au sommet d’une pyramide économique et sociale mondiale.
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Cela fait froid dans le dos. Mais c’est le désir frénétique des gens de Davos appelant à l’effacement de l’organisation séculaire des pouvoirs actuels.
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Parenthèse : les grands décideurs de cette assemblée ne sont jamais au pouvoir. Ils se contentent de la discrétion. Georges Soros, pour ne prendre que la figure la plus en vue, ne fait qu’orienter la politique économique mondiale. Orienter et installer les politiques qui œuvrent dans le sens de ce marché toujours plus puissant.
En 2016, cela ne s’invente pas, Emmanuel Macron a été l’élu de l’année par ses parrains de Davos qui, chaque année, encourage une sorte de poulain ou de modèle représentant la voie à suivre. Cette année 2024 ce sera Gabriel Attal. François Fillon avait reçu, en tant que Premier Ministre en 2016, des représentants de ce pouvoir occulte. Il n’avait pas présenté les garanties suffisantes. C’est Macron qui s’est vu affiché en Une de soixante-quatre magazines favorables durant la campagne présidentielle (pas un seul média négatif). L’homme de la start up nation…
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Mais c’est là la vision occidentale du monde. C’est la vision intempestive d’un monde économique et seulement économique que les Etats-Unis veulent imposer en un premier temps à l’Europe et ensuite au monde. Mais on en est encore loin.
Les BRICS sont l’autre face du monde. Ils regroupent les géants démographiques que sont la Chine, la Russie, l’Inde et le Brésil. Mais contrairement à l’influence occidentale qui n’a plus à attendre d’autres forces que celles d’Occident, ils exercent un pouvoir d’attraction qui fait que de nombreux pays d’Afrique se joignent à ce nouvel élan (la France est aujourd’hui chassée d’Afrique) mais aussi l’Argentine et de nombreux pays musulmans (Egypte déjà) comme le Maroc et l’Algérie patientent pour élargir encore le groupe.
La vision mondialiste est donc une vision qui ne concerne que les idéologues occidentaux rêvant d’une gouvernance qui leur serait favorable. En fait, le monde n’est plus sous l’emprise exclusive de l’empire occidental. Et Huntington a bien montré que ce modèle se voyait parfois rejeté au profit de valeurs culturelles, religieuses et justement souverainistes dans le concert des peuples et des nations séculaires et parfois millénaires. Un peu comme des adolescences parvenant à maturité. Avec comme arrière-plan, de démanteler les valeurs occidentales anciennes trop longtemps dominantes.
Ces résistances à Davos et à son camp de retranchement, la géopolitique internationale montre que le mondialisme, dont aucun européen ne doute, est en fait une vision qui n’est pas fatale et qui n’est pas partagée par ces nouveaux émergeants.
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D’une part l’économique, d’autre part, l’occupation du terrain. Dans de nombreux pays sensibles aux accords du BRICS, de nombreux pays musulmans. Ceux-ci, comme la nature, ont horreur du vide.
Huntington : « Le problème pour l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique, c’est l’Islam. C’est l’Islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance.
C’est l’Occident, civilisation dont les représentants sont convaincus de l’universalité de leur culture et croient que leur puissance supérieure, bien que déclinante, leur confère le devoir d’étendre cette culture à travers le monde. ».
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Mais constatant qu’un vide spirituel de nos pays d’occident, une béance de plus en plus flagrante, un affaissement de nos mœurs, du moins tel que perçu par les autres cultures du monde, ce vide est aujourd’hui convoité par l’Islam sur la fragilité des territoires occidentaux. Il est accompagné par les mouvements complaisamment encouragés de populations du sud vers le nord, d’un islam conquérant et confiant vers un nord déchristianisé, sans repère que celui de remplir les caddies de supermarché. Celui de penser que le ciel est vide et que l’homme n’est que poussière. Il y a dans ce tragique une opportunité qui se présente pour combler ce sentiment d’infériorité de puissance en terre d’islam.
Et la France, prise entre le mondialisme et sa tête de proue européenne, et l’émergence sur notre propre sol d’une culture que, en son temps, le roi Hassan avait déjà résumé comme incompatible, ne reflètera plus bientôt qu’un lambeau d’une Histoire et d’un pays qui se recomposera sans la volonté de ceux qui le composent.
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16 Janvier
Pour l’idéologue, le réel n’est que l’expérience du monde qui a échoué. Jean-Jacques Rousseau disait « surtout ne vous fiez pas au réel ». Il s’agit alors de faire entrer un réel échoué dans le goulot de bouteille de la pensée conditionnelle.
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Dans un pays comme le nôtre, où parler de préférence nationale est devenu un crime, on admet paradoxalement, sur notre sol administratif, la préférence algérienne (en regard des accords de 1968) concernant les demandeurs d’emploi. Qu’en pensent les travailleurs Marocains ? Qu’en pense la gauche européiste ? Qu’en pensent surtout les Français ?
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Paradoxe : les progressistes, à force de progresser découvrent les vertus du vélo. C’est ce que les maoïstes d’antan aurait dû découvrir et trouver matière à orgueil du temps où la Chine pédalait en peloton serré et qu’il n’était pas criminel de faire vrombir un V8 à Paris.
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A force d’aller de l’avant, les progressistes lorgnent vers les courbes de décroissance.
Mais comment alors impliquer dans l’équation, avec un taux de croissance inférieur à celui de l’inflation, une volonté d’intégrer dans les processus de solidarités sociales, une toujours plus forte immigration ?
Nous n’avons pas quatre heures mais quelques années pour ne pas y répondre.
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FRONTON
Liberté, égalité, fraternité. Passons sur le troisième terme de la devise. Hors de l’acceptation maçonnique, elle semble incongrue lorsqu’on a un peu pénétré les tréfonds de la nature humaine.
Des trois termes de la devise nationale, c’est l’Egalité qui s’est développée comme l’herbe sauvage dans un champ solitaire. Rien ne résiste moins à l’esprit français que de couper tout ce qui dépasse d’inégal ne serait-ce que d’un brin. Le syndrome du coupeur de tête. Tant on va à la tonte qu’on en ressort rafraîchi. Parfois un peu démuni. On a le sentiment de faire corps avec ceux qui sont nos semblables. On fait masse. Rien qui dépasse. Lisse, l’orgueil panurgesque. (Pour qui donc te prendrais-tu ? imparable)
Je pense sincèrement que même la liberté se verrait bien un peu écornée, sacrifiée, si l’égalité se voyait mise en cause dans n’importe quel domaine. L’éducation nationale, à force d’égalité (des chances, des normes, des élans communs, etc.), en est l’exemple sacrificateur le plus visible.
La jalousie étant le moteur imposant aux mouvements ascensionnels de rentrer le plus vite possible dans un main dans la main avec la médiocrité plutôt que de reconnaître un échelonnement naturel de différents mérites qui demanderaient à se hisser vers plus de hauteur.
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D’où cette toujours interminable affection pour le communisme et pour un totalitarisme à peine larvé en France. (Gorbatchev avait raison de dire que la France était le seul pays au monde où le communisme avait réussi… (à s’imposer dans les esprits et de façon encore durable).
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Parce que le moteur de l’égalité procède de la culpabilité de la différence.
Que l’on se sent coupable depuis les origines.
Que l’égalité est la justification de la justice avant la jurisprudence du Jugement de Salomon.
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Paradoxe : comment concilier le progressisme des différences et des minorités prises aux rets d’une égalité de fait avec ceux qui n’en sont pas.
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D’où cet héritage plus lointain encore, du christianisme : nous sommes tous pécheurs, tous égaux devant la finitude, égaux devant la mort, retour de tout le monde à la poussière, égaux devant Dieu.
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Plus fort que les chaînes, une fois qu’on s’en serait libéré, l’égalité devient ce vers quoi tendent tous nos déterminismes.
Souvent pour une mer tranquille et médiocre, souvent pour le pire.
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A Bernard :
Je n’attendais pas un reportage de ta part. Je connais un peu Rothko. Et je l’aime bien pour des raisons qui sont sans raison. C’est comme ça qu’on aime le mieux. Je pense toujours qu’il serait préférable d’associer sa peinture à la musique de Feldman. Il a même composé une œuvre inspirée par la Rothko Chapel, aussi minimaliste, aussi dépouillée, sauf que si on écoute l’œuvre en son entier on reste une demie heure sans répit. Avec le regard, on peut fuir le silence ou la nudité quand bon nous semble. Il suffit de porter le regard plus loin.
Je suis un peu en désaccord avec toi quand tu dis que tu n’as jamais vu rien de plus « a-sensique ». Il y a un sens de la proportion et de la séparation des masses accompagnée de complémentarité chromatique. On cherche toujours la ligne d’horizon. C’est sommaire mais parfaitement pensé. En étant méchant je dirais que ça ne dérangerait pas dans n’importe quelle déco de bureau ou de chambre ascétique, et encore, les couleurs seraient trop franches et pas assez dépouillées de toute velléité d’enchantement. Mais les marges dans la création contemporaine ne sont-elles pas aujourd’hui proches d’atteindre l’os de toute signification ? … J’ai pris un pot avec Brigitte qui travaillait avec moi au Conservatoire. Au soleil de la Libé. C’est magnifique le matin. Elle s’est remise à peindre. Elle a un grain de folie, ce qui explique que je ne la perds pas de vue. Son copain a monté une salle de tango près de Grosso, toute aménagée et décorée avec des lustres et des objets achetés à Marrakech. C’est lui qui danse, qui enseigne et qui organise Il a fait des concours à Londres et à Buenos-Aires tout en bossant dans une agence immobilière (on a tous des vies parallèles). La salle en question est ensoleillée dans la journée avec un plafond vitré qui donne sur le ciel (un vrai Riad !). Il compte exploiter le lieu, en plus de la danse, pour des conférences ou des ateliers en tous genres. Je m’immiscerais peut-être pour quelques séances d’histoire de l’art ou de la musique. Je vais les laisser prendre une vitesse de croisière. On m’a proposé d’entrer dans le cercle de l’université du troisième âge, idem, pour donner des séances. J’ai un peu peur de me retrouver quelques années en arrière à répéter que Schumann contrairement à ce qu’on dit est un néo-classique comme son compère Brahms etc etc. je n’ai pas vraiment envie de m’y coller. Cécilia, qui a du bon sens, me répète que ce serait bien de faire quelques sous tout en continuant à m’entretenir dans ce que j’ai toujours fait. Et puis, argument imparable, il faut transmettre… Les journées rallongent à tel point que je pensais qu’on n’était encore qu’au milieu de l’après-midi.
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19 Janvier
Qui l’eut cru ? dans les couloirs de Davos l’esprit punk est de retour. L’avenir est mort. No futur. Quarante-cinq ans après, la finance internationale dresse une crête de coq sur les courbes négatives de l’économie du monde. La danse du scalp. Ne faites plus d’enfants. Les écueils sont évidemment nombreux. Ils respirent et dégagent bien sûr du gaz carbonique. Les vaches pètent aussi et lâchent du méthylène. L’agriculture doit mourir aussi. Les femmes n’ont plus besoin de personne pour gérer leur utérus nous dit-on. Enfanter ça déforme la courbe des hanches (« Notre corps, nous-mêmes », slogan 1975.). Madame Sandrine Rousseau affirme d’ailleurs que la natalité en France ne doit en aucune manière être une cause nationale. Sauvons donc la planète en toute urgence. Demain c’est la fin du monde. Les pandas d’abord…
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Et puis une épidémie a pointé lors de ces réunions élitaires. En conclusion d’un discours ferme, Madame van der Leyen a affirmé que le danger viendrait de la désinformation (il faut comprendre par-là, non pas que la presse internationale influence fortement dans le sens d’un vote favorable à l’Europe et demain à un monde enchanteur) mais que le gros risque viendrait que ces influenceurs-là ne fonctionneraient plus avec le gros tas d’ignorance des peuples européens.
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Soit les médias sont décidemment peu convaincant, soit la démocratie n’est plus tenue en laisse.
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Et donc, Berthold Brecht a raison :
1) salaud de peuple…
2) si le peuple est récalcitrant, changeons-le.
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21 janvier
A Bernard :
Amalia Rodriguez toujours dans le cœur du quartier d’En Graça. Comme Callas dans le cœur de la Scala et Hendrix au cœur de 1969. Mais le fado me lasse assez vite. J’ai rapporté pourtant de beaux enregistrements des chanteuses avec lesquelles j’ai pu échangé à Lisbonne. De belles femmes à fort caractère, dont une maigrelette dont je me demande où elle prenait l’énergie. Il y a une taverne pas plus grande que mon salon au cœur même d’Alfama où les puristes viennent chanter et viennent écouter le chagrin des autres. Nuit et jour. Tu m’as dressé une liste d’écrivains, mais pas de romans… Je suis aussi dans l’étonnement : pas de Beckett. On n’a pas la même approche littéraire. Quoique je n’ai jamais pensé à faire moi-même cette liste. Je me suis arrêté à 3 : Mort à crédit, Salammbô et cent ans de solitude. Dans l’ordre, dans le désordre… Le temps s’est remis au très beau. On va songer bientôt à refaire quelques virées de proximité (Cinque terre ?). Peut-être la Bretagne aux beaux jours, comme toi la Pologne : le sud, puis le nord.
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Anniversaire de la mort de Louis XVI.
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23 Janvier
A Bernard :
Les lettres de Céline je ne les ai jamais lues dans l’ordre, mais un peu au hasard comme lorsqu’on ouvre une boite et qu’elles jaillissent dans le désordre le plus complet. C’est ma manière. C’est vrai que le style (avec Céline je dirais plutôt le ton, puisqu’il dit avoir « sa petite musique à lui ») va évoluer jusqu’à la fin. J’ai bien aimé certaines lettres de quelques conseils à l’allemande Erika (oublié le nom) lorsqu’il était encore médecin. Je lis ces lettres comme on regarde de vieilles photos. Comme les coulisses de sa création. C’est ce que sont généralement les courriers. J’achève ce soir ou demain, au plus tard, la saga le Lila et Léna. (l »Amie prodigieuse »). Je n’ai pas vu passer les 2000 pages des 4 volumes. Moins de 3 semaines de lectures, ce qui est exceptionnel pour moi. Et c’est aussi le long fleuve d’une narration exceptionnelle. Je pense que pour une fois le verdict populaire et l’ingéniosité littéraire sont en adéquation. D’autant que j’ai senti passer le ciel et la poussière de Naples tout au long du récit. Le Vésuve et le golfe, « le quartier » qui n’est jamais nommé… Je ne sais pas si je peux te conseiller cette lecture. Tu lis plus de fictions que moi, dans des domaines si divers, que nos impressions pourraient ne pas correspondre. Mais sans aller jusqu’à cette critique de Fabienne Pascaud (Télérama qui n’est plus ma lecture depuis les années 70) qui parle d’une écriture volcanique et d’un élan shakespearien. Mais on connait les critiques… Un cinquième volume pourtant, s’il avait été possible … Je te parlerai (on verra ça sérieusement) de « l’air du catalogue » laissé en plan. Tu imagines qu’en janvier je n’ai pas eu la tête à ça. Mais le plan est tout tracé. Il faut simplement que je me remette dans le bain. Je fais tout de mémoire. Attali en serait vert de rage.
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24 Janvier
A Bernard :
C’est après 2088 (?) pages peut-être que j’ai refermé le quatrième tome de la saga de Ferrante. Je ne risque pas d’attendre la suite. La boucle a été bouclé de l’enfance à la fin. Comme on pouvait s’y attendre. Cette œuvre est amenée à devenir un classique du genre pour la génération contemporaine. Un peu comme Dumas père avec les trois mousquetaires ou Monte Cristo. Pas moins. J’ai rêvé cette nuit que j’écrivais des chapitres à la manière de… Rêve entêtant et fatigant sûrement le cerveau. Dévorer autant de pages d’un coup, forcément il y a bousculade dans les neurones… J’avais commencé un roman du temps que je lisais Butor et son « emploi du temps ». En 72 peut-être. J’aurais dû poursuivre. Mais je n’ai jamais eu la fibre romanesque pour ce « Lucrèce échevelée » dont je n’ai accouché que de trente pages dans le triste style du nouveau roman. Peut-être que m’en apercevant, je laissais ça s’effeuiller des années durant. Sur du papier vert, écrit à la main. Je me souviens pourtant que ma grand-mère (la Nonina) me disait, petit, que j’avais une grande imagination. Vers huit ou neuf ans, retour de cinéma, je racontais le film, avec des parenthèses qui n’en finissaient pas. Ce qui l’impressionnait, elle qui n’avait jamais ouvert un livre, c’est que je retrouvais toujours le fil de l’histoire. Lorsque j’ai vu « l’homme qui tua Liberty Valance », elle eut droit à la version longue. Entre deux séquences je faisais le commentaire de mes sentiments à tel ou tel moment de l’action. Puis elle avait droit à la suite. Fallait-il qu’elle m’aime ! J’aimerais écrire un vrai roman. Une histoire fictive, avec personnages, sentiments, action située dans un lieu d’élection, une Naples à moi, un Rabat idéal que tout le monde reconnaisse. Mais je n’ai jamais trouvé le thème, la trame majeure où déployer tout ce que je pourrais y inclure. Et puis j’ai une disposition d’esprit encline à plus d’abstraction. Et puis c’est sans compter sur la paresse de mener à bien un thème qui sans doute ne me serait pas essentiel. A moins de raconter sa vie. Et ça, ça ne se fait qu’une fois. Par contre, ma poésie s’offre une part d’énigme et de distanciation avec le réel. Tout en étant la chair même de la vie qui est la mienne. D’une part renouvelable, fragmentée comme par jets successifs. Où je me sens plus libre, comme avançant pas à pas jour après jour. Ce mois-ci justement, est-ce l’effet d’un nouveau départ annuel, j’ai été (un peu) plus prolixe ? ………………………………………………………………………………………………………………………
L’Angleterre qui a retrouvé, en sortant de l’Europe, une indépendance de décision, a innové en matière d’immigration. Devant le problème aigu du phénomène extensif du flux continu de navires et de populations venant sur son sol, elle aurait trouvé la solution. Du moins une esquisse de solution : Payer le Rwanda pour contenir tous les réfugiés indésirés et renvoyés depuis le territoire britannique. Une sorte de parcage dans un pays collaborant avec le pays qui ne veut plus recevoir d’indésirables.
L’Italie envisage un accord avec l’Albanie. La Turquie jouait, il y a peu encore, ce rôle de garde-fou. Mais on sait maintenant ce qu’il en est en matière de chantage et de corruption.
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La liberté est indissociable de la souveraineté. On assiste aujourd’hui à une impuissance de nombreux pays, dont la France qui s’en remet aux différentes commissions de Bruxelles concernant les myriades de normes imposées, enfreignant toute décisions et toutes indépendances nationales. Sans souveraineté il n’est pas jusqu’aux décisions judiciaires qui ne soient remises en cause par la CEDH. Sans souveraineté, la France est dépendante de l’industrie internationale depuis quarante ans. Son agriculture est vouée à moyen terme à disparaître. Laissant notre avenir alimentaire dépendant du reste du monde. Il n’est pas jusqu’à notre dépendance énergétique qui ne dépendent de cette Europe allemande. Le plan Marshall des années quarante voyait bien au-delà de la reconstruction matérielle de l’Allemagne. Il envisageait de donner les clés au plus discipliné et au plus fragile de cette époque, la gestion du futur sous-continent, supplétif de la suzeraineté américaine. Les américains ne sont pas venus au secours du monde libre en 45 pour rien, prévoyant même le nom du débarquement normand : « Overlord. »
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27 Janvier
La saga d’Helena Ferrante est maintenant rangée dans la bibliothèque. La fin de cette œuvre est une coda mélancolique et suspensive de l’histoire qui vient de se dérouler depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse des deux amies en question. Un prodigieux retour dans le présent, sans certitude, mais comme une mélopée qu’il eut été dommage de manquer, proposé comme la fin de l’histoire. L’héroïne « prodigieuse » ayant mystérieusement disparue.
J’ai pensé à cette accélération du temps qu’on retrouve dans les dernières pages de Cent ans de Solitude.
On voit qu’il s’agit là d’une pure autobiographie. On ne peut inventer avec une telle véracité les caractères et les évolutions des personnages, une telle longue histoire qui a tous les traits du charnel et qui a pour cadre scénique Naples, et en particulier, un certain « quartier » dont jamais le nom n’est prononcé. J’ai pensé aux populaires quartiers spagnolis, mais ils sont cités parfois comme étant étranger au leur. J’ai pensé à Sanità, mais rien ne vient prouver que ce soit celui-là. Il s’agirait plutôt d’un tout petit quartier dans la ville tentaculaire, une micro citée au nord ou proche du Vésuve. Aucun indice n’a jamais permis d’élucider le profil géographique du quartier. Sauf peut-être le fameux tunnel, théâtre de l’enfantine tentative de découverte de la mer dont le narratif de l’épisode révèle que celle-ci semble bien loin. Ce seul indice devrait aider ceux qui connaissent Naples plus que moi.
En achevant cette longue histoire lue comme foudroyé, en trois semaines, j’ai eu réellement le sentiment d’avoir accompagné l’évolution sociale et personnelle de chacun des personnages dans leurs complexes entrecroisements, et de n’avoir pas non plus quitté cette ville que j’ai traversé avec bonheur en Août dernier.
La force de l’écriture fera de cette histoire un probable classique de la littérature mondiale comme parfois une histoire hors du commun peut toucher d’instinct les fibres populaires, plus peut-être que celles de professionnels désabusés. Depuis le temps qu’on donne des Nobel à n’importe qui, il est parfois préférable de posséder un véritable lectorat à la manière de Dumas qui n’a d’autre titre de noblesse que les millions et millions de lecteurs dans tous les coins du monde depuis ces premiers trois mousquetaires.
Et à défaut de Nobel, elle, d’entrer comme lui dans la Pléiade.
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Exposition « Tintin et Monsieur Chang » au Musée des Arts Asiatiques. Depuis quinze ou peut-être vingt ans qu’on ne venait ici. Du temps des concerts nocturnes, c’était presque tous les vendredi soir durant la saison qu’on assistait à ce que l’Asie donnait de meilleur. Des danses birmanes à l’opéra chinois dans les jardins donnant sur le parc Phoenix, avec une percussionniste qui aurait affolé les plus virtuoses africains ou brésiliens. Des ensembles japonais avec la sublime Junko Ueda, aux théâtres d’ombres javanais, ces concerts étaient ce qui se faisait de plus élevé à Nice. Et puis, un beau jour, plus rien.
Nous y sommes allés avec les enfants, mais j’ai l’impression que l’expo était plutôt destinée aujourd’hui aux 77 ans qu’à ceux de 7 ans.
On a pu voir entre autres, des murs tapissés des différentes éditions dans toutes les langues qui ont traduit Hergé. L’après-midi est passé comme un tourbillon. Un paon faisait la roue à l’entrée du parc, comme le goéland de Saint Andrews en d’octobre dernier…
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28 Janvier
MUSIQUES
Les Messes de Bruckner ne craignent aucune autre. Pas même celles de Mozart et la Missa Solemnis de Beethoven.
Il est seul à comparaître devant les polyphonistes du XVI° siècle. Et devant Bach. Même si la Messe en si, pyramide polyphonique définitive, ne fait pas entièrement partie de mon univers. Je serai plutôt vénitien d’ambiance.
… Messiaen, quoique jamais pris en défaut, serait-il un peu jaloux (?!) lorsqu’il répond « non, les Passions de Bach ne sont pas un absolu : chœur, récitatif, aria et ainsi de suite » …
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Je comprends les tempis très lents de Celibidache. Mon cœur battant autour de cinquante pulsations…
« La Mer » de Debussy mets trente-trois minutes avec lui, vingt-trois avec Karel Ancerl et beaucoup d’autres.
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Avec la pianiste Grete Scherzer, on arrive même à comprendre certains sans issus dans l’écriture de Schumann, tellement elle le met à nu dans la fantaisie en ut. Et on y entend les maladresses ou les paradoxes d’écritures. Mais Schumann c’est une longue coulée ininterrompue et une longue cascade de blessures aux genoux.
Des fantaisies en ut, j’en ai entendu des tonnes. Quelle est la meilleure ? Je reste, comme au bon dépucelage, à la version première que j’en entendue, celle de Clifford Curzon au festival de Salzbourg en Août 74. Mais comment ignorer Brendel, Arrau, Yves Nat, Richter et Gilels.
Scherzer attaque le deuxième mouvement de la fantaisie comme on attaque la Marseillaise. D’un geste insurrectionnel. On ne connaît d’elle que très peu d’enregistrement. Se retirant pour cause de mariage et de reconversion en anthropophilies. Restent cette magnifique Fantaisie en ut, un Gaspard de la Nuit et des Impromptus de Schubert
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Schubert a connu la solitude. Il a dû marcher dans la neige. Il a vu le ciel aussi. Schumann a pleuré son amour des lacs allemands et son amour pour Clara. Il est mort sans quitter la terre. On ne sent pas plus la mer et le grand large dans sa musique. Seulement les échos lointains des auberges, seulement les rives du Rhin.
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J’écris toujours sur Schumann alors que je n’aime pas tout de lui. Il fait parler comme tous les déréglés du temps de Nietzsche qui ne l’aimaient pas plus que ça.
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La troisième sonate pour piano de Boulez se dilate en constellations de faux hasard. D’irruptivité captive et d’une toujours hauteur d’intelligence belliqueuse, qu’elle en fait le tour inattendu de sa propre incertitude. Le temps s’y égrène et tarde à plonger dans le cœur. Par contre les étoiles augmentent dans les galaxies.
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« L’Intranquilité » de Pessoa m’ennuie finalement. Il n’aime pas Lear et lui trouve des défauts à corriger. Soit.
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Pessoa, je n’aime déjà pas ta poésie de brebis, je ne reconnais en toi que ton bistro de la Place Chiado et la statue où l’on peut s’assoir à côté d’un Pessoa de bronze à la terrasse. J’aime aussi ton appétence au porto. Et tu n’es qu’un faux Montaigne, mais maintenant tes cendres sont transférées depuis 1985 au monastère des Hiéronymites. Un retour à la terre, aux caveaux où pourront venir les insomniaques qui te vénèrent.
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30/31 Janvier
Du petit ouvrage de Corinne Samama « Utrillo, mon fils, mon désastre selon Suzanne Valadon », un portrait du peintre vu par la mère, je retiendrais que celle-ci fut étonnamment moderne au sens contemporain, mais dans les milieux populaires et ouvriers, les femmes n’ont pas attendu les cortèges féministes pour débrider leur sexualité, ni attendu la seconde vague des MeToo#, qui plaident pour un retour puritain à l’autosuffisance ou à la haine à visage découvert du mâle blanc de plus de cinquante ans.
Suzanne Valadon a eu, quant à elle, des amants jusqu’au-delà de soixante-dix ans et cela devient peut-être accessoire dans le portrait d’Utrillo.
Par contre son besoin de se libérer du poids de la maternité de façon quasiment frénétique à la naissance du petit Maurice, a eu sûrement des conséquences criminelles sur l’enfant. Valadon fermait les yeux, si ce n’est qu’elle l’encourageait, quand la grand-mère Madeleine mettait de la gnole dans le biberon et augmentait les doses à mesure que l’enfant exprimait son plaisir. En fait il dormait des journées entières, laissant les deux inconscientes libres de toutes fantaisies.
Le bébé était alcoolique avant même d’avoir pénétré dans le moindre bistro de Montmartre. Il eut sa première tentative de désintoxication à dix-huit ans. On ne sait s’il faut plaindre la mère d’Utrillo d’avoir fini dans la misère.
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Suzanne Valadon se prénommait en fait, Clémentine Valadon. Suzanne est celui que lui attribua un de ses amants (Satie ? Toulouse Lautrec ?) en référence à la quantité de vieux messieurs libidineux auxquels elle aurait succombé.
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Ce qui fait que j’aime de plus en plus ce peintre.
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A Bernard :
…Vient de paraître chez atelier Dougier, dans la série « le roman d’un chef d’œuvre », le volume sur Utrillo. « Utrillo mon fils, mon désastre selon Suzanne Valadon ». On y parle de sa détestation de l’épouse du peintre, Lucie-Valore, et de la longue descente aux enfers de son fils. Je verrais s’il y a des liens avec les lettres que j’ai dans ma valise à trésors, je verrais si je peux joindre l’auteur, Corinne Samama, si je peux l’intéresser à la copie de ces lettres. Voilà donc ma prochaine lecture. Je ressors un peu du roman, tout en y restant aussi. Ensuite j’ai une bio sur Maria Callas par René de Ceccaty. Que tu ne liras pas. Mais c’est un peu la continuation de mon univers naturel. Et puis sa vie n’est-elle pas un roman ?
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20 h 30
On envoie les images des jets de soupe sur la Joconde devant des invités d’une émission littéraire où chaque participant se doit de dire que « …cet acte militant est un message envoyé à des gouvernants restés depuis trop longtemps insensibles aux problèmes de transitions climatiques et que, oui, le geste est généreux, que l’art c’est la vie et que justement, s’il s’en sont pris à ce symbole universel de l’art, c’est pour clamer une juste révolte et montre la voie à suivre avant qu’il ne soit trop tard etc. Jusqu’à la nausée »
C’est sur une chaîne publique. Une unanimité d’analyse fine. Des sourires entendus. Une conscience claire, vertueuse et débarrassée de toute ambiguïté déplacée.
C’est à ce prix que se négocie une invitation à une émission littéraire.
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1 Février
A Bernard :
1 février, le mois sera court. Demain les crêpes. Il fut un temps, la première crêpe était retournée avec une pièce d’or sous le manche de la poêle pour attirer la chance et la fortune. Je ne me suis jamais demandé l’origine de cette tradition. La connaissais-tu ? Peut-être qu’elle appartient à la culture de mes grands-parents siciliens. … Ce matin Parc Phoenix avec Y. (grève des enseignants, jaloux des agriculteurs). Une fois par mois on fait une virée ensemble vers Nice. Il veut revoir le cygne noir entrevu dans le bassin des jardins depuis le musée asiatique. Il y a aussi la serre mexicaine. Ensuite on ira manger du poisson. C’est devenu une tradition. … Il ne me reste que quelques pages du Callas à finir (rien que je ne sache déjà, mais voir défiler la vie de ce météore est toujours échevelant), et le dernier Onfray. Qui écrit aussi vite que Lucky Luke : on le lit l’après-midi, lui en profite pour commencer (et terminer) un nouveau livre. J’avoue que depuis son crépuscule d’une idole, je ne rate aucun de ses écrits. … La poésie et le carnet en date d’hier sont dans la box
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Michel Jazy est mort ! … Tokyo 64. Les images affluent immédiatement. En noir et blanc. Le dernier tour du 5000 mètre sur la cendrée lourde d’une nuit de pluie d’octobre, la fulgurance d’une foulée souple et aérienne, élégante et sans pareille. Puis le bel édifice, la superbe mécanique qui se grippe, avalée dans la dernière ligne droite. Quatrième. Il est demeuré même dans la défaite, le héros de mes douze ans, le modèle qui me faisait courir dans les rues comme un dératé, me prenant pour lui, allongeant ma foulée tout le long du boulevard Victor Hugo. Ou ailleurs. Je gagnais les médailles d’or qu’il n’a jamais eues. L’été soixante-quatre fut inoubliable pour mille raisons. Il a y juste soixante ans.
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Ce matin avec Y nous sommes venus à l’ouverture du Parc Phoenix. Le ciel est légèrement voilé, puis il tournera progressivement jusqu’au gris bien franc. Ce qui ne nous empêche d’admirer, sous l’immense serre, de magnifiques flamands roses dans leur bassin d’eau noir reflétant en mille stries leurs zébrures roses parmi les joncs et les fougères. Y les trouve plus petits qu’il les eut imaginés jusqu’à ce que certains d’entre eux hissent leur col vers le haut. Alors c’est l’émerveillement…
On a fait une halte pour le panini. Il n’y avait que nous. Jusqu’à l’arrivée du paon à l’entrée du snack, toute séduction déployée d’un soleil de soieries de bleues et de verts mouchetés de noir ! Il a entrepris, en plus de faire la roue, une danse de l’arrière train, assez laide en fait, agitant une paire d’ailes comme pour une danse peau-rouge sur le sentier de la guerre. Le verso de la danse de parade ressemblant plutôt à une gesticulation de poulet déplumé. Puis il disparut comme il était arrivé.
Plus loin ce sont les kangourous, les petites pattes devant leur ventre. Des kangourous très jeunes surement. On ne voit pas leur poche ventrale. Ce qui déçoit Y. Puis les autruches au col démesuré qui paraissent totalement idiotes. Les lémuriens bruyants et agressifs, et depuis les jets d’eau et le plan d’un bassin circulaire, la perspective sereine et dépouillée du magnifique Musée des Arts asiatiques.
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On file jusqu’au Sauveur où Geneviève/Gavroche me donne deux petits fascicule sur Titien et Memling. De petits échanges entre nous…
Y a passé cette journée de grève des enseignants sans perdre trop de ces curiosités du monde.
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4 Février
A Bernard :
Je sens que tu n’aimes pas le Carnet. Son contenu. C’est un peu normal. j’ai aussi l’impression qu’on voit défiler les mêmes réalités avec des lunettes différentes. Mais voit-on d’ailleurs les mêmes réalités ? je cite deux trois exemples : 1) Je te laisse traiter du sujet de l’immigration … Je me demande où on pourrait trouver des chiffres honnêtes qui décrivent la situation et donnent une vision au moins au niveau de l’Europe. Franchement ne nous défaussons pas derrière des chiffres (honnêtes ou pas), il suffit d’ouvrir (honnêtement) les yeux dans la rue. 2) Davos : je suis à fond pour le commerce et le capitalisme international : hé oui, c’est toujours Huntington ou Fukuyama. Je crois que le second s’est lourdement trompé : la fin de l’Histoire, la fin des guerres, la fin des nations par la dilution des nations européennes dans le libre échange n’a pas empêché ce qui arrive aujourd’hui (Ukraine, Israël, risque sur tous les fronts, déséquilibre en Afrique d’où nous sommes chassés etc.). L’Europe de Bruxelles n’est qu’un marché. Rien d’autre. Et nous soumet à des commissions non élues qui dictent dans TOUS les domaines ce qui est bon ou non pour les états « souverains ». Le sont-ils encore ? Ce que je crois : après la chute du mur, on a pas attendu trois ans pour faire Maastricht. On n’a donc plus un Polit Buro à Moscou (qui dirigeait la Géorgie, le Kazakhstan, l’Ukraine, etc), mais un Polit Buro à Bruxelles qui a utilisé la même méthode centralisatrice en fédérant les nations européennes. Pour réguler des marchés. Des marchés sauvages comme on le voit et on le verra encore plus avec l’affranchissement des droits de douane d’où que viennent les produits importés. Pour les conséquences que tu sais : immigration sauvage (puisque désirée par Bruxelles -les fameux besoins en main d’œuvre et faire baisser le coût des marchandises-) et disparition progressive de nos agriculteurs au nom des lois du marché -toujours à la baisse- après la disparition de notre industrie. Et que viennent faire des organismes comme la CEDH -intervenant jusque dans notre justice- dans ce qui ne devrait être qu’un marché ? Je ne suis pas d’accord non plus quand tu dis que les BRICS se posent en simple concurrent. Il y a une grande différence : tous les membres du brics restent des nations souveraines et n’ont opéré aucun transfert de souveraineté, ni à la Chine, ni à la Russie, ni à personne. Chacun des membres partage sinon une vision commune en demeurant indépendants et libres d’en sortir, du moins une capacité à s’unir sans cesser d’être ce qu’ils sont en tant que nations souveraines. Huntington parle d’ailleurs, contrairement à nous, de la fierté retrouvée, culturelle et historique des pays émergeants : l’Occident n’est plus un modèle. Le contraire de cette Europe technocratique, saint-simonienne et sans âme. Quant à la devise de la république , je suis surpris d’apprendre que c’est là aussi un produit marketing, (décidemment). Ce qui est certain c’est que ce que tu as lu de mon article ne doit pas être loin du vrai. Dernier doute : Couloir de Davos, bien sûr, Brecht a raison. Dans quel sens ? Dans le sens que les élites outrepasse le droit des peuples à choisir leur avenir ou dans le sens qu’il faut les réformer malgré eux ? Tu as dû mal me lire, je n’aime pas la peinture de Suzanne Valadon. Je parlais du génie d’Utrillo qui lui est encore sous-estimé. Le livre de Corinne Samama est une narration sur la vie du peintre au travers de ce qu’en dit sa mère Suzanne Valadon. Le titre de janvier est dans un courrier qui a dû t’échapper : GRAVEES (avec l’accent aigu que je n’arrive pas à faire). Je commence les souvenirs d’Ernest Renan qui semble avoir un parcours tourmenté. Le style rappelle Chateaubriand. Est-ce le voisinage du bon pays de Bretagne ?
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Ce matin c’est « la Création » de Haydn, puis le prélude à « l’Or du Rhin » : le chaos avant le commencement des commencements.
C’est avec ce Wagner-là qu’on inaugure ce qui inspirera la musique des sphères et l’électroacoustique. Je comprends maintenant ce magnifique bloc sonore d’Ivo Malec, compact et évolutif comme une coulée de lave, « A Wagner ».
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5 Février
A Bernard :
… Il m’est venu l’idée d’envoyer les Fugues aux éditions Philippe Rey (je ne l’ai pas encore fait). Celui qui publie tous les Dominique Fernandez sur l’Italie : »le piéton de Florence », celui de Naples, celui de Venise et de Rome… Et même la Gorgone de Sicile. Très beaux livres brochés. Je sais, il est de l’académie française, mais cette littérature sur ses voyages en Italie est vraiment dans le profil de mes récits de voyage. Et puis je suppose que cet éditeur n’édite pas que les académiciens…
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6 Février
MARIA CALLAS
En achevant la biographie de Maria Callas de René de Ceccatty, j’ai, comme souvent, ce sentiment de malaise au bout de l’aventure d’une vie si fragile, faite de fureur, de violences, de goût de la perfection et de trop de vanités.
On rêve encore de l’entendre dans les salles d’opéra dans les années cinquante. Ce seul petit couloir de temps où elle a construit la légende d’un siècle. La vanité l’aura perdue en même temps que sa voix s’est détricotée par abus de pouvoir et d’emprise sur elle-même. Sur elle-même et sur ce monde qui l’a faite briller et qui l’aura broyée. Morte comme par inachèvement.
A la Scala, son souvenir se perd volontairement au milieu d’autres gloires. J’ai été étonné au printemps dernier, de voir que ses portraits étaient plutôt distraitement disposés parmi ceux de la Pasta ou d’Adelina Patti et du souvenir de la Malibran. La Scala ne lui a pas encore pardonné ses rivalités et ses frasques, et comme dans toute relation amoureuse, lorsqu’on côtoie le sublime, on ne peut ensuite que tomber de là où l’on est monté.
Je me souviens encore de l’annonce de sa mort, dans la quasi indifférence, à la Conservation du Musée Chagall du temps de Pierre Provoyeur. A la fois dans l’incrédulité, et dans le maelström des activités du jour. On ne mesurait pas encore le moment historique. C’était pourtant un fier musée où l’on organisait pour les concerts nocturnes, les prestations de Victoria de Los Angeles, Christa Ludwig, Elly Ameling et de tant d’autres gloires contemporaines de Callas. J’en écrivais les dithyrambes pour les programmes du soir destinés au public
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« Inside, l’homme de l’intérieur », de Spike Lee. Anodin. Un film pour soirée du dimanche. Peut-être bien fait, c’est selon. Ce que j’en ai retenu, c’est qu’aujourd’hui on ressort un film qui date de 2006 et qui ose traiter de collaboration et de compromission entre un banquier juif et les nazis. Généralement la propagande télévisuelle s’est toujours attachée de faire jouer aux juifs le rôle de la victime. Il faut croire que les médias illustrent la distribution des bons et des mauvais rôles en fonction de leur penchant idéologique du moment. Le vent a tourné.
Le cinéma n’est-il pas aujourd’hui autre chose que ce miroir illustratif des penchants dominants ?
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7 Février
Comme Pasolini j’aurai pu dire « je suis né dans une ville pleine d’arcades en 1952 … »
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« Stravinsky est un prédateur. Même le solo de basson qui inaugure le Sacre est une mélodie traditionnelle lituanienne » (Pierre Boulez)
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Le grand-père de Jean d’Ormesson n’avait pas l’oreille musicale. Lorsqu’il entendait la Marseillaise, il se levait automatiquement, sauf que c’était souvent l’air du toréador qu’il entendait.
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Mais c’est aussi une famille où l’on parle du phrasé dans la musique et de la musicalité de la phrase.
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C’est aussi René de Ceccatty qui préface et traduit le petit récit de Pasolini « L‘odeur de l’Inde » qui relate le séjour qu’il a partagé avec Moravia.
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9 Février
Après Jacques Delors, c’est un autre grand qui disparaît aujourd’hui, Badinter. La mitterandie s’amenuise. On lui devait ce qui restera la part la plus inévitablement humaine d’un règne de faussaires. L’abolition de la peine de mort institutionnelle dès 1981. Quelle emphase à l’Assemblée, quel humanisme ! On se serait cru dans une démonstration de Cayatte.
Depuis, la peine de mort et la barbarie en question sont dans la rue. Plus de guillotine. Plus de peine de substitution. La mort est au quotidien, au coin de la rue, sans procès, sans « petits matins blafards » dont parle le grand homme. C’est souvent au couteau que la peine de mort est donnée… sans retour du rasoir institutionnel pour celui qui tranche à l’arme blanche.
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Sans avoir troublé les dernières années du cher grand homme. Parcheminé dans la gloire de son vivant. La caution morale d’une génération. Loin des lieux d’aujourd’hui, où l’on tranche à vif, et sans crainte.
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Seiji Ozawa est décédé aussi à l’âge de quatre-vingt-huit ans. En faisant moins de bruit dans les médias.
Il avait tout de même dirigé la première du Saint François d’Assise de Messiaen.
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A Bernard :
Je crois que l’éditeur exige une version papier parce que ça élimine pas mal de monde (frais d’envoi, poids du dossier : dans mon cas ça fait bien deux kilos). J’ai retrouvé un exemplaire (qui fait 900 pages -on avait dû faire selon un désir d’éditeur…). Il arrivera chez Philipe Rey éditions sur une brouette… Orage, pluies, camion renversé sur l’autoroute coupée. Bref, journée maison.
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14 Février
CARAVAGE
Je m’entoure de plus en plus de Caravage, de ses livres, de ces images qui préfigurent tous les réalismes. Jusqu’à Courbet. Il est tout de même assez incroyable que la vie de ce peintre dresse le portrait d’un homme traqué s’achevant, jusqu’à marcher tout le long de la plage, regardant la mer dans les lointains, espérant revoir la goélette où se trouvaient ses derniers trésors oubliés. Jusqu’à l’essoufflement et la mort sur une grève dans les environs de Porte Ercole.
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– Jour des amoureux. Y a préparé un petit bijou en plastique pour son amoureuse Maya, blonde comme il est brun, et de huit ans d’âge comme lui –
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Je remarque la grande économie de moyens dans les Caravage de ses deux dernières années. La composition de « l’Enterrement de sainte Lucie », merveille de Syracuse, trace une diagonale invisible descendant de droite à gauche à la manière des cartes à jouer, dont la partie supérieure est dépouillée, se noyant dans les tonalités chaudes d’ocre et de vert marbrés et la partie inférieure peuplée des personnages éplorés penchés sur le corps de la sainte, dans les mêmes marbrures d’ocre et de vert.
La seconde merveille parmi les chefs d’œuvre de la fin de Caravage, « La résurrection de Lazare » est également parcourue d’une diagonale partageant l’œuvre en deux. Cette fois, elle descend de gauche à droite avec quasiment la même inclinaison, partageant en part égale le tableau, dont la partie supérieure est noyée dans une intense obscurité et la partie inférieure, pareillement chargée d’ombre, d’un Lazare aux membres étirés, à la blancheur faisant un effet tranchant, presque douloureux dans sa nudité dramatique, et en contrepoint, un Christ sur sa gauche qui pointe le bras et le doigt dirigés vers le ressuscité qui rappelle étrangement « la vocation de Saint Matthieu ».
Un enterrement et une résurrection pareillement disposés dans un même partage d’espace.
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15 Février
A Patrick Scrocco :
Geoffroy de la Gasnerie, je le connais depuis bien longtemps. Un coupeur de têtes sans scrupules et sans complexes: exclure l’opposition, l’anéantir intellectuellement, voire physiquement selon les circonstances … Cela ne choque pas les médias de la doxa dominante. Au contraire, Geoffroy dit ce qu’ils ne peuvent encore dire que de façon voilé (si je peux me permettre). Cet épisode de l’ARCOM n’est pas fruit du hasard, mais une tentative d’avancer sur l’échiquier de la parole maîtresse des esprits. C’est dans le programme des décideurs de Davos qui se sont réunis il y a un mois. Les conséquences sur la liberté d’exercer la parole publique ne se sont pas faites attendre : moins d’un mois. Ils vont malgré tout perdre la manche parce que dans un premier temps, il faudrait condamner aussi et surtout les médias de service publique (Inter, Info, F2 etc.), mais ils reviendront à la charge quitte à créer des lois interdisant la parole sous prétexte qu’elle n’est pas conforme au Ministère de la Vérité dans tel cas plutôt que dans tel autre. Ça s’approche de plus en plus de la fiction (?) d’Orwell. … Une remarque concernant le sinistre Geoffroy de la Gasnerie. Un nom comme celui-là, on n’en trouve que dans les arbres généalogiques aristocratiques. Un malaise que le gaillard doit traîner depuis sa malheureuse enfance, trop proprette et trop bien éduquée. Il faut donc se déconstruire, se déstructurer. Il fait donc perdurer une adolescence attardée de révolutionnaire au malaise œdipien pas encore surmonté. Un idiot utile sur le front, protégé par la doxa d’Etat. Et puis, n’oublions jamais Gorbatchev : « la France est le seul pays au monde où le communisme a réussi. » Paroles d’expert.
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Il est dit dans Wikipédia :
Geoffroy Daniel de Lagasnerie, né le 12 avril 1981, est le troisième enfant issu du mariage de Jean-François Daniel de Lagasnerie, ingénieur diplômé de l’École nationale supérieure de l’aéronautique et de l’espace, et d’Agnès de Goÿs de Meyzerac,(à l’oreille c’est presque de la musique de chambre) issue d’une ancienne famille de la noblesse du Vivarais.
La famille Daniel de Lagasnerie appartient à la bourgeoisie du Limousin.
Il y manque peut-être un frère parachutiste…
Encore des rescapés de la guillotine.
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Il a écrit lui aussi un « Famille je vous hais », comme l’autre en son temps. Tout est dit.
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20 Février
Au soleil de la Libération avec Brigitte. Le temps est splendide. Nous allons voir son ami photographe sur le Boulevard Borriglione. Il est question que je matérialise quelques photos en versions papier.
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Au marché, le prix du cabillaud est aujourd’hui supérieur à celui de la dorade sauvage.
Il y a un air de printemps qui arrive.
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Dans l’enquête « Œdipe n’est pas coupable » de Pierre Bayard, Œdipe laisse en effet ce rôle d’assassin de Laïos à Jocaste qui a tout prévu depuis le début. La propre mort de son fils envisagé pour contrevenir aux foudres de Jupiter, et promis comme Moïse à l’abandon le long du Nil, et comme le même Moïse, sauvé par pitié par le berger chargé des basses œuvres. Qui fut probablement l’amant de Jocaste, puisqu’elle lui donne une seconde chance en assassinant Laïos à la croisée des chemins qui mènent à Delphes. Jocaste serait la seule, depuis le début, à savoir quelle est la situation réelle de cette tragédie de l’inceste.
Ella avait décidé de la mort d’Œdipe, mais aussi du meurtre de Laïos le violeur de Chrysippe. Car c’est cette origine meurtrière de Laïos, le père, qui est à l’origine de la colère des dieux et de la malédiction rejaillie sur le fils.
Pour Bayard, la pièce de Sophocle ne relève pas tant du mythe freudien du parricide que celui qui hantera dans la mythologie des kyrielles d’infanticides.
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22/23 Février
A Bernard :
J’irai voir dans la semaine « Bonnard, Pierre et Marthe » qui passe dans l’ancienne salle Mercury, rebaptisée (je l’ignorais) salle J.P. Belmondo. Il y aussi un Hong sang soo (« waklk up ») comme je les aime. Le problème c’est que la plupart des films passent tard. Il y a aussi « Munch » d’un réalisateur norvégien.
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Je suis passé devant le cinéma en question et j’ai pris le programme du mois. Le « Jean-Paul Belmondo » est devenu ce qu’était feu la cinémathèque d’antan disparue maintenant dans les gravas du Théâtre de Nice et autres constructions qui n’ont vu le jour qu’une trentaine d’année. Pour rallonger la coulée verte qui s’en va rejoindre la nature naturée (comme disait Spinoza) le plus loin possible le long du Paillon. Estrosi espère trouver, à proportion, les électeurs sauveurs de planète au-delà de ses espérances. Ou la ville à la campagne et vice versa. Le boulevard Gambetta va bientôt voir passer les sangliers en familles (sur le couloir des 2 roues ?) Je m’en vais continuer l’air du catalogue : la deuxième moitié du XX°. Cécilia a trouvé de quoi réduire, à son bureau, mes récits à 400 pages (les 900 m’avaient été demandées par un éditeur -audacieux- qui tenait à ce qu’on saute une ligne sur deux …) sur le guéridon :
– Moravia est fini (les nouvelles romaines ont à peu près le volume que les miennes (7/8 pages, mais s’apparenteraient plutôt à des fables sociales ) – Le livre de l’économiste Charles Gave est fini – le livre sur les amitiés privées de Mitterrand est fini – Le naufrage des civilisations (Amin Maalouf) : j’attends encore un peu – Le tour de la prison de Yourcenar ( je tourne autour depuis longtemps) – Le Bergeaud-Blacker, « l’enquête sur le frérisme » est si dense et écrit si petit que je n’avance que lentement. Et puis ça peut se résumer à de grandes lignes que tout un chacun peut savoir, à savoir que ces frères-là mènent la danse en Europe et on en entend d’ailleurs parler ces jours-ci. A 9 h 30 le matin sur France-Musique, une rubrique sur les femmes compositeurs, compositrices qui n’ont souvent de mérites que parce que femmes. Ça fait pourtant longtemps que je connais et que j’ai dans mon panthéon privé les œuvres de Lili Boulanger, de Kaija Saariaho (qui a travaillé à l’IRCAM), de Elisabeth Canat de Chizy, de Gubaïdulina, Camille Pépin et de beaucoup d’autres (sans remonter jusqu’à Hildegarde von Bingen) que je n’ai eu à m’occuper de leur appartenance sexuelle. Par contre certaines qu’on nous propose aujourd’hui n’ont d’intérêt que parce que labellisées femme. Triste mode.
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26 Février
A Bernard :
Oui, je me suis souvenu que tu avais préparé une version « classique » des fugues. Mais il fallait faire la version papier (presqu’une rame entière). Finalement ça fait presque 400 pages. C’est plus raisonnable. Que je n’ai pas encore envoyées. On dirait que je recule pour moins être déçu, me disant que c’est encore une chance supplémentaire. Sinon, je tenterais un nouveau livre de poésie, on a l’embarras du choix… … Et puis mars arrive avec la nouvelle livraison poétique de février, assez abondante. Avec mon nouveau portable, la vie a changé, je n’ai plus ce flou sur les côté qui est venu perturber tous mes clichés depuis deux ans. Pour les ciels du matin, c’est le rêve. Je me suis fait chasseur de nuages…
… Malgré tout, je reste persuadé que le choix des ingénieurs Samsung privilégie les tonalités de températures de couleurs froides, alors que sur mon précédent je pouvais obtenir une palette de couleurs chaudes qui n’existe plus sur le nouveau. On ajoute, on retranche… … Je maintiens tout de même que le puzzle sur l’Ecosse est drôlement compliqué. .……………………………………………………………………………………………………………………
27 Février
C’est sur les rayonnages de la FNAC qu’on a organisé tout un espace spécialement aménagé autour du « mois du ramadan », de livres de collections d’éditions inconnues, sur le thème du Coran d’amour et évidemment de lumière, avec des maximes soigneusement mises en exergues, sur la paix et les délices, la suavité et la douceur qu’on y trouverait.
A la FNAC on n’est jamais à court de « bon plan ». Une sorte de collaboration du moment comme il en fut jadis et naguère et toujours, dont la boutique aujourd’hui, aux soldats couleur moutarde, est coutumière.
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Toujours fidèle à la vieille ligne capitalo-trotskiste.
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MACRON VA-T-EN GUERRE
La construction européenne fait de plus en plus penser, depuis le temps qu’on la construit, à la Sagrada Familia…
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Emmanuel Macron, au lendemain du camouflet du salon de l’agriculture n’a « pas exclu » la possibilité d’envoyer des troupes sur le territoire ukrainien. Immédiatement désavoué par l’ensemble des capitales d’Europe, il semble simplement prendre une posture et faire diversion devant l’impasse agricole, la fureur des agriculteurs, et les décisions remises entre les seules mains des commissions européennes.
Les accords très avancés de celles-ci avec Mercosur et autres contrats agricoles déjà signés avec la Nouvelle-Zélande nécessiteront pas mal de contorsions présidentielles face à la légitimé revendicative des agriculteurs.
Donc, pense-t-il réellement, pour donner le change, dans un exercice d’illusionniste, à un engagement territorial menant fatalement à une escalade avec la Russie ?
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Nous sommes incapables de faire respecter les frontières de l’Europe, (et celles de la France évidemment, comme on le constate tous les jours), mais nous serions prêts à combattre pour les frontières et l’intégrité de l’Ukraine ?
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Mourir encore pour Dantzig ?
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Pour un grand gestionnaire, le même président Macron a mis la barre très haut : trois mille milliards de dette publique (110% du PIB) et nous donnons sans consultation de nos impôts, trois milliards supplémentaires à l’Ukraine.
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Son ministre de l’agriculture à qui on posait la question il y a déjà quelques années, de savoir en quelle saison se dégustaient les poires, n’a su répondre. On l’a promu ministre des finances. Tel est notre pays méritocrate.
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Pour preuve d’incompétence sinon de frivolité politique : se priver stratégiquement de la société EXXELIA, secteur de pointe en matière de composantes électroniques équipant avions de chasse et sous-marins nucléaires, vecteur d’indépendance, cédée aux Etats-Unis l’an passé pour de l’argent liquide, ne nous aura rapporté que 500 millions d’euros…
Et on s’est privé de ce fleuron technologique ! Le bradant pour en rendre immédiatement le produit de la vente à la veuve et l’orphelin.
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Si l’Europe fédérale fait penser à la Sagrada Familia, la France quant à elle, fait cruellement penser au « Salon de musique » de Satyajit Ray.
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Faire la guerre ? Concrètement, dans le cas d’un simple conflit traditionnel, nous disposons de l’équivalent d’une division terrestre (vingt-cinq mille hommes), pouvant défendre un front d’environ quatre-vingt kilomètres.
Le front ukrainien présente un flanc de près de mille kilomètres à défendre. Il faudrait, à l’échelle de l’affrontement d’il y a deux siècles, disposer contre la Russie d’une armée napoléonienne…
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Fukuyama prédisait la fin de l’Histoire, la fin des conflits entre nations par le libre échange mondial et la régulation des marchés. Sa vision était plus courte que celle d’Huntington et relevait d’une nouvelle utopie purement et simplement économique.
Mais la violence est toujours là, et n’a jamais été plus menaçante que depuis que les souverainetés sont diluées, contradictoires et fragilisées. Et qu’il ne peut y avoir de souveraineté européenne sans l’aval d’un peuple. Et nous savons qu’il n’y a pas de peuple européen, pas plus que de souveraineté européenne. Puisqu’il n’y a pas (entre autres) d’armée européenne (la France seule s’est structurée autour de l’arme nucléaire), mais que l’Allemagne (elle le répète sans cesse si ce ne sont les Etats-Unis qui le lui rappellent aussi sans cesse) ne reconnait pour ce qui la concerne, encourageant les européens avec elle, que les forces de l’OTAN.
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Reconnaissance de vassalité…
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Dessin animé :
Le petit coq solitaire est monté sur ses ergots. Il parle fort avec son petit gourdin et se donne des airs de passage du pont d’Arcole. Il est sûr de lui, sur ce qui n’est que la morne plaine bruxelloise. Il n’a pas croisé encore le regard dédaigneux de l’ours des forêts. Celui-ci ne fait guère attention au vacarme, un gros gourdin à ses côtés. Par contre il surveille quand même d’un œil, le grizzli qui s’en retourne aujourd’hui dans sa tanière.
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Le coq solitaire. Ainsi la grenouille … comme un bœuf.
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6 Mars
NUAGES
Le printemps, pas encore à terme, crisse déjà dans sa coque, entre deux violents orages et ses immanquables traînées de nuages du lendemain. Ce sont les levers du jour sur le bord de mer. La vision panoramique tout le long du rivage à Nice est particulièrement théâtrale et dramatique. Les vagues, encore secouées par le mouvement des violences de la veille, viennent lécher irrégulièrement les galets qui roulent, bouleversant l’ordonnancement de ceux-ci. Les nuages dessinent, suivant ce qui reste des désordres formels, des silhouettes surprenantes de moutonnements spectaculaires de hasards, saisissant sur un profond fond bleu allant du plus sombre au plus diaphane, entremêlé de failles jaunies à l’endroit du disque aveuglant et comme par un suraigu du soleil. Des zones d’ombre absolues se dressent sur le coin gauche de la panoramique, indiquant la position en pointe de Roba Capeu et du port qui se dressent sur la bande de terre. Le soleil n’éclaire à ce moment-là que la vaste horizontale de ciel qui s’offre aux promeneurs un tant soit peu curieux de ce phénomène silencieux et qui vaut tous les spectacles. Emmanuel Kant, s’il n’était resté figé dans son périmètre de Königsberg comme un prisonnier tournant en rond, eut considéré ces levers du jour à Nice, les lendemains d’orage, dans la catégorie du sublime échappant à toutes normes de la raison. Une sorte de beauté augmentée dont le désordre des formes que prennent les paysages, (Bernard parle du sfumato de ces informels nuages) confirment que les mouvements les plus débridés de cette même nature relèvent, en se hissant à notre conscience, irrationnellement, de la condition d’œuvre d’art.
Certains ont dit, comme Bohuslav Martinu, que jamais les couchers de soleil, vus depuis la villa des sœurs Tessier sur les flancs du Mont Boron, ne pouvaient être comparés nulle part ailleurs. Ce dont je doute. Il existe des lieux de par le monde, où comme dans des fins de films hollywoodiens, les crépuscules prennent des allures de fin de monde avec cette certitude d’avoir vécu l’équivalence émotionnelle du plus beau spectacle éphémère qui se puisse proposer dans le ciel.
Par contre, ces matins suivant les journées d’orage, la limpidité et la beauté intemporelle de ces quelques moments de bleus mêlés de traînées anarchiques et divines de crevasses nuageuses, sont réellement uniques que l’on parle aisément de couchers de soleil, mais jamais de ces levers qui rassemblent toute une dramaturgie supplémentaire d’un monde qui continue de vivre chaque fois comme « premier matin du monde ».
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Y m’a fait une belle surprise hier soir avec cette « Education sentimentale », en vert cartonné et comme neuf, qu’il a trouvé dans une « boîte à livres » de Cagnes.
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7 Mars
… « j’ai refusé la Légion d’Honneur par ce que l’accepter c’est accepter que l’Etat puisse avoir un droit de juger un artiste » Maurice Ravel.
Autre temps, autre mœurs.
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8 Mars
J’avoue, jusqu’à ce jour ne pas avoir connu la peinture de Frits Thaulow. Il n’y a pas que moi d’ailleurs. C’est la première fois que je vois ses paysages (d’un album d’anthologie de peintures strictement nordiques) qui mériteraient des commentaires d’éloge auprès de ses pairs de Barbizon et des meilleurs impressionnistes.
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A Bernard :
Je ne suis toujours pas allé voir le Ravel. Mais je me forcerai ne serait-ce que pour savoir vraiment quoi en dire. Un film, sur l’un des plus secrets des compositeurs. Hier encore, sur France-Musique je tombais vers la fin de Daphnis et Chloé, ému à en avoir la vision troublée (je conduisais), me demandant qui pouvait bien porter au paroxysme cette bacchanale finale. J’avais mon idée puisque ce n’était pas la première fois que cette houle ascendante envahissait l’espace : j’avais justement reconnu Boulez avec Berlin. Donc, le film restera secondaire. J’entretiens, j’en suis conscient, un rapport instinctif à la musique dans ma poésie. C’est vrai que certains mots, certaines considérations musicales peuvent prendre valeur symbolique et phonémique sans ajouter quoi que ce soit aux mots et aux expressions à prendre en soi quel que soit le degré de connaissance qu’en aurait le lecteur. J’ai pensé à ce livre de Mazubayashi, « la reine de Cœur », qui parle du silence et qui est truffé de références musicales. Là je pense quand même que ça peut être gênant pour le profane, quand surgissent des considérations philosophiques ou contextuelles et que sont cités la Huitième de Bruckner ou le quatuor avec piano de Mendelssohn. Le romancier est tout de même tenu à une adhésion de sens. Je ne vais pas me contenter de tourner autour de ce roman, je m’en vais le lire … !
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11 Mars
Quatrième volume de la Nef des Fous d’Onfray. Le journal se lit en quelques deux ou trois heures. C’est très soigneusement observé.
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A Bernard :
…Je ne trouve jamais le temps de finir ce satané catalogue (je pense que j’ai déjà envie de passer à autre chose) et je vais bientôt faire une sélection des nuages de janvier/février. Il y a beaucoup de clichés… Ça fera un superbe malerei.
Le Théâtre des Champs Elysée pour exprimer au travers d’un comédien les états d’âme d’un immigré algérien ? Mais il n’y a qu’à demander dans un bistro/PMU/FDJ… Ce serait plus vraisemblable.
– sur le guéridon : le dernier Onfray (4° volume de la Nef des Fous). La suite du journal des folles nouvelles au jour le jour de notre décennie formidable.
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12 Mars
A Bernard :
… Onfray tu ne risques rien d’essayer : le vol 1 de la nef des fous surtout, l’année la plus délirante. C’est un journal facile et mordant aux rubriques assez brèves.
Modiano, c’est comme toi. Je trouve timide derrière ces jeux de cache-cache les personnages qui apparaissent progressivement. Mais le ton est assez direct, sans enflures. J’ai bien aimé les « Dimanches d’août » parce que pour une fois ça se passe à Nice. L’hôtel, rue Caffarelli (qui en remontant jusqu’à la Place St Philippe rejoint Jeannot). Puis on marche entre le square Alsace-Lorraine, le Queenie sur la Prom et puis quelques déambulations vers Coco Beach. L’histoire est bien structurée. Une histoire de bijoux qui navigue et qui termine mal. Mais souvent, dans d’autres romans, on s’y ennuie un peu, je ne sais pourquoi. Je crois aussi que Stef aimait y retrouver des rues et autres lieux de Paris.
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J’ai retrouvé, telle quelle, une reproduction d’un port de Naples (même dimensions) d’Albert Marquet que j’adore, que j’ai eue sous les yeux durant toute mon enfance dans la cuisine de mes grands-parents. Elle avait fini par jaunir sans que je m’en aperçoive. Je vais pouvoir ré encadrer ma nouvelle surprise !
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13 Mars
SLAVA UKRAINIA …
L’escalade vers le conflit. La France décide que ce ne serait pas « Munich ». Ce qu’elle oublie, c’est que souvent comparaison n’est pas raison, s’il fallait le préciser dans ce cas plus particulièrement encore. La Russie d’aujourd’hui n’empiète pas sur les territoires de l’Europe et encore moins sur ceux de l’OTAN. De plus, la belle unanimité des « Alliés » de 39, n’est plus aujourd’hui qu’une division d’intérêts, et pour cause, il s’agit d’une Europe économique qui fait fi de toute défense des anciennes souverainetés.
Quel intérêt a la France dans cette défense sans réserve de l’Ukraine ?
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Et puis du haut superbe et vertueux de l’Olympe présidentielle, le challenger sur le nouveau ring, à combattre, c’est la Russie atomique…
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Je le répète. Nos principes nous mènent à penser que nous sommes éternellement et naturellement du côté de la vertu. Nous voulons donc défendre le droit de la veuve et de l’orphelin, vieille manie hexagonale. Nous voulons affronter la Russie, et malheureusement, cette escalade nous y mène. Pour défendre la souveraineté de l’Ukraine et de ses frontières, nous avons paradoxalement renoncé depuis longtemps à nous considérer nous-même comme nation souveraine depuis Maastricht. Nous n’avons eu jusqu’à présent à opposer qu’un espace commercial. Dépendant de décisions prises par des commissions non élues, dont le pouvoir est à Bruxelles.
Et qu’à aucun moment on a entendu que le budget de la Défense Nationale a augmenté. Tout occupé que nous sommes par notre Europe ouverte aux frontières, mercantile et mondiale. Pour un temps de paix perpétuelle avait-on dit…
Au moment où je pose ces réflexions, la France n’est plus même capable de défendre ses propres territoires perdus de la république (et des amitiés africaines d’autres part), qui se perdent et s’éloignent encore de plus en plus de leur attache d’origine. Marseille est à feu et à sang, Rennes est gangrenée au cœur de nos narcovilles qui opèrent à visages découverts.
Hier encore, presque banalement, des heures de tir à l’arme lourde entre bandes rivales dans la nuit hors la loi… Les habitants des quartiers sensibles, cloitrés derrière leurs volets fermés. Et la France reste muette. Et la France appelle à une croisade contre la Russie. Une chose est certaine dans la comparaison avec 1938 : nous n’avons toujours pas préparé la guerre. En 39, l’Allemagne était en économie de guerre quand nous partions en congé payé. Etait-ce le bon moment ?
Par contre, nous sommes perpétuellement sourcilleux quant à l’esprit d’égalité dans le respect des droits de l’homme dans le monde (!), tout en ayant les mains vides de l’impuissance. La France se veut la voix universelle du bon huilage et du bon tuilage des droits, de l’équité et de la Justice. Le gendarme moral du monde. Le Badinter en vitrine. La queue de comète éternelle des Lumières. Qui ne sait plus même balayer devant sa porte. Marseille, Rennes, Paris aussi, et tant d’autres villes moyennes, maintenant gangrenées et proies des narcotrafiquants. Et devant son impuissance à régler ce qui relève de la souveraineté et du pouvoir régalien, le petit bras de notre gouvernement tourne son regard, le sourcil froncé vers l’Ukraine. Mais plus hypocritement vers les élections européennes du mois de Juin. Il s’agit en fait de mettre son opposition parlementaire devant le choix d’être pour la défense tout azimut de l’Ukraine, ou contre : la seule façon tartuffement moralisatrice, en diabolisant cette opposition, de rattraper son terrible retard dans l’opinion. A qui on ne demande plus rien d’ailleurs, pas même par voie parlementaire, puisque la décision de mettre en œuvre ce qui est de notre compétence dans la défense de l’Ukraine est prise par le seul bon vouloir du Président Macron. Le vote du parlement ne se faisant qu’après (!) qu’a été entériné la décision d’aller vers l’escalade. Ce qui est un comble. Et une tartufferie si ce n’était aussi un geste dictatorial à trois milliards d’euros à chaque envoi d’enveloppes.
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Pour trois mille milliards de dette publique … 111% du budget de l’Etat. Et dire qu’on prête au Président une aptitude à la finance et au « savoir compter… »
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Et puis la question qui tue : au-delà de la mobilisation armée de notre poignée de professionnels, qui ira affronter les canons russes ? La jeunesse des banlieues ? La France hallal de la dernière génération ? Celle des Mc drive/Mc Do ? Celle des caddies remplis à ras bord sur les parkings de Leclerc ? Ceux qui justifient le commerce le plus juteux d’Europe en matière de fumette ? Ceux qui hurlent à l’amour de l’Autre et qui sont formatés par l’époque la plus individualiste qui ait jamais existé ? Ceux qui préconisent une société aux instincts de mort et à la perte de l’élan vital (dénatalité programmée et droit absolu des femmes sur la question, décroissance et volonté de déclassent de l’homme par apport à l’animal) ? Ceux dont le sexe ne se veut pas identifié ou autoproclamé sans genre ? Ceux-là même seraient prêts à mourir pour l’Ukraine (!?) tout en honnissant tous drapeaux d’appartenance à notre nation ?
Qui veut donc mourir pour l’Europe ? Pour l’Ukraine ?
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Sont-ce ceux-là qu’on va envoyer en rangs ordonnés devant la Russie aux dents aiguisées ?
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Les mêmes qui disaient mieux rouges que morts, iront-ils au front en trottinette ?
Leur restera-t-il même encore des dents pour mordre ?
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Mais derrière tout ça, on entend déjà les généraux et les économistes dire : « Il faut se positionner au premier rang pour la reconstruction de l’Ukraine… ». On fait le Plan Marshall français, sûr de notre fait, comme si 1945 venait déjà avant 1940…
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A Bernard :
Dieu est un concept compliqué certes …
Notre espace géographique est indissociable de la religion qui lui est consubstantielle. Question d’Histoire, de temps long. Notre chrétienté (qu’on soit aujourd’hui croyant ou non) est légitime dans tous les pays de culture occidentale.
Et je suis d’autant plus surpris de tant de mansuétude de ta part (et comme de bienveillante fatalité) devant une France hallal qui se profile à très très grand pas.
De plus cette France nouvelle n’est pas prête de devenir athée. Et l’Islam n’est pas en Occident pour demander la charité.
Tu imagines : le front de l’Est, d’un côté, la Méditerranée grimpant toujours plus du sud vers chez nous… Du boulot ils ont…
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14 Mars
A Alain Jacquot :
Non, je ne tiens justement pas à ouvrir ce qu’on appelle un forum d’idées ou d’échanges.
Les textes que je te fais parvenir sont des extraits de ce que je consigne dans mon « carnet », qui est tout à la fois un espace personnel de réflexions, un journal, et une accumulation de « mémoire ».
C’est un fabuleux exercice que de travailler et de faire travailler sa mémoire et le passé qui l’accompagne. La finalité de tout ça est évidemment de rester dans le cadre d’un ensemble d’écrits visibles sur mon site et seulement ouvert à la curiosité de ceux qui le désirent. Il y a trop de blogs ouvert aux quatre vents qui demandent une attention permanente (un peu comme les contraintes des « influenceurs sur les réseaux) avec tous les conflits et les vulgarités que tu imagines, que je ne me positionne pas du tout dans cette optique.
Que faire de l’accumulation de tous ces textes ? Peut-être une publication un jour. J’ai encore essayé de faire éditer mes récits de voyages chez plusieurs éditeurs qui présentent de belles collections. Ils m’ont pour la plupart répondu favorablement mais m’ont toujours proposé d’une manière ou d’une autre un « contrat d’édition participative ». Nous vivons hélas à l’ère du numérique et de l’informatique et les éditeurs ne prennent plus de risques. Je refuse chaque fois les frais en question qui vont de 1500 à 2500 e, sans garantie de suivi en librairie et surtout sans les réseaux d’influences qui accompagnent les auteurs déjà installés.
Ma première publication (en 2016) avait été un recueil de poésies c’est-à-dire le genre le plus ingrat au regard des ventes auprès du public. J’en ai vendu par voie de Fnac ou d’Amazon … à 28 curieux courageux. Sinon j’ai fait plaisir en le dédicaçant aux amis et à quelques jeunes curieux. J’ai donc décidé de prendre un pseudonyme, ce sera Michel Drucker. Je compte sur ta discrétion.
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Temps gris ce matin. Je vois Isa au « Veillon » tout près de la Libé. C’est vraiment un quartier les plus attractifs de la ville. La rue est d’ailleurs une rue piétonne qui donne directement sur le marché de Malaussena.
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Y m’appelle vers dix-sept heures de sa petite voix de bonhomme. Il n’a fait que deux fautes sur trente au questionnaire. Son papy est fier.
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15 Mars
Petit ouvrage sur Federico Mompou de Jérôme Bastianelli chez Actes Sud. Pourquoi donc Mompou n’est-il pas reconsidéré à sa vraie place dans le gotha des corpus pianistiques majeurs du XX° siècle ? C’est le seul compositeur qui eut pu revendiquer une succession directe de l’héritage de Debussy sans être un simple épigone.
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16 Mars
Aribert Reimann est décédé. Qui se souviendra de Lear, pourtant défendu par Fischer-Diskau et Julia Varady ? De Medea et du Château d’après Kafka ? Peut-être une génération à venir.
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18 Mars
A Bernard :
Donc un anniversaire et une St Patrick fêtés dans l’intimité nous avait-on dit. On s’est retrouvé 26 ou 27 avec les enfants et petits-enfants…. Juana adore recevoir. C’est un peu de l’esprit sud-américain qu’elle a gardé. Les tiendas, les grandes fermes dans les campagnes avec souvent des chevaux et des terres à perte de vue… C’est drôle, ses enfants sont vraiment de la ville. J’étais, comme ça arrive souvent maintenant, le doyen de cette partie champêtre.
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Je lis un petit essai sur Federico Mompou (que tu verras apparaître dans le catalogue) chez Actes/Sud. Un compositeur rare et précieux (au sens d’important) peu connu des grandes salles de concert.
On s’attend à une semaine grise.
On honore le resto étoilé vendredi. Je me prépare.
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19 Mars
A Bernard :
Doyen peut-être, mais si je suis encore invité ça veut dire que ma compagnie ne désagrée pas encore aux générations montantes. Et puis on a failli avoir le vieux beau qui chante toujours « don’t let me be misanderstood » fraîchement arrivé de New-York (LeRoy Gomez) mais qui, ayant attrapé un virus, n’a pu chanter en l’honneur de Patrick et faire son petit compliment vocal. (On a eu droit à une petite vidéo où on le voit alité donnant à peine un filet de voix). C’était mieux l’année où il y avait Florence Guérin (Les prédateurs de la nuit). Juana et Patrick aiment beaucoup s’entourer et quand ils font dans l’intimité, c’est pas moins de 25 personnes. Je ne raffole pas trop de ce genre d’invitation. C’est plus calme dans leur maison des Alpes.
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Tu m’as bien amusé avec walkisme. Pourtant, dans le carnet, depuis le temps… Wokisme, woke : éveillé (disent-ils). Mais tu as raison, on n’arrête pas ces épidémies américaines. Sauf qu’il ne faut pas s’en moquer, ça a déjà infesté les universités françaises, pour ne pas dire que c’est LE courant influent majeur (et obligatoire).
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J’ai regardé la quatrième de couverture de Tokarczuk. En principe c’est pour donner envie de rentrer dans l’ouvrage en question. Mais d’y voir pour la énième fois qu’on aura du Thomas Mann versus féministe, ce n’est justement pas l’argumentaire pour me plaire.
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Thaulow, au Petit Palais ? Ça ne m’étonne pas. Mais j’avoue l’avoir découvert au hasard d’un ouvrage sur les peintres et les lumières du Nord.
Et puis « Naples à Paris » ? Je parie que tu n’iras pas…
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Mars arrive à sa fin et contrairement aux autres années pas la moindre percée de rose et de blanc aux feuillages. On va basculer d’un coup.
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Pas de projet précis encore. Cécilia est très affairée. Un projet toutefois du côté des côtes atlantiques et aussi une réservation pour ces fameuses Cinque Terre en Mai (4 jours).
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Sur le guéridon : – le numéro 16 de Front Populaire
  ; – le naufrage des civilisations (A. Maalouf)
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21 Mars
A Bernard :
Pour Leonard on a tout eu à Milan. Même les magnifiques jardins de sa maison avec les vignes qui donnent encore du vin. Ce jour-là il y avait une extraordinaire lumière grise sur le vert mouillé des végétaux. On a vu aussi à la Bibliothèque ambrosienne le fameux portrait de musicien. Et pas n’importe lequel. Pour un œil avisé, si on regarde dans le coin droit du tableau, le musicien tient un bout de partition qui indique le début d’une messe de Josquin ! J’ai pu approcher jusqu’à presque toucher le tableau. Sous l’œil une peu contrarié du gardien. J’ai appris que certains de ses tableaux étaient en fait réalisés par son élève préféré (et amant ?) Jacques Caprotti dit Salaï (notamment le Saint Jean Baptiste avec le mouvement du bras qui indique mystérieusement à regarder quelque chose derrière lui (un ensemble de montagnes au fameux sfumato). Tableau qui se trouve dans la même pièce en sous-sol aux côté du Josquin. Voilà pour mes souvenirs de Léonard. Puis les machines, les ailes volantes et les livres sur lesquels on a une idée de son écriture. Ce qui serait plutôt une salle d’expo qui te conviendrait. L’année d’avant on était au clos Lucé où il y a, outre la maison que François I lui avait attribué, mais également des tas de dessins préparatoires et anticipateurs d’objets réalisés au XX° siècle. La maisonnette dans le jardin est minuscule et débouche sur un parc féérique de rocailles, de reflets lumineux et de végétaux genre forêt vierge. Mais tu peux retrouver mes souvenirs dans Milan et Ciels en val de Loire…
Je traine un peu les pieds pour le catalogue, mais je sais que tout va venir d’un coup. Il suffit que je me concentre une heure ou deux.
C’est en effet le printemps aujourd’hui, à moins que ce n’ai été hier.
On va honorer à midi ce fameux coupon d’un restaurant de chef à Valbonne. En général ce sont de petites portions denses comme tout le savoir que possèdent ces chefs, et on a comme ça cinq ou six plats qui se succèdent sans compter les amuses bouches, les fromages et le dessert. Et dire qu’il y en a qui disent que dans ce genre d’endroit il n’y a rien dans l’assiette. Ils sont plutôt coutumiers des relais de chasseurs (que j’adore par ailleurs).
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24 Mars
A Bernard :
J’ai reçu tes 2 derniers courriers sur free d’où je peux recevoir mais plus répondre, donc je passe mon temps à effacer les courriers publicitaires et toutes sortes de messages qui remplissent vite les colonnes de la messagerie. Je te réponds donc depuis gmail qui sera à l’avenir ma messagerie courante.
…
Léonard est source d’émerveillement constant et dans des domaines tellement variés Tu devrais faire un saut à Milan. Il n’y a pas la Joconde mais le Josquin est isolé dans une salle non photographiable et me semble plus émouvant que Mona Lisa qui a émoussé notre regard depuis bien longtemps.
…
Le catalogue est quasiment fini. Il reste 15 noms de compositeurs. Je ne m’étais pas aperçu que j’avais avancé bien vite en deux ou trois séances seulement. Depuis je traîne. Parce qu’en fait j’ai noté dans mes brouillons bien plus de 100 noms. Donc tous vont figurer et il n’y aura pas de délimitations vraiment strictes. 100/110/112, peu importe. On gravera quand même l’idée de la centaine.
…
Tu vas te moquer, c’est sûr, mais tu comprendras bientôt : j’e me suis mis en tête (on peux pas dire mieux) d’apprendre par cœur, au moins une centaine de chiffre après, 3,14. Le professeur Jacquemart faisait ça de temps à autre (c’est notre seul point commun). Je retiens déjà, les doigts dans le nez, les 20 premiers… Ce n’est surtout pas un exercice de mémoire à conseiller avant de s’endormir. Je sais, c’est ridicule, mais j’aime bien les exercices de mémoire. Je peux (dans des domaines qui ne sont pas toujours les miens) réciter sans hésiter les noms des vainqueurs du Tour depuis la fin de la guerre. Sans hésiter plus de trois secondes par intervalle. En sens inverse c’est aussi possible. Idem pour les champions du monde de F1, idem pour les différentes nations qui ont gagné la coupe du monde de foot. Et dieu sait, si chez Sauveur j’aurais du mal à parler avec les habitués du dernier match de l’OGCN… J’ai la mémoire photographique des listes. Il y a un déclenchement mémoriel (à entretenir bien sûr) qui est un mélange global de couleurs, de traversée du temps comme si j’avais moi-même parcouru des époques que je n’ai souvent pourtant pas connues. Je ne sais d’où ni comment se déclenchent mes procédés mnémotechniques. L’observation des tableaux, leur dessin et leur composition est aussi un bon exercice mémoriel. Bref tu vas commencer à croire que ça ne s’arrange pas. Mais tu verras 3,14 et la suite c’est fascinant.
Le puzzle arrive bientôt à terme. Je n’y serais pour rien. Cecilia et Y auront eu la patience. Et il est beau. Il ne reste plus que le centre de l’Ecosse. Tu verras la photo.
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Le froid disparaît insensiblement avec ce troisième jour de printemps. Ce qui m’étonne, c’est l’absence d’arbres roses et blancs cette année, de même qu’on ne voit poindre les bourgeons précurseurs, ni sur l’arbre de notre jardin, ni sur les grands qui font face à la fenêtre, côté nord.
Nous sortons d’un hiver sans neige, mais qui a été propice à beaucoup de lectures contre les froids d’après-midi. C’est toujours le meilleur moment pour moi. Avec les soirées lorsque le silence est sans partage dans la maison. Je me suis plongé dans quelques Modiano. Ça se lit comme on pose une virgule entre deux lectures de longue haleine.
Tous ces Modiano comprennent un vol et une fuite. La perte d’un personnage dans le temps du roman et des retrouvailles déçues plusieurs années après, ou des disparitions corollaires au vol sous-jacent. Les fins de romans sont évidemment d’un désenchantement calme et quasi adagio. Automnales.
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ILS S’EN VONT
12 h 30
Je venais de revoir Fatiha, mon amie d’Ifrane, chez Sauveur. On avait parlé d’Essaouira, du Maroc… En partant j’ai laissé ma place à Parizette, tout contre le mur où elle a l’habitude de s’installer à cette heure. J’apprends par un message de Thomas qu’elle est décédée subitement à cet endroit, moins d’une heure après que je sois parti. Quatre-vingt-un ans.
Quelques jours auparavant elle avait demandé à lire mon récit de voyage en Ecosse…
…
Après le décès de Seiji Ozawa, c’est aujourd’hui Maurizio Pollini et Peter Eötvös qui s’en vont…
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26 Mars
A Bernard :
Tu as certainement raison, on peut être polytechnicien sans avoir de mémoire. Nous nageons dans un océan d’outils. De plus, notre temps pourrait se caractériser par une pléthore de totems (les cultes, l’esprit vintage, collector revival, les nouvelles croyances etc.) avec de moins en moins de tabous, le tout dans le paradoxe d’un monde ayant renoué avec le puritanisme et le retour des dogmes (les diabolisations politiques, les doxas majoritairement morales et bien pensantes aussi). Des certitudes dans un univers de plaques tectoniques se superposant parfois. Je donne cet exemple qui résume notre monde générationnellement étranger l’un à l’autre : un lycéen à l’oral de géographie du bac : « quel est le plus grand navigateur? Réponse : « Google ». Et il n’y avait aucune ironie …
Mais rassure-toi je ne mémorise pas (une partie) de PI pour défier le totem mastodonte, ni lui, ni aucun autre. Je fais simplement fraîchir ma mémoire. Une manière de la mettre en température, comme un cru à respecter. Les enfants d’aujourd’hui n’apprennent plus les tables de multiplication. Il y a les ordis de sauvetage (encore faut-il avoir toujours cette béquille avec soi-et qu’elle fonctionne). Tout de même, une partie de notre savoir, de tout ce que nous avons emmagasiné qui se trouve en miroir dans nos bibliothèques et nos enregistrements sonores, sont mémorisés.
J’ai pratiquement achevé le catalogue. Mais il va dépasser les cent représentations prévues initialement. Tant pis, je ne peux séparer les cent premiers élus de ceux qui suivront. A titre d’information. En plus il y aura une liste « off ». C’est le cas de le dire. Et puis la poésie de mars et puis…
Pluie pour la fin de semaine.
Pas encore vu Bolero, peut-être l’occasion…
Sur le guéridon : Hildegarde (Leo Henry)
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Après l’attentat de Moscou, c’est peut-être l’aubaine pour Macron de baisser le ton concernant l’envoi de soldats français dans le conflit. Surtout qu’il n’est pas sans savoir que voulant augmenter la production d’obus à trois mille par mois, il sait également que chaque jour qui passe, l’Ukraine balance à peu près cinq mille obus du côté russe en deux ou trois heures…
Petit poucet qui viendrait au secours de mastodonte.
Il serait plus sérieux de savoir nommer le vrai ennemi commun.
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31 Mars
A Bernard :
…On a ici un temps de breton, un temps têtu chaque fin de semaine. Pluie monotone. Mieux vaudrait se jeter à l’eau d’une piscine.
Vendredi on a honoré le second coupon gastronomique au Cannet. Une salle en forme de fer à cheval (genre table de réunion directoriale) avec une capacité de quinze couvert. Nous étions dix. Le chef officiait devant nous, commentant l’accord des vins et des mets. Les temps de cuisson et l’origine des produits. On nous a servi successivement six plats d’une extrême finesse. On a fini par connaître nos voisins de dégustation de droite et de gauche. Expérience insolite, qu’on aimerait renouveler si la formule se pratiquait hors ce genre d’invitation…
Le catalogue n’accompagnera pas la poésie et le carnet. Je n’ai vraiment pas eu le temps (l’envie surtout) d’achever les commentaires accompagnant les compositeurs sélectionnés.
On a réservé un long week-end aux Cinque Terre pour le mois de Mai. Peut-être que Y sera de la partie.
« Hildegarde » de Leo Henry est une longue saga médiévale du temps de la moniale Hildegarde von Bigen bien connue pour ses travaux d’astronomie, de mystique et de compositions musicales. Une écriture saillante et une tonalité très personnelle de l’auteur.
Pi est photographiquement installé dans ma mémoire (50 premiers chiffres). Je ne sais déjà quoi en faire.
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3 Avril
A Bernard :
Je ne retrancherais pas un mot de ce que j’ai écrit le mois dernier. Mais je pensais, notamment, que Slava Ukrainia méritait une lecture moins distraite. En gros j’ai opposé la France de l’intérieur que je juge catastrophique dans sa gestion (et pas que financière), et la France, qui pour le coup, s’offre des effets marketing permanents en politique extérieure. Que même les pays de l’OTAN ont tenté de calmer le désarroi que la macronie tente d’éponger avant les prochaines obsédantes élections. Tu n’en as pas parlé. Et pas senti peut-être la logique globale du texte. Ce qui fait penser à une lecture soit sélective de ce Slava, soit que je pose des considérations sidérantes et hystériques. Ce que je ne crois pas. Enfin, la réalité viendra qui dira dans moins de temps qu’on imagine si je me trompe ou si j’ai raison de ne rien vouloir retrancher de tout ce texte.
Le catalogue m’indispose pour tout dire. Il est fini (sauf les référence que je me dois d’achever comme je l’ai fait pour les 50 ou 80 premiers nommés, et c’est pour ça qu’il n’a pas été envoyé). Je suis souvent sollicité par de vieux copains ou par les enfants qui sont toujours entre deux périodes de vacances ou par le travail scolaire qu’on fait avec le grand. Mais patiente encore un peu…
Si tous les milliardaires du monde pouvaient se donner la main, l’espérance de vie au XXII° siècle serait de plus de cent ans. En attendant mieux. Franchement, je crois qu’ils ont mieux à faire qu’à se préoccuper de l’espérance et de l’humanité réunie. Mais c’est sûr ils mettront tout en œuvre pour se servir les premiers. Espérance hors de prix garantie ! Les autres mourront encore de mort anonyme brutale ou fatale pendant un bon bout de temps. Et puis « stop la mort », outre que c’est pas joli comme le dit Cavanna que je n’aime pas, est le symptôme récurrent du péché originel, ou dit autrement, de l’orgueil humain qui se mire dans le miroir illusoire de son propre désir d’immortalité. Même les pharaons n’y ont pas pensé pour leur existence terrestre. Ils ne l’envisageaient qu’après le passage… Et quand je vois certains humains de maintenant, je ne vois pas poindre d’immortalité potentielle.
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5 Avril
14 h 30
Cérémonie en l’église du Gésu pour Parisette décédée il y a quelques jours. Un monde fou. La petite place a du mal à contenir tous ceux qu’elle connaissait. On voit les habitués de ces dernières années, puis des visages oubliés depuis l’époque de la Dégus. Les commerçants sont là, des jeunes, des vieux. Elle était née à cinquante mètre de là…
La plaie que la CEDH ! … La France est condamnée (à quoi ? mais condamnée tout de même) pour ne pas avoir reçu dans des normes suffisamment décentes les harkis après la guerre d’Algérie. Dans les années soixante (!). D’une part, celle-là s’est bien rattrapée envers les petits algériens d’aujourd’hui, d’autre part, de quoi j’me mêle a-t-on envie de dire ?
En quoi la morale et la politique de la France des années soixante, pays souverain, se trouveraient-elle, même prises à défaut, jugées (sanctionnées) par une assemblée de guignols en robe, auto proclamée juges des morales universelles, payée avec les impôts des nations contribuant, soixante années plus tard ?
Ne cherchons pas bien longtemps. S’agissant de l’Europe, la France signe n’importe quoi au bas de n’importe quel papier, du moment qu’il s’agit de la « construction des valeurs de l’Europe ».
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Le féminisme pousse le bouchon assez loin. Outre que les femmes dans leur élan vers le toujours « plus libres, plus autonomes contre l’affreux patriarcaca occidental », outre leur mutisme devant un patriarcat nouveau issu de diversités importées, se posent la question de savoir si l’accouchement ne déforme pas les hanches ou si les nuits ne seraient pas cruellement perturbées, exhortent, avec les mouvements amis intersectionnels, les petites filles à devenir des garçons et les garçons à devenir des petites filles. Lesquel (le) s pourraient, dans la joie de la future maternité (paternité), devenir enceint(e)s. Avec remboursement pour les petites transformations, et bénédiction du Planning « Familial ».
Evidemment le concept ne court pas les rues.
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La tyrannie de l’idéologie minoritaire tend à faire en sorte que le particulier devienne la norme.
En détruisant les normes et les structures majoritaires élaborées sur un temps long. Qu’on nomme civilisation.
– Révolutionnaire –
Les toujours optimistes répondent qu’il ne s’agit que d’une « minorité » et que les normes suivent leur chemin. Même justement lorsque l’idéologie minoritaire devient la norme bien que minoritaire dans un monde où la majorité n’est plus respectée et que les minorités deviennent idéologie majoritaire ? Suive qui peut.
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Jankélévitch est un philosophe augmenté. Il a écrit un livre sur la mort. Inutile. Que peut-on attendre d’un livre intitulé La mort ? Je l’avais lu après le décès de mon père, comme une sorte de veillée post mortem. Un livre de circonstance en quelque sorte. : cinq cent pages pour ne rien apprendre sur la mort, mais seulement sur ses périphéries. On s’en doutait. Il se fait autrement intéressant quand il parle moins de philosophie. J’ai cédé à son « Albéniz, Séverac, Mompou, la présence lointaine ».
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8 Avril
A Bernard :
Je crois que dans la brève intro il est expliqué la différence kantienne entre musique qui fait plaisir et musique qui élève l’esprit. C’est écrit. Et puis je crois que je ne crois plus au même feeling, au boom-boom du cœur (pourquoi n’y aurait-il pas de cœur dans Sibelius). Dans un article antérieur je me souviens avoir dit que nous avions été (toute notre génération et aussi celle juste après 1945, et pour cause) soumis à la musique des vainqueurs de la seconde guerre). En douceur, et sans qu’on s’en aperçoive une seconde. La diffusion des ondes radio universelles et l’industrialisation maximale de la musique rock ont fait le job.
Et la définition que tu dis de F.M. (faire plaisir à l’oreille) est aux antipodes de ce que tu imagines. Ecoute Kurtag, Xenakis et même Boulez qui a écrit il y a déjà plus de 70 ans « le marteau sans maître », je ne pense pas que ce soit particulièrement destiné à « faire agréable à l’oreille ». Le blues ? Mais pourquoi la curiosité de nos 20 ans, la spontanéité de notre génération ne nous a fait connaître QUE la musique américaine ? (Et pas la suédoise ou la japonaise, ni la chansonnette monégasque ?). Je ne renie pas ce que j’ai aimé à 18 ans. Les mêmes choses que toi à peu près. Et puis j’ai élagué. Et aujourd’hui, j’avoue que je ne mettrais pas de blues dans un catalogue. Je sais qu’il y a beaucoup d’auditeurs (et surtout sur F.M.) qui aime afficher à côté de leurs goûts pour Bach ou Vivaldi, un Nina Simone ou un Johnny Clegg. Mais je pense que c’est une posture. Les univers étant antipodiques. Bien sûr si on se fie uniquement à un « feeling » du moment, c’est possible, mais pas à inscrire dans un catalogue des trésors pour l’île déserte. D’ailleurs, le blues, sur l’île déserte n’a aucun sens.
J’ai discuté ou plutôt entendu une discussion à laquelle je ne me suis pas senti de participer à la terrasse du Sauveur où j’entendais (je résume) qu’il n’y avait rien eu de plus génial depuis toujours que ACDC (déjà ce n’était plus ma génération), et GUN’s AND ROSES (!!! oui, oui) et « Anti Social… ». Ils étaient persuadés que leur univers était la seule galaxie possible. Je suis resté muet. Et on m’a évidemment regardé du coin de l’œil sachant que j’avais des approches un peu datées . Avec gentillesse, mais tout de même.
Il faut relire le mythe de la caverne…
Je peux malgré tout, ajouter un additif sur ces musiques de mes 18 ans. Avec les explications ci-avant exposées.
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9 Avril
DEFAITES
Un proviseur de lycée, quelque part en province, démissionne quelques mois avant de faire valoir ses droits à la retraite. Une sorte de fuite. Une manière de renoncement. Comme un aveu d’impuissance et une défaite. Abandonné par la veulerie de ses hiérarchies. Comme une échine qui s’est courbée sous trop de pression et de peurs accumulées.
Menacé de mort.
Montpellier. Une jeune fille de quinze ans, Shamara, est lynchée à la sortie d’un établissement scolaire parce que la communauté à laquelle elle appartient ne tolère pas qu’elle s’habille à l’occidentale et ne porte pas le voile. Kouffar… Mécréante aux yeux de sa communauté.
Quatre garçons plus âgés qu’elle la laisse inanimée devant les portes du collège. Pronostic engagé durant quarante-huit heures.
Viry-Châtillon. Un gamin de quinze ans, Shemmedine, est lynché. A mort cette fois, par une fratrie qui s’est arrogée le droit d’infléchir l’avenir de leur sœur qui entretenait des rapports inconvenants avec lui. Il est décédé après lynchage et enfoncement de la boîte crânienne. Ils sont tous âgés de quinze à vingt ans.
Ce sont trois faits de société, puisque récurrents, et pour des causes identiques, qui se sont produit entre la fin de la semaine dernière et le milieu de celle-ci. Pour les amateurs de statistiques qui ne croiraient qu’à des évènements hasardeux, accidentels et étrangers les uns aux autres, on dénombre environ quarante et une agression par heure de ce type dans notre pays (pour ceux qui penseraient qu’il ne s’agit que de fait divers).
Les bons médias n’en parlent pas. Ou d’un entrefilet de voix. Pourquoi ?
Les féministes luttent aujourd’hui contre le patriarcat occidental et se taisent avec fracas devant un nouveau patriarcat d’importation ouvertement décomplexé. Pourquoi ?
Déjà mature, Mila est sous protection policière depuis quatre ans. (Aujourd’hui des représentant de l’Etat se félicitent d’avoir mis sous protection policière des adolescents qui pensent mal).
– Comment nomment-on un pays où il devient nécessaire de mettre un flic derrière chaque personne qui pense librement ? –
Elle n’a aujourd’hui que vingt ans : « La laïcité on en parle tout le temps. Elle est morte ».
… Encore faut-il, comme pour la ligne Maginot, croire à la résistance de certains principes contre les forces obscures.
L’Etat dit lutter contre l’islamisme, le voile en milieu scolaire. « L’ajustement » aux valeurs de l’Islam à la sortie des « sanctuaires » de la République, est-il le fait de terroristes ? Ce sont de simples adolescents scolarisés de la troisième génération qui ne partagent tout simplement pas les valeurs culturelles proposées, notamment dans ces « sanctuaires » de la République. Ni aucune part d’ailleurs, sur le territoire…
Après une décapitation d’enseignant et le meurtre d’un autre en deux ans.
Dans une autre « République », Platon écrit : « Lorsque les maîtres tremblent devant les élèves, nous sommes aux portes de la tyrannie ».
Défaites…
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Notre époque fait étrangement penser à cet épisode biblique de Joseph et la femme de Putiphar :
Joseph, en captivité chez un officier de pharaon, Putiphar, se voit objet des séductions de la femme de celui-ci. Devant les refus de Joseph, celle-ci accuse celui-ci de l’avoir violée et le fait condamner.
Richard Strauss en a tiré un magnifique ballet, jamais donné, pas même en version de concert.
Salomé relève aussi du même genre. Le syndrome de l’éconduite.
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10 Avril
A Bernard :
Tu as raison. J’ai été formé à l’ancienne manière, lorsque les femmes n’existaient pas. Eve n’était pas née.
Ma sensibilité s’est pervertie. Ce catalogue en est le miroir.
Il est le miroir de ces compositeurs, les plus ancrés dans les siècles que j’ai finalement fait miens et qui resteront toujours hors saisons, hors passages des modes.
Je fais mea culpa et un clin d’oeil à Lili Boulanger que j’adore et qui devra entrer dans ce catalogue. Impardonnable je suis… (J’en ai tellement parlé dans le Carnet début 23 !).
Il y a effectivement une femme, Kaija Saariaho, mais a-t-elle un genre ? Elle vient de mourir, c’est une sœur pour moi, elle est de 52. Je n’avais jamais fait attention à son genre. Une femme, c’est vrai, qui a fait sa place dans le sillage majoritairement masculin. Une tellement grande que personne ne se préoccupe de son genre. Enfin, elle est universelle. Certains le savent heureusement.
Il devra y avoir aussi Hildegarde von Bingen dont je parle parfois (et dont je lis le roman de Leo Henry). Puis la bienheureuse Sofia Gubaïdoulina, Elisabeth Canat de Chizy (qui, paradoxalement fait le « tombeau de Gilles » (de Rais…). Il y a aussi Betsy Jolas, Jeanne Leleu et Rita Stroll. Puis du temps baroque, Elisabeth Jacquet de la Guerre, musicienne de Louis XV.
Et Patti Smith ? Elle aime Rimbaud, elle a acheté sa maison natale dans le Nord… Je l’avais vue en concert aux arènes de Cimiez en 2004… Je n’irais pas jusque-là.
Ce catalogue n’est pas fini, comme les conquêtes de Don Juan.
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11 Avril
A Bernard :
Le catalogue serait-il un work in progress ircamien ? Je pensais jusqu’à présent en terme de CENT, puis est venu le temps du soupesage et du doute, et les 100 volent en éclats comme a volé en éclat la verticale en sens de valeur décroissante (tiens !) du classement attalien. Et puis est venu le temps des femmes en musique. Tu fais bien de soulever ironiquement la chose. Ironique, mais soulevée ! Il y a effectivement des femmes, tellement importantes que l’on avait oublié qu’elles étaient « femmes en musique ». Je pense notamment à Lili Boulanger et à Kaja Saariaho, décédée l’an passé. Elisabeth Jacquet de la Guerre que j’ai connue par des musicologues du conservatoire, spécialistes du baroque, seuls à connaître l’existence de celle qui, dès Louis XV, composait un ouvrage lyrique, qu’on ne disait pas encore « opéra ». Et ce, dès les années 80. On ne parlait pas de musique au féminin. En l’occurrence elle existait par son importance. Elle, comme d’autres. Par contre aujourd’hui, il y a sur FM, comme dans la pub, un quota à respecter pour les minorités et les laissés sur le chemin, qu’on a droit à n’importe quelle femme compositeur, chef d’orchestre ou figure contemporaine, pourvu qu’elles relèvent du genre … C’est pour cette raison qu’on ne verra pas (et cette fois c’est sciemment), les noms d’Augusta Holmes, Louise Farrenc ou Mel Bonis qui envahissent les ondes et les programmes de concert par leur seule féminité, et parce qu’elles ont existé du temps des salons bourgeois dans l’ombre du grand Fauré. Sans son génie. Il t’a échappé tout de même que ne figurent pas Clara Schumann ni Fanny Mendelssohn. Honnêtes compositrices mais dans l’orbe respective de leur mari et frère. Certains penseront que je ne suis pas juste.
Mais tu as bien fait de me rappeler (tu ne peux imaginer comme il a été difficile, une fois abordé le XX° siècle, l’information et l’enregistrement de valeurs nouvelles étant, de fixer un cap de 100) l’existence de grandes figures féminines. Donc ce cap a échappé à sa logique des grands « Commandeurs ». Heureusement il reste le déroulé du catalogue de Léporello, tout effaré de ces Mille e tre …
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Qui aurait imaginé en Parsifal, et son thème inaugural, un vieil air luthérien ? Cet ultime ouvrage de Wagner que Nietzsche fustige comme un relent faisandé de catholicisme trouve ses racines dans un vieux choral que le gentil Mendelssohn reprend à son compte dans sa symphonie justement nommée « Réformation ».
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Aujourd’hui c’est au sens propre qu’on tire sur les ambulances. Les camions de pompiers et le personnel dans l’enceinte des hôpitaux.
Hier, un brancardier a été roué de coups par des sauvages qui n’avaient pas été pris en charge « immédiatement » aux urgences. Pronostic vital engagé durant quarante-huit heures.
Parfois, à l’inverse, ce sont les médecins qui sont interdits d’entrée dans certains quartiers.
Pourquoi ?
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12 Avril
A Bernard :
C’est à Naples que j’ai vu sur toute la largeur d’un premier étage l’enseigne « Accordeur de piano ». Comme c’est une ville tellement vocale, je ne sais pourquoi, à l’entrée du quartier spagnolis, délabré et lyrique, j’ai spontanément imaginé une voix venant dont ne sait où, dans toute la rigueur du chant dont on ne sait si c’est la voix du piano ou celle de l’artisan…
D’autre part j’ai bien connu l’accordeur de piano du Conservatoire, je déjeunais avec lui quand il était de passage à Nice.
Tout ça se bouscule un peu.
Brumel est dans le catalogue.
Pi gratifie beaucoup les décimales 50. Mais je suis sûr qu’à la fin du « compte » tous les chiffres sont en quantité égale et tombent dans un trou.
……..
Saint Eustache ? J’espère que tu as été ému. Lully y a célébré ses noces, Rameau y fit ses adieux à l’orgue, et Mozart qui vint rarement à Paris, assista aux obsèques de sa mère, décédée subitement.
Je me souviens qu’on y était allé ensemble en 2016. Il y a aussi de très beaux vitraux. C’est à côté des anciennes Halles. J’ai en mémoire un grand vaisseau qu’on voyait de loin…
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15 Avril
A Bernard :
La musique de Hermann et Morricone sont des exceptions auxquelles on peut accorder une importance aussi grande qu’aux compositeurs de musique pure. Dans leur meilleur. Et les « Hauts de Hurlevent », œuvre rare devrait faire partie du répertoire de l’opéra.
Le printemps est arrivée d’un coup mais maintenant les flambées de couleurs et les parfums dans les jardins et des bords de routes sont éclatantes. Il fera très chaud dans pas longtemps et on se plaindra. Les nuages sur les rivages ont laissé place à une lumière uniforme et lisse comme une toile d’arrière-fond. Sans plus d’intérêt photographique. A moins qu’il y est un dernier orage en forme de feu d’artifice le lendemain…
J’achève le Leo henry. On n’apprend rien sur Hildegarde mais on pénètre dans un Moyen Age rugueux du côté du Rhin.
Sur le guéridon, pour suivre, j’ai les « holocaustes » de l’arabisant Giles Kepel qui m’attendent, à moins que la priorité aille vers « la présence lointaine » de Jankélévitch, essai sur Albéniz, Déodat de Séverac et Mompou. 1 Andalou, 2 catalans. Il va y avoir de la lumière…
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Je terminais le 9 Avril, disant : « cette jeune génération de nouveaux français d’origine musulmane, comme on dit habituellement, la troisième génération depuis les débuts de la crise pétrolière de 73, refuse les valeurs culturelles, morales et politique de notre occident… refuse même toute les valeurs qui firent ce que nous sommes. De l’autre côté, un certain féminisme veut briser l’ordre ancien et son patriarcat » …
Et pendant ce temps, en Iran…
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16 Avril
A Bernard :
Le vent, les grandes plages, et tout plat à l’horizon… Je me souviens avoir photographié Hélène et Céci avec le cerf-volant sur de grandes étendues de blé en Autriche.
Il y avait en arrière-plan une église au clocher à bulbe. Nous devions être bien à l’intérieur de la Basse -Autriche. Mais j’avoue que c’était du travail de novice et l’expression des visages sur les clichés montre bien l’emberlificotement dans les caprices du vent. Mais les photos restent émouvantes…
Les nations ont toujours eu un rapport à la mémoire des grands hommes qu’elle statufie. Du moins, jusqu’à présent, nos totems parlaient des navigateurs, des écrivains et des scientifiques dignes d’exemplarité. Aujourd’hui, l’époque serait plutôt au déboulonnement après avoir balancé tout un mépris de pots de peintures sur lesdits héros. Flaubert aurait été mal pensant, faisant d’une romantique héroïne démarrant mal dans l’enfance, mal mariée, le jouet d’un galant profiteur. Voltaire était carrément esclavagiste. Les dix petits nègres réécrits et retitrés, les sept nains n’en sont plus et la Belle au bois dormant n’est plus réveillée par l’amour.
Gide, parmi ceux que tu cites, est à sauver, pour les mœurs de sa minorité persécutée, mais beaucoup trop sont à honnir. Montherlant à sauver peut-être, mais le lit-on encore. Les anciens modèles sont à proscrire, colonisateurs des esprits, et ignorants des causes affligées. Je crains que tu ne te t’attendrisses sur de bourgeoises manifestations d’un monde à déconstruire. Colbert en a fait les frais, Magellan au Portugal, Christophe Colomb ailleurs. Des âmes errantes aujourd’hui comme hier… Le seul navigateur toléré à l’avenir sera google.
Erik Satie, par coquetterie s’écrit avec un k pour justifier sûrement une excentricité martelée sur son piano, et un e à la fin sans qu’on sache pourquoi, à moins qu’une certaine féminité ou une transversalité de genre attestant, lesquelles l’aurait à coup sûr fait tomber de haut malgré sa taille…
Les éditions Philippe Rey ont refusé « Fugues à plusieurs voies » sans explications. Si tu veux récupérer le manuscrit, c’est 7 Rue Rougemont, 75009 Paris 01 40 20 03 58
Rien n’y oblige. C’est pour voir où se situent les éditions. Tu pourrais discrètement siffler sous les fenêtres en criant quelques injures ou menaces. Je t’en serais évidemment reconnaissant.
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17 Avril
Ne dites pas à ma mère que je suis au bistro, ça ferait le jeu de …
Les élections européennes approchent à grands pas. A chaque fois c’est la même chose, les progressistes, la gauche et l’extrême centre, convient , prennent à témoin et mettent en scène, Pétain dans les débats.
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18 Avril
A Bernard :
…Je plaisantais bien sûr. Mais j’avoue avoir été décontenancé en recevant cette réponse à peine correcte. D’autant qu’il demandait un envoi papier lourd et volumineux… Ce qui m’a affecté, c’est que c’est une vraie maison d’édition de voyage, récits de voyage etc. qui a édité les différentes « promenades » de D. Fernandez. Bien sûr, il est académicien… J’avoue que phrase à phrase, observation par observation, mon style et le contenu de mon propos n’ont pas à rougir en comparaison. Donc le pseudo sera Michel Drucker. Je n’en ai pas trouvé de plus convaincant. Il me faut me mettre dans la peau d’une valeur incontestable, c’est ça qui me fait de l’ombre. Bien sûr j’aurais un procès, bien sûr je subirais les foudres de quantité de moralistes ! Mais alors ? Gary l’a fait en se jouant de lui-même, chapeau ! Mais c’est là que mes actions vont grimper ! Le buzz il faut ! secouer la routine éditoriale ! Trouver un coupable en même temps qu’un intrus dans la grande librairie.
Le chagrin et la pitié ? Et oui, un peu avant les européennes. Les programmations d’Arte ne sont jamais innocentes. Parlera-t-on de Beauvoir travaillant à radio Vichy ? J’aimerais voir et entendre ça un jour sur Arte. Sartre suppliant Drieu d’intervenir pour le faire libérer d’Allemagne en 40 ? Non.
C’est quand même l’intelligence française et ses perspectives intellectuelles d’après-guerre qui se jouent…
Je te conseille le dernier Kepel sur les évènements du Moyen Orient (je pense qu’il est hors de toute polémique – il est un des rares (seul !) géopoliticien arabisant Français depuis Jacques Berque). Vision et écriture sans passion et d’une analyse froide des évènements. Mais ses perspectives sont évidemment pointues et son travail de recoupement explique parfaitement les causes et les effets sur le long terme d’une situation qui n’est pas neuve. Avec de belles cartes couleurs qui valent plus que de vagues explications (Mathilde Panot n’a pas su situer le Jourdain -à l’Est ou l’Ouest de la Cisjordanie- lors d’un entretien avec le journaliste qui ne lui était pourtant pas défavorable).
J’ai fini le Hidegarde. J’avoue avoir été convaincu par un vrai styliste. Je te le conseillerais presque si ce n’était que tu n’es peut-être pas très « moyen-âge » ?
…
Tu as bien fait de ne rien éditer encore du catalogue. Il y a des choix impossibles à faire. Donc, les « cent » n’existent plus. Seulement pour le titre comme pour les 3 mousquetaires qui sont 4. J’achève quand même avant de grimper dans la Ferrari (ça approche…)
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19 Avril
A Bernard :
Ce que je reproche à Sartre et Beauvoir, c’est d’avoir été, par la suite, des professeurs de morale. Des néfastes. Enfin, lui surtout. Et finalement d’avoir eu tort aux yeux de l’Histoire, ce qui est un comble pour un penseur et un moraliste … Je me souviens de m’être révolté contre mon père et d’en avoir voulu, avant l’heure, à la terre entière, après « la nausée ». J’avais quinze ans… Bien sûr, les écrivains ne sont pas responsables des conséquences sur les générations qui suivent.
Camus est resté. Je suis allé à Lourmarin. Une simple pierre avec le nom et les dates du passage sur terre.
Les enfants sont partis en croisière. Tarragone pour la première escale. Là où j’ai eu ce vertige prodigieux sur la tour médiévale…
Les nuages et les rivages, j’ai de quoi faire des tonnes de malerei…
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22 Avril
A Bernard :
Je me souviens d’avoir discuté sur la Croisette avec Gus Van Sant, en 2003 je crois bien. Il était seul ou presque, accompagné d’un caméraman sous un palmier. Ça pourra te paraître lunaire, mais on était seuls, on a parlé 5 minutes. Il disait n’avoir pas pu filmer son film comme il le voulait (mystère) alors que quelques jours plus tard il avait la palme d’or (en regardant les palmarès on trouverait bien si c’est 2003…). J’étais allé un peu consciemment ou non pour voir Kidman qui présentait « Dogvillle » de Lars von Trier.
Elle était à son apogée.
Céline se serait plutôt les danseuses que les championnes olympiques, mais Baudelaire….venant d’un autre que lui, on critiquerait. J’ai bien considéré Jazy à douze ans comme une sorte d’Hermès et de dieu vivant, même terrassé à Tokyo. J’ai été ému de sa mort 60 ans plus tard. Peut-être parce que ces chiffres ronds pèsent de plus de conscience et rendent plus la force du temps.
Encore de parfaits nuages ce soir avant le ciel qui nous est encore tombé méchamment dessus…
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(cette nuit)
La Turquie est à cheval entre les zones sensibles du conflit nord (Russie/Ukraine) et pays musulman pro palestinien côté sud. Le problème reste entier : c’est l’occident qui est menacé, n’étant plus le pôle attractif universel dont parlait déjà Huntington. Et l’occident sans les E.U. (j’entends militairement) a fait son temps. Ce n’est pas la soviétisation administrative des nations européennes qui le rendra plus fort (suivant le principe plus grand , plus fort. Le Japon n’a jamais eu à être bien grand pour exister, même après avoir pris deux bombes « démocratiques » sur la tête: vers 70, 15 ans après, il devenait second pays économique au monde. On aurait rêvé d’une indépendance algérienne aussi vertueuse…)
Pamuk, j’en suis resté à son Istanbul qui m’avait bien plus. Mais que je n’ai jamais fini. Il reste un écrivain très occidentalisé
Finalement j’ai pu avoir mon rendez-vous sur le circuit du Var. On ne peut effectuer la chose que par un labyrinthe incroyable sur internet. Aucun correspondant au n° indiqué. La vraie vie robotisée… Et puis, plus de Ferrari, ce sera une Aston-Martin V8. La plus puissante de la marque. C’est dommage pour la Ferrari. Ce sera le 22 Juin, qu’on se le dise.
On va du printemps précoce au retour de l’hiver en moins de 48 h. Drôle d’année. Reste de beaux nuages dans des ciels froids et bleus comme des traînées d’hiver qui ne veut pas finir.
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23 Avril
PRIERE EXOTIQUE POUR UKRAINIA ET AUTRES
« Donnons nos chemises, faisons une collecte de caleçons et de chaussures pour l’Ukraine, d’armes lourdes et de munitions, donnons les nôtres si possibles, soyons encore plus généreux que les américains, montrons l’exemple. Payons leur ces si grosses et belles voitures toujours immatriculées en Ukraine que je vois sur nos avenues et qui ont du mal à se garer dans les espaces de nos parkings, (leur pays étant à une échelle si grande), faisons-leur une place dans le concert de nos nations, protégeons enfin ce pays des tentations de corruption léguée en exemple par leur voisin belliqueux, faites que nous ayons la force, la puissance de donner plus encore de milliards que nous n’avons plus, même si fermant les paupières, le vertige de mes dettes me prend à l’estomac qui famine au coin de ma rue, faites que je partage ce que je n’ai plus avec tous les malheureux africains qui frappent à nos portes et nos services publics, donnons et renouvelons si possible ce prix Nobel de la paix chaque année qui passe à ce bon pasteur de Zelenski, donnons, nous qui ne croyons plus en nous, ni en Dieu comme les ukrainien, qu’ils aient la force encore de rire de la fable de la Fontaine, celle de la grenouille et du bœuf, cette espèce de foi en l’étable nouvelle de la charité constructive, rendons à ce pays cette dignité que nous avons en réserve toujours agrandie par la grâce d’être la France, pays d’intelligence de savoir et de générosité pour ceux qui la réclame aux quatre coin du monde, et pour finir prions pour ne plus avoir à balayer à nos portes mais au-delà des frontières heureusement disparues par la clairvoyance de nos administrations qui savent voir avec des yeux neufs l’avenir, comme nos comptables et notre président voient toujours plus loin le milliard que nous avons du mal à peloter mais qui sera toujours disponible pour le malheureux d’où qu’il vienne. Quitte à enlever le pantalon, la chemise et tout ce que je ne possède plus. C’est ainsi que l’universalité du pavillon « hôtel de France » sera grande. »
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Et qui croira encore à la voix de la France, quand bien même elle userait de portevoix amplificateur, disant ce jour ce qu’elle démentira le lendemain. Menacée de submersion par la rue et l’université acquises à la cause palestinienne, la voix gouvernementale hésite entre la voix de la raison et celle du repli stratégique. Sans compter qu’au fond d’elle-même elle n’a pas d’avis définissable.
La voix de la France c’est celle qui est mise à genoux par la crainte de la submersion colérique de la banlieue et la sud américanisation prochaine du domaine de la drogue.
La voix de la France c’est celle, éraillée, qui se fait prendre à la gorge, d’impuissance et d’abandon de la raison, laissant croire que le cœur…
Le président de la République ne s’est pas même joint au cortège contre l’antisémitisme pour des raisons qu’il n’a pas voulu énoncer clairement. Pourquoi ?
Je regardais des images du Medellin d’aujourd’hui, avec son quartier « comuna 13 », anciennement colline encaissée et tout à la fois empire de Pablo Escobar. Colline réhabilitée, tout en terrasses, colorée et envahie par le street art le plus virtuose et un tourisme en plein essor. On y raconte que ce furent depuis les perspectives plongeantes sur les anciens repaires, les zones les plus infernales du domaine des stupéfiants et de la criminalité. Aujourd’hui Medellin paraît radieuse sous le soleil.
Regardant les banlieues marseillaises, et certaines autres en France, c’est le chemin inverse qui nous attend. Pourquoi ?
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Il a neigé sur le col de Vence. D’un 22 avril. Le col était enneigé jusqu’à mi-hauteur et pas seulement à son sommet. C’est bien la première fois que l’hiver nous poursuit si longtemps. Avec toujours de magnifiques trainées de nuages sur la Promenade des Anglais et sur les reliefs derrière le Baou.
Hélène et les enfants sont en croisière sur la Méditerranée. On a reçu une photo de Y essayant, comme le veut la tradition, de retenir la Tour de Pise en mettant sa main sur le côté qui penche…
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24 Avril
A Bernard :
Madame Hidalgo a annoncé qu’on se baignerait bientôt dans la Seine. Et que ce serait un évènement » culturel ». Culturel, pourquoi ?
Ça me fait penser à ces installations olympiques colossales qu’on utilise le temps des Jeux et qui rouillent ou restent comme des mammouths oubliés quelque part dans le paysage local (le tremplin de Innsbruck, à chaque fois qu’on va vers Salzbourg est bien morne au-dessus de la ville). J’ai donc bien peur que la Seine, une fois passées les joyeusetés officielles ne redeviennent ce qu’elle était hier et encore aujourd’hui.
Le froid n’est pas qu’un ressenti de sudiste frileux. Depuis Cagnes et les perspectives sur les reliefs, le col de Vence s’est enneigé dans la nuit du 22 au 23 (Avril !). Et pas qu’au sommet, mais sur les flancs jusqu’à mi pente descendant sur la ville… Avec une volée de grêle en préambule (d’un bon quart d’heure). C’est bien simple, j’ai les mêmes vêtements qu’en décembre et janvier.
J’achève les « cent » du catalogue (qui seront bien plus) avec un sentiment d’inachevé. Bien que les choix fussent passés au crible avec une vraie rigueur. Seuls les commentaires restent ouverts à une découverte pour les novices et les curieux.
Et puis les nuages et les rivages seront bientôt dans l’ordi et on aura les « CENT NUAGES » et les « CENT RIVAGES » (même si là, il n’y aura pas le nombre exact non plus…)
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25 Avril
A Bernard :
Tu découvrirais la nocivité des russes des temps soviétiques ? Les turcs s’européaniser ? Je crois plutôt qu’ils s’installent chez nous via les mosquées qu’ils font construire par le biais des Frères Musulmans. Strasbourg (mairie écolo) a failli voir construire la plus grande qui se puisse trouver en Europe. Financée par la Turquie qui, paradoxalement jouerait le rôle de tampon (que nous finançons) sur le front migratoire de l’Est… (d’où certains chantages)
Quant au sentiment d’infériorité c’est vrai : les pays de charia sont persuadés d’une supériorité spirituelle qu’exaspère une infériorité économique. D’où un esprit de revanche si ce n’est de cette vengeance qu’encouragent l’idéologie décoloniale et la pensée woke (c’est une des raisons pour ne pas considérer cette idéologie, qui domine dans les universités, à la légère).
Et puis il y a bien longtemps qu’Erdogan a troqué le kémalisme turc pour un islamisme bien plus conquérant.
Tu pars donc en Albanie au printemps. C’est donc notre dernier courrier, ou un des derniers avant ton départ. J’avoue ne pas trop savoir grand-chose de l’Albanie. Cécilia y a accosté lors d’une mini croisière qu’elle avait faite avec une copine il y a quatre ou cinq ans, autour de Venise et des côtes grecques. On en a quelques photos. Mais tu m’en diras bien des choses.
Je vais te surprendre, mais j’étais, malgré ma petite taille, le meilleur en activité sportive durant tout le cycle passé au Parc impérial. Bien sûr les activités officielles durant les heures de sport étaient minimalistes. Je m’arrangeais pourtant à sauter et à courir plus haut et plus vite que les autres. (Mon côté Jazy à ne jamais oublier : mon côté caméléon aussi. Je regardais et je reproduisais les gestes vus chez les sportifs sur les écrans de télé. Qui devenaient de bons gestes et donc plus efficaces. J’étais motivé). Les copains que je raillais un peu n’en revenaient pas toujours. Je dis ça avec le sourire, mais sans forfanterie. D’ailleurs, le prof de gym me sélectionnait toujours pour représenter le Parc dans les compétitions hors lycée (championnat départementaux, compétition inter-lycée etc.). J’ai cessé d’être bon d’un coup quand j’ai commencé à croiser le regard des filles et aller pour la première fois dans un bar, pour une grenadine à l’eau, tout tremblant de l’expérience.
On aura le temps d’échanger si tu reviens avant le 8 mai où nous serons pour quelques jours à Cinque Terre.
On parlera du catalogue. Je vois là pour toi un bel espace de créativité formelle. Avec ce beau Botero, tu pourrais trouver matière à construire la nouvelle rubrique de façon originale. En tous cas le catalogue est à jour.
Viendront les nuages, les rivages et les bleus qui l’accompagnent, entre le printemps et l’été. Les écrits d’Avril seront à l’heure. Toujours en lice pour les lions d’or.
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Nous dirons dorénavant « idéologie victimaire » ou victimocratie s’agissant de cette gangrène « woke », qui, énoncée en anglais, masque derrière la notion usurpée d’« éveil », le véritable sens de ce courant ravageur dans l’idéologie « contre occidentale ».
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26 Avril
RELIGION
Le commentateur énumère les chiffres et les statistiques des multiples persécutions religieuses dans le monde.
Concernant notre pays, je remarque, après la liste des différents attentats pour appartenance à telle ou telle religion dans le monde, la distanciation sémantique pratiquée lorsqu’il s’agit de minorer un chiffre ou un évènement qui, par ailleurs aurait été présenté avec gravité s’il ne concernait la persécution des chrétiens en France.
Le chiffre brut d’abord, ahurissant, de neuf cent quatre-vingt-douze attentats, violations ou menaces psychologiques, voire physiques, occasionnelles ou récurrentes, dans l’année, contre des chrétiens ou des lieux de cultes chrétiens. Quand il ne s’agit pas hélas, parfois de meurtres. Le chiffre le plus élevé, toutes religions confondues.
Dans la présentation du journaliste, cela devient : « un peu moins de mille agressions ». Dans ces six simples mots utilisés, peu et moins sont les marqueurs d’évidence, sinon d’une atténuation psychologique du fait lui-même en le relativisant avant même de le soumettre à la conscience, que de désamorcer une réaction d’effarement devant un chiffre qui pourrait passer pour effrayant.
D’autant qu’au même moment passent sur l’écran, sans commentaires effusifs, un défilé de dégradations, de tags aux traits forcés sur des tombes profanées, aux slogans éloquents de Allah est déjà chez lui en France, mort aux couffars, mécréants à mort (ce qui revient à peu près à l’identique qu’on arrive à bien saisir l’idée exposée) et autres bouleversements d’écriture bien éloquents et décomplexés.
Le défilé silencieux des images et le ton minorant du commentateur dans la voix posé et l’énoncé des chiffres, laissant une impression d’impuissance et tout compte fait (c’est le cas de le dire), de fatalité. Sans autres commentaires analytiques que ce glaçant constat sur fond velouté et distancié de simple « information ».
Il est loin le temps des grandes fièvres des années quatre-vingt-dix, où les sanglots dans la voix, le ministre de l’Intérieur, dépêché sur place, dénonçait, avant même enquête, les coupables du cimetière de Carpentras, pointant du doigt l’ennemi politique responsable de déchaînements aveugles et racistes. Ce qui était loin de la vérité.
Mais comme dit Voltaire, « calomniez, calomniez, il en restera bien quelque chose »
Il est vrai que depuis, la sensibilité évoluant, les mêmes tombes ont perdu de leur valeur compassionnelle quand d’autres émeuvent bien plus sur le champ d’évolution des appartenances religieuses, des antagonismes et des guerres de religions au sein même de notre pays.
A des fins bien évidemment de récupération politique toujours renouvelée.
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30 Avril
A Bernard :
Je ne connais pas le NUSCHU japonais, mais je sais qu’il y a un village des Indes, Mitila (au centre du pays), où une caste d’artiste est seule autorisée de reproduire des décorations et des peintures. Seules les femmes ont ce statut d’artiste. L’Inde est compliquée. J’avais reçu au Musée d’art naïf une représentante de cette communauté (à Strasbourg) et on avait convenu d’une exposition de papiers peints d’une grande beauté. Pour des raisons basses et obscures, je n’avais pas pu mettre en place cette expo.
Je connais mal l’œuvre de Brancusi. J’ai en mémoire immédiatement les sculptures lisses et d’une abstraction presque fondante de la forme. Il est exposé à Paris, donc on est très vite informé sur les présentoirs de la Fnac avec les différents périodiques en évidence.
A l’heure qu’il est tu es en Albanie. J’espère que le printemps y est arrivé. Ici, à part les oiseaux, on est à cheval entre une saison qui accouche douloureusement et une chaleur qu’on attend aussi avec peu d’impatience.
Nous, c’est le 8 qu’on prend la route.
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Je sens que le 1 Mai de demain va prendre plus d’importance que les Noëls ou les fêtes de Paques de manière générale. Noël est un moment d’effervescence parce qu’il y a matière à commerce et l’agitation est sans frein dès le début décembre. Les dimanches eux-mêmes ont succombé à la fascination du rentable. La fascination ancienne pour la fête du travail demeure un marqueur qualitatif toujours présent relativement à l’importance des partis communistes qui se sont avérés les véritables religions à l ’International, en Europe du moins. Il y a certes les arbres de Noël qui sont le milieu entre la fête religieuse et la fête profane, mais les signes affichés lors de la fête du premier mai sont plus ostensiblement et plus nettement ancrés dans une réalité partagée. J’entends une même réalité. Noël est à considérer comme chacun veut bien le prendre.
Demain les bus et les monuments administratifs seront en liesse, le travail sera chômé dans les temples de la consommation, et dans les petits commerces également. Et bien qu’il n’y ait plus les longs et interminables défilés de syndicats et de travailleurs au coude à coude, les médias en parleront des sanglots dans la voix comme lorsqu’on parle du bon vieux temps. Mais il faut bien comprendre que le travail aujourd’hui n’est plus considéré comme une valeur quasi mystique dans notre bon vieux pays. Et que les mensonges affichés par les partis de gauche depuis bien longtemps ont fait de la classe ouvrière, non plus un phare de l’humanité mais un magma populiste qui s’est mis, disent-il, à mal voter.
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ENCORE
Depuis deux jours on parle maintenant de Matisse (c’est le nom de ce jeune homme de quinze ans ? de Châteauroux) qui a été tué lui aussi, selon le même mode expiatoire des vengeances actuelles, à l’arme blanche. Laissé à terre agonisant, c’est la mère du jeune afghan auteur des coups mortels qui vient à son tour infliger un certain nombre de gifles à l’adolescent qui mourra avant même l’arrivée des secours. En un premier temps la mère fut mise en examen, puis relâchée le jour même. Elle n’avait fait qu’accompagner son fils sur les lieux des sévices, sachant l’issue qui en résulterait, et achever de laver l’honneur d’un probable code afghan. Relâchée sous contrôle judiciaire, c’est- à dire libre de rentrer dormir chez elle.
Fait divers ? Silence radio.
Dans un pays qui aurait encore un instinct vital ou quelques anticorps, c’est à Kaboul qu’on renverrait par le premier avion, en classe touriste, cette famille accueillie pour la seule raison qu’elle serait maltraitée par le régime taliban. Mais la fierté de la France est de recueillir tous les demandeurs qui se sentiraient en danger dans leur pays. Et qu’on ne peut renvoyer si on ne s’assure que leur vie n’y serait en danger. Fantaisie humanitaire imposée pour notre plus grand bonheur.
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2 Mai
Comme les syndicats de travailleurs étant aujourd’hui au point de rendre l’âme, les défilés du premier Mai, du moins à Paris, ont été cette année, un long cortège informel de masques, de rangs désordonnés et de casses de mobiliers publics, de drapeaux palestiniens et de feux mis aux poubelles au son des tambours africains. Avec la bienveillance extrême confinant à la désormais impuissance des pouvoirs publics qui savent pourtant d’où viennent ceux qui attisent la violence. On nous parle de ces jeunes personnes sveltes et souples vêtus de noir intégralement, venus des beaux quartiers et retournant chez papa et maman une fois la fête finie. Pourquoi ne vient-on pas les chercher où ils se trouvent ? Pourquoi tant de mansuétudes, et pourquoi les force de l’ordre ne montrent-elles dans ces occasions qu’une belle parade casquée et outillée de leur savoir-faire tactique en matière de repli stratégique et de dispersion des foules une fois le passage des hordes sauvages ? Pourquoi ?
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3 Mai
Journée radieuse. Je descends par le sentier de notre forêt jusqu’à cet arbre presque isolé qui donne ce matin sur un tapis de nuages lourds en fond d’horizon. La lumière ne descend ainsi que deux à trois fois l’an. Un cadeau du ciel
….
Cécilia me rejoint sur l’une de ces terrasses surfaites de la Place Masséna. Nous accueillons Herminie qui fait escale à Nice le temps d’une pause durant une escapade sur la Côte et un peu en Ligurie.
Nous avons juste le temps de passer voir Hélène aux Hameaux. Herminie n’était pas venue depuis la naissance de Y. Nous avons la chance d’avoir eu cette lumière miraculeuse tout le long du jour. On se sépare aux trois brasseurs le temps d’un verre de blanc.
Je retourne voir mon arbre secret au moment du couchant.
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4 Mai
Les étudiants occupent Science Po. Ils font de même un peu partout. L’effervescence du printemps. Un petit air de mai 68. La France se découvre palestinienne dans sa jeunesse comme toujours les moutons suivent le berger qui bêle.
Le travail a-t-il encore un sens ? Un slogan d’un groupe d’étudiant durant les manifs sur la retraite en 2022 annonçait : « le travail on n’en veut pas ». Pas même à cinquante ans comme les bienheureux de la SNCF ?
Et si la SNCF demandait la retraite pour les siens à quarante ans ? Que serait la réponse de ceux qui sont responsables de la réponse ?
Qui aurait gain de cause ? Poser la question…
Le fer est au rouge
Le rouge n’est pas ferré.
Le chef de l’état : « il faut mutualiser l’arme nucléaire pour une défense européenne ».
Il y a de quoi faire sursauter.
Le baiser du nucléaire ne saurait fonder un sillon moins pourpre en Ukraine.
« Histoires et avenirs de la consolation » , dernier ouvrage prémonitoire sur les futurs lendemains de la gauche française ? De l’homme de « la France est un hôtel… »
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7 Mai
Longtemps on a ignoré les perles vocales, comme celles que j’entendais il y a peu, celle de Andrée Esposito, de Suzanne Sarroca ou de Martha Angelici. D’Esposito, je ne sais si c’est la diction, le timbre de voix ou le naturel de son récit à une journaliste de France Musique, que j’admire le plus. C’est le lot de presque toutes ces artistes lyriques des années soixante totalement méprisées par les directeurs de salle de théâtres en France, et non des moindres. Jane Rhodes, de même, qui fut certainement la plus belle des Carmen du siècle précédent.
Andrée Esposito fut la première Marguerite que je dus voir vers 1975. Le Méphisto était Van Dam à ces débuts, encore en diablotin à queue rouge et justaucorps. C’est dire la provincialité des mises en scènes et des costumes. Dans une France qui n’aurait pas été ce qu’elle commençait à devenir, même dans sa culture et dans ceux qui la représentaient, ces artistes auraient été au firmament des plus grandes maisons lyriques du monde. Par contagion, Salzbourg les aura aussi longtemps ignorés.
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Mercredi 8 Mai
CINQUE TERRE
Ce sont des bains de foule avant tout, dans des espaces réduits de villages encaissés. Du moins c’est la première douloureuse constatation, une fois atteint le premier de ces villages. Depuis La Spezia, le train local remonte la côte déchiquetée, suspendu sur le bleu profond de la mer. Il s’arrête à chacun de ces villages et l’on a tout loisir de choisir celui ou ceux qui successivement vous conviendront de découvrir. Par hasard ou par instinct, nous choisissons de remonter la côte au plus loin vers le nord et sautons intentionnellement Riomaggiore, Manarola et Corniglia au sud qu’on verra plus tard, ainsi que Monterosso tout en haut de ce collier de perles, au nord.
Monterosso, ne semble attirer, dans cet écrin de pittoresque, que par l’immense écran de parasols alignés le long de ses plages. Le reste présentant un ensemble épars de maisons basses sur une étendue plane et sans grand charme particulier.
C’est donc l’avant dernier village, Vernazza, qui sera notre première curiosité. Dès la sortie du quai, c’est la densité des visiteurs qui s’apparentent à s’y m’éprendre, à une bouche de métro parisien aux heures les plus chaudes. Nous sommes maintenant entre mer et montagne, dans un dédale de ruelles, sombres ou aveuglantes d’un soleil de début d’après-midi, s’apparentant à des goulets étroits ou de boyaux fuyant et tortillonnant de marches qui montent ou descendent vers quelque point aveugle dans le village.
Puis c’est la rue principale qui mène, des tortueuses saillies creusées dans la montagne, à la marina et sa jetée au pied d’une petite plage parsemée de barques écaillées.
Avant d’atteindre ce petit havre, il a fallu, comme à Bellagio, l’an passé, traverser la longue litanie de restaurants, la succession de commerces de colifichets, de commerces de bouches dégageant les plus suspectes odeurs, tout à la fois, de poissons frits dans des huiles saturées, et de grillades toutes encore fumantes s’il nous arrivait de passer trop près des entassements de terrasses près de l’implosion.
Je pense inévitablement à ce qu’aurait dû être ces petites merveilles d’harmonie naturelle, en un temps où n’existait pas ce nomadisme de hordes envahissantes d’inculture, de curiosités de surface et d’ignorance, n’ayant d’autres préoccupation que de se restaurer en masse dans les lieux les plus saturés et les plus entassés qui soient.
De penser donc à ce temps qui a basculé d’une image possible de petit paradis s’inversant en sa caricature.
Il n’en reste pas moins cette insolente disposition naturelle de petits cubes de couleur, parfois écaillés, parfois saturés de leurs ocres rouges ou jaune, de bleus ou de vert enserrant leurs petites fenêtres comme des meurtrières donnant sur le rivage.
Depuis le milieu de la jetée l’air est redevenu plus respirable, les barques tanguent légèrement contre le bord du quai et les goélands semblent particulièrement voraces faisant de grands cercles dans le ciel avant de plonger vers quelques proies invisibles.
Une jeune fille abandonnée dans ses pensées dut nous observer, admirant le décor, l’harmonie des proportions de couleurs, du mouvement naturel de l’anse qui enserre le port, de ses barques et de ses filets couchés sur les sables, qu’elle se proposa de nous photographier dans le décor. Elle avait évidemment deviné en nous les amateurs de paysages.
Il y a tant d’escaliers pour atteindre la tour qui domine le petit port et l’ensemble du village que les genoux de Cécilia renoncent à l’escalade.
C’est par un effroyable boyau pentu que se croisent ceux qui descendent et ceux qui grimpent, sacs à dos et enthousiasme en berne, obligeant les uns à attendre le passage des autres, jusqu’à un palier donnant sur une rue fuyante et sombre avant de reprendre une portion de grimpette, menant ainsi par paliers, à la plateforme dominant l’ensemble du village.
Celle-ci, depuis le pied de la tour, ne permet pas d’embrasser le creux de celui-ci, masqué par de larges terrasses, de jardinets, de promontoires et de balcons ouverts, eux, sur la vue d’ensemble. Déception.
Ma phobie des escalades d’architecture à la verticale étant ce qu’elle est, je ne prends pas non plus le risque de monter à la tour.
Quelques minutes après la gare de Vernazza, c’est Manarola. La densité de va et vient à cette heure de l’après-midi est à peine moins insistante. Mais par bonheur, la rue principale, par un large bras montant, permet de quitter les plus immédiates attractions d’odeurs saturées qui happent le promeneur comme la mouche va au vinaigre, et de trouver refuge sur une terrasse dégagée et protégée de la chaussée d’où l’on peut apercevoir plus haut des marcheurs qui surplombent le village.
L’intérêt que présente Manarola, sont ces sentiers, à flancs de coteaux de vignes et de terres cultivées de potagers, qui dominent, en les enserrant d’une perspective inouïe, les petits cubes disjoints et blottis les uns contre les autres, d’ocres et de vert, de bleus et de mauves, dont certains se jettent à la verticale sur la mer. Le sentier mène loin au-delà du village, mais sans prolonger si loin, quelques beaux points de vue au sortir de certaines courbes, permettent de choisir des premiers plans aux coquelicots, d’autres aux boutons d’or ou à de larges bouquets de fleurs fuschias accompagnant en vue plongeante la perspective sur les maisons tout en bas.
Le soleil, déclinant déjà vers son couchant, irise d’une lumière qui sature le bouquet de maisons aux mille teintes.
Par un autre sentier opposé, c’est de façon plus frontale que se présente la marina au sortir de la bouche principale du village. En grimpant on y a une perspective complémentaire au sentier précédent. Ici le village est accroché à la falaise et se love dans son vallon jusqu’à plonger lentement jusqu’aux plages de rochers. Depuis celui-ci on peut apercevoir, en bas des marches, les barques prêtes à descendre, et se jetant dans la mer, les baigneurs clapotant dans une eau immobile et sombre. Et s’aventurant parfois près du rivage, quelques bateaux à moteur laissant des sillages saillants en boucles blanches.
Des voiliers impénétrables et majestueux poursuivent au loin.
Riomaggiore enfin. C’est dans un écrin sur fond de marina que se situe l’autre perle photographique des Cinque Terre.
Dès la sortie du quai de gare, un long couloir mène immédiatement au cœur du village. C’est le plus encaissé des cinq. Il semble s’être inséré dans une faille géologique où le soleil ne pénètrerait pas sauf à le regarder de face au pied de la marina où les barques partent pour le large.
Pour mieux encore mesurer la beauté et la luxuriance des harmonies de ces maisons d’ocre vif, il est un chemin montant, face à la mer, sur le flanc gauche, qui grimpe par de très hautes marches où se découpe en perspective la zone baignant dans la lumière du soir. Depuis des points de vue successifs, on mesure bien à quel degré d’encastrement se situe le village. On a l’impression qu’il s’est jalousement blotti entre ces parois de pierre et ne respire que par ce débouché discret de la marina. A l’heure où nous passons, le creux du village est dans l’ombre. Seul le flamboiement des façades faisant face à la mer resplendit de ses mille feux. Depuis le bord du parapet en vue plongeante, de longues branches de figuiers de barbarie, de coquelicots et de fleurs sauvages, de jaune et de rouge, habillent du plus grandiose effet la perspective sur ce discret petit port marin.
Des pêcheurs (mais ne sont-ils pas des professionnels de la promenade en bateau !?) proposent un tour de barque pour soixante-dix euros (!) pour longer en mer la vue d’ensemble de cette merveille d’épousailles entre la pierre de couleur, la mer et la rocaille qui enserrent l’harmonie la plus aigüe de cette fin du jour.
C’est avec des couleurs sous les paupières closes malgré soi qu’on s’en retourne à la lumière déclinante. Comme après un film à l’intensité trop colorée, les traces de ces ocres, de ces bleus et verts de ces panoramiques généreuses, restent de longues minutes inscrites physiquement dans les rétines.
Riomaggiore étant le village le plus proche de La Spezia, nous sommes rendus en moins de quinze minutes. C’est l’heure de flâner à l’heure où les restaurants de la zone piétonne se remplissent. Il n’a suffi de délaisser que de quelques crans les trop nombreuses propositions de restaurations touristiques pour dénicher à l’angle d’une rue le parfait endroit qui suffira à notre bonheur durant le séjour. Pour des produits de la mer évidemment.
Jeudi 9 Mai
PISE
Je suis intrigué : au travers de la fenêtre du train, je vois défiler des campagnes peu riantes. On a l’impression permanente d’être dans l’envers d’un décor. C’est probablement là que se doivent de passer les trains. Défilent donc des communes dont on n’aperçoit que l’arrière, la banlieue rurale si on peut dire, les champs éventrés, les silos plantés dans le décor, et de vieilles éoliennes. Je pense à tous ces dépôts que la ville a rejetés. Un peu comme si on avait mis au débarras ce qui ne devait se montrer. Puis arrive la commune d’Arcole. Comme tout un chacun, j’ai pensé à Bonaparte, à ces images du héros, cheveux dans le vent, drapeau brandi bien haut, comme l’ont peint tant d’artistes hagiographiques.
J’aurais été déçu que l’Arcole en question se situât dans ces mornes plaines. Encore fallut-il que je rentre à Nice pour en avoir confirmation. Les mouvements militaires de Bonaparte se situant effectivement bien plus au nord durant sa campagne d’Italie.
J’aperçois le panneau Massa Maritima et je pense à ma mère qui y été allé avec son ami, Monsieur Boddi, vers la fin de sa vie.
Je sors de ma rêverie lorsque nous parvenons à la gare de Pise. Depuis les fenêtres du train on aperçoit durant la décélération, quelques toits, des clochers, quelques murs antiques et l’espace d’un instant, le fleuve qui traverse la ville.
Dès la sortie donnant sur une vaste place, je demande à un militaire le chemin le plus court, et avant même que je finisse ma phrase, il m’indiquait tout bonnement que « la tour » c’était tout droit.
Sur la grande place donc, préludant à la rue principale menant là où tous les chemins mènent à la « tour », il est une tonitruante statue de bronze de Victor Emmanuel II campé sur un cheval avec un bien étrange volatile sur la tête. Probablement un chapeau de plume d’oiseau accompagnant le casque guerrier, d’un comique surprenant, que j’ai immédiatement pensé que l’artiste ne devait pas aimer le modèle.
La ville fait très provincial, même venant de La Spezia. Le mouvement bon enfant dans les rues et sur la grande place, semble plongé dans une douce torpeur printanière. Il fait bientôt presque chaud. Tout ce monde se dirige bien sûr vers la « tour ». On traverse bientôt le fleuve qui coupe largement la ville. C’est l’Arno, comme à Florence. Sauf que l’alignement des maisons est assez uniforme sur une boucle molle et ne présente aucun caractère architectural saillant. On a le sentiment d’un paysage lisse qui déroule au rythme de l’Arno, du même ocre et d’une lenteur monotone et triste.
La vieille ville ne semble pas si vieille que ça. Ses maisons d’habitations, en cherchant les plus anciennes, ont deux siècles tout au plus. Du moins elles paraissent imiter l’ancien. Les ruelles adjacentes à cette rue principale semblent se perdre très vite vers quelques insignifiantes arrière-cour. Même les ocres et les quelques clochers disséminés, comme l’Arno ont un aspect lisse et insignifiant. Peut-être est-ce le Victor Emmanuel qui donne le ton dès la grande place. Puis c’est au détour de cette longue rue parsemée de vendeurs de magnets et de colifichets qu’apparaît au loin la « tour ». Du côté où elle penche, vers la gauche. Et par un délicat effet d’optique, elle apparait, en approchant de plus près, entre deux cyprès, comme escortée et amortie dans sa si singulière position. Dès l’abord de la vaste esplanade, le grouillement des visiteurs est d’une telle densité qu’il est difficile d’imaginer que la tour, le baptistère et la basilique se situent dans le même espace urbain que cette ville calme et nonchalante que nous venions de laisser à quelques pas derrière nous.
Et puis c’est la valse des gestes. Les contorsions de certains allant jusqu’à des bras jetés vers le ciel, d’autres semblant vouloir empêcher le ciel de tomber sur eux, le temps d’un cliché. Cela fait penser à ces chinois des Buttes-Chaumont qui entament des gymnastiques matinales d’une spiritualité dont nous ignorons le sens. Le but de toutes ces gesticulations un peu puériles étant de mimer, par illusion optique, que la tour ne tombe de sa position délicate. Il y a là des visiteurs des quatre coins du monde, et ce sont des mains qui se dressent, des corps qui s’allongent la jambe levée. D’autre offrent leur dos comme les atlantes portent le monde sur leurs épaules. On rapportera au moins de Pise l’illusion d’avoir participé au sauvetage éternel du monument probablement le plus emblématique de l’Italie.
Plus sérieusement, dès l’entrée de la basilique, un léger air oriental, une tonalité d’or et de bleu, avec aux voûtes des arcs brisés gothiques à la manière de ceux de Monreale. C’est un vaisseau très vaste au toit en caisson d’or sur tout le long de la nef, qu’on n’en aperçoit pas immédiatement les foules qui s’y pressent en grande densité sur ses dalles. Puis viennent les merveilles du chœur chargés de mosaïques d’or, de fresques en anamorphoses de part et d’autre de la demie sphère, englobant en mandorle un Christ très austère à la manière byzantine.
La déambulation est difficile et l’on se prend à penser qu’il n’est pas besoin d’attendre la sécularisation de tels édifices qu’à l’évidence les faits les auront déjà considérés comme curiosités culturelles universelles. Ainsi à Séville et ses audio phones pour chinois pressés, à la Sagrada Familia où l’on doit se munir de billets d’accès, ainsi qu’à Saint Pierre de Rome, oubliant le monde d’avant aux cathédrales insignes de Chartres ou de Notre-Dame que j’ai connues de ce temps où il suffisait de pousser la porte pour entrer.
Et puis l’air de rien, Pise est la ville du vertige. Si Milan fait valoir les jardins et les vignes de Léonard, si Florence s’enorgueillit des tombeaux de Michel-Ange, de Rossini, d’Alberti, de Dante (bien que celui-ci se partage entre Ravenne et les bords de l’Arno) et de quelques autres gloires réunies à Santa Crocce, Pise a vu naître Galilée. Donc, non seulement la tour penche, mais la terre s’est mise à tourner. C’est au milieu de cette rue principale, calme et sans histoire , qu’un buste rappelle l’existence du phénomène.
On a beau être à Pise, trouver un bar est un exercice redoutable. J’entends, un vrai bar, un bistro. Généralement boire un coup s’accompagne aussi de passer par la case restaurante . Et qu’il soit trois heures de l’après-midi, cinq heures ou onze heures du matin, c’est la règle. C’est presque toujours ainsi dans toutes les villes d’Italie. Je fus encore plus étonné de me voir répondre qu’on pouvait simplement boire un verre à la terrasse de la Pasticeria sous les arcades d’une petite placette qui venait de remballer sa foire aux vêtements. Les bistros sont souvent invisibles et rares. Et puis surtout, l’Italie n’a pas la même conception ni le goût du bistro comme on l’a dans n’importe quel endroit de France.
Nous finissons la balade pisane après avoir déambulé dans ces ruelles calmes, étroites et sans grands charmes non loin de la Grande Place face à l’entrée de la gare. Puis c’est le petit blanc sous l’ombrage d’une vaste tonnelle très fin XIX° siècle, et à nouveau la statue équestre de Victor Emmanuel, son chapeau à plumes d’oiseau nous donnant le dos, dans une attitude prêtant encore plus à sourire.
Les nuages compacts alternent maintenant avec un ciel pale dans un début de printemps indolent qui commence à se dégrafer.
La Spezia est une ville étrange. C’est tout à la fois un port qui pourrait intimider, avec ses containers visibles depuis les lointains, et ses hautes grues. Mais une fois la nuit descendue, le visage de la ville dans ses traverses, ses parallèles à la piétonne principale, son marché couvert, incite à plus de flâneries. L’église Santa Maria Assunta est quelconque. Il reste d’elle le souvenir de ce style pisan qu’on retrouve dans le joyau de la petite église de Murato à l’Ouest de Bastia. Noire et blanche la petite corse a le caractère que devait avoir toutes les églises toscanes de type siennois ou pisan. Cette Santa Maria présente malheureusement des joints et des pierres lisses et sans caractère dans ses teintes bicolores alternées déjà délavées comme si elle avait été vitrifiée une fois pour toute, et édifiée de la veille.
C’est au Col’ Esterol , comme hier soir, que Altagracia, la charmante serveuse Dominicaine nous attend maintenant pour le lapin aux olives.
Vendredi 10 Mai
CINQUE TERRE
9 h
La place du marché est riante. Les fruits et légumes couvrent une surface extraordinaire où tout est très peu cher. On adopte en lisière du marché, sous un soleil ras et encore peu agressif, le Café « Bonjour », à la foccacia au jambon cru, fondante et grasse à souhait.
Puis c’est le train pour Corniglia. C’est le village qu’on a détaché des autres dans notre séjour. Parce qu’il est à flanc de montagne, différent de ceux de mercredi, ne débouchant pas sur une marina, mais une promesse de la plus belle authenticité, et le mérite donc d’une attention des plus curieuses. La journée sera assurément belle. Le train suit la ligne de crête entre ciel et mer.
Maintenant c’est soit entreprendre l’escalade de trente-trois volées de marches de trois cent quatre-vingt-quatre marches, soit attendre le microbus communal.
C’est le genou de Cécilia qui aura bien sûr déterminé le trajet en bus. Et comme on pouvait le craindre, le chauffeur ne s’étant pas positionné à l’endroit prévu depuis toujours, au grand dam des villageois, ce sont les derniers touristes arrivés qui se précipitèrent pour entrer les premiers. Comme à Ravello, et certainement comme de partout en Italie en ces circonstances, foires d’empoigne, hauts cris, et menaces. On pourrait comparer ces scènes qu’on n’imagine pas en des lieux si radieux à la fureur qui s’emparerait dans le cas d’un humanitaire n’ayant que trois pains à proposer à quinze affamés.
D’autant que les plus hystériques furent les femmes du village qui éructèrent d’imprécations tout le temps que dura la montée.
Au sommet, une petite place, parfaitement dégagée, avec une épicerie, et quelques boutiques colorées contrastant avec les ruelles saturées, odorantes et bondées des villages de bord de mer. Corniglia a immédiatement le charme aéré et empreint d’une légèreté qu’ont les villages de moyenne montagne. Le paysage s’y déploie parfaitement en harmonie avec le clocher. Puis des rues s’enfoncent à divers endroits et depuis la place de l’église, entre plusieurs terrasses où pend le linge, nous avons la mer cobalt tout en contrebas. Corniglia est une sorte de nid d’aigle avec la via Fieschi qui coupe en un long couloir de petits commerces, de minuscules bistros ne recevant pas le soleil, et des maisons possédant une façade donnant sur la mer, et l’autre sur cette rue.
Depuis un dégagement surplombé d’un pin géant, on aperçoit tout au loin, sur la côte déchiquetée, le village de Manarola. Derrière encore, fantomatique, Riomaggiore. De même, d’un autre point de vue, plus au nord, la commune de Vernazza qui se déploie par un interminable chemin qui relie les deux villages. J’improvise un brin de marche à l’heure où le soleil est au plus haut. Après quelques courbes sous des arbres géants et des flambées de coquelicots, de fleurs sauvages, le paysage s’habille plus bas, entourant le clocher maintenant en vue plongeante, de cactus et de figuiers si lourds que les branches viennent à toucher le sol. Ce sont là, à l’heure d’une telle quiétude, des lieux tout virgiliens.
Par la via Fieschi, débouche une petite place extrêmement animée où deux rangées de marches grimpent à une autre église minuscule qui domine le paysage de platanes et de terrasses où s’agglutinent les touristes.
Par un autre chemin suivant la route qui grimpe à Vernazza, le village s’offre au regard dans toute sa perspective, avec à ses pieds les carrés plus ou moins réguliers de ses cultures alternant avec des prairies mouchetées du jaune des boutons d’or par myriades. Avec, vertigineusement perçu, un flanc du village au bord d’un aplomb tombant sur une mer d’huile.
Bien à l’écart des autres bistros, « Er posu Caffé » nous accueille sur une minuscule terrasse donnant sur une place au carrefour de plusieurs chemins, offrant le spectacle des montagnes alentours, pour une longue pause de midi. De larges nuages drus et compacts paressent dans le ciel sans menace dans un silence que ne troublent que les éclats de quelques clients aux tables voisines. Le temps pourrait durer indéfiniment.
Partis de ce minuscule café, nous empruntons un chemin qui devrait mener jusqu’au hameau de San Bernardino qu’on aperçoit tout là-haut au sommet d’un col entièrement enserré dans sa forêt. Nous ne ferons qu’un bout de ce chemin balisé de murets de pierres sèches plates et tranchantes, d’un pont enfoui dans sa végétation où l’on perçoit dans le tréfonds du vallon le grondement sourd d’une rivière. Les murets continus ouvrant sur des parcelles de vignes et des coteaux en pentes douces, parsemés de fleurs comme autant de taches rehaussant de touches vives la magie des lieux. La balade que les plus courageux mèneront jusqu’au village du dessus prendra plus de trois heures. Plus sages, nous nous contenterons de saisir Corniglia au détour d’une courbe ou nous enfonçant vers quelque improbable sillon dans les vignes et les oliviers. Depuis ces quelques échappées hors de notre chemin de pierre, on peut admirer le village dans son intégralité d’ocre et de nuances vives, jalousement offert au regard entre oliviers, vignes et herbes sauvages, solidement accroché au sommet de sa montagne, avec un regard, et une échappée vertigineuse sur l’un de ses flancs, sur la mer.
Je remarque une chose qui paraîtra anodine, mais à aucun moment je ne surpris de palmiers dans le paysage. Comme en Provence, avant que la mode de cette plante ne se répande, c’est le platane et l’olivier qui règnent.
Curieusement, à l’heure du bus, jusqu’au chemin de fer, l’allégresse des savoyards qui nous accompagnent et de tous ceux qui purent grimper parmi les trente places disponibles, contraste étonnamment avec la furie du trajet de ce matin. Peut-être est-ce une certaine sérénité retrouvée au contact d’une harmonie de la pierre, des vignes et d’un cadre exceptionnel qui ont redonné patience à l’heure du retour. Et puis même à pieds, le chemin eut été agréable. En pente douce.
La Spezia à l’heure du couchant.
Par le S ou le L, nous parvenons au port au moment du crépuscule. Les couleurs sont saturées en cette saison et tranchantes au travers d’un air encore vif. Dire que le coucher se produit à telle ou telle heure peut être une vérité relative. La montagne, à l’heure où nous parvenons sur l’un des quais de plaisance, coupe déjà le soleil dans sa course alors que celui-ci est encore haut dans le ciel, mettant une partie du port de plaisance dans une ombre pré crépusculaire.
Nous avons tout de même le temps de traverser celui qu’on nommera spontanément le « pont de Millau de La Spezia », tant le profil de ce modeste pont est redevable à son illustre modèle.
C’est un magnifique voilier qui attire notre attention depuis les quais. Toutes voiles pliées, laissant flotter comme par négligence une partie de ses voilures supérieures comme une robe d’apparat négligemment défaite. Fin comme un oiseau fragile, dessiné probablement pour fendre en silence les eaux les plus lointaines, il paraît comme l’albatros de Baudelaire, légèrement singulier de figurer presqu’en intrus parmi tant d’autres navires insignifiants.
D’autant que le port de La Spezia combine tout à la fois le port de plaisance et le port de commerce, avec dans les lointains des superpositions de containers rouges jaunes et bleus qu’enserrent de très hautes grues dans le ciel.
Remontant par les multiples artères piétonnes, extrêmement animées à cette heure, nous passons en revue tous ces lieux qui commencent à devenir familier, le marché découvert, Santa Maria Assunta et le gigantesque immeuble de quinze étages qui m’impressionnera chaque fois, en plein cœur de la ville et au pied du restaurant auquel nous restons fidèle, tant la cuisine y est comme à la maison .
Nous apprenons qu’à la faveur de tempêtes solaires exceptionnelles, la France et une partie de l’Europe ont connu d’impressionnantes aurores boréales. Notre fille Hélène nous fait parvenir des vues de Saint Jeannet sous des lueurs mauves et jaunes au-dessus de l’immense masse pierreuse du grand Baou.
Samedi 11 Mai
PORTO VENERE
L’arrêt de bus est à côté du café « Bonjour », sur une avenue bordée d’arbres dans le prolongement de la Place Garibaldi. Porto Venere n’est qu’à douze kilomètres au sud de La Spezia qui ont paru interminables tant la côte est sinueuse.
Douze kilomètres pour se poser sur la Baie des Poètes. On ne pouvait manquer l’appel d’une telle attractivité. Le soleil du matin enveloppe l’ensemble du village qui s’étire comme un écran tout au pied du port. Ce qui lui donne un petit côté Villefranche-sur-Mer plus affranchi sur le large, plus prompt à afficher de tout son long sa position de front de mer. Comme pour les précédents villages, ce sont des alignements de maisons d’ocre rouges et jaunes, verts et bleus, serrées et comme dépendantes les unes des autres en une belle unité flamboyante. Une digue, sur le milieu du port, permet de prendre un recul suffisant qui fait embrasser l’ensemble de cette féérie colorée. Les terrasses de bistros se succèdent et longent jusqu’au bout du quai, vers un chemin rétréci qui mène au pied de l’église San Pietro visible de bien loin. C’est par deux volées d’escaliers qu’on accède à ce qui n’est qu’une minuscule chapelle de type gothique tout en nervures blanches et noires sur un plan carré. Elle semble s’être désolidarisée de son village ou répondre à l’appel du large. Après un petit moment d’adaptation l’intérieur laisse percevoir la beauté austère de son architecture.
Dans le prolongement, y accédant par quelques marches, une courte galerie de quelque quatre ou cinq arcades plonge de toute sa verticalité sur la mer et la grotte de Byron qu’on aperçoit tout en bas, au pied d’un massif rocheux inhospitalier. Evidemment les visiteurs se font nombreux, et on a du mal à imaginer la quiétude d’un tel lieu aujourd’hui. Depuis cette galerie on peut voir du côté de la grotte, à son sommet, la citadelle dominant de toute son austérité le paysage jusque loin vers les montagnes.
Redescendus vers le même chemin, l’entrée des éboulis rocheux comme passés à la dynamite, est surmontée d’une plaque indiquant que c’est à cet endroit que vint Lord Byron, au lieudit de la grotte , pour y revoir son aimée. Il aurait franchi à la nage toute la largeur de la baie.
Pour les plus curieux la promenade en barque sur des eaux bleues de la grotte est possible.
…
C’est par paliers successifs que l’on atteint la citadelle Doria. A chaque esplanade, des rangées d’arbres, des bancs offrent une halte et un point de vue à chaque fois différents à mesure que le bas du village s’éloigne. Puis les escaliers se font plus sévère après l’église San Lorenzo et c’est la citadelle elle-même qui s’offre à la visite. Il n’est plus grand monde qui se soit risqué sur les hauteurs. Peut-être aussi parce qu’il est treize heures.
Depuis la plus haute plateforme au cœur même de la citadelle à ciel ouvert, c’est l’enchantement sur l’ensemble de la baie qui va jusqu’aux montagnes dont on voit sur l’autre rive les sommets en dents de scie dilués dans les brumes. Puis les villages de Lerici et Tellaro noyés eux-aussi dans les lointains. Depuis ce nid d’aigle, ce sont des parterres de bouton d’or, de coquelicots par massif, par pleine flambées, comme si l’escalade avait eu pour but de chanter son printemps sur un périmètre jalousement préservé.
Depuis une des tours d’angle, la vue plongeante est prodigieuse sur le promontoire où l’on aperçoit la chapelle minuscule se détachant de la terre ferme sur son étroit cordon de rochers.
Redescendus sur le port, c’est au pied de la jetée, sur les quais animés que l’on fait une longue pause à l’ombre, à voir passer d’incessants voiliers et les bateaux bondés de touristes qui font la traversée pour Lerici.
Le soleil basculant derrière le rideau coloré des maisons au pied du port, la lumière change d’orientation quand je m’en vais revoir la grotte de Byron. Au-dessus de celle-ci apparaît dans la plus grande discrétion, presque en creux, dominant le dessus de l’anse où se situe la grotte, la statue d’une Vénus en métal vert minéral que j’ai imaginé être la source d’inspiration de Byron sur ces rives italiennes. Depuis la gauche de cette Vénus, démesurée de proportion comme un Botero, on a un angle permettant de voir tout à la fois la baie encaissée, l’entrée de la grotte tout en bas, et la source probable de l’inspiration du poète.
Le bus du retour nous perd dans les banlieues opposées à notre lieu de destination. Nous aurons omis de descendre à Garibaldi. Et sans le vouloir, nous voilà traversant des quartiers modestes, d’habitations basses, de vastes plaines et de collines alentour, mais ne quittant jamais la route côtière. Lorsque nous parviendrons à revenir par un bus en sens inverse, le soleil aura déjà passé derrière la montagne qui plonge La Spezia assez tôt dans le crépuscule.
Dimanche 12 Mai
GENOVA
C’est la première fois que nous pénétrons dans Gênes. Et probablement pour une petite matinée.
On se contente habituellement de la traverser, de voir, longtemps avant les grands viaducs, les grues immenses qui parsèment le paysage urbain, et ça et là, des grappes immenses de quartiers s’allongeant des kilomètres durant, avec encore des ponts interminables toujours un peu effrayants.
Le magnifique galion est visible de loin, abandonné comme pour un décor de cinéma. Devenu une attraction, il mouille dans les eaux mortes et ludique d’une partie du port, que longe la longue galerie sous arcades, aux commerces ébouriffés et douteux de bimbeloteries et de restaurations improbables. C’est aussi un peu de cette Afrique qui débarque en masse comme un peu de partout et vivote au cœur agité des métropoles. Plongeant dans les ruelles de la vieille ville, le négligé et le suintant des maisons anciennes font un peu penser aux désordres de certains quartiers de Naples. Et c’est au détour d’une de celles-ci qu’apparaît, toujours dans ces pierres noires et blanches, la cathédrale, de belles proportions, avec un seul clocher exposé au sud. Dans la pénombre, comme il arrive souvent lorsque les œuvres d’art ne sont pas balisées, sur l’un des murs latéraux, quasiment négligé par les visiteurs, apparaissent de magnifiques panneaux de peintures sur bois représentant la dernière Cène, aux harmonies de drapés de jaunes et de vert, d’ocres et de bleus qui mériteraient plus qu’un abandon soigné à l’ombre du vaisseau.
Un peu plus loin, une église au style inidentifiable mais tout de même d’époque baroque, avec sa façade d’ocre criard du plus bel effet, et sa double volée d’escaliers menant à l’entrée. C’est l’église protectrice des Sri Lankais.
Non loin de là, une grande place, extrêmement dégagée, la Piazza della Borsa ou Piazza Rafaele Ferrari. C’est là que se dresse une sculpture représentant « l’homme qui voyage » avec un socle qui dresse au-dessus de lui un homme, une valise à la main, dont la moitié du corps semble flotter en apesanteur. Par une belle illusion d’optique en approchant suivant certains angles, on a l’impression que l’homme traverse les architectures de la Piazza comme l’homme passe-muraille.
Généralement, devant l’arrondi du bâtiment cossu, une fontaine, jaillissante par mille bouches, habille l’ensemble et en fait une vue de carte postale. Par souci probablement d’économie d’eau, cette fontaine reste aujourd’hui muette.
Et puis remontant une de ses ruelles noires, apparaissent deux tours médiévales entourées d’un ensemble d’oliviers parmi lesquels se dresse en contrebas les fines colonnettes du délicieux cloitre de San Andrea perdu et enserré comme la dernière résistance à un monde d’immeubles qui s’est érigé autour de lui.
De type gothique, élégant et de plan carré. Nimbé de soleil encore bas, il semble éternellement dressé autour d’un monde qui l’a oublié.
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13 Mai
A Bernard :
On est presque rentré en même temps. Nous sommes là depuis hier soir avec des coups de soleil sur le crâne (moi en tous cas). Cécilia est noire.
On a eu la chance de partir avec un ciel blanc comme chien de faïence, et une fois en Ligurie le plein soleil ne nous a pas quitté. Les photos envoyées en témoignent. Un super séjour, même si les Cinque Terre elles-mêmes ne nécessitent pas cinq jours enclavés dans des villages où la folie touristique tourne à l’hystérie. Nous avons consacré le premier jour à Vernazza, puis dans l’ordre descendant vers La Spezia où on était logé, Manarolo et Riomaggiore au moment du crépuscule que tu as pu voir. Le lendemain, ce fut Pise pour la journée entière, puis pour finir avec Cinque Terre, Corniglia un jour entier dans ce village perché où les visiteurs étaient plus dispersés, l’endroit ayant gardé plus d’authenticité avec de petites épiceries, de vrais bars et de minuscules terrasses tout en haut de falaises abruptes, la végétation sur les chemins environnant d’une grande beauté. La surprise c’est la visite au village et à la baie des poètes à Porto Venere et sa grotte de Byron, sa citadelle et sa chapelle au pied de l’eau. On a gardé une matinée de dimanche pour improviser un peu à Gênes.
Les autoroutes italiennes sont toujours infernalement ralenties par des travaux.
Voilà, tu sais à peu près tout, sinon un récit suivra d’ici la fin du mois. Récit probablement court. Italo Calvino écrivant sur la Ligurie a laissé un petit opuscule de quelques cinquante pages… Je n’irai pas jusque-là.
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14 Mai
Les juges ont eu la peau de la Monarchie, ils auront celle de la République.
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Le Président M se félicite de la création de dix mille emplois en France. Il s’agit de la société Mc Cain. Tout un symbole : on a même besoin de sociétés américaines ou canadiennes pour faire des frites (qui transitent par la Belgique pour le calibrage –on ne nous fait pas complètement confiance). La France ne fait que prêter ses bras et sa main d’œuvre.
En désindustrialisant il y a peu encore, on faisait du profit en délocalisant au Indes ou au Brésil nos chaînes d’assemblage pour raison de coût du travail. Créant ainsi du travail à l’étranger. Nous sommes devenus aussi et maintenant un pays de sous-traitance même pour tailler des pommes de terre.
Et le Président M se félicite de ce qu’il appelle la réindustrialisation du pays.
Le Président M a beaucoup investi dans « Choose France ». Symptôme encore. C’est presque une requête dans la langue qui donne les clés de la réussite.
La France attire les investisseurs (ce qu’on appelle la France « attractive »). Ce qu’on ne dit pas, c’est qu’elle détient moins d’investissement sur les marchés extérieurs qu’elle n’est détenue si on peut dire par des capitaux étrangers.
Et on appelle « attractif » ce qui n’est qu’un déficit récurrent de balance commerciale.
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Nous n’avons plus d’industries depuis déjà plus de trente ans. Nous avons choisi les services , les structures d’accueil touristiques et la semaine de trente-cinq heures. Et avons opté pour la seule consommation. (En mille neuf cent trente-six déjà, on partait en congé payé et l’Allemagne s’armait lourdement). Aujourd’hui notre industrie est nue pendant que l’Allemagne accompagnera et amortira, dans les défis de demain, l’économie des deux géants américains et chinois. Il ne nous restera plus, comme les grecs, qu’à vendre des souvenirs de notre riche passé culturel. Des Tour Eiffel avec la neige qui tombe quand on la met la tête en bas.
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16 Mai
Bernard :
J’ai vu le dernier Godard : Film annonce du film qui n’existera jamais : Drôles de Guerres , je peux mourir en paix.
J’ai par ailleurs calculé la date de ma mort. Je sais, ça peut paraître étrange, voire, mais j’ai des données précises pour faire ce calcul. Ce sera le 4 mars 2029, j’ai encore un peu de temps.
A Bernard :
Je ne sais si j’aimerais savoir la date de ma mort. J’espère que tu prépares le parachute. Qu’il n’y a pas de trous dans les tissus…Et puis, tu es trop scientifique, la mort comme la vie peut surprendre. Aussi, comme tu dis savoir, je pense qu’il va y avoir jalousie entre les deux mouvements et que chacune voulant montrer sa puissance à l’autre, soit l’une d’elle anticipera la chose, soit elles débattront tellement vexées que la date ait fuitée, que celle-ci sera ajournée et remise à plus tard. Fais-moi confiance.
Et puis la fratrie ne partira pas toute au mois de mars. La mort a bien plus d’imagination !
En tous cas il faudrait que je remette en scène Lucas Trévise. Lui faire traverser l’épreuve de savoir la date de sa condamnation. Il nous en apprendrait. Le pauvre, je me demande où il en est en ce moment. Si le big bang n’existait pas, tu te rends compte, il l’aurait mauvaise. Taper sur le mur de Planck et rebondir, voilà ce qu’il lui reste. C’est comme taper à une porte qui ne répond pas.
Bref, je ne sais ma date de départ. J’espère que ce sera comme pour l’armée, et qu’ils m’ont oublié !!!
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17 Mai
METTRE UN PEUPLE EN MINORITE SUR SA PROPRE TERRE ? C’EST SELON
La Nouvelle-Calédonie est à feu et à sang. J’ai tout de même bien ri devant les contradictions de la gauche française qui s’inquiète et dénonce de voir ce territoire lointain devenir majoritairement « blanc » sur une terre ancestralement kanak. En poussant un peu (mais je crois que l’expression a même été prononcé par certains), il y a un risque de « grand remplacement » dans cette île du bout du monde. Expression honnie lorsqu’il s’agit, comme Renaud Camus l’annonce depuis longtemps, de voir, dans un délai d’une génération, la population de culture, de religion et de mœurs françaises minoritaire sur son propre sol métropolitain.
Pour la gauche, ce qui est vérité dans le Pacifique n’est plus vérité en métropole.
D’autant que leur émoi s’accompagne de la revendication des racines îliennes des kanaks. Mais il ne leur vient pas à l’esprit de penser que les Français métropolitains pourrait de même faire valoir quelques racines ancestrales, des us et coutumes remontant à notre bon vieux fond Astérix ?
Leur paradoxe mènerait, si on a bien compris, au droit du sol en métropole et au droit du sang dans le Pacifique.
La gauche n’a peur de rien.
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18 mai
A Bernard :
Je ne suis pas mort. Et je n’ai rien compris aux calculs que tu fais. Peut-être qu’en récitant Pi en chapelet, en moulin à prière, mantra, on va m’absoudre et échapper au mal. Tu me fais penser à celui qui veux manger de l’arbre de la connaissance. Dans le cas présent, il faudra faire vite.
…
Je pensais justement ce matin à ce que je faisais. A cette poésie qui coule toujours. Je ne suis plus capable de savoir si c’est à conserver ou à jeter ; je suis plus que jamais dans l’incertitude. La vie à plus de 70 ans n’étant renouvelée, les énergies et les chocs émotionnelles plus ténus et intériorisés, le verbe a peut-être moins d’impact qu’avant. Comme disait Rameau à la fin de sa vie » maintenant j’ai plus de talent mais moins de génie « .
Le concernant, c’est à voir…
C’est vrai il n’y a pas de titre dans poésie ces deux derniers mois. Peut-être vaudrait-il mieux aussi de ne plus mettre les dates des jours où ont été fait les poèmes. Je suis le seul, à ma connaissance qu’on pourra retrouver les yeux fermés, sachant ce qu’il a y eu d’écrit le lundi, puis le mercredi etc. Est-ce important ?
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A Bernard :
Oui, ton côté « en même temps »… Mais tu as aussi un côté « à quoi bon » et un autre « rien ne change », tout avance et tout a toujours été ainsi.
N’est-ce pas ?
Je me suis décidé à acheter le Dumas : « Création et rédemption ». Drôle de titre. Presqu’un titre d’essai littéraire. Pour l’instant je le défie du regard : 1000 pages. Danton est dans le casting.
Et puis je me retrouve avec deux petits Jankélévitch (denses tout de même) : « la présence lointaine » (essai sur Albéniz, Séverac et Mompou), et « la Musique et l’ineffable » (parmi les thèmes aimés de l’auteur avec le « je ne sais quoi et le presque rien », le silence et l’éphémère). Ça me rappellera mes études de philo. Je m’étais colleté « la Mort « pour le plaisir (ce n’était pas au programme), mais c’était après le décès de mon père.
Il a écrit un Debussy, sur son géotropisme. Vieilli. Mais un philosophe qui parle autant de musique ça a son mérite.
J’achève le Malaparte sur Lénine. Un grand styliste (Malaparte, pas Vladimir Illich, quoique …).
Sur le guéridon sont passés exactement 21 livres depuis janvier : 21 lus !
Ce matin chez les bouquinistes, je fais deux pas vers le premier étalage, et j’aperçois, comme les voiles d’un navire hissées hautes, un volume sur Utrillo de chez Hachette/Fabbri (collection qu’on trouvait dans les kiosques à journaux dans les années 70). Il m’attendait. Trouver des Utrillo (monographies, essais,) ça relève de l’enquête policière. C’est presque un sport d’endurance. Il n’y a rien. C’est là aussi peut-être une question de poésie ? …
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25 Mai
A Bernard :
La maison des enfants avance. Il faut dire qu’avec les pluies, c’est toujours autant de retard pris. Il faut dégager les zones inondées, extraire des masses plus lourdes etc. Tu as vu comme Y. prend sa future maison à cœur ! Il faut dire qu’il aime bien tout ce qu’il découvre physiquement et qu’il pige vite les bons gestes.
Je suis dans la rédaction du récit qui me prend peu de temps le matin. Je ne me suis pas angoissé comme pour Naples ou Edinbra. Je pense qu’il n’y aura que peu de retard.
Je finis les Holocaustes de Kepel (géopolitologue essentiel pour comprendre le monde arabe) et lis le dernier Onfray. Nouveau Journal hédoniste qui semble un fond de tiroir de thèmes épars déjà entrevus ailleurs. Mais un bon rappel quand même. Sinon bientôt le V13 d’Emmanuel Carrère sur le procès du bataclan. On n’a pas trop le temps de lire les après-midis avec le soleil vraiment revenu.
Je suis content que tu apparaisses en Juin. Même une seule fois. Et puis une deuxième, si tu n’es pas trop sollicité, fera l’affaire.
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29 Mai
A Bernard :
Je termine ce matin le récit italien. Il est bien court comparé aux précédents. Mais j’ai le sentiment que nous avons plutôt traversé la Ligurie et Pise sans avoir approfondi… Un séjour éclair, mais la lecture rendra assez le vécu de ce début Mai. On n’a toujours pas de projet arrêté pour l’été. Cécilia a un marché d’offres d’emploi pour 70 salariés supplémentaires. Ça ne se règle pas facilement.
J’ai pas mal de lecture en train, mais n’est pas réussi à trouver sur les présentoirs d’aucune librairie le fameux « Transmania ». J’ai dû mal chercher.
Peut-être les éditeurs sont-ils les mêmes que ceux que j’ai contactés. Mais quelque chose me dit que c’est surement autre chose.
…
Donc, à partir du 7, je t’attends de pied ferme.
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PRIORITE DES PRIORITES
En effet, « Transmania » l’ouvrage de Dora Moutot et Dominique Stern reste introuvable, comme au bon vieux temps de la censure. Du moins les librairies font semblant de ne pas connaître l’existence de l’ouvrage. La caste des grands médias ayant jeté un voile d’opprobre définitif et indigné. La première autrice nommée ayant pourtant longtemps été une féministe active. Courageusement et peut-être naïvement jusqu’au jour où 2 + 2 = 5 lui sembla douteux.
La théorie du genre en 2019 ne se répandait pas encore ouvertement. Pourtant déjà, Vincent Peillon préconisait que la théorie en question devenait prioritaire dès l’école primaire (!), de même que la lutte contre l’homophobie (l’une allant avec l’autre) – prioritaire à l’école, pas moins –
Depuis la théorie en question est sortie des marges, et s’est installée dans les universités et dans le droit « des valeurs actuelles de la république » comme un état de fait dans la pensée du Bien orwellien (du Ministère de la Vérité).
Il faut savoir que les soins dentaires et les lunettes d’un citoyen lambda sont pris en charge en traînant largement les pieds (la contribution d’un assuré social peut monter autour de mille euros de sa poche) alors que les opérations transgenres sont remboursées intégralement par la Sécurité sociale. C’est dire la force idéologique de ces minorités militantes.
Coût moyen en début d’une « transformation » avant suivi sur le long de l’évolution (!) : 150 000 euros (notifié par le Planning Familial et la Cour des Comptes). Les candidat(e)s progressistes sont de plus en plus nombreux(ses)…
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Le véritable tournant de la gauche s’est produit le jour justement où elle a abandonné le citoyen à payer ses lunettes et ses soins dentaires. Le progressisme social des socialistes sociaux-démocrates s’est arrêté en chemin sans regret et sans remord (Terra Nova).
Pour une Europe libre échangiste et de progrès sociétal (« L’Europe , l’Europe, l’Europe » de Mitterrand) comme capitaine donnant ordre brutal de changement de cap.
L’urgence et la justice sociale la plus évidente, les avancées de la protection et les caisses de la sécurité sociale etc. ne se préoccupant plus du citoyen trahi dans ses espoirs, mais de l’ homme universel minoritaire , les classes moyennes, les employés, les agriculteurs et de plus en plus de jeunes inquiets de leur avenir, les nouveaux déclassés donc, ont choisi depuis longtemps de voter ailleurs après le tournant « mitterrandien ».
…
La gauche et ses élites n’ont plus donc d’autre souci que de soutenir un électorat nouveau composé d’une infinité de nouveaux damnés de la terre (un prolétariat neuf et universel incarné en LGBTQ+++, racisés, migrants de plus en plus grossissants, communautarismes etc. avec la litanie des bobos compagnons de toutes les causes sensibles), qui, dans leur comptabilité aléatoire à voie étroite, devraient rendre à nouveaux des lendemains chantant.
L’Union européenne est la poursuite de l’URSS par d’autres moyens.
La schizophrénie de LFI se repait à chaque cadavre de Gaza. C’est son carburant pour la prochaine élection européenne. Ils ont eu indignation et lever furieux du drapeau palestinien à l’Assemblée et ont dansé ce 29 Mai en nocturne, 77 quai de Valmy.
Sur de la musique arabe dont ils singeaient la lascivité orientale. Que ne ferait-on pour de nouveaux électeurs ?
La danse du ventre.
Des députés ont pénétré en keffieh à l’Assemblée. Les écharpes tricolores ne leur servant plus que d’immunité dans les cortèges de la colère.
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1 Juin
« la paix est la tranquillité de l’ordre » Thomas d’Aquin
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a Bernard :
Bravo pour le puzzle. Je me demande combien d’énergie se love dans tant de patience. Ce qui n’empêche chez toi une frénésie de spectacles, d’expositions et de participation au tourbillon parisien. Sais-tu que Grock fut un des plus grands clowns musiciens ? John Cage est petit à côté.
Je viens d’envoyer dans la box le mois de Mai et le carnet en cours.
C’est décidé en Juillet ce sera l’Alsace. L’appart-hôtel est déjà réservé. J’avais prévu la Bretagne, mais elle est si grande. Même le Michelin la divise en Bretagne nord et Bretagne sud. Les îles, à elles seules, pourraient être l’objet d’un séjour complet. Belle Isle, Bréhat et Ouessant. Les calvaires et Dinan. Et tant d’autres choses. Et nous n’avons que 10 jours.
J’ai le projet de refaire Monet (pas que Giverny). D’aller me poster devant la façade de la cathédrale de Rouen et de déclencher aux heures correspondant aux différents moment de la série (6 ?). Ce sera donc pour une prochaine fois. Je crois que c’est un magasin qui lui fait face. Avec un étage… Si j’habitais Ville d’Avray j’aurais déjà fait plusieurs tentatives. Essaie de te mettre bien avec le magasin…
Donc l’Alsace avec une excursion vers Baden-Baden (maison de Boulez -il n’y aura pas- foule-) et Heidelberg, où il y en aura. Et traverser la Forêt-Noire…
Je pars fêter mon anniversaire au supermarché. Les enfants seront là ce soir.
a bientôt.
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Grande fête ce soir avec les enfants. Gâteaux, petits plats dans les grands, et puis surtout les photos de Y et L avec le patriarche que je suis devenu. Je reste assis maintenant lorsque les autres se lèvent. On reste jusqu’à la nuit bien tombée. Les enfants dorment chez nous.
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J’ai commencé cet étrange et bien documenté livre sur les trans, me demandant en quoi la censure a bien pu se mettre en émoi. Tout est taillé dans le réel, les témoignages, les analyses et les statistiques. Courageusement et sans fausse pruderie. Présentant également bien des contradictions internes à ce genre de situation (identitaire, sociale, économique).
L’affirmation, peut-être, « qu’un homme reste un homme et une femme une femme » semble- t- elle insupportable ? « Qu’une femme à pénis n’est pas une femme » ?
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Le cœur de l’enquête se résume ainsi : la réalité biologique est niée par l’idéologie transgenriste. Le sexe est supplanté, avec un arsenal juridique qui lui sert de cuirasse de plus en plus étanche, par l’identité de genre. a la carte. LGBT : CQFD…
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Préparant l’indistinction que sera le transhumanisme qui n’aura plus besoin de sexe et moins encore d’hommes et de femmes comme sexes radicalement différents, mais des humains programmés et robotisés par greffons successifs de souche bio et duplicables. Immortels après leur décès biologique. C’est la raison pour laquelle ce qui ne devrait être qu’un phénomène ne touchant que des individus minoritaires souffrant de dysphorie de genre, intéressent les grandes fortunes et les associations qui se déclinent massivement et idéologiquement en faveur de cette cause, et dépensent annuellement des milliards.
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Donc, à l’avenir, si un barbu me demande de me lever dans le tram parce qu’il dit être enceint, je n’aurais plus comme recours que de lui répondre que moi je suis sur le point d’accoucher.
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2 Juin
Belle matinée. Je vois Gilles Kepel au Festival du Livre. Je lui tends l’« Enfant de Bohême » où il retrace son enfance et celle de son père. Je le lui fais dédicacer. Puis nous parlons de musique tchèque, de Martinu qu’il semble aimer comme je l’ai toujours aimé, du passage de celui-ci à Nice chez les sœurs Tissier au Mont Boron depuis lequel il disait avoir vu les plus beaux couchers de soleil.
Le visage de Kepel est celui qui a servi de même à façonner dans le même moule le visage de Kundera, celui de Janacek, tant il serait impossible que tous ceux-là ne fussent bâtis dans cette hérédité des rivières, des forêts de Bohème et de ses sangliers farouches. Dans la dédicace il dit « … à Louis le slavophile et lecteur attentif du « bohémien » … »
Il me dit aussi que son grand-père Rodolphe fut le premier traducteur d’Apollinaire en langue tchèque et qu’il contribua à l’avènement de la première identité politique de la Nation tchèque avec le concours de la France. Mais tout le détail de cela je le lirai bientôt.
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6 Juin
Du temps de la guerre froide certains disaient « mieux rouges que morts ». Mais depuis quatre-vingt ans, on murmure doucement et fièrement « mieux américains que vaincus ». Et toutes ces pompes sur Omaha Beach, aujourd’hui, pour ça.
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La colocation c’est un peu comme du temps de l’URSS, le partage camarade de la cuisine, des parties communes et des moments « à chacun son tour ». C’est l’involution économique de la France de maintenant.
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9 Juin
Election européenne : la droite nationale fait un score historique. Le président M décide de dissoudre l’Assemblée nationale.
C’est le début de tractations, d’alliances et de mésalliances. Les centres droits et les centres gauche s’effondrant. Restent face à face les extrêmes de l’hémicycle : la gauche islamo-gauchiste (et ses alliés contre-nature) et la droite nationale.
Depuis trois ans la France est ingouvernable.
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10 Juin
Déjeuner avec Bernard au Panama, Place Garibaldi. Pour le rosé des garrigues et un magnifique Saint Joseph sous le regard enjoué des serveuses.
Jusqu’à ce que le soleil décline bien après-midi. On a eu le temps de refaire le monde. Les mimosas roses sont en pleines floraison.
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13 Juin
Déjeuner avec Bernard au Panama. Sous les mimosas roses plus beaux encore que tous les paysages de Panama. Le rosé corse à la santé de Françoise Hardy décédée la veille.
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15 Juin
Si la Droite Nationale venait à gagner les législatives anticipées, c’est au prochain 14 Juillet, une possibilité de représailles sanglantes et une première idée de ce que serait l’amorce d’une nouvelle révolution française. Révolution (appelée par euphémisme sixième république) aux mains du Nouveau Front Populaire.
…
Et demain, devant les poussées de la Droite Nationale, la finance de Davos, pourrait demander le remboursement de la dette française (mille milliards dus au seul M ! en sept ans) dans des délais insupportables. Déjà à l’annonce des résultats de dimanche, les valeurs françaises spéculées perdaient vingt-cinq pour cent. La Banque de France pourrait se trouver devant une impossibilité de paiement.
C’est une des possibilités et une des exigences vengeresses devant des résultats défavorables au vent mondialiste.
Le peuple vote décidemment mal. Que faire disait Vladimir Illich ?
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18 Juin
a Bernard :
J’espère que tu es bien rentré. A moins d’avoir musardé plus longtemps que prévu.
Et je vois bien que ton dernier courrier date du mois de Mai !
Le temps s’est enfin mis au beau. Comme sous les mimosas du « Panama ». Mais ma fille et Y. ont aussi des allergies et ça arrive en général quand la chaleur se mêle aux senteurs fortes.
Je reçois un courrier de Monique Ariello, un faire-part de son expo estivale » dans les bois et jardins disparus« . Le titre est beau et un détail d’une de ses gravures montrent des biches sur fond vert tout à fait dans le style de Lascaux, mais avec le temps qui aurait pensé la chose entre-temps. D’une belle spontanéité tout de même. Avec la discrétion propre à cette artiste.
Je finis à regret, tant sa vie est passionnante, l »Enfant de bohême » de Kepel, dont je t’entretiendrai plus tard à propos de cette période (entre autres), entre Belle Epoque et Années Folles.
Le mois en est à son mitan et si j’ai bien compris tu auras du Deydier à lire, accumulé d’ici peu.
Je souhaite de tes prochaines nouvelles en espérant que tout va bien.
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19 Juin
a Bernard :
Le carnet est donc à jour et « peintures noires » réparé. Bravo. D’autant que de toutes les peintures, ce sont celles que je préfère avec Bosch, Josquin et Maroc. (Et aussi la petite renarde).
J’aurais aimé par contre que tous les titres (successivement cinque terre, Pise, cinque terre, Porto Venere et Genova) soient inscrit dans les mêmes caractères de bleu et de taille que ceux de tous les voyages à des fins de lisibilités.
Gênes, comme tu as pu voir n’a été qu’effleurée le temps d’une petite matinée. La ville étant à 200 km, elle mériterait un week-end, tranquillement. Nous avons dû rentrer dans l’après-midi pour des raisons logistiques.
Altagracia nous a eu à la bonne. C’est une Dominicaine de 40, 45 ans qui vit à La Spezia depuis quelques années pour élever sa fille. On a pu échanger avec elle comme des équilibristes entre deux tables à servir. Charmante vraiment. J’ai toujours un faible pour les serveuses charmantes, même avec des allergies. Et puis sais-tu que le lapin était à 10 euros. A Nice, pour le prix, tu as une socca pour 2. Voilà qui complètera la perspective non écrite de mon récit.
J’achève la bio de Gilles Kepel. Un récit écrit à la seconde personne du singulier (il s’adresse à son père) qui suit au travers de centaines de lettres le destin de son aïeul depuis son arrivée en France à la Belle Epoque. Pas une fois il ne parle de son ascension personnelle et des raisons qui font de lui un géo politologue du Moyen Orient de renom. L’impression qui en ressort est cette fascination que la France exerçait au début du XX°. L’auteur est conscient que les deux guerres ont changé la perspective. Aujourd’hui on n’attire plus l’aristocratie intellectuelle mais les demandeurs d’asiles. (Ce n’est pas Kepel qui souligne…). Ce qui a changé aussi c’est cet amour qu’avaient ces nouveaux venus pour la culture qui passait par l’apprentissage parfait de la langue. On suit tout le long du récit comment tous les protagonistes historiques du lignage de l’auteur parlaient un français qui se voulait fondu dans celui des français eux-mêmes. C’était évidemment possible avec des peuples européens et de culture voisine. Aujourd’hui on a lamentablement échoué sur un terrain que les nouveaux venus (d’horizons et de cultures différents) refusent de pratiquer.
J’ai donc lu cette bio comme on lit un témoignage du temps de Proust finissant après Mai 68. Passionnant. Et il est dédicacé. Je vais donc le ranger soigneusement. Les renseignements sur la création de la Tchécoslovaquie politique contemporaine menée de concert avec la diplomatie française donnent une perspective de l’influence de celle-ci en ces temps-là. La déception fut grande après 1945. Vécue par les tchèques comme une faiblesse, une trahison et une fatalité. Mais les Kepel sont restés… A la Foire du Livre, l’auteur est vraiment charmant. Mais on n’a guère eu que quelques minutes pour échanger.
« Transmania » est un livre tout à fait honnête et ce que j’en dis dans la livraison de Mai n’est que le reflet de l’enquête menée par les 2 protagonistes. J’y apprends que la « transformation » menée à ses plus extrêmes peut être remboursée intégralement (par graduation d’opération). Evidemment certains n’allant pas jusqu’à l’ablation du pénis. C’est un peu un manège à la carte. Mais intransigeamment remboursé. Les hommes de loi y tiennent. Le Planning Familial aussi.
Pour les dents et les lunettes on attendra. Après tout pour les dents et les yeux, il n’y a pas trauma…
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« Ils attendaient Jupiter on a eu Néron ». Une vérité amère prononcée par un déçu, anciennement vivement enthousiaste.
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Mes lectures me portent vers « L’Histoire de la V° République » de Franz-Olivier Giesbert. Ce n’est plus Peyrefitte, c’en est peut-être le complément.
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20 Juin
a Bernard :
C’est pour demain. Y. nous accompagne. Depuis le temps que je lui raconte l’histoire et la légende de Bugatti, père et fils.
J’avais visité le musée de l’auto à Mulhouse, (toi qui est un pro des expos, il est à portée de fusil !) … Des merveilles que les frères Schlumpf avaient accumulées, parfois dans des conditions discutables qu’ils en avaient poussé au scandale dans les années 70/80. Et aujourd’hui ce musée est le plus extraordinaire au monde. Des centaines de modèles d’exception. Il y a même plusieurs exemplaires de la Bugatti Royale, commande du roi Karol de Roumanie, qui voyant le chef d’œuvre achevé renonça à l’adopter officiellement tant elle lui paraissait intimidante et belle. C’est une sorte de carrosse contemporain, bien plus original que les britanniques tirés par des chevaux. Les dimensions étant aussi superlatives (6 ou 7 mètres d’envergure). Bref, j’en est un exemplaire à l’échelle 1/43…
Ettore Bugatti en a fait sortir 7 de ses usines. Aux E.U, dans un bled, la légende dit qu’une huitième a été retrouvée. Réellement. Donc huit… J’endormais Y. il y a quelques années en faisant des variantes sur le thème.
Donc samedi il va voir son papy au volant d’une grosse cylindrée (500 cv, de 0 à cent en 4 secondes départ arrêté). Je n’irais pas à ces extrémités, je n’en aurais pas la possibilité, ni la capacité, bien sûr. On en reparlera bientôt.
J’avais fait laver la voiture. Le sable du Sahara est retombé sur la ville. Le ciel est jaune.
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14 heures
Il faut bien séparer Valadon de son fils Utrillo. Celui-ci n’est pas QUE Montmartrois. Ce qui le relèguerais péjorativement au rang de rapin. Je le considère autant que Van Gogh. Je sais, ça ne se fait pas. Il n’empêche que c’est un des plus grands poètes de la peinture. La poésie, qui, comme tu sais, ne s’explique pas.
Kepel n’écrit pas sur l’immigration ! C’est un spécialiste de la géo politique du Moyen Orient. Il l’est d’autant plus que contrairement à d’autres il parle l’arabe et plusieurs dialectes. Il a enseigné à Sciences Po et dans la plupart des institutions. Une référence dans le domaine.
N’empêche que sa bio (je devrais dire la bio de son grand-père traducteur entre autres d’Apollinaire) est écrite comme on pouvait le faire au début du siècle dernier. Sépia et teintes délavées. Volontairement.
Kadaré ? Si j’ai bien compris l’allégorie des cadavres, il serait aussi absurde de compter les morts de quelque côté que ce soit, qu’on ferait mieux de s’occuper des vivants quel que soit l’uniforme et la position géographique sur cette terre. C’est un peu la position des sans frontières.
300 à l’heure, j’aimerais bien. Mais bien peu probable. Et puis en 10 minutes je n’aurais le temps de faire que deux ou trois tours. On aura un récit qui sera aussi rapide que le vent.
a ce propos je pense que les russes nous envoient des nuages de sables bien opaques. On ne voit pratiquement pas les baous depuis ma fenêtre. Les voitures semblent venir directement de Paris Dakar.
Les pouvoirs publics sur l’autoroute indiquent « ralentir, pollution », ce qui renforcera la conviction des écolos, mais je pense que ces nuages viennent soit du Sahara, soit sont produit en représailles de déclarations intempestives de M.
Tu peux faire suivre mon intuition.
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22 Juin
A Bernard :
Tu as encore la force d’aller aux « fêtes de la musique » ?! Je suppose que c’est en tant que témoin. Les dernières fois que j’ai souvenir de ces nuits débranchées, c’était au début de ma fréquentation de la Dégus. Mes nouvelles connaissances étaient déjà au moins d’une génération après moi. C’était plutôt la nuit des décibels. Des évènements souvent organisés et encadrés par la mairie, et tous les cinquante mètres, des podiums et encore des décibels. Avec le festival du jazz, les riverains ont résolu le problème, ils ont fait délocaliser la chose depuis Cimiez à la Place Masséna. Pour ces 21 juin nocturnes le cancer est généralisé. Bref, j’ai la chance d’habiter loin.
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Alors, hier ce n’était pas une quelconque Lotus, mais la plus belles des Aston Martin que j’ai pu piloter. Le circuit est au sud du village varois du Luc, sur une plaine totalement ouverte entre le massif des Maures et le Haut Var. On était des centaines à profiter de cette aubaine, mais l’organisation est telle qu’il n’y eut aucune bousculade, chacun ayant choisi l’heure et la voiture. On nous appelait à l’heure en question devant tous les autres qui attendaient casque sur la tête. La surprise vint des filles en très grand nombre. Puis des jeunes évidemment, et des moins jeunes qui l’avait été…
Il y avait des Ferrari, des Lamborghini Gallardo, des Mustangs, Corvette, Alpine et cette Aston Vantage, grise métallisée, la plus belle de la gamme.
Pas de levier de vitesse ni d’embrayage, mais comme sur les F1, des palettes au volant pour les changements de régime. La position est très basse dans l’habitacle. Après un premier tour de mémorisation, on est lancé… 230 dans la ligne droite avant le terrible freinage, point de corde puis ré accélération, etc. Comme dans un fauteuil. A l’intérieur on entend un vrombissement sourd qui laisse penser que ça peut monter plus dans les aigus. Magnifique. Les dix minutes passent très vite. Céci m’a dit qu’à mes passages lancés la voiture faisait un bruit d’enfer à peine perceptible à l’intérieur. On aura la vidéo mercredi. Puis un diplôme sur papier glacé, comme pour les enfants.
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Comme c’était hier une journée très contrastée, nous étions le matin à l’abbaye du Thoronet à l’acoustique unique et au cadre des plus dépouillé qui soit. Cela faisait bien vingt ans qu’on y était allé.
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Et ce matin nous avons eu droit à l’expérience unique de cette révélation à chaque fois renouvelée de ce mystère acoustique d’une voix solitaire et libre lançant dans la nudité des pierres des sons psalmodiés rendant leurs harmoniques riches et infinies comme un secret de pierre qui mettrait en vibrations la perfection spirituelle et participative de cette pierre jointe à la prière des humains.
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Juliana dans une réponse de courrier : « … cette belle femme réveillant les voix endormies dans la pierre… »
Sublime Thoronet.
Dans la plus belle des journées de fleurs jaunes et d’arbres foisonnant au soleil.
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24 Juin
A Bernard :
Je ne décris pas trop les sensations parce que ça va très vite. Dix minutes dans l’habitacle du véhicule, autant dire le temps d’échapper à toute réflexion raisonnable. Sinon qu’une fois embarqué au volant, on n’entend que la voix du moniteur, le feulement progressif du V8, et puis l’émergence comme des soldats vigilants et des repères indispensables, les plots sur le bord de la piste correspondant aux zone de freinage, aux points de corde, à l’élargissement vers l’extérieur pour ne pas perdre la bonne trajectoire, la ré accélération dès la sortie du virage jusqu’à la prochaine zone de freinage etc. Pas de paysages, une dominante jaune estivale quasi abstraite, que des trajectoires, de la géométrie, des vibreurs rouges et blancs, parfois un véhicule au loin et toujours la sensibilité du moteur qui traduit les différents degrés de sollicitation. L’expérience la plus forte est l’entrée dans la ligne droite principale où le moniteur demande d’y aller à fond. Là, le champ de vision semble soudain rétrécir progressivement et surprise, la ligne qui paraissait très longue durant le tour de repérage a mangé l’espace, l’a annulé pour un énorme freinage qui arrive. Entre temps la vitesse s’est affiché à 230, l’espace d’un instant avant que j’active la palette à main gauche, (correspondant à une décélération de levier de vitesse) et de voir le virage à droite qu’il va falloir négocier.
Ces vitesses manuelles au volant sont une merveille. Je ne comprends pas pourquoi on ne les adopte pas sur les voitures de série. On a l’impression de faire corps avec tout à la fois le volant et la volonté du moteur dans les montées ou descente de régime. Et le tout sans faire de gestes inutiles.
On a tout le temps ce sentiment que le véhicule est super discipliné, qu’il se pliera à la moindre sollicitation, (et le frein sur lequel peser comme sur la tête de son meilleur ennemi -et sans remord) avec toujours le son qui dégage une noble sérénité rassurante.
Je comprends mieux (je ne sais plus qui) qui disait que le rock n’était que la transposition inconsciente chez l’adepte, de ce sentiment de puissance placide que dégageait l’électrification des guitares à l’instar des moteurs vrombissant, donnant par là-même cette ivresse de puissance mécanique.
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LE POUVOIR DES FEMMES A VENIR
Les collectifs féministes ne savent plus où donner de la pancarte. Le premier tour des législatives est pour dimanche prochain. Elles battent le pavé, elles affichent le plus ostensiblement leur adhérence au Nouveau Front Populaire.
Il faut dire qu’il y avait matière à dénoncer ces insupportables supplices infligées à cette enfant de douze ans, violée, torturée et rackettée par des enfants à peine plus âgés qu’elle, pour la simple raison qu’elle était juive. Et qu’ils se sentaient des droits sur certaines « choses ».
Ces collectifs n’en avaient cure ce dimanche de beau soleil sur Paris.
Comme ils n’ont que faire de l’excision rituelle pratiquée sur les jeunes femmes sur notre territoire, des mariages forcés, du viol symbolique de soumission de la femme, de la contrainte de celle-ci à la volonté toute puissante de leur mari du fait même qu’elle ne pèserait aux yeux du Coran que la moitié d’un homme, du voile de plus en plus visible pour leurs yeux qui ne veulent plus voir l’affichage de plus en plus envahissant de ces femmes enchiffonnées de domestication.
Non, nos troupeaux de femmes « libérées » militent contre le patriarcat occidental en général et contre le mâle blanc de plus de cinquante ans en particulier.
Il n’y a, en effet, pas de mal à être courageuses…
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25 Juin
a Bernard :
C’est drôle, je n’ai aucune espèce d’idée sur l’impact ou l’impression que peuvent laisser certains poèmes par rapport à d’autres. C’est toi qui en dresse le relief ou plutôt qui en révèle certains plutôt que d’autres. Il me semble que beaucoup ne perdent pas leur sens immédiat, d’autres rendent un peu plus d’obscurité. S’AFFALA FOLIE comprend tous les textes qui suivent et pas seulement le tout premier de la série. Celui dont tu cites certains mots clé est assez auto biographique. J’ai vu, en effet, lors d’un séjour en Corse (au Cap), quantité de mausolées funéraires qui laissent à penser que des familles nobles et anciennes y vivaient depuis très longtemps, et les « génois » en question dans le poème font référence à cette dernière étape à Cinque Terre et tout autant aux tours d’observation en ruines qui jalonnent les côtes tout le long du Cap. Le texte se termine par la réminiscence de mon nom gravée ainsi que celui d’une mystérieuse amoureuse sur l’écorce d’une souche d’arbre dans un lieu perdu de ce cap. Je ne sais si, en le relisant (le premier poème) cela apporte une lumière différente.
C’est la première fois (la dernière certainement) que je donne quelques clés de compréhension (?) d’un de mes poèmes. Il se suffisent à eux-mêmes. J’allais dire « ils se doivent » suffisamment à eux-mêmes.
On n’arrive pas à stabiliser la météo de ce début d’été. J’ai eu de la chance d’avoir eu cette journée bénie du Thoronet et du circuit du var. Le Var est si beau sous le soleil.
Je dois m’atteler à ces NUAGES RIVAGES (malerei) avant de partir en Alsace. Il y en a beaucoup. Je vais commencer, du moins avant le départ.
Une question que je me pose souvent : lorsque tu publies le carnet, en relisant, lis-tu de nouveau les courriers que nous échangeons et dont je consigne mes observations dans ledit carnet !? C’est important parce que parfois je change certaines phrases, j’ajoute certaines nuances.
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Le réel serait « fasciste » …
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Luigi Nono disait du « Martyre de Saint Sébastien » que c’était la musique absolue.
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Lorsque quelqu’un décline le prénom de Sébastien, je ne peux m’empêcher de voir en la personne, une flèche en lui, un corps transpercé.
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27 Juin
Eric Ciotti a osé ce que la chiraquie n’a jamais osé en quarante ans. Au grand dam des barons de ce parti qui n’en finit plus de mourir.
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Lorsque nous sommes allés à Rabat en 22, je n’avais pas eu immédiatement conscience que j’allais avoir soixante-dix ans et que mon père en aurait eu cent. Y-a-t-il un hasard à ces éboulis temporels ?
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28 Juin
a Bernard :
Ce samedi, invitation à l’anniversaire (60) d’une copine de Céci dans sa campagne du Var. Il y aura une centaine d’invités. C’est une ancienne hôtesse de l’air qui a épousé un gars qui faisait le tour du monde, d’aventures et de navigations. Ils se sont fixés sur une terre rouge du Var, et élèvent des chèvres. Je déteste le lieu. Je resterai donc ce week-end à la maison.
Le dernier numéro de Front Populaire (celui d’Onfray) parle de civilisation et de gastronomie.
Question expo : Berthe Morisot au Musée Chéret.
On sera absent du 16 juillet au 26. Alsace, Allemagne, Forêt Noire.
Peut-être rencontreras-tu la musique de Penderecki ?
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29 Juin
a Bernard :
Alors non, tu auras mal compris, ce samedi je n’irai pas dans le Var. J’aime bien Charlotte, je lui ferai la bise de loin, mais je déteste aller dans leur ferme. Ça sent le purin, la bassecour et toutes sortes d’odeur que je détestais déjà dans la ferme Paul Deydier à Ain El Aouda. En plus leur terre est rouge de bauxite et on revient toujours maculé quel que soit le soin pris pour ne pas s’enfoncer dans la gadoue. De plus il devrait y avoir une centaine d’invités. Notamment ses parents qui vivent en Allemagne (belle propriété où on a passé une nuit sur la route de Salzbourg). Charlotte a vécu plusieurs vies contradictoires. Clocharde, hôtesse de l’air et maintenant fermière tendance éleveuse de chèvres. Et épousé un marin tous azimuts converti comme elle dans la terre profonde. Je laisserai Cécilia y aller seule. Elle se sont connues du temps que Céci travaillait pour une société de sécurité aéroportuaire et que l’autre était hôtesse. Voilà. J’avais fêté mes 60 et plus tard mes 70 ans plus tranquillement. J’avoue refuser les soirées maousses et ce n’est que chez Juana qui habite tout près que je cède aux invitations. Mais chez elle on y boit peu…
Merci pour le bleu des titres. C’est vrai que c’est la première fois que je nomme en gros titre tous les lieux traversés du côté de Cinque terre. Mais comme il s’agit plus d’une morcellisation de destinations, j’ai voulu mettre chaque épisode en relief.
Cette année c’est l’année Fauré (1845-1924). De belles rééditions réunissant l’essentiel sont sur les présentoirs : l’œuvre complet pour piano par Lucas Debargue est plus que bien. Et la musique de chambre autour d’Eric Lesage indispensable. Tu pourrais aimer. Par contre on a encore des réticences pour Luigi Nono qui aurait cette année 100 ans… Pas même un seul rhabillage d’œuvres essentielles. Un maillon important pour la génération de compositeurs de la seconde moitié du siècle. (cf carnet et l’air du catalogue).
Le temps tourne toujours de grisaille et de ciels capricieux qui refusent le plein été. On attend donc directement la canicule, le réchauffement, le manque d’eau etc. Mais ça c’est l’info pour bientôt.
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30 Juin
DE COUTEAU DE CHAIR ET DE REALITE
Nier le réel est une forme de refus idéologique de voir ce que voient les yeux. Rousseau disait « méfiez-vous du réel », comme un aveu que ce même réel serait plutôt un obstacle à la pensée qu’un fait inébranlable sur lequel construire notre pensée et échafauder un raisonnement. Déjà Descartes, en préambule à son Discours de la Méthode, inaugure le champ du réel dans la plus claire des évidences du cogito. Je pense donc je suis comme inscrit dans le marbre d’une vérité par le réel. Est vrai ce qui est réel. Le champ d’investigation de la pensée cartésienne est donc le domaine revendiquée avant tout comme la pensée du réel. Chez lui il n’y aura de place pour l’imaginaire. Je dis bien l’imaginaire et non l’imagination, laquelle peut étayer, par des clartés échappant à la pure logique, à un éclairage secondant la pensée du réel. L’objectif de Descartes, comme de tous les penseurs classiques de la raison, pense à partir de ce réel à des fins de réalisations scientifiques. La science a pour support ce qui s’offre à la réalisation. L’inconnu où se mouvoir pour Descartes n’est que du connaissable en puissance, à condition de suivre et de persévérer dans la vérité du réel et des objets du réel.
Dans le domaine de la mauvaise foi, parce qu’il s’agit bien en fait d’une déviance de la raison que de nier ce que les yeux et le bon sens soumettent à notre réflexion, le réel échappe volontairement à l’idéologue autant qu’il échappera à la poésie, qui, elle, peut s’octroyer l’entorse faite à celui-là. Ce qui est difficilement admissible pour un penseur, un homme politique responsable ou à ces rapporteurs de faits que sont les organes médiatiques et la presse dont la vocation serait de présenter, de décrire et d’expliquer le réel.
Le risque encouru par les négateurs volontaires du réel est de stagner dans la stupeur ou l’émotion lorsque les faits présentent un hiatus entre la brutalité de ces faits et ce qui contrarie leur vœu de réalité conditionnelle.
Par exemple, si les faits disent dans ce que le réel à de plus brut : « il a planté un couteau dans le corps d’autrui », deux éclairages s’exposent au grand jour. Un premier décrira le fait du couteau qui s’est bien fiché dans le corps d’autrui tout en cherchant et expliquant les raisons plausibles de l’acte, si toutefois l’auteur de l’acte ne les avoue pas lui-même. Le second, sans nier pour autant le fait, le minimisera intentionnellement dans le sens où il lui en ôtera, et le sens et la gravité. a des fins qui déjà dépassent la reconnaissance de l’acte comme contraire à l’interprétation que voudrait l’idéologue que fussent les faits. Si toujours, poursuivant les raisons « du couteau planté dans autrui », il s’avère que le délictueux a agi au nom d’une cause intéressée, l’idéologue qui voit toujours au-delà du réel, mettra en lumière des soubassements qui minimiseront l’acte, en invoquant une contrariété d’ordre sociale, un manque d’empathie de l’entourage du délictueux, la folie souvent est invoquée faute de mieux, victimisant le coupable, ou tout simplement parce que ce fait irait à l’encontre d’une cause défendue par le négateur du geste délictueux.
On voit bien qu’il s’agit dans les deux cas de perspectives radicalement différentes. D’un côté une description de fait (le couteau planté dans autrui, ses raisons, ses intentions réelles), de l’autre, une considération idéologique de ce même fait, passé au prisme d’une interprétation de désamorçage du fait, par une canalisation amortissante à des fins d’ordre morale et politique parfois indéfendables.
Faisant parfois passer l’acte en question comme secondaire par rapport à la conditionnalité des intentions que le média, le politique récupéreront à des fins de poursuite idéologique.
Les cas de « couteau planté dans la chair d’autrui » présentés par ces mêmes rapporteurs, sont autant de faits, insignifiants et divers, qui s’accumulent aujourd’hui sans que la réalité qui les a vu s’étendre ne trouve à leurs yeux d’explication autre que le hasard mauvais…
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Et puis d’ailleurs, le réel n’est-il pas fasciste ?
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a Bernard :
Montaigne, outre qu’il est le premier essayiste de l’histoire occidentale, parlait et écrivait parfaitement l’italien. Il y a en effet un chapitre où il s’adresse si je ne me trompe, à son valet en cette langue.
Son Voyage en Italie est passionnant et mieux vaut effectivement, à moins de rapidement désespérer, le lire en français actuel. Je crois avoir compris que Goethe, bien des années après lui, s’est retrouvé dans le même hôtel que lui à Rome. Ça fait tout de même pas mal d’écrivains qui ont fait ce fameux voyage : Montaigne, Goethe, Chateaubriand, Stendhal, pour ne parler que du plus beau présentoir.
…
Le mois est fini à l’heure où je t’écris et les feuillets électroniques seront dans la box dès cette nuit. On a passé la première mi-temps de 2024. Est-ce possible ?
Je ne suis pas allé dans le Var comme tu sais et j’ai bien fait. Sur la centaine de personnes qui s’y trouvait on ne parlait qu’allemand ou américain. Certains sont venus directement du Texas. En plus de cette terre rouge qui m’a laissé un si mauvais souvenir. Et pourtant j’aime beaucoup ce département.
Ce qui fait que pour une fois nous n’irons pas voter aux premières heures mais quand Céci sera là, probablement en début d’après-midi.
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1 Juillet
A Bernard :
Les textes de juin sont dans la box.
Je me suis couché plus tard hier.
Le second tour promet. Le triste moment des tractations.
Pourquoi le LR refuse-t-il de mourir ? Pour quelques caciques ?
J’ai parlé à Ciotti qui ne manque jamais de prendre la température une à deux fois l’an du côté de chez Sauveur (les clos boulistiques, les anciens de l’école etc.). Je lui ai dit que tout petit qu’il est (dit en d’autres termes) il avait osé casser 40 ans de tabous chiraquiens. Bravo. La droite est bête, querelleuse, mais il l’a en partie ramenée à son visage unitaire.
La gauche n’a pas ces états d’âme. Elle peut passer du jour au lendemain de la classe ouvrière à Terra Nova. Et pire encore (NFP)
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Pour la première fois le Tour de France part d’Italie. De Florence. Il y restera trois jours. A voir les foules compactes et denses tout le long des routes, les banderoles, dont certaines en français, et un public vêtu de jaune comme autant de boutons d’or dans les campagnes italiennes, on se dit qu’il a de grandes chances d’y revenir. L’étape d’avant-hier s’est faite à Rimini, et celle d’hier à Ravenne. Sur des routes qui, pour une fois, s’avèrent très difficile avec des dénivelés qu’on n’a guère l’habitude de rencontrer en début d’épreuve. Ces deux premiers jours de course étaient aussi passionnants que des classiques de printemps. Et puis les vues aériennes et les intrusions culturelles locales sont de plus en plus présentes depuis quelques années. On peut ignorer le cyclisme, ne pas se passionner pour le Tour, le Tour de la France demeure la plus belle vitrine estivale de notre pays (et aujourd’hui de l’Emilie –Romagne… !). De plus, pour des raisons de Jeux Olympiques, l’arrivée se fera à Nice. Une autre première dans son Histoire.
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3 Juillet
FOIRE EUROPEENNE FOIRE LEGISLATIVE
Dans l’inénarrable foire des alliances et contralliances de l’après-premier tour des législatives, M refuse d’admettre que le camouflet des européennes ne tournent en pire encore dans ces législatives. La décence de la cinquième République, telle que conçue à l’origine, voudrait que, devant tel désaveu, il démissionnât. Et pourtant loin s’en faut. Par un basculement radical, il tente l’impossible tour de force d’imposer pour le second tour, un nouveau compromis sur l’échiquier parlementaire : il appelle à un lever de bouclier (sanitaire, dit-on) rassemblant tous les opposants habituels de l’hémicycle en un chapelet d’alliés tordant le cou aux électeurs du premier tour ayant voté contre des candidats qui ne sont pas de leur premier choix, voire qui leur sont antithétiques. Par exemple, faire voter un compromis entre un candidat antisémite d’extrême gauche qui s’allierait avec un lambeau de parti républicain d’origine gaulliste. On a vu le maire de Nice ne pas ciller un seul instant en annonçant que ses électeurs auront plutôt à voter pour le candidat communiste dont le parti a toujours été la cible, plutôt que pour le candidat de Droite Nationale (toujours nommé Extrême droite). La maire d’Avignon a appelé à soutenir le candidat de la France insoumise, délinquant ne dépareillant pas sur la liste, notoirement fiché S pour être à la tête des fameux « antifas » ! L’exemple le plus paradoxal, s’il n’était pitoyable, est ce député du Nord de la France Insoumise qui hurle, comme tout programme, que « la police tue », qui s’en va au second tour appeler à voter pour la candidature du Ministre de l’Intérieur afin de faire barrage au candidat de la Droite Nationale.
Oubliées les haines habituelles, les oppositions naturelles. Quelle tartufferie ! M demande l’union de ceux qui s’opposaient au premier tour de s’allier au second pour faire barrage à un seul. Espère-t-il réellement gouverner au soir des résultats définitifs ? D’une victoire d’un parti de droite sortirait une cohabitation de gauche « plurielle » qui plus est, de gouvernement.
Les électeurs suivront-ils le narcissisme pathologique d’un président qui refuse de mourir politiquement ?
J’ai toujours dit que ceux qui nous gouvernent aujourd’hui n’ont plus peur de prendre sur la tête, ni le feu nucléaire, ni que le pays ne devienne un Venezuela économique, ni que l’islam politique ne fasse scission dans des zones où il est déjà implanté (« la Palestine de la Seine au Jourdain », mais craignent toujours, envers et contre tout, le Maréchal Pétain.
Dans son inconscient, la France élitiste souffre toujours d’avoir perdu la Seconde Guerre Mondiale.
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Ces réflexions sont bien tristes et la politique rend amer. Toutes ces incantations ont pour but de progresser vers le démantèlement des vieilles structures d’un pays enraciné dans des traditions, une culture et des mœurs jugées aujourd’hui caduques.
Mélenchon : « Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est le Français de souche ». Aveu édifiant.
Ce démantèlement passe par la dilution de notre pays dans une entité abstraite et toute administrative qu’est l’Europe fédérale. L’idée de Nation est devenue un empêchement à cette future entité. Le prétexte exposé par les partisans de Bruxelles en serait que l’idée de Nation est corrélée à celle de guerres territoriales, de crises économiques et de divisions intestines entre ces vieux pays historiques. Plus encore, que la France serait bien trop étroite pour lutter contre les futures puissances de demain. Pourtant, l’exemple du Japon ayant pris deux bombes atomiques sur la tête, devenue, à l’orée des années quatre-vingt, la seconde puissance économique mondiale pourrait démentir cette idée d’étroitesse territoriale. La France du temps de de Gaulle était une puissance mondiale avec toujours le même demi-million de kilomètres carrés.
Cette idée d’une France à transvaser impérativement dans le collectif européen est un leurre. Les conflits en Ukraine et ceux au sud de la Méditerranée en sont une preuve. La mondialisation heureuse et la fin de l’Histoire sont un leurre.
Non, ce désir de dissoudre notre vieux pays est plus profondément une absence de foi en l’avenir, accompagné d’une haine de soi comme c’est souvent le cas en fin de civilisation, sont causés principalement par le phénomène de déspiritualisation que vit l’Occident et la déchristianisation accélérée de ces cinquante dernières années, accompagnée de la culpabilisation de l’hypothèque toujours vive (et pour longtemps encore parce que chaudement entretenus) des dossiers coloniaux. Paradoxalement, ceux qui eurent à des degrés divers la haine du christianisme ou des religions en général, font une courte-échelle à l’islam de demain. Soit par le biais du fatal « vivre ensemble », soit parce qu’il faut évoluer et ne jamais refuser le souffle du progrès, soit parce que des adeptes de l’islam se trouvent aujourd’hui sur notre sol, il nous faudrait donc nous adapter à leur manière (donc ce serait une fatalité), soit, plus prosaïquement encore, ceux-ci représentent un large futur réservoir électoral du côté des territoires « oubliés » de la République. Aveu d’impuissance d’une part, et opportunisme explosif d’autre part.
Ce que Bruxelles échafaude, et une partie de ceux qui ont muté vers une volonté de déconstruire jusqu’à voir disparaître notre pays historique, c’est d’une part, la création d’un homme interchangeable, sans passé, sans racines et partant, sans identité, (donc dénationalisé) et d’autre part, aller à la rencontre d’un homme déjà déraciné volontaire, puisque demandeur d’un avenir nouveau, venu d’ailleurs, à moindre coût sur le marché du travail. Faisant de la rencontre des deux, l’homme économique et créolisé de demain.
La contradiction entre cette volonté de dilution et la réalité têtue des instincts humains étant, nous constatons que même les oiseaux ont un territoire et une organisation territoriale souveraine. L’Europe de Bruxelles demande à ce que nous sombrions dans une sorte d’abîme désincarné oblitérant ce qui constitue notre spécificité culturelle, économique, historique et sociale.
(Seule apparemment l’exception culturelle française en matière de cinéma et de spectacle – où se réfugient paradoxalement tous les opposants à l’idée même de nation souveraine – ne craint pas de se revendiquer comme spécificité, privilège ou préférence nationale).
C’est donc le choix entre deux France qui s’est présenté aux dernières européennes.
La version France souveraine dans l’Europe l’a largement emporté, malgré les soutiens inconditionnels de tous les divers relais médiatiques.
La seconde qui s’y opposait, a toujours privilégié l’aventureux transfert de pouvoir à une Commission et un cercle de raison politique souvent et périlleusement contradictoire à ce que sont nos intérêts directs en Europe et dans le monde.
Immédiatement après les résultats défaillants et perçus comme un échec personnel, le président M a annoncé la dissolution, et les électeurs, dans un délai très court, se sont représentés devant les urnes.
Le résultat du premier tour de ces législatives a sorti du puit la même vérité que la fois précédente. Mais le véritable coup de force du président M est d’avoir convaincu toutes les oppositions à ce visage nouveau d’une majorité qui se dessine demain, à une sorte d’« arc républicain » dont personne ne sait d’ailleurs donner de définition, qui se combattait en divers partis qui s’opposaient depuis la nuit des temps, encouragé à s’unir, et à le faire circonstanciellement afin de faire barrage … on connaît la suite.
Outre le mépris d’électeurs ayant fait leur choix, ce qui sortirait des urnes de ce dimanche qui vient est un probable chef d’œuvre de bonneteau qui verra une droite nationale, aux électeurs donnés vainqueurs du scrutin, privée de sa victoire par un gouvernement qui serait composé d’une majorité de gauche toutes tendances confondues.
La quadrature du cercle pour lundi prochain…
D’une certaine manière, mieux vaut peut-être laisser le fardeau ingérable en l’état à ceux qui ont façonné le visage du pays depuis si longtemps, et attendre d’en ramasser ce qui restera aux présidentielles de 27. En d’autres temps, on a vu un Président désavoué laisser seigneurialement le pouvoir après l’avoir perdu dans les urnes. C’est tout l’esprit de cette V° République qui est bafoué. Sans honte.
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5 Juillet
A Bernard :
Par une malheureuse opération d’effacement de courrier j’ai perdu ton dernier message. C’est très regrettable parce qu’il s’agissait du traditionnel commentaire du carnet du mois qui précédait.
Il était d’autant plus important que j’en ressens chaque fois cette même impression que tu commentes « partiellement » ce que j’écris au fil du mois et peut-être même que tu omets ce que j’ai cru mettre le plus en valeur dans ce carnet. Cela n’est-il pas qu’une impression ?
Je ne répondrais donc à ces commentaires dont je n’ai plus le détail, que par un long chapitre relatif à la situation électorale d’aujourd’hui et demain (à lire le mois prochain).
Je sais que, notamment le 30 juin, ta critique portait sur le relativisme du réel. Quelle blague ! Un scientifique qui me dit ça !
Tu prends Saint Pierre Dac à témoin. Tu prends de la hauteur et de la dérision relative à toutes choses, soit.
Ce qui est étonnant c’est que j’entends la voix unidimensionnelle de la France médiatique ne donner qu’un seul son de cloche aujourd’hui… C’est dire si cette voix n’invoque pas saint Pierre Dac… Mais on pourra rassurer Catherine que je ne connais pas, en lui indiquant que l’angoisse passe très vite en posant le bulletin de vote qui sauve, qui comme le doliprane, soulage rapidement.
Dostoïevski est rarement un auteur à bon mots. Celui que tu as déniché est une perle rare. Il fait plutôt dans la fresque à la Eisenstein (Karamazov) ou au Roublev de Tarkovski.
Pour les bons mots, Cioran est indétrônable. Les méchantes langues lui prêtent même des pensées coupables avant-guerre.
Quand partez-vous en Pologne ? Nous c’est le 16 au matin. Le 16 juillet, la Caravelle l' »Orléanais » nous posait sur l’aéroport de Nice pour toujours (comme on disait), il y aura maintenant 60 ans…
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La fracture entre Paris et l’autre monde de la France est aussi large qu’il y a de quoi se demander si nos élites mandarines parisiennes ne se sont pas transformées en zélotes d’un pouvoir déconfit.
Je rappelle que Lionel Jospin parle de « réel fasciste ».
Je rappelle que Geoffroy de la Gasnerie, au si beau nom rappelant la noblesse de sa petite noblesse limousine, estime que la famille vivant sous un même toit est fasciste. Il est vrai que le pauvre qui ne prend pas l’ascenseur social est une plus grande force révolutionnaire que le petit bourgeois accédant à la stabilité, fondant famille, enfants et vivant sous un toit stable, est proie à l’avachissement. Comme on dit dans les cas où la cause est trahie : « salauds de pauvres ».
Geoffroy de la Gasnerie au si beau nom, est au lendemain qui chantent ce que guignol est au cauchemar des enfants.
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« Soyons démocrate dans la vie, aristocrate en art »
Arturo Toscanini
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Je ne me souviens plus trop qui a dit « la gauche aime tellement les pauvres qu’elle en produit de peur d’en manquer »
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8 Juillet
Les coalitions de gauche ont illusoirement remporté contre toute attente ces législatives. La France restera ingouvernable.
Le paysage parlementaire est composé de trois blocs principaux difficilement conciliables pour accoucher d’une majorité, de quelque manière que se présentent les alliances, si alliances il y a.
Une situation équivalente à celle de la 4° république dans la Cinquième…
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9 Juillet
A Bernard :
La rubrique voyage s’étoffe. Bien que les Cinque Terre aient été brèves et intenses.
Pour la poésie, d’une manière générale, je ne suis que rarement satisfait de ce que j’écris. J’ai l’impression qu’elle m’échappe et que je n’en maîtrise pas les reliefs (Tout en écrivant consciemment tout ce que tu peux lire). Du moins je n’ai plus la certitude qui était la mienne lorsque je me trouvais en des périodes de sensibilité affective ou sous le coup d’émotions occasionnelles. L’âge venant, l’enveloppe poétique se trouve plus formelle que sentie dans un feu vif. J’en reviens à ce que J.P. Rameau disait de ses œuvres de vieillesse, « maintenant j’ai plus de talent, moins de génie ».
Peut-être n’ai-je pas le recul suffisant pour parler de moi. C’est un ressenti.
On en a fini (ou à peine commencé) avec les rondes électorales successives. Il va falloir faire de tout cet émiettement parlementaire un Frankenstein politique vivant (!!). Une fois écartés évidemment les méchants pour qui j’ai voté.
Situation nouvelle à la maison. Nous avons les enfants (Hélène et les deux petits) pour cause de vacances. La logeuse qui les logeait, à 200 m de chez nous, loue à des vacanciers durant les 2 mois d’été au tarif estival. Donc la famille d’Hélène se retrouve dehors en attendant d’avoir sa maison achevé (un an minimum de travaux). Rodolphe dort chez un copain du coin, et nous, on hérite des petits… Jusqu’en septembre où ils réintégreront la maison des Hameaux en location tarif normal. J’espère que tu as suivi…
L’été est maintenant bien là. On le voulait. Il fait très chaud et humide. Vivement la Forêt Noire, l’Alsace et le climat continental. Le riesling aussi. Nous logerons dans un appartement de 80 m carrés à quelques pas du centre de Colmar. Ça a l’air bien.
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10 Juillet
A Bernard :
Pas plutôt remplie, la maison s’est vidée à nouveau. Les enfants sont partis en vacances dans un camping près de Perpignan. Ils y rejoignent des amis. Ils reviendront lorsqu’on partira en Alsace. Une vraie migration d’été.
Pour ce qui est de la poésie, il y aura peut-être tarissement un jour ou l’autre. Je pense que j’ai produit beaucoup. Si on m’avait dit le 29 septembre 2005 que j’aurais produit tant, avec tant de régularité j’aurais souri. (Il y avait auparavant des interruptions longues, dont la plus longue fut de 10 ans : le temps de remplir mon capital intérieur et d’enrichir un peu l’extérieur…)
Tu as contribué à ce que je m’introspecte avec beaucoup d’attention et régularité. Sinon, j’aurais probablement été plus négligent. Cette deuxième rencontre que nous avons eu en 2006 aura-t-elle été hasardeuse ? Elle devait arriver. Mais c’est vrai que parfois je pense à sortir de cette périodicité mensuelle, la poésie n’étant pas tenue à une production de rythme si régulière. On verra donc …
Et puis il y a le carnet, commencé, inauguré à ma soixantième année. Un an après la mort de ma mère et juste avant que tous de sa génération ne disparaissent.
Voilà, que restera-t-il de tout ça ? Qui sera conservateur de toute cette mémoire ? A nos âges on y pense entre autre chose.
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Bruxelles pourrait s’enorgueillir d’être triplement capitale. Indubitablement.
De la Belgique
De l’Union Européenne.
Et du salafisme en Europe, à Molenbeeck.
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13 Juillet
A Bernard :
Je suis impressionné par le tableau statistique concernant l’évolution quantitative de ma poésie des origines à maintenant. Même les spécialistes de Mallarmé Aragon ou Baudelaire dans la Pléiade n’ont pas mis en courbes et en rapport de quantité les écrits de leurs sujets d’étude. Tu es, à mon sens, le seul éditeur moderne à l’avoir fait.
Mais c’est vrai que ces indications n’ont que peu à voir avec l’essence de la poésie.
Je ne savais pas que 2020 était la plus chargée. Mais c’est vrai que la Covid a aidé à m’étendre. Comme ça on retiendra bien le monde d’avant et celui qui vient. Qui risque de se distinguer plus encore d’avec le monde d’avant, si tu vois ce que je veux dire.
Le voyage en Italie de Montaigne est le premier du genre. J’avais mis plus de temps que toi à en venir à bout. L’épisode de la course des juifs ne m’a pas impressionné plus que ça. Les mœurs changent suivant les époques. Pour prendre un exemple actuel : on s’acharne sur les pédophiles, ce qui me semble bien de protéger sexuellement les mineurs, quand dans les années 70 c’était un must que d’en être et prenait des allures d’avancées progressistes jusque dans les éditos de Libé et des émissions tendances Polac. Autre temps…
1600 une grande date ? C’est tout le siècle qui va venir qui l’est. Tu rajouteras à la liste, Racine, Corneille, La Bruyère (souvent oublié aujourd’hui, repensant les visions morales de Théophraste) et toute la littérature dudit siècle. J’y retourne parfois, Bérénice reste la pièce que je préfère du 17°.
J’espère que le temps sera clément en Alsace. C’est une région très haute en couleurs (les géraniums aux fenêtres, les maisons à colombages bien toilettées et les vignes jamais très loin. On fera un saut en Forêt Noire puis à Heidelberg, ville d’universités historiques. Goethe et Hegel y sont passés. En redescendant on fera peut-être un saut à Baden Baden, Spire et Worms. Enfin il y aura matière à faire grandir ces récits de voyage qui somnolent tranquille sans intéresser personne. C’est vrai que je ne fais plus grand chose pour trouver un éditeur. Peut-être la somme de voyages est-elle devenue trop importante.
Côté météo, ce juillet est pourri. Nous avons eu hier la pluie en même temps que le soleil. Et le phénomène s’est répété plusieurs fois. A en donner presque raison aux sectaires de la planète qui se meurt. Mon bon ami, y plus d’saison…
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15 Juillet
A Bernard :
Je vois que vous ne quittez pas souvent la Normandie. Hélas les prévisions météo ne sont pas optimistes pour le grand beau temps. Vous aurez donc des ciels à la Boudin. (Et comme il en a fait de toutes sortes, ce sera surprise permanente).
On se baigne donc dans la Seine ! La ministre des sports s’est jetée à l’eau finalement, avec scaphandrier, bonnet anti bactéries etc. Du vrai grand courage que n’a pas eu la maire de Paris. Frileuse et occupée. Mais la Seine sera-t-elle encore potable le jour des compétitions ? 1,4 milliard seulement ? Don quichotesque.
Si le grand Siècle fut une sorte d’apogée, je ne pense pas que la suite fut inutile et que le temps eut dû s’arrêter. On a eu trois grands moments dans la courbe progressive de notre histoire (en France du moins, avec des variantes pour d’autres pays dynamiques) : le Moyen Age des 11° au 13° siècle, le 17 ° (le 16° en Espagne) et cette époque bénie où on se jetait encore dans la Seine, et dans toutes les rivières des environs de Paris (et d’ailleurs), qui vit s’épanouir tout à la fois Fauré puis Debussy et Ravel, Proust, l’Impressionnisme, le cubisme, bref, tous ces derniers feux culminants d’un monde qui finirait dans la boucherie. On ne s’en est pas remis, même si pour notre génération les causes et les effets n’ont jamais été directement sensibles.
Je continue de penser que mes écrits (du moins le versant « poétique ») pourraient se tarir un jour. J’envisage parfois même de lâcher le stylo, de laisser la main libre. De prendre du temps pour autre chose. Peut-être pour y revenir comme après quelques vacances. Sans régularité. Toujours est-il que mes courbes sont toujours bonnes (tu me fais entrer dans les stats !).
Demain je fêterai sur les routes d’Alsace (ça aurait pu être d’ailleurs), mon arrivée à Nice voilà 60 ans. C’est peut-être plus important que d’avoir fêté mon soixante douzième été cette année. C’était comme un réel prélude à mon existence (dans le sens d’ouverture musicale) que d’avoir commencé dans un espace géographique différent, et d’en avoir été séparé brusquement. Je me souviendrais toujours de cette personne qui avait trouvé dans ce phénomène l’explication de ma ligne de vie coupée en deux !
Je suis un migrant qui n’aura pas été privé ou amputé du cours régulier de sa culture ou de ses racines de civilisation, mais de son espace auquel il n’était jamais revenu (et c’est ça le plus pathétique) qu’il y a deux ans comme tu sais.
Je vais m’acheter mon traditionnel cahier de vacances où tu liras le récit de mon séjour. Tu remarqueras que je n’évite pas les subjonctifs quand ils ne sont pas désuets. Je suis en accord avec Dumas (lirais-je « Création et Rédemption » cet été ?)
Bonne vacances !
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BOURGOGNE/ALSACE
(16 – 26 Juillet)
Mardi 16 Juillet
CLUNY
Par le train, on la voit se dresser soudainement lorsqu’on pénètre quelque part dans cet espace de bocages bourguignon, de troupeaux de vaches et de clochers qui défilent à quelques encablures de Paris ou, en sens inverse, lorsqu’on redescend vers Nice. On ne peut confondre le style de son clocher et de ce clocheton presque jumeau qui l’accompagne. C’est le prototype même de ce qui deviendra l’architecture dupliquée sur tout le continent de l’Europe chrétienne au XII° siècle. Du moins, comme un iceberg, ce n’est plus que cette partie visible qu’il nous est donné de voir. L’abbaye de Cluny n’y est plus ici que le vestige et le témoignage dont ceux même qui côtoient l’édifice ignorent aujourd’hui l’importance passée de son pouvoir temporel et spirituel exceptionnel.
Le train y passe sans s’émouvoir.
Comment donc se rendre par voie routière en Alsace, puisque tel est notre projet, sans saluer ce symbole de la puissance monastique la plus vaste qu’il y eut au Moyen Age ? Ce seul bras de transept à la partie sud de l’édifice, ce vestige d’un immense ensemble, est ce qui reste pourtant d’indentifiable entre tous, de ce style qui a essaimé dans toutes les autres régions de France et bien plus loin encore.
Nous avions campé quelque part, dans la commune, il y a une quarantaine d’années. La nuit, l’abbaye, éclairée au fond du vallon qu’on surplombait, semblait la proue d’un navire serein et étrangement verticale. Comme un phare en majesté.
Le clocher est là maintenant, à quelque cent mètres peut-être.
Impossible pourtant d’accéder au travers de ces grilles et de ces espaces de pelouses et de bosquets menant à l’entrée de l’abbatiale.
Par une ingénuité toute administrative, touristique et bien compréhensiblement opportuniste, les pouvoirs municipaux se sont ingéniés à empêcher le touriste un peu trop pressé de se rendre au chevet, si j’ose dire, de l’abbaye par le chemin le plus court.
C’est ainsi qu’on découvre, par un itinéraire fléché, l’entrée de la zone « intime », piétonne, de ce centre animée de Cluny. Tous les cinquante mètres, il est indiqué, des fois qu’on se perde, « abbatiale à dix minutes », puis « « à cinq minutes » etc.
Ainsi nous contournons, d’un geste pédestre généreux, le chemin menant à la superbe attraction dominant de loin, et la ville de Cluny, et tout le paysage alentour d’une solitude majestueuse, la plaine de Bourgogne.
Parvenus sur une large esplanade, le bras du transept solitaire se voit maintenant sur tout l’espace qui lui est imparti, comme isolé du monde avec son toit pointu caractéristique, sa voûte qu’il enveloppe culminant à trente et un mètres.
Depuis une allée fuyante, parsemée d’arbres et de coins ombragés, la vue d’ensemble est de toute beauté.
Redescendant de ce point de vue, pour bien prendre mesure de ce qu’était l’abbaye dans son ensemble, il se trouve maintenant une maquette reproduisant en miniature, l’orientation et le plan d’ensemble de l’édifice tel qu’il était avant sa ruine, exactement situés là où, grandeur réelle, se hissait l’édifice. Sur un mur faisant face à l’entrée actuelle, s’inscrivent les différents plans des plus grandes et des plus prestigieuses églises de la chrétienté. Défilent Amiens, Saint Marc, Chartres, les cloitres provençaux etc. Jusqu’à l’emphatique Vatican qui s’enorgueillit toujours d’être la plus vaste demeure de la spiritualité occidentale. Ce qui n’empêche pas, par un effet d’essence monumentale, de considérer que Amiens, Reims ou même ce simple transept clunisien, sauvé du naufrage, atteignent à une grandeur mystique et spirituelle que la monumentalité de la basilique de Rome ne doit qu’à ses seules dimensions spatiales.
Pénétrant sous le grand transept, ce qui frappe c’est la clarté des revêtements et l’effort effectué de restauration, qui n’étaient jadis lors de mon précédent passage, que traces de vert de gris et humidité sur les parois. C’est le plus important vestige de la Maior ecclesia baignant aujourd’hui dans une clarté sereine et presque orgueilleuse. Ses colonnes s’élèvent sans rupture jusqu’aux chapiteaux, les chapelles sont surmontées de grandes baies et l’arc du petit collatéral est surmonté d’un triforium aveugle et de fenêtres hautes. D’un seul élan. Fermant les yeux, j’ose imaginer, mais est-ce possible, l’ensemble résonnant des chœurs monastiques provenant de la nef disparue.
A l’extérieur, dans l’un des bâtiments annexes, le Palais Jean de Bourbon accueille les vestiges lapidaires. De nombreuses pièces, des sarcophages, des représentations de démons, des personnages anonymes de la Rome antique et un bestiaire tel que le Moyen Age en était hanté. La plus belle pièce, (provenant d’un chapiteau du chœur ?), se trouve être un « Sacrifice d’Isaac » qui fait jaillir toute l’essence de cette sensibilité propre à cet âge d’or roman. Par la délicatesse, la simplicité, l’harmonie d’ensemble et l’équilibre, comme on dirait d’une forme musicale sans défaut.
…
La main de Dieu dans la pierre, à peine esquissée, sortant du néant, perceptible au centre de la scène, les yeux de l’ange étonnamment expressifs, le bras levé comme celui de l’Annonciation, anticipant la main de Dieu, et un Isaac tenu par les cheveux nous faisant face avec un regard tout à la fois pétrifié et d’acceptation résignée. Miracle de la sculpture romane. Miracle d’une simplicité fertile.
C’est tout un ensemble de parterres fleuris qui s’étend autour de ce qui étaient les bâtiments conventuels, le cloître et les dépendances. Hors les murs de l’édifice, c’est toute une étendue domestiquée de parcs et de bosquets qui enveloppe l’abbaye en lieu et place où se hissaient vers le ciel, nef, croisé du transept, chevet et piliers dont il ne reste maintenant que les emplacements d’origine, marqués à rythme régulier, à même le sol.
Sur une plaque, que j’ai déjà notée jadis, à l’entrée de l’hôtel attenant à l’entrée principale de l’édifice, il est toujours mentionné que Lamartine aimait à venir séjourner dans ce qui était, en ce temps-là, une auberge de campagne, face aux ruines.
C’est en redescendant par le même colimaçon de chemin qui entortille la partie piétonne, toute de charme, que l’on flâne le long de la rue centrale. Dans l’une des traverses, on essaie le petit Saint-Véran au Café du Centre dont la façade est un tel bijou de boiseries qu’on aimerait en trouver de semblables dans Nice, et même en Italie.
(Ma rêverie me mène à penser qu’on rencontre fréquemment des lieux qui laisse le touriste croire qu’il est au bon endroit où il faudrait penser qu’il est bien au contraire au mauvais endroit, notamment quand je passe chaque jour devant ces incompréhensibles « popote d’Ondine » ou au « Hobo » à Nice, qui, en plus de mettre les clients au coude à coude, les obligent à faire la queue en attendant qu’on leur désigne une place. Mystérieux miracles des guides touristiques, qui une fois venu l’été, se posent en vérité biblique aux yeux d’une clientèle de passage à laquelle ne viendrait jamais l’idée de mettre en doute les trois étoiles faisant office de galons indiscutables.)
En traversant Cluny, après ce passage dans le temps de ce Moyen Age de lumière, ce Café du Centre me parut un petit havre de bonheur dont aucun guide n’eut besoin de révéler l’existence. Bien heureusement.
ALSACE – COLMAR
Nous parvenons à Colmar dans les résidences feutrés et claires de la Rue des Fleurs, au crépuscule brûlant de tous ses feux et saturés de couleurs aux maisons, qu’elles paraissent, telles des pâtisseries, avoir cuit plus qu’il n’en faut. Au bout de la Rue des Fleurs, à quelques centaines de mètres à peine, commence la Petite Venise, ses enchantements immédiats et la douceur d’un soir qui commence.
Cette « Petite Venise », qui vient comme un autre miracle, est le nom donné au cour de la Lauch qui coule à main droite, bordé d’arbres séculaires. Ce nom si souvent donné à des quartiers de villes évoquant la cité des doges, vient ici sans doute de l’alignement des maisons de part et d’autre de cette rivière qui dessert le sud-est de la ville. Ce soir, nous arrivons à l’heure calme de l’épanouissement comme accumulé de toutes les nuances et les harmonies travaillées avec les heures, qui jaillissent dans les reflets de l’eau.
Habitée à l’origine par une communauté rurale de vignerons, de maraîchers et de bateliers, la Krutenau s’étend autour de la rue de Turenne que le maréchal emprunta en son temps, comme nous, ce soir, pour son entrée triomphale dans la ville.
Ces rues de contes de fées ont tant de photogénie qu’on ne sait quoi saisir de plus admirables de l’alignement harmonieux des maisons légèrement tremblantes dans leurs dispositions de guingois, ou leurs reflets dans l’eau qu’aucun trouble ne ride à cette heure.
Plusieurs ponts successifs traversent perpendiculairement le cours d’eau, donnant réellement à ce lieu, sa magie vénitienne. On a bien du mal à quitter le décor.
Le soir tombe sur la belle place de l’Ancienne Douane. C’est un peu le repère central de la ville, l’esplanade ombragée et le lieu concentrique du début de soirée. La façade du bel édifice de style gothique et Renaissance du XV° siècle fut jadis le centre économique et politique de la ville. Elle constitue un superbe témoignage de l’activité commerciale à la convergence des routes qui menaient d’Italie en Flandres et du Danube en Champagne. C’est ce soir le centre du monde. Nous y prenons un verre au croisement de la rue des Tripiers. Puis la flamenkuch, le rizotto aux cèpes et le merveilleux pinot gris de chez Sneider.
Redescendant le quartier de la Poissonnerie tout à l’heure flambant de ces feux de crépuscule, c’est tout le pittoresque nocturne de ses maisons à colombage bordant la Lauch qui se reflète maintenant dans l’eau scintillante et sans ride. Ce sont pour la plupart d’anciennes demeures de pêcheurs. Ces derniers plaçaient jadis leurs nasses dans la rivière. Elles conservent la nuit venue toute la poésie indéfinissable des maisons de poupée, proprettes et comme issues d’Hansel et Gretel sous les étoiles.
Mercredi 17 Juillet
Ces mêmes maisons brûlantes de lumière descendantes et comme dans leur plénitude de fin de journée, se retrouvent pimpantes de soleil matinal, vives, neuves et comme prêtes à enrouler les différentes heures du jour qui les magnifieront. Colmar est une ville riante qui semble avoir fleuri dans la nuit. La Petite Venise, et tout le centre historique sont magnifiés et comme mis en scène de façon exquise d’autant qu’à l’heure de notre balade, il est encore peu de monde dans les rues. Au « Vieux Pignon », on est à peine surpris de voir en vitrine, comme des jouets, des alignements multiples de ces mêmes maisons à colombage, à jardinières aux fenêtres, et aux différentes harmonies de couleurs. Ce sont des objets de décorations de maisons traditionnelles déclinées de mille manières, comme souvenir à disposer dans un jardin au retour des vacances. Les terrasses de bistros sont encore en sommeil. On y entend seulement les pieds des chaises que l’on traîne et qui se disposent à prendre leur place habituelle sur les terrasses des restaurants. Le père Noël n’est jamais bien loin et ne quitte pratiquement pas les devantures de certains magasins, même en Juillet, avec les guirlandes, les étoiles polaires et les soldats de plomb figés, attendant d’être animés comme au sortir de la « boîte à joujoux » de Debussy, lorsque la nuit, quand tout dort, les poupées et les soldats s’animent mystérieusement.
Le marché couvert est disposé entre la rue des Tanneurs et la Grand Rue. On me dit qu’il a été conçu vers 1865, fait de briques et de charpentes métalliques. Une vingtaine de commerces se partagent les fromages, les miels du pays, les vins et les fruits et légumes et évidemment les assemblages de charcuteries à choucroute. Et tout au centre deux buvettes. Sur l’ouverture donnant sur la Lauch, on peut y prendre, sous les parasols, le petit déjeuner au bord de l’eau.
Partant de ce quartier des Tanneurs, parcourant la rue des Marchands, jusqu’à celles des Boulangers, sur la droite à angle droit, c’est la rue des Têtes, dont la maison du même nom est une des plus célèbres de la ville. Demeure bourgeoise édifiée vers 1609 dans le style de la renaissance rhénane, doit son nom à l’insolite décoration composée de cent cinq masques grotesques (je n’ai pu tous les repérer tant ils se fondent merveilleusement à l’architecture). Un magnifique oriel s’élevant sur deux étages, surmonté d’un balcon orne sa façade irrégulièrement percée de fenêtres à trumeaux sculptés. Un tonnelier alsacien en bronze, œuvre de Bartholdi, couronne le superbe pignon chantourné. Il rappelle que ce bâtiment servit, jadis, de Bourse aux vins. On y sert des petits déjeuner et des menus, cinq étoiles.
C’est donc en une sorte de diagonale, que partis du marché couvert vers la rue des Têtes nous parvenons au Quai de la Sinn.
C’est un peu après le Musée du Chocolat que nous atteignons la Place de la cathédrale dont le clocher est intégralement exposé à cette heure, ce qui rend plus intense ses couleurs de pain d’épice.
Style gothique, Renaissance ? Un peu de toutes les strates depuis ses assises d’origines du XIII° siècle, donc assez hybride, la collégiale Saint Martin impose par ses dimensions sur cette petite place rapidement animée vers midi. Son austère façade occidentale est alourdie par de puissants contreforts latéraux. Des deux tours prévues initialement, comme souvent, une seule subsiste. La tour sud.
Une fois franchie le seuil, le miracle s’opère par le charme, la clarté et l’unité du traitement quasi organique de l’espace.
…
Sur le chemin du Musée Unterlinden, au début de la Rue des Marchands, une demeure qui ne laisse indifférent, une maison bariolée du XVI° siècle. Construite par le chapelier Louis Scherer, cette maison d’époque renaissance est encore tributaire de l’architecture médiévale, ce qui la fait se fondre malgré une personnalité évidente, à l’ensemble des maisons alentour. Des peintures apparaissent, une iconographie associant des allégories, des personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament à des portraits d’empereurs témoignent parfaitement du goût de la bourgeoisie marchande pour la culture humaniste de la Renaissance.
Parvenus au Quai de la Sinn, l’espace est maintenant dégagé et permet de voir en une vue d’ensemble, depuis l’extrémité de la rue des Têtes, la perspective sur l’extraordinaire violence de la maison rouge aux volets verts du Restaurant Pfeffel. Placée dans cette perspective de la rivière qui passe sous les quais, les arbres accueillant quelque cigogne épuisée au bord de l’eau, l’impression est vive.
Le Musée Unterlinden est en fait accueilli par l’ancien couvent des Dominicains dont la nef est celle-là même qui voit exposés successivement le fameux retable d’Issenheim, l’Annonciation, le Concert des Anges et la Résurrection. Une des particularités du musée est qu’il se poursuit sous terre et franchit l’espace qui au-dessus est occupé par la rue des Unterlinden.
Bien sûr le retable d’Issenheim à lui seul s’identifie à l’existence même de ce musée, bien que sa crucifixion au panneau central m’a toujours mis mal à l’aise. Et je ne sais si c’est le réalisme pointu et acéré, tétanisé, du corps du Christ ou l’extrême symétrie de la composition autour de ce corps grisâtre agonisant au centre de la scène, lui préférant la partie relative à la Vierge consolée par Saint Jean. Cette œuvre à elle seule résume ce qui va suivre dans la salle suivante dévolue à la peinture germanique dans les collections alsaciennes. Visages boursoufflés, réalisme le plus saillant des scènes représentées et toutes empreintes de cette gothicité dont ne se départira jamais la peinture allemande, même lors de son apogée avec Dürer. Loin des vierges de Botticelli, des visages en ovales qui resteront longtemps et peut-être même toujours des canons de la beauté idéale. Avec ces collections de peintures allemandes, c’est la vie de tous les jours qui est imprimé dans le récit des temps bibliques. De visages et d’expressions renfrognées, de personnages rarement élancés mais bien replets ou arrondis à l’extrême, les contours exagérément creusés et dont les expressions de visages trahissent à peine les rictus et les grimaces accentuées. La douleur a beau être vive, elle n’est jamais magnifiée ou transcendée. Aucunes traces de mysticité ou d’intellectualité, mais une façon anguleuse de patauger dans la réalité des morsures et des aspérités aux divers chapitres de la vie religieuse. Je ne sais si c’est Elie Faure ou un autre parmi nos classiques de l’Histoire de l’Art qui, parlant des sensibilités comparées des arts du Nord et de ceux du sud latin, disait que l’une était frappé de sensualité toute bourgeoise à l’image des intérieurs des drapiers et boutiquiers hollandais, et l’autre toute remplie d’intellectualité compositionnelle et de mysticisme diaphane.
Mais Unterlinden c’est aussi ce Saint Martin, dont manque une partie du col et de la tête du cheval avec, à ses pieds, le pauvre qui ressemble déjà à la mort qui ne saurait tarder. Le pauvre est accroupi sous le cheval, les yeux aux orbes creux et absents et dont le pâle sourire serait celui d’un mort-vivant à la manière d’un halluciné de Bruegel.
C’est aussi, derrière le tryptique de l’Annonciation, du concert des anges et de la Résurrection, les magnifiques sculptures un rien solennelles d’un bois polychromé réaliste, d’une belle hauteur d’esprit, de Nicolas Haguenau.
J’ai toujours autant d’effroi devant le panneau des démons agressants Saint Antoine, saisi par les cheveux, et un peu asiatique de figure, dans une avalanche de détails aussi énormes que les fantasmes du Saint retrouvés dans l’irréelle et tentaculaire Tentation qu’en a peint Flaubert.
Plus serein, au côté droit du panneau, la Visite de Saint François à l’Ermite.
Plus loin, je reste admiratif devant le polyptique de la Passion de Martin Schongauer. A l’église des Dominicains, nous verrons plus tard, sa Vierge au Buisson.
La collection des antiquités gallo-romaine est émouvante avec ses sculptures tant atrophiées ou rendues fantomatiques à force d’usure, de personnages devenus anonymes.
Dans les parties basses du musée, ce sont les œuvres des XIX° et XX° siècle. Et pas mal d’artistes français plutôt rares dans les musées. J’ai retenu évidemment le beau Picasso d’un portrait cubiste synthétique, une reproduction de Guernica (qui me parût assez maladroite) et quelques abstraits généralement discrets dans les collections (un Bissière dans les tonalités vert clair contrepointant de beaux jaunes), quelques Kupka, un Rouault d’époque religieuse, un Dubuffet des années cinquante probablement, assez maladroit, d’un jeune campagnard trayant une vache qui semble ne pas apprécier… La surprise est le bel Atlan d’une série que j’aurais pu peut-être apercevoir du temps de la Galeries Hervieu dans les années 80, sur le thème abstrait et contorsionné d’influences africaines. Mais la véritable découverte est l’unique tableau d’Henri Martin que j’aurais pu confondre avec un Monet de la meilleure facture (Chaumières au printemps).
Ressortant de l’autre côté de la rue Unterlinden, à deux pas de l’éclatante maison Pfeffel et des quais de la Sinn.
C’est à l’ombre de la Collégiale saint Martin que nous faisons halte pour le Riesling et la flamenkuch du midi sous des parasols criards.
La lumière d’après-midi est aveuglante, d’autant que sur le chemin menant à notre Rue des Fleurs, une partie de la chaussée est en travaux et ce ne sont alentour que pierres coupantes, plâtres, dénivelé de la chaussée rendue à un formidable tremblement de terre retournée en tous sens. C’est dans ce tronçon de ville improbable que je me hasarde à demander à une jeune femme flanquée d’un jeune enfant aussi noiraud qu’elle, la direction de la maison de Saint-François Xavier. Le contraste entre la blancheur de la chaussée désertique et lunaire dans ses éventrements, et les chevelures et la peau si brune de la femme et de l’enfant, me donnèrent fugitivement l’impression de quelque quartier abandonné sud-américain ! Et c’est sur ces cailloux que se trouvèrent une mexicaine, son enfant à la tignasse ébène, et une colombienne à se demander où pouvait bien se trouver la maison du missionnaire espagnol Saint François Xavier !
C’est vers la fin de la journée, au déclin du soleil que se trouve la meilleure exposition solaire de la Maison des Têtes.
Et l’heure du pinot gris au même endroit qu’hier sur l’Ancienne Douane. La lumière descend doucement comme un miel sur le vieux Colmar.
Jeudi 18 Juillet
Sur la route des vins, le plus proche parmi les villages remarquables, est celui de Turckheim. Pas plus de huit kilomètres après la gare ferroviaire de Colmar, véritable merveille d’architecture début XX° en brique rouges et aux extrémités jaunes, les serpentins de routes étroites traversent des espaces viticoles infinis, rendus à leur caractère et leur personnalité, échappant à toute monotonie grâce à d’incessants mamelonnements sur lesquels se dressent ces villages. Au loin se profile le Haut-Königsberg.
Turckheim apparaît au dernier moment. La lumière est encore rase lorsque nous passons sous l’arche de pierre qui délimite l’entrée, et immédiatement après, une placette qui ne dépareillerait pas dans un décor d’opérette, avec en son centre, un magnifique jardin aménagé de plantes grimpantes, de jardinières fleuries, d’un ancien puits accrochant accessoires et ustensiles de jardinier, et l’hôtel de ville en perspective. En arrière-plan, le clocher polychrome aux tuiles vernies et de l’autre côté de la place, imposant et mangé dans un amas végétal aux fenêtres et le long des murs, l’hôtel de Adolf Stubnel pavoisant fièrement son enseigne de fer ouvragé entre deux rangées de fenêtres cossues en cul de bouteilles ondulés.
Dans le « Grand Rue », rectiligne et dépouillée, dans la zone piétonne, s’étirant bien loin, jusqu’à ne plus distinguer celles disparaissant à l’horizon, ce sont des alternances de maisons bleues, jaunes, quelques rouges pour le rythme. Quelques-unes possédant de vieux oriels d’origine. Un ou deux bistrots discrets, peu de commerces, rien qui puisse attirer, que le charme séculaire et tranquille d’une harmonie sans trouble.
L’église, remaniée mille fois depuis le XII° siècle, possède outre ce clocher coloré en tuiles, une nef romane d’origine et un orgue Silbermann.
Un peu plus au nord, à quelques encablures, Kaysersberg. Probablement le plus aéré, le plus spacieux des villages de la route des vins. Celui où l’on reviendrait le plus facilement et le plus souvent pour y respirer ses beautés dans un miraculeux ordonnancement d’espace où, entre les ponts, les rues, le ciel et les placettes, il y aurait comme une expression d’architecture d’un charme qui laisse augurer qu’on aurait le temps qu’il faut pour y respirer tout le bonheur d’un ciel limpide et d’un damier de rues et de pierres, de maisons, de clochers et d’une rivière en bout de ruelles pour un bonheur sans ombre.
C’est par la très poétique rue du général Rieder, bordée de petites auberges, arborée et pavée que l’on pénètre dans le village. Tout au bout de la rue, la Place de la Mairie, grande comme un mouchoir de poche, et au-delà, le Jardin des senteurs, avec tout au-dessus, les ruines du château du XIII° siècle. Au flanc sud de l’église on s’enfonce dans l’étroite rue de l’Etoile, encore bordée d’herbes sauvages, puis la rue de l’ancienne Gendarmerie et la rue de l’Ancien Hôpital. Au bout de celle-ci, levant les yeux au-dessus de maisons colorées à colombage, c’est un fastueux ballet de nuages effilés. A l’angle de cette rue et de celle de la Commanderie, on croirait, l’espace d’un moment et de quelques clichés étonnant, apercevoir des nuages en anamorphoses de formes humaines et tout particulièrement dans mon imagination fébrile, des anges dansant qui se dessinent en une représentation d’un roi David façon Marc Chagall, brandissant la harpe et le corps distendu, allongé comme une poésie lyrique. Le ciel, dans un azur profond se mettait de la partie, nous faisant des signes !
Revenu vers la Place Jean Ittel où s’inscrit la principale rue traversant le village, la magnifique fontaine de l’Empereur Constantin, érigée en 1521 par Jean Bongart. Un Constantin qui au premier regard pourrait plutôt faire penser à un jacquet, un pèlerin de Compostelle partant pour Jérusalem, ou pour le ciel…
La rue se poursuit, traversée d’hôtels et de restaurants multiples, jusqu’au fameux pont Renaissance ouvert sur une grande place fleurie qui coupe les deux rues, de l’Obernof d’un côté de la rivière, et la rue des Forgerons de l’autre. Ce pont de pierre enjambe la Weiss et reliait la vieille ville et la ville haute. Son parapet crénelé et son édicule, Narrenhauslein, ou maisonnette des fous, dans lequel on enfermait les habitants pour délits mineurs. L’édicule est surmonté des armoiries du Saint Empire romain germanique et de celles de la ville. A cet endroit du pont, il y a une quarantaine d’années, la rivière tumultueuse offrait une perspective sur l’amont et laissait voir des maisons traditionnelles de toute beauté, où aujourd’hui, la végétation rendue presque à l’état sauvage ne permet plus même d’entendre le bruit sourd de la rivière. C’est de ce côté discret et enchanteur que se situe l’auberge de Roger Hassenforder, le fidèle lieutenant cycliste de Jacques Anquetil, dans les années soixante.
Parmi toutes les auberges attrayantes et les bistros, les têtes de veau, les jarrets de porc sur lit de choucroute reviennent sans cesse. C’est dans l’une d’elle, à la terrasse profonde et ombragée, près du lit étroit de la rivière que nous nous laissons tenter. Ce n’est qu’un mince filet qu’on entend à peine qui passe sous cette terrasse dans le plus merveilleux tintinnabulement.
Il a fallu venir à Kaysersberg, et d’une manière générale, dans bon nombre de villages alsaciens pour y voir des Rue des Potiers à profusion… Et une Rue des Fleurs à Colmar… Quand je pense qu’on croit les villes portant systématiquement des noms de maréchaux et de généraux…
…
L’église, construite entre le XIII° siècle et le XVI°, possède encore son tympan roman, inspiré par le portail sud de la cathédrale de Strasbourg. Le clocher est doté d’une sonnerie de cinq cloches. Qu’on a eu le plaisir d’entendre ! A l’intérieur, un magnifique retable en bois sculpté par Jean Bongart date de 1518. Ce qui me parut démesuré, c’est le Christ colossal qui domine de façon disproportionnée la nef à trois vaisseaux et trois travées.
Les alsaciens aiment les coqs. Il n’est pas rare de voir dans les jardinets, aux vitrines des magasins de Colmar ou ici même, des coqs en métal et de toutes les tailles. C’est un peu après l’auberge Hassenforder qu’on a pu apercevoir dans une sorte de jardin public, Grande rue des Prés, une série de grands coqs rouges et jaunes, émeraudes, taillés finement dans du métal souple, plantés au milieu d’herbes sauvages. Et au-dessus, des personnages de l’Alsace traditionnelle en costumes et coiffes du pays, comme souvent sur cette route des vins. Mais quant à la présence des coqs, si souvent exposés dans la vie alsacienne, je n’ai pas encore trouvé la raison.
C’est vers midi qu’on atteint Riquewihr qui dresse avec fierté ses maisons vives en couleurs. C’est probablement le village qui attire le plus. Par la densité et la qualité de ses maisons encore intactes. Entre Crête des Vosges et plaine d’Alsace, Riquewihr est la cité médiévale au cœur du vignoble à être parmi les plus sûrs « plus beaux villages de France ». La qualité de ses architectures et la réputation de ses vins en font la « perle du vignoble alsacien ». Malheureusement, comme souvent, les lieux les plus singuliers sont aussi les plus fréquentés. Parmi les maisons les plus belles, je remarque, dans la principale artère traversant la ville de haut en bas, quelques merveilles du genre, de couleurs bleus ou jaunes à colombages, certaines à oriels du 13° au 18 ° siècles. Tout en haut, parvenu à hauteur d’une belle fontaine à plusieurs bouches, le Dolder, ou porte de la ville conservée telle quelle depuis le 13 ° siècle.
La route sinue durant quelques petits kilomètres, jusqu’à Hunawihr absolument cerné de vignobles. L’église, tout en haut d’un promontoire dominant le village, paraît un phare dressé, visible de très loin alentour. C’est d’ailleurs un des paysages alsaciens le plus souvent choisi pour résumer le pays et en faire son image d’Épinal. On peut oser la comparaison : si Chartres émerge d’un océan de blé, Hunawihr et son église sentinelle émerge d’une luxuriance de vignes, symbole d’opulence et d’espace fertile infini. Négligeant les ruelles descendantes et les diverses maisons qu’on n’apercevra que depuis le haut du promontoire, c’est vers l’église qu’il est maintenant urgent de se perdre, de se fondre dans les sillons tracés au cordeau, de se situer dans le décor même de ces vallonnements viticoles. J’irai même jusqu’à perdre de vue Cécilia dans les lointains, entre deux rangées de vignes traçant parmi toutes, le quadrillage impeccable du paysage façonné à la perfection. Evidemment on pourrait dire pareillement pour le travail d’orfèvre bourguignon ou bordelais, ou de n’importe quelle région viticole de France, mais nous avions là un navire à quai, dominant les plaines et comme planté pour surveiller l’évolution du travail de la nature et de ses saisons. En cette mi-Juillet, les grappes de raisins sont drues et vertes, à la peau épaisse et aux grains étonnamment petits.
Autant le grouillement frénétique de Riquewihr pouvait nuire à la traversée esthétique de ce joyau incontestable, autant Hunawihr, à l’heure de notre passage était dans le doux sommeillement de l’heure méridienne à peine passée. A peine si un fermier inspectant un probable problème de tracteur émettait quelques perturbations sonores.
C’est par l’exposition sud que nous pénétrons dans l’église. Du côté du cimetière protégé par un gigantesque cèdre du Liban. L’église est de type fortifiée du 14 °, et comme il arrive fréquemment dans le pays, elle sert tout à la fois au culte catholique et protestant.
Dans l’église, la lumière vient principalement du chevet, nettement gothique, aux larges fenêtres verticales. Et sur l’une des chapelles latérales, des peintures médiévales narrant probablement des scènes de Sainte-Hune, au style rustique mais présentant une belle unité de style, avec sans souci de composition formelle, des saints, des martyrs et des épisodes de la vie locale.
Constitué de deux rues quasi parallèles, reliées par deux petites ruelles, le village offre de toute part, non seulement cet océan de vignes sur des vallons gentiment chahutés, mais au loin, le massif des Vosges. C’est dans cet environnement préservé que s’est créé à Hunawihr, le premier centre de réintroduction des cigognes en Alsace dont la mission de préservation s’est étendue aussi à la loutre d’Europe et au grand hamster.
Sur la route de Colmar défilent les paysages verts et bleus dans le sfumato des lignes d’horizon, peut-être la fameuse ligne bleue des Vosges.
Quel souvenir reste-t-il de Ribeauvillé d’il y a trente-huit ans ? Nous y avions séjourné une quinzaine de jours. La physionomie générale n’a guère changé, sinon que l’artère qui traverse de part en part la ville est devenu bien heureusement piétonne. C’est la Grand’Rue où l’on retrouve au hasard des déambulations, ce joueur de pipeau en pierre à la rue des Tanneurs, dont je ne sais si c’est une sorte de charmeur d’Haarlem ou un quelconque enchanteur local dont j’ignorerai qui il est. Ribeauvillé c’est aussi, en levant la tête, les trois châteaux dont on aperçoit les ruines dominant largement le paysage alentour. Château Saint Ulrich, celui de Girsberg et le Château de Haut-Ribeaupierre.
De ses fortifications médiévales, la ville conserve encore une partie de ses murs de remparts et sa fameuse « Tour des Bouchers » qui doit son nom à la corporation du même nom. De nombreuses curiosités méritent les chemins de traverse : L’Hôtel de Ville, l’ancienne halle aux blé, la maison des ménétriers… Seule la Maison de la Presse, située il y a quarante ans sur la chaussée droite en montant se trouve être en face sur le trottoir de gauche aujourd’hui. Ce qui mérite bien un sourire. Puis encore des coqs dans les vitrines, et une halte dans une charmante auberge avec le Riesling dans un coin d’ombre à l’heure où une cohorte de clients repus finit son festin en milieu d’après-midi.
…
La journée a été celle des ciels frisants d’un vent invisible, aux nuages qui écrivent comme à la craie des signes, de cette signification éphémère qu’aiment parfois donner aux choses, les enfants.
Et toujours le Haut-Königsberg au sommet des paysages.
Vendredi 19 Juillet
Derrière les fenêtres de l’appartement de la Rue des Fleurs, s’élèvent, bien haut, deux montgolfières rouges qui traversent lentement le paysage. Le ciel est parfaitement clair.
Un instinct me dit que pour visiter Eguisheim, il est nécessaire d’y aller le plus tôt possible. Le peu de souvenirs que j’en ai, est celui de cette disposition si particulière des ruelles formant une boucle qui se replie sur elle-même, de la rue extérieure, au centre du village en plusieurs cercles concentriques. A la manière des cercles formant les coquilles d’escargots.
Les ruelles médiévales étant étroites, la poésie la plus délicate s’en dégagerait le mieux au soleil ras du matin.
S’il y a un classicisme dans l’urbanisme rural en Alsace c’est bien dans l’harmonie des couleurs et des formes.
Il est écrit sur une pierre à l’entrée du vieil Eguisheim :
« -Les couleurs d’Eguisheim –Notre maison du vignoble se caractérise par son rez-de-chaussée en pierre soutenant l’ossature en bois. Jusqu’au 16° siècle, ce colombage est sobre, les bois sont protégés par de la suie ou un oxyde de fer rouge.
Des pigments et des couleurs sur les façades sont trop coûteux, le torchis ou un badigeon de chaux blanche s’imposent. Les fenêtres s’agrandissent au 17° siècle, des décorations en bois ornent les façades, des couleurs pastels désignent les plus fortunés. Au 19° et 20° siècle le ciment couvre toute la bâtisse. Il devient une mode tout en assurant une protection. Mais depuis quelques décennies, la maison retrouve ses bois nus. L’avènement de la peinture et sa large palette de couleurs emporte l’Alsace vers un élan de gaité… Sa nouvelle identité ».
Et c’est en prenant sur la gauche à l’entrée des remparts que s’offre sous une lumière qui dessine au loin les ombres, la fameuse maison minuscule, aux escaliers fleuris et au toit pointu qui est le départ de la promenade, maison qui sépare de la rue d’enceinte celle qui fait partie du second cercle de rues du village. Cette perspective donne l’impression que le regard ne peut s’empêcher de converger vers cette modeste demeure. Juste après, c’est la maison qui tangue. Deux des plus célèbres représentations symboliques du village. La rue s’allonge ensuite dans ses merveilleux jeux de formes et de couleurs, dans le silence d’une matinée encore endormie. Il n’est pas une maison qui n’ait ses jardinières fleuries, ses fenêtres laissant pendre quelque ourson en peluche ou quelque cigogne de bois. Les entrées se font parfois après quelques marches d’escaliers et une rampe de métal s’harmonisant aux coloris de la maison et à ses fleurs. La rue poursuit insensiblement ses courbes traversant successivement la Rue des trois Châteaux pour plonger dans l’autre moitié du village qui s’est en quelque sorte arrondi, par la Rue des remparts Nord. Comme une boucle parfaite, le village s’est ainsi offert à la contemplation de ses harmonies simples et rurales d’un équilibre miraculeux.
L’église possède une particularité dont n’existe plus aujourd’hui que deux seuls exemplaires en Alsace, les « Vierges ouvrantes ». Ouverte donc d’une porte qui se ferme et s’ouvre à hauteur de ventre, du plus secret mystère de la vie intérieure. Ouverte ici sur un ange de lumière (Gabriel ?)
Et il est écrit à l’entrée de la vitre de protection :
« Cette statue, datée du XIII° siècle est en tilleul polychrome. Elle mesure 1,10m. Elle est classée depuis 1978.
La sensibilité mystique de l’époque présentait au départ la Trinité en son intérieur (Père, Fils et saint Esprit)
Dans la vallée du Rhin, les vierges ouvrantes étaient nombreuses et vénérées par les confréries et les monastères.
Suite au Concile de Trente (1545-1563) elles ont été proscrites. Il n’en reste plus que deux en Alsace, au musée de Kaysersberg et celle d’Eguisheim.
Assise, l’Enfant sur ses genoux, son visage est expressif, elle ébauche un sourire.
L’intérieur des volets a été peint au XVII° siècle.
Protégée durant la révolution et les guerres, elle fait partie du patrimoine religieux et historique.
Au-dessus de cette vierge ouvrante, exposée sur le tympan d’une chapelle latérale, on voit sur une frise sous le Jugement dernier, comme à Arles ou à Bourges, une procession de vierges hiératiques en bois de pied en cap, qui semblent déjà se situer du côté du paradis.
Nous parcourons tout l’espace tortillonnant de ces maisons de poupées jusqu’à la Place du marché aujourd’hui en liesse. On y prépare, pour ce midi, une fête avec dégustations de vin et de spécialités locales. Les réservations vont bon train, et l’accordéon est déjà de la partie. Le soleil est maintenant haut dans la fin de matinée.
C’est au-dessus de l’emplacement prévu pour les nombreuses tablées que se situe l’« Hôte de la Chapelle ». Car Eguisheim a aussi donné naissance à un pape, Léon IX.
Sur une pierre du jardin, à l’entrée d’une chapelle rouge, de type néo-romane :
« L’esprit qui anime notre ville et plus particulièrement cette chapelle, c’est celui de Bruno d’Eguisheim, intronisé Pape, le 12 Février 1049 à Rome sous le nom de Léon IX. Durant les cinq ans de son pontificat, il sera souverain voyageur, diplomate et conciliateur, parcourant l’Europe en quête de paix entre les Chrétiens. Il sera réformateur et engagera la moralisation de l’Eglise. Il se positionnera notamment contre le mariage des prêtres. Eclatante de contrastes et de polychromies, cette chapelle est hétéroclite. Sa nef immortalise la vie de Léon IX. Entrez, tout simplement. »
…
C’est en sortant du village, à la toute pointe du toit d’une maison, qu’on aperçoit pour la première fois deux cigognes blanches et noires, dressées sur leurs longues jambes, dans un confortable et large nid de brins de bois.
Les cigognes n’existent donc pas que dans les légendes !
Murbach est à une portée de fusil d’Eguisheim. Et pourtant on passe très vite du paysage viticole de plaine à des paysages plus tourmentés de forêts. Nous sommes sur la route des Ballons, et tout près de Guebwiller.
Comme Cluny, l’abbaye de Murbach est une sentinelle solitaire. Plantée dans un étroit vallon de verdure, elle n’est abordée que par quelques maisons éparses. Sa masse de grès rose est imposante sur le sentier qui mène jusqu’au pied de l’édifice. Et comme Cluny, elle a souffert de la Guerre de Trente ans et a perdu sa nef. Reste le chevet et les deux tours du transept qui s’élèvent à plus de vingt mètres. L’impression première est celle que donnerait un vaisseau échoué au milieu d’un océan de verdure, à la proue bombant la poitrine (il faut dire que le chemin légèrement montant nous met face à ce majestueux monument qu’on reçoit frontalement et légèrement cabré !).
Pour en avoir une vue plus valorisante, il faut continuer le chemin de calvaire qui se dresse, abrupt et caillouteux sur la droite, jusqu’à la petite chapelle de Notre Dame de Lorette. Chapelle minuscule comme toujours, respectant le modèle primitif venue d’Italie et reproduit partout où elle est célébrée. De là-haut la perspective plongeante sur l’abbaye est remarquable. Celle-ci semble, suivant la perspective qu’on lui accorde, magnifiée et comme enveloppée par les arbres gigantesques.
Sur le chemin, d’étrange statues de pierre, rongée de vert de gris, semblent plantées dans un ancien décor de légendes fantastiques, de gnomes, de fées et de druides maintenant oubliés.
L’intérieur de l’abbaye ne présente rien de bien extraordinaire, si ce n’est dans cet espace tronqué et rebâti sur plusieurs chantiers dans le temps, un orgue de provenance inconnue, reconstruit par Dom Antoine Geiger, et des vitraux contemporains, aux fenêtres d’une belle originalité, faisant ressortir des rouges orangés comme si au travers brûlait, incandescent, un feu lointain.
Redescendus au-delà de la porte voûtée de pierre, qui symbolise le périmètre de l’abbaye, une étrange surprise attend le visiteur à l’entrée du parking : la dernière cabine téléphonique publique de France ! On pourra penser qu’il n’y a rien d’exceptionnel lorsqu’on sait que les britanniques conservent aussi la plupart de leurs cabines téléphoniques rouges, reconnaissables entre toutes, faisant partie de la physionomie urbaine du pays.
Sauf qu’à Murbach, elle fonctionne, et je témoigne qu’au moment où je passais devant la paroi de verre, la sonnerie s’est fait entendre. J’ai pu ainsi prendre le combiné et répondre à un quidam qui, d’une provenance que j’ignore, avait fait le numéro sachant qu’il avait une chance d’avoir quelqu’un au bout du fil !
Sur le sentier, juste après la porte en pierres, l’ancien jardin de l’abbaye propose un merveilleux parterre de senteurs et de voûtes végétales où se rencontrent fleurs jaillissantes et débauches de couleurs à pleines brassées.
C’est dans ce cadre de moyenne montagne, aux sapins et aux conifères odorants, que nous déjeunons, à la terrasse d’un chalet isolé et feutré de douce quiétude, et plus alsacien encore qu’on ne pourrait l’imaginer, d’un bœuf gros sel et d’un superbe riesling.
Avec Mulhouse, c’est déjà la grande ville. Et dans le centre, avec sa place de l’Hôtel de Ville, de grès rose aussi, on s’y marie jusque vers une heure avancée de l’après-midi. Une belle fontaine rend la perspective sur le rose des façades d’un étonnant dynamisme.
La cathédrale, d’un gothique banal, possède par contre, des très beaux vitraux, aux lancettes scintillants d’autant plus, qu’à ma grande surprise, c’est la première fois que la visite de la tribune à l’étage est autorisée. On peut donc presque les toucher et les admirer à hauteur d’homme. Les scènes bibliques, réalistes et d’un dessin très net, se laissent d’autant mieux lire dans leur pleine lumière.
Mais Mulhouse c’est surtout le Musée, ou plutôt, la Cité de l’automobile la plus belle et la plus enviée du monde. On pourrait même la nommer la cité des frères Schlumpf. Cette collection unique est due à ces deux importants industriels alsaciens du textile, passionnés d’automobile de collection et qui y consacrèrent frénétiquement une partie de leur fortune durant les années soixante. C’est le temps de leur succès industriel. Aux quatre coins du monde aucun trésor, aucun bijou n’échappera à leur convoitise, tout en restant soucieux également de la restauration de certains modèles dans leur propre atelier spécialisé, tenu au plus grand secret. Collection avec une prédilection pour les Bugatti alsacienne de l’usine voisine, de Molsheim.
On ne doit, en fait, le début de cette histoire, à mon souvenir, que dans les années soixante-dix, en 77 exactement, lorsque les frères sont sur le point de créer la surprise médiatique mondiale en ouvrant leur musée au public. C’est à ce moment qu’on découvre, par les médias toujours, que l’usine prospère de ces Schlumpf sombre dans la faillite en 76, à la suite du premier choc pétrolier et de la mondialisation économique qui condamne assez rapidement l’ensemble de l’industrie textile en occident.
Le 7 Mars 77, les deux mille ouvriers licenciés économiques de l’empire textile découvrent avec surprise le musée secret durant leurs manifestations dans les rues, en même temps que l’envahissent les médias du monde entier et que s’ouvre l’accès au public.
C’est dans ce musée d’exception que l’on pénètre par une passerelle au bout de laquelle se dresse un gigantesque mur de verre avec, suspendu dans les airs comme des mobiles, des véhicules factices annonçant l’antre de la cité de l’auto.
Puis, sur plus de 20 000 mètres carrés, s’étendent ensuite les différents espaces des anciens ateliers destinés aux cinq cent soixante véhicules rangés soit par chronologie, soit par marques, soit celles ayant participé de par quelque originalité dans l’histoire de l’automobile.
Je n’aurais pas négligé bien sûr ni les Maybach (elles sont sept), ni les Hispano-Suiza que j’adore, ni les quelques Delage et Delahaye, ni les Rolls devenues presque banales, et quelques véritables perles, ancêtres de l’Histoire, mais c’est très vite les Bugatti qui occupent l’essentiel de ma visite. Elles deviennent le fil conducteur dans la forêt épaisse de ces lieux. Défilent alors les modèles type 35, 50, 55, 57, peut-être mes préférés, parmi lesquels les différentes déclinaisons de carrosseries des Galibier, Atalante, Ventoux ou Stelvio. Je m’arrête devant les calandres dont la particularité, quel que soit les différences selon les modèles, représentent toujours comme une signature immédiatement reconnaissable, la forme d’un fer à cheval. Je m’arrête devant le bolide de 1955, le modèle 251 particulièrement effilé pour l’époque, piloté la même année, par Maurice Trintignant. Puis je m’inquiète et demande à une gardienne du temple « – Où sont les Royale ? »…
C’est dans une allée, au centre du musée, dans l’une des trois « avenues » rythmées par des lampadaires, dans une lumière tamisée sur fond de murs noirs, comme au cœur battant de l’exposition, qu’apparaissent côte à côte, les deux Bugatti Royale. Celle « du patron », bleue et noire, découverte, et la Park Ward (commande de l’Angleterre), toute de robe noire. Géantes et longues. Hors normes, hors classes.
Ce ne sont plus des voitures. Ce sont des carrosses…
La légende dit d’ailleurs qu’une de ces Royales, il y en a eu sept de construites, avait été commandé par le roi Karol de Roumanie. Lorsque vint le jour de la réception, à la grande stupeur de la famille Bugatti, le roi refusa sa propre commande. Motif invoqué : trop intimidante et trop parfaite. Le peuple de Roumanie ne comprendrait pas…
Et puis, une Veyron, toute bariolée, presque sexy, des années 2020.
Il paraît qu’on peut, sur commande préalable, conduire cette merveille, sur un circuit à proximité du musée. Cela fait partie des « animations » …
Samedi 20 Juillet
Ce samedi, c’est l’escapade vers l’Allemagne. Je me faisais une joie, avant le départ, d’aller vers Heidelberg, de rendre visite à la ville que Goethe a éclairé. Une sorte de parenthèse à l’Alsace. Et puis il s’agit d’un bond de moins de deux heures vers le Nord.
Longtemps avant d’y pénétrer, nous longeons un moment une des rives du Neckar qui partage en deux la ville. De part et d’autre, ce sont de petits châteaux, des demeures cossues perchés au-dessus de la rivière, encore ensommeillées dans les vapeurs matinales.
Donc Goethe, mais aussi Hegel qui brilla par ses cours de logique et de métaphysique à l’université vers 1820/30. Je sens, à mesure que nous avançons vers le pont qui franchit la rivière, que la visite n’en saura que plus palpitante. Nous n’aurons d’ailleurs pas à franchir le pont, puisque l’arrivée se fera directement par la rive donnant sur la magnifique porte d’entrée, encadrée de deux tours cylindriques surmontées de bulbes pourpres. On ne peut rêver plus bel accueil et plus symbolique arrivée dans une ville.
J’avais pourtant un pressentiment. Venant de Colmar, de tous ces petits villages aux maisons de poupée, il ne fallait pas espérer une surenchère en venant ici. L’Allemagne a une autre vision de l’urbanisme, fut-elle de ses centres historiques. Une fois franchie en fanfare la porte d’Heidelberg, ce sont des rues pavées, assez larges, aux maisons à plusieurs étages sans charme particulier, des reconstitutions soit maladroites, soit écrasant volontairement les charmes du passé, à cent lieues des réalité historiques d’origine. Ou simplement par différenciation culturelle entre l’Alsace et l’Allemagne. Il suffit de savoir aussi que la ville a été partiellement victime de bombardements en 44. Il n’en reste pas moins une impression de couloirs successifs rejoignant des places, elles aussi trop larges, aux couleurs d’un passé improbable. Sur l’une d’entre elles, le chevet colossal et sombre d’une église qui pourrait être la cathédrale d’origine. Il y a dans cette arrivée à Heidelberg un je ne sais quoi qui, comme feuilletant certains livres, sait qu’on va en tourner rapidement les pages sans envie d’approfondir plus avant le contenu. Une déception qui se dessine comme une fatalité. De la ville universitaire, elle garde peut-être cet instinct de modernité jusque dans la mémoire de son passé.
Il reste à se hisser au sommet du promontoire où s’accroche la masse sombre du château. C’est par un funiculaire impressionnant et bondé comme aux heures de pointe du métro que l’on parvient sur le flanc de colline à hauteur d’un vaste plateau.
Datant du XV° siècle le château est une des ruines les plus connues d’Allemagne. Endommagé pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg au XVII°, puis par un incendie provoqué par la foudre en 1764, il ne fut jamais reconstruit entièrement. Au XVII° siècle, la ruine est découverte comme symbole du romantisme allemand. J’avoue qu’en terme de romantisme j’imaginais ce romantisme-là plus étoffé eut égard à la majestueuse étendue de sa musique, à Goethe et à Heine. En comparaison, les seules ruines de Jumièges font pâlir celles que nous avons sous les yeux. La pierre est uniformément d’un rouge de bauxite et la superposition des différentes période d’édification ôte toute unité stylistique, ce qui lui donne aux endroits où les fenêtres sont à nu sous le ciel, un air de caserne désaffectée. Ce qui décourage l’envie de poursuivre une visite de l’intérieur. Les quelques panneaux photographiques exposés à la curiosité des visiteurs, promettent, comme dans toute visite de château, d’avoir à traverser la chambre de la comtesse, d’en apprécier le mobilier, d’imaginer la beauté des escaliers de marbre etc. Nous n’étions pas venus pour un exposé d’histoire allemande, mais pour rêver à l’harmonie où vécurent, et Goethe et Hegel, dans ce que j’imaginais un lieu plus poétiquement et naturellement enchanteur.
Le château à beau dominer la vallée du Neckar, sa beauté sombre et écrasante n’est perceptible que lorsqu’on le perçoit du bas de la ville ou depuis l’autre rive.
De l’autre côté du plateau, des balcons longent tout le pourtour à flanc de falaise, laissant à découvert le panorama grandiose, embrassant le bas de la ville historique, l’autre côté de la rive, la porte aux bulbes rouges, et la ville moderne tout au loin jusqu’à disparaître à l’horizon se perdant un peu dans les fumées de ses activités industrielles.
Le reste du plateau, lisse et nu, planté d’arbres sur des carrés de pelouses successifs, ajoute, par ses étendues molles et monotones, à la tristesse d’un manque de relief et de véritables curiosités. La déception d’Heidelberg n’aura pas duré plus de deux heures…
La fuite en avant vers Spire, voire Worms, est rendue impossible par la folie d’un GPS déficient. La visite de ces cathédrales restera donc un vœu pieux.
Baden-Baden, je l’avais cochée depuis longtemps, parce que j’avais pressenti ses architectures, son standing élégant, et puis surtout, parce que c’est ici que Pierre Boulez avait résidé depuis les années 50 jusqu’à sa mort en 2016. C’était l’occasion de faire ce détour en forme d’amical hommage.
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Des points d’eau nombreux, des cygnes et des canards s’ébattent doucement au pied d’un immense jet d’eau. A côté, l’effigie en bronze d’un buste de Furtwängler laisse présager que la musique et que l’ombre de Boulez ne sont pas loin.
La ville, immédiatement, s’avère somptuairement dotée d’architectures brillantes, peut-être un peu austères, dans la rue principale de la zone pour piéton. Architectures blanches, aux balcons souvent torsadés et aux toiles comme on en voit dans les casinos, baissés pareillement blancs qui descendent jusqu’aux pavois répétés et comme insistants aux couleurs de l’Europe et ceux de nombreux pays frontaliers. C’est le lot des villes thermales : l’élégance et la nonchalance haut de gamme. On se croirait parfois dans ces climats psychologiques de ces déjà désuets romans de Robbe-Grillet, d’atmosphère de convalescence, de costumes et de pantalons blancs aussi, qu’on imaginerait bien ce quelque chose de souffreteux qui s’étire dans d’autres romans de Thomas Mann, aux lisières de la maladie si ce n’est que la ville se veut une ville de remise en forme, une ville d’eau et de millionnaires. On dit qu’après Monaco, Zurich et Genève, Baden-Baden passe ensuite pour compter un millionnaire pour trente habitant.
Après la magnifique façade du théâtre où apparemment l’affiche de la saison lyrique n’a rien à envier à d’autres villes de « province dotée », au-dessus d’un non moins magnifique parterre de fleurs jaunes et mauves, par flambées, on suit une longue, large et monotone allée arborée régulièrement, qui suit elle-même un mince cours d’eau comme une rivière domestiquée. Tout le long, défilent des maisons qui se cachent autant qu’elles ont le désir de s’afficher, c’est-à-dire dans cette très élégante manière de se draper de discrétion.
Louis-Ferdinand Céline, dans son roman, Nord, décrit sur le ton de la dérision les quelques mois qu’il a passé, de l’été à l’automne 44, à l’hôtel du Brenner.
L’énigme du nom de Baden-Baden m’est enfin révélé : jusqu’en 1931, la ville portait le nom de Baden (Les Bains), en référence aux thermes romains à l’origine du lieu. Mais on l’appelait volontiers Baden in Baden, c’est-à-dire Baden dans le pays de Bade…
Le long de cette même rivière, à un endroit où elle semble s’élargir, se dresse un imposant édifice doté d’arcades, sur les murs duquel apparaissent des fresques palies, délicatement composées, correspondant probablement à des légendes locales ou mythologiques. A l’intérieur, une source d’eau coule abondamment. Lorsqu’on y passe la main pour s’y rafraîchir, c’est une eau bouillante qui vous brûle et vous fait immédiatement retirer celle-ci. L’intérêt vengeresque est de voir la réaction des curieux qui passent après vous.
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Etonnamment, malgré quelques librairies assez animées au cœur de la ville, personne, parmi celles interrogées, ne connait la maison de Pierre Boulez. Personne ne connait même le nom. Nous ne sommes probablement pas tombés sur les bonnes.
Après une enquête têtue et acharnée, la demeure du compositeur se trouve être, pour le GPS, l’adresse de sa dernière demeure.
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La maison de cinq cent mètres carrés sur trois niveau, dans un parc retiré, ne sera indiquée nulle part, n’étant plus depuis 2018, la maison du compositeur. Elle a été vendu à un acquéreur, aujourd’hui encore anonyme, pour deux millions huit cent mille euros. Une maison qui a vu la plupart des œuvres crées probablement à quelques lieux d’ici, au milieu des oiseaux et du silence qui transparaissent si on y prête attention, dans ses Répons et dans Pli selon Pli…
C’est par une route étroite et montante, bordée de ces maisons cossues, par grappes, et presque par chapelet, que le cimetière, à l’abri de toute turbulence, s’ouvre sur une longue allée déserte.
A l’accueil, au seul nom du compositeur, la dame aux bigoudis se lève de sa chaise, depuis l’auvent où elle somnolait, et d’un geste impérieux, le bras tendu et l’index pointé avec précision, nous indiqua la direction. Elle devait connaître tous les morts de la colline. Et comme elle devait nous voir hésitants depuis son observatoire, nous la vîmes faire un bout de grimpette, et refaire le geste avec l’index de façon plus insistante et plus précise. Elle nous procura même un fascicule où figurent quarante et un noms de résidents VIP, du moins de célébrité visités plus souvent que d’autres. Nous étions sur une sorte d’allée plus large que d’autres et à l’angle d’une de ces montées à forte pente, on vit apparaître la pierre tombale, grise et dépouillée, comme celle d’Albert Camus à Lourmarin, avec le seul nom de Pierre Boulez, et ses dates de passage sur terre, à la gravure si mince qu’on pourrait croire qu’elle ne tarderait pas à s’effacer.
Fribourg-in Brisgau passe, d’après l’historien Jakob Burckhardt, pour avoir la plus belle flèche gothique de toutes les tours de l’architecture chrétienne. Juchée à cent seize mètres au-dessus du porche d’entrée.
C’est sur une place très large, pavée et animée de ce samedi, que ce dresse le vaisseau, parmi les terrasse de bistros et les restaurants qui l’encerclent.
Le porche d’entrée est une splendeur de pierres polychromées aux teintes franches et vives. Malheureusement des filets de protection dus à des travaux provisoires empêchent la contemplation de ses statues colonnes et du tympan.
A l’intérieur la surprise est grande de constater qu’il se trouve quatre orgues qui peuvent se répondre. On aurait ainsi enregistré l’intégrale de Bach sur ces quatre instruments simultanément. La chapelle du saint Sacrement possède une sorte de reliquaire en émaux en forme d’armoire, narrant des épisodes d’avant la naissance du Christ. Une jeune fille, dans une position de méditation ostensible, semble prendre un malin plaisir à rester dans l’axe de vision, empêchant tout espoir d’admirer ce trésor insolite.
Les vitraux sont parfaitement lisibles, dont le rouge domine souvent, parmi lesquels on peut nettement identifier Marie Madeleine, Saint Jean et Jacques le Majeur, Saint Bruno et Georges au dragon, les mages et Jésus aux docteurs. Etonnamment, s’y trouve également Léon IX, notre fameux natif d’Eguisheim.
La cathédrale, entre autres merveilles, présente deux autels peints, l’un par Hans Baldung, et l’autre par Holbein le Jeune.
La déception viendra tout de même de cette fameuse flèche dont on ne peut voir réellement le travail de ciselures et de dentelles qu’elle représente, de par le manque de recul suffisant. En levant les yeux aux ciel, ce n’est qu’une forme fuyante, s’amincissant jusqu’à se fondre dans les nuages.
Depuis l’extérieur sur le flanc sud, tout en haut, perché à hauteur de la voûte, un magnifique Jean Baptiste de pierre.
Le reste de la Fribourg médiévale semble se résumer à cette grande et large place et à quelques deux ou trois autres rues disparaissant rapidement vers la ville actuelle, aux lignes de tramway, aux immeubles à façades de verres et à cette Allemagne opulente et moderne qui semble ne garder son passé qu’enclos et dans les marges.
Dimanche 21 Juillet
Mercredi, nous n’avions trouvé, malgré la motivation, et la rencontre de la mexicaine, la fameuse maison de François–Xavier. Nous n’avions pas insisté, à cause du chemin caillouteux et de la chaleur blanche et aveuglante. Ce matin, c’est la promesse d’une journée claire, la fraîcheur de l’air, la proximité de cette maison insolite que je sais être dans une parallèle à celle qui longe le canal de la Petite Venise, qui incite à retrouver son emplacement.
Tout au bout de la rue Saint Josse, il existe bien un parc Saint François-Xavier, un parc magnifique, au grand chêne séculaire, où tout semble converger, l’ombre, les petits chemins qui se croisent, et de splendides pelouses fleuries, ainsi qu’’un ficus géant, sorte de rasta coiffé à la diable dont on imagine bien la raie plantée en son milieu. Mais pas de maison du même nom. François-Xavier, missionnaire espagnol, ayant fait des études en France dut habiter un temps à Colmar. Mais de maison, on n’en trouve trace aujourd’hui. Celle-ci devait, parait-il, jouxter le grand chêne. A la place, en lisière du parc, un austère collège du nom du missionnaire.
Depuis l’angle de la rue Saint Josse, c’est la rue Turenne et l’entrée au cœur du vieux Colmar par une autre voie. Par-là, et la Grand ’Rue sur la droite, nous rejoignons le marché couvert. C’est déjà le ballet des groupes d’asiatiques, frénétiques sur les ponts fleuris, les perspectives donnant sur la Lauch et toutes les maisons qui s’éveillent aux teintes matinales, douces et apaisées des brûlants du couchant.
C’est l’heure des premières barques de flâneurs qui glissent doucement le long de la rivière, du passage sous les ponts successifs et des longs jeux de miroirs à la surface. L’heure du petit train municipal, tout vert flambant, qui draine déjà les touristes sur le parcours incontournable de la ville. Et du chant phonétique, dans les aigus, des asiatiques extasiées, les Nikon prêts à être dégainés.
Le marché couvert est plein de cette jovialité des dimanches, des petits déjeuners au bord de la rivière et des senteurs de cuisine qui arrivent en fin de matinée. On s’installe dans l’une des deux buvettes boisées où officient deux jeunes filles à la caisse, l’une aussi brune que l’autre est blonde.
– Deux Riesling, s’il vous plaît, à la table, près du vendeur de primeurs
Je dus répéter deux fois cette simple demande en apparence. Ni la blonde, ni la brune n’avaient jamais entendu parler de Riesling. Et ne savaient pas plus qu’une fois le vin versé dans le carafon, il fallait le servir, à la table près du marchand de primeurs…
Le quartier et la rue des Tanneurs sont un véritable village dans la ville. La majeure partie des édifices sont d’anciennes maisons de tanneurs des XVII° et XVIII° siècles, étroites, hautes, à colombage pour les étages. Dépourvues de fondations et de cave, elles reposent sur une embase en pierre. Les toits présentant de nombreux décrochements qui servaient de séchoir pour les peaux préparées dans le ruisseau voisin…
On flâne le long de la Lauch, après la rue des écoles, au bord du Quai de la Poissonnerie jusque vers la Rue de l’Est. C’est là que les algues, les figures que dessinent les herbes mortes dans leur lit, doucement remuées par le léger mouvement de l’eau, font étrangement penser à des Zao Woo Ki imaginaires, à ces bleus profonds que viennent zébrer quelque fulgurance de jaune, ou des rouges se métamorphoser graduellement et s’enrouler en spirale sur des verts évanescents. Un musée imaginaire sous les saules pleureurs et le passage de quelque cigogne désabusée.
Le ciel se couvre d’un blanc uniforme dans le courant de l’après-midi. Après-midi de dimanche au ralenti. Aux commerces souvent fermés.
C’est au-delà du Champ-de-Mars, qui s’étend en bordure du boulevard du même nom, qu’on parvient à trouver une seule épicerie pour le vin et les provisions du soir. Champ-de-Mars aux manèges désertés et aux allées bordées de buissons et d’arbres épais. Une petite forêt tout en même temps qu’un petit parc à la française dans sa conception.
Le ciel menace tant qu’il finit par crever ses nuages qui laissent choir ses pluies froides inattendues. La ville prend une tonalité tout à la fois métallique et luisante. Les murs de la Petite Venise renvoient une lumière mate dans des tons d’ocre presque exubérants, se mêlant aux façades bleues devenues vives comme le seraient les tonalités des maisons portuaires mangées d’embruns.
Il fallut frapper violemment aux portes d’un « bistro » qui n’ouvraient pas ses portes à un couple avec un enfant en très bas âge dont le patron répétait inlassablement qu’on ne servait pas à cette heure, malgré la pluie qui inondait maintenant tous les abords de la rue des Vignerons et celle des Ecoles. On parvint, après bien des indignations, à obtenir du barbare que le couple à l’enfant puisse trouver refuge, le temps que le ciel se vide de ses fureurs.
Lundi 22 Juillet
Encore la route des vins. Encore une série de villages miraculeux. Nous sommes reçus au pied des remparts, sous les platanes de Kientzheim, par la porte à la grimace. Au-dessus de la Porte basse, dite du tireur de langue, un mascaron vous tirera la langue… Cette figure grotesque cache en fait une meurtrière d’où l’on faisait jaillir une langue en fer pour effrayer les assaillants. Outre de belles maisons vigneronnes, on y voit dans un large parc, un impressionnant château Renaissance. La légende attribue à tort au propriétaire baron l’introduction du cépage Tokay en Alsace).
Puis une bâtisse d’apparence anodine si ce n’est qu’elle est taillée dans une pierre à la patine et à l’usure d’une belle noblesse, qui indique par une plaque de bronze qu’il s’agit d’une ancienne abbaye du XIII° siècle. Contournant la cour ouverte, on aperçoit un massif de lierre qui recouvre les fenêtres donnant sur le silence d’une petite terrasse de la plus intime délicatesse.
Au détour d’une rue, une église à peintures, à même les murs extérieurs, présente les divers impératifs de la vie d’un hospice. Sous ces représentations de factures assez maladroites, anonymes, mais présentant une belle unité d’ensemble, on peut lire : Nourrir ceux qui ont faim, Visitez les malades, Donnez à boire à ceux qui ont soif, Accueillir les hôtes.
Plus loin, Ensevelir les morts, visiter les prisonniers.
Et au-dessus d’une très médiévale danse des morts :
Ecoutez, maitres et vous valets
Accourez tous, hommes et femmes,
Jeunes ou vieux, beaux et laids,
Vous entrerez tous dans cette danse…
…et toi aussi belle créature à l’adresse, semble-t-il, de la châtelaine figurant toute parée de broderies, s’apprêtant à entrer dans la danse.
Depuis une porte ouvrant sur un chemin hors la ville, on peut suivre, sous les arbres, à l’angle, le château seigneurial, puis une promenade sur un chemin étroit qui longe parallèlement les remparts, laissant paraître parfois des ouvertures et des perspectives sur les rues paisibles du village.
…
Notre-Dame des sept douleurs possède une série de statues de bois polychromés qui attirent l’attention, des autels latéraux avec des peintures baroques de Saint Nicolas et un martyre de Saint Sébastien. Mais le plus remarquable est la collection historique d’ex-voto du XIX° siècle relatant comme il se doit les guérisons opérées durant les temps de troubles.
Plus loin, un dernier regard avant de rejoindre les remparts, une petite place, un puits à margelle fleuri, comme on en voit souvent ici, et tout autour, une terrasse donnant sur la façade de l’Hostellerie Schwendi.
La surprise inattendue de la matinée viendra du village de Sigolsheim qu’on aura traversé en trombe, mais dont l’église romane St Pierre et St Paul aura justifié une halte. Si l’intérêt ne repose en aucune manière à l’intérieur, mais à sa structure d’ensemble rappelant dans mon souvenir le modèle de Sélestat, c’est le discret mais sublime tympan de grès rouge au-dessus du portail d’entrée qui fit que je ne pus qu’admirer, par tous les angles, le Saint Pierre, les yeux clos, les bras posés sur la poitrine en forme de contrition, la clé du paradis glissée le long de la bure, les plis du bas en dentelles, larges et réguliers, la tête légèrement inclinée.
La figure du remord.
De l’autre côté du Christ, pareillement dressé, un saint Paul, qui pour la première fois, est représenté tenant de sa main le bras levé du Christ en signe de témoignage conjoint du Jugement dernier. Ou comme le bras levé de son vainqueur après la course…
La figure du théoricien.
D’une facture romane assez primitive, ce qui le rend plus émouvant encore, c’est probablement que ce chef d’œuvre est un oublié de cette période sur les routes de l’histoire de l’art, à l’écart des chemins, entre deux autres villages plus attractifs. Seuls, probablement, les érudits locaux ont-ils conscience de la beauté discrète de ce tympan rugueux.
…
Avec Hunawihr, c’est Zellenberg qui présente ce privilège d’être village promontoire, village dominant. C’est d’ailleurs par une route qui longe celui-ci qu’on découvre comme pour un passage en revue, au-dessous des vignes, l’alignement des maisons en haut, donnant l’impression de couver celles-là.
Une première mention du nom de « Celeberch » dont la traduction étymologique signifie « montagne de la cellule monacale » remonte au IX° siècle.
C’est dans ce village qu’on verra le plus de nids de cigogne, qu’on entendra même le chant très long de l’une d’elle, le cou renversé vers l’arrière jusqu’à faire paraître son bec en contorsion derrière son dos, et entendre une saccade variée et virtuose de sons de marimba qu’on croirait entendre un membre des Percussions de Strasbourg. Parfois une autre, dressée sur une seule patte avec un profil hiératique d’ibis, parfois un couple dans des nids débordant de branches hirsutes.
Zellenberg est un village pentu. Après l’église les rues sont montantes. C’est par la rue de la Fontaine qu’on atteint la partie supérieure donnant sur la plaine environnante, et le village de Riquewihr dans les lointains, et d’autres que je ne reconnais pas. Des paysages larges d’océans de vignes d’où que l’on porte le regard, avec de-ci de-là, quelques maisons isolées, noyées dans l’ordonnancement des rangées de vert, la rue de la Fontaine faisant ensuite une boucle, se nommant rue du Schlossberg en redescendant. C’est devant l’hôtel du Schlossberg, particulièrement fleuri, coloré d’un pourpre profond et d’une architecture massive, que nous poussons la porte.
Le décor est dans un autre temps. Des dentelles et des boiseries séculaires, des tables et des chaises lourdes de bois massif, éclairées indirectement, des tableaux d’anonymes aux paysages vignerons, et une horloge centenaire et triomphante, au balancier qui dit que le temps n’a pas dû changer depuis tout ce temps. Tout un univers de tradition alsacienne de meubles, de tissus, de rideaux créant l’intime, de coiffes et de vaisselles jusqu’à la particularité de la forme des verres. Cela aurait été un musée Hansi, on n’aurait pas été plus surpris. Assis à une des tables, penché sur le journal local, le patron, au tablier immaculé autour des reins, salue d’un signe plus interrogateur que de cordiale franchise.
– Pourrait-on avoir deux riesling ?
– Ce serait plutôt l’heure du déjeuner, n’est-ce- pas ?
Puis d’un geste, il indique, légèrement contrarié, une table : « mettez-vous-là quand même, je vous sers… ».
Une table en début de rangée, près du vestibule avec napperon qu’on aurait eu peur d’écorcher, un petit vase fleuri et un éclairage comme pour un tête à tête de soirée amoureuse. Dans un silence de cathédrale.
Après qu’on eut goûté le vin, il se tint un moment devant nous :
« – Vous venez de loin comme ça ?
– De Nice, de la Côte.
– Mon fils habite aussi dans le sud ; il prononce le nom d’un lieu qu’on n’arrive pas à situer, peut-être dans le Haut-Var.
Il semble ne pas nous trouver bien futé.
Comme nous avons affaire à un bourru j’ose penser qu’il n’est jamais aller dans la région de son fils.
– Et vous êtes allé le voir du côté de chez lui ?
-Et pourquoi donc je n’y serais pas allé ?!!
S’ensuit une conversation près de la cuisine, avec ce qu’on suppose être sa femme, en un français dont on reconnaissait les mots au milieu d’une phrase, mais dont on aurait eu du mal à donner un sens tant l’accent tranchait dans la langue.
Puis ce Cigalon revint vers nous, sentant qu’on s’apprêtait à partir.
– Nous n’avons guère de clientèle en Juillet. Vous savez, pour tout l’or du monde je ne quitterais cette maison. Cela fait quatre siècles que ma famille a toujours vécu ici. C’est moi qui lui ai donné sa physionomie d’aujourd’hui, la décoration, les poutres actuelles, tout ce que vous voyez. Ça fait des années que je ne vais même au village voisin ! Je me réveille avec le coq d’ici. Vous pensez, aller vivre ailleurs ! Ici, c’est mon paradis !
C’est la maison de la famille Schaller, au numéro 59, rue Schlossberg.
Pénétrer dans Bergheim, c’est comme traverser un décor de cinéma. C’est par une porte d’enceinte, la Porte Haute, la seule des quatre portes conservées, que se fait l’arrivée sur la Grand ’Rue, bordée sur la gauche de platanes et d’une contre-allée où se meurt un ru à sec. Un chapelet de maisons se succèdent comme une liesse naturelle, vives et fleuries, les roses et les bleues, celle de la rue de la Monnaie, toute rouge, la maison au pignon de la Renaissance rhénane, la maison du Docteur Walter, au cœur même de la ville, et celles de la Place du marché aux échalas. Sur la place Walter, la fontaine représente les trois collines qui entourent Bergheim (Kazlerberg, Altenberg et Grasberg).
Dans l’une de ses rues, on peut entendre une rumeur sourde, une liesse qui monte, gaie et informelle. C’est toute une maisonnée, campée dans l’intérieur d’une de ses bâtisses vigneronnes qui fête un évènement. Tapis dans la semi obscurité, on entend à intervalles réguliers les entrechocs des verres, et les exclamations intempestives. Au travers de quelque guirlande de jarres fleuries, on aperçoit depuis l’entrée du jardin, les mouvements divers de la fête. A croire que toute la ville, ou ce qui compte de sommités locales, compressée en un seul et même lieu, s’était donnée du bonheur vigneron dans cette demeure.
…
Le plus étonnant se trouve être l’ancien ossuaire, aujourd’hui Maison des sorcières qui relate les procès en sorcellerie autour de 1580, dont furent accusées des femmes d’ici. A l’arrière, au Jardin des Simples, merveilleux d’équilibre et d’harmonie, sorte de petit cloitre sans galerie, se trouve une boite à livre dans laquelle m’attendaient, car je ne crois au hasard dans ces circonstances, le Jonas de Jean-Paul de Dadelsen, autant dire l’essentiel de son œuvre poétique, et le Goethe en Alsace, compilation de lettres et de textes divers du même auteur. Comme une offrande du village, comme une invitation à la meilleure Alsace littéraire.
A la sortie du village, hors les murs, sur la route des vins, a été planté en 1313, un tilleul qui en ferait le plus vieil arbre de la région.
Mardi 23 Juillet
Maman aurait eu cent ans aujourd’hui. Nous serons encore sur ces chemins de vignes, dans nos va-et-vient jamais bien loin de Colmar.
Un des villages des plus discrets et des plus imprégné de ses activités viticoles, c’est Ammershwihr. On n’y trouve guère de commerces, hors ceux des dégustations de cru. On sent des odeurs de boulangerie et souvent de pâtisserie venues de quelque soupiraux. Ce matin, comme souvent nous précédons le rythme du village. Pas une âme et pas même de coq qui chante. Pareillement, l’église est du plus grand commun, qu’on aurait du mal à lui trouver un style, si ce n’était un clocher pointu qui sert d’orientation lorsqu’on lève la tête. Quand on y pénètre, le plus remarquable, que les visiteurs ont déserté depuis longtemps, ce sont ces magnifiques statues de bois polychrome, dont la fréquence dans les villages s’apparente, semble-t-il, à une tradition.
Dès l’entrée, un de ces fameux Christ aux proportions démesurées, sur l’âne, pour l’entrée dans Jérusalem. Christ de bois, qu’on retrouve à Unterlinden et dans d’autres musées d’Alsace. Christ au doigt levé, le buste raide et démesurément seul au milieu d’humbles vitraux et de statues de moindre importance. Les autres statues, nichées sur le sommet des piliers représentent grandeur nature, des apôtres drapés comme des empereurs, et une Vierge éplorée. Le saint Jean tout de vert et de pourpre, imberbe comme toujours, et le livre porté contre la poitrine, la main levée en signe d’avertissement. Saint Paul à la calvitie avancée, plus guerrier, est représenté appuyé sur une épée sur toute la longueur du corps, comme force de la théorisation du Verbe. Saint Pierre, le plus échevelé, avec son énorme clé dorée, le livre ouvert contre la poitrine. Un Saint Pierre plus triomphant et pompeux que celui, sublime, de Sigolsheim. Ces sculptures, à vocation ambitieuses, se trouveraient-elles dans un musée d’importance, seraient considérées comme des joyaux offert à l’admiration de tous.
Flânant dans les ruelles silencieuses, on apprend que l’origine du nom du village serait un condensé d’Amalric et du latin villare, domaine de Maréville.
A la Tour des cigognes, il y a évidemment un couple de ces cigognes caquetant qui semble inviter le visiteur à pénétrer ici. A la sortie, un étrange édifice Renaissance, une tour circulaire de défense, coiffée d’un toit de tuiles, pointu, la Tour des Fripons.
C’est en demandant à la Poste la route à suivre pour rejoindre Niedermorshwihr que dans un des couloirs de ce bureau anodin, entre deux services postaux, on aperçoit dans une vitrine fortement protégée par une épaisse vitre, une représentation d’une piétà de bois polychromée renaissance, de taille presqu’humaine. Une Vierge abondamment drapée à la manière élégante et bourgeoise de la peinture hollandaise, un Christ abandonné sur les genoux de sa mère, dans la discrétion d’une douleur, simplement rehaussé dans l’humble détresse, par les expressions des plis des vêtements.
Une telle œuvre, exposée elle aussi à Unterlinden, aurait plus sa place que dans l’anonyme dépôt d’un bureau de poste…
L’entrée à Niedermorshwihr se fait par une rue montante traçant le cœur du village. Et dès les premières maisons, de part et d’autres, des jaunes et des bleues éblouissantes, comme fières de trompéter aux visiteurs une arrivée en fanfare.
Je photographiais une maison jaune, aux très beaux colombages, avec en fond, un mamelon de vignes qui, remontant bien haut au-dessus du toit, donnait l’impression d’être envahi de papillons verts ou d’être cerné de toutes parts par la campagne environnante. Une dame, au bas de la rue avait ralenti le pas pour ne pas gêner ma prise de vue et nous salua quand elle fut à l’intersection de la rue principale.
– Notre village est bien beau n’est-ce pas ?
– Tous vos villages ont le sourire
– Vous venez de loin ?
De Nice, du Sud.
– J’ai habité longtemps à Marseille. Maintenant ça fait trente ans que je suis ici, mais je ne connais pas même le bout du village, ni même les vignes du dessus…
Et vous ne trouverez pas plus de bistro ici. Si vous désirez boire un verre, il faut s’adresser directement à ceux qui vendent du vin. Presque toutes les maisons vivent de ça…
On s’en doutait un peu. Pas de bistro, pas de restaurant, ou alors bien dissimulé, ils n’y trouveraient pas leur compte. Sur la route des vins, on admire, on rêve d’y séjourner quelques temps, mais les maisons gardent jalousement derrières leurs lourdes portes le secret qui les fait vivre.
Lorsqu’on a passé les dernières maisons sur les hauteurs, quelques chalets éparpillés, on a une vue extraordinaire sur les vignes qui continuent à perte de vue, tirées au cordeau, dans des alignement d’une parfaite régularité. Surplombant le centre du village, le toit pointu de l’église. Celui-ci a la particularité d’être un des rares toit vrillé d’Alsace. On nomme ainsi les toits qui, pareil au mouvement de spirale d’un tire-bouchon, monte vers le ciel en tortillonnant sa surface de tuiles roses. Il existe même une association qui recense, protège et restaure les plus de cent quarante églises vrillées d’Europe.
Depuis nos rangées de vignes, le spectacle est tout aussi grandiose que serein.
A l’intérieur de l’église, c’est toute une série de bas-relief en bois polychromés formant les diverses étapes du calvaire qui nous attendent. D’un trait précis et de compositions fortement portées sur le grandiose qu’on pourrait croire ces stations faites aux XVII° siècle. Solitaire, un peu à l’écart, une vierge en bois dans la délicatesse d’un modèle botticellien. On peut aussi admirer un orgue Silbermann, et dès la sortie de l’église, sur l’autre côté de la petite place, un magnifique puits à margelle tout fleuri.
Des nuages gris forment un ciel uniforme et bas, ce qui, arrivant devant la façade de l’église romane de Sélestat, la rend plus sombre encore. Architecture aussi austère que ses proportions sont équilibrées. Deux tours et surtout un chevet d’un type qu’on pourrait trouver en pays de pluie et de grisaille. Prolongée par un espace arboré permettant une belle perspective sur le chevet et le clocher qui part en pointe et s’élève haut dans le ciel sombre. On pourrait y lire, depuis cet endroit, une quelconque parenté avec Saint Julien de Brioude. La pierre d’origine est un grès pourpre ayant sali avec l’usure. Pour une fois l’expression pierre qui a souffert dans ses chairs pourrait convenir à Sélestat. A l’intérieur on est rapidement attiré par la chaire. Une chaire baroque du XVIII°, toute étincelante de ses dorures et de ses émaux. Et c’est là que nous retrouvons notre Saint–François Xavier ! Mort aux Indes en 1552, la chaire évoque le passage de l’apôtre des indiens dans neuf reliefs : Le saint délivrant un possédé du démon, remettant un évangile à un chef, un prêche aux habitants, un baptême, un incendie éteint, et enfin le saint portant sur ses épaules un baptisé.
Devant la balustrade, il y avait à l’origine les Pères de l’Eglise, Ambroise, Augustin, Grégoire et Jérôme. Trois statues ont été volées, et la quatrième a été mis en sécurité nous dit une inscription murale. Par contre, sous la console, les attributs des quatre évangélistes tout triomphant de métal doré. A côté du baptistère, un magnifique bas-relief du XII°, probablement le couvercle à sarcophage d’enfant, retrouvé en 1892 par l’architecte Charles Winkler.
Mais Sélestat est doté, à une cinquantaine de mètre, d’un autre édifice, gothique, celui de la cathédrale Saint Georges, taillé dans la même pierre et dans les mêmes tonalités que celle de Sainte Foy. Dès l’entrée principale, c’est un magnifique Saint Michel de pied en cap, chevelure bouclée, l’épée au côté et le fléau de la pesée des âmes de l’autre. La pierre paraît à certains endroits de la sculpture rendre un vert de gris qui lui donne une intériorité et comme une plus grande majesté.
A l’entrée même de la porte, deux motifs probablement rapportés d’un édifice antérieur, représente, chacun à l’angle de celle-ci, des atlantes, ramassés sur eux-mêmes et comme soutenant difficilement cette entrée vers la nef.
Tout en haut des piliers, des sculptures aux divers chapiteaux évoquent des tailleurs de pierre. Saint Georges présente aussi au chevet et dans les parties latérales de magnifiques vitraux comme autant de lances vers les hauteurs.
La ville est vivante et le tour du centre réserve de belles façades ; le salon de thé étant même surmonté d’un très noble chevalier sculpté de bois vivement coloré, s’apprêtant, de sa lance, à entrer en lice.
Sur la terrasse où nous nous installons, on ne sert pas de Riesling. Seulement de l’Edelzwicker. Une énigme que je n’ai pas eu le temps de creuser…
Sur la route au ciel encore légèrement timide, la ligne de crêtes des Vosges, dans le crépuscule naissant, n’a jamais autant dessiné ses horizons bleus.
Ce soir est l’avant dernier à Colmar. Il n’est pas nécessaire d’attendre le dernier moment pour goûter, en forme d’apothéose gastronomique, à la choucroute. C’est sous les tonnelles « des Arcades », dans la Grand ‘Rue, que sans avoir consulté aucun guide, mais par un instinct infaillible, nous découvrons la meilleure cuisson de chou jamais préparée. C’est probablement dans cette cuisson longue et patiente que réside le secret de la grande choucroute. C’est pour se faire pardonner cette attente bien longue que notre serveur Abdel se fait immortaliser sur un cliché avant qu’on ne se perde dans les rues animées où nous attendent sur la « Place du Vieux Marché aux fruits » des danses folkloriques à la tombée de la nuit. Cette fois, c’est en costumes et coiffes traditionnelles tout un petit musée Hansi pris dans le tourbillon d’une fête vigneronne.
Mercredi 24 Juillet
Obernai ce matin. Gris, légèrement couvert, sans la lumière triomphante que mériterait la traversée de cette cité bâtie au pied du mont Sainte Odile. On y entre aujourd’hui par la chocolaterie Jacques Bockel, à la très chic devanture. C’est le début de la Rue du marché qui rejoint la Place du même nom, parcourue de maisons traditionnelles aux couleurs et aux enseignes les plus vives. On y rencontre la Cour Fastinger, très belle cour au chalet fleuri avec son puits surmonté d’une tête de bœuf, emblème de la corporation des bouchers, et d’une galerie en bois. La place du marché débouche sur l’hôtel de ville et la fontaine Sainte Odile. Malheureusement pour la belle perspective, un camion de frites ambulant stationné en plein cœur vient gâcher la belle harmonie qu’on eut pu tirer depuis le fond de la place. Nous remontons donc vers un autre puits sur la rue du chanoine Gyss, le puits à six sceaux. Construit dans le style Renaissance, une margelle circulaire avec trois colonnes à chapiteaux corinthiens supporte un baldaquin octogonal orné de sculpture. C’est un des emblèmes de la ville. Dans la même direction nous parvenons aux deux flèches qui dominent la cathédrale visible de très loin sur son promontoire. D’aspect néo-gothique d’une banalité fréquente, lorsqu’on y pénètre, on est saisi par la beauté et la majesté de la nef, surmontée au transept d’une croisée circulaire dotée de mosaïques de vingt personnages bibliques sur fond doré, un peu à l’image du baptistère des Aryens à Ravenne. Le compliment est à peine exagéré, tant l’effet optique est somptueux. Surmontant cette croisée, des piliers ornés de motifs géométriques ajoutent à la luxuriance d’une cathédrale qu’on n’aurait imaginé si belle. Dans l’une des chapelles latérales, derrière une épaisse paroi vitrée, on pénètre dans le sanctuaire de Sainte Odile, patronne de l’Alsace (Santa Odilia Patrona Alsatiae) inscrite à la fresque sur une paroi de mur. Un orgue symphonique de Joseph Merklin se déploie sur fond de vitraux, comme à Notre-Dame… Et comme souvent, au pied de la chaire ou à la tribune, de remarquables statues de bois à taille humaine, de saints et d’apôtres ponctuent l’espace intérieur.
Mais l’Alsace n’est pas que le pays des cigognes. C’est aussi celles des moineaux, des oisillons. Au hasard d’un dédale, près des marches qui descendent vers la rue du canal de l’Ehn, on aperçoit, au creux et à l’angle d’une poutre, soutenant une belle maison de tradition, un nid dépenaillé, piaillant d’oisillons tout grands yeux tournés vers nous. Et à la vitesse d’un éclair, la mère qui surgit, nourrissant tour à tour, à chaque trajet, la bouche de l’un des quatre d’entre eux.
…
L’instinct est une chose merveilleuse.
Cela prit quelques minutes avant de comprendre, médusé, qu’il s’agissait maintenant d’assister à l’apprentissage du premier envol. D’un seul mouvement, spontanément encouragé par la mère, le nid se vide, une nuée d’ailes se déployant, battues en tous sens, avec hésitation, véhémence et ce qu’on peut imaginer de maladresse, jusqu’à ce que chacun trouvât son chemin dans les airs, au ras du sol, ou déjà imitant les trajectoires plus habiles de la mère. Un seul échoue. Battant des ailes comme s’il s’agissait d’un frisson frénétique, agrippé aux stries d’un volets clos, comme l’enfant fragile refusant de grandir, et finissant par se laisser choir au sol. Immobile et maintenant vulnérable.
Une jeune fille passant au même moment, émue comme nous par cette scène, nous dit qu’il ne fallait surtout pas toucher l’oiseau, la mère ne le reconnaîtrait plus et l’abandonnerait. C’est donc à l’aide de morceaux de carton qu’on fit basculer l’oisillon dans un petit caisson sans le toucher, aidé par le boulanger alerté pour la cause et qui, plus grands que nous de taille, le déposa en équilibre entre deux bras métalliques de réverbère.
Les passants médusés eux-aussi, de plus en plus nombreux, assistaient maintenant à cet évènement insolite.
Revenu quelque demi-heure plus tard, l’oiseau était toujours dans sa caisse. Il ne savait toujours pas voler.
L’Alsace n’est pas que le pays des cigognes.
…
En partant d’Obernai, comme dernière vision, près de la Rue de Sélestat, à l’orée de la vieille ville, les fenêtres des maisons regorgeaient, comme de tradition, de nounours en peluche, d’Hansi en costume, découpés en carton rouge et noir, de rideaux vichy rouges et blancs, de coiffes alsaciennes, de pots d’étain, de jardinières fleuries et bien entendu, de cigognes bec contre bec ou volant haut dans les airs…
A Colmar, la lumière nous accueille comme elle l’avait fait le jour de notre arrivée, tranchant dans le soleil déclinant des couleurs les plus vives, les maisons, le canal et les architectures les plus ciselées. A la chapelle des Dominicains qui n’ouvre que vers quinze heures, trône au beau milieu de la nef, la fameuse Vierge au Buisson de Martin Schongauer. Vierge à l’enfant, hautement relevé de rouge et entouré de motifs végétaux de part et d’autres de la scène. J’aperçois de nombreux visiteurs cherchant le nombre d’oiseaux disséminés dans ces espaces, et les comptes ne sont pas souvent les mêmes suivant les observateurs. Reprenant un cliché fait à distance assez rapproché, j’en ai pour ma part compté six !
…
C’est à la Place de l’Ancienne Douane, sous les arcades voûtées qu’on sert au comptoir la dégustation permanente du vin qui désaltère. Les clients s’installent ensuite dans des coudes à coudes des plus familiers, assis sur de longs bancs de bois et des tables qui ne sont que de longues planches posées sur tréteaux. C’est là le lieu le plus fréquenté et le plus animé des fins d’après-midi.
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Non loin d’ici, après le porche, dans la cour d’une maison, se profilent les ombres harmonieuses dansant au-dessus d’une vasque jaillissante. Ce sont les trois Grâces sculptées par Auguste Bartholdi, l’enfant du pays. Il n’est pas rare de rencontrer autour de monuments publics ou en ornement d’un espace arboré en ville, certaines de ses œuvres. Lorsque nous revenions de la route des vins, nous avons d’ailleurs fréquemment passé le rond-point où trône une des versions de la Statue de la Liberté.
Ce dernier soir, nous repassons dans les rues, les ruelles, près de la Lauch, et sur les berges de la petite Venise, brûlant de son crépuscule, comme elle nous avait accueillis il y a presque dix jours déjà.
Puis c’est la Rue des Fleurs dans le bleu intense de la nuit. Les travaux de la chaussée et des accotements de trottoirs ont miraculeusement été achevés.
Jeudi 25 Juillet
Ce matin, ce sont encore les deux montgolfières rouges qui nous saluent dès le réveil. Comme un bel au revoir, donné depuis le ciel ! Elles nous suivront encore un bon moment sur la route menant au sud, jusqu’à disparaître comme deux petites têtes d’épingle fondues dans l’azur.
Bientôt, insensiblement, nous passons de l’Alsace à la Bourgogne, des paysages viticoles comme des océans limpides à l’amoncellement de champs de tournesols et de champs de colza. A des pâturages à herbe plus grasses et plus sombres, des alternances de terres à élevage et de campagnes plus secrètes et plus sauvagement arborées.
Les couleurs mêmes se sont métamorphosées, depuis les verts uniformes des vignes à des bruns verts plus profonds, des bruns sombres et des éclats de terres dorées, des alliages de sous-bois et de clairières aux abords des villages.
VEZELAY
C’est de loin qu’apparaît, au détour d’un large changement de cap, la colline de Vézelay. Juste après Saint Père, sur un promontoire en pente douce, comme un vaisseau traçant, surgit la colline éternelle.
Depuis le bas du village, la montée vers la basilique se fait par l’épine dorsale qui partage les maisons de part en part. La douceur alanguie du serpentin doucement ondulant du chemin, rythmé par ces maisons de pierres blanches aux toits roses, offrent ses quelques commerces discrets de vente de vin ou de produits de terroirs. A quelque intersection, une chapelle, une entrée de maison de notable. Quelques filets sauvages de lierre envahissant une vieille demeure médiévale. Puis c’est le débouché, derrière deux arbres encadrant la place, sur le seuil et la façade de la basilique de la Madeleine.
Elle apparaît dans le bleu et le grisâtre d’une pierre à l’exposition solaire encore versée à l’Est. De jeunes cœurs vaillants, tout fanions au vent et bérets sur la tête, patientent assis sur les marches de l’entrée latérale. Les statues de Viollet-Leduc, verticales et hiératiques sont à peine perceptibles à cette heure. Quelques pèlerins venus de loin soufflent à l’ombre des quelques terrasses sur les bords de la place. On croirait avoir atteint le bout du monde.
Depuis le parvis, avant l’entrée, en se tournant vers le chemin que nous venions de gravir, il faut imaginer Saint Bernard, vers mille cent et quelques, prêcher devant une foule remplissant l’espace de cette place, et plus loin encore, la seconde Croisade.
…
L’entrée latérale débouche sur le narthex. Vidé de tout superflu comme on le ferait d’un espace abstrait, apparaît l’une des réalisations les plus fortes que l’esprit humain a engendré : la vision de la Pentecôte enclose en un arc de cercle exprimant une sorte d’explosion spatiale à partir de la figure centrale du Christ. Le message est clair, « Allez, et enseignez les nations ». Et on voit tout autour de la mandorle imaginaire, le mouvement des apôtres en diverses positions symbolisant la partance vers le futur de leur vocation spirituelle, certains regardant déjà vers l’Est, d’autres vers l’Ouest, comme pétrifiés, frappés par la grâce.
Au pilier droit, face à l’entrée de la nef, le dialogue de Pierre et Paul, drapés par le plus subtil ciseau du XII° siècle de l’école de Bourgogne. Comme une perfection jamais démentie avant cette entrée dans le cœur de l’édifice.
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L’entrée dans la nef est une autre expérience des plus parfaites de la lumière mystique. Rien ne saurait y être comparé. J’ai longtemps cherché sans trouver d’équivalent. Les hautes fenêtres latérales, comme dans d’autres édifices comparables, percés à intervalles réguliers, ne diffusant ici qu’une quintessence quasi pythagoricienne de la lumière, comme Thoronet dans le domaine du son. Rostropovitch avait en son temps voulu enregistrer sa vision des Six Suites pour violoncelle de Bach. Il y cherchait à percer au cœur de Vézelay ce qu’il avait à rendre de spiritualité dans ce bréviaire pour le violoncelle. Je pense sincèrement qu’il faudrait plutôt, pour donner à imaginer la précision paradoxalement imprégnée de halo de lumière, les polyphonies strictement impalpables, en masses aériennes et ineffables, d’un Josquin ou d’un Roland de Lassus, disons pour ceux qui les connaissent, de ses Larmes de Saint Pierre.
Une fois pénétré de la lumière, on lève la tête évidemment. Et on cherche la signification des enseignements des chapiteaux au sommets des piliers. J’avoue ne connaître en entrant ici que le fameux Moulin Mystique au côté sud de la basilique. La parabole, dans le plus tranchant et le plus saisissant des raccourcis, présente deux personnages, l’un versant, au-dessus, le blé à moudre sur la meule, dont un autre recueille, au-dessous, la farine définitive : le passage de l’Ancien en Nouveau Testament.
Et puis, c’est le tourbillon jusqu’à en avoir mal à la nuque de lever les yeux vers le ciel de cette pierre signifiante.
Défilent alors, dans la simplicité raccourcie et tranchante des ciseaux de la plus belle école de Bourgogne, la lutte définitive de David tranchant la tête de Goliath, Moïse et le Veau d’Or avec la diablesse à la chevelure hérissée et momentanément triomphante, et dans la circularité du chapiteau, aucun espace ne se perdant, la bouche grande ouverte du veau et un anonyme israélite apportant une chèvre en sacrifice.
Plus loin, un des plus caractéristiques du style vézelien, le saint Martin et l’arbre sacré des païens. Le geste de bénédiction du saint est une des plus plastiques attitudes dans la plus calme expression de quiétude. Encore, tout là-haut, dans le désordre de nos déambulations, un des chapiteaux où je m’attarde le plus : la Mort d’Absalon. Joab tranche la tête d’Absalon resté suspendue par les cheveux à un arbre touffu tandis que le cheval continue sa course.
Encore un dernier souvenir, au flanc nord, celui d’un des compagnons d’Absalon, emporté par son cheval, se retourne en levant l’index de la main droite. Sublime.
Soixante-seize de ces chapiteaux racontent dans la plus belle unité stylistique, le grand récit biblique.
L’impression globale de l’immersion dans la basilique a quelque chose de plus dépouillé et de plus logique, et comme de plus nécessaire même que celle ressentie à la Mezquita de Cordoue. Le vaisseau présentant dans son ordonnancement plus d’unité et convergeant vers une seule direction : le nimbé de lumière du chœur.
Et ce jour-là, ce 25 juillet, alors que la basilique se remplit soudainement, que les petits scouts et les cœurs vaillants réapparaissent, une large partie de l’assemblée de religieux et de religieuses ne faisant qu’un seul corps, entonne une polyphonie des plus complexes à la croisée du transept. Nous assistons à distance à l’ordination d’un novice à la prêtrise. Le corps à même le sol face contre terre.
C’est tout le village et ses rues qui portent les stigmates de cette lumière douce et sereine d’un je ne sais quoi de sacré. Les lierres, les fleurs modestes, la discrétion des jardinets, comme les vieilles pierres blanches, jusqu’à la douceur de la pente comme un chemin inexorable qui trace ce qu’on appelle ici, comme il en va de soi depuis toujours, la colline éternelle.
A mi-chemin de la pente, redescendant le village, une petite placette propose dans la plus belle quiétude ombragée de son bistro, le vin de Vézelay qui pousse à quelques hectomètres de là, confidentiel, mais dont la qualité est à la hauteur du lieu. Avec une attaque en bouche radicale et une note surprenante de sésame.
C’est encore un peu plus bas, dans une cave où nous sommes reçus, comme des compagnons de confréries, par l’artisan vigneron, Martin Barbieux qui nous montre sur une immense photo du village d’où vient le fameux Vézelay à la si belle attaque du bistro d’en haut. Nous emportons donc une bouteille de la cuvée de ce Tête à Tête, et une autre de ces Vigne Blanche qui grimpent en pente douce, comme tout ce qui touche à ce village sacré, au flanc sud de la basilique.
AUTUN
Comme une étape sacrée ne vient pas seule, c’est Autun, dans ce même après-midi, qui est inscrite à la prochaine. D’un tympan l’autre.
La lumière de miel descend sur les routes. Les pierres apparaissent plus jaunies quand nous abordons la ville. C’est sur une vaste place traversée sur l’un de ses côtés d’une esplanade rythmée d’arbres touffus qu’est l’entrée du vieil Autun. En pente raide, par de charmantes ruelles animées de petits commerces, le chemin mène dans mon souvenir, à la cathédrale, et tout près, au Musée Rolin, musée lapidaire s’il en est. A l’angle d’une de ces rues, le chantier paraît immense, et le panneau indique que le musée en question est en restructuration complète et ne rouvrira qu’en 2028… On ne verra donc pas la Tentation d’Eve rampante, taillée dans la pierre d’un large chapiteau, ni la Fuite en Egypte, l’une des plus belles réalisations jamais produites de cet épisode, tant en sculpture qu’en peinture.
C’est sur un plateau dégagé sur son côté nord qu’apparaît la cathédrale, présentant une rangée grimpante d’escalier, le cachant jusqu’au dernier moment, le fameux tympan protégé du soleil par un porche profond. L’éblouissement est immédiat. Au sens propre. La pierre est uniment blanche, lavée probablement depuis mon dernier passage. L’artiste, si j’en crois l’unité de style de l’ensemble du tympan, n’a pu être que seul à concevoir l’intégralité de ce Jugement dernier. Immédiatement reconnaissable par la modernité et l’immense liberté qu’offre l’exécution des personnages, démesurément allongés, étirés dans un sens ascensionnel, rejoignant sans pour autant signifier un même message, les réalisations de Giacometti et les longues et démesurées représentations des figures féminines de Matisse. L’impression d’ensemble est tout d’abord d’une merveilleuse unité, et comme dans les cinq plus belles réalisations de Jugement Dernier (Vézelay, Conques, Moissac et Beaulieu-sur-Dordogne), chaque séquence, notamment celles des Saints à la droite du christ en mandorle, pourrait être objet d’une œuvre à part entière, indépendante de l’ensemble. La lecture peu à peu révèle autour de la figure centrale, les saints et les apôtres donc, comme spirituellement déjà dans un monde éthéré et dépourvu de matérialité, mais aussi de l’autre côté, celui des damnés, la séquence la plus attractive, celle de la pesée des âmes où celui qui tient la balance tient à lui seul tout l’intérêt de la scène en une position d’une souplesse et d’une distorsion qu’elle égalerait, aujourd’hui encore, les plus remarquables représentations stylisées du corps humain.
Sur le linteau, la rythmique régulière de la foule des élus, et sur le côté droit, les damnés.
Comme souvent, aux voussures supérieures, les travaux et les mois, ainsi que les signes du zodiaque, indiquant qu’un tympan médiéval est un univers pris dans son ensemble où chaque séquence fait partie d’un univers replié sur lui-même.
A l’intérieur de la nef, l’intérêt, comme à Vézelay, est de saisir tout là-haut la lecture des chapitraux historiés. Où l’on retrouve, ce qui nous consolera du musée Rolin, la fameuse Fuite en Egypte qui se voit au-dessus d’un des piliers, dont la régularité et la délicatesse des traits, sans valoir la version du musée, prouve qu’une conception préalable a pu exister en différentes réalisations.
Viennent également les chapiteaux « haut de gamme », atteignant en un style différent de ceux de Vézelay, outre la Fuite en Egypte, le sublime « sommeil des mages », dont on imagine la virtuosité d’exécution, en un si petit espace, de disposer trois personnages couchés à la verticale et un ange au-dessus, le doigt pointé vers le ciel et de l’autre main un geste protecteur vers ces mages.
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Autun est aussi la preuve qu’on peut réaliser des vitraux contemporains s’intégrant à l’esprit du lieu. Même si, à l’heure où l’on parle d’une solution à trouver pour les vitraux de Notre-Dame (et l’on y souhaite la réintroduction des originaux du XIII° siècle), ceux d’ici pour la plupart relevant d’une inspiration plus proche de peintures de Bissière ou de Manessier, l’unité de la lumière et de la pierre n’en est moins réellement magnifiée.
Nous redescendons par les mêmes ruelles animées et colorées jusqu’à l’esplanade ombragée où défilent côte à côte, les cafés, le long de ce très long espace, où flânent les promeneurs et les consommateurs aux diverses terrasses.
Tournus nous accueille dans la lumière chaude et parfaite sur le flanc occidental de l’abbatiale St Philibert. On ne pouvait avoir couleur plus appropriée à l’épanouissement d’une façade de pierre blonde aux structures dépouillées d’une majesté austère. L’hôtel est envahi d’une flopée d’arbres qu’on croirait qu’ils tiennent à défendre la vieille bâtisse jalousement défendue. On y entendra les concerts d’oiseaux qui rivaliseront avec ceux des clochers du village.
J’ai souvenir que jadis, prononçant le nom de la ville de Tournusse, je fus relevé par une vigoureuse habitante des lieux qui répliqua :
« Nous disons Tournus ! Est-ce que vous prononceriez Parisse par hasard ?! ». Je n’eus l’audace de répondre qu’elle venait porter là un fameux tour de vis dans mon ignorance et qu’il fut un temps la mode éphémère des années quarante a voulu qu’à Paris on prononçât Parisse…
L’originalité de la nef est qu’elle est voûtée par une série de cinq berceaux transversaux du XI° siècle en plein cintre reposant sur des arcs doubleaux formés de claveaux blancs et ocres qui s’appuient sur des colonnettes surmontant les grandes colonnes ». Comme au premier âge roman, austère et monumental.
Ce sont, en effet, ces énormes piliers, qui, une fois pénétrés par le narthex, se voient encadrer symétriquement le cheminement dans la nef.
Et puis, sur le flanc sud, dans un renfoncement de mur, apparaît dans la plus grande discrétion, la Vierge de Notre-Dame la Brune. D’une attitude, et je dirais d’une gémellité presque évidente avec celle d’Orcival et celle de Saint Nectaire. Et que l’enfant Jésus y est toujours représenté à un âge nettement adulte (les enfants n’étant décidemment pas le point fort des représentations médiévales et Renaissantes).
La crypte est tapissée de peintures illisibles dans chacune des chapelles souterraines.
On entend, comme une prémisse à la fin du voyage, les improvisations alternées des plus confidentiels pianissimi et les plus merveilleux pleins jeux de l’orgue.
Vendredi 26 Juillet
Sur les routes blondes de Bourgogne, une minuscule cité médiévale encore endormie, dans un paysage échevelé et sauvage, à quelques kilomètres seulement de Tournus. Un bout du monde. Tout de même annoncé par les panneaux marrons du ministère de la culture, pour lui épargner l’oubli.
Brancion s’ouvre par un manoir et une porte de pierre encore épargnée de la ruine complète, puis une succession de maison distantes les unes des autres, bardées de lierre, de rosiers ou jalousement enfouies dans une atemporalité silencieuse, avec en fond de promontoire, l’église rousse et le cimetière.
Quelques rescapés vivent encore ici. De brocante, et de quelques velléités de résurrection des lieux. Ou peut-être en sages.
Dessous, la vaste plaine marquetée de vert et du blond des champs immaculés, et l’ombre encore très allongée des cyprès avec quelques maisons éparses qu’on croirait, en cette position dominante du paysage, voir s’épanouir, transposée en un noir et blanc imaginaire, une vraie création de Mario Giacomelli.
Et puis au pied de là où je contemple ces larges étendues et leurs tournesols la tête dressée, le hameau de la Chapelle-sous-Brancion, dont l’édifice qui lui donne le nom est comme une réplique et un écho de celle depuis laquelle j’admire ce dernier paysage tout là-haut. Et comme un témoignage de plus de ces trésors d’art sacré, discrets et parsemés depuis mille ans et plus, sur le sol de notre pays.
C’est en reprenant l’autoroute après la pose sur une terrasse de l’aire de repos de Pont sur Isère que je m’aperçus, bien après, que je n’avais plus mon sac. Par le plus grand des miracles, revenant sur nos pas par des petits chemins d’angoisse, je le retrouvais avec tout ce qu’il contenait, y compris le carnet de notes où se seraient perdues les traces de ce récit.
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Rentrés à temps de ce périple en Alsace pour assister à la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris. Cent après la précédente. C’est dire si je tenais à ne pas la manquer. Ce fut à peu près grandiose. Sinon que Paris rose, Paris des femmes à barbes, Paris enfin woke, et Marie-Antoinette éternellement vouée à mourir de la main du bon peuple –Paris et la France ne pouvant être ce qu’elles sont que depuis 1789 – l’Ancien régime n’existant que pour éclairer les bienfaits républicains (un chapitre des festivités se nommant même « Ah ça ira ! » dont la musique a passé depuis longtemps l’épreuve du temps), jusqu’à une très conformiste caricature d’une méchante dérision de la « dernière cène » (il est vrai que le conformisme s’attaque souvent à ceux qui ne se défendent pas), toutes ces fausses provocations étaient inévitables. Par ailleurs, et d’une manière générale Paris étant Paris, il est presque difficile d’enlaidir une belle fille comme le voulurent les concepteurs, le spectacle nocturne d’ensemble sur le Champs de Mars, la tour Eiffel, les lumières et les vues sur la ville, furent somptueux.
La presse internationale s’est inclinée devant une telle réussite. D’autres ont aussi justement critiqué ces atteintes à la foi la plus élémentaire.
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Et ce même jour, ou du moins en cette même fin de semaine disparaissait Wolfgang Rhim. Un contemporain qui réconcilierait presque les mélomanes frileux avec la musique contemporaine. Il avait le même âge que moi. Soixante-douze…
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1 Août
A Bernard :
Je pense que tu liras ce message un peu en différé. Ou alors sur un ordi si tu en as un du côté de la Pologne.
Pour te dire que la livraison de Juillet est dans la box mais que tu n’auras pas la suite du carnet avant le mois prochain. J’avoue être débordé avec ma famille qui loge chez moi pour un temps indéterminé. Notamment, avec . se trouvant dans la chambre de l’ordi, je ne peux me mettre au travail qu’après son réveil. De plus, depuis mon retour d’Alsace, j’ai la hantise de mal traduire mon voyage dans le récit qui devrait être commencé depuis quelques jours déjà, comme de coutume. Mieux vaut transcrire les impressions de voyage le plus tôt possible. Cette fois, ce sera une nouvelle expérience. Après que je t’aurai envoyé ce message je compte faire ma première page. Par contre, la poésie de ce mois a coulé comme ce voyage de miel dans ce pays de légendes, de traditions et de vignes vertes à perte de vue.
Je viens de terminer deux ouvrages. Un, très discret, de quarante pages, de Rosset « Note sur Althusser ». Ou il y parle de la « folie » abstraite et toute « religieuse » du « Pour Marx » de celui-ci, et tout à la fin, de Lacan, où ses disciples venaient à la Sorbonne même lorsque le maître avait prévenu de son absence pour une quinzaine. Ceux-ci venant dans les rangées de l’amphi, « à tout hasard », tricotant, lisant le journal, « attendant », des fois qu’ils eussent manqué « quelque chose ».
Plus sérieusement je viens aussi de finir 555, de Hélène Gestern. Une fiction avec pour trame la découverte par hasard d’un possible manuscrit inédit de ce qui serait la 556° sonate de Scarlatti. Tournant autour de 5 personnages principaux qui révèlent leur passé, leurs faiblesses ou leur grandeur au travers de cette course passionnée (chacun motivé différemment) à la recherche de cette partition disparue mystérieusement après avoir si soudainement réapparue derrière un étui de violoncelle. Très beau livre d’été. En outre, derrière la structure de la fiction, on est plongé dans le monde bien réel de l’univers musical d’aujourd’hui avec ses interprètes, ses virtuoses que je me suis presque cru en train de lire un numéro de Diapason…
Je m’en vais tenter de commencer le récit. Ou peut-être demain. Il faut que je m’habitue à ce rythme d’une maisonnée un peu chamboulée.
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2 Août
Les rues et les avenues de Nice sont devenues depuis longtemps, mais plus encore l’été, une Babel intégrale. L’arabe, râpeux guttural et souvent explicitement agressif, fait presque parti de l’environnement sonore le moins surprenant. Mais la vedette, ces temps-ci, des langues exotiques, c’est le slave, le russe ou l’ukrainien. Eux seuls probablement savent se différencier. Ils s’opposent, s’envoient des bombes depuis deux ans, depuis leurs pays respectifs, et dans les rues de Nice, c’est la trêve et la dilution parmi la foule insouciante.
Triste, par contre, le parler français qui fout le camp. Chez nos jeunes (il y en a deux assis à la table voisine, chez Sauveur), l’accent tonique se déplace, l’articulation se met au son des banlieues. Il y a comme une gestique intérieure de l’expression, invisible, qui pourrait s’apparenter à une langue qui bomberait le torse, vaniteuse et vantarde, déplaçant la pauvreté de son contenu vers une théâtralité bétonnée. C’est la gouaille d’aujourd’hui. Le jeune illettré, ou quasiment illettré, met un point d’honneur à faire sonner notre langue comme parlée par une communauté la parlant rarement, (ou forcée dans des situations administratives) dans les périphéries des grandes villes. Ce ne sont pas les communautaires qui vont vers la langue de Molière, ce sont les français natifs, imbibés de désarticulation rap et de culture urbaine qui louchent (in)consciemment vers le parler des cités.
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10 Août
On a découvert Léon Marchand. La France en fait une sorte de héros. Je me souviens encore de Jazy, disparu cette année dans l’oubli, sans médaille, qui pleurait au bord de la piste un matin de pluie, il y a soixante ans. C’était le héros des français de ce temps-là.
De Tokyo 64. Il l’est resté pour moi.
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Tout le monde se félicite de la réussite complète de ces Jeux, de ses fastes de cérémonies, de l’humanité et de l’osmose entre les divers acteurs et le public français retrouvant une sorte de cohésion nationale. Sauf que, si l’Ukraine a bien été présente, nous n’avons pas eu de délégation russe, ni l’occasion, à travers la sanctuarisation qu’aurait dû être, l’espace d’un moment, ces Jeux, et démonter par-là, l’universalité en question.
Et que dire de la présence de l’Iran ?
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14 Août
A Bernard :
Un bien beau séjour en voyant le descriptif de toutes ces découvertes sur le front de l’est ! Mais vous avez dû avoir moins chaud que nous. Intenable depuis notre retour d’Alsace. Aujourd’hui ça s’est un peu couvert et la peau a l’illusion de respirer mieux. Ma production poétique en a souffert. Enfin, on verra d’ici la fin du mois. Depuis notre retour on a suivi les Jeux, puis encore des images des jeux ! Tout ça à l’ombre des après-midi, tous volets clos. Je me promets qu’à l’avenir ce sera l’Islande, le nord de la Norvège (on avait failli aller vers Lofoten avec mon beau-frère et sa femme l’an passé) ou la terra Adélie. Raisonnablement on pourrait aussi fraîchir du côté de la Bretagne. Mais plus jamais d’été ici. Ou faire installer la clim, ce qui posera des problèmes de reconversion de tout notre système.
Pour te dire à quel point on est devenu liquide, je n’arrive pas à écrire plus de vingt lignes par jour du récit de voyage. 7 pages en dix jours…. Donc, à ce train, rien ne sera achevé avant la fin du mois. Tu auras exceptionnellement des lectures en retard de deux mois. Mais la poésie sera là comme pour Juillet.
L’ombre porte à lire dans une pièce dans la position la plus proche de l’immobilité. J’ai donc débité des lectures diverses dont ce 555 dont je t’avais parlé, puis un livre sur l’Algérie contemporaine de l’ambassadeur Xavier Driencourt. Puis des nouvelles de Maupassant (très bien pour l’été ce côté Normandie) et quelques monographies de compositeurs.
Une des raisons de mes dérangements d’écriture, outre la canicule permanente, c’est Y. qui dort dans la chambre de l’ordi et je n’ose le réveiller à l’heure habituelle où je prends le clavier. Ensuite dans la journée je m’efforce de profiter que tout le monde est à la piscine. Mais je n’ai plus le même élan. Jusque quand va durer cet exode familial, je ne sais ?!
Tu ne dis pas un mot de Prague ! Sinon que j’ai cru comprendre que tu connaissais déjà et que ce n’était pas ton genre de ville. Etonnant. J’ai souvenir d’une seule journée (en 95) où nous logions à la frontière austro-tchèque chez la marraine d’Hélène qui a une ferme familiale, et le souvenir qu’on en garde est de vouloir y retourner un jour (et pas qu’un jour). Ville Baroque autant que médiévale, distinguée (comme du cristal de Bohême allais-je ajouter…) et où les filles sont sveltes, plutôt grandes et terriblement campées dans un style bien de l’Est. Les polonaises, je n’en ai connu qu’une (au Pastrouil), elle avait la descente légendaire des gens du pays, un petit côté Jean Seberg, mais le caractère de celles à qui on demande grâce assez rapidement. Au bout de quelques semaines.
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15 Août
A Bernard :
Prague est victime, comme beaucoup de lieux hyper exposés, et qui saturent. Ce sont les victimes de leur succès. Dubrovnik compte maintenant les entrées et les sorties. Il y a des moments d’attente ; on a même connu ça pour la visite d’une chapelle à Naples où il fallait prendre rdv internet pour une fenêtre d’un quart d’heure dans ladite chapelle ; impensable avant l’ère du tourisme de masse. Pour la Cène de Léonard à Milan, un rdv pris en mai donnait accès à cette œuvre au mois de juillet… Bref, on essaie d’éviter les grosses avenues. Mais Prague si ce n’est plus la même ruelle d’or de Kafka, c’est toujours Dvorak et Janacek. Le théâtre où a été donné le Don Giovanni en 1787 est toujours intact.
Mais si tu as trouvé plus de calme en Pologne autant avoir eu ce bonheur devenu rare.
Aujourd’hui la pluie a tempéré l’enfer de ces derniers jours. C’est le fameux orage du 15 août, prélude à l’automne.
On en profitera en septembre pour s’échapper encore quelque part.
Dépendant du rythme de travail de Cécilia.
J’avance lentement dans mon texte, mais j’avance un peu les après-midi. Heureusement j’ai pris pas mal de notes.
Figure-toi que j’avais oublié mon sac à dos à l’aire de repos de Pont de l’Isère sur le coup de 13 h….
M’en étant rendu compte sur l’autoroute, il a fallu retourner sur place (par de petites départementales) où par miracle, un des serveurs de la terrasse l’avait consigné à l’accueil !
Sinon plus de papiers, cartes, permis etc. et perdu le carnet où figuraient les notes !
Il est parfois tentant de miser sur sa chance.
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18 Août
A Bernard :
Je mets du temps à répondre. Toujours cette difficulté à profiter de cette fenêtre de liberté matinale que viennent troubler les enfants depuis notre retour d’Alsace. Je m’adapte, je fais ma page en début d’après-midi, avant que ne vienne la surcharge mentale là où ne devrait être que vacuité positive pour l’esprit : tôt, tôt dès le réveil.
Bucolique sont ces digressions normandes, même les zèbres y passent en imagination, puis les renards, les possibles sangliers et toutes les volières possibles venus du ciel. Si tu avais été normand un peu plus tôt, agriculteur ou entomologiste ou comme Buffalo Bill, directeur de ménagerie tu eus fus. Il n’est pas encore trop tard.
Tu parles aussi d’un autre zèbre que j’ai pratiqué dans ma période dérivante de l’adolescence, Burroughs. C’est lui qui a parlé le premier du cut-up (à ma connaissance). Il y a plusieurs manières de pratiquer. Mais d’abord, je félicite ton flair d’avoir senti qu’il y avait de ça dans certains cas, dans ma poésie.
C’est soit : 1) prendre au hasard (théorie Burroughs) un membre de phrase et le joindre à un précédent ; un mot pourrait suffire aussi.
2) j’ai choisi différemment, et le hasard n’intervient jamais (sauf par hasard…) : je prends certains morceaux de poèmes non sélectionnés d’un texte que je joins à un texte neuf. Ce qui a l’avantage de prendre un premier texte et de lui donner un sens qu’il n’aurait eu puisque refusé en un premier temps. Je redonne donc une chance à un morceau de poème non retenu dans une seconde exposition. Résultat qui satisfait, puisque rien ne se perd dans le cas de fusion de deux fragments qui n’étaient pas destinés à vivre ensemble et qui donnent naissance à un nouveau sens. Ça évite aussi les regrets de bannir des fragments qui n’auraient pas été viables séparément. C’est ma manière de faire du cut-up.
Bobin, j’en ai lu. Poète écrivain, ou plutôt écrivain en première main à sensibilité poétique. J’en fais allusion dans « Conques », où je pense avoir été voisin de chambre (nous ne l’avons pas été au même moment), parce que nous avons eu certainement une vue identique (à un angle près) sur la basilique. Je l’apprécie beaucoup. Surtout cette manière de faire focus sur des banalités qui prennent une lumière et même une lumière d’esprit.
Schubert, comment peut-on s’appeler Schubert sans souffrir de quelque mélancolie ? Mais peut-être que Sarah ne l’est pas. J’ai connu des tas de gens dont le nom me faisait sursauter, comme cette Madame Tamagno qui a toujours ignoré que c’était aussi le nom du ténor belcantiste qui interpréta pour la première fois le rôle d’Otello de Verdi. Plus commun, les personnes qui portent le nom de Verdi ou d’autre grosses pointures de ce genre qui apprennent tardivement qu’il est célèbre. Tout le monde n’a pas la chance de s’appeler Leriche. C’est pourtant le cas de notre accordeur de piano du conservatoire. Jusque-là rien à dire. Sauf qu’il habitait le village de Peille (près de Monaco) et que sa femme dont il était séparé habitait Peillon.
Tu n’auras pas effectivement le récit du dernier voyage parce que je n’écris qu’à bout de souffle. Vingt à quarante lignes par jour, c’est tout. Je préfère t’envoyer les deux mois de retard quand tout sera bien en place. Tu me pardonneras. Ce qui n’a rien à voir avec cette absence de recopie de 11 mois, en 2010 !
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21 Août
J’ai parcouru tout ce que la ville compte de librairies sans parvenir à trouver un seul volume d’Alexis de Tocqueville. Dans la cinquième ville de France.
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23 Août
A Bernard :
J’ai bien ri quand je me suis aperçu qu’on ne parlait pas du même Burroughs. La confusion est venue du fait que tu parlais de cut-up dans ton précédent mail et j’en ai conclu trop vite qu’il s’agissait de William (Burroughs), initiateur du procédé. Alors que tu parlais de Edgar Rice, ce qui n’est pas du tout la même littérature. Tu aurais dû t’apercevoir de la confusion quand je précisais qu’il avait fait partie (William) de mes dérives de fin d’adolescence, plongée dans la Beat Generation (Kerouac, Ginsberg etc.).
Ce Burroughs est mort depuis, je pense. Son « Festin nu » avait été on ne sait pourquoi, une sorte de bréviaire pour une génération. Il avait écrit plus explicitement un autre manifeste : Junkie. En fait je parle de ce William dans le Carnet dès 2012. Il avait une passion pour les chats, il les enterrait dans son jardin. J’en concluais qu’une vie débridée de pape de la défonce et de l’écriture, en cut-up ou pas, finissant sur le tard à caresser ses chats et à les enterrer avait quelque chose d’inachevé. Il était passé par Tanger, comme Timothy Leary, comme Matisse pour d’autres raisons. Voilà, il n’y aura plus d’équivoque sur les Burroughs.
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J’essaie de prendre un bon rythme pour le récit. Pour une fois que j’ai suffisamment de notes, l’élan n’y est pas. Donc, je procède, pas à pas. Les chaleurs commencent d’ailleurs à être moins aigues.
Anecdote : toujours en rapport avec le nomadisme ambiant dans la famille de ma fille : Hélène a trouvé à loger chez une voisine des hameaux, qui lui prête pour quinze jours la maison. Ils seront plus tranquilles que chez nous. Mais il y a un chien et un chat à garder. Et voilà que Y. est allergique ! On est donc revenu à la case départ. Sauf que c’est nous qui logerons dès ce soir dans la maison en question.
…
J’ai finalement commencé ce pavé d’Alexandre Dumas « Création et Rédemption ». 1000 pages ! Un mélange d’amour impossible, d’un médecin adepte de magnétisme et d’ésotérisme, d’esprit dirigeant la matière par le seul pouvoir de la volonté, une confiance aveugle en la science assurée dans ses arrières par les révélations premières de la Bible, en attendant la Révolution et la mise en lumière de Danton qui risque d’avoir un beau rôle dans le casting. Tiendrai-je jusqu’au bout ? Il faut dire que Dumas a l’écriture feuilletonesque et qu’il sait ménager le récit comme un conteur, même si parfois il nous prend pour des niais. Ce sera, entre autre, le pavé de l’été.
Bon élagage, et n’oublie pas le chapeau, tu feras plus vrai que vrai !
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26 Août
A Bernard :
Tu oublies, dans les inepties religieuses, les fous de dieu qui se font sauter à la ceinture explosive, sûrs qu’ils sont d’avoir mérité le ciel et les soixante-douze vierges ! Mais on ne connaît pas non plus toutes les sous religions indiennes et les rituels africains, qui Dieu merci, ne sont pas encore dans les bagages des migrations outre méditerranée…
…
Les jeux paralympiques auront du mal à m’intéresser. Quand on a vu les performances de l’élite athlétique, on a bien du mal à redescendre sur terre si je peux dire. Mais on donne aujourd’hui au handicap une part bien visible dans notre monde et tant mieux pour les concernés.
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L’année n’étant pas encore terminée, la saison des chaleurs à bout de souffle, nous avons prévu une escapade d’une petite dizaine vers le Midi-Pyrénées, autour de Cahors. il y a des merveilles insoupçonnée. Saint Cirq-La-Popie entre autres, où Breton avait séjourné au bord du Lot à flanc de falaise (hélas il n’y a plus d’hôtel), le gouffre de Padirac, les grottes de Pech Merle, Rocamadour, Cordes sur ciel, les gorges de l’Aveyron, Moissac son raisin et son tympan, etc. mais promis cette année on fera l’impasse sur Conques. Une virée très provinciale en quelque sorte. Comme je les aime. Ce qui m’ennuie par contre, c’est que je suis loin d’avoir terminé le précédent récit. Ils vont bientôt se chevaucher…
Je suis bien entré dans le roman de Dumas. Difficile de résister à cette écriture peut-être bien imparfaite, mais à l’art du feuilleton poussé comme il faut. D’ailleurs, une note signale les divers épisodes tels que publiés dans la presse de l’époque (Gil Blas, etc.).
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On dit que Bach représenterait la clé de voûte de la création musicale, qu’il serait la symbolisation de Dieu. Je préfère à cette qualification facile et sonnant un peu l’imposture, la polyphonie parfaite du XVI° siècle qui tend vers l’exaltation humaine de Dieu, toute désincarnée (Josquin, Lassus, Brumel…).
Dans une conversation, on a été étonné que je dise que Mozart avait beaucoup aimé Mendelssohn ! Il n’y a aucun doute si on estime que le Mendelssohn en question a été porté en germe par Mozart, ce qui rendit possible par celui-là la composition de son concerto pour violon en mi majeur.
Je viens de trouver une réédition de la Fantaisie en ut de Schumann par Catherine Collard. Je n’ose encore l’écouter. Je sais que c’est un miracle. Et comme je n’ose y croire, je remets à plus tard le plaisir de cette retrouvaille.
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Qu’est devenu le cinéma italien ? « Mariage à l’italienne », vu ce soir, n’a pas pris une ride.
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27 Août
C’est vrai qu’avec l’âge, j’en viens comme je n’aurais jamais cru faire, et comme le faisaient ceux de la génération qui m’a précédé : consulter les rubriques nécrologiques. Avec internet, on vise au-delà des personnes vivantes dans des territoires proches. On consulte au hasard des noms, selon qu’on les a connus et perdus de vue depuis bien longtemps, parfois les amis de l’enfance…
Je recherche donc parfois le nom des personnes connus dans mon passé le plus lointain. Ce ne sont que rarement de bonnes nouvelles qui m’attendent. Dernièrement, j’apprends successivement le décès d’Yves Rio à soixante-quatorze ans, dont beaucoup de liens nous rapprochaient de Rabat, puis de Moulinet, avant qu’on ne se perde de vue, lui vers Lauret, près de Montpellier, et moi ici. Décédé en Novembre 2020, comme Jean-François Papini, le même mois de la même année, à soixante-huit ans. Je l’apprends aujourd’hui…
Un ami de l’école Pierre de Ronsard. Il sera toujours sur la photo de mes dix ans, Rue Taillandier à Rabat.
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1 Septembre
A Bernard :
C’est avec un peu de retard que j’envoie la poésie…555, c’est le nombre de sonates composées par Scarlatti. J’ai lu le roman du même nom, et c’est naturellement le titre que j’ai aimé pour ce mois d’Août. J’ai l’impression que ma poésie a bougé, qu’elle est un peu différente ce mois-ci. Est-ce une simple impression, une fausse impression ? S’est-elle écroulée ?
Le titre de septembre sera « Ruines inachevées ». Peut-être est-ce là aussi un rappel de certaines architectures vues en voyage ? Ruines moins que ruines, ruines disparaissant…Reste à y faire entrer la poésie de septembre.
La Normandie fera objet d’un séjour à venir. Nous y sommes allés en 84. Et avions campé près de Deauville et près de Rouen. Le soir on voyait de gros navires entrant et sortant, et on s’étonnait de leur dimension, surtout quand ils faisaient sonner leur trompe. As-tu déjà visité les ruines de Jumièges ? Elles valent le voyage. Puis la Tapisserie de Bayeux, première bande dessinée de l’Histoire.
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5 Septembre
A Bernard :
Tu as raison, il ne faut pas abuser des c dans certains noms propres. Ma faiblesse en latin aurait dû me prévenir.
J’ai rencontré en effet beaucoup d’art sacré, et ce mois-ci, et depuis toujours. C ‘est comme une attirance… J’ai finalement parcouru une Alsace que tu vas lire bientôt, qui pourrait se résumer à un parcours secret d’art sacré. Pourra-t-on m’en faire grief ? J’ai l’impression que je collabore à un numéro fictif de la défunte collection « Zodiaque » qui a fait toute mon éducation. Est-elle toujours active ? Elle était domiciliée à la l’abbaye de la « Pierre qui Vire » en Bourgogne. J’y ai rencontré les plus beaux stylistes de l’art médiéval, comme Raymond Oursel ou Louis Gillet.
Tu me demandes, à intervalle régulier, si mon univers catholique entrainerait une mienne « passion religieuse » ?
Tu sais bien que je ne crois pas en Dieu, comme ça d’un seul trait, d’une seule réponse à dire oui ou non. Je ne me résous pas malgré tout à un athéisme de certitude. Et suis étonné qu’un scientifique comme tu l’es, ait cette certitude plutôt qu’un doute sur le sujet. Comment peut-on se débarrasser de l’eschatologique en un trait de plume ? Et comment se débarrasser des questions que posaient peut-être naïvement et maladroitement Gauguin ou Camus ?
Il y a aussi en Alsace la vigne, des océans de vignes. Et j’en parle. Mais cela renvoie aussi et encore au sang, à la vie, à la foi.
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Je suis assez désespéré de voir qu’une distance s’installe dans « ce que j’écris et ce que j’écrivais ».
Tu auras été mon seul lecteur objectif, celui qui aura trouvé la bouteille à la mer.
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Jean Paul de Dadelsen a été collaborateur de Camus à la revue « Combat ». J’ai trouvé son « Jonas » dans une boîte à livre dans le « Jardin des Sorcières » (ça ne s’invente pas) à Bergheim (scoop avant que tu ne lises le récit).
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J’aimerais, comme je t’ai dit, mettre en scène des formes humaines, des ombres et des fonds lumineux, que je transformerai en peintures… « à la manière de », ou comme peintures originales (mon portable est un avion de chasse que je maîtrise plus que mon ancien Nikon). J’ai photographié d’un trottoir à l’autre les malheureux au pied de la Fnac.
On reparlera aussi des « nuages et rivages » bien oubliés.
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8 Septembre
A Bernard :
555, c’est déjà dans le premier vers du 1 avril 2024 !… Tout ça pour finir moraliste triste ; désastre. Evidemment, en plus d’un demi-siècle on change.
J’ai souvenir de Saintes, d’une belle église qui nous a fait, comme disent les Michelin, faire un détour. La Saintonge est blanche, le chevet des chapelles rurales est lépreuses de l’Atlantique qui ronge.
Les enfants sont toujours à la maison, je travaille en clandestinité, quand il n’y a personne à bord. Ça n’avance pas trop. Je sais, j’ai beaucoup de retard. Mais le récit sera du classique, avec toute la clarté voulue.
On sera absent du 13 septembre au 23. Les récits de voyage risquent de se chevaucher…
Point de chute, Cahors. A quelques kilomètres de la grotte de Pech Merle (500 m de boyaux souterrains). Sais-tu que Cahors possède comme point commun avec St Marc de Venise, Sainte Sophie d’Istanbul, Périgueux et Souillac, une cathédrale à coupole ? et même à double coupole, comme les autres.
On sera logé (en attente d’une logeuse originale qui fait passer un test aux candidats à son logement de 80 m2 : j’ai dit qu’on était de petits vieux tranquilles, qu’on n’avait pas 4 enfants turbulents) à quelques mètres du pont Valentré. On espère du beau temps. Pour le reste j’ai un programme tout fait, entre Lot et Aveyron. Une région aux reliefs souriants.
Donc, tu seras en marche quand tu recevras mon message. Ici le ciel va nous tomber sur la tête. Un déluge.
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QUERCY
13 au 22 Septembre
Vendredi 13 Septembre
La lumière est telle que la cathédrale de Narbonne, et plus loin la cité de Carcassonne, toujours en un paysage éphémère, semblent taillées dans de la pierre blanche. Généralement d’une austère beauté, elles apparaissent aujourd’hui dans le fugitif des bords de l’autoroute, comme au temps de leur naissance.
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Les platanes sont peut-être les arbres que je préfère, non pas peut-être en tant que tels, mais comme bataillons ou sentinelles traçant les bords des chemins de France. Entités épousant la forme, les courbes, et les infinies routes droites distillant l’ombre et le sentiment d’enveloppement rassurant qui accompagne dans la durée le sens du voyage. Est-il d’autres pays ayant si fidèles marqueurs de chemins, de compagnons d’imagination dans le film déroulant du rêve ? Le tapis rouge permanent, comme une révérence, disant voici le chemin.
Moissac, c’est le raisin en petites grappes et aux grains fermes et minuscules. C’est aussi pour le voyageur d’art sacré que je suis devenu, l’abbatiale que je découvrais médusé en mille neuf cent quatre-vingt. C’est la première étape aujourd’hui, la plus au sud du Quercy, avant la remontée vers Cahors.
Il fut un temps donc, où face à l’entrée de l’abbaye et de son tympan prestigieux, les camions les plus puissants passaient à quelques mètres, tout de vibrations et de tremblement épouvantables avant de virer brutalement sur leur gauche. J’ai longtemps imaginé qu’un d’entre eux pouvait finir fatalement sa course dans la pierre. Dans le meilleur des cas, qui fut le mien, la visite de la façade se résumait en une épaisse couche de noir tapissant le Dieu terrible en mandorle et les vieillards de l’Apocalypse, rendant le grandiose tympan en une homogène scène triste et quasi indéchiffrable.
Mais comme Narbonne et Carcassonne aujourd’hui, dans l’illusion de blancheur que j’en ai eu, le cœur de Moissac est maintenant, lui, réellement protégé de cet horrible danger qui le menaçait de pollution et de risque d’accident. L’entrée sur la place semble avoir repris le rythme médiéval qui dut être le sien. Et le nettoyage entrepris depuis ma visite initiale lui a donné une nouvelle fraîcheur. Le silence de ce tout début d’après-midi laisse percevoir même le chant de quelques volées d’oiseaux logeant du côté du clocher. Des terrasses et des parasols longent cette rue maintenant piétonne, des fleurs dans leurs jarres rythment joliment la rue qui va jusqu’à se perdre au cœur de la cité.
Moissac, l’abbatiale, est un infra monde. C’est donc elle qui constitue la première étape volante de ce court séjour.
En y regardant de près, la pierre lavée, nettoyée, s’est déjà dégradée et laisse apparaître au tympan, et chez bon nombre de personnages, des écailles et des meurtrissures. Ce qui laisse supposer que les ravalements et les soins nécessaires se sont produits il y a déjà longtemps après mon passage.
La majesté terrible du Dieu de l’Ancien Testament est toujours quelque part un peu byzantin. Il faut dire que c’est le seul tympan roman, pour ne pas y mêler les gothiques, qui traite d’un dieu créateur, coiffé d’une tiare tout à fait royale, qui ne représente pas encore traditionnellement le Christ, mais Dieu à la première personne. Et au-dessous de lui, les vingt-quatre vieillards, les regards troublés et comme attendant de terribles enseignements.
Et puis à l’entrée, au côté droit du trumeau sur sa face latérale, une des plus majestueuse et des plus abouties sculptures du Moyen Age, le Jérémie dont je ne sais si sa posture, aux jambes entrecroisées, les plis compliqués du vêtement, la tête abandonnée sur l’épaule, les yeux mi-clos, ne laisse entrevoir une quelconque danse suggérée, un désespoir clos sur lui-même. Le mouvement, dans sa majesté même, évoquant intérieurement les larmes versées sur la ruine de Jérusalem.
De l’autre côté du trumeau, comme lui répondant symétriquement, saint Paul, la main droite levée en signe de bénédiction, l’autre posée sur le livre saint.
Je n’avais pas souvenir d’une si belle nef, de murs si jaunes et de tant de statues. La plus remarquable étant une déposition en bois polychromé grandeur nature.
Le cloitre à lui seul est un univers clos dont la lumière baigne le promeneur d’un nimbe de paix et de silence. L’alignement des piliers formant de chaque côté des galeries une unité rythmique accentuant cette sérénité ordonnée. Malheureusement, les temps n’ont pas épargné les chapiteaux souvent illisibles pour le profane.
Parmi les soixante-seize chapiteaux qui ornent le cloitre, plus de la moitié sont « historiés ». Ils commentent des épisodes bibliques, les autres, « décoratifs », évoquent la Création. Dans la galerie ouest, la plaque de marbre du pilier central précise que le cloitre roman est achevé en 1100. Les apôtres, piliers de l’église, deviennent à Moissac, les piliers d’angle du cloitre. Une inscription au-dessus de leur tête permet de les identifier. Dans l’angle sud-est, à proximité de la porte menant à l’église, figurent Pierre et Paul, les saints patrons de Cluny. Au centre de la galerie est, l’effigie de Durand de Bredons, abbé de Moissac et évêque de Toulouse, se dresse devant la porte de la salle capitulaire.
On aura identifié le cinquième chapiteau, celui de Daniel dans la fosse aux lions et l’annonce aux bergers. Le vingt-trois, la cité de Babylone et le cinquante-trois, de feuillages et de mufles, des têtes d’animaux gueules ouvertes, des affrontements d’oiseaux, de lions et de griffons.
Le prospectus donné à l’accueil indique des chapiteaux identifiés comme Samson et le lion, David et Goliath, d’autres comme la Résurrection de Lazare ou le festin d’Hérode. Devant tant de profusion si peu accessible, on veut bien en admettre l’interprétation.
Le reste des chapiteaux demeure difficilement lisible ; soit détruit par les méfaits naturels du temps, soit par la volonté des temps de Révolution.
La route est sinueuse de Moissac à Cahors. Les tournesols brûlés, fanés de fin d’été, semblent tous avoir la tête basse. Quelques châteaux au sommet de mamelons inaugurent ces campagnes où les manoirs et les châteaux s’emparent du paysage.
L’arrivée dans Cahors se fait de façon presque triomphale par le franchissement du pont Louis-Philippe, au soleil qui dore la surface du Lot à l’endroit où la boucle semble enserrer la ville. C’est par ce pont que l’on débouche immédiatement sur le Boulevard Gambetta, principale artère de la ville, animée et bordée de platanes. C’est au bout de la rue Gustave Larroumet, dans une sorte d’impasse, que se situe le magnifique appartement donnant sur un jardin suspendu. De vaste dimension et silencieux (vingt-quatre pas du lit à la salle de bain !), c’est au cœur même de la ville que nous aurons notre refuge pour les jours qui viennent. Depuis les fenêtres du salon, les arbres et les végétaux enserrent à profusion notre espace comme pour mieux isoler notre petit îlot, ce que j’imagine être aussi un petit décor japonais.
La lumière est encore haute avant de se précipiter derrière les collines à l’ouest de la ville. Elle semble couler de ses feux d’or sur la rivière. Nous passons aussi devant la cathédrale, déjà fermée à cette heure, où ont lieu les marchés du mercredi et du samedi. Puis c’est sous le pont Louis-Philippe, le long de sentiers qui bordent le Lot que se poursuivent de merveilleuses trouées sur le couchant.
Et comment résister, après les conseils de Cathy notre logeuse, à ce Bistro d’Isa qui propose déjà ses confits, ses agneaux gras et ses magrets avec le vin de Cahors.
Samedi 14 Septembre
Le Lot fait de ravissantes boucles dans cette vallée qui mène vers l’Ouest du Quercy. Les villages sont encore dans un profond sommeil de samedi, malgré un ciel totalement dégagé et une lumière généreuse. C’est plus précisément les « quatre vallées » que nous traversons dans cet endormissement tranquille qui semble couler comme ce Lot souvent invisible à l’œil et qui serpente autour de nous durant le cheminement vers Puy L’Evêque. Le premier village traversé dresse le premier clocher à peigne que nous rencontrons dans la région. Et ses magnifiques vitraux du XVI° siècle.
C’est Castelfranc où l’hôtel, sur la place principale, époussette ses oreillers et bat ses matelas à même les fenêtres. Je prends le temps de flâner dans les ruelles aux lierres qui grimpent, partout où il ne rencontre d’obstacles, les maisons et les fontaines. Le silence est tel qu’on entend parfois quelques échos du Lot qui montent, bien qu’invisible depuis le village.
Puis c’est Prayssac déjà fortement animé par contraste. On y imagine bien les bals traditionnels, les marchés en pleine saison, et les fêtes communales.
Puis, apparaissent enfin au loin les clochers et les tours en ruines de Puy-L’Evêque. Pierres jaunes, reconnaissables de ces régions de Quercy et de Périgord. Constructions médiévales et colombages le long des rues et des transversales montantes, ruisseau qui longe un mur d’enceinte, pavois de parapluies colorés le long d’une petite avenue, comme on en voit maintenant l’été dans bon nombre de villes et de villages, servant tout à la fois d’un semblant d’ombre et de sculptures de genre mobiles dans le paysage urbain.
Puy-L’Evêque semble partagé en différents quartiers suivant qu’ils grimpent sur l’un au l’autre des mamelons qui composent la configuration des lieux. Le Lot apparaît au détour d’une rue, large et d’un bleu profond. Quelques navires longent les rives et de gros saules plongent leurs branches mollement de l’autre côté d’où nous sommes. Un pêcheur patiente, que rien ne trouble. Et puis d’une grosse maison de pierres sort une, puis deux et trois personnes, puis toutes un équipage familial vêtu d’une dominante verte. Je crus un instant qu’il s’agissait de saltimbanques, d’une troupe théâtrale ou de simples figurants ayant donné quelque spectacle la veille. Certaines femmes portant talons hauts, ma perplexité n’en fut que plus grande. Ce n’est que plus tard, montant vers l’église au somment d’une pente, que nous vîmes, sur le parvis, non plus seulement notre petit équipage vert, mais toute une assemblée vêtue et réunie dans ce même vert dominant pour le baptême d’un petit garçon d’un âge déjà assez avancé. Le curé entonnant, ce qui aujourd’hui ressemble à un enthousiasme de veillée scout, des chants liturgiques qui se voudraient d’un moderne conciliaire et œcuménique.
Mais de cette verdeur qui habillait la famille et les amis du baptisé, je n’en saurais pas plus. Sinon peut-être une symbolique de printemps inaugural d’une vie spirituelle à venir.
Sur les routes serpentant, lové au creux d’un vallon, un château qui aurait pu convenir à une reconstitution du Grand Meaulnes, le château des Junies. Au bord d’un ruisseau maigre, entouré d’arbres séculaires, laissant apparaître une tourelle de grosses tuiles grises, de massifs murs d’ocre enfouis sous les branchages, et peut-être un secret que je ne sus déceler…
Plus loin, après une grimpette progressive, et comme pour marquer plus encore sa singularité dans le plus secret des lieux, le village des Arques. Je l’avais coché, non pas parce qu’il s’impose d’une quelconque manière, il aurait plutôt tendance à se faire oublier sur les cartes, mais parce que c’est le sculpteur Zadkine qui l’aura rendu à un peu plus d’existence auprès des curieux. Ce n’est pas un village, c’est un jardin ou plutôt un paradis perdu de maisons éparses, suffisamment éloignées les unes des autres pour se croire dépositaires les unes et les autres des clés de ce paradis. Les Arques est un village atypique et silencieux. On n’y a rencontré quasiment personne. Que les oiseaux qui y chantent plus lentement, et l’harmonie dans le dépouillement. Aux Arques on ne se soucie pas même de se conformer à des canons de beauté, à faire partie de ces « plus beaux villages » labellisés. Il y aurait ici comme des fleurs qui auraient poussé à l’abri dans le privilège d’une beauté sans fard et sans domestication. J’y ai rencontré des pierres d’ocre comme celui des canyons de Rustrel et des ruelles qui n’avaient été foulé depuis plusieurs saisons. Et puis le village, parrainé par le nom de Zadkine, suffit à inciter quelques curieux. Le petit musée est fermé entre midi et deux heures, mais ses sculptures publiques sont concentrées dans l’espace qui enserre l’église et la petite place qui fait face à l’entrée. J’ai noté « l’arbres des trois grâce », « le messager », « Arlequin hurlant » ; et « les logophages ». Tortures de métal et enchevêtrement de formes, avec parfois quelque chose de ces harmonies à la Brancusi.
Zadkine reste le sculpteur du cubisme. Il ne quittera plus la France après y être arrivé en 1909. C’est en visitant les Arques vers 1934 pour y visiter une propriété qu’il est subjugué par les lieux, et qu’il sut dès cet instant qu’il avait trouvé « sa terre ». Replacées dans leur lieu de création, ces œuvres n’en sont que plus émouvantes, comme enracinées et faisant définitivement parties du village. Les quelques visiteurs qui s’y égarent ne sont pas vraiment égarés et savent déjà qu’ils y trouveront ces œuvres qui respirent dans le charme et l’harmonie de ces lieux.
La plus remarquable sculpture est probablement « la prisonnière ». D’un enchevêtrement d’entraves de fer, de barreaux, une forme humaine y est enserrée, avec le visage grave émergeant au-dessus de sa prison, dans une idéalité d’expression quasiment hellénique. En contournant le bloc sculpté on s’aperçoit que la prisonnière fait corps avec une autre prisonnière qui se fond en un second personnage ne faisant plus qu’un.
A l’intérieur de l’église romane, deux autres merveilles insolites. Dans le sous-bassement du chevet, une immense « piétà » prend tout l’espace. D’un expressionnisme plus fluide qu’anguleux, le corps démesurément douloureux de la madone porte sur ses genoux un christ dont le corps est tellement désarticulé qu’il part pratiquement à la renverse, faisant un arc de cercle de son corps devenu matière inerte. Les expressions des visages paraissant aller au-delà de la douleur.
Et puis tout en haut de l’entrée principale, à l’emplacement où se situe généralement les orgues, un christ en bois rouge monumental.
A la droite du chevet de l’église, un étrange édifice au toit pointu, aux volets bleus, flanqué d’une tour, l’ensemble, se distinguant à la manière d’un manoir, abrite la « maison des artistes ».
C’est sur la petite place environnée de maisons orgueilleusement enfouies dans des drapés de végétaux et des guirlandes de lierres grimpants que se trouve justement « La P’tite Place », un tout petit café tenu probablement par une hollandaise d’une exquise gentillesse, qui nous reçoit dans le plus adorable recoin de la terrasse, sous une tonnelle où nous prenons le carafon de vin de Quercy sous une treille encerclée de pierres sèches. Un filet de vent, et un silence à peine troublé par de rares oiseaux à cette heure, par quelques tintements de couverts au loin, font que s’il devait y avoir un bonheur sur terre…
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Cazals : un village qui se meurt d’inactivité. Deux villageois, casquette vissée sur le front, adossés au mur du bistro nous voient de loin. Lorsqu’on leur demande le chemin de l’église du village, ils ne savent plus comment se confondre en explications. Dans un silence aussitôt retombé.
L’église est belle avec son cimetière aux allées s’enroulant en spirale comme un passage en revue de chacune des tombes et des caveaux.
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Plus au nord sur la route de Gourdon, au sommet d’une colline dégagée, frappée des vents, isolée de la route et de toute habitation, une ruine d’abbaye au panneau indiquant un édifice que nous n’avions jamais répertorié, abbaye Nouvelle. La route serpente pour parvenir au pied de la butte. Parvenus devant l’enclos, la majesté de la ruine apparaît dans toute sa simplicité, dans la plus complète solitude. Il ne reste qu’une partie des murs d’enceinte et quelques parties encore visibles alentour, des dépendances mangées de lierres, dont certaines parties sont sur le point d’être décelées. L’impression d’ensemble, sous les nuages trainant, est d’un romantisme inattendu. Avec, en effet, un envol d’oiseaux au-dessus des ruines, comme dans Walter Scott.
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Si certains villages se meurent, s’ils donnent l’image d’avoir leur passé derrière eux, regardant passer la vie qui somnole dans le cœur de leurs places principales et leurs monuments aux morts, Gourdon, qu’on aperçoit de loin, avec sa huppe de château jaune au sommet de sa ville médiévale, est animé avant même qu’on franchisse l’enceinte de sa cité historique.
Le soleil frappe sur la pierre de la porte du Majou. C’est l’ancien quartier des tisserands. Des quatre entrées médiévales, c’est la seule qui demeure. La rue du Majou est bordée de façades riches de pierre jaune. Sur leurs arcatures de rez-de-chaussée, les drapiers avaient élevés de belles demeures. La plupart sont du 13 ° et du 14° siècle.
Une fois au sommet, un parcours fléché indique balade 1 et balade 2. C’est dans le dédale des ruelles qu’apparaissent à ciel ouvert l’enclos de l’hortus, vieux nom du potager. Un peu plus loin, dans ces jardins de la butte, pareillement, on pénètre dans le capitulaire de villis datant de Charlemagne. Dans cet acte législatif était consignée la liste des plantes textiles et tinctoriales qui devaient être cultivé dans les jardins royaux. Pour la première fois apparait la distinction entre les trois parties jardinées : l’hortus, réservé aux légumes, l’herbularius ou le jardin des simples, jardin des plantes médicinales, aromatiques et condimentaires et le viridarium, verger où croissent les arbres à fruits. C’est dans ce parcours de ruelles étroites, aux entrées dépourvues de portes que poussent d’énormes branches végétales et de minuscules espèces de cressons, de salades, de menthes, de potirons et de bouquets divers de ciboulette et de pouliot.
La balade 2 est une longue montée, au-dessus du village, de l’église qui marque le sommet de la butte, dominant depuis sa table d’orientation, tout le pays alentour.
Cahors. Sur la place du théâtre, place François Mitterrand, bien que la statue de Gambetta, de pied en cap, trône sur l’immense esplanade, le soleil fait d’immenses ombres qui se projettent loin en ce début de soirée. Je vois depuis le cœur de la place des masses informelles de danseurs et de danseuses. Ce n’est qu’en approchant de la plateforme où un accordéoniste et un flutiste, cornemuse également, jouent un répertoire traditionnel que de jeunes et de moins jeunes, hommes et femmes assez maladroits s’essaient à des bourrées, des quadrilles et de multiples danses du Quercy. L’accordéoniste s’adresse à eux, entre deux morceaux pour leur rappeler que le stage annuel prend fin ce soir et que les progrès accomplis durant la saison garantissent, grâce à leur chaleureuse contribution, la pérennité des danses du pays. Lorsque les couples et les cercles de danseurs se défont, je m’en vais m’enquérir auprès du flutiste des mystères de cet extraordinaire répertoire quercinois. Paradoxalement, il n’existe encore aucun enregistrement de ce duo, Guillaume et Benoît, le duo Ventastic. Sur le petit carton de présentation il est dit : Le Quercy pour ancrage. L’Occitanie comme terrain de jeux. Mêlant le souffle de l’accordéon, des flûtes et de la voix, Guillaume et Benoît déroulent un entrainant périple aux rythmes des vents, au service de la danse.
Un bal ancré dans la tradition quercynoise coloré d’escales vagabondes en Occitanie, enrobé d’une touche de modernité par leurs compositions et leurs arrangements.
Les ombres s’allongent de plus en plus sur la place. Je rejoins Cécilia au grand café du Théâtre, pour le vin de Cahors.
Dimanche 15 Septembre
C’est la promesse d’une belle journée. Par-dessus les toits de la ville, depuis notre fenêtre, la clarté du petit matin laisse prévoir, pour Saint Cirq La Popie, une journée sans nuage aucun. Il suffit de se glisser le long du Lot, par la sortie Est de la ville, comme nous étions sortis du côté Ouest hier, du côté du magasin de fleurs où la jeune fille nous avait indiqué la route de Puy-L’Evêque.
Mais dès la sortie de l’agglomération, dès que la route s’est mise à serpenter le long des rives du Lot, un épais brouillard, une sorte de vapeur montant du lit même de la rivière, se mit à envahir le paysage.
Un panneau indique, dans la brume fantomatique, Notre-Dame de Velles. Nullement répertorié sur les guides, c’est au dernier moment que se dresse ce fier petit vaisseau roman dans son silence de cimetière. De proportions et de conception telle qu’on en dénombre souvent, anonyme ou connues de quelques amoureux d’architectures, dans les plus profondes vallées de France. Velles veut dire voiles par ici : Notre Dame des voiles. Parfaitement plantée dans le vallon qui sillonne le long de cette route capricieuse, elle semble avoir poussé pour l’harmonie silencieuse des lieux, pour ces tombes où s’accroche le lierre et les massifs de roses rouges déposées sur certaines comme des touches de couleurs relevant la pierre de l’édifice qui se fond dans une grisaille presque immatérielle.
Nous nous enfonçons progressivement dans ce décor voilée et chimérique longeant la rivière. Derrière l’épais voile de brume, on devine pourtant le soleil, déjà haut dans le ciel. En approchant du parapet donnant sur le miroir réfléchissant du Lot, on distingue bien les vapeurs montant à la verticale à pleine brassée comme autant de feux follets, et formant aussitôt un amas nuageux allant rejoindre d’autres nappes de brumes en suspension.
Parfois c’est tout une partie du paysage qui émerge au-dessus des masses nuageuses, et l’on comprend que Cordes connaissant le même phénomène se nomme, depuis 1993, Cordes sur ciel, comme couronné d’un voile laissant apparaître le vaisseau émergé du village.
C’est ainsi que nous parvenons, dans le brouillard complet, jusqu’à la partie haute de Saint Cirq. Et comme dans une fiction ou une illustration d’un décor médiéval, apparaît, tel le Vaisseau Fantôme, l’église flanquée de maisons à colombages et à toits de tuiles sombres et rouges, lissées d’une fine pellicule de grisaille en une parfaite vision impressionniste.
Mais déjà, la chaleur de la matinée avancée laisse dévoiler le rideau de brumes, et les reliefs apparaissent plus nettement jusqu’à déchirer bientôt les dernières traces de ces halos lourds sans lesquels on n’aurait jamais bénéficié de l’approche inédite d’un tel début de matin à Saint Cirq La Popie.
Du plus loin que je me souvienne de ce village, vers 1980, c’est de l’avoir abordé depuis le bas, et d’avoir rencontré un couple de commerçants ayant fui la Côte d’Azur où leur affaire battait de l’aile, pour se réfugier ici, acceptant au hasard de tout quitter pour un improbable avenir dans l’épicerie. Ils devaient avoir été touchés par la grâce. Je me souviens aussi d’avoir pour la première fois entendu l’expression … « nous avons ainsi quitté la Côte d’usure… »
Nous traversons le village de haut en bas, dans la plus belle solitude de l’heure encore silencieuse du dimanche matin ; seules au loin se dressent quelques silhouettes, encore un peu dans le flou, de randonneurs se tenant à la balustrade donnant à pic sur la falaise se jetant dans le Lot. Et l’église, comme un étendard sur le village, révèle progressivement son austère beauté de pierre grise et se défait de son voile.
Saint Cirq est un véritable bijou. Il fait partie de ces lieux frappés du label « village fleuri » ou « village préféré des Français », mais il possède peut-être en plus une unité tant dans l’ensemble architectural que dans la physionomie tourmentée de ses rues qui grimpent et celles qui semblent se jeter brusquement dans une précipitation vers quelque fond mystérieux un peu plus bas. Une sorte d’unité plastique comme on le dirait d’un ensemble lyrique dont les parties et le tout se fondent dans une synthèse supérieure. Comme se révèlent être aussi les poésies de l’ineffable.
C’est depuis la rue de la Fourdonne, théâtre de plein air et tout à la fois jardin, que longe une ruelle pavée de galets que nous franchissons le cœur de Saint Cirq. En remontant d’où nous étions arrivés, par le nord du village qui se trouve être le point le plus élevé, nous rejoignons la porte de la Peyrolerie depuis laquelle nous descendons la rue du même nom. Une rue dont les maisons à arcades et à pans de bois sont presque toutes tapissées de cette vigne rampante aux murs. C’est au bout de cette rue que s’ouvre la place la plus animée, la Place du Sombral où se tient le marché depuis le XIII° siècle. Elle débouche aussi sur la Rue Droite qu’on appelle ici la Grand ’Rue. Ce dimanche, la place est animée autant paraît-il que les jours de marché, de par l’exposition extraordinaire de ces terrasses de restaurant donnant sur le rocher de Lapopie.
Je dois reconnaître que ma phobie des gouffres, et de toutes sortes de sites propices aux vertiges, m’empêcheront de grimper jusqu’à la vue en surplomb du Lot et de la vallée, mais je suis tout de même fier de m’y être repris une seconde fois (ce qui prouve que prenant le temps de l’accoutumance, je pourrais patiemment vaincre ce type de frayeur incontrôlée), et réussi à me hisser un peu plus loin, jusqu’à un renfoncement donnant sur la vallée avec une vue aussi probante que celle se dégageant du promontoire tout en haut.
En effet, au point culminant de la falaise, la popie (terme occitan désignant le « pope », promontoire) supportait au X° siècle, le premier château remanié au XII°. Subsistent donc aujourd’hui les soubassements de la tour maîtresse et du logis seigneurial qui dominait le fort. Le sommet du rocher et le belvédère aménagé en contrebas offrent ces points de vue inoubliables sur l’ensemble de la vallée. Le Lot coule, serein depuis là-haut, d’une encre bleue profonde qui peut aller jusqu’au noir suivant la position du soleil.
Avançant dans la descente de la rue Droite, nous rencontrons des édifices qui se distinguent comme la Maison Daura, résidence de rencontres d’artistes qu’on reconnaît à ces fenêtres à colonnettes et arcs trilobés. Puis d’autres aux façades jaunes et à colombages, d’autres fraîchement restaurées, mais toujours dans les tons et les équilibres architecturaux médiévaux.
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En se perdant dans des ruelles envahies de végétaux plus ou moins domestiqués, on pourrait croire à des décors peignés pour le simple plaisir d’offrir une harmonie de pierres, de luxuriances florales et de cette inexplicable précision que met la nature à jouer de coïncidences de formes et de couleurs qui relèveraient du rêve. A coup sûr, d’une harmonie hors du temps.
Et puisqu’il s’agit de rêves éveillés, presque parvenus en bas de la rue principale, se trouve la maison dite d’André Breton, ou l’auberge des mariniers (!), donnant sur la place du Carol. Une maison assez cossue, aux fenêtres gothiques, anciennes maisons de chevaliers, la plus ancienne du village, dit-on, datant du XIII° siècle. Elle est classée aujourd’hui comme Maison des Illustres. N’étant pas ouverte au public depuis un certain temps, la porte donnant sur la place offre une large page imprimée de la grandeur de la porte, narrant les relations affectives que Breton entretînt avec Saint Cirq et l’environnement lotois.
L’église, véritable tour maîtresse du paysage, se situe à mi-chemin de la Place du Sombral et de la Maison des Illustres, ouverte sur un large parvis.
Dédiée à Saint Cirq et sa mère Sainte Juliette, il fut le plus jeune du martyrologue chrétien, puisque tué à l’âge de quatre ans. C’est, dit la légende, Saint Amadour qui en rapporta les reliques en France. On apprend aussi, que le premier martyr de Chine était originaire du Lot, saint Gabriel Perboyre. Son nom serait invoqué aujourd’hui par les chrétiens chinois, lors d’épidémies et de catastrophes collectives.
En ce dimanche, il ne se trouve évidemment aucune place de restaurant disponible sans réservation préalable. Comme lors de la recherche d’un gîte dans l’épisode biblique, pour le mort de faim il n’y aurait aujourd’hui pas même une gargote pour la moindre bouchée de pain…
Quelques belles maisons se démarquant des autres encore : La maison Rignault, juste au-dessus de celles des Illustres, crénelée du 15 ° siècle, implantée sur le bord de la falaise, elle était la propriété du seigneur Hébrard de Saint-Sulpice et abrite aujourd’hui un lieu d’exposition en lien avec la maison Breton. De l’extérieur, tourné vers le Lot, elle offre une magnifique vue sur la vallée.
Le château des Cardaillac, près de l’église, ruines d’une demeure fortifiée avec un corps de logis appuyé sur un donjon roman. Construit à l’intérieur de l’ancienne basse-cour du fort, il est attribué aux Cardaillac qui font partie des seigneurs du lieu. On y voit depuis les terrasses les toits du village
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Après la maison Breton et la place du Carol extrêmement ensoleillée, part la rue de la Pélissaria, avec ses maisons à étages en pans de bois des 15° et 16° siècles. Plus bas vers la sortie du village, une belle série de maisons à arcades d’échoppes évoquent l’activité des peaussiers qui sont à l’origine du nom de la rue.
A l’extrémité de la rue, la dernière porte de la ville, appelée parfois porte de Rocamadour. Elle est la mieux conservée et fait écho à celle de Peyrolerie, dite de Cahors.
A un des virages, déjà à la sortie symbolique du village que représente ce vestige, une borne est posée dans la perspective inouïe du village exposé en ses paliers successifs, comme vue d’une autre rive, avec l’église et plus haut le promontoire, et en bas le Lot bleu, indiquant Cahors 31 km, Paris 603 km et New York 5531 km…
C’est à Bouziès, que les pèlerins affamés que nous sommes trouvons refuge avec tous les refoulés de Saint Cirq, à l’auberges des falaises, au bord du Lot et lieu de départ du chemin de halage. On y mange toujours de merveilleux agneaux locaux et les lotois dégustent le Rocamadour, comme nous le dit la très jeune serveuse, « il se suffit à lui seul mais se mange toujours avec du miel. Que trouver de meilleur ?!! »
Le départ du chemin de halage se fait à partir d’un simple parking d’où commence un sentier de plus en plus serré et abordant au plus près la rivière d’un surplomb permettant de suivre le cours de celle-ci. Nous sommes, depuis Bouziès, à moins de deux kilomètres de l’écluse de Saint Cirq la Popie.
Du Moyen Age au XX° siècle, le Lot permit d’assurer à moindre coût le transport des marchandises, avant de céder la place au chemin de fer. Les gabarres (bateaux à fond plat) acheminaient vers Bordeaux le minerai de fer, le charbon de l’Aveyron ou le vin de Cahors. Pour remonter le courant du Lot, les gabarres étaient tirées en convoi par la force humaine ou par des animaux de trait. A la hauteur de l’écluse de Ganil, la falaise tombe à pic dans la rivière. Cette particularité a contraint à évider la roche calcaire de la falaise pour permettre la circulation des animaux et aujourd’hui, celle des promeneurs. De Bouziès, d’où nous sommes partis, jusqu’à Saint Cirq Lapopie.
Des saillies dans la roches, de chimériques épousailles de lierres géants et d’arbres fantomatiques donnent l’échelle de nos dimensions minuscules lorsque je regarde Cécilia marcher à quelques dizaines de mètres.
En levant les yeux vers l’à pic des falaises, on a l’essence des couleurs du Lot. De larges coulées sereines et majestueuses de roches bleues, d’un bleu couleur de mer sur des roches bouleversées de gris, ou plus loin, sur l’autre rive, d’ocres éblouissants aujourd’hui au soleil. Bleu sur ocre solaire. Des laves de bleu descendues de tout là-haut jusqu’à hauteur des évidements où nous marchons sur des sentiers de calcaire sous d’immenses bavures coupées nettes au-dessus de nous. Lorsque le sentier fait une légère courbe, on aperçoit dans le miroir du Lot ces couleurs magnifiées dans la fluidité de leur reflet.
Nous parcourons ainsi le chemin jusqu’à hauteur de Saint Cirq, admirant les différents points de vue sur la rivière et les reliefs successifs sur l’autre rive.
Entre 1985 et 2019, un artiste, sculpteur toulousain a réalisé, vers la fin du parcours vers Saint Cirq, un bas-relief dans le flanc creusé de ce chemin de halage, décrivant l’environnement avec sa faune, ses roches, ses fossiles et ses tourbillons.
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C’est en sortant du pont de Cabrerets, dans la vallée du Célé, qu’on aperçoit, épousant la roche dressée, qu’on la croirait directement modelée dans la falaise, une ruine de château qu’on appellerait château des Anglais.
Marcilhac sur le Célé est un minuscule village qui vaut par son abbaye en ruine. D’une beauté de pierre grise, âpre, à ciel ouvert pour la partie qui reste de la nef. Les murs latéraux possèdent des vitraux contemporains qui paraîtraient insignifiants, quoique vifs et abstraits, s’ils n’étaient en osmose parfaite avec le bleu du ciel qui contrepointe parfaitement les tonalités de ces vitraux. C’est sur cette verticalité de pierres devenue scintillance que ces ruines rendent le meilleur de l’âme de ces lieux. Le chevet possède encore quelques trésors de peintures murales dans les chapelles latérales, des peintures bibliques que je ne déchiffre pas, mais qui semblent de la Renaissance. Dans l’angle de l’une de ces chapelles, sous un rayon de soleil parfaitement vertical, un saint Michel terrassant le dragon tout à fait convainquant.
Le Jardin attenant aux murs du corps principal est d’une grande poésie. Il semblerait que le village est venu grandir progressivement et timidement autour de ce qui dû être un lieu spirituel isolé. Ce dimanche est tout animé en un seul lieu : la rue principale. Des éclats de voix joyeux parcourent les deux terrasses qui se font face. D’un côté les anciens, tranquilles et déjà dans l’ombre, qui tiennent la face nord de la rue, et de l’autre, simplement mais parfaitement séparé par la chaussée, les plus jeunes. On ne pourrait dire les plus actifs, n’étant pas certain qu’il y ait une quelconque activité sur les plus proches communes à la ronde. Ce sont donc des rires, des interpellations parmi ces jeunes aux terrasses, échevelés et bruyants autour de vieux gramophones, de livres ouverts aux vents, de vieux objets venant d’une possible brocante dominicale. Les filles faisant tirebouchonner leurs mèches de cheveux d’un rien d’ennui. Un zeste bobo, un zeste baba. Bon enfant.
Rentrés à Cahors quand les ombres commencent à s’allonger sur la rivière devenue jaune, c’est par la rue François Suisse qui serpentent sur la rive opposée à la cathédrale, par l’allée des Soupirs se prolongeant en avenue André Breton, par des fragments de ruelles, qu’on parvient au Pont Valentré. Malheureusement le soleil passant sur l’autre versant de la colline, le pont apparaît dans l’uniformité du gris de sa pierre. Seul le tablier, éblouissant dans son contrejour, dresse au-dessus de nous ses tours, et sous nos pas de gros pavés de lumière. Depuis la rive extérieure à la ville, au point de vue de la Maison de l’Eau, j’essaie d’avoir une perspective d’ensemble, mais le contraste entre les parties rentrées dans l’ombre et la seule tour encore pleinement exposée, laisse un sentiment d’inachevé dans l’éclairage de cet ouvrage d’art qui pourtant, au premier coup d’œil, est lui-même comme une image et un symbole indiscutable et universel de notre pays.
Lundi 16 Septembre
Cahors a ce privilège dont elle semble ne plus se soucier, c’est cette boucle effectuée autour d’elle-même par le Lot. Comme embrassée ou serrée de près, enlacée comme en une douce étreinte. Le même phénomène a éclairé la petite ville de Brantôme où vit l’ami Francis.
En franchissant le pont de Cabassud, sur la rive Est, la ville, au levant, est magnifiquement taillée dans son relief de pierre d’ocre jaunâtre. On distingue très précisément les demeures de briques, les clochers jusque sur les hauteurs vers le nord, du côté de Saint Barthélémy. Sur la rive d’où nous sommes postés, depuis le pont, le reflet des édifices glisse sur le Lot impassible.
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Une belle affiche noir et blanc attire notre attention. Une sculpture étrange d’un amas de corps enchevêtrés en pyramide, d’une forte personnalité. Il est inscrit simplement Maison Lagrive, sculpteur. C’est à deux pas de là. Nous y reviendrons.
La route vers Najac, bien au sud, ne présente plus cet irréel lumière voilée et impressionniste qu’elle avait hier. Le paysage de Tarn et Garonne se découpe franchement jusqu’à parvenir à cette crête d’où émerge l’enfilade des toits gris du village. Najac est un long couteau effilé depuis l’arrivée Place du Sol del Barry jusqu’à la forteresse à l’autre extrémité où elle niche sur un promontoire, relevant orgueilleusement du chef, solitaire, face au déboulé descendant du village. La découverte de Najac se fait donc par les hauteurs de l’Est, et débouche sur la Place du Faubourg. Magnifiquement conçue, d’une rationalité et d’une sobriété, tout en longueur et légèrement en pente descendante, respirant l’espace entre les deux bordées de maisons par une large bande servant certains jours aux marchés. Les maisons n’ont aucun souci d’uniformité. Certaines sont envahies de végétations depuis le jardinet jusqu’aux tuiles au second niveau, d’autres d’une grande sobriété laissant à nu les balcons de bois et la pierre apparente des façades.
Plus bas, la Fontaine des Consuls, creusée dans un bloc monolithique de granite, cette fontaine publique, ornée d’une figure d’évêque bénissant, d’un roi et d‘une foule de personnages, occupe la partie centrale du village. Une dédicace rappelle sa date de consécration, 1344, et le nom des consuls qui en furent les commanditaires.
Najac est un nom tranchant, sa sonorité rappelle aussi le nom d’un serpent comme le long étirement de ces maisons de tuiles grises se perdant dans le fond de cette crête ondulante, avant de remonter vers la sentinelle, la forteresse austère et solitaire.
Dans une vitrine, une belle affiche expose une énorme et étrange lame de couteau : le Najac. Voici la légende de Peyrot de Vidal de Najac et son couteau de la paix.
Il fut troubadour au début du XIII° siècle. La légende raconte qu’il finit sa vie aux confins des terres Cathares, près de la forteresse de Najac. Il prêta main forte à Bertrand de Vacalerie qui construisait des machines de guerres pour soutenir le siège de Montségur. Allié des pauvres et des faibles, protégé du comte de Toulouse, il fut contraint de fuir en Catalogne sous les atrocités des croisés de Simon de Montfort. Pour échapper au bûcher, il abjura son art et promis de ne plus colporter poèmes et chants. Serment qu’il ne tint pas.
L’interdiction étant faite aux gueux de porter arme aigue. Il décida d’en forger une, « un cotel qui ne tue pas o descopa quatro dès de la man que pico », « un couteau qui point ne tue ou tranche quatre doigts de la main qui frappe »
Ainsi fut fait et s’inspirant des lames par-delà les Pyrénées, qu’il conçut son couteau pliant à manche de bois d’Occitanie ou de corne.
Ce couteau possède une lame élégante et singulière, dont l’extrémité présente une rondeur. Ceci en fait un couteau qui ne se plante pas et c’est pour cela qu’il put le porter, le commercialiser de façon quelque peu confidentielle et au gré de ses pérégrinations.
Il fut nommé à ce titre, le couteau de Paix, « Cotel de Patz ».
En souvenir de son ami forgeron du lieu, il nomma ce couteau, « le Najac ».
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Située au cœur du bourg castral, dans un quartier de marchands au XII° siècle, la maison du gouverneur abrite aujourd’hui le centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine du Rouergue. Tout à côté est la maison du sénéchal en forme d’arc de cercle et à la galerie supérieure rythmée de fines colonnettes.
Depuis la rue du Bariou, principale artère creusant au cœur du village, on aperçoit en perspective, dès même le début de la déclivité, la forteresse tout là-haut entre les deux rangées de maisons qui lui font comme une haie d’honneur.
Parvenus au bas du Bariou, les maisons devenues éparses dans un foisonnement de végétation, de petits chemins grimpent inexorablement vers la butte où se situe le château. Ruine austère, la forteresse de Najac fut édifiée pour la défense du Rouergue lorsque les comtes de Toulouse choisirent Najac pour capitale. A la mort de Raymond VII, l’édifice passa aux mains d’Alphonse de Poitiers, frère de Saint Louis. Depuis le pourtour de la forteresse on entendrait le silence à perte de vue sur les vallées environnantes si ce n’était le silence des milans fendant l’air autour des murailles. L’intérieur de l’édifice est comme évidé et ne présente que quelques mornes galeries ouvertes sur le vertige.
Depuis les meurtrières de sept mètres de hauteur, on aperçoit magnifiquement le serpentin que forme le village gris comme une chevelure qui se dénoue.
Au minuscule comptoir commercial, je glisse quelques mots sur le volume exposé de « Guillaume le Maréchal » de Georges Duby. Le préposé derrière son guichet me répond : « Oui, je sais, il ne s’agit pas là de notre château ».
A la croisée du Château et de l’église en fond de village, est la porte de la Pique. Contemporaine de la forteresse, remaniée par Alphonse de Poitiers, cet ouvrage de défense faisait partie de l’enceinte qui entourait la ville jusqu’au XVIII° siècle. C’est l’une des dix-huit portes dont la majorité était située dans les parties basses de la ville où les défenses naturelles étaient les plus faibles. Il ne reste de cette belle arche que le mouvement délicatement souligné par de grandes branches d’arbres qui saluent le promeneur qui en franchit le seuil.
Après avoir passé la porte, un chemin étroit et encore descendant rejoint la limite Ouest du village à son extrémité. C’est sur une petite esplanade silencieuse que l’église saint Jean fait face à l’Aveyron qui coule non loin de là.
Construite au XIII° siècle dans le style gothique languedocien, elle est de proportion monumentale et fut élevée à la demande des inquisiteurs dominicains. Elle était aujourd’hui fermée, mais je n’ai pas manqué le petit jardin d’enfant où se trouve un arbre de la laïcité planté depuis longtemps qui a bien du mal à se développer.
La remontée se faisant par les mêmes méandres, c’est une perspective inversée qui nous est donc proposée, avec la terrible ascension cette fois de la redoutable montée de la rue Bariou où nous attends, à son sommet et sur la petite terrasse de l’auberge, son tripoux au vin de cahors. On apprend que Najac au fil des siècles est réputée pour sa gastronomie, mentionnée même dans le « Gargantua » pour son jambon du Rouergue. Aujourd’hui, outre le jambon, c’est l’astet, un rôti de porc farci et la fouace qui restent les spécialités traditionnelles.
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Comment ne pas se laisser attirer par un détour naturel vers Villefranche de Rouergue un peu plus au nord. On y retrouve Alphonse de Poitiers qui a fondé la ville vers le milieu du XIII° siècle.
Nous arrivons à l’heure tranquille où les marchés ont rempilé et où les ombres commencent à peine à s’allonger. Villefranche, vue du ciel, obéit à un plan bien précis, une organisation en damier, autour d’une place centrale. Dans cette bastide presque toutes les rues et ruelles mènent instinctivement vers la grande place, même si on ne mémorise pas ce plan. Coupées à angles droits, le soleil et l’ombre jouent d’un labyrinthe menant en son centre.
La Place constitue donc un centre magique où se tient encore chaque jeudi l’un des marchés les plus renommés de la région, perpétuant une tradition depuis plus de huit cents ans.
Depuis le Moyen Age tous les édifices publics convergent aussi vers ce lieu d’activité intense : la maison des consuls, la maison du poids public et la halle. Tout autour de la place, une galerie au plafond de bois sous les arcades, enserre les différents bistros et les commerces, rendant une intense poésie de lumière.
La poésie du lieu est d’autant plus belle que nous ne rencontrons pratiquement personne à cette heure sur ce carré attractif.
Et puis, écrasante de présence, la collégiale Notre-Dame, avec son clocher-porche monumental, unique en France. Ce porche enjambe puissamment sur la rue, prolongeant l’édifice sur la place comme un prolongement naturel et protecteur. Le style est d’un gothique tardif et, tout au sommet, un des plus beaux carillons du sud de la France anime la place qui se faisait tellement entendre au XV° siècle que des mesures furent prises pour limiter la durée et l’intensité des sonneries…
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C’est toujours avec fascination que je descends sous le pont Louis Philippe à l’heure du crépuscule, où le Lot coule, immobile, ses reflets d’or.
Mardi 17 Septembre
Cabrerets est à peine plus haut que Saint Cirq la Popie. La route serpente dans des paysages assez proches du sud méditerranéen. Les arbres y sont plus rares et la végétation semble perdre de sa luxuriance. Peut-être n’est-ce qu’une impression au moment d’atteindre l’entrée du site de Pech Merle. Pech voulant dire ici promontoire, plateau. L’entrée est accueillante avec ses immenses baies vitrées qui donnent l’illusion que nous sommes encore dans le paysage. Depuis Lascaux, il y a presque un demi-siècle, nous ne sommes plus allés dans ces entrailles ornées des débuts artistiques de l’humanité.
C’est par groupe d’une vingtaine que se fait la visite. Le guide paraît habité par une voix intérieure à peine audible, mangeant ses mots et finissant ses phrases qui se perdent dans leur chute. Il faut dire qu’il répète ses commentaires depuis presque trente ans. Il nous donne ainsi moult explications avant même que nous pénétrions dans la grotte.
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Découverte en 1922 par trois adolescents de Cabreret, les parois de la grotte de Pech Merle montre des chevaux, des mammouths, des bisons et des aurochs. Plus de soixante-dix animaux jouant avec le relief de la roche, les couleurs de celle-ci et la lumière. Le mammouth est le plus représenté avec vingt-huit figures, essaimées sur le parcours. Ce n’est pas comme à Lascaux, un ensemble compact situé en un espace réduit et bien délimité. Ici, les représentations sont disséminées et demandent une attention permanente le long du parcours. Le guide évidemment prévient des plus belles réalisations. Le mammouth le plus fameux est totalement isolé et pourrait être le cinquième Beatles. On ne le confond à nulle autre avec son abondante touffe lui barrant le front et ses défenses qui pointent aigu vers le haut.
La seule image d’ours est une gravure au silex saisissante de réalisme. La peinture des chevaux ponctués est une composition unique, un chef d’œuvre préservé du Gravettien, il y a 29 000 ans.
A propos de ces chevaux, il y aurait deux interprétations possibles qui n’engagent que moi. Exécutés au charbon, ceux-ci se terminent en une crinière prolongée, sans discontinuité, par une tête noire toute petite. D’après le guide, il s’agirait d’une stylisation fréquemment réalisée à cette époque. Le cheval de gauche comme celui de droite allant chacun, en sens inverse, donnent ainsi l’impression de vitesse dans une posture aérienne, les têtes disparaissant presque au-devant même de leur course, comme aspirées.
La seconde est que les artistes de ce temps-là ne pouvaient pas ne pas se servir du support de la roche. Si on observe le cheval de droite, les aspérités de la bouche du cheval sont parfaitement préalablement découpées et le dessin que forme hasardeusement la pierre à cet endroit donne un museau en rapport à la taille de l’animal, la « petite tête » devient alors une partie de la crinière, et apparaît une tête bien plus grande, certaines des ponctuations représentant maintenant les yeux et le naseau qui respire. L’artiste ayant dû choisir cette irrégularité de la roche comme point de départ de sa représentation.
Pech Merle, ce sont aussi les empreintes de main. Il y a celles formées par tampon, dites mains positives : la main est enduite de pigments et simplement appliquée sur la paroi. C’est donc une empreinte sombre sur fond clair. Puis il il y a celles réalisées au pochoir, les mains négatives d’empreintes claires sur fond sombre, notamment autour de la représentation des deux chevaux ponctués.
Et puis, peut-être le plus insolite : des traces de pas sur de la terre pétrifiée. Il n’y a pas que sur la lune…
Ce sont donc près de huit cents motifs et de peintures qui sont recensés dans la cavité. On n’en aura seulement aperçu quelques-unes, les plus flagrantes, au hasard des mille cinq cents mètres du parcours. Ce sont de magnifiques successions de galeries, comme autant de poches faisant chacune une sorte de cathédrale naturelle, où l’expression « la nature est artiste » n’est jamais usurpée.
Contrairement à d’autres grottes ornées, Pech Merle est authentique. Elle est d’autant plus fragile que nous n’avons pas visité une copie, mais l’originale qui nous attendait depuis ces millénaires. La visite était donc limitée à une petite heure. Mais quelle merveille…
De retour à Cahors, le ciel est mi- gris, mi- bleu. C’est la ville qui reste à découvrir. Jusqu’à présent nous n’avons fait que l’effleurer, passer sur et sous le pont Louis-Philippe, et aperçu, porte close, la cathédrale. Depuis la rue Gustave Larroumet on ne peut pas se situer plus au cœur de la cité, entre le boulevard Gambetta, véritable artère, épine dorsale de la ville, et le Cours de la Chartreuse, insolite et ombragé.
A quelque deux cent mètres, la cathédrale s’ouvre sur deux coupoles. Et c’est l’originalité de celle-ci, qui en fait une rareté dans l’histoire des édifices médiévaux. Il y a bien Sainte Sophie et saint Marc de Venise, mais aussi Périgueux et Souillac en Périgord. Dès l’entrée, une lumière mauve éclaire doucement les demi-sphères couronnant le somment de la nef, faisant une sorte de berceau double, dont l’un reçoit un éclairage alterné de travaux des champs et de scènes bibliques qui se succèdent au gré de ce diaporama géant, rendant à chaque fois une atmosphère différente dans la nef.
L’autre recevant une série de huit personnages tenant un parchemin entre leurs mains, avec leur nom en lettres gothiques proprement illisible. Comme à Ravenne, comme à Obernai, le cercle permettant de figurer autour du point central, une succession de représentations de saints, d’apôtres ou d’autres personnages bibliques.
A l’extérieur, le tympan de son portail nord met en parallèle l’Ascension du Christ et le martyre de Saint Etienne. Un peu plus loin, sur la place Clément Marot, et comme en forme de défi, la municipalité a commandé au Sculpteur Marc Petit un effrayant Ange du Lazaret, le regard tourné vers le tympan, toute aile déployée.
L’œuvre a paraît-il choqué d’avoir ainsi été disposée, comme en contradiction avec les messages de foi de la cathédrale. J’y vois quant à moi, une représentation dans l’esprit gothique des gargouilles ou des sculptures de chimères propre à l’imaginaire médiéval.
Le chevet est de style gothique, complété à partir du XV° sicle par le cloitre flamboyant et la chapelle Saint Gaubert. Depuis le cloître, on a du mal à distinguer le bulbe des deux coupoles. Le chevet est totalement redécoré au XIX ° par l’artiste cadurcien Cyprien Antoine Calmon en même temps que sont mises en place les verrières.
Sur la partie Est de la ville s’est développée le cœur médiéval de la cité ancienne, depuis Gambetta jusqu’à la rive du Lot. L’antique nom de la ville porterait le beau vocable de Divona, déesse celtique des eaux souterraines. Le vestige antique le plus impressionnant en élévation est une grande arcade en maçonnerie, improprement nommée « arc de Diane », s’agissant en fait d’un arc situé à l’intérieur du frigidarium. C’est l’un des derniers vestiges romains de Cahors.
Les étudiants sont nombreux à cette heure dans les rues montantes de la ville. Un collège ou un lycée doit se tenir quelque part dans les entrelacs de rues aux maisons de briques rouges, dont certaines sont jalousement cachées derrière des portails d’où émergent des groupes de jeunes filles. Toujours en montant, dans la partie nord, presqu’à l’extrémité de la ville ancienne, se dresse l’église Saint Barthélémy, l’une des dix églises paroissiales de Cahors. De style gothique méridional, elle est flanquée d’un imposant clocher-porche à trois rangs superposés de baies en arc brisé. Jacques Duèze y a été baptisé avant de devenir le pape Jean XXII au 13° siècle. L’intérieur renferme des peintures murales monumentales, malheureusement très altérées, et une vierge de bois à l’enfant qui pourrait à première vue être une copie de la fameuse Vierge Noire de Rocamadour. Un peu plus loin, une Marie-Madeleine isolée, également écaillée. Et puis, en sortant, je remarque ce qui m’avait échappé en entrant, une magnifique vierge aux Sept Douleurs sous un plafond au bleu étoilé.
Au milieu de ces vestiges antiques et de ces lieux d’églises, un jardin aux sorcières avec un ébouriffant arbre dont les nœuds forment des yeux effrayant, avec plus loin, toute la panoplie de ces visages de diableries qui se veulent inquiétantes et qui étonnent lorsque qu’on ne s’attend pas à voir jaillir ces fantaisies au milieu de tant de vénérables monuments.
Et puis Cahors est la seule ville où rivalisent à quelques cent mètres l’une de l’autre, en parallèle, la place Mitterrand et la Place Charles de Gaulle. La seconde situé face à l’austère Palais Duèze, bien moins nettement mise en valeur que la Mitterrand jouxtant le Théâtre de la comédie.
Mais c’est sur l’autre rive à l’Est du Lot, juste après le pont de Cabassud, que nous retrouvons notre maison Lagrive entr’aperçue hier avant la route vers Najac. La maison est une galerie d’art dévolue aux sculptures d’un artiste déjà rencontré avec son Ange du Lazaret : Marc Petit. Ce mardi la galerie étant fermée, il ne nous est possible de voir que les sculptures accrochées à l’extérieur des grilles d’entrée, sur les parties hautes du mur. Toutes sont d’une effroyable beauté dont les thèmes peuvent séduire ou rebuter. Je retiens surtout une sorte d’ange déchu, aux ailes maigres et aux jambes liés par un cordage, au rictus d’effroi. J’ai pensé à Icare conscient du moment de sa chute. D’autres personnages tout aussi angoissant, la bouche toujours entr’ouverte, à connotation religieuse et parfois diabolique si on en croit les mains aux doigts démesurément allongés et souvent griffus de certains, à la manière des représentations de Dracula ou autres vampires.
Nous reviendrons …
Franchissant le Lot, nous rejoignons l’autre rive et la terrasse du café du Théâtre, ce soir bien plus désertée, dans un douillet automne précoce.
Mercredi 18 Septembre
Rocamadour a toujours été pour moi associée à la musique de Francis Poulenc. A ses « Litanies à la Vierge Noire ». Il en avait fait quant à lui, un lieu de pèlerinage.
C’est par une route étroite et sinueuse qu’apparaît, au détour d’un virage, le plan panoramique de la cité accrochée à sa falaise. De larges pans du village émergent dans le plein soleil, d’autres étant encore dans l’ombre. On distingue parfaitement depuis l’autre versant, au cœur de la pierre, les hautes églises, le Palais des Evêques, dominant les maisons d’habitation. Le village s’étire en longueur, on y voit les toits pointus qui s’étirent jusqu’à disparaître progressivement sur la crête de la colline. Sur le milieu de la route, une inscription au pochoir : « Oh My Lot ! » qui prélude à l’arrivée, tout en contrebas du village.
C’est par le pied qu’on aborde la montée, par une série d’escaliers abrupts, puis par une sorte d’élévateur menant à la Rue de la Couronnerie qui partage la cité médiévale en deux.
L’importance de Rocamadour est dû au développement du pèlerinage mentionné pour la première fois en 1112. L’expansion de celui-ci vient à faire du lieu une véritable cité religieuse, colonisant les alentours en granges cisterciennes et à l’approvisionnement alimentaire des hôpitaux pour l’accueil et les soins des pèlerins. C’est depuis la porte du figuier que la longue Rue de la Couronnerie présente des maisons reconstruites sur les emplacements d’antan, des échoppes et pour tout dire, un petit côté Saint Paul de Vence, propret et commerçant, qu’on n’aura pas perçu à Saint Cirq.
Les escaliers sont raides, les édifices construits à même la roche blanche paraissent défier la falaise. Le vertige me guette. Il ne faut pas que je fixe trop longtemps l’extrémité supérieur de la paroi, confondant en une même masse, les pierres du palais dans la verticale de la falaise.
C’est après 197 marches, que les pèlerins gravissaient jadis à genoux, qu’on débouche sur la Place des Senhals, nom occitan des insignes du pèlerin. On grimpe encore pour accéder au parvis supérieur vers la chapelle Notre-Dame. C’est un peu en accéléré l’objet de curiosité qu’on aura privilégié parvenu à ce carrefour où toutes les portes, tous les accès semblent mener à un oratoire, une église ou des fragments de palais.
Venu il y a très longtemps j’ai souvenir d’une Vierge à l’Enfant nus ou parfois vêtues de la simple mante et du voile, comme à Orcival ou Saint Nectaire, dans la véritable tradition des vierges en bois romanes. Dès l’entrée dans le minuscule sanctuaire, on entend les psalmodies douloureuses et répétitives de quelques fidèles certainement venus de loin, et sur l’autel, le surmontant largement afin d’être aperçue du fond de la chapelle, la Vierge Noire est aujourd’hui vêtue comme une princesse de Velasquez, couronne sur la tête et sur celle de l’enfant, et large manteau blanc descendant jusqu’aux pieds. On croirait l’apparat qu’on réserve aux vierges espagnoles défilant dans les rues de Séville durant la semaine sainte. Je préférais la version « dépouillée » de cette vierge aimée pour son simple magnétisme.
A flanc droit, à la sortie de la chapelle, dans le surplomb du rocher est fichée l’épée censée être la Durandal de Roland à Ronceveaux. Devant le succès de la Chanson de Roland, on se devait de posséder une de ces « reliques ».
Très émouvant aussi, au sortir gauche de la chapelle à la vierge, ou du moins par la porte où nous étions entrés, la célèbre fresque de l’Annonciation et de la Visitation du XII° siècle. L’état de conservation en est admirable dans la richesse des couleurs aux dominantes de bleu et la grâce du mouvement de bras. Au-dessous à gauche, Saint Christophe et un fragment de Saint Michel, symbolisant le lieu, ultime étape pour le pèlerin, destiné à recevoir les défunts.
Depuis les parties supérieures, la vue large sur la Rue de la Couronnerie dresse l’enfilade étroite des toits gris et la montée vers l’Hospitalet.
On y grimpe en voiture alors qu’on aurait pu s’y rendre à pied. Depuis le flanc de cet appendice de Rocamadour, c’est la plus belle vue d’ensemble de la cité qui s’offre. Largement dégagée, avec même un jardin et des colonnettes soutenant une treille au premier plan, permettant l’illusion d’enfermer la panoramique entre deux colonnes, c’est toute la carte postale de Rocamadour qui se dresse devant nous. Les ruines, au cœur de l’Hospitalet, sont celles de l’hôpital Saint Jean, lieu d’accueil des pèlerins venus du nord.
Sur le chemin de Padirac, un promontoire à un carrefour de plusieurs routes, et dressé comme une table épaisse et massive, un dolmen trappu, gris et mangé de mousse. Plus loin encore, sous des arbres, discrètement dressé, un autre dolmen.
Depuis deux nuits, j’appréhende la visite au gouffre de Padirac. Pour moins que ça, je sais les vertiges et les affres de ce sentiment de perte de gravité que me cause la moindre exposition à flanc de vide.
Un gouffre que je commence à domestiquer en regardant l’effrayante béance vue du fond sur des images et des prospectus. J’imagine la descente, et évalue le temps qu’il faudrait pour parvenir au fond. J’imagine la possibilité du malaise en pleine descente. J’avoue, ne pas prendre plaisir à l’idée de cette aventure. Mais comment renoncer à cette perspective quand on sait que c’est une des curiosités les plus grandioses de la région.
Dès l’arrivée sur le site, l’accueil, déjà saturé d’une file d’attente, et sur le côté droit, un parapet d’une grande banalité, avec quelques grillages, et en se penchant, le gouffre. Un énorme trou verdâtre et noir, avec au fond quelques personnes minuscules comme autant de fourmis qui semblent se diriger vers encore plus profond. Je réussi à porter le regard jusqu’au fond sans ressentir aucun malaise et surtout pas cette espèce d’étau paralysant tout mouvement. La dame d’accueil se fait encore plus rassurante, disant que l’ascenseur descendait hors du champ de vision des parois. Il faudra trois ascenseurs successifs pour parvenir au lieu où je voyais tout à l’heure les petits bonhommes depuis le parapet. Depuis le fond, on voit la béance du trou tout là-haut, comme l’œil de la conscience du Caïn de Victor Hugo.
Un véritable De Profondis…
On accède ensuite à une longue galerie souterraine, la Galerie de la Source, qui se franchit à pied jusqu’à la source qu’on pourrait aussi considérer comme le point de départ de l’exploration. Source silencieuse et lumineuse, verte et transparente comme une émeraude claire. C’est là que nous embarquons pour le lac souterrain, par groupe de dix ou douze personnes, avec un véritable navigateur qui se situe entre le gondolier vénitien et l’authentique nautonier du mythe orphique. Car les conditions s’y prêtent : l’entrée dans les entrailles de la terre, le lac constitué par la galerie de la source, et le voyage vers on ne sait où …
Le gouffre de Padirac se trouve être une symphonie avec grand orgue. Et peut-être même avec plusieurs orgues. D’une symphonie des profondeurs à l’imaginaire revisité du Voyage au centre de la terre.
Puis la barque glisse lentement, frôlant parfois les parois, croisant d’autres embarcations en sens inverse. Le parcours est distant d’à peu près mille mètres le long de la Rivière Plane jusqu’au Lac de la Pluie. C’est ensuite l’arrivée proche du débarcadère éclairé dans le fond du paysage, et surtout au croisement saisissant de la Grande Pendeloque, stalactite de soixante mètres de long, immense méduse pétrifiée. Nous accostons à hauteur de la salle du Grand Dôme dont la voûte à peine perceptible à l’œil nu s’élève à 94 mètres de haut. Nous avons, à plus de cent mètres sous terre, un incroyable mausolée de merveilles géologiques façonnées depuis des millions d’années. On ne sait si l’ampleur et le large développement de ces architectures naturelles de pierre ne bénéficièrent pas d’une extrême liberté spatiale et pris les formes les plus nécessaires à cette cristallisation de formes et de couleurs. Une sorte de chaos organisé où le hasard s’est fait liberté et harmonie de formes.
Malgré la présence d’une foule éparse, on n’entend qu’un grand silence et une émotion palpable à chaque regard porté sur le prochain périmètre à découvrir. Nous parvenons au Lac Supérieur, qui n’est en fait profond que de moins de deux mètres tout au plus, une immense flaque translucide aux reflets d’émeraude, et suivant les éclairages et la profondeur, laissant percevoir des excroissances blanches, d’autres reflets virant au rose et des dépôts formant un paysage naturel et serein. Dans la salle du Grand Dôme, le lac immobile, dit Lac Supérieur, la finesse et la délicatesse des stalactites et stalagmites atteignent une harmonie qui forme le point d’orgue de la découverte. La descente vers le Lac des Gours, cul de sac naturel de notre périple sous terre, rend ses reflets roses et jaunes plus intenses encore, avec pour le décor, une barque laissée seule en fond de perspective.
L’organisation étant remarquable, le retour se fait cette fois plutôt à la vénitienne, et nous bénéficions d’un parcours pour deux personnes avec une charmante gondolière derrière nous qui énumère le nom des lieux, des roches les plus admirables, des tableaux vivants et des subtilités formées par les divins hasards de l’art des profondeurs. De méduses, de pieuvres géantes aux plus sauvages et colorés assemblages suintant et défiant l’imagination. Des failles violettes, bleues et ocres, des rouilles et des émeraudes, des failles aigues s’ouvrant sur des plafonds irréguliers et comme autant de chapelles Sixtine des profondeurs ou de cathédrales des gouffres intérieurs.
Avant le débarquement où nous avions commencé notre voyage, notre nautonier nous prévient avec un large sourire, qu’un énorme flash allait éterniser notre passage sur le lac des quiétudes et l’arrivée à la Galerie de la Source. Comme je ne savais que dire en remerciements à notre capitaine navigateur, je crois avoir balbutié que cette descente vers le cœur de la terre avait eu autant d’importance, et peut-être plus, que la traversée de Bryce Canyon dans la gamme des merveilles naturelles.
Mais connaissait-elle Bryce, elle qui passait ses journées entières à brasser dans le fond du gouffre, des eaux dormantes qui ne voient jamais le jour ?
Le retour à l’air libre a quelque chose de presque peu naturel. On s’habituerait à l’harmonie de ces mondes des profondeurs comme à un vertige qui s’accoutumerait à de nouvelles et fascinantes géométries intérieures.
Vers le milieu d’après-midi nous rejoignons Carennac au soleil d’une grande douceur sur ce petit village d’harmonie de pierres, de son château et de cette sérénité comme ces choses qui ne changent jamais dans ce cœur de la France parce qu’il n’y a aucune nécessité à ce qu’elles changeassent. Depuis quarante années, aucune pierre n’a bougé, que j’y retrouverais presque au jugé, les lieux tels que je les avais laissés. Village endormi et comme sous cloche de cette beauté de Quercy caché, entre le château, sinon le gros manoir, l’église romane sur la gauche, ouverte et comme enrobée par un porche qui ouvre au coin de la rue la perspective sur l’entrée de l’église et son tympan couleur pain d’épice. C’est l’image généralement retenue de ce village, dans sa simplicité la plus évidente.
La rue qui suit le prolongement de l’église est fleurie, ses maisons de pierres cossues, et l’imposant édifice à tourelle, faisant face à l’office du tourisme, abrite le prieuré qui faisait fonction de porterie et d’hôtellerie pour l’accueil des pèlerins en route vers Rocamadour.
A droite de l’office, on pénètre dans le cloitre roman, carré et silencieux. Du cloitre d’origine, il ne subsiste plus que les arcades de la galerie nord. A l’angle des galeries Sud et Ouest, une tour polygonale enferme un escalier desservant les galeries supérieures. Depuis celles-ci, on aperçoit les toits rouges des maisons.
Revenus vers le tympan et l’entrée de l’église, on y voit un christ en majesté entouré des symboles des quatre évangélistes d’un style qui emprunte fortement à celui de Moissac et de Cahors. Le portail du XI° est parcouru de chapiteaux sculptés d’animaux fantastiques, d’entrelacs et de palmettes. A l’intérieur, dans le chœur, une émouvante statue de Vierge à l’enfant, en albâtre de style renaissance.
Contournant le manoir, le château des Doyens reste attaché au précepteur du petit fils de Louis XIV, Fénelon. Il y fut doyen entre 1681 et 1695. L’auteur de Télémaque, le rival de Bossuet, aurait-il trouvé l’inspiration dans la sérénité de ce petit village ?
Dans le prolongement de la départementale 43, se trouve le pont Médéric, du nom du petit ruisseau qui passe sous le village. Depuis le parapet du pont, on a une vue sur la majestueuse tour d’escalier du XVI° siècle, seul élément subsistant d’une grande demeure démolie au XIX° siècle. La désolation de cette tour plantée au beau milieu de maisons typiquement quercynoises dont certaines se noient dans des massifs de végétation, est d’une harmonie poétique qui aurait value à elle seule, le passage quarante ans plus tard. Et sans que dans mon souvenir aucune fenêtre, aucune tuile n’a bougé depuis.
A l’extrémité du pont, côté église, la seule rue animée, fleurie elle aussi et baignée de soleil sur ses petites terrasses d’auberge, nous accueille pour le petit vin de Cahors. Les gens y ont l’air heureux, le temps semble ne plus avancer.
Depuis les quais qui enserrent le château des doyens, la vue sur le canal de l’Hermitage embrasse une large partie des deux rives bordées d’arbres et de canots laissés à quai. L’eau y est réellement bleue et les nuages se fondent au miroir lisse, comme un tourment sur la surface de la rivière. Face au château, l’île de Calypso et tout en aval le lit de la rivière rejoindra la Dordogne.
Jeudi 19 Septembre
Le pain de la boulangerie de la rue Gustave Larroumet au coin de Gambetta est particulièrement bon. Les tranches de la couronne du matin aident à tenir jusqu’au-delà de midi.
Le soleil est encore ras et les ombres longues lorsque nous franchissons le pont Louis-Philippe et le quartier saint Georges. Dès le carrefour sur la gauche, c’est la montée vers le Mont Saint Cyr. Il existe un chemin pédestre grimpant depuis la rive sud du Lot qui rejoint directement le sommet. Mais la pente est si rude que nous préférons le trajet routier.
Les maisons se font plus éparses, le soleil jaunit la végétation et le paysage devient vite austère et majestueux. D’une beauté sauvage ancrée déjà dans le Quercy profond. De larges étendues d’herbes rases sur un plateau d’arbres maigres surgissant d’une physionomie à cent lieues de la ville quittée il y a peu, composent un paysage presque aride de campagne profonde. Des chemins de traverse disparaissent en mille directions dans le poudreux matinal lorsqu’un panneau indique soudain Mont Saint Cyr. C’est sur une étendue plane et sableuse qu’apparaît la très haute antenne dominant, de tout l’aplomb de la colline, la ville de Cahors. Des promeneurs matinaux sont déjà sur la table d’orientation au pied de l’antenne, silencieux et admiratifs. La vue est celle de l’aigle qui plonge. Celle qui embrasse sans effort l’ensemble de la ville et du lot dont la courbe enlace de toute sa grâce et en toute sérénité, comme un amant parfait, de son épaule, la forme oblongue de la cité.
On y voit enfin bien à découvert les deux coupoles de tuiles anthracites de la cathédrale Saint Etienne. Elles forment comme deux bulbes émergeant des toits alentour. Tout à l’opposé, se perdant presque à la limite visible de l’autre rive, les tours éclairées du pont Valentré comme des sentinelles dressées. Et puis au premier plan encore, l’écluse à hauteur de la rive Est et ses maisons oranges de briques aux toits pointus du quai Champollion et du quai de Regourd. On distingue très nettement la partie médiévale plus claire et plus orangée jusqu’au tracé du boulevard Gambetta qui est la ligne de partage d’avec la ville plus moderne. On pourrait y apercevoir notre maison en plein cœur et à égale distance des deux rives du Lot. Plus haut vers le nord, rouge et au-dessus des autres édifices, l’église saint Barthélémy dont on voit encore, malgré la distance, le clocher émergeant de ses baies en arcs brisés.
Depuis ce sommet nous balbutions notre connaissance de la ville qui se dessine peu à peu, y retrouvant les édifices majeurs, l’impressionnant et emblématique Hôtel Roaldès tout de briques, les orientations de chaque quartier, saisie aisément où que porte le regard.
Redescendant du mont Saint Cyr, l’exposition solaire Sud-Est permet de longer le quai Eugène Cavaignac et d’arriver ainsi au Pont Valentré qui se dresse cette fois dans toute sa majesté, ses tours et ses arches se dédoublant, comme des figures de jeu de cartes la tête à l’endroit et la tête à l’envers, en reflet symétrique dans l’eau bleue de la rivière. Merveille de sobriété de ce génie architectural pour lequel il suffit d’un seul regard pour savoir que ce pont ne pouvait être conçu qu’ici, sur ces terres cartésiennes aux lignes simples, fonctionnelles et miraculeusement indémodables. Aussi identifiable à l’âme du pays que le petit Liré de Joachim du Bellay.
Nous jouons à multiplier les perspectives photographiques sur la rivière et le pont. La lumière est à son meilleur. Il y a même quelques vignes de Cahors au premier plan, moitié mortes moitié brûlées au pied de la tour, côté ville.
Depuis la buvette de la Maison de l’eau, sur la rive extérieure à la ville, l’écluse reçoit les bateaux qui partent et ceux qui stationnent attendant leur tour.
Cahors et ses abords : « Au XIV° siècle, trois ponts permettent de franchir le Lot : le pont Vieux, au sud (Louis-Philippe aujourd’hui !), prolongeait la Grand Rue principale (Gambetta aujourd’hui !) ; le pont Neuf, à l’Est (aujourd’hui de Cabassud) au XIII° siècle, qui desservait la route de Villefranche ; enfin le pont Valentré, du XIV° siècle. Le seul qui ait survécu. Il fut restauré avec respect au XIX° siècle quand on en renforça l’aspect militaire. L’architecte fit sculpter un petit diable au sommet de la tour centrale et la légende affirma que Satan aurait apporté son concours à la construction… »
…
Revenu sur la rive Est, le quartier des Badernes est un des plus authentiques de la ville. Situé au bord du quai Champollion on avait aperçu, depuis le Mont Saint Cirq, de magnifiques édifices médiévaux, et parmi ceux-ci, celui qui trouait la vue de sa photogénie était l’hôtel Roaldès, tout de briques rouges, de colombages, de tour et de tourelle avec une galerie de bois à l’étage supérieur, des tuiles éclatantes et son flanc à moitié enfoui d’arbres et de végétaux dans sa partie sud. Il est face à l’écluse qui fait entendre son chuintement permanent au bord du quai.
C’est l’heure bénie où l’on entend aussi le tintement des couverts au travers des fenêtres ouvertes et du soleil très haut au-dessus de l’église Saint Urcisse. Celle-ci se trouve dans la rue du même nom, et le manque de recul ne permet pas d’admirer complètement la façade du même ton que la plupart des maisons du quartier à dominante orangée rouge. L’édifice est fermé, assoupi à cette heure, comme le quartier dans la douce torpeur du temps immobile.
Loger dans la rue Larroumet est un vrai bonheur. Depuis le coin de la rue qui fait angle avec la rue Zola, à quelque pas de la maison, un panneau indique Musée Henri Martin, lui-même à une centaine de mètres. Le nom même qu’un mois auparavant je découvrais dans la partie des peintures modernes au musée Unterlinden de Colmar. Mon ignorance m’aura donc doublement mis en présence d’un artiste que j’ignorais auparavant et qui, en quelque sorte, se révélait être maintenant l’artiste de l’été.
Entre la rue Larroumet et le Musée, un vieux cinéma, « le Quercy », émouvant dans son abandon. On peut encore y voir derrière les grilles rouillées et les branches qui descendent d’un jardin exubérant, les affiches originales de Parfum de femmes ou l’Alpagueur. Comme une mort lente et nostalgique, jusqu’aux caractères graphiques devenus désuets des lettres du nom du cinéma. A deux pas du musée…
Le musée Henri-Martin est installé à Cahors depuis 1929 dans l’ancien palais épiscopal à l’entrée monumentale. Extrêmement bien conçu sur le plan des différentes collections, tant archéologiques, ethnographiques que de peintures.
Parmi les œuvres d’Henri Martin qui occupe l’espace des premières salles, on note un magnifique Orphée, un Christ et la Samaritaine et une Etude pour le Châtiment de Caïn, dans des tonalités plutôt sombres avec des clairs obscurs assez accentués. Correspondant probablement à une première manière. Puis viennent aussi les lumineux tableaux d’époque impressionniste comme « La Fenaison » et évidemment les remarquables vues de « Saint Cirq la Popie » mises en regard d’un unique mais caractéristique tableau de William Didier-Pouget d’un Saint Cirq hésitant entre Corot et la veine romantique. On y voit même la porte sud de l’entrée du village qui n’est pas encore une ruine ! Vient aussi ce tableau tout en dominante rouge orangée d’une femme rousse, les bras levés retenant ses cheveux derrière elle, dans un mouvement gauche d’abandon, en pleine forêt, « la Rêverie automnale ». Puis un portrait très frontal de Femme aux cheveux tirés droits et sévères, ou encore ces récurrentes vues du Pont à Bastide-Vert, d’une douce poésie, et l’étonnant « Dans la lumière » où le peintre ajoute un cadre en bois réel au beau milieu, délimitant le portrait d’une femme, qui fait de ce détail un tableau dans le tableau.
Depuis février, une salle à l’espace semi-permanent est dévolue à Charlotte Henschel. Puis à quelques œuvres de Roger Bissière lui aussi originaire de la région, et dont on peut constater l’évolution depuis ses premières visions hésitantes et figuratives à ses audacieuses abstractions lyriques.
Et puis, à ma grande surprise, j’apprends que Cahors s’appelait Divona du temps de romains. Un nom qui sonne comme une héroïne ou une star à la Garbo. Divona Civitas Carducorum, Divona la cité des Carduques. En témoignent aqueducs, thermes, forum, théâtre, temple et amphithéâtre… Le tout dans l’axe sud-nord, parallèlement à l’actuel boulevard Gambetta.
Et puis Cahors a un rapport étonnant avec la Polynésie. Nous passons tous les jours, à deux pas du musée, dans la rue Joachim Murat. Il se trouve que le neveu de Murat, Maréchal d’Empire, beau-frère de Napoléon et roi de Naples, voit son ascension favorisée au sein de la Marine Nationale. Commandant de frégate, il embarque pour de multiples voyages vers le Brésil et les ports d’Amérique latine. Stationnant à Valparaiso, plaque tournante du commerce avec la Polynésie, c’est là qu’il aurait acquis des objets, dont la fameuse tête du roi Rongo. Il propose au Musée l’ensemble de ces acquisitions polynésiennes en 1835.
Rongo est un dieu bon, comme la rondeur de sa tête et l’aspect sans aspérité de sa physionomie. Dieu de la pluie, de l’agriculture et du curcuma…
Ensuite, ce sont des salles d’archéologie avec de beaux chapiteaux médiévaux, quelques curiosités comme cette Eve sculptée depuis le haut du corps jusqu’à mi-jambe, cachant d’une main pudique le trouble de sa nudité.
Dans la dernière salle, une étrange exposition : Offrandes à la « Vénus » de Capdenac. Pendant quatre mois, près de 800 adultes et enfants ont modelé autant de figurines en grès, comme des offrandes à cette Vénus du néolithique conservée dans les collections du musée. Elles sont donc aujourd’hui disposées dans l’ancienne bibliothèques des évêques comme délicieuses et naïves poupées aux expressions vives et humoristiques témoignant d’un art anonyme et de contes de fées.
Vers quinze heures, il est temps de retrouver, derrière le pont de Cabassud, la maison Lagrive, ouverte ce jeudi. La troisième visite est la bonne.
On s’attendait à être reçu par des dépressifs ou des hystériques, les œuvres exposées à l’extérieur laissant supposer un pessimisme certain, un tourment existentiel, sinon plus.
C’est une charmante dame blonde, un peu ronde et bon enfant, d’une petite cinquantaine, qui nous reçoit dans une salle minuscule, déjà investie par quelques curieux sous la surveillance bienveillante d’un jeune homme bien mis et souriant. La galerie est en fait la maison même de la galeriste et cette dame vit au milieu de ces statuettes, de ces fantômes de dieux étranges, expressions de l’âme tourmentée de cet artiste, auteur, pour les cadurciens, de l’ange du Lazaret. De cette bonbonnière émerge des anges, des Icare, des papes déchus et des expressions de terreur humaine sans une note de consolation ou d’espérance dans la vision du monde. Des bouches ouvertes d’effroi, des fronts ridés et des corps longs et maigres, de fatigue ou de désillusion, proches parfois des élancements de Giacometti. Il y en a dans le salon, mais aussi dans les chambres, les escaliers qui montent à l’étage et jusque dans la partie, plus vaste, du sous-sol qui abrite prioritairement les expos temporaires. Les œuvres de Marc Petit sont l’âme même de la maison.
« – Les gens me demandent si je ne cauchemarde pas avec tous mes anges. Mais ce qui est sûr, c’est que je ne pourrais vivre sans eux ! »
Le jardin aussi est peuplé d’étranges personnages maigres et venus du monde des songes inquiétants. Quelques visiteurs venus en professionnels du monde de l’art discutent affaire avec le jeune homme bien mis. On nous demande d’où nous venons. Lorsque la dame apprend que nous venons de Nice, elle insiste : – « Et où logez-vous, à Cahors ?
– Rue Larroumet…
– Ah ! mais je sais qui vous êtes ! Je suis Dany ! Vous êtes les hôtes de Cathy, ma meilleure amie ! C’est moi qui aurait dû mettre la maison en ordre après votre départ… ! »
Le monde est petit et Cahors en est le centre.
Effectivement Cathy nous avait prévenu que le jour de notre départ, elle serait peut-être vers Arcachon. Auquel cas, ce serait Dany qui récupèrerait les clés. Dans l’appartement, une carte postale d’une œuvre de Marc Petit se tenait dressée sur une des étagères du salon et avait attiré notre attention dès le premier jour.
Parvenus sur l’autre rive, nous passons par la rue Clément Marot, dans ce quartier de la cathédrale où trente hectares de patrimoine sauvegardés se dressent encore. La maison Daurade, au numéro 12 du même nom, est la plus ancienne, d’un équilibre parfait symbolisant à elle seule le style et l’âme de l’ancien Cahors. Depuis celle-ci, dans la perspective, apparaissent les deux coupoles de Saint Etienne, et enveloppant d’un large geste le parvis Nord, dans sa désolation, l’aile géante de l’Ange du Lazaret.
Vendredi 20 Septembre
On aurait pu souhaiter, pour l’arrivée à Cordes, que celle-ci méritât son surnom de Cordes Sur Ciel. Qui nous aurait accueillie avec sa couronne de nuage l’enveloppant, et son illusion de cité fantôme dominant la plaine.
Une sorte de Vaisseau Fantôme idéal.
Mais c’est un ciel gris et nuageux qui nous accompagne en pénétrant dans le Causse. On aperçoit, l’espace d’un instant, un village sombre au sommet d’un promontoire, puis il disparait un moment dans les méandres du paysage. L’arrivée au pied de Cordes se fait sous une petite pluie fine plus agaçante que bien méchante. Les bistros animés ne manquent pas au pied de la cité. Deux rues montantes et pavées s’offrent à nous, traçant au cœur de la ville.
Nous sommes immédiatement happés par le charme de la Grand Rue de l’Horloge, avec ses maisons jaunes et ses fenêtres fleuries, ses échoppes discrètes. La rue fait une légère courbe et rencontre des chemins de traverse d’où partent des perspectives également fleuries et des tourelles qui surplombent parfois, comme des têtes qui dépassent, l’alignement réguliers des maisons.
La rue monte régulièrement jusqu’à la Porte de l’Horloge, précédé de l’escalier « pater noster », nommé ainsi du fait que les pèlerins le montaient en priant. L’horloge sur la partie supérieure de la porte marquait le temps civil. Au revers de la porte celle-ci est entièrement envahie de lierre, ainsi que les maisons qui suivent dans la Grand Rue de la Barbacane. Ce sont des ateliers, des librairies ou des galeries d’art. La tour de la Barbacane est comme une sentinelle avancée qui protège l’accès Est de la cité. Autrefois une porte fortifiée y était accolée. Des onze portes du village, il n’en reste que six.
La porte du vainqueur est du XIII° siècle et ne cache pas sa fonction défensive. Elle ouvre, toujours à l’Est, la deuxième ligne de fortification. Son positionnement est différent des autres portes. Elle était munie autrefois d’un pont levis jeté au-dessus d’un fossé.
Dans le tournant, aussi large qu’un virage de col en montagne, La maison Gorse. Un bel exemple du passage du gothique à la Renaissance. Un peu plus haut, le Portail peint, entrée principale de la première enceinte à l’Est.
Puis c’est la Grand Rue Raymond VII, rectiligne jusqu’à l’autre extrémité du village. C’est un peu le sommet d’où se tiennent la maison Prunet et celle du Grand Fauconnier. Plus que des maisons, d’une opulence pareille à des palais.
La maison Prunet du XIII°, est reconnaissable à sa façade de grès mauve, à ses sculptures aux pieds des arcs aux visages d’homme et d’animaux divers. Dans cette maison fut découvert un curieux manuscrit concernant « Les Sorts des Apôtres », recueil d’oracles unique en son genre.
La Maison du Grand Fauconnier est la plus récente des maisons cordaises. Son nom lui vient des rapaces sculptés au second étage. Dans la cour intérieure on peut y voir un escalier à vis.
Ces deux maisons donnent sur le grand espace de la Place de la Bride, depuis laquelle on a une vue plongeante et dégagée jusqu’aux plaines ouvertes à l’horizon. Des restaurants et des terrasses dominent le paysage dans la quiétude de ce point sommital de Cordes. Il y pleut aujourd’hui doucement dans une humidité qui rend quelque peu brumeux le paysage aux teintes de vert minéral, comme l’humeur des serveurs.
Juste au-dessous, la Place de la Halle. Au Moyen Age elle était le lieu d’échange et de commerce de céréales, de draps, de toile et de tannage.
Dans la rue adjacente à la Place, l’Eglise Saint Michel d’un gothique méridional à nef unique et décorée d’un étrange tapis de faïences bleu et blanc, à moins que ce ne soit des peintures, qu’on croirait d’une exubérance italienne. Sur la place Saint Michel, face à l’église, la maison Fonpeyrouse de grès rose.
Redescendant maintenant la rue Raymond VII sur son versant Ouest, la Maison du Grand Veneur, seule maison gothique à trois étages. La popularité de sa façade lui vient de la scène de chasse représentant un cavalier armé d’un épieu, un sanglier qu’un chien vient de sortir de la forêt, un archer, un chien poursuivant un cerf, un sonneur de trompe poursuivi par un chien et un lapin poursuivi par un chien…
A noter, plus bas, les maisons Ladavèze et Gaugiran, des 13 et 14° siècles. Enfin, avant de retrouver la Porte Ouest, Place Fontourniès, la Maison du Grand Ecuyer, la plus raffinée de la cité, aux nombreuses sculptures du 14° siècle. Cheval, homme armé, vache, lion, mais aussi personnage à pattes de chien, alignés comme de fausses gargouilles. On atteint, à quelques pas de là, la Porte de la Jane et celle des Ormeaux qui donnent sur la plaine à perte de vue tout à l’Ouest.
On contourne maintenant le village par le sud, presque heureux de n’avoir plus à soutenir tant d’attention à tant de merveilles et de surprises émergeant de ces siècles façonnant l’harmonie miraculeuse de ces lieux. Nous longeons les bordures qui surplombent en contrebas le quartier du Bouisset jusqu’à une traverse qui donne sur la Rue Chaude envahie de végétation, étroite et qu’il ne ferait pas bon s’y perdre la nuit tombée. Par un raidillon, on remonte progressivement vers la Grand rue de la Barbacane et retrouvons le chemin parcouru en sens inverse.
Pierres blondes, grises, meurtries ou flamboyantes, on a bien compris de Cordes qu’il s’agissait là d’un des plus beaux fleurons occitans qui soient dans la région.
Manquait d’avoir signalé au loin le Vaisseau fantôme….
Redescendus du Causse, dans la vallée encaissée, nous repassons par Saint Antonin Noble Val, dont le nom à lui seul suffirait à faire chanter la poésie des lieux que nous traversons. Nous l’avions vu de dos, sans nous attarder, et maintenant, dès la sortie des sinuosités, traversant le pont, sur l’autre rive apparaît la plus belle ambassadrice qui se puisse imaginer comme invite à pénétrer le village. Une carte postale comme il s’en trouve dans ces paysages façonnés par la main des hommes et la volonté de domestiquer la nature, de la soumettre à l’harmonie des couleurs et des formes esquissant un jour l’essence même de leur manière de vivre.
Depuis la rive opposée se dresse une maison à étages aux volets fraîchement peints d’un bleu cru, aux tuiles en pointes, avec à ses pieds un saule pleureur baignant ses branches les plus lourdes dans l’eau de la rivière, puis un tapis de lentilles d’eau au vert minéral où s’ébattent sur l’herbe de la berge une théorie d’oies en liberté et un ensemble de maisons aux fenêtres gothiques, sous lesquels se prélassent deux rêveurs qui semblent avoir été peints pour habiller ce décor qui se dessine dans le miroir de l’Aveyron. Le bleu du ciel timide et quelques beaux nuages, un cyprès crevant le ciel, ajoutent à ces reflets l’harmonie naturelle d’une vue des plus éblouissantes que la poésie des paysages puisse saisir.
On ne manque pas, évidemment, de chercher les milles point de vue qu’offre cet ensemble depuis la rive opposée, au travers de branchages, depuis des jarres de fleurs le long du pont etc.
Ne restant pas insensible à cette invite, nous laissons le véhicule devant la salle des fêtes en forme de rotonde désuète d’ancien cinéma et pénétrons par la Rue du Pont de l’Aveyron jusqu’à la rue de l’église. Le tympan de celle-ci présente la légende de saint Antonin avec l’arrivée des reliques de l’apôtre de Pamiers à Noble Val. Remontant la Rue Saint Angel, on débouche sur la Place de la Halle avec son magnifique café du même nom, aux couleurs vives, aux ardoises de menus occupant la façade de ses multiples spécialités du pays, jambon noir, cassoulet et autres produit de région, et ses décorations végétales de branches d’arbres mangeant les balcons, laissant imaginer des faux navires, des voiliers en partance, se mêlant aux colombages et à un je ne sais quoi de joyeux et de pétillant sur tout l’espace environnant. Le vin d’ici n’est plus le Cahors, mais plutôt le Gaillac. Place de la Halle est un peu le cœur vivant et animé de la cité. On apprend que la Maison Romane, qui fait face à la terrasse du café, est le plus ancien monument civil de France, construit en 1125. La justice vicomtale était rendue dans la salle du palais au premier étage. On y devine Justinien sur le pilier de gauche et Adam et Eve sur le pilier de droite. Viollet-Leduc ajoutant à l’édifice une tour imposante comme une tour d’orientation.
Par la rue Portanèze, dans la ville haute, on atteint l’avenue d’enceinte extérieur du village, et sur l’autre bord de la chaussée, le collège Pierre Bayrou, enfoui sous les marronniers, d’où parviennent les cris, les clameurs des collégiens qui, apparemment, n’ont pas eu à aller bien loin dans leur scolarité, de la petite école jusqu’à la fin du secondaire, ne quittant jamais les mêmes lieux.
Nous nous perdons avec délice dans les méandres des ruelles aux noms évocateurs, et aux placettes multiples dont les noms doivent avoir leur histoire, comme ceux de la place Mozerac, du Bassarel, du Four Neuf, des Capucins, du Temple ou même des Dames Noires.
Une curiosité à ne pas manquer dans la Rue Droite, la Maison de l’Amour. Nom évidemment évocateur autant qu’équivoque. Il s’agit en fait d’une maison anciennement située dans le quartier des bains dans ce village sillonné de canaux. Un moulin y était en activité. Le nom de Maison de l’Amour est dû à l’adorable sculpture du XV° siècle représentant deux têtes finement sculptées au niveau de la clef d’arc, lui coiffé d’un bonnet, elle d’un bandeau enserrant la chevelure, esquissant un chaste baiser. C’est le seul élément d’origine qui subsiste
Dernier soir à Cahors. On fait la fête au Bistro d’Isa. On fait provision de cette cuisine généreuse et roborative qu’on n’a plus l’habitude d’honorer dans nos régions d’huile d’olive. Gargantua a certainement fait une halte par ici.
A quelques pas de là, la Cathédrale est éclairée par des jeux de lumière sur sa façade. On a l’impression qu’elle aussi donne une petite fête pour notre dernier soir. Sur le parvis, il n’y a personne, que les quelques abandonnés déjà profondément enfouis dans leur coin de trottoir, pour apprécier ces variations de rouge, puis de bleu ou de jaunes mouvants sur le portail, le tympan et toute la pierre qui scintille en métamorphoses. La nuit est pleine d’étoiles.
Samedi 21 Septembre
C’est Cathy qui vient récupérer les clés. Elle semble ravie d’avoir eu des locataires sans soucis. Notre rencontre avec Dany a fait le tour de Cahors… On se quitte en embrassades.
La journée sera grise, on ne distingue plus les dernières étoiles du matin.
C’est un vent violent qui souffle sur Albi et qui écarte les prévisions de pluie pour cette fin de séjour. Depuis l’Avenue Gambetta où nous sommes logés dans un piètre hôtel, c’est la visite de Sainte Cécile qui inaugure notre promenade au travers d’une ville à peine reconnaissable, que je redécouvre transfigurée par l’absence de circulation dans le cœur historique et l’effort entrepris depuis que je n’y étais venu il y a quarante ans.
Après la Place La Pérouse, c’est le début de la ville historique, de ses maisons roses et rouges, de ses boutiques et de ses cafés qui bichonnent leurs terrasses. Par la rue Sainte Cécile, nous débouchons sur la large place triomphante du même nom, à l’heure du marché. Marché aux fruits et légumes, aux énormes champignons, mais aussi aux étalages de cassoulets, de foies gras sous le chevet de la cathédrale.
Le soleil est réapparu avec ses filets de nuages fragiles dessinés par le vent.
Pour qui n’a jamais vu Sainte Cécile, jamais une telle austérité d’architecture gothique ne pourrait être imaginable. Non pas une élégante élévation mystique de pierres vers le ciel, mais des murs extérieurs comme autant de murs dressés de forteresse, des entassements fantastiques de briques lisses, percés seulement de longues fenêtres sombres dans la verticale à l’arrondi du chevet, telles des meurtrières géantes. Des murs s’élevant à quarante mètres du sol, d’une terrible impression de puissance à peine tempérée par la légèreté dissonante et flamboyante du baldaquin d’entrée. Pour proclamer Dieu, la solidité du projet se voulait fondée sur la doctrine catholique face à l’hérésie cathare encore mal extirpée en cette fin du 14° siècle.
C’est un édifice qu’on eût facilement imaginé au cœur d’une Espagne des plaines arides et mystiques du côté de Tolède.
Et puis, dès l’entrée latérale, dès qu’on quitte l’aveuglement du soleil, c’est une autre lumière qui envahit l’espace. Le premier regard s’éblouit comme à l’ouverture d’un trésor sur les pierreries trop scintillantes, trop richement subtile pour un œil habitué à maîtriser des espaces identifiables par leur plus facile compréhension. Il s’ensuit, à l’intérieur de Sainte-Cécile, une musique intérieure proche de la vague symphonique. Tout au long de la traversée du vaisseau, l’impression de profusion de couleurs, de nuances en dégradé ou en augmentation de richesse chromatique et de ciselures infimes ne quitte pas le visiteur ébloui. Puis levant les yeux, ce sont les ors et l’azur de la voûte, dont on mesure bien son appellation de voûte céleste. Elle date du seizième siècle et n’a quasiment jamais été retouchée. L’atelier qui œuvra à Albi venait d’Emilie. C’est l’évêque Louis II d’Amboise qui fut le promoteur du projet. Christ en gloire, peuples de saints, visages éclairés de la joie des élus après la mort. C’est la première cathédrale à offrir, avec le sens du grandiose et de la plénitude chromatique, une sorte d’habillement des voûtes, généralement laissées à nu.
Dans la plupart des édifices gothiques, ce sont les tympans sculptés qui enseignent les vérités de la foi chrétienne. A Albi, c’est à l’intérieur que les peintures ont prodigué ces mêmes vérités. D’où l’éblouissement premier, les yeux au ciel.
D’instinct, c’est vers la narration du Jugement Dernier sous le grand orgue que l’attention se porte. Peint à la fin du XV°, il occupait toute la façade intérieure occidentale de l’édifice. On a percé à la fin du XVII° une ouverture pour réaliser, en creux, la Chapelle du Saint Sacrement. C’est un prêtre de la cathédrale, Jacques Buscaillet, qui a peint ce qui reste un des lieux les plus intimes. Il n’est d’ailleurs pas offert à la curiosité publique. Nous avons un peu forcé l’interdit…
« Quand le fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, toutes les nations seront rassemblées devant lui… »
Voilà qui résume le vaste projet de mettre en images les vérités dernières. Comme toujours, les élus à gauche dans la bande centrale, les damnés à droite, et dans le bas de la représentation, des scènes de chaos, de noyés et de personnages effrayés, certains tenant devant eux, le livre des Ecritures. Ce qui fait l’originalité de ce Jugement, outre qu’il apparait non plus dehors, au tympan, mais qu’il est peint à même les deux murs-piliers de briques intérieurs.
Et au-dessus, comme pour en illustrer le sens, et souligner le grandiose, le grand orgue, inséré entre la voûte et le Jugement dernier. Il est l’œuvre du facteur lorrain, Christophe Moucherel.
Le grand chœur, le chœur des chanoines est meublé de cent vingt stalles de chêne et dans l’arrondi de l’autel, les statues peintes des douze apôtres, grandeur nature. En tournant le dos à l’autel, à gauche, le siège épiscopal. En admirant le revers du jubé, la statue de Sainte Cécile, patronne du lieu, qui tient dans sa main droite la palme du martyre (elle est morte à Rome au III° siècle) et dans sa main gauche, un orgue portatif.
En quittant le grand chœur, parmi les merveilles dans le domaine peint, l’attention se porte sur le flanc sud de l’édifice vers deux chapelles dans le déambulatoire.
D’abord celle des Roquefort où est représenté le cycle de la Passion et de la Résurrection en deux scènes principales, puis celle de la Sainte Croix dont le décor évoque l’histoire de l’empereur Constantin et de la redécouverte de la croix par Sainte Hélène, sa mère.
Plus loin, sur le même flanc sud, une chapelle dédiée à sainte Cécile, la sculpture grandeur nature de la sainte allongée, la tête à même le sol, les bras abandonnés, dans la position du sommeil ou d’une mort paisible. Vêtue d’une robe verte striée de rayures d’or et portant un voile couleur ocre. Au-dessus, la châsse, contenant les ossements de la sainte.
J’arrête ici la description de la cathédrale d’Albi. Une heure, un jour, ne suffirait pour donner à imaginer, les yeux au ciel, les sentiments et les impressions vives ressenties à la vue des grandes lignes que les bâtisseurs ont inscrit dans la pierre et sur les surfaces de ses murs. Pas plus qu’il ne faudrait de connaissance pour donner sens à ces centaines de sculptures, de ciselures et volumes aux visages et aux corps pétris dans la pierre comme, in fine, aux symboles refaisant vivre les livres sacrés.
C’est en repensant à Olivier Messiaen disant que sa musique ne relevait pas de l’ordre de la mystique mais de la théologie que j’appliquerais ici un questionnement sur l’ambivalence quant à la vision et la lecture de l’intérieur du vaisseau de Sainte Cécile. Humilité et adhésion spontanée devant le message spirituel ou sagesse ordonnée du savoir ?
Pour avoir une belle perspective de la cathédrale, il est maintenant nécessaire de quitter l’agitation du marché et son tourbillon, de pénétrer dans le discret quartier traversé par la rue Castelviel. Nous déambulons dans le plus ancien de la ville historique avec sa rue Paradis en cul de sac, aux balcons fleuris et ses maisons de couleurs sans souci d’harmonie particulière, mais l’assurance de cette beauté sauvage qui n’a nul besoin qu’on la rassure. Même les rez de chaussée sont saturés de jarres et de d’arbustes qui pousseront dans leur énorme pot de terre, vivant dans une illusion d’autarcie au cœur même de la cité. Plus loin, la rue Bouscaillet et plus loin encore, vers Bellerive, derrière le pont de chemin de fer, on aperçoit enfin la cathédrale dans son ensemble, son haut clocher comme un mât protecteur. Si Toulouse est la ville rose chantée par Nougaro, Albi ne l’est pas moins, enserrant de ses nuances roses et orangé tout le périmètre de la cité ancienne.
Le ciel se voile en ce début d’après-midi. C’est par les Lices Jean Moulin cette fois, vaste esplanade suivie de la Place du Vigan qu’on parvient à la longue rue Mariès qui traverse de ses commerces directement vers le chevet de Sainte Cécile, et qui passe devant les marches de Saint Salvi. Sur la droite, une traverse qui mène au Marché couvert de la rue Saint-Julien. A l’extrémité de la rue Mariès nous rejoignons la Place de la cathédrale.
Le musée Toulouse Lautrec est assailli d’autant que la grisaille du ciel et le petit vent aigre tombe sur la ville.
Dans les premières salles, on a les gaucheries du peintre, la pianiste, puis l’homme au chapeau lisant le journal, où le trait est encore emprunté. Puis soudain, débouchant sur une salle circulaire, le célébrissime tableau de l’intérieur de la maison close, qui annonce déjà l’épure de l’art de l’affiche. Et celles-ci arrivent un peu plus loin, avec Jane Avril et son french cancan, le Moulin Rouge et la Goulue, la Revue Blanche. Puis Yvette Guilbert toute en laideur, et le divan japonais.
Depuis certaines fenêtres aux vitres ondulées du Palais de la Berbie, ancienne maison des évêques d’Albi, la vue sur le Tarn et l’autre rive de la ville, est imprenable.
La grande surprise va venir d’une des salles consacrées à de époques antérieures. C’est la série des Apôtres de Georges de Latour. Des Latour première manière.
« … Onze tableaux provenant de la Cathédrale Sainte Cécile. Deux œuvres sont de la main de l’artiste, Saint Jacques le Majeur et Saint Jude Thadée. Les autres sont neuf copies réalisées d’après le maître.
En 1972, lors de la rétrospective Latour à l’Orangerie, les œuvres sont à nouveau étudiées. Saint Jacques le Mineur et Saint Jude Thadée sont confirmés comme originaux, ainsi que trois autres originaux d’Albi : Saint Philippe, Saint Thomas et saint André. L’Adoration des bergers, réplique ancienne de Latour complète cet ensemble. Elle se trouvait jusqu’en 1938 à la chapelle de la maison d’arrêt d’Albi. »
L’œuvre que j’aurais reconnu entre mille est un de ces tableaux attribués au maître, celui du Saint Pierre, un parmi les copies, reconnaissable, non pas par la facture ou par la manière, mais par le traitement des mains jointes et qui semblent se tordre avec l’expression du personnage comme une première idée, qu’on retrouvera bien plus tard dans le vrai Latour des « Larmes de Saint Pierre.
Un de mes préférés reste le Saint Thomas au front ridé, au doute qui se lit dans le regard de biais et de la lance acéré qu’il tient devant lui.
Ce qui manque à quasiment toutes ces peintures de la première manière, ce sont les rouges. Ces rouges qu’il usera comme d’une signature à venir.
A eux seuls ces Latour auraient mérité la visite du Palais.
Dans la salle des sculptures, deux magnifiques statuettes de Gauguin sur un support de bois cylindrique. Dont l’une, d’un portrait sombre, grandeur nature, d’une femme des Marquises. Puis un Maillol de pied en cap, et un visage tourmenté d’un personnage taillé par Rodin
… Redescendant le Palais de la Berbie, on traverse les jardins à la française dans une belle cour depuis laquelle on voit au-delà du Tarn, avant de rejoindre l’allée couverte de vignes et de statues à la manière antique, longeant la rivière, d’où, sur l’autre rive, apparaissent les quartiers qui nous font face, dans leurs roses et leurs orangés.
C’est l’heure de prendre le Gaillac dans un secret renfoncement derrière l’église, comme retranchés au lieudit, passage Saint Salvi.
L’église elle-même, légèrement surélevée de quelques marches au-dessus de la rue Mariès, a un aspect fortement hétéroclite, mêlant le roman languedocien et l’architecture gothique. La césure entre les deux styles s’oppose aussi dans les matériaux et jusque dans la tour clocher. Pierres, pour la partie inférieure, la plus ancienne, et briques foraines rouges pour les parties plus récentes. On est surpris de tant de richesses à quelques cent mètres de Sainte Cécile. L’ensemble formant la cité épiscopale d’Albi, classée au Patrimoine mondial de UNESCO.
Au moment où nous pénétrons dans la nef, on a le bonheur d’entendre le magnifique orgue Moucherel, récemment restauré. D’abord quelques accords, au nasard, puis des registres combinés et enfin, dans la plus grande sérénité, le plein jeu d’une grande force tempérée par des harmonies aux timbres colorés et suaves d’une beauté inattendue. La nef semble trembler.
Dans l’une des chapelles latérales, un magnifique ensemble de bois polychromé, grandeur nature, d’un Christ devant le Sanhédrin. Les personnages, comme ceux d’une crèche, ressemblant plus, par la luxuriance des drapés et des couleurs saturés, à des rois mages.
Remontant la rue Mariès, nous retrouvons la belle Place du Vigan. Le soir est descendu sur la Brasserie du Pontié. Albi a des airs de bijou.
Je n’en parle pas souvent, mais ma grand-mère paternelle était native d’ici. Peut-être pas d’Albi même, mais de la région. On disait toujours, elle est du Tarn. Je l’ai peu connue. Et puis depuis deux ans, il n’y a plus même la cousine Mireille pour donner toutes les précisions généalogiques.
Lorsque nous quittons Le Pontié à la nuit, nous longeons l’esplanade bordée de marronniers. Des affiches déchirées et oubliées font rêver des beautés du pays, des Gorges non loin d’ici, de la rougeur rosée de la ville. Sur les pelouses, des massifs de fleurs blanches et mauves.
22 Septembre
Rue Saint Julien sur la droite, et tout droit, le majestueux marché couvert. Déjà grouillant de ses buvettes, ses charcuteries et ses fromages. On fait quelques achats bien sûr. Quelques clichés de la Place Sainte Cécile, de Saint Salvi qui s’éveille doucement. Le ciel est bas.
Le Languedoc a fière allure. Pézenas, Poussan. En ce premier jour d’automne les vignes d’automne sont hautes et drues. A peine jaunies.
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23 Septembre
A Bernard :
Ma réponse à ton dernier long courrier sera forcément trop incomplète, mais je vais essayer de viser l’essentiel. Tu revenais de Saintes lorsque je grimpais vers Cahors. On s’est encore croisé pour le plus grand bien des retrouvailles où l’on a encore mille chose à échanger.
…
Houellebecq. Je n’ai pas lu Anéantir, mais je reste sceptique quant à la Carte et le Territoire. Et 2 ou 3 autres romans que j’ai oubliés. Soumission n’a d’intérêt que parce qu’il décrit un réel phénomène sociétal brûlant qui reste très plausible. Donc, fiction qui tient par son contenu. Jadis on aurait dit que le fond dans ce cas prévalait sur la forme. Sinon je pense que le personnage est plus intéressant dans ses entretiens avec Onfray (un n° spécial d’entretiens avec divers éditorialistes), Zemmour ou d’autres, où les idées étaient plus développées et plus subtiles, sans passer par cette forme blanche qu’est sa prose littéraire.
Evidemment Céline c’est autre chose, mais pourquoi les comparer ?
…
Tes distances en randonnées sont tout à fait honorables et en ne perdant pas le pied on peut continuer longtemps encore. Sans nous en apercevoir, entre le tour du cloitre, le repérage des enceintes de la ville historique et le relais entre le quartier X reliant les arènes Y, nous faisions une moyenne de 10 km par jour. Ce qui faisait passer les confits d’oie et les planches de poitrine d’agneau. La région mange bien, c’est sûr. Le Cahors a régné sur la table. On en a trouvé d’excellent (je connaissais déjà). Et les côtes du Lot pareillement. On en a rapporté. Et du Rocamadour. Que les lotois mangent toujours avec du miel et des noix.
…
On a découvert en faisant les quais du Lot à Cahors la connaissance de la propriétaire de la Galerie Lagrive qui expose les sculptures de Marc Petit dont tu as eu quelques échantillons ; j’ai été surpris par cette maîtrise expressive de l’angoisse. Et ce filiforme très Giacometti. La galerie se trouve être la maison même de la galeriste ou l’inverse. Des sculptures, il y en a jusqu’au sous-sol et dans les chambres. En parlant, on apprend que c’est la meilleure amie de notre logeuse à Cahors. On a eu beaucoup de chance, en passant par booking, de trouver cet appart à trois cent mètres du cœur de la ville. 75 m2 (vingt-quatre pas pour aller du lit à la salle de bain), donnant sur un jardin. A deux cent mètres du Musée Henri Martin que j’avais découvert à Colmar.
Cahors était notre point de retour chaque soir, où qu’on aille.
Nous sommes allés (tu as peut-être des photos) à Pech Merle, à Moissac, à Puy-L’Evêque, au gouffre de Padirac, à St Cirq la Popie (le clou du séjour), à Cordes sur ciel (découverte absolue), mais aussi à Saint Antonin Noble Val (d’un nom qui mérite un vers de poésie), village tout à la fois, de poupée et d’histoire médiévale, traversé par l’Aveyron dans sa partie la plus encaissée.
Et plein d’autres petites surprises au soleil ras du matin ou au brûlant du couchant. En cette saison, les tournesols sont brûlés et ont la tête basse même en plein midi.
Voilà on est rentré hier soir et je n’ai toujours pas achevé le récit sur l’Alsace (et Bourgogne). Donc, patience encore. Je te propose, pour la peine, d’en avoir deux dans la distance à venir. La maison est toujours encombrée…
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24 Septembre
A Bernard :
Lucchini. Céline, Flaubert, La Fontaine récités, c’est nécessaire. Je te conseille aussi d’aller sur youtube, voir Matteo Belli (peut-être en avons-nous parlé déjà -en tous cas, dans le carnet), un immense comédien de scène qui a fait le tour du monde en lisant la Divine Comédie. Je l’avais découvert dans une émission de FM où j’entendis, effrayé, l’épisode où Ugolin dévore ses enfants. La voix surtout est hors du commun. Il connait les moindres résonateurs qui conditionnent la projection des sons. (Il peut faire une phrase en n’utilisant que certains résonateurs-occipital, pharyngal etc. -à l’exclusion des autres- comme un peintre choisit ses tonalités). Dans un des sites youtube, il fait entendre plus de dix ou 12 manières d’interpréter une même phrase (« Nel’ mezzo del cammino di nostra vita/ mi ritrovai per una selva oscura/ ché la diritta via era smarrita ») -premier vers de la Divine Comédie- avec 10 ou 12 directions possibles. Remarquable. Il termine avec une démonstration de résonances diphoniques.
…
J’ai pratiquement terminé le récit de Juillet. Tu l’auras donc pour la fin du mois, avec la poésie de septembre.
Je me concentrerai ensuite sur ce beau séjour dans le Lot. Tu as déjà eu un aperçu avec les images du séjour.
La farandole continue (et dieu sait si j’ai besoin de concentration), ce qui explique ma lenteur.
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26 Septembre
A Bernard :
J’ai posté le carnet avec le récit enfin achevé et le reste des évènements en date d’hier. Donc un mois incomplet pour ne pas que tu lises le début du prochain récit (que je n’ai pas commencé) et qui suivra dans la livraison de la fin octobre. Si tout va bien. Mon rythme d’écriture est vraiment perturbé les matins où je perds le meilleur de la fraîcheur et de la clarté nécessaire. On s’adapte.
J’ai bien avancé le dernier roman de Dumas « Création et rédemption » où Danton en fait des tonnes. Dumouriez cultive une certaine ambiguïté, et Robespierre attend cyniquement son heure. La révolution est un bienfait pour la France et pour le monde. Qu’on se le dise. La pureté de la chose est garantie. Sacré Dumas, sacré Michelet. Mais je lis ça à la manière des feuilletons d’antan. Comme c’est très long (1000 pages) je lis trois ou quatre livraisons quand le lecteur contemporain en lisait un. Donc, ça avance.
Il faudra que tu me rappelles d’ajouter Rachmaninov au Catalogue des cent compositeurs. Comme c’est juste un petit aditif, on oublie facilement.
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27 Septembre
A Bernard :
J’ai posté le carnet parce que je ne tiens pas à ce que tu lises le début du voyage dans le Quercy. Il est commencé depuis hier. En fin de mois, il sera encore plus étoffé. Donc pas question de le recevoir morcelé. Par contre, je suis soulagé d’en avoir fini avec le précédent qui dû subir les préparatifs de départ pour l’école, les réveils tonitruant etc.
Donc, tu liras le carnet laissé depuis début juillet jusqu’au 25 ou 26 septembre. Tant pis pour la rigueur mensuelle…
J’ai bien reçu ta carte de Saint Hymer. Ça fait toujours plaisir quand le facteur vous signale autre chose que le courrier administratif, EDF ou le ministère de l’économie qui sait où on habite.
Dumas est à la fois passionnant et irritant. D’autant que son dernier ouvrage traite de la Révolution et de ses absolus bienfaits sans plus autres nuances aucunes. Danton en fait décidemment trop qu’on croirait que ce saint laïc avait une fleur bleue irréprochable (des sanglots à n’en plus finir lorsque sa femme est mourante). C’est vrai qu’avec Robespierre qui entre bientôt dans le jeu, ce sera moins sanguin et plus sanglant. Le tout sur fond d’un amour de docteur qui, ayant recueilli vers l’âge de neuf ans une enfant (d’aristo) abandonné à sa sauvagerie et son idiotie (congénitale ?) chez des paysans, va l’éduquer, la faire devenir une plus que princesse. Le sens littéraire, les manières, délicatesse et tout et tout. Evidemment ils vont devenir amoureux transis l’un de l’autre. L’histoire ne dit pas la différence d’âge. La révolution passe par là. Le docteur n’écoute que son devoir, d’autant que le père châtelain se souvient d’avoir eu une fille abandonnée et exige la restitution. Le bon docteur n’écoutant donc que son sens révolutionnaire (il refuse de soigner les riches), s’en va se consoler entre Valmy, Jemmapes et voter entre deux diatribes oratoires, non la mort du roi, mais sa perpétuité. Un humaniste.
Voilà, tu auras la suite au prochain épisode (j’ai résumé là 400 pages).
Fais-moi penser à Rachmaninov qui doit absolument figurer parmi les cents. Petit oubli, grand dommage.
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1 Octobre
A Bernard :
Non, promis, après Rachmaninov, il n’y aura plus personne. Je pense que les « cent » avaient été quand même bien travaillé en amont. Attali m’a forcé, et piqué à ce jeu.
…
Alors j’en suis à 450 pages environ. C’est Danton devenu cinquième mousquetaires. Abbé Pierre avant l’heure, défenseurs de la veuve et l’orphelin, sa soupe toujours servi après celles de ses pauvres. Il est sur le front de Liège, de Jemappes, il est accueilli à la fois avec crainte, mais sitôt apparu devient l’homme adoré des gueux et des défavorisés. Le XIX° siècle est plein de littérature ce genre de type. Les Misérables étant le plus classique. Les feuilletons donnaient aussi beaucoup dans la veuve et l’orphelin. J’ai encore presque 600 pages. Je tiendrai bon.
…
Tu es content d’habiter loin des opérations de guerre. C’est vrai qu’on a encore cette chance de déléguer Israël comme représentant de l’Occident sur des territoires où elle est encerclée. La France se contente de faire chauffer ses banlieues comme si de rien n’était. Et l’antisémitisme étant aujourd’hui du côté du privilège rouge, il est « résiduellement » toléré…
La France a réagi dès le mois d’octobre dernier en disant le droit d’Israël à défendre son territoire. Pour se dédire aussitôt. D’ailleurs connais-tu réellement la position diplomatique de Macron ? Sais-tu qu’Hitler imaginait donner Madagascar comme territoire aux juifs. Il n’y aurait pas eu de problème avec les musulmans. Mais évidemment ce n’eut pas été le territoire sacré « historique ». Le grand mufti de Jérusalem, ayant été proche des nazis, les américains en 47 ont cédé le territoire d’Israël au lieu où il est aujourd’hui.
La solution passe par l’Iran dont il faudrait renverser le règne des mollahs. On n’ose pas, bien que l’Iran n’a pas même été capable de riposter à Israël. Elle est moins forte qu’on ne croit (Dieu fasse qu’elle n’ait jamais la bombe nucléaire) et même les sunnite d’Arabie Saoudite verraient d’un bon œil ce renversement. D’un autre côté, ce serait encore un peu plus se mettre à dos Poutine. Mais se soucient-on encore de lui ?
Pour le reste, tu as raison, les palestinien sont aujourd’hui les nouveaux errants et les israéliens défendent une terre qui est leur contre tous les pays musulmans qui l’entourent. Mais que penser du Hamas qui se sert de bouclier palestinien pour faire avancer sa cause dans l’opinion.
Je n’ai pas encore commencé « le grand bouleversement » de Kepel. Le livre est sorti discrètement. Je n’ai pas non plus trouvé dans les « bonnes » librairies « Guerre » de Laurent Obertone. Il avait pourtant vu juste avec « la France Orange mécanique ».
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2 Octobre
Justement, la guerre au Moyen-Orient prend un visage accentué. L’Iran a déversé dans la journée du 1 octobre plus de 180 missiles sur les villes israéliennes. Le dôme de fer n’a pas pu tout intercepter. C’est dire l’intensité des frappes. La réponse d’Israël promet d’être conséquente. Ce sont les installations nucléaires iraniennes qui devraient être ciblées. On monte d’un cran cette fois, à visage découvert.
Le Hamas a réussi : faire de la région un brasier, motiver les ennemis héréditaires.
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6 Octobre
A Bernard :
Tu es resté silencieux bien longtemps que j’ai presque cru à une contrariété que j’aurais provoquée ! Je suis content qu’il n’en soit rien.
Sur la publication du mois, tu publieras comme tu l’as reçu, en date du 26 septembre. Il sera bien temps le mois prochain d’ajouter la suite jusqu’au 31 octobre. Le récit du Quercy avance doucement comme le précédent (les conditions matinales sont identiques depuis fin juin…) et je m’accommode les après-midi quand il y a plus de calme. Je suis content aussi que la poésie ait encore un intérêt dont je ne situe plus si elle pèse encore ou si elle s’évanouit dans une perspective que moi-même je ne saurais objectivement dire ce qu’elle est. Il est certain que ceux qui comme moi ont beaucoup écrit se posent la question. Comment a fait Aragon ? Comment a fait Hugo qui voyaient « larges ».
Dumas aussi, voit large. Page 600 et quelques : Danton est mort. Il ne pleurera plus sur son sort. Robespierre bizarrement n’a pas de rôle majeur, il apparait comme une ombre dans le récit. Enfin il est mort. Nous en sommes au retour progressifs des émigrés et à l’installation d’une période de Restauration. Dumouriez, le héros de Valmy a sauvé sa tête. Il n’obtiendra plus tard, plutôt que le bâton de Maréchal, une vulgaire pension octroyée vers la fin de ses jours. Le héros, Jacques Meney, après avoir été de la Convention, va retrouver la jeune Eva qui l’aime en retour. Mais entretemps elle aura fauté, le pardon est dur à obtenir, malgré tentative de suicide dans la Seine. J’approche du dénouement. Comme le pardon risque de se faire attendre, il peut y avoir encore beaucoup de larmes. Tu as de la chance que je te tienne au courant de cette affaire : un roman que tu n’auras pas à lire…
Pour Rachmaninov, je t’envoie sans faute, très rapidement le texte. Tu n’auras qu’à l’insérer entre deux compositeurs que je te dirais en même temps que tu auras le texte.
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7 Octobre
A Bernard :
« Et si les Beatles n’avaient pas existé », titre du dernier ouvrage de Pierre Bayard (ed. de Minuit). Suivent les chapitres, si Proust n’avait existé, si Kafka… Freud est aussi dans le coup etc. J’avais bien aimé son dernier ouvrage lu en début d’année : Œdipe n’est pas coupable. Formidable enquête.
Pour la pièce jointe de Céline, j’ai fait une mauvaise manip et j’ai fait disparaître plein de message. J’ai lu le courrier correspondant mais pas la pièce jointe. Si tu peux la renvoyer…
« RACHMANINOV : Pianiste virtuose, peut-être à l’égal de Liszt, on retiendra évidemment les Préludes et les Etudes-Tableaux pour piano, par Vladimir Ashkenazy et par Nicolaï Luganski.
Pour l’orchestre, « l’île de morts » surtout, inspirée par le tableau d’Arnold Böcklin, d’un souffle étonnamment impressionniste. Ses symphonies 2 et 3 par Nezet-Seguin et le Philharmonia Orchestra. »
A placer juste avant Scriabine et juste après Milhaud.
Pardon pour ce retard.
Dans le Dumas on se lamente pour le moment, on verse des larmes, on a l’orgueil qui prend le pas sur l’amour. J’ai l’impression que ça va traîner encore un peu, histoire de feuilletonner le plus possible mais que l’amour va revenir au galop. Etonnant cette disproportion portée à des sentiments somme toute bien commun dans la littérature, et la Révolution qui est censée changer le monde. C’est le XIX ° siècle…
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8 Octobre
A Bernard :
Oui, l’intrigue de la vieille et du jeune, puis de la jeunette et du jeune, c’est irrésistible. Mais le Voyage, contrairement à ses espérances n’a pas marché immédiatement. D’ailleurs Gallimard dû racheter les droits à Denoël qui avait senti juste. Gallimard n’a pas été bon sur ce coup-là…
Je n’ai toujours rien envoyé à Gallimard. Je crois que je vais changer de titre pour les récits de voyages. RECITS DE VOYAGES, tout simplement.
Merci pour Rachmaninov. Tu me diras « personne ne se serait aperçu de rien », mais tout de même. Je commence à l’aimer. Il n’a pas fait que s’inspirer de Tchaïkovski.
Pour Dumas, je te laisse respirer un peu (languir ?). J’ai moi aussi fait une pause. Il y a le Onfray nouveau qui est arrivé avant le beaujolais.
Et je n’ai pas encore acheté le Bayard. Son Œdipe était tout à fait plausible.
Le titre d’octobre sera EN VAIN TOURNESOLS
Et demain c’est le 10…. Je te le souhaite un peu avant, donc bon anniversaire !
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10 Octobre
A Bernard :
Et Spinoza n’a jamais été réintégré dans la communauté juive, même lors de la dernière tentative récente du consistoire d’Amsterdam d’il y a moins de cinquante ans. Il faut dire qu’il n’a jamais rien fait pour.
Deleuze aussi a pondu dernièrement un cours sur Spinoza de l’année 80/81, de 350/400 pages serrées… J’avais déjà lu son « Spinoza et le problème de l’expression » lors de mon passage en philo. Je pense que son cours magistral est meilleur, et surtout plus clair. Il y parle maintenant souvent des rapports de la pensée avec la peinture. Mais Deleuze reste de la bande des déconstructeurs aussi féroce que Derrida.
La pluie fait des claquettes en ce moment, de partout. On a eu de terribles éclairs il y a deux jours. Vigilance orange. Mardi le préfet des Alpes Maritimes a ordonné la fermeture des écoles sur le département. Il a seulement fait une averse vers 10 h. Ce sont les enseignants qui, aujourd’hui sont heureux d’avoir le mardi et le mercredi à vaquer. L’enseignement buissonnier, ou une absence officielle pour maladie le jour de la grève.
Il fut un temps (c’est dans la bio du chanteur), où Hans Hotter, baryton légendaire de 1930 à 1970 dans les plus grands rôles wagnériens, disait devoir son souffle et son endurance scénique parce que dès l’âge du primaire il devait faire près de huit kilomètres dans la neige pour se rendre à l’école. Pas de bus, pas de navette… On a la qualité d’enseignement à hauteur de ce qu’on consent à sacrifier pour elle.
Un film sur une photographe s’étant baignée dans la baignoire d’Hitler ? Bigre ! Il y en a qui ont même peut-être marché sur les même pas que lui dans les villes où il est passé, sans le savoir.
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14 Octobre
A Bernard :
As-tu remarqué que depuis plusieurs semaines, et ça continue, je n’écris plus grand chose sur le carnet, hormis mes réponses à tes courriers. Une manière comme une autre quand même de rester au contact de notre monde. Ce sont ces maudits récits, dont j’ai du mal à m’extraire, qui traînent pour les mêmes raisons depuis l’été… Tu me pardonneras ces plus longues attentes à la livraison.
Dumas est vraiment génial. J’ai parcouru toute la Révolution en quelque mille pages. La dernière partie, je ne résiste à te dire la suite, est une sorte de manuscrit qu’envoie l’amoureuse à son député de Jacques qui s’est jeté dans l’action auprès de Danton et qui durant 4 ans, durée de leur séparation, qu’elle va consigner dans ce récit à la première personne. Folle d’amour, elle ne sait si Jacques est vivant durant la tourmente ayant dû émigrer. C’est donc à travers elle qu’on apprend les conditions de la fin de Danton, celle de Robespierre à la mâchoire pendante au moment de l’exécution (un second bourreau s’est acharné à lui déchirer le bandeau qui tenait sa mâchoire brisée durant l’arrestation), et cette âme éplorée, ne vivant que de son amour pour son éducateur, protecteur, va bientôt connaître les héros de la contre révolution, Barras, Fréron et Tallien , de certaines aristocrates rescapées de l’aventure, et devenir la maîtresse de Barras, tout en étant furieusement éprise de son Jacques. J’en suis là.
La centaine de pages qui clôt l’ouvrage sera résumée et disponible dans mon prochain courrier. Je sens quand même que ça ne peut que bien finir.
Je remarque que le 10 octobre est maintenant pris en tenaille entre le 7 et le 13 qui sont fiévreusement commémorées cette année. Tu n’as pas la plus mauvaise place.
Des cours de poésie ? De versification peut-être.
Ben ? Il n’impressionne plus même les niçois. Peut-être les parisiens qui sont loin.
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On a effectivement, tristement et maladroitement, commémoré l’assassinat de Samuel Patty et de Dominique Bernard. Il faut dire que nous sommes le seul pays au monde où on assassine des enseignants.
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On aura bien commémoré aussi l’anniversaire de Gabriel Fauré. On y aura heureusement présenté de nouvelles versions de ses indispensables Nocturnes, mais aussi de ses sonates pour violoncelles et celles pour violon.
Mais quid du centenaire de Luigi Nono ?
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16 Octobre
A Bernard :
On est dans l’automne. La pluie intense. Ce matin le ciel n’a jamais été si bas. Il paraît que ça va durer jusqu’à vendredi ou samedi.
Et c’est bien dommage, parce que j’ai pris des billets pour le concert de ce jeudi, moi qui ne sort jamais…. Concert exceptionnel des « Tallis Scollars ». Au programme Hildegarde von Bingen, puis Allegri et son fameux Miserere (certainement), puis des œuvres de Arvo Pärt. Un ensemble britannique du plus haut de gamme.
On nous promet le déluge. Les écoles devraient fermer dans le département. Etonnant. L’autre fois ça tombait un mardi (et mercredi), cette fois, ce sera (mercredi) et jeudi. L’Educ Nat est organisée.
Je termine dans quelques pages le Dumas. L’amoureuse a du mal à expier sa faute. Son protecteur prend des airs de détachement, il fait mine de la rejeter, elle est effondrée. Il va vendre tous les bien de l’amoureuse (il en a la charge) (n’oublions pas qu’elle est fille de noble) qui va se dévouer aux pauvres. Mais je crois que ça se terminera par le mariage d’une noblesse enfin purgée et du républicain héroïque. C’est vrai que 1000 pages… Mais le vrai génie de Dumas, c’est le découpage en feuilleton, cet art de ménager la suite des épisodes. Zola a fait de même…
Je vais passer ensuite aux dernier ouvrage de Rosset (entrevue avec un de ses proches, sur le thème de la joie, sa dernière lubie) et au Kepel sur l’après 7 octobre.
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17 Octobre
A Bernard :
Silencieux ? Peut-être que les temps de réponse commencent à s’allonger. Je crois plutôt que les perturbations domestiques depuis le début de l’été en sont la cause. Ce qui n’empêche pas de consvtater, sans cynisme aucun, que la vie emporte nos forces peu à peu. On a tout de même la chance de maîtriser encore ce qui peut l’être, de marcher, d’être indépendant de corps et d’esprit. Jusqu’à quand ?
Monteverdi a composé son ultime chef d’œuvre à 75 ans (le couronnement de Poppée). J’attends mon heure.
Mais que deviendra le site s’il n’est pas consulté, ou si même il n’est connu de personne ? Non seulement il faudra mourir, mais disparaître complètement.
Je traine pour les « nuages » que j’ai sous la main. Lorsqu’il y aura un moment de calme je m’y remettrais.
Je suis venu à bout du Dumas. La fin est émouvante mais tellement éloigné des réalités psychologiques les plus élémentaires : une happy end plus forcenée que les plus improbables contes pour enfants. C’est tout de même son dernier gros pavé.
Mes promenades à moi se ressemblent comme la pluie ressemble à la pluie. Je pars de Nice Etoile où nous avons un abonnement au parking et je m’en vais, dans le meilleur des cas, jusqu’à Lenval, voire plus rare, à hauteur du carrefour Fabron. Ensuite, retour au point de départ ou crochet jusque vers le Sauveur. En tout (après être passé par la fnac), entre 8 et neuf kilomètres.
On nous promet le déluge pour aujourd’hui. Le ciel est bizarrement orange. Les enfants sont déjà au chaud.
Ce soir concert des Tallis Schollars quand même. Je te les recommande, juste pour avoir une idée.
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17 Octobre
Ce soir, concert exceptionnel des Tallis Schollars à la Cathédrale Sainte Réparate. J’avais aperçu la magnifique affiche quelques jours auparavant, par le plus grand des hasards. L’édifice a été restauré ces dernières années et elle n’en est aujourd’hui que plus belle. D’autant que l’acoustique se prête merveilleusement au programme de ce soir. Dix interprètes sous la direction de Peter Philips qui dirige ces boursiers depuis 1973. Plusieurs générations se sont donc succédées. Ce soir il s’agit des quatre sopranos, Amy Haworth, Emma Walshe, Victoria Mateyard et Daisy Walford, des deux altos, Caroline Trevor et Elisabeth Paul, des deux ténors, Simon Wall et Tom Casle, des deux basses, Tim Scott Whiteley et Piers kennedy. Je note leurs noms pour rendre plus historique encore cette soirée. Ils font honneur à cette sublime tradition chorale qui déroule à la perfection Josquin et Lassus, Morales et Vittoria et ce soir, Hildegard von Bingen et la surprise de l’affiche, Arvo Pärt. Il y aura au sommet de la seconde partie le fameux et glorieux Miserere de Gregorio Allegri. Pour l’occasion, le chœur se scindera en trois, le psalmiste mêlé à la foule, un chœur qui nous fait face et un autre monté à la galerie supérieure, qui jouais le Répons de ce miserere avec le célèbre envol de la partie de soprano généralement dévolue à une voix d’enfant.
Le concert débuta par une lamentation de Hildegarde, qui surprit tant le public par la densité de l’interprétation que le public n’osa applaudir. Puis vinrent les œuvres de Pärt en alternance avec celles de Hildegarde. Le public fut évidemment conquis. La soirée restera inoubliable. Nous étions, Cécilia et moi au premier rang, à deux pas de l’estrade.
C’est sous la pluie que nous rejoignons le parking du bord de mer où nous rencontrons le Docteur Lévy, ravi du concert, qui prendra sa retraite en Avril prochain.
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A Bernard :
A Nice il n’y a pas tant de spectacle qu’il aurait été dommage de rater celui-là justement. Nous étions d’ailleurs au premier rang, presque à toucher l’estrade. Personne n’osait s’y mettre (les places étant libres), nous nous y sommes donc installé. A la barbe des « officiels » du jour. J’ai reconnu, çà et là dans le public, des visages du conservatoire, des visages d’amateurs comme on en rencontre dans les villes de province ou dans les romans du XIX°. Il y avait d’ailleurs, derrière nous, le compositeur Alain Fourchotte que le tout Nice connaît, qui n’est jamais joué (sauf du temps des MANCA) qui n’ai aimé de personne et qui le porte sur la figure.
Les émissions de Onfray ne sont pas des amoncellements de faits du jour, mais bel et bien des expositions d’une pensée qu’il a sur le monde et la société d’aujourd’hui. Ses exercices oraux ressemblent à ses livres, clairs et concis. Je viens d’ailleurs de finir son dernier bouquin. Un additif à un ouvrage déjà paru du temps du journal hédoniste. Actualisé aux évènements présents.
S’en tenir à Pierre Dac ou Wolinsky ? Je connais suffisamment ton art de l’ellipse et celui du pas de côté.
J’ai moi aussi mes émissions à heure plus ou moins régulière, mais c’est surtout en voiture, le matin. Ou les après-midi assez tôt. Et je ne raterais pour rien la fameuse tribune des critiques du dimanche à 16 h. Même si ce n’est plus l’historique tribune des années 48/80 avec les dinosaures qui en arrivaient presqu’aux mains.
D’ailleurs il est 15 h 18…
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21 Octobre
A Bernard :
Et moi je taille sur mon écran. Je mets le nom des jours passés, 13 septembre, 14 etc. Je suis encore dans mon Quercy de fin d’été. Histoire de ne pas l’abandonner comme c’est de coutume lorsque le récit est achevé.
Je vois qu’Attali vient de sortir un gros bouquin sur les villes. Villes géantes, villes exotiques, villes écrasées sous leurs propres poids, villes d’avenir et villes englouties. Pourquoi pas. Ouvrages foisonnant de notes et d’anecdotes certainement. Que je ne lirais pas. Il n’a pas été sympa avec moi.
Je ne peux d’ailleurs pas aller dans un village provençal sans qu’apparaissent des affiches annonçant sa venue. Conférences le samedi, arrivée pour inaugurer la salle des fêtes etc. Le seul aspect sympathique du personnage c’est ce goût qu’il a pour la Provence.
J’ai commencé le Kepel. Toujours dense et presque illisible à force de phrases condensées au maximum. Mais avec lui, on est assuré d’une vision complète, exhaustive du sujet.
Sais-tu qu’il y a un site où on achète des livres quasiment neufs pour trois fois rien. Je vais commander le dernier Deleuze qui est la transcription littérale et intégrale de ses cours sur Spinoza en 80/81. J’ai revendu des livres achetés 20 euros repris quinze centimes… Parfois on t’en donne 3 ou 4 euros. Suivant le caprice des demandes. J’achèterai ce Deleuze d’occasion parce qu’il n’est pas question que je cautionne ce pape de la déconstruction. J’avais assisté à une conférence de lui organisée par Rosset dans les années 70, du temps où les philosophes ne se brouillaient pas encore entre eux. Comme j’avais assisté à une causerie de Lacan au CUM. Incompréhensible. Il mettait dix minutes à dessiner des schémas au tableau où l’inconscient rejoignais le désir qui partait en flèche sur le réel pour retourner dans la structure et les soubassements du langage déformé par le jeu de mots qui cachait ce même inconscient que nous en dormions debout écoutant les groupies jouer de la clarinette sur des lâchers de ballons sous le regard triomphant du maître. C’était déjà le temps de l’université déconnectée. Ou le retour de Lacan à ses premiers ballons d’essai surréalistes.
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24 Octobre
A Bernard :
Ce n’est pas tant l’accessibilité aux livres qui est en cause dans ce qui se produit en France aujourd’hui. Je le dis tout cru, c’est une forme de censure. Outre que je n’ai jamais vu (physiquement) en librairie un livre comme « transmania » (j’en ai déjà parlé dans le carnet), mais les médias ont tellement vomi dessus et conditionné ces pauvres libraires que ceux-ci obéissent, malgré des livres qui font de grosses ventes par correspondance, à une doxa assez paralysante si on en croit la répétition du phénomène.
Le syndicat du rail proteste (Sud rail notamment) que le prochain livre de Bardella (exemple au hasard) puisse être affiché dans « leurs gares » (appropriation par ce syndicat des gares de France ?). Il n’est pas étonnant que certaines intimidations syndicales ou intimidations médiatiques conformes à la pensée dominante infléchissent même sur la visibilité de certains ouvrages en librairies. J’ai parlé de Bardella, mais rayon « élection américaine » à la fnac : « la démocrate Kamala contre le vieillard contesté » (j’ai résumé tel quel l’ensemble du présentoir). Trouves-tu ça bien démocratique ? Quant à « transmania », je l’ai lu. Il n’y a pas de quoi censurer la queue d’un puritain. Simplement dans la doxa d’aujourd’hui il ne faut pas parler de sexe biologique mais de fluidité de genre. Sinon…
Voilà, c’est l’humeur du moment. Mais pas que de l’humeur. Si la France n’est pas gouvernée, c’est parce que la censure (cordon républicain oblige) ignore 12 millions d’électeurs. Donc reste plus qu’une droite, une gauche plurielle d’alliances et un centre au cartilage fragile. Un cap de gouvernement circonstanciel.
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Ce que je voulais dire c’est que mon Spinoza (le Deleuze) coûte 25 euros. Dans une semaine ou 2, il coûtera 5 à 8 euros dans ce site de revente. Pour certains livres je ferai comme ça.
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CHANTAL ET BERNARD
De plus en plus, j’ai la curiosité d’aller voir la rubrique des disparus. Ou tout simplement j’affiche le nom de la personne ou des personnes dont je désire savoir ce qu’ils deviennent. Il suffit de faire le nom. Si on a le département ou une ville, c’est plus facile et surtout plus fiable. Je savais mes petits amis de Rabat installés depuis longtemps du côté de Montpellier. Depuis notre départ du Maroc en 64. Je ne les aurais revus miraculeusement qu’une fois vers 1965, en coup de vent, rue des Potiers à Nice. Ils étaient devenus très « Claude François » (le twist des débuts 60…), j’étais devenu « Beatles » … Je n’avais pas quatorze ans. Et eux, deux ans, et quatre ans de moins.
C’était mes premiers amis au quotidien, premiers amis de voisinage et d’enfance, vivant au 6 rue Taillandier, frère et sœur, Bernard et Chantal. Ils habitaient au rez de chaussée de la rue où nous avons vécu de 57 à 64.
J’apprends donc tristement aujourd’hui qu’ils sont morts tous les deux. Bernard Chalençon en 2019, à 63 ans, et sa sœur Chantal en 2015, à 61 ans. Leur mère Raymonde, une femme dont je me souviens qu’elle était très expansive et vaguement rousse, leur a survécu jusqu’à cette année, en Mai. A l’âge de 96 ans !
Chantal tentait souvent de provoquer mes premières jalousies. J’étais un garçon. Je ne comprenais pas encore. Elle avait dans ces moment-là une odeur de rousse et même de rouquine, inexplicable.
C’est vers elle que je me suis tourné en 98, à l’ère du minitel, pour retrouver ce passé déjà ancien. Elle m’a parlé comme si on ne s’était quitté que de la veille. Qu’elle avait un garçon de l’âge d’Hélène à peu près et que Bernard vivait à Béziers et qu’il avait deux filles. Qu’il était bon vivant.
J’ai souvenir du « Miracle des Loups » au cinéma Royal. Nous étions persuadés que c’était le plus grand film que nous ne verrions jamais. Souvenir aussi que les patins à roulettes de Chantal s’étaient emmêlés avec une de mes courroies au bout de la rue Taillandier, à un endroit où la chaussée opère une déclivité, et que dans sa chute elle s’était cassé le bras. Elle avait gardé longtemps le plâtre et l’écharpe, comme une première misère. Qu’avec Bernard nous cassions les vitres de l’entresol avec nos flèches au bout en caoutchouc, en étant Sioux et cow-boys. Je me souviens de sa première tentative à vélo sans les stabilisateurs (quel âge avait-il donc !?). Il était confiant comme il aura sûrement toujours été, et il finit sans frémir dès la première pédalée sous les roues d’une voiture en stationnement devant l’entrée de chez nous.
C’est avec lui que nous venions admirer, lorsqu’elle était stationnée sur le trottoir d’en face, la fameuse moto italienne, la « djoudji » rouge.
Nous avions décidé de dormir dans leur jardin une fois la nuit venue. Nous avions disposé les couvertures, nous avions préparé le moment de tirer la porte et de nous évanouir dans la solitude de la nuit, comme des grands. Peut-être comme les chefs Sioux dans les plaines de westerns du mercredi. Dès les dernières lueurs du jour, sans même attendre la venue de l’obscurité, peut-être par impatience, l’idée nous parut tellement incongrue que je me revois reprendre ma couverture et monter chez moi à l’étage.
Et puis je ne me souviens plus même dans quelle école ils allaient. Ils n’allaient pas à Pierre de Ronsard. Je sais seulement qu’ils faisaient partie de l’univers sacré qui était celui de notre aurore dans l’existence.
Bernard et Chantal sont, sur de rares photos, souvenir de l’anniversaire de mes dix ans.
Les images seules restent. Comme des fantômes vers lesquels on revient hanter un passé aboli.
La conscience de ce temps, et de cet espace qui lui est consubstantiel, est maintenant réduit à moi-même, seul témoin de cette aurore dont mes petits amis viennent d’éteindre dans les années deux mille dix, la part qui était la leur.
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C’était un temps où il n’y avait pas d’addiction insensibilisant, pas de télévision ni de virtualité de communication. Les quelques évènements que je cite plus hauts sont devenus des faits d’Histoire, de véritables épopées d’une sensibilité toute nue et toute simple, gravant ces évènements premiers qui s’inscrivirent naturellement dans la chair de nos consciences, qui prirent le relief de mélodies qui se chantent en des a capella sans parole et sans nom.
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27 Octobre
A Bernard :
De la censure il y a. Ce que je n’aurais jamais cru du temps que je lisais « Résurrection » de Tolstoï dans une édition où entre crochet on montrait les passages censurés. Peut-être as-tu eu cette édition des années 60. Aujourd’hui la censure, chez nous en particulier, se manifeste plutôt par un écran que les médias dressent avec commentaires indiquant ce qu’il est bon de penser. Forme indirecte de la censure. Puis il y a celle des librairies comme défini dans mon dernier courrier. Qui tire les ficelles ? Le grand capital, Davos, ceux qui paient et financent en général les organes de presse. Ceux qui dirigent et ordonnent le bon fonctionnement des problèmes sociétaux. Pendant les campagnes présidentielles, c’est flagrant. Comment imaginer laisser les résultats dans l’incertitude ? Il y a trop à perdre dans la bonne marche du monde. C’est pourquoi les gens qui n’ont que le mot démocratie à la bouche sont les plus éloignés de cette démocratie.
Et puis, il y a l’auto censure dans l’enseignement. Particulièrement en Histoire. Tu imagines les pans entiers que les profs doivent censurer !
…
Le mois poétique est un mois presque hivernal, tant il est maigre en octobre. Mais ne dit-on pas que la poésie ne se mesure pas en nombre de vers ? Le récit du Quercy aura un peu de retard. Je n’arrive décidemment pas à trouver le bon rythme. Je suis réellement déstabilisé. Et je pense que ce n’est pas près de finir. Enfin les enfants sont contents à la maison…
…
Tu liras dans le carnet l’épisode Chantal et Bernard. Il s’agit de mes voisins de la Rue Taillandier à Rabat. J’apprends par les pages blanches (qui renvoient souvent à des carnets de deuil) qu’ils sont décédés l’un et l’autre autour d’une petite soixantaine, à quatre ans d’écart l’un et l’autre (2015 et 2019). Ça m’a bouleversé. C’était eux les derniers témoins de mémoire du jour où je suis parti (cf « Rabat ») en Juillet 64. J’avais retrouvé l’adresse de Chantal du temps du minitel (en 98 puisque j’habitais encore Nice), et je lui avais parlé un peu. Comme si elle m’avait quitté la veille au soir. Ça s’est fait très naturellement. Puis plus rien. Jusqu’à vendredi où j’ai recoupé toutes les indications qui ne laissent aucun doute sur ces 2 avis de décès. Quant à leur mère, Raymonde, elle est morte cette année à 96 ans !…
Je suis en ce moment hanté par l’idée de la mort. Sans être dans la panique ni l’angoisse, mais dans l’idée que finalement je fais de vieux os en voyant tous ceux qui partent. Et que forcément ça ne durera pas, c’est suspect…J’ai parfois l’impression que ça peut venir dans le quart d’heure qui vient. On sait tout ça, bien sûr…
Question lecture, je commence deux Tocqueville en même temps. « L’Ancien Régime et la Révolution Française », et « sur l’Algérie ». C’est dense, c’est classique. A lire en prenant le temps. C’était un farouche partisan de la colonisation. Comme Jaurès. Autre temps, autre mœurs.
Et puis comme c’est l’année Fauré, on a ressorti des inédits et de nouvelles versions. Ces commémorations ont au moins ça de bon. Les Nocturnes ont maintenant d’excellents défenseurs.
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31 Octobre
A Bernard :
J’entends par média majoritaire, la lecture « autorisée » qui circule dans les rédactions dont la doxa dit que toute pensée peut être acceptable, sauf celle de 12 millions qui ont mal voté. Les nauséabonds. Tu as surement prêté l’oreille.
(Tf1, France 2, 3, la 5, la 7, les radios de service publique (France inter, info etc.) (ça fait du monde) professent ce mantra…
En résumé, tous ceux qui ne sont pas facho. Et il y en a des pensants bien !
Laissons le Pc à ses syndicats. (Avec 3 personnes bien placé, on paralyse le pays : bien connu) Pour ce qui est de l’électorat, il a l’audience sur les ondes à proportion. D’ailleurs il navigue avec ces majorités dont je parle. Je dirais même qu’en France, particulièrement, la voix PC est une vitrine, qui si elle ne pèse plus en nombre de votant, est une idéologie qui perdure culturellement sans chichi, avec les honneurs et la dignité à l’image de son histoire.
C’est tout cela que j’appelle majorité médiatique (le Monde, Libé, Télérama etc.) ou si tu préfères, la voix officielle au-delà de laquelle on n’est plus dans le camp du Bien. J’ose croire que tu t’en es aperçu.
Quant à « l’empire » Bolloré, (la gauche voit des empires partout où elle ne fait pas l’unanimité et l’exclusivité), est une chaîne privée (pourquoi pas, vu que les chaînes non privées sont toutes au même diapason) a vu sa fréquence menacée par un commissariat -mouchards ? – (de gauche ça va sans dire) se plaignant à l’Arcom. Donc d’une volonté délibérée de censure. Après tout, on paie des dénonciateurs qui observe l’équité des temps de paroles, à des fins à peine voilées de censure, voire de suppression d’antenne, alors qu’il est si simple, dans un pays prétendument libre, de changer de chaîne. Mais est-ce suffisant ?
…
Le temps se remets au beau depuis quelques jours. Il fait plus chaud et contrairement à l’habitude, la Toussaint n’est pas sous la grisaille.
J’ai failli aller aux champignons ce vendredi. Ce n’est que partie remise.
Tu auras ce soir tard, la poésie.
Je te demande un peu de patience pour le Carnet qui ne devrait pas tarder. Je suis à quelques pages de la conclusion quercinoise.
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2 Novembre
J’achève la lecture du « Mémoricide » de Philippe de Villiers.
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4 Novembre
A Bernard :
… « Mettre le curseur le plus haut parce que je ne suis pas attaché à la souveraineté de la France, l’état nation est un concept dépassé. »
1) Curseur en haut ! Le mien serait en bas ! Je ne vois rien de plus subjectif dans cette abstraction de niveaux…
2) Je ne suis pas attaché à la souveraineté : tout le monde n’est pas forcément comme toi.
Et sans souveraineté, pas de liberté : liberté de choix, liberté dans l’indépendance, dans les lois etc. (je te signale que certains ont laissé leur vie pour la conserver). Demandons donc aux Ukrainien, mais pas qu’à eux. N’importe quel pays à peu près sensé commencera par revendiquer la liberté et la souveraineté qui va avec.
Du temps de de Gaulle on était indépendant et cela n’avait rien à voir avec la taille du pays. Et nous traitions d’égal à égal avec n’importe quel pays. Fut-il un géant économique. Est-ce que le Japon se plaint de sa taille. Et ça a été un géant économique. Il faut avoir la volonté.
3) le troisième point est corrélatif : concept dépassé.
Par qui, par quoi ? Par la supra nationalité européenne ? On voit bien que c’est le préalable que les maastrichtiens ont voulu faire rentrer dans le crâne des gens. Qu’il n’y aurait plus de guerre, la mondialisation heureuse etc. Ça relève du mensonge. Je te signale aussi que les français avaient dit non à Maastricht. Le traité de Lisbonne, trois ans plus tard, discrètement, l’a avalisé en changeant à peine quelques paragraphes. Donc, on a fait fi de la décision populaire. Depuis, plus jamais de référendum.
Plus de souveraineté ? Mais alors, si demain des franges entières de population venues d’ailleurs décident qu’il faut vivre autrement, avec d’autres mœurs, d’autres traditions gastronomiques, etc. On n’aurait rien à redire ?
…
Et pour finir je ne vois rien de plus positif dans ce que tu proposes.
…
J’ai encore quelques pages pour achever le Quercy.
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5 Novembre
A Bernard :
Bon, on n’a pas réussi à se convaincre sur cette histoire d’Europe. Pour résumer ce que je crois, c’est une Europe avec des pays indépendants, souverains les uns et les autres, capables de dire non aux autres quand la nécessité l’exige. Ce qu’était l’Europe du temps du Marché Commun avec des nations souveraines en matière économiques, législatives, (c’est pour ça que je cite cette époque gaullienne qui nous laissait bien plus libre que notre Europe fédérale) et j’ajouterai pour les temps difficiles d’aujourd’hui, une politique migratoire ne dépendant de personne.
…
Je viens d’acheter le dernier Goncourt, « Hourris » de Kamel Daoud. Je ne suis pas coutumier des prix littéraires, mais pour une fois je me suis laissé tenter. Le contexte est celui de la décennie 92/2002 en Algérie durant les années noires du FIS. Il paraît que c’est bien écrit. Après quelques pages, je suis déjà gêné par ce style propre à tous ces écrivains d’origine arabe, de langue française (il maîtrise très bien) qui ont ce je ne sais quoi de coulant comme du miel d’un gros gâteau dans la morale d’un conte oriental. Ou d’un miel coulant comme une morale sur le gâteau d’un gros conte oriental. Je me concentrerai donc sur le fond.
Et je laisse de côté mes Tocqueville pour plus tard
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Je pense terminer le Quercy d’ici demain. Tu auras donc trois mois (?) de Carnet à découvrir. Bien qu’il s’agisse surtout de réponses à tes courriers. Mon côté Sévigné.
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6 Novembre
A Bernard :
Si je comprends bien tu admets qu’on puisse faire une démarche pour devenir (fièrement) irlandais. Pourquoi ne pas admettre que bon nombre d’européens soient attachés à leur langue, leur racine, culture etc. et partant, à leur nation ! Le problème viendrait des déracinés (volontaire ou pas)
Et je me pose donc la question : imagine. : tu te sentirais plus irlandais que français. (Tout « French que tu es…) Imagine donc alors faire des Français avec un tunisien ou un subsaharien d’hier (cf ce qu’en dit Hassan II le sage
La dilution dans le partage de tout pour tous donnera une créolisation violente (Edouard Glissant : il dit ne pas trouver d’exemple de paix civile dans les pays créolisés). Il y est pourtant favorable : les théoriciens se mordent parfois la queue).
Tu as donc le récit et tout ce qui précède, de septembre, octobre… le tout s’arrêtant au 5 novembre.
Il s’agit surtout de courriers en réponse aux tiens. Cela fait partie intégrante de ce carnet qui se veut journal, récit, réflexion, courrier, témoignage en fonction des évènements ou des humeurs. Comme il m’a été difficile de me défaire, pour les raisons que tu sais, de ce Quercy, je n’ai pas eu beaucoup d’autres rubriques à proposer.
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8 Novembre
A Bernard :
Je crois que nos arguments glissent maladroitement les uns contre les autres sans jamais se répondre qu’en un lointain écho contradictoire. Je pense que nous continuerons ces sujets graves lorsque tu seras là avec le carafon de fin d’année.
Sache seulement que pour moi, on a beau choisir sa langue, la quitter, en avoir plusieurs, pourquoi pas. Comme du temps des savants qui parlaient le latin, langue de la haute sphère, et leur langue natale. Au-delà de la langue, l’appartenance à une Histoire commune, un destin, une nation, ou mieux, l’expression est jolie, « le roman national » – qui vient de natio, naître- (tu choisiras le terme qui conviendra) et puise dans des racines profondes, au-delà de la lubie individuelle (choix sartrien ?).
L’exemple de Kamel Daoud (le livre est remarquable) est l’exemple d’un déraciné volontaire (et pour cause) fuyant les années noires, mais un exemple de greffe réussie. Parce que pour partager un destin commun, il faut la volonté du quémandeur de se fondre dans ce destin nouveau jusqu’à admettre (symboliquement « nos ancêtres les gaulois »). Il n’y a pas plus français parfois que les anciens immigrés italiens. Ils revendiquent souvent leur identité plus fort que les natifs eux-mêmes. Je t’envoie pour cela le document de Hassan II face à Anne Sinclair des années 90. Merveilleuse lucidité.
On peut assimiler des individus, pas des masses entières venues du bout du monde.
Tu devrais te fendre, franchement, du numéro spécial du front Populaire sur » Mai 68, c’est qui la chienlit ? ». Catalogue du destin post révolutionnaire des acteurs de ce temps-là. Exhaustif. (En couverture sur fond rouge, Cohn-Bendit avançant avec déambulateur). Ça vaut le détour. Même pour toi.
Vient de paraître, en Folio, le volume 2 de FOG sur la 5° république : « la belle époque ».
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9 Novembre
A Bernard :
Dans le carafon, la vérité.
J’ai mis dans la box 18 images supplémentaires pour la rubrique « nuages/rivages »
Gros nuages gris aujourd’hui, pluie. Mais fine.
Le Sauveur est définitivement fermé. Redressement judiciaire dit-on. Vacances familiales sur le petit carton de la grille fermée. Comme dit la chanson de Trenet « une affaire de poupées les appelle à Pamiers… »
On transite à la boulangerie d’à côté qui ne sert que du café. La terrasse est minuscule et donne sur la soupe populaire en face. La vue donne aussi sur une rue montante. Poétique (peut-être seulement pour moi …)
Les oiseaux n’ont pas encore trouvé de branches.
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12 Novembre
Depuis presque un mois le Sauveur est fermé. Redressement judiciaire dit-on. On ne sait rien de plus. On adopte provisoirement la boulangerie à cinquante mètre de là, avec en perspective la belle montée qui mène au Théâtre Gag et au Château. Une échappée vers le ciel souvent absent de la vieille ville.
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Je revois aussi Alain que j’appelle Alain Nono parce qu’il est le seul avec qui je peux parler de musique contemporaine. Il fréquente avec son épouse hollandaise la terrasse ensoleillée du Gaglio.
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13 Novembre
A Bernard :
Je vois qu’on entre dans l’hiver, les courriers se font plus rares. J’espère que tout va.
A nos âges, la moindre entorse à une habitude devient une alerte.
Je continue, les après-midi, la lecture de l’Histoire de la V° république, au travers du regard de FOG. Je compare ce qu’il a traversé de ce temps-là, et ce que j’ai vécu à la même époque. Je pense avoir été bien insouciant. C’était le temps de Pompidou, puis de Giscard. Je me souviens d’un soir où tu as déboulé au Porter et nous a appris (il devait y avoir Stef et peut-être Chollet – j’attendais Mi qui était toujours en retard) que Pompidou venait de mourir. A la fac on le considérait comme un soutien du grand capital, ce qui était la moindre critique adressée. Il y avait eu l’affaire Markovic et les soupçons de parties fines etc. on a eu Giscard ensuite. Simone Veil. Giscard, finalement, a été plus moderne que Mitterrand : avortement, majorité à 18 ans, regroupement familial dans l’immigration et bien d’autre choses. Quand je pense que les étudiants, par la bouche de J. Lang disait qu’en 81, on était passé « de l’ombre à la lumière » : de la com ! Il faut dire que c’était le temps de Ségala. Il n’y avait qu’à inventer des slogans, des bobards. Et la jeunesse était ravie. Je me souviens encore du 10 Mai 81, j’étais sur la place Rossetti, c’était comme un 14 juillet d’antan, haut-parleurs, pavois, carafons…de l’ombre à la lumière.
La France était encore une voix dans le concert du monde. Est-ce encore le cas ? J’ai l’impression qu’en Ukraine et au Moyen Orient la voix s’est perdue sur les zones de conflit et dans le sable. Un coup on part en guerre, un coup on pense à autre chose. Un coup on est israélien légitimiste, un coup on est comme à Sciences Po.
Je vieillis peut-être.
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16 Novembre
A Alain Jacquot :
Si tu vieillissais tu ne grognerais pas contre Rossini, tu lui découvrirais des tas de qualités ! Tu sais bien, le ramollissement…
Tant que tu en es à t’insurger, ça va donc bien, tu restes vert.
Ce matin, passant par le boulevard Victor Hugo, il y avait, devant l’hôtel 4 étoiles Exxedra, une foule assez fiévreuse et compacte, une queue leu leu
que j’ai cru en un instant qu’on y donnait de nouveau » Le pont de la rivière Kwaï ». La longueur de la foule allait jusqu’à passer deux pâtés de maisons, cent mètre peut-être. J’ai ralenti ma voiture, remarquant que beaucoup de ces gens avaient un livre à la main : c’était « ce que je cherche » de Jordan Bardella.
Je me suis dit quand même, quelle ville de facho que Nice !
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17 Novembre
A Bernard :
Ce long courrier mériterait un commentaire. Mais comme tu sais, des commentaires sur des commentaires reviennent à ne plus finir de commenter…. Je suis ravi que tu chemines sur mes escapades. Elles se veulent claires, précises autant qu’elles peuvent l’être, et je m’essaie à les rendre les plus honnêtement proches des émotions suscitées. Des récits de voyage.
Je parle effectivement beaucoup d’art sacré. Mais comment passer à côté. La France entière, mais pas qu’elle, présente tant de témoignages de mille ans de christianisme. Dans la pierre, la peinture. Il n’est pas un village qui ne réfléchisse les échos de ces siècles. Sans même avoir à pénétrer dans un musée.
Je me rappelle que moi aussi j’ai mis du temps avant de prendre une carte d’électeur. Mais si tu parles du temps de Stef, on était effectivement un peu jeune. Lui a continué à prendre les choses avec insouciances, j’ai évolué autrement. Disons que ce sont les évènements qui sont venus à moi.
Un point sur lequel je tiens quand même à revenir, c’est sur ta distinction entre la censure par l’argent (occident) et celle de la police politique (dictatures diverses). Nous n’avons pas de censures par l’argent (sauf à vouloir se payer un yacht de 20 mètres). Je crois, contrairement à toi, que l’épisode des livres de Bardella ou de de Villiers, ou de Transmania, absent des présentoirs, représentent une censure par ce que j’appelle la police de la pensée. Une doxa qui donne le rythme. Ce qu’on appelle par ailleurs la pensée du Bien. Dont la gauche est évidemment détentrice de tous les rouages. Ce qui permet à des libraires, ou à des Fédérations nationales d’achat des cadres, qui le revendiquent (tu sais, les ex trotskystes), de ne pas présenter les livres en question. C’est ce qu’on appelle aussi du militantisme. Mais c’est pour le Bien. Il y a aussi des libraires qui craignent de se voir rejeter dans l’autre camp. C’est ce qu’on peut désigner comme la peur de ne pas en être (dans le bon camp). Je prends un seul exemple : qui dans le monde du cinéma, du show-biz, n’a pas soutenu la gauche, ou les gauches quand il s’agirait des élections américaines ? Et pourquoi on n’entend jamais un seul représentant de ce milieu prendre position contraire ? Il y en a… (qui se taisent bien fort). Tu connais la réponse : il ne trouverait plus sa place dans cette caste.
J’en conclus qu’il y a bien une censure soft en France. Et un petit air de dictature en Europe (pourquoi ne demande-t-on plus jamais la voix du peuple -si chère d’antan- dans les problèmes sociétaux majeurs) ?
A reprendre avec le futur carafon. Il en faudra bien deux.
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18 Novembre
BERNARD BALMELLE
Bernard Balmelle est mort aussi. Il y a même très longtemps. En 91, à l’âge de 38 ans en Isère ! En banlieue de Grenoble (La Tronche). C’est donc là qu’il aurait vécu. Je me suis souvenu qu’il était né à Ouezzane au Maroc. La recherche en a été tout de suite facilitée. Ce ne pouvait donc pas être un autre Balmelle (né à Ouezzane, près de Tanger …) que celui qui avait été mon meilleur copain à Pierre de Ronsard. On est sur les photos de classe depuis le CE2. Il est aussi sur la photo anniversaire de mes dix ans.
En ce moment, bien malgré moi, je constate l’hécatombe : Yves Rio, Papini, les Chalençon et maintenant Balmelle. C’est à croire que consulter leur seul nom, tenter de ranimer une faible lueur de ce temps de l’enfance, suffirait à faire disparaître jusqu’à leur existence terrestre.
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La signification du nom Balmelle voudrait dire « petite grotte » et c’est dans le Lot que ce nom serait le plus répandu.
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19 Novembre
A Bernard :
Avant de répondre sur le lien du projet européen franco-allemand, je dirais qu’on ne se comprend pas sur la notion de censure. Tu me sembles amalgamer censure et lois du marché. Etonnant venant de ta part, plutôt pour le libéralisme. Il est évident que le marché est régulé en fonction des tendances qui font que les producteurs, les capitaux, l’argent entrent dans le jeu ou non. C’est vrai qu’un film noir et blanc, sans moyen, avec Pauline Carton n’affolerait plus lesdits investisseurs.
Les mouvements de bourse sont le reflet de cette offre et cette demande.
L’exemple de la poésie est-il vraiment pertinent ?! Parce que là justement, aucune étude, aucune tendance n’infléchit sur le cours de la poésie et ses possibles surprises en terme de diffusion et a fortiori de réussite sur le marché (donc les tendances sont plus que dans le flou). On édite donc plutôt au hasard, d’où un marché quasi imprévisible. Houellebecq est édité chez poésie/Gallimard à la marge, parce qu’on sait qu’il va faire un succès de curiosité. Pasolini parce qu’il est cinéaste. Michel Drucker pourrait bien faire des propositions etc.
La poésie est le maillon faible du marché du livre parce la poésie est insituable. (D’où risque, d’où méfiance, d’où investissement à la marge).
A l’opposé de l’insaisissable poésie, je situerai la littérature de gares qui est très bien maîtrisée par les éditeurs et qu’on connait le volume pépère sur lequel on peut compter. Le polar idem. La science-fiction idem.
Dans chaque édition sérielle le volume éditorial correspond à une demande espérée.
Je ne vois aucune censure dans les risques à suivre ce que demande une majorité de demandeurs. Fussent-ils de mauvais goût.
Qu’y a-t-il de moins censuré que le porno ? Offre /demande / marché. Evidemment on mettra les carrés blancs et les interdictions d’âges légaux. Mais la caravane passe.
On sera d’accord probablement pour dire que l’argent, le marché tel qu’il est, sont le reflet de ce qu’est une société, de ses désirs et ses tendances profondes. Lacan dirait « des structures de son inconscient ». Son pourrissement par le bas ou sa hauteur spirituelle. Conséquences des aboutissements de ces lois de marché.
La censure dont je parlais (je ne reprendrais pas mot pour mot mon dernier courrier, mais) est une censure de facto : un livre dont la critique dira du mal parce qu’il n’est pas politiquement correct (camp dominant) relève pour moi de la censure pure et simple. Ou de l’acte militant, lequel est souvent une négation absolue de son opposition politique. D’une malveillance dont on sait que la presse spécialisée n’est pas neutre, comme la justice, mais payée par un groupe de presse (la ligne éditoriale). Dans certains cas les pressions de la censure peuvent aller jusqu’à interdire certaines fréquences hertziennes pour de fallacieuses raisons morales. On pourra aussi abattre un adversaire politique en raison de l’ombre faite au courant politique dominant. Mais le plus couramment, comme pour les élections américaines, les stars, les éblouisseurs de masse, entrent dans la danse comme des majorettes, pour dire pour qui voter. Et je remarque que dans ce monde-là, l’unanimité se fait quasiment autour du candidat démocrate, ou du candidat des 40 voleurs de Davos. En tous cas, là où les décideurs de la marche du monde investissent, espérant voir leurs intérêts représentés par leur candidat. (Macron, 2017, 64 Une de magazine, pas une de défavorable… Jupiter etc.)
Je pense qu’un prochain courrier sera nécessaire pour entrer dans cette thématique d’une Europe fédérale franco-allemande. Je retiens simplement que celle existant actuellement semble ne pas satisfaire. Pour le moins.
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Habituellement la FNAC, aux petits magasiniers-hommes moutarde, affichent les « Meilleures Ventes » sur un grand panneau face aux divers rayons. Depuis quelques temps, il n’affichent plus qu ’« Actualité ». Et là c’est assez désolant. Nous avons droit à l’exposition des ouvrages de Rosine Bachelot, de Navalny, et même de l’homme à lunettes et à la tête à claques, Jamy. Également, un ouvrage sur le quartier des Moulins à Nice où règne la pègre de la drogue, « la laverie » et un autre, « les morts ont la parole » de Philippe Boxo. Que de la grosse actualité…
L’absence des meilleures ventes leur a évité le chagrin d’avoir à disposer aux tous premiers rangs les ouvrages de Jordan Bardella, « Ce que je cherche » et le « Mémoricide » de Philippe de Villiers. De la résistance dans les rangs des agitateurs culturels !
Manquait plus, en prime, qu’un Zemmour impromptu…
25 Novembre
A Bernard :
Tu as raison, le fond gris de nuage/rivage est un peu en contradiction avec les levers de soleil. Peut-être qu’un violet cardinalice ? ou un simple bleu outremer ? En tout cas, un beau malerei.
Je me souviens avoir organisé pour l’action culturelle, des concerts de musiques mongoles avec chants diphoniques et accompagnement de luth pipa (une jolie joueuse, Liu Fang). Il n’y avait personne en soirée, quelques pèlerins perdus dans une soirée d’hiver. On a eu plus d’enthousiasme lors des matinées destinées aux scolaires de collèges, totalement ébahis.
Pour les sonates de Scarlatti, Scott Ross est effectivement un choix presque incontournable. Sais-tu qu’il a débarqué de son Canada (il est extrêmement francophone bien que « canadien » de l’autre côté…) pour venir à 15 ans au conservatoire de Nice. On a dans les archives des photos de lui en culottes courtes. Pour le clavecin, question composition, je préfère François Couperin que Scarlatti, joué par un autre canadien, Kenneth Gilbert. Mais les interprètes se bousculent depuis la révolution des baroqueux.
Sais-tu aussi que les samedis, la place du Palais est investie par les bouquinistes et que depuis quelques semaines, l’un d’entre eux propose des cargaisons de musiques enregistrées (vinyles, cd). De véritables pépites. Ce n’est pas un vrai connaisseur, mais il a certainement hérité d’une discothèque impressionnante et pour quelques 10 ou 15 euros, j’ai pu trouver quelques merveilles. Par exemple une intégrale de la musique pour clavecin de Rameau, les symphonies complètes de Martinu et un Turandot de Puccini de 1937 avec Magda Olivero (une sorte de rivale de Callas des années 30, une référence).
Pour l’Algérie les gouvernements se succèdent depuis 60 ans, mais le dénominateur commun, c’est la haine facile qu’ils diffusent auprès de leur jeunesse qui, malgré tout, comprend qu’il vaut mieux être de ce côté de la Méditerranée. La corruption et la dilapidation de leurs richesses naturelles étant mis encore sur le compte des « colons ». Ferrat Abbas, dans un moment de grâce, disait qu’ils nous doivent tout, jusqu’aux couleurs de leur drapeau. En fait de patrie, le droit du sol n’a pas été en vigueur concernant les pieds-noirs. Pas plus que ce pays n’était le leur puisqu’avant le 7° siècle il n’y avait pas encore de musulmans, mais des gens du type de Saint Augustin, des romains et de carthaginois. Quand les Français sont arrivés les turcs tenaient le pays sans y avoir créé quoique ce fût, maintenant les douze ou treize tribus dans la plus grande opposition. Donc en fait de « peuple historique », il y aurait à redire. Je veux bien croire qu’un jour on aura des relations comme avec le Maroc par exemple.
Quant au Sauveur, c’est le silence le plus total. Aucun membre de la famille ne donne signe de vie. On a des rumeurs. C’est assez triste de voir le rideau métallique fermé comme du temps du confinement. On parle aussi de passage au tribunal de commerce. En tous cas, une bien piètre sortie pour un des derniers bistros « à l’ancienne ».
On se verra donc ailleurs. C’est déjà le douzième mois qui se profile, avec l’arrivée de la poésie de Novembre. J’espère qu’elle est inspirée.
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26 Novembre
A Bernard :
Pour ce qui est de l’Algérie, ce que tu appelles la pacification est une version fortement entretenue par Benjamin Stora, et pas que lui, qui affirme que l l’armée française a usé de violences dans les années de début de colonisation. C’est une ombre certaine sur les débuts de la colonisation. Et ce serait la seule chose qui se serait produite en 130 ans !… Dans les années 50, c’est différent : l’armée répond au FLN considéré au début comme des terroristes, y compris par les populations musulmanes. Avant de devenir les « héros de l’Indépendance ». L’histoire est écrite par les vainqueurs.
Il n’en reste pas moins que ce pays était un point stratégique sur le passage commercial en Méditerranée et que les turcs encourageaient les razzias et la traite des blanches (souvent oubliée). Si ce n’avait été la France, c’est l’Angleterre qui aurait été intéressé par la conquête de l’Algérie. Elle nous a laissé faire à condition qu’on n’empiète pas sur ses affaires en Egypte. L’Allemagne avait aussi ses visées. Alexis de Tocqueville était d’ailleurs pour la colonisation. Jean Jaurès disait même qu’il fallait « aller porter la civilisation dans tous ces pays qui en aurait bien besoin ». Autre temps, autres mœurs. Aujourd’hui le seul fait de parler de colonisation est une sorte de péché contre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais de peuple algérien y en avait-il en 1830 ? seul l’Islam pouvait fédérer des tribus antagonistes. Tribus qui avaient cheminées longtemps, d’Est en Ouest, punissant tout ce qui n’était pas Islam. Mais rien n’unissait ces tribus.
Ces violences qu’on reproche toujours à la France semble écarter tout le reste des 130 années passées où elle a tout construit (aveu même de l’indépendantiste Ferrat Abbas). Y compris le droit d’exercer leur religion (l’inverse eut-il été possible ?). La seule erreur est d’avoir donné la citoyenneté aux juifs d’Algérie et pas aux musulmans (décret Crémieux). Faute qui n’en était qu’une demie : de Gaulle l’avait vue : décolonisant, tous ces musulmans seraient venus en métropole avec leur démographie galopante et selon sa phrase historique « je ne tiens pas à ce que Colombey-les-Deux-Eglises deviennent Colombey-les deux-mosquées »…
L’histoire me semble parfois plutôt balbutier, et je crains que, par un cheminement inverse peut-être, on arrive tout de même demain à cette prédiction d’une France qui n’a plus sa cohésion culturelle et civilisationnelle. Tel est le risque démographique comme disait Hassan II (migration est/ouest c’est possible ; Nord/Sud, impossible ou individuellement : on assimile un individu pas des masses). Et comme le courant n’a pas l’air de s’estomper, le risque de séparatisme à venir se profile. On le voit déjà. L’Etat reconnait des zones de non droit. Mais on préfère débattre et surtout battre sa coulpe sur les méfaits voire les atrocités commises lors de la colonisation. On aura toujours une guerre de retard. : le spectre futur du nazisme revenant, et la paix heureuse dans la « diversité : il n’y a qu’à regarder, même sans le son, la dominante woke de toutes nos publicités.
Pour Malerei, le violet est parfait. Par contre, un défaut qui me choque plus que dans d’autres malerei, ce sont les images horizontales qui sont étriquées (peut-être parce que là on a affaire à de l’espace, des grands larges, je ne sais… (regarde par exemple celle de l’avion et du papillon…). Pourrait-on les agrandir ? Quitte à trouver une autre disposition, un autre agencement dans le déroulé
La pluie nous retombe dessus
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27 Novembre
LFI c’est l’émergent héritage des furieux coupeurs de têtes.
De basse éloquence.
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Je réponds point par point :
1) On compte toujours les morts supérieurs en Algérie : les « vainqueurs » font comme ils veulent. On ne parle jamais de la manière dont ils sont morts, les uns et les autres. La méthode algérienne était plutôt comme celle d’aujourd’hui. Jamais face à face. L’armée française n’exécutait que des ordres pour une Algérie qui était censée être française. La torture qu’on attribue systématiquement à l’armée française (les médias français s’en frappent la poitrine à genoux) était pourtant largement bien partagée, tu peux en être sûr. D’autant que les fermiers colons isolés ne pouvaient pas aller bien loin, repérables et à ciel ouvert…. Le grand courage des nouveaux indépendants fut, entre autres, le 5 juillet à Oran, 5000 morts, en une journée ! Une manière de fêter l’indépendance. La torture des harkis on n’en parle qu’à peine aujourd’hui.
2) Là c’est une négation de la nature humaine ! Dans les westerns tu serais pour les indiens contre les cow-boys. Une mode actuelle. Moi c’est le contraire, l’idéologie de John Ford contre celle de Arthur Penn (Little Big Man). C’est à partir de là (1970, en pleine guerre du Viêt-Nam) que les faibles sont aimés contre les forts. Défaut bien occidental (la veuve et l’orphelin, Zola etc). Shopi découvre que l’homme est lâche et égoïste : ce n’est pas ce qui le rend le plus original.
Comparer les allemands de 39 à Rome ?! Est-ce bien sérieux ?
3) Oui, l’Algérie sur le temps long était devenue un pays moderne grâce à la France (Encore Ferrat Abbas). Mais tu as l’air de penser que ce n’est que secondaire. Qu’est-ce donc qui serait important ? (Son agriculture était devenue la seconde, derrière la Californie en matière d’agrumes, mais pas seulement. Les algériens, dans l’état, auraient mis un siècle de plus avant de fouiller le pétrole du Sahara). On voit ce qu’il en est 60 après…
La colonisation française, contrairement à des idées auto flagellantes, n’est pas la colonisation anglaise. (On verra celle des Chinois et des russes en Afrique, les africains pourront comparer avec la présence française !). Que vont nous apporter en retour prochain les algériens de demain ?
« Certains algériens peuvent regretter l’époque de l’Algérie française … » Poser la question c’est y répondre.
5)… « L’intégration est un leurre, comme le soi-disant melting pot aux US, miroir aux alouettes. Alors ? Ma position c’est qu’il faut être patient, investir dans l’éducation et croiser les doigts pour aider la chance. » Bien que l’Europe continue de vanter la diversité heureuse, ta solution un peu frêle me fait sourire, paraîtrait presque ministérielle, voire bruxelloise (l’éducation, croiser les doigts) …
Quant à la conclusion, en forme d’aveu inconscient, l’appartenance à des racines est essentielle. Et je parle à un Irlandais qui se veut irlandais, qui parle ma langue, qui lit les mêmes livres que moi, qui sillonne ce pays autant que moi, qui est même né dans ce continent où je ne suis venu qu’après, se veut toujours irlandais. De grâce qu’on reconnaisse qu’un français veuille encore rester ce qu’il est… (Il y a bien heureusement, des italiens qui se veulent plus « nationaux » que moi. Des portugais, ou même certains arabes pris isolément qui se sont fondus dans le moule, parce que l’assimilation est une chose qui se désire et qui ne concerne que l’individu).
Que pourra-t-on alors espérer de hordes d’individus ne parlant que mal ou pas du tout notre langue, qui ne connaissent Flaubert ni Charles Martel et détestent tout de notre pays sauf la sécurité sociale et les allocations pour contribution au grossissement de leur engeance.
De grâce, comprenons que notre pays, à ce jour, a besoin de haute protection.
« Spinoza et la mort de Dieu » va me réconforter.
Et bientôt le carafon au soleil. Mais où ?
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29 Novembre
A Bernard :
Le Deleuze sur Spinoza est un enregistrement intégral de cours dispensés entre 80 et 81, avec les soupirs, les silences etc. que rien ne manque. Comme si on y était. Mais en feuilletant un peu, il y a pas mal de digressions, de remplissages et de démonstrations alambiquées comme on peut en faire sur n’importe quoi en philo. Et la peinture se prête idéalement aux interprétations les plus inattendues. Bref, j’essaierais de me le procurer sur ce site à bas prix.
Demain la fin du mois. Donc les écrits seront postés à l’heure.
On fête aujourd’hui les 5 ans de Liweï.
On pense aussi aux prochaines excursions de 2025. C’est encore vague. La Bretagne tient la corde, mais il faudrait 15 jours plein, en deçà on a l’impression de passer à côté de pas mal de chose. Et puis, les Pouilles, Matera qu’on remet souvent (Cécilia ne veut plus prendre la voiture pour l’Italie où on nous met parfois des amendes pour avoir traversé des rues ou des avenues que seuls les italiens savent contourner et des stationnements prohibés sans être avertis. Quant aux autoroutes les (faux) travaux sont pires que les ralentissements de routes secondaires. Donc l’avion. II y a des formules avec location de véhicule sur place. Et puis peut-être que d’ici là, on ira vers des destinations encore inconnues…
Le « Nuage Rivage » est bien beau avec le mauve.
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30 Novembre
A Bernard :
Je vais acheter le numéro de Science et Vie. Ces chiffres sont impressionnants. On a beau penser les nombres concernant le cosmos à l’échelle de l’infini, je ne m’en remets jamais. Est-ce cette infirmité du vertige auquel je suis plus sensible que d’autres, mais parfois au seul énoncé d’un nombre inaccessible, j’en ressens comme un malaise. Ça ne sera pas facile pour moi lorsque je serais au bord du précipice final… J’y pense souvent. La septième décennie est décidemment une sorte d’Izoard à franchir.
Je lis beaucoup ces temps-ci (mais a-t-on jamais cesser de le faire ?), la météo ne donne pas trop le choix. Il fait souvent très beau, mais avec le temps je supporte de moins en moins les excès hivernaux et estivaux. Je n’ai pas commencé le Spinoza, je le garde pour très bientôt. J’achève une nouvelle bio de Pierre Boulez (coll. Bleu horizon) qui ne nous apprend rien. Cette collection est une sorte de dossier/fichier/résumé qu’on donnerait à lire à des élèves passant un examen. Même déception avec tous les autres volumes que j’ai eu en main (Vittoria, Chostakovitch et quelques autres).
Cette année on a fêté largement Fauré et jusqu’à hier, Puccini, mort un 29 novembre (je te conseille s’il n’en fallait qu’un à écouter : Turandot). Très bien, il le fallait. La mémoire est toujours à entretenir. Mais rien sur Luigi Nono. Je le considère aussi important que les plus célèbres polyphonistes du XVI°. Dommage. La frilosité du public effraie les producteurs d’émission et les programmateurs de concerts.
Ce soir partent les poésies et le carnet. Je ne sais si les dernières pages de poésie te plairont. J’ai senti ce mois-ci comme un besoin de trouver une forme nouvelle. Je pense ne pas avoir encore trouvé.
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1 Décembre
A Bernard :
Oui, il y a eu confusion. C’est bien Sciences et Avenir. J’irai le trouver à la gare ce dimanche. Tu penses, une collision dans 5 milliards d’années ! C’est pas de chance non plus, dans 5 milliards d’années, le soleil aura perdu complètement son hydrogène, enflera jusqu’à devenir d’une énorme obésité, et deviendra ensuite une toute petite planète morte et refroidie.
Confusion aussi concernant Spinoza. Le Deleuze en question n’est pas sur Spinoza et la peinture (évidemment Spinoza n’a jamais parlé de peinture, et l’Histoire des arts ne commence qu’au XVIII° avec Shaftesbury, Diderot et les Encyclopédistes). Mais la confusion vient du fait que le Deleuze a aussi fait enregistrer son cours de ces deux mêmes années sur la peinture. Et là, il est très bavard. On sent presque la jouissance qu’il tire de son auditoire déjà tout acquis. On sent l’enfumage (au sens propre). Il n’y a qu’à voir les photos très nombreuses de ses cours souvent prolongés dans des lieux où la proximité avec le maître tient de l’image du gourou. Lacan évidemment a fait des émules. Dans un des derniers textes de Rosset, celui-ci dit avoir pris ses distances avec tous ceux-là.
Il est d’ailleurs dommage que Spinoza, comme tous les autres, ait ignoré Rembrandt. La maison du peintre est à deux pas des quais où trône une méchante statue en métal, de pied en cap, du philosophe.
En traînant dans les rayonnages de chez les magasiniers-moutardes, entre deux gros livres au rayon Art, j’ai rencontré un maigre fascicule, minuscule aussi, d’Ernest Renan, d’à peine 70 pages, sur l’Art du Moyen Age et des causes de sa décadence. Et c’est la seconde partie du titre qui est intéressante. Comment on est passé d’une apogée médiévale à une Renaissance que les constructeurs de Chartres, des diverses Notre-Dame n’ont pas su poursuivre.
A Nice on est aussi gâté avec les manifs sportives les samedis ou les dimanches. La circulation est détournée, la ville est prise en otage, et rien n’est jamais tant festif pour Estrosi qu’un marathon, un semi-marathon etc.
Mais le temps s’y prête souvent, et il y a deux jours on a vu les premiers (derniers !) bains de soleil et les héros de la baignade toute saison.
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2 Décembre
A Bernard :
Je vois que la lecture est allée bon train. C’est vrai que le carnet est presque exclusivement composé de courriers. Mais ces messages sont vraiment essentiels. C’est une manière indirecte de saisir l’actualité, les lectures mensuelles ou simplement les échanges de vues sur des thèmes proposés. Je ne les modifie que peu pour leur laisser la spontanéité de l’échange. En relisant, certains ajouts semblent s’imposer.
Pour la poésie, je ne sais si je vais vers plus de clarté, mais je sens que les mots, les images qui me retiennent lorsque je décide de les retenir et de composer avec eux, ont changé de tonalité. Je pense qu’ils ne peuvent suivre que mon évolution : il y a la part volontaire, puis celle qui m’habite sans que je m’en soucie.
J’ai acheté le numéro de Science et Avenir. Je n’ai pas encore pris connaissance de l’article sur les nouvelles extensions de notre constellation, mais je m’effraie déjà (52 000 années-lumière pour un simple rayon de notre galaxie). On a le temps de voir venir.
Parallèlement, une image m’obsède depuis un moment : je n’arrive pas à saisir l’état de néantisation qui serait le nôtre après le passage dans la mort. Je ne suis pas le seul, certes. Je me souviens aussi d’une conversation avec mon médecin homéopathe qui disait qu’on retournait au même point qu’avant la naissance et que tout se transformant, d’un arbre originel on devenait tiroir de bureau, puis bois vieilli dans une poubelle attendant sa destruction etc. Tout ça est bien connu, mais j’aimerais, ne serait-ce qu’une seconde, « sentir » si c’était possible, « l’état » dans lequel on nous promet l’éternité. Pascal Blaise a décrit quelque part ce qui risque d’advenir, mais rien qui soit cette « sensation » que je cherche. Evidemment, c’est absurde puisqu’on aura perdu toute notion de conscience. D’ailleurs on est peut-être déjà mort et ce sont les autres qui en ont pris conscience. Et puis voilà qu’il y aurait aussi « l’éternel retour », comme si l’éternité était une vibration avec des états de mort/naissance tellement rapides qu’on n’est jamais ni tellement vivant ni tellement absent. Seulement une figure évolutive sans fin.
C’était la première théorie, on verra la prochaine plus tard.
Pour Sansal, je pense que les algériens ont, à peu de frais, réalisé une opération à portée internationale, nous humiliant. La diplomatie française actuelle est tombée assez bas, et ils le savent. Les exercices de repentance à répétition sont contreproductifs quand on connait la mentalité des algériens qui ne connaissent que le rapport de force. Le mutisme actuel de nos dirigeant est édifiant. « La situation est préoccupante… » c’est un peu court comme argument face à une dictature. Et je ne crois pas plus qu’il se passe grand-chose « en coulisse ».
La position est d’autant plus complexe et paradoxale que la reconnaissance du Sahara « marocain » est un des derniers effets de la décolonisation durant laquelle l’Algérie française avait étendu ses frontières vers l’Ouest (avec un Maroc sous protectorat qui fermait les yeux). Comme quoi, avec l’Algérie, même la décolonisation jusqu’à l’ombre même de ce que fut l’Algérie française, reste encore une épine dans la chaussure. Et qu’on propose Boualem Sansal à l’Académie va faire chaud au cœur du FLN.
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3 Décembre
A Bernard :
C’est vrai qu’avec le carnet tu dois passer un sacré moment à lire toutes les réflexions du jour ou plutôt du mois ! Une manière plus intime encore et interactive, comme on dirait aujourd’hui, de vivre la dimension d’un carnet qui absorbe tout : la vie du défunt Sauveur, les voyages détaillés, le beau temps du lundi et le vent aigre du vendredi, l’accession au pouvoir d’un président et les guerres qui font rage dans le monde. Et mes réponses à tes courriers qui sont devenues majoritaires dans la vie de ce recueil. C’est ainsi que le carnet a une obésité tolstoïenne aujourd’hui.
Décembre est déjà là. Le 26 me convient évidemment. Un autre jour si tu avais un empêchement. J’espère qu’on aura un temps aussi radieux que l’an passé sous les arbres roses. Et puis le Saint Joseph !
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J’ai tenté de savoir à quoi représentaient les 52 000 années-lumière en valeur métrique, il m’est apparu de drôles de signes accompagnant une enfilade de chiffres. J’ai été déçu, sinon que les billions, voire les billards, je ne sais plus combien de 0 ça prend. Et puis passé certaines quantités métriques on reste insensible à de tels ordres de grandeur. Des distances devenue quasi abstraction.
Je tenais à mettre ça dans « poésie », comme j’avais fait un jeu avec PI.
On ira donc à pied.
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SANS E
Georges Pérec réussit à me rendre admiratif. Un tour de force que sa « Disparition » ! La lettre la plus usitée de la langue française, le E, mise au rencart comme si on pouvait désormais se passer d’elle dans la prose la plus fluide et la plus naturelle qui soit. Je n’ai pu m’empêcher de faire le rapprochement avec « l’Art de la Fugue » (celle-ci pouvant s’entendre comme une fuite en un mouvement vers l’avant, mais également comme une disparition). La comparaison s’arrête lorsque les fugues de Bach avancent dans un mouvement naturel et inexorable, la phrase de Pérec avançant par élimination. Le tour de force résidant dans l’adaptation d’une tournure évitant la lettre fatidique, ce qui tend à forcément limiter et contourner les solutions les plus naturelles dans les propos qui s’enchaînent. Là où Pérec pratique en virtuose l’art de l’esquive, Bach ouvre au contraire des horizons sans limites. Pratiquant déjà l’air raréfié des cimes dans ses compositions les plus variées, les lois internes à la fugue dans toutes leurs rigueurs ouvrent maintenant vers un infini sans contrainte sinon celles des lois propres à la fugue qui est d’avoir tous les horizons ouverts vers les plus lumineuses abstractions.
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4 Décembre
En miroir à la saga d’Elena Ferrante, « L’Amie prodigieuse » lue en début d’année, je succombe, dans le froid de ce décembre, à « L’Amour harcelant ».
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Ce premier roman de Ferrante, lu donc d’un trait, tout en étant très attractif, sent le premier essai qui se cherche. Avant le chef d’œuvre que l’on sait.
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Matinée à Nice avec Y.. Il fait un soleil radieux et il n’y a pas de vent. Le tram nous laisse à Masséna où l’on a organisé toute un petite forêt,de sapins enneigés. Puis une seconde station à Garibaldi où j’explique la statue du grand homme. Il veut savoir pourquoi il y a un bébé emmailloté tenu par deux femmes sous le socle. Nous allons jusqu’au lieu de naissance de Garibaldi à un angle du port et ses maisons rouges, passant par la rue Seymour parsemée de poivriers nouvellement plantés. La plaque commémorative est dans un soleil aveuglant. L’accès à la digue menant au phare est obstrué par des travaux le long des quais. Nous prenons le chemin de Roba Capeu, passant devant le monument aux morts qui l’impressionne d’autant qu’une cérémonie avec drapeaux dresse des hampes à la pointe acérée de leurs lances. Le cri des mouettes déchire au sommet des brisants une mer aujourd’hui inoffensive. Nous faisons quelques clichés devant « I love Nice » et le fond insolent de cette perspective sur la Baie des Anges. Les restaurants du Cours Saleya se préparent aux festivités en toilettant leurs terrasses. Puis le tram s’interrompt soudain devant Masséna pour cause de manif. Nous longeons en parallèle le cortège une grande partie de l’Avenue Jean Médecin. Y. fait connaissance avec ces anarchies de masses informes, ces banderoles hallucinées, ces horribles syncopes de rap saturées et les slogans hurlés par d’échevelées passionarias sur le haut du char de tête de cortège. Nous nous rabattons chez Séphora dans la foule bigarrées sous les lumières vives et crues des présentoirs de parfums. Au rayon Homme, Y. essaie Eau Sauvage, puis encore Fahrenheit. La vendeuse lui montre comment fixer le spray sur les échantillons. Aucun signe de ses fameuses allergies ne se manifeste…
Devant être de retour avant treize heures, on n’a pas même eu le temps de grimper jusqu’au marché aux poissons de la Libération.
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6 Décembre
Demain le Président M recevra les grands de ce monde pour la réouverture de Notre-Dame, y compris le Président des Etats-Unis, dans un pays sans gouvernement, comme il avait pareillement inauguré les J.O. en Juillet, sans gouvernement.
A Bernard :
Grande promenade matinale hier à Nice avec Y.. C’était jour de grève. Du moins pour la maîtresse de sa classe. Profitant d’un grand soleil on a pris le tram, passé Masséna, fait des photos devant sa forêt artificielle de sapins enneigés, puis j’ai dû lui expliquer le grand monsieur planté tout là-haut sur la place Garibaldi. On a ensuite continué dans la même logique jusqu’à la plaque commémorative de la maison de naissance à l’angle du port. La digue et le phare sur la jetée étant entravés par d’énormes travaux on a longé Roba Capeu et observé les bancs de mouettes, franchi l’enceinte du vieux Nice, puis le tram s’est arrêté avant Masséna pour cause de cortège. On a donc cheminé parallèlement à celui-ci. Il a fait connaissance avec les hordes informelles, les anarchies de décibels et les passionarias échevelées et transies de justice sociale, les banderoles hallucinées et les raps saignant et vomissant leur saturation avant qu’on s’engouffre chez Séphora pour y mettre le nez sur les échantillons d’Eau sauvage, de Fahrenheit sans même que Y. ne manifeste aucun signe de troubles allergiques. Il restera quelques photos de cette matinée comme on devrait s’en offrir plus souvent.
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7 décembre
Deux milliards de spectateurs quand la nuit tombe. Paris est ce soir le centre du monde. L’évêque frappe de trois coups la porte d’entrée de Notre-Dame. Le vaisseau tout de blanc laisse supposer cette clarté primitive revenue comme aux premiers âges. Et puis les gloires terrestres pénètrent à rythme lent. Et puis les grandes orgues. Et la flèche dressée tout là-haut. Notre-Dame respire à nouveau.
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8 Décembre
D’élection en élection, le pays n’est plus gouvernable. Il ressemble aujourd’hui à un navire échoué dont on a essayé vainement de lui insuffler un semblant de liberté de manœuvres possibles avant l’enlisement final. Tout avait commencé par une élection européenne perdue par le Président M. Suivi d’une dissolution de l’Assemblée qui ressemblait à un caprice ou un objet qu’on casse par dépit d’avoir été désavoué, puis d’un constat qu’après ces législatives encore perdue, comme s’était prévisible, trois bloc se présentaient comme une hydre sans gouvernail. Deux extrêmes massifs sur l’échiquier parlementaire, encadrant un frêle esquif central composé des amis du président M et des rescapés de l’éternel mouvement gaulliste en mort cérébral depuis des décennies. Un gouvernement sans majorité a été formé autour de Michel Barnier (la mort cérébrale) qui a sauté hier à la première occasion : censuré par le bloc des gauches et par les Nationaux (extrême droite pour les médias).
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ECHO
3 200 milliards de dettes publiques. Pas de budget pour l’année qui arrive. Pas un responsable avéré depuis quarante ans.
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Pas de maîtrise des dépenses publiques dit-on.
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Onze millions d’électeurs rejetés « de l’arc républicain ».
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On a reçu les grands de ce monde et la France n’a pas de gouvernement. Comme pour les J.O.
M fait des clins d’œil, M caresse les manches. Il est tactile, très collégien, complice.
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Grogne des agriculteurs exsangues, menacés par le non-respect des normes imposées à Bruxelles. Croulant sous des tonnes administratives d’écologie punitive.
Au risque d’y perdre notre indépendance alimentaire.
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Le Président Lulla : « si le président M refuse les accords du Mercosur, peu importe, ce qui compte c’est l’accord de Madame von der Leyen ».
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Donc la voix de la France a muté dans celle de la Commission européenne.
Le Président M n’est plus qu’un shérif de province.
…
(- Je ne suis pas d’accord !
– Ne fais pas de caprice, c’est pour ton bien !)
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10 Décembre
A Bernard :
……
Ici, il fait un froid de canard, avec un ciel souvent limpide et des reliefs qui n’en finissent pas à l’horizon. La Normandie, d’après ce que j’en vois, le ciel est bien bas. On a un hiver comme sont les hivers et on l’oublie.
…
Il est difficile de se sentir sur la bonne branche quand on a perdu ses bistros de prédilection. Ce n’est pas que le Sauveur ait été un modèle du genre, mais trouver un bar où on te reconnaisse et on te parle dès le deuxième jour, où les tables deviennent des tablées ouvertes sur le monde à refaire, c’est rare. Mystère inexplicable des bistros. Peut-être est-ce seulement les lieux dans l’inconscient collectif qui demeurent des îlots de convivialité, des survivances de village dans le temps, des endroits où l’on ne s’offusque pas d’un verre de trop. Et puis dès qu’une de ces survivances disparaît, c’est un espace aseptisé italien (presque toujours) qui prend la suite. Je crois qu’il y aurait un volume deux à écrire pour Denis : la disparition des bistros métamorphosés en espace impersonnel. Reste à en expliquer la sociologie du genre.
Voilà, tout ça pour te dire que je ne sais pas où on se verra le 26. Le Pastrouil peut-être. C’est aéré. Il a eu son heure de gloire du temps que la place du Palais était encore infernalement ouvertes à la circulation et faisait parking.
La Syrie est libérée d’un tyran, et comme l’Irak, comme l’Afghanistan et la Lybie, elle est ouverte demain aux islamistes. Al Jolani n’a d’ailleurs pas déclaré que c’était une victoire de la Syrie libérée, mais une victoire de l’état islamiste. Dont acte. Seuls les médias dans leur majorité s’illusionnent sur la notion de djihadisme modéré. On se fait donc de nouveaux amis en perspective.
Je confirme que le beaujolais nouveau (le Duboeuf) passait très bien cette année.
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11 Décembre
A Bernard :
J’étais à la Fnac ce matin, et au rayon littérature, à la lettre S, entre George Sand et Sartre, rien. Je cherchais Sansal, par curiosité. Bien sûr j’ai lu l’an passé « 2084, la fin du monde », mais je voulais voir ce qu’il proposait d’autre. J’ai donc demandé à une des magasinières – moutarde si ce n’était pas rangé à un autre endroit. Elle me répondit avec un sourire étonnant « en ce moment, il n’y en a pas ». Elle m’aurait répondu « on a tout vendu, on est en commande » j’aurais compris, mais ce « en ce moment il n’y en a pas » m’a fait l’impression d’une réponse à l’algérienne, certes soft, mais tout de même. La Fnac est décidément toujours trotsko capitaliste comme elle l’a été durant la campagne présidentielle américaine, de façon assez honteuse bien que suivant le courant médiatique, comme elle le fait avec le livre de Bardella (au point de supprimer le rayon « meilleures ventes » remplacé par celui d' »Actualité »- évitant le traumatisme d’avoir à disposer le livre en question et celui de de Villiers en 1 et 2. Ce qui fait désordre dans cette enseigne de la culture. Ces 2 ouvrages étant dans l’actualité, comme d’autres, on ne se sent pas obligés de les mettre en présentoir.
Donc, soit je n’ai pas de chance avec Sansal, soit les magasiniers-moutardes ont consigne (ce que je crois), un peu comme nos dirigeants le font, d’ignorer et de remettre aux calendes le scandale de la liberté d’expression, eux si prompts à se mettre dans la peau des pères la vertu.
Je pense que d’une manière générale les libraires de Nice sont assez craintifs (la Fnac, elle, est militante) et ne désirent pas s’exposer aux foudres de la bonne pensée.
J’ai enfin commencé le Spinoza.
C’était, d’un trait, un billet d’humeur.
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12 Décembre
A Bernard :
J’avais oublié le nombre d’Haïkus écrits en 2012 ! C’est vrai qu’à eux-seuls ils pourraient faire un recueil.
2012, année qui a vu la naissance du carnet pour mes 60 ans On s’offre parfois des petits cadeaux.
Il doit bien faire 2000 pages aujourd’hui. Impubliable. Seulement pour l’achat d’un volume de poésie…
Pour connaître le visage de l’auteur.
Je pense qu’on se verra au Pastrouil. C’est le mieux. On ne sera dérangé par personne.
D’ailleurs je ne vois plus grand monde. Les effervescences sont passées. C’est un peu comme lorsqu’après une perturbation les oiseaux s’envolent précipitamment.
Sauf que dans le cas présent les oiseaux ne reviennent plus, la branche étant sciée.
Je vais finir par me faire des copains au village. Villeneuve ne manque pas de bistros. Un dans la rue piétonne avec une belle terrasse, et un autre, plus « populaire » avec zinc, près de la maison de la presse. J’hésite à m’y rendre assidument…
Il va bien falloir penser à réduire mes espaces. Resteront les quelques voyages à l’étranger pour nous aérer et marcher tant que les genoux tiennent.
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16 Décembre
A Bernard :
L’Asie fascine toujours. En littérature, comme dans tous les autres domaines. Une question de sensibilité complémentaire à la nôtre qu’aucune singerie d’imitation ne saurait remplacer. Je ne connais bien que le domaine musical où les japonais, les coréens ont une place dans le concert (si on peut dire) occidental à hauteur des grands noms connus de tous. Dans les années 70, le défunt cinéclub du vendredi soir ou la cinémathèque de Nice programmaient les bases pour une première approche du genre. Et parfois plus encore.
En musique, des compositeurs comme Takemitsu sont partie du grand répertoire contemporain. Un classique du genre. Ozawa, Nagano et Muyng Wun Chung, des chefs d’orchestre dirigeant les plus grandes phalanges occidentales. Les interprètes étant évidemment éduqués aux E.U. ou en Europe, et une compositrice comme Unsuk Chin pourrait t’intéresser (dirigée par Chung) …La mondialisation des courants et les mouvements réciproques Est Ouest font qu’on s’acclimate et s’influence en douceur. Il n’est pas étonnant qu’à la création de l’énorme Saint François d’Assise de Messiaen, ce fut Ozawa que le compositeur choisît pour le diriger. En 83 déjà. La littérature manga dont je ne comprends pas l’engouement a fait le reste depuis quelques temps. Il y a même un rayon particulier à la Fnac. Puis d’autres choses qui nous échappent, que la génération d’aujourd’hui explore, ont servi à poursuivre dans ce sens de l’interpénétration des cultures.
Je suis allé voir Chiharu Shiota. J’avoue que la délicatesse des entrecroisements, le côté décor de grands spectacles est très raffiné, mais je reste un peu sceptique quant à ces grands déploiements qu’on rencontre souvent dans ce type d’expo (on en faisait sur le parvis du temps du MAMAC). Ça ressemble souvent à des tours de force assez vains. Par contre je serais plus attiré par ces techniques de peintures traditionnelles avec l’encre versé suivant certaines conditions.
On n’a toujours rien fait pour Sansal. La France, si elle ne veut affronter l’Algérie, vus les rapports que nous entretenons, se devrait « d’internationaliser » le problème, et de retourner la honte et l’opprobre en entrainant les grands pays de démocratie dans le soutien à l’écrivain. Mais je pense, on l’imagine bien, que nos politiques ont la tête ailleurs.
Tu seras là bientôt. Passant sur la place du Palais il y a peu, j’ai vu que le Pastrouil était fermé, et pour un certain temps, pour travaux de rénovation. Donc, nous nous verrons ailleurs. Ici le froid est glaçant, humide mais toujours sous un beau soleil. Il sera là j’espère pour qu’on puisse se voir en terrasse avec un beau Saint Joseph.
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Y. est revenu dimanche soir de son tournoi de boxe à Marseille. On a reçu les petites vidéos. Il est très fier d’avoir terminé troisième du tournoi. D’autant qu’il est revenu malade et cette nuit, qu’il a passé chez nous, il n’a cessé de trembler d’une fièvre qui nous a inquiétés (méningite ?). La nuit tout paraissant toujours plus angoissant. D’autant que dans ses rêves à hautes voix, il semblait parler « à son ami imaginaire ». Ce matin la fièvre est tombée. Sa maman l’accompagne à la clinique Saint Jean.
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Angine
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Ce soir on essaie un peu plus de gaité avec le gâteau d’anniversaire d’Hélène.
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17 Décembre
Un jeune homme est assassiné devant le lycée Rodin à Paris… d’un coup de ciseaux, de burin ?
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Par ces froids après-midi d’un hiver qui semble s’être installé depuis longtemps, c’est le Spinoza, l’homme qui a tué Dieu de Dos Santos qui m’accompagne.
Défilent l’enfance, la précocité à interpréter les énigmes bibliques, les amours contrariées, la phtisie, les assemblées philosophiques qui paraissent n’avoir pour toute thématique obsessionnelle que la définition de Dieu, les rapports de maître à élève, l’exclusion de la communauté juive, puis la peste d’Amsterdam, les déménagements multiples, la censure des calvinistes qui s’abat enfin sur lui. Je n’ai pourtant parcouru que la moitié de l’épais volume.
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18 Décembre
A Bernard :
Pour continuer encore un peu avec la Corée, je conseille à ta fille de trouver des enregistrements de gagaku coréen, légèrement différents des japonais, mais perceptibles malgré tout. Musiques fascinantes qui ont (mais cela ne se dit pas) été jusqu’à influencer certaines compositions de Boulez (« Rituel in memoriam Bruno Maderna »). Mais tu ne le repèreras pas…
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19 Décembre
A Bernard :
Le monde est petit. On avait prévu de se voir initialement au Pastrouil. Il est fermé pour cause de rénovation. Et si tu as entendu parlé de cette violente agression de deux policiers en civil, vers 23 h à Nice il y a quelques jours, et bien ça s’est déroulé juste à hauteur de la terrasse de cette brasserie. Dans la rue de la Préfecture pourtant bien inoffensive dans la journée. C’est de là aussi que s’était jeté Spaggiari depuis une fenêtre du palais…Tu me diras, pour agresser il n’y a pas de lieu privilégié. On était plutôt habitué aux échos venus du quartier des Moulins. Il y a, sur le sujet, un bouquin, genre enquête au quotidien, intitulé « la laverie », lieu supposé du plus gros point de deal de ce quartier. Il fait fureur sur les présentoirs des agents moutardes. Sur la couverture on voit l’immeuble qui domine le quartier. Il a la particularité d’avoir été décoré (les balcons) façon Mondrian. Depuis l’autoroute, bien avant de pénétrer en ville, on voit ce grand parallélépipède dressé vers le ciel comme un lego ou un cube rouge, bleu ou jaune, que Mondrian n’aurait pas renié. Au bas de cet immeuble, Patrick Scrocco a officié comme directeur d’école primaire durant trente ans. Quant à moi, j’ai donné des séances d’Histoire de la musique dans le bahut en lisière de ces Moulins. Y aurai-je encore ma place aujourd’hui ? L’histoire de l’art a tourné la page depuis longtemps.
Le samedi je fais un tour sur la place du palais, qui jouxte donc le Pastrouil. Il y a un bouquiniste qui déverse des tonnes d’enregistrements cd, dont certains ont échappé à la curiosité, d’une belle rareté. J’arrive pour 10 ou 15 euros à trouver encore des merveilles qui m’avaient échappé. Je n’ai jamais pu me faire à la musique dématérialisée. Et puis, c’est aussi mon goût pour les objets. Je n’ai jamais non plus pu lire un livre numérique. Je finis aujourd’hui les quelques chapitres qui restent du Spinoza. Belle perspective d’ensemble sur l’œuvre remise dans le contexte de la hollande calviniste du XVII°. Et belle approche sommaire, pour tout public, sur sa pensée de Dieu, la nature et la conception du monde.
On se tient au courant pour ta venue.
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20 Décembre
A Bernard :
Les enfants ont tout sur réseau, cloud ou autre lieu de stockage de mémoire. Mais nous aussi.
Imagine le volume que prendrait la quantité de photos/portable que nous faisons. En moyenne, cinq cent photos virtuelles à chaque voyage d’une semaine. Une vraie révolution. J’ai souvenir d’un voyage sur la côte ouest des Etats-Unis durant un mois. San Francisco, Monterrey, les Rocheuses ensuite, Monument Valley, Grand Canyon etc. A l’arrivée j’avais peut-être mille photos à faire tirer. Enorme pour l’époque. Le photographe chez qui je suis allé venait de s’installer. Il était ravi. En cadeau, il m’a offert un tirage papier 80X50 ou quelque chose comme ça : un cliché de Monument Valley que j’ai toujours. J’avais bien sûr déboursé quelque chose comme 1500 F (an 2000). Expérience qu’on peut faire pour un voyage exceptionnel. Difficile à renouveler souvent. Aujourd’hui, on déclenche tellement facilement. C’est gratuit, ça se garde ou ça se jette tout aussi bien. Pour le stockage, invisible et hors espace.
Du portable viennent les soucis du tourisme de masse.
Je viens de finir le Dos Santos. C’est un bon livre qui devrait être conseillé à ceux qui ont les idées floues sur Spinoza. Il y avait le Lenoir pour un public plus large. Mais celui-ci expose bien sa pensée dans le contexte d’époque et l’auteur tient bien tendue la trajectoire du philosophe. Le sous-titre évidemment est une accroche (qui aurait eu pour moi l’effet inverse si tu ne m’avais dit que tu le lisais). Bref, Spinoza est la base de toute la pensée contemporaine : Dieu est Nature. Il suffisait d’y penser. La culmination dans la Joie comme résultante éthique d’un bon usage de la raison me séduit moins. On ne sortira jamais de la misère de la conscience.
J’ai déjà prévenue Cécilia qui m’amènera à Nice le jour de notre rencontre. Je serais plus tranquille devant les carafons. Elle viendra également me prendre au retour. J’ai pris tant de risque au volant dans les années passées, que je me dis que mon capital probabilité ne pourrait indéfiniment aller sans se sentir provoqué.
Je lis pas mal de Dominique Fernandez sur Naples (j’évite ses épanchements ostensibles) (« Le piéton de l’Italie », « le piéton de Naples »).
Un an après, j’ai encore le goût du Vésuve sur les lèvres.
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23 Décembre
A Monique Ariello :
Ah ! Après Péguy, l’inspiration de la Divine Comédie ! Des auteurs dont on ne finit jamais d’épuiser le questionnement.
A propos de la Divine Comédie, je te conseille d’aller entendre « dire » Mattéo Belli, extraordinaire interprète de l’œuvre du florentin sur toutes les scènes du monde.
Je l’ai entendu un matin, au hasard d’une émission de France Musique. Il y récitait le « festin d’Ugolin » que la faim avait fait dévorer ses enfants. C’était une voix venue d’ailleurs, jouant de toutes sortes de résonnances sur le spectre expressif. Puis dans une autre séquence, il récita les trois premiers vers :
« NEL MEZZO DEL CAMIN DI NOSTRA VITA
MI RITROVAI PER UN SELVA OSCURA
CHE LA DIRRITTA VIA ERA SMARRITA »
Il a ainsi récité cinq ou six fois ces premiers vers de l’Enfer expliquant de quels types de résonateurs il faisait usage. Comme maîtrisant à souhait n’importe quelle partie du système vocal. Impressionnant ! Tu peux trouver quelques bribes du talent de Matteo Belli sur YouTube. Il termine d’ailleurs ses démonstrations par quelques essais de chants diphoniques (que maîtrisent aussi par tradition les moines tibétains).
Voilà, j’espère que Dante saura t’inspirer comme tous les grands auteurs de la Bible.
Je te remercie pour tes bons vœux, te souhaitant également de belles fêtes de Noël avec ta famille et tes proches. Ainsi qu’une bonne santé, espérant que ton opération ne te tracasse pas trop.
Et que l’année qui vient soit propice à beaucoup de beauté.
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26 décembre
Cécilia me laisse à hauteur de l’aéroport. Il fait un temps de rêve. Je marche jusque dans la vieille ville, ce qui fait un arc de plus de sept kilomètres le long de la Baie des Anges. Bernard me rejoint à midi au Pastrouil. Nous déjeunons Place Garibaldi. Un Crozes Hermitage (la bouteille bien sûr), et deux Lalande Pomerol (deux bouteille bien sur). On se sépare bien après que le soleil soit parti. Nous avons longuement évalué, avec force commentaires, les dimensions de notre galaxie. De la nécessité de Spinoza. Et du projet d’intégrer Louis Marchand des Raux dans le site.
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31 Décembre
PASSAGE EN REVUE
La révélation littéraire aura été pour moi « L’Amie Prodigieuse » d’Elena Ferrante. J’aurais lu les quatre volumes, « Le nouveau nom », « Celle qui fuit celle qui reste » et « L’Enfant perdue » en à peine trois semaines. Puis la « Patience dans les ruines » d’Onfray, une bio sur Maria Callas qui n’apprend pas grand-chose qu’on ne sache, sinon, dans mon ignorance, qu’elle fut également la maîtresse de Pasolini. J’ai enfin entrepris « « le tour de la prison » de Yourcenar, un volume de nouvelles de Moravia et un livre politique de Charles Gave « La Vérité vous rendra libre ». Deux petits ouvrages sur Utrillo et Caravage dans la collection « le roman d’un chef d’œuvre » et trois Modiano qui me sont sorti de l’esprit. Un Amin Maalouf, « le Naufrage des civilisations », et le petit et rare essai sur Mompou de Julien Bastianelli, qui le rend d’autant plus précieux. L’essai de deux féministes courageuses et très controversées, « Transmania », et le roman où l’on n’apprend rien sur Hidegarde (von Bingen), mais où l’on circule dans les affres et les légendes lumineuses du Moyen Age. Le bel essai de Malaparte sur Lénine et « l’Enfant de Bohême » de Gilles Kepel qui me l’aura dédicacé au Festival du Livre du mois de Juin, et dans la foulée, le premier volume sur l’Histoire de la V° République de Franz-Olivier Giesbert. « V13 », d’Emmanuel Carrère, récit au quotidien du procès des terroristes du Bataclan, deux petits Rosset, sur Althusser, et un autre de démêlées plus autobiographiques. Puis le volumineux Taguieff, « L’imposture décoloniale », et « 555 » qui relate ce qui aurait pu engendrer de passion la découverte d’une six cent cinquante sixième sonate de Scarlatti. J’ai rêvé à un temps révolu avec « La Mémoire des pieds-noirs » et moins rêvé avec « L’énigme algérienne » du diplomate Xavier Driencourt, ambassadeur à Alger, et me suis détendu avec les « Contes de la Bécasse » de Maupassant. Avant d’entamer l’ultime ouvrage de Dumas « Création et Rédemption » de plus de mille pages. En l’abordant comme il l’était de son temps, sous forme de feuilleton, l’ouvrage est tout à fait digeste. Encore un Rosset « sur la joie », sous forme d’entretiens et un dernier volume de Michel Onfray « Force au peuple » et le Kepel qui revient sur les évènements du 7 Octobre, « Le grand bouleversement ». La fin d’année ne manque pas non plus d’intérêt avec la lucidité amère de Philippe de Villiers et son « Mémoricide » sorti quasiment en même temps que le « Ce que je cherche » de Jordan Bardella. La rentrée littéraire accouche cette fois d’un livre rare, bien que ciselé à outrance, de Kamel Daoud, « Houris », sur la décennie amnésique de l’Algérie des islamistes. Vient ensuite le volume deux de F.O.G sur la V° République. Puis Max Gallo et l’Empire Romain, le volume traitant du martyr des chrétiens sous le règne de Commode et de son père Marc-Aurèle. Une monographie sur Pierre Boulez qui n’apprend rien après la biographie définitive de Christian Merlin. J’ai réessayé Elena Ferrante en toute fin d’année, son premier roman « L’amour harcelant », un véritable banc d’essai, bien moins convaincant que son chef d’œuvre de début d’année. Puis quelques traces détachées d’un probable plus gros travail de Renan, « L’art au Moyen Age ». Enfin, il y a quelques jours, je finissais à temps le « Spinoza » de Dos Santos, histoire de pouvoir en parler avec Bernard, le 26 de ce mois. Ma dernière lecture aura été un petit opuscule de Boualem Sansal, sorte de profil et de condensé de ce qu’il faut savoir de l’Algérie contemporaine, « Gouverner au nom d’Allah ».
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J’adopte depuis quelques temps le Kalyce, sur la place Rosetti. On est au pied de Sainte Réparate, il y a du passage et j’y rencontre parfois Geneviève la gavroche, quelques fois aussi Kamel ou Thomas.
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On prépare déjà quelques stratégies d’hébergement du côté des Pouilles en fin d’après-midi. Cette année s’en va sur la pointe des pieds comme elle était venue.
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