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NOUVELLE I

Monologue

C’est Jeanne, seule, sur scène. Elle sait, puisqu’elle a vu, on lui aurait raconté aussi…

-« On l’avait condamné à mort, on ne sait pas trop … peut-être, vraiment, que l’expression était un peu forte, simplement on n’en voulait plus entendre parler. Il y avait les témoins du fait, pas nombreux, mais autorisés ; les bourreaux. Il faut dire que le cas était d’autant plus intéressant, qu’il n’avait pas appris la souffrance, ni dans sa jeunesse, ni avant, ni après ; il était, on peut dire, privilégié par la vie ; ça ne devait donc poser que très peu de problème au bourreau principal, un peu comme une sorte de surprise qu’on aurait fait au condamné, une sorte de chance pour lui, finalement ; un mauvais moment à passer et puis voilà…

 

On avait, bien sûr, pesé les arguments qui pouvaient favoriser que le condamné reste en vie. On avait fait de même avec les arguments contraires. Comment la balance avait-elle finie par aller dans le sens de l’exécution, on en parle encore ! Pour plus de confort, disons, moral, ça arrangeait bien que le condamné soit déclaré condamné puisque de toute façon sa défense se réduisait à trois fois rien. D’ailleurs le talon d’Achille du condamné était, en effet, que sa défense tenait à trois fois rien, et que ça arrangeait bien des choses. D’ailleurs, ces condamnés ne laissaient jamais de noms dans l’humanité. On n’a jamais parlé d’un seul d’entre eux, comme on parle aujourd’hui de nos morts ordinaires, de grands morts, de ceux qui laissent leurs traces sur les places de village, les fusillés qui donnent le nom des rues et des boulevards, des poètes qu’on a reconnus, une fois mort, qui maintenant servent d’indication dans les allées des cimetières qui abritent des poètes morts, et qui dorment dans les mêmes allées . Il y a une logique, une organisation dans l’utilisation des morts. Même eux, ont une haute importance dans l’estime qu’on porte à notre mémoire. Ce sont des morts qui justifient. Dans un des monuments de Rome, pour parler de l’âme italienne, on a écrit au fronton d’un célèbre monument : peuple de marins, d’aventuriers, d’artistes, de conquérants, et pleins d’autres choses encore… Et pour faire une âme, pour qu’on la reconnaisse dans la pierre des monuments, il faut d’abord, comme quand on fait un bilan, pour que ce soit définitif, il faut attendre que ce soit bien froid, à tête reposée. Il faut qu’il y ait mort.

 

Mais là, le condamné ne pouvait échapper à la sentence, et n’irait évidemment pas dire son nom sur le marbre des monuments, ni non plus prétendre laisser une trace, même pour lui tout seul. C’est comme des maillons qui ne servent pas. Il a été décidé, certainement pour le bien de beaucoup, parce que dans toute chose se cache une nécessité, même celles qu’on ne verrait pas, que le condamné qui nous intéresse ne pouvait entraver la marche des vivants, et surtout des vivants qui vivent ; sans entraves.

Et pour cela, un grand progrès, qui prouve que le temps qui est le notre a fait un énorme bon vers l’avenir, c’est que le bourreau n’est plus masqué ; le bourreau possède une enseigne où on y prépare les condamnés. Ce n’est plus comme au temps des exécutions, avec le bourreau anonyme, comme si tout le monde vivait mal de s’en remettre à un vivant pour donner la mort. Le masque était encore la marque, et comme le symbole du doute, de la gêne, de la peur. Comme une pudeur quand on baisse les yeux ; le masque donne de la dignité au moment de donner la mort, ça respecte, c’est le fait qu’on ne sache plus trop qui a voulu qu’on donne la mort, ça rassure, ça humanise. Aujourd’hui nous n’avançons plus masqué.

 

Et puis, le condamné qui est le notre est un sans cœur. Les plus compétents affirment qu’il y a un stade où son insensibilité donne à réfléchir ; du moins, tout bien réfléchi, il n’y aurait aucun scrupule à se débarrasser de ces monstres d’insensibilités, qui plus est, de monstres n’ayant pas même trois fois rien de défense à présenter. Vous pensez, ces condamnés qui ne sauraient accéder à la souffrance, qui ne la manifeste pas, comme vous ou moi, plus encore, qui ne verraient peut-être rien à redire à ce qu’on les élimine. Des sortes de monstres, imperméables à la sensibilité qui est la notre. Insensible à notre souffrance, à notre dignité, peut-être même à notre avenir, selon l’effet papillon ou la loi des dominos. Pareils aux martyrs, ils avancent aveuglément, avec confiance, sur des chemins qui mènent aux douceurs de la vie à venir. C’est bien là que nous touchons à la question du scrupule. Tout compte fait, il n’y a pas à en avoir : insensibilité à notre endroit, défense réduite à trois fois rien, le scrupule serait un luxe que l’urgence d’un maintien organique de notre monde ne saurait envisager. Il est condamné. La loi prévoit, accompagne et penche souvent en faveur de cette condamnation.

La réclusion du condamné est d’abord tenue secrète ; puis quelques confidences sourdent, péniblement d’abord, puis bien plus franchement, une fois sûr que le destin du condamné ne fait plus aucun doute. Alors quelques initiés, dont le bourreau, savent que le temps est compté, que des mesures et des précautions seront prises, en évitant, autant que possible, des zones de hasard, des maladresses dans le déroulement des évènements qui ne manqueront pas d’arriver. Bien qu’ayant maintenant surmonté cette sourde voix intérieure qui laissait planer un doute quant à la décision de rendre la mort, le temps est venu de tout mettre en œuvre pour que le condamné ne soit autre que cette chose condamnable, puisqu’ainsi l’a voulu un nombre d’intéressés au fonctionnement implacable des nécessités de notre monde.

L’enfermement, d’abord, d’où le condamné n’a aucune chance, même infime, de s’échapper. Plus que dans les geôles des détenus du commun, celui-ci est pris dans un espace sévèrement délimité, aux parois lisses, abruptes et enveloppantes, de toute part. Nulle lumière ni ouverture sur l’univers des vivants ; une simple poche d’abstraction. Un enclos où s’entend seul le sang qui tape sourdement aux tempes. Il y règne cet espace de sursis, que doivent ressentir les rats ou les bêtes acculées en fin de battue, lorsque leur sort se joue déjà entre d’autres mains.

 

Une affreuse lumière s’abat sur le condamné dès l’ouverture de la cloison. Lumière aveuglante et électrique, lumière d’un monde que le condamné ne semble pas reconnaître, tant les rais diffus s’engouffraient en masse brûlante, donnant une impression de première lumière du monde, ou comme après une très longue et béate inactivité, un brutal réveil à la virginité d’espaces hostiles et inconnus. Une matière sonore, lourde et métallique accompagne l’entrée de ce jour blême et violent, comme un crissement long et aigu, un froissement intrusif tel que les rayons lumineux semblent tordre toute matière à mesure de leur pénétration dans la cellule.

Alors, le bourreau broie une partie du corps du condamné.

On a passé directement au supplice dans le lieu même de l’enfermement. C’est prévu par l’organisation de ceux qui règlent les intérêts du monde dans ses diverses subdivisions. Ceux qui décident avec tranchant. Ce n’est pas une condamnation habituelle, comme avec le tribunal, les parties qui s’affrontent, les interminables séances d’accusation, et la défense qui peut encore sauver ce qui peut être sauvé. Ici, la condamnation a été scrupuleusement décidée en amont de torts éventuellement avérés, avec une défense de trois fois rien, et un dossier si mince. Ici, il s’agit de supprimer une sorte de monstruosité reconnue comme telle. La présence du condamné n’a jamais même été rendue obligatoire lors de la reconnaissance de la monstruosité.

 

Alors une partie du corps du condamné s’est détachée.

Par l’effet de la surprise autant que par l’insensibilité du supplicié, le visage n’exprime rien sinon cette sorte de saisie vaguement douloureuse, plus proche du pressentiment d’une fin imminente de cet état qui ne peut être que passager, tant la violence est maintenant manifeste, que parce que le condamné n’a jamais traversé l’épreuve de la souffrance.

 

Le condamné a été reconnu comme relevant de la monstruosité avant même de connaître lui-même les affres de cette lumière irréelle évoquant un chaos sonore, qui maintenant le paralyse jusque dans ses chairs, et lui sectionne une partie de lui-même. Par un mouvement d’instinct, alors même qu’il ne connaît la raison d’un tel déchaînement de lumière, de plus en plus brûlante, aveuglante, le supplicié cherche un angle de survie.

Et c’est une partie du visage méconnaissable.

Le condamné sent comme un souffle hostile, celui du bourreau. Alors, pour la première fois, cet univers clos devient un lieu de mort. Et le condamné comprend qu’il lui faut sortir, comme dans Pélléas et Mélisande : « sentez-vous l’odeur de mort qui monte »…qu’il lui faut aller vers la mer.

 

L’expression de celui qui va mourir, à ce moment, si elle pouvait se décrire, serait celle de l’homme qui serait passé directement de la monstrueuse insensibilité et l’absence de souffrance de celui qui ne sait que respirer, se mouvoir, faire usage de tout ce qui constitue les ramifications profondes de la vie, à la conscience diffuse mais brutale qu’il en arrive au terme.

 

Déjà, la lumière féroce, et la stridence dans le suraigu des couperets du bourreau. Le sang qui se mêle à la lumière, est un sang de mort.

Aller à la mer, au grand large. Mais le souffle manque. Et le condamné voudrait connaître les rivages. Aller à la mer profonde…

 

Alors dans la grande panique d’angoisse et le désespoir blanc des intraitables parois, à la grande surprise du premier bourreau, on peut lire sur le visage lisse du condamné une lumière d’humanité. Le condamné, dans une torsion de tout le visage tranché par le fer, semblant contenir toute la détresse de l’humanité depuis la nuit des temps, fit entendre une horrible volute ascendante de son inarticulé et percussive, le cri de l’Ange Bleu…

« …….réveille –toi

 

Ça y est, c’est fini, on a aidé le fœtus à passer… »

……………………..

Jeanne montre sur scène une pancarte écrite rouge sur blanc :

« MORT A DONNER PAR PRESCRIPTION »

L’oubli gagna…

 

 











NOUVELLE II

 

Dumontet était une sorte de Tartarin. Grand parleur et buveur de Château Margaux à ses heures. Frustré par une profession qui n’avait jamais mis en valeur ses appétits de connaissance et sa soif d’aventure, comme beaucoup de ces petits hommes solitaires, bien que très sociables, il vivait depuis toujours avec sa sœur. L’amour des voyages l’avait appelé de longues années avant le début de ce récit. Il se trouvait en ce temps-là dans une contrée difficilement situable, hors de la sphère d’influence inca, au plus profond de ces forêts où l’humain a une part toute relative en regard de ces immensités végétales qui vous pénètrent jusqu’à ce que vous sembliez vous fondre en elles.

 

La sensibilité de notre voyageur était proche de celle de Roderick Usher ; maladive en tout ce qui touchait les choses de l’esprit ; vivant comme le vieux châtelain, avec une sœur qui était tout à la fois sa seule famille et sa confidente depuis si longtemps, que le seul frôlement contrariant d’une corde de sa harpe mentale pouvait occasionner des désordres importants dans son âme. Ainsi, un soir qu’il avait déjà sacrifié abondamment à son vin de Margaux, il brisât le dernier flacon d’une grande contenance, équivalent de ces immenses bouteilles de Champagne qu’on sert pour les grandes occasions. Il passa une partie de la nuit à récupérer les débris épars de tout le contenant réduit en morceaux, traquant le verre jusqu’au fond des plis du parquet, épongeant le liquide noir qui filait comme conduit par de larges veines invisibles qui mènent vers les espaces sans freins de toute la chambre, comme un courant dont la force ne reconnait plus aucune limite, un tsunami de Château Margaux se répandant dans le lieu le plus saint, le plus intime de Dumontet et de sa sœur. La nuit suffit à peine pour réduire les traces de cette catastrophe domestique.

Au fond du lit, les yeux rivés au plafond, le cœur tout à la fois battant plus fort qu’à l’accoutumé et plus encore chagriné par la perte du vin que par ces espaces entachés de marques indélébiles sur les sols et une grande partie des murs. Plusieurs nuit durant, il eut du mal à s’endormir, dans ce même état mêlé de remords et de regrets confondus, comme enivré par la forte émanation, prégnante, du caractère du Margaux, comme une immense tache diffuse dans son esprit fébrile.

 

Dans l’immense forêt de cette aire géographique mésoaméricaine, peut-être était-ce plus au sud, vers la zone équatoriale de Colombie, Dumontet, comme tous ceux qui voyagent, était en quête d’un supplément de lui-même. La décision de venir dans cette partie du monde, qu’il ignorait encore, devint irrésistible. La saison des pluies, seule, pouvait rendre regrettable de partir à ce moment de l’année ; l’opportunité d’accompagner deux Français ayant déjà l’expérience de ces inquiétants et dévorants espaces eut raison des dernières hésitations de Dumontet.

 

Cela faisait plusieurs jours que nos explorateurs se trouvaient sur le territoire vierge de ces contrées gigantesques. Notre aventurier était heureux de s’être joint à ces voyageurs expérimentés, mais son idée était d’aller à la rencontre des légendaires indiens Warakiris, groupés en tribus, dont Dumontet avait aperçu des photos jaunies, prises durant une exploration du britannique Wesley Al Johnson dans les années 1902-1903. On les disait cruels, sauvages et n’ayant jamais rencontré de blancs, ni même su s’entendre avec les hommes de tribus du même espace géographique. Des indiens qui attiraient l’intérêt des scientifiques et des sociologues, mais que tout le monde redoutait de par l’immense difficulté de les approcher sans se donner une stratégie de repli en cas de danger. D’où la réelle ignorance que nous avions jusqu’à aujourd’hui des habitudes et des véritables intentions des hommes de cette forêt qui inspiraient plus de crainte et de méfiance, comme c’est souvent le cas, lorsqu’on n’en mesure pas la mentalité dans ses profondeurs.

Les trois français naviguaient sur leur pirogue, longeant d’énormes blocs de végétations, aux feuillages drus, aux branchages hostiles comme des contorsions de serpents larges comme des cuisses, et démesurément longues.

 

Ils accostèrent sur une berge. La clairière, en lisière des masses touffues, laissait la possibilité d’installer un camp de départ pour l’exploration. Très vite, Dumontet sentit le besoin de s’installer à la proue de l’aventure, au cœur des choses de l’inconnu. Il n’avait pas le sens de l’analyse des lieux, l’approche de la science des humains ; son objectif était d’embrasser cette large part de nature qui s’étalait là, avec ses gigantesques écrans de masses vertes, ses hululements d’oiseaux qui faisaient déjà frissonner alors que le jour n’avait pas encore fléchi.

Plusieurs jours passèrent, que les naturalistes mettaient à résoudre des problèmes de végétaux, d’espèces rares qu’ils enregistraient, qu’ils nomenclaturaient parmi les myriades de trouvailles de cette flore incomparable. Les nuits étaient affreusement désorientantes, dans ce maigre espace aménagé. Les couinements d’oiseaux dont on n’imaginait ni la forme ni la taille ; tout au plus, on en imaginait la proximité, à proportion des cris plus ou moins paralysants de certaines espèces. On aurait cru, si un attentif chasseur de sons avait accompagné l’équipée, pouvoir enregistrer un univers glacé qu’aucune oreille n’avait jamais saisie, un catalogue de sonorités vivantes, comme on aurait pu en entendre avant la présence des humains sur la terre ; un catalogue aussi précieux que l’anthologique analyse et travail de collecte de plantes que faisaient nos explorateurs. Dumontet n’aimait pas cette première nuit, confiné dans un état de semi veille, avec la nécessité de lâcher complètement son sommeil afin d’avoir l’éveil suffisant dès le lever du jour.

 

Au troisième jour, Dumontet sentit qu’il était temps de prendre l’assurance nécessaire, de s’enhardir. D’après ses estimations, il ne devait plus être bien loin de la zone d’habitation de Warakiris. Il avait longé les grands massifs, repéré les passages de bras de rivières qui venaient à se scinder en plusieurs cours sinueux et d’une turbulence dangereuse. Il avait noté la hauteur des plus hauts arbres, à la densité telle que la lumière semblait ne pas les traverser. Et puis des bruits ; cela commença par une impression qu’une présence habitait la forêt.

C’est là qu’il prit la décision de céder à cette curiosité d’approcher, même de loin, ces fameux indiens aux mœurs qu’on disait aussi archaïques qu’elles exerçaient une fascination certaine sur ceux qui tentaient de plonger dans la sphère étroite de ces tribus.

 

Là encore, des bruits ; la certitude qu’une sorte d’onde indéfinissable émanait tout près. Non pas ces cris glaçants, ces roucoulements feutrés, voire ces feulements auxquels finalement la solitude et l’imprégnation progressive au règne immense de ce végétal absolu vous apprivoise sensiblement, mais une prégnance, comme une ombre qui retient sa respiration.

Maintenant son enthousiasme était mêlé d’une certaine appréhension, se trouvant seul, sans ses compagnons de route, restés à d’autres occupations près du camp. Il s’enfonçait dans des chemins, encore assez larges, pour signifier qu’une piste possible mènerait vers cette onde diffuse, quasi animale qui semblait l’aimanter comme un appel.

 

Le bruit toujours ; celui de la vie profonde de la forêt, allant de la sensualité ondulante des rythmes du vent, agissant sur toutes les masses hostiles qui enveloppent et constituent le corps même de la forêt, à la mobilité tranchante et soudaine de la faune dont les secrets déplacements et agissements laissaient seule l’imagination deviner des rites, des codes et d’aveugles comportements pour notre raison, privée du savoir de cette vie animale aux multiples règnes.

Et puis la peur. Cette peur venue de la saturation des sons, où jamais la forêt ne distille même un simple souffle de silence. L’esprit est comme dans l’obligation de mesurer, d’enregistrer et d’évaluer la signification de ces sons. Une véritable anthologie frénétique d’un monde acousmatique. Et au milieu de cet état de tension ascendante, Dumontet crut s’approcher d’un halo de chaleur, d’une onde indéfinissable, comme si des séries de sons avaient soudain un certain ordre, une mathématique rythmique différente de ce chaos végétal en mouvement. Il s’enfonçait progressivement dans une travée plus resserrée à mesure qu’il quittait les chemins de repère.

 

Là, la nuit tomba, avec tout un fracas d’ombre, à la fois oblique, serrée, et en harmonie avec les retentissants cris de la nuit proche, dans cette lumière cruelle et crue, comme ces stridences qui déjouent avec la vitesse de l’éclair les certitudes que donne l’aigu avant les asphyxies du silence.

Dans les tempes de Dumontet, les Warakiris sonnaient leur danse de mort, de couleurs exaltées, se mêlant, tout en se dissociant par leur percussion répétitive, à cet enfer, où il sentit d’un coup que la sphère de ses certitudes vacillait, à même cette nuit qui envahissait.

La nuit, la peur. L’orage … d’abord progressif, puis dominant tout cet univers, il fracassa de longues minutes, que Dumontet sentit au plus profond de lui ce qu’un naufragé doit ressentir dans l’intensité du désarroi. L’assurance de la mort prochaine, les affres de cette solitude qui n’aurait d’égale que celle de celui qui vient à naître, si toutefois il en gardait la conscience en entrant dans ce monde.

Il vacilla. Sans sommeil ; comme tétanisé par la fureur du monde qui entrait en lui. Des images des Warakiris lui venaient, plus oppressantes dans sa fièvre, des danses de rites de réducteurs de têtes, des chants dont il ne savait plus si ils étaient le fruit de ces masses naturelles incontrôlées ou de cette onde ordonnée qui semblait tout près, derrière un mince rideau qui le séparait de la fureur humaine. Au matin, la forêt rendit tout le volume de pluie, de parfums fauves, qui descendaient presqu’avec douceur sur le visage de Dumontet. Lentement, il reprit le chemin qui n’en était plus un, si étroit qu’il ne pouvait évoluer avec aisance dans la densité de cette partie de forêt. Une peur nouvelle s’installa. Lorsqu’il avançait, une longue trainée de sons aigus et continus semblait le suivre comme des yeux qui vous guettent. Il s’arrêta et retint son souffle. La trainée des sons également, comme si cette ombre abstraite emboitait le pas de Dumontet à distance. Reprenant le cours de sa marche le sillage sonore reprenait aussi ténu que les pas de Dumontet. En arrêtant à nouveau sa marche, il n’entendait que le profond halètement de son impuissance, mais les sons se taisaient. Ceux –ci ne semblaient préoccupés que par le tracé que faisait Dumontet et qu’il était devenu la tête de proue d’une horde d’esprits qui épousait le chemin, restant strictement dans son sillage. Durant un temps qui lui parut interminable, se retournant, s’arrêtant, l’alternance des sons continus et le silence, selon qu’il marchait ou qu’il faisait halte, continua. Les esprits intérieurs de la forêt étaient sur les pas de notre homme. Une véritable jungle acousmatique allait au rythme qu’il adoptait, en son stridents, continus, quasi zébrés. Dès qu’il arrêtait son pas, seule la vie vertigineuse, à laquelle il commençait à s’accoutumer, se faisait entendre.

 

Alors la lumière se fit plus intense, on approchait d’une clairière au vert intense, mais plus dégagée que ces sentiers asphyxiant rencontrés depuis la nuit.

Ayant ôté son kway, Dumontet respira d’une large brassée l’air saturé de végétal, gorgée d’humidité venimeuse. Il avait repris lentement le cours de sa marche ruisselante, dans la clairière enfin dégagée, et dans un soulagement mêlé d’incrédulité, dans un quasi silence assourdissant, s’arrêtant parfois pour recevoir à chaque pas la confirmation de sa délivrance, il n’entendit plus les voix des esprits. Il savait qu’il ne les entendrait plus.

Le frottement continu du tissu, et les crissements aigus tout en glissandi du kway sur les feuillages et les branchages à l’épaisse densité, ne se firent tout simplement plus entendre dans la sphère auriculaire de Dumontet. Les démons s’étaient tus. Il regagna sans trop de mal le rivage de ses semblables et de Château Margaux.

 











NOUVELLE III

 

Dans l’univers des bistrots, on ne connait des gens que leur prénom. J’entends par-là le prénom des habitués, des piliers qui se retrouvent tous les jours, ou le plus souvent possible, dans cet univers.

Seul Barbarin porte son nom, sans qu’aucune règle n’ai été décidé par les familiers du lieu, mais comme par instinct, on l’appelle Barbarin plutôt que Jacques ; il faut dire, dans la tourmente de toutes ces appellations, que je l’appelle Camier, en référence à Beckett, et qu’il me répond « comment vas-tu Camier ? », ce qui fait qu’on a la double chance, comme les Dupont, d’entendre parler, lui de moi, et moi de lui, sans qu’on sache parfois de qui l’on parle. Un privilège. Ce qui fait que son nom est comme un surnom. Barbarin le porte comme une décoration, une désignation contrôlée par les amis du bistrot, une appellation du dedans, voire une signature. Une griffe du samedi matin. C’est le moment où les jeux de maux crépitent comme un relâchement, une récréation après une semaine d’absence laborieuse.

Voilà. Parmi les arcanes des désignations des noms et prénoms, il y a cette logique affectueuse qui fait, que bien que souterrain, chacun sait le degré d’affection, d’intimité ou de respect que le tissage des relations a su dresser dans ces univers de bars.

Jonathan, lui, ne s’est appelé Jonathan que lorsqu’on a découvert qu’il se prénommait ainsi. C’est Eugénie qui l’a su avant les autres. Lui, aurait pu ne pas avoir de prénom, parce qu’en fait, on ne lui a jamais parlé. Il ne parle à personne, il lit. Tous les jours, plusieurs livres posés sur la table, il s’installe face à la Place du Palais, où le spectacle des femmes fleurs, des robes qui volent au vent,  (par ces mystérieux couloirs où le vent a des caprices que nous ne saurions comprendre), des avocats en robe, mais le plus souvent repliée sous le bras, pressés qu’ils sont de parcourir eux aussi leur bout de chemin sur ce forum, où toutes les rencontres, tous les aboutissants de la ruche des humains semblent se donner rendez-vous. Et Jonathan lit, un œil sur une page, bien qu’on sente parfois que son attention se portât plutôt sur ces robes au vent, sur ces hanches prisonnières ou libres, ondulantes ou nerveuses, suivant la nature des robes et des saisons, de l’audace ou de la retenue de ces merveilles éphémères qui se posent sur cette Place comme sur un podium de grand couturier.

En revanche, Jonathan, s’il a échappé de justesse à l’absence de prénom, est le seul à porter l’uniforme. Du moins, on ne saurait comment nommer cette sorte d’accoutrement, qui tient du costume de pompier, en soie, ou d’autre matière brillante qui en tient lieu, noir et rouge, avec des bandes latérales aux coutures du pantalon, d’un rouge qui tranche sur la sévérité du noir de l’ensemble, et pour finir, des chaussures à mi-chemin entre celles qui lui serviraient en randonnée, et celles que pourraient chausser un soldat d’un régiment des colonies. Un costume proche du zouave. Jonathan porte, comme pour confirmer son appartenance à un autre temps, ou à une intemporalité qui nous échappe, une paire de bacchante à la Goriot, qu’il teignait il y a quelques années, et qu’il laisse négligemment blanche, éparse, et d’un gris sale à certains endroits, depuis qu’il semble avoir survécu à une grave maladie. Il n’a pas d’âge, il semble avoir toujours été vieux. Depuis, il se coiffe d’un bob rouge enfoncé jusqu’au nez, en harmonie avec la misanthropie qui émane de la moindre de ses attitudes.

Nous lui avions accordé de justesse un prénom, bien que certains d’entre nous ne le connaissait  que comme l’homme en rouge et noir. Par contre, comme tous les hommes à uniforme, Jonathan avait une arme, cet appendice qui est comme le prolongement de l’habit de la corporation. Comme on ne savait de quel uniforme il s’agissait réellement, et comme il était le seul au monde à se vêtir avec cette symétrie de couleurs, de formes et de rectitude, cet uniforme, en fait,  étant unique, s’avérait être un anti-uniforme. Donc, n’étant pas pompier, l’arme n’était pas une lance à eau, n’étant pas officier ni flibustier, ni corsaire, quoique le brio et l’austère flamboyance de son habit eut pu y faire penser, il ne portait pas d’arme de poing, ni d’épée. Jonathan était armé d’un appareil photo. En bandoulière, lorsqu’il arrivait au Café de la Place du Palais. La lecture était quasiment le seul intérêt qu’il portât à l’animation des lieux, sauf quand l’instinct lui faisait poser intensément les yeux sur ces robes et ces chevelures qui parlaient la langue du désir, il devenait nécessaire qu’il eut une table en bout de terrasse afin d’avoir deux chaises. Pour les livres, et pour le Nikon. Sa main noueuse et nerveuse parcourait les pages avec fièvre ; parfois un sourire se dessinait, indiquant l’isolement du lecteur malgré l’environnement sonore souvent envahissant. Sa main rythmait parfois comme une battue de chef  un paragraphe qu’il semblait souligner mentalement jusqu’à ce qu’on eut pu nous même prendre visuellement part à l’intérêt du passage en question.

Il lisait  des heures entières. Probablement à un rythme peu soutenu, l’animation des lieux inclinant souvent à apprécier en connaisseur le mouvement des robes, les reflets à contre jour des chevelures, mais la nécessité d’être présent à heures fixes semblait, comme l’éternel café /pot d’eau chaude, qui finissait glacé, la condition de ces lectures de plein air. Il lisait, jusqu’à ce moment récréatif qu’il s’octroyait lorsqu’il saisissait le Nikon.

Dans toute école de photographie, ou tout simplement par expérience, on apprend bien vite que l’œil du photographe doit tourner autour du sujet, se déplacer de quelque manière que se soit, en reptation, en contorsion, pour trouver l’angle de vue le plus satisfaisant. Jonathan, lui, restait assis, rivé à sa table de lecture. Contrairement à ce que Leibniz nous enseigne dans sa vision la meilleure du monde, à savoir que chaque point de vue sur les réalités est dépendant  de l’angle sous lequel nous percevons le réel, Jonathan opérait d’une vision pré- galiléenne. Restant au centre de son univers de lectures, il attendait que le monde, et ses multiples soleils vinssent  à lui.  Il dégainait le Nikon, visait une chevelure, une hanche offerte, une rêveuse alanguie à distance, sans jamais aller vers l’objet même de sa capture d’image. Parfois, on pouvait le surprendre saisissant un pan de mur du Palais, un objet inanimé. Et toujours assis.

Alors, j’eus la curiosité de comprendre la nature  de cette frénésie avec laquelle notre bonhomme déclenchait sur les chevelures, les nuques et autres scènes en mouvements ou statiques de cette Place du Palais, univers grouillant pour qui sait regarder le théâtre vivant des humains,  dans ses formes éphémères et ses couleurs saturées de lumière unique sous notre latitude. Et nous en rions encore, Barbarin et moi.

Un matin de plein soleil, où les plus extraordinaires créatures défilent avec une densité accrue, après l’orage qui précède, je compris que l’œil aiguisé de notre homme se fut affolé.  Je le suivais du regard, entre le moment où une inspiration lui faisait prendre l’appareil et le moment où il déclenchait. Ce va et vient allait de la crispation du regard du photographe aux modèles féminins, pour l’essentiel, dont il volait ainsi l’image offerte, et je comptais le nombre de clichés successifs. Trente trois, trente six ; trente sept…

Il devint, dès lors certain, que notre Jonathan ne faisait que déclencher dans le vide, d’hypothétiques  photos de femmes dont il ne verrait jamais, ni le visage, ni la chevelure, ni le suggéré du mouvement de hanche, pas plus que le port de nuque aussi beau que celui du cygne.

L’appareil de Jonathan étant d’un modèle ancien, bien éloigné des numériques d’aujourd’hui, il était impossible qu’il déclenchât plus de quarante clichés sans recharger, les films argentiques ne dépassant les trente six poses. La chambre noire de son appareil était désespérément vide.

L’homme à l’uniforme, le pompier sans échelle, sans lance à eau, sans épée   Jonathan vivait dans ses livres, soldat sans munition.











NOUVELLE IV

 

Déjà, dès l’ouverture de la porte, ça sentait le papier mort, les livres ensevelis. Henri avait accepté de prêter l’appartement de Misou, sa sœur; sa sœur défunte depuis presque deux ans. Rien n’avait respiré depuis sa disparition ; l’odeur des tapis froids, à la poussière âcre, les meubles sombres et les étoffes percluses d’ombres, les tentures murales figées. Les fenêtres fermées, au nombre de sept ou huit, quoique distribuées miraculeusement dans un axe d’Est en Ouest, ne demandant qu’à s’abstraire d’une vaine intimité d’abandon, au caprice des vents traversant, pouvaient seules soulager vigoureusement, la nuit, cet appartement de toute la chape de renfermement et d’air vicié depuis que Misou avait connu la maladie.

Après avoir connu K, vers la fin Mars, ma relation avec elle prit une tournure très intime, avec des échanges de courriels incessants, et la sève du printemps d’un tourbillon de couleurs et de fantaisie de l’intimité la plus aigüe dans les dédales de la vieille ville.

Mais soudainement repartie à Sisteron, où sa domiciliation, dépendante d’un organisme de Sécurité Sociale, lui imposait de revenir momentanément, nous nous promîmes de nous revoir très vite. Ce fût fait le 15 Mai, où K avait loué un meublé dans une rue sans charme et sans ombre, dans un immeuble ancien, dévalué par le temps et par les locataires nouvellement attirés par la proximité des activités grouillantes et centralisées autour de la gare ferroviaire. L’immeuble se nommait emphatiquement Palais Phidias, comme certaines barres de  banlieues parisiennes se nomment Léonard de Vinci ou Michel-Ange… C’est un paradoxe de constater le grand écart existant souvent entre l’habitat destiné à des locataires déclassés et aux revenus modestes, entrainant ainsi ces médiocres perspectives architecturales et de misères urbaines, et le choix des promoteurs immobiliers de les nommer, comme pour leur donner une aura qu’elles ne sauraient avoir, des prestiges de noms dont parfois les habitants du cru ne sauraient dire qui ils sont.

Ce premier séjour fut rayonnant. K et moi défiions les lois de l’ombre. Chaque cache, chaque niche de la vieille ville, dans ses tortueux méandres de cages d’escaliers, étaient un défi, par la proximité des passants à peine exclu de notre espace, aux plus insolites des sensualités.

Mais ce fut en  Juin que je me décidais, par une de ces intuitions folles qui  traversent l’esprit, au moment même où on les suppose irréalisables, de demander à Henri les clés de l’appartement de Misou resté inoccupé depuis longtemps. Notre vieille amitié, de quelque quarante année, jamais désavouée, était la raison suffisante de mon enhardissement soudain.

L’été devait donc nous recevoir dans le havre de discrétion de l’immeuble le Jean Bart, au quatrième étage, avec une vue sur l’Est extrême de la ville, où la nuit, depuis le balconnet, les guirlandes de lumière, jalonnant le tracé routier de la Basse Corniche longeant une rive montante du port, donnait l’illusion d’un paquebot éclairé prêt à s’extraire réellement du port ; la ressemblance, avec certaines images oniriques de E La Nave Va de Fellini, est troublante. C’est dans ce nid d’intimité que K et moi prenions possession d’un lieu que l’on voulait serein, s’ajoutant à nos jeux d’amours insolents par les champs et par les ombres des rues, durant une partie importante de cet été.

On ne peut concevoir de sanctuaire sans son gardien du temple. Dans le cas qui nous occupe, ce dernier défenseur de l’espace sacré se trouvait être Ma Nini, la sœur de Misou. Et elle logeait dans l’appartement contigu sur le palier même, les deux portes d’entrée, côte à côte, faisant face au long couloir menant aux appartements, comme situés en fin de parcours, en cul de sac. Ce qui fait que Ma Nini n’était séparée de nous que par la mince cloison bordant ces deux lieux  jumeaux.

Un matin que j’apportais neuf roses rouges j’appris que les roses d’amour ne s’offrent jamais que par l’impair, Ma Nini, pour une raison qui m’échappe aujourd’hui, fit intrusion, comme signifiant qu’elle avait toujours un droit de regard, surtout les premiers jours, prétextant distribuer quelques consignes ou conseils d’utilisations ménagères, fit remarquer que les roses blanches, quoiqu’aujourd’hui flétries et figées au point qu’elles avaient échappées à notre attention, et remplacées par les rouges, ces roses du jour de l’enterrement, avaient été déplacées dans un autre vase, sur une commode annexe, et non plus sur la table ronde dans le vase bleu, triomphant, au centre du salon. Heureusement, K, sans savoir que ces fleurs étaient comme une caresse permanente en offrande vers la défunte, n’avait malgré tout pas jugé utile de les jeter, bien qu’elles fussent déjà comme cristallisées, rendant tout leur lot de désolation depuis bien longtemps.

L’odeur des livres est une odeur qui, généralement, grise d’une griserie légère, que connaissent bien ceux qui les accumulent et qui les aiment. Ici, par un curieux parallélisme, l’odeur et l’accumulation invraisemblable de par le nombre, pour un espace qui en accusait plus encore l’aspect écrasant dans leur disproportion, semblaient avoir suivi l’évolution maladive de leur lectrice solitaire. Le papier, souvent de qualité médiocre, s’agissant en grand nombre d’éditions de poche et d’ouvrages brochés et fragiles, vieillissant à l’inverse des livres gagnant en patine, ou comme les grands crus, par une alchimie propre à certains miracles de la nature, gagnant en finesse avec le temps. Cet immense volume d’ouvrages, accumulés vraisemblablement depuis l’enfance et l’adolescence, paraissait porter les stigmates même de cette adolescence évanouie, reléguée non pas dans des oubliettes, mais là, dans la permanence de leur présence. K et moi, durant les quelques moments que nous nous accordions à calmer les ardeurs de certains après-midi suffocants, parcourions du regard, parfois laissions glisser un ouvrage d’un auteur connu, un titre d’œuvre oublié depuis longtemps…

Le gardien des lieux se devait, comme il est de coutume en Corse, de rejoindre son frère Henri à  Bastia, pour la deuxième quinzaine du mois d’Août. C’est quand j’appris que l’appartement se devait de retrouver sa quiétude et sa morne solitude avant le départ de Ma Nini, que je compris à quel point l’urgence de substituer un nouveau refuge à celui-ci, se fit jour cruellement.

Il devint difficile de convaincre Henri de laisser encore un peu de temps. Ses foudres téléphoniques laissaient supposer qu’il y avait chez lui comme une vague de panique, et qu’au fond, il s’en voulait d’avoir, de façon désinvolte, accepté si facilement que l’on pénétrât dans la chambre de celle qui y avait souffert, et qui s’était, durant des années, préservée, dans l’ extrême repli de ceux qui avance l’heure du renoncement, des atteintes du temps, afin de mieux se prémunir des faiblesses possibles d’un engagement affectif. J’obtins qu’il nous accordât un délai de quelques jours, peut-être une dizaine. Le couperet de notre contrat moral se devait, implicitement, de tomber au plus tard, la veille du départ de Ma Nini.

Les neuf roses rouges déclinaient. Imprégnées de l’atmosphère rance et confinée durant le jour, respirant du large souffle marin dès la nuit tombée, elles prenaient, elles aussi, la forme et la couleur de la résignation que chaque objet prenait comme s’incrustant dans une fatalité de vieillissement prématuré. La masse informelle des livres mêlait, dans le chaos installé progressivement depuis toujours, des ouvrages aussi disparates que des guides de randonnées en Corse, des ouvrages sur la Toscane, comme un signe d’un héritage familial lointain, des images innombrables sur une Venise idéale, mais jamais visitée. Puis, les grands classiques, dont Stendhal, dans une logique de la sensibilité toute italienne que pouvait constituer ce fil conducteur à cette quête de savoir et de beauté si peu approchés durant l’existence réelle de ceux qui ne vivent que par le truchement de l’art et de la lecture. Carpaccio nous ramenait à Venise. Raphaël Sanzio à Rome. Les collections de poche trahissaient leur âge, autant par le vieillissement et l’affadissement que par les auteurs qu’on ne lit que dans le début de l’adolescence, qui sont les classiques désuets d’une littérature qui se renouvelle de génération en génération, recouvrant de poussière notre adolescence même. Au hasard, Pearl Buck, Richard Wright et son Black Boy, André Maurois et ses Climats, Gilbert Cesbron et ses Chien Perdus sans Colliers…

 Misou reflétait, au travers de cette bibliothèque, toute la génération née après-guerre, jusque dans les premières de couverture illustrées de peintures ou de dessins, qui faisaient partie intégrante de la mémoire que nous avions des éditions où d’un seul coup d’œil on pouvait s’apercevoir que nous avions lu ces livres vers quinze ans. Mais on pouvait mesurer l’âge de la bibliothèque, comme en notant les couches successives des strates géologiques du temps, en approchant plus près des auteurs d’aujourd’hui en une imperceptible continuité. Jusqu’à Tahar Ben Jelloun, Philippe Toussaint, Michel Onfray, Julia Kristeva, tout un rayon scientifique, Lacan, et pêle-mêle, toutes les vulgarisations jusqu’aux secrets des plantes, des divinations, et les manuels sur les comportements humains. Puis toute cette littérature consolatrice, dans le cas de notre lectrice, sur le cancer.

K et moi, dans le magma bouillonnant de cette abondance livresque, vîmes, deux jours avant l’échéance qui tenaillait, que les livres et les fleurs, y compris les artificielles, étaient les deux dominantes d’ampleur, l’une spirituelle, relevant du domaine du sensible et du savoir, l’autre de la grâce éphémère et de la symbolique.

Dans l’urgence qu’Henri manifestait, il m’apparaissait  maintenant frappant que les nœuds profonds qui le liait à cet appartement, je dirais même cette maison familiale, puisque l’appartement où vivait aujourd’hui conjointement Ma Nini, fut auparavant celui des parents, ne se limitait pas à la seule demeure, mais qu’un lien invisible et plus sensible s’y tissait au-delà.

C’est maintenant la veille du départ ; je remettrai bientôt les clés à Henri. La maison est en ordre, aérée, dans le petit matin où on peut entendre les goélands et leurs mélismes courts, tranchants et gutturaux. Ils libèrent des derniers sommeils  la ville dans ces vapeurs timides encore, d’une journée d’été où je vois du petit balcon que le paquebot n’est plus là, que les lumières nocturnes se sont évanouies. Sur la commode, deux pétales de roses blanches se sont détachées, comme deux larmes. Les neufs roses rouges, la tête lourde et penchée en point d’interrogation, rentrent au plus sombre d’elles-mêmes, avec des nuances de grenat, d’écarlate et de ce doux secret qu’ont les roses d’inviter au silence des soupirs, et au pied du vase, comme substituant et s’appropriant le rouge au blanc ancien, le choéphore des lieux, avant de prendre le navire pour Bastia, a déposé un livre, au titre se détachant sur la blancheur de la nappe, dévoilant d’un voile léger, comme un murmure qu’Henri aurait pu souffler de loin

Ma sœur, mon épouse











NOUVELLE V


Il était venu on ne savait comment. Mais c’est venu un matin de tristesse. De gros nuages comme des pommes géantes, noircies d’impatience, arrivaient. Les bulbes d’orchidées naissaient, danseuses, de toute la grâce pourpre des naissances, avant les tragédies de l’eau. Les flamands, roses et blancs, flammes et oriflammes à la proue des voyages, connaissaient l’instinct des chemins.

Il était venu on ne sait comment.

Frappant aux portes, cognant la nuit. Il inspirait cette crainte qu’on ressent comme une brûlure de certitude, cette fatalité d’une nécessité.

Il venait en fait comme un invité qu’on s’attend à voir venir. Ce qu’on ne pouvait jamais évaluer c’était la force de sa main qui écrase, de sa poitrine de forge à la voix âcre, à laquelle on ne peut qu’accorder sa voix.

Ce matin-là, était-ce peut-être à la lisière de la nuit finissante, les nuages crevèrent la purulence des vieilles nausées du ciel.

Alors le monde prit cette couleur de la douleur qui respire, tapie dans le creux des failles comme autant de volutes s’extirpant d’immémoriales carcérations.

Il était venu.

Et le monde était une sorte de halètement large et violet, fait de houle dans la bigarrure du temps.

Quand je lui ai parlé de ce matin de poix noire, de ces voilures comme des draps de ciel qui étaient autant d’angoisse que chacun pouvait entendre le silence de ce rideau de jour qui montait, elle me dit :

“ -plus rien demain ne sera pareil”

Les quarante jours qui suivirent ce fut la pluie. Lourde, mortelle.

Des déracinements, des coeurs qui s’entrechoquaient, cassant l’écorce vive des certitudes, étaient venus s’abattre.

Il se vivait comme une apocalypse d’eau, là-même où le ciel n’en était pas habituellement prodigue.

“-Plus rien ne sera demain pareil”.

Il était là, comme un maître des désastres qui s’invitait, invisible et terriblement mouvant.

Durant ces quarante jours les habitants des bords de mer restaient aux aguets, les vagues léchant tous les littoraux du pays, avec une ampleur rarement rencontrée. Même les habitations qui se trouvaient très loin de la mer ne laissaient apparaître que des volets clos, un  mélange d’humidité, de sel et de sable brûlait la peau de ceux qui s’aventuraient plus que de raison dans ces engouffrements de vent hululant dès le soir tombé. Les nuits étaient sans étoiles, et la solitude des villages, si elle avait pu être perçue par un improbable promeneur, semblait faite de nuits repliées de mort et de fantômes.

Et maintenant la terre est prise de jaunisse; son manteau craquèle comme une peau de vieille fille. Après quarante jours, les cataractes du ciel ont saturé ce monde sans l’épuiser. Dans les méandres de la géologie, l’eau avait saisi les failles de sous terre, et pareille aux serpents, s’évanouissait aux tréfonds des veines accueillantes de celle-ci. La soudaineté du repli de ces gigantesques désordres contrastait avec le trop plein de leur bouillonnement. La peau des arbres présentait des cicatrices d’aridité, et les branches ouvraient leurs plaies sur le ciel comme de petites mains maladives et sans force, en une manière de calcination. Le lit des rivières, à l’assise grave dans leurs débits, pleins et réguliers, en une polyphonie large, trainait douloureusement un maigre filet aigu et argentin, un frisotis grêle se mêlant aux herbes, comme si un été prolongé avait assoiffé son cours. L’eau des cascades qui jaillissait en gerbes perdit rapidement de la voix, et pareil au lit des rivières, comme un corps mort qui tente désespérément de s’accrocher en glissant inexorablement dans sa chute, léchait la pierre, lentement, et presque en silence.

Le monde était aujourd’hui une pellicule fragile. Ce qui finit de nous alarmer, ce furent les bulletins météo. Un commentaire particulièrement étonnant nous apprit qu’en peu de temps, peut-être deux ou trois hivers, les neiges du Kilimandjaro ont perdu leur blanc manteau. Et on pouvait voir sur les écrans, un méchant cône , tout noir, comme un radis de Silvacane, torturé et posé sur sa savane, avec les arbres à singes et la terre rabougrie, les buissons et les épineux maigres, ce qui donnaient un portrait de désolation de cette contrée de chasse , de paradis d’avant la venue des humains, où rien n’avait bougé d’un pouce, ni les éléphants,  ni les panthères, ni les vautours et les hippopotames, les flamands et les hérons, les nuées d’oiseaux à la fin du jour, et toute cette paix du paysage avec la montagne sereine posée  là depuis toujours, avec la coulée blanche de sa note aigue de neige inviolable. Au moins, pensa-t-on chez les météorologues, nous pourrons enfin retrouver l’homme qui dormait sous les neiges du Kilimandjaro. L’élan de curiosité passé, il fallut admettre que la forme des choses et les décors habituels subissaient une mutation aussi rapide qu’inattendue. Et pour les humains de ce temps là, une nuit de servitude.

 

Les sables semblaient gagner des territoires à l’intérieur des terres.  Et à d’autres endroits, les populations inquiètes se préoccupaient de mesurer les bandes de sables qui s’étendaient auparavant très loin vers l’horizon. Longtemps avant, les marées qui descendaient rendaient les formes humaines à l’état de fourmi, tant la mer s’éloignait, et laissait les hommes ramasser les crabes et les coquillages, les algues odorantes tapissant le fond des paniers. Les pêcheurs revenaient de très loin avec le parfum de la mer qui remue, comme si ses entrailles lâchaient le secret de l’origine de la vie, mêlée aux cris rauques et gutturaux des goélands.

Et puis, il avait bien fallu se rendre à l’évidence. Les hommes n’allaient plus vers ces horizons qui se perdaient avec le ciel, dans les gris de perle, mêlés du ciel et de la mer. Les nuages à l’horizon venaient presque buter les rivages dans des entrelacs de cotons lourds et torsadés, le lait des ciels pouvait se toucher du bout des doigts, et les landes sableuses s’amoindrire. La mer avançait en léchant toujours plus loin son glissando de marée montante.

Comme pour les évolutions sociales, certains voyaient là un signe de changement du monde, d’autres, un caprice de la nature avant le retour à la norme. 

« L’homme du Kilimandjaro sera demain un peu comme Lucy, un repère… »

…Et puis une fois, un oiseau a frappé un cri dans la nuit ; c’était le début de la norme, des millions d’années avant, balayant le mutisme et le silence nocturne. L’oiseau inventait le monde diurne, la cantate des volières s’en vint à déchirer la lisière du jour. La norme, au départ, est un acte scandaleux, révolutionnaire. Eve et le fruit défendu, il a suffi d’une première fois ; le péché, on ne s’en est pas dépétré depuis. L’invention du temps, pareil ;  il suit son cours, la trajectoire toute lisse sans qu’on s’en offusque aujourd’hui. Et la disparition des mammouths, le ventre plein de feuilles de bananier, quelque part vers la Sibérie, les dinosaures devenus mille fois plus petits, et mille fois plus agiles petits lézards…parce que la norme va aussi dans le sens des choses qui apparaissent, surgissantes, mais aussi de celles qu’on s’habitue à ne plus voir, de celles qui se volatilisent, le coup du bonneteau… La norme c’est la rupture initiale qui pénètre dans le cœur des choses, et qui s’installe, une fois passée la stupeur. Et la première mort humaine ? On a du attendre longtemps qu’elle s’extirpe du sommeil, on a du sacrémment secouer le bonhomme, on a cru tout d’abord à une blague, à un sommeil tenace et bien imité…

 

La nouveauté aujourd’hui, c’était ce Kilimandjaro tout noir, ces glaciers qui perdaient leur croûte, comme mus par une sorte de démangeaison estivale, avec un fracas théophanique épouvantable, du Xenakis sur les banquises bleues, les ours blancs un peu consternés de tant d’agitation, de dérives intempestives. Nous en venions à penser que décidémment, rien ne sera jamais plus comme avant.

Les météorologues encore, en venait à mesurer le débit de l’eau dans les rivières, les sables qui gagnaient à d’autres endroits, les champs devenus chauves. Les météorologues mesuraient, analysaient. Les nuages avaient perdu la densité de chou-fleur qu’on leur connaissait sur la toile uniforme de l’azur, la sérénité de leur masse compacte s’était comme éffilochée en un voile sans épaisseur, dilué dans le ciel, rendant flou et brumeux le disque solaire.

Il y avait non loin du rivage, à peu de lieues, mais aujourd’hui cela nous paraît bien loin, une sculpture de granit érigée par un solitaire. Elle émergeait au gré des marées, et disparaissait dans son rythme de va et vient, comme la ville de la légende d’Ys. Elle jouait , dans l’imagination des habitants, le rôle d’un phare imaginaire, une borne avant l’aventure des grands larges. Aujourd’hui, on ne la voit plus guère. Petite sirène sur son rocher, elle a rejoint les profondeurs.

 

Les flamands, roses et blancs, ne revenaient plus sur ces chemins de l’instinct, les routes avaient dévié, les camargues, comme la sirène, rejoindraient les eaux basses sur des milliers d’hectares, avec les orchidées, les espèces florales ancestrales, et les algues des lagunes, n’apparaîtraient que sur le miroir à peine ridé de la surface. Des maisons disparaîtraient sous les flots comme les villages du Verdon avaient cédé la place à une petite mer intérieure, fantômes. La cathédrale de Chartres se verrait bientôt, dans son nouveau pittoresque, sur des cartes postales à venir, entourée de ces flamands blancs et roses qui avaient dévié, de palmiers géants et de cocotiers qui s’accommodaient des températures ; on y proposait déjà des régimes de bananes aux lieux même où s’étendait à l’infini, l’immense mer des blés.

La nouvelle norme, le bouleversement de la nouvelle norme, indéfinissable encore, avançait.

Comme autrefois pour les lézards préhistoriques, le monde se métamorphosait, rendait ses anciens oripeaux. Nous mesurions la surface des mers, les météorologues n’en doutaient plus, les pluies, contenues dans les pommes grossies du ciel, déverseraient encore leurs nausées infinies.

Et l’on vit son visage.

Et sur tout son empire, de son trident luisant de mort, ses cheveux  de varechs et sa cuirasse d’écailles, lentement et monumental, il se dressait.











NOUVELLE VI

( NOCTURNE A L’ARCHE DE NOE )

 

C’est venu comme ça après la soixantaine comme un tic la peur de la mort ancrée depuis toujours la mort excessive à mon âge c’est devenu aussi et banal que le chien qui lève la patte pour la soulage une sorte d’instinct dont on ne fait plus même attention et que certaines bêtes sont déjà même plus mortes que leur maître qui me parle à l’heure où j’écris laquelle bête reste tout le temps qu’on boit aux pieds des tables des maîtres que nous sommes à boire elle non sinon dans une vasque quand on ne l’a pas oubliée quand on ne lui a pas écrasé la patte ou simplement marché dessus pour une douleur voire un enfer canin je n’ai jamais aimé les animaux les chiens surtout à cause qu’ils ne sont malgré ce qu’on en dit sur la même échelle et bien qu’on pense que leur fidélité absolue qu’on ne soupçonnerait chez aucune femme est la qualité évidemment recherché par leur maître je n’aime pas en parler je reste en silence quand Gribouille vient poser ses poils mouillés frétillants sur le bas du pantalon je fais des efforts à serrer les dents en manière de sourire chacun ses petits désespoirs c’est donc la peur de la mort qui est là que j’en parle de chiens comme quand on rencontre les vieilles qui promènent le leur et qui me salueraient si j’en avais un solitude c’est donc venu comme ça la solitude-esclave du chien la fidélité de l’animal comme je devenais fidèle à cette idée de ma fièvre de l’hypertension qui me mesure de la force de ces flux de petites cisailles de valvules ou de scarifications sculptées par les battements du cœur c’est d’autant plus venu comme ça petit à petit depuis le temps que ça gronde mes échographies sont dans l’obscurité si ce n’était le sourire du pathologue qui me rassure qui me parle de ceux qui combinent les diabètes et bien des soucis plus engagés que les miens la mort me vient donc comme une obscurité une espèce de nuages qui plombe dès que j’ouvre les volets pas tous les jours mais enfin comme enfin j’ai toujours eu foi en l’espace la respiration régulière des rythmes du temps le jaunâtre des champs de blé où parfois les corbeaux figent lentement (la vie aurait-elle un sens ?) ce n’était donc qu’une qualité de lumière qui défie les us la sensibilité la terre respirent les sillons qui cautérisent les yeux s’étaient fermés aux quintes supérieures vers le ciel vertical où la mort le revolver nous parlaient du noir ce noir de Soulages rimbaldien et auguste c’est revenu comme ça cette odeur de noir des nuits de paupières lourdes cette soixantaine hésitante à hisser les degrés mais quand tu ris je ris aussi disait Catherine Ringer c’est la mort qui t’a assassiné Marcia tu es en cendre en cendre rien qu’à toi douce et exquise Soulages rimbaldien zen zébré et japonais calligraphe je l’avais caressé du regard aux vitraux de Conques humbles et lumineux monacal noir vague et intempestif

Aujourd’hui le réveil a été le cauchemar de ne plus savoir que traverser les landes désertifiées d’une mémoire de tous les nocturnes comme un défilé chez Noë Ainsi la Nuit de Baudelaire qui hanta les nuits d’un quatuor à cordes de Dutilleux à l’âge où je suçais encore la vitalité des lendemains cette nuit là j’étais tombé en panne d’essence en un lieu obscur une forêt proche ayant perdu la droiture du chemin une faible lueur indiquait le poste d’essence un peu sur la gauche blafard sans personne jusqu’à l’ombre qui passa plus noire encore que la plus noire nuit qui me demanda de quel Gas il aurait été temps de me préoccuper qui insista me disant que nul ne franchisse ce seuil sans perdre toute illusion c’était ce vieux Charon heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage avec le mien qui menaçait de franchir plus loin la bande blanche séparant mon chemin de la nuit plus à main droite de la scène qui se déroulait sous mes yeux je quittai donc la lugubre enseigne cet îlot de minuit obsédé par l’idée de la bande blanche au-delà de laquelle la forêt engloutit je retournais dans un autre tableau de Edward Hopper après avoir cheminé loin longtemps rencontré des ligne à pointillés que je considérais comme une invite à la forêt je sus y résister trouva refuge au cœur noir de la nuit pour un autre îlot bien plus éclairé et non moins blafard en plan rapproché cette fois en face de moi plutôt en diagonale était un homme accoudé au zinc et une femme silencieuse qui semblait lointaine sous le chapeau à larges bords et une voilette qui ajoutait à la distance le barman silencieux aussi à cette heure où la fermeture paraît toujours imminente ne se souciait pourtant pas des naufragés la lumière des néons comme celle du bec de gaz à l’extérieur ajoutait aussi à figer le rythme improbable de la nuit à la rendre fluide comme un temps qui pourrait s’accélérer et déboucher sur un petit matin comme s’arrêter en forme de bobine de film qui aurait cassé mais quand tu ris je ris aussi  mais tu aim’ tellement la nuit  la petite musique provenait d’une source qu’on ne distinguait pas mais qui épousait le lieu que je ne sais si la chanson disait tu aimes tellement la nuit ou tu aimes tellement la vie les deux paraissant dans ces circonstances n’avoir aucune importance l’homme but à nouveau une sorte de gin se serrant plus encore près de la femme comme si ma présence devait impérativement lier plus les deux personnages contre une éventuelle avancée de l’intrus que je paraissais être nous ne dîmes un seul mot durant le temps de cette scène dans cet îlot paraissant nous même deux autres îlots et même trois bien que nous restâmes immobiles et que le troisième le barman en mouvement n’arrêtait de ranger les caisses de bières vides du jour et de la nuit maintenant très avancée puis il y eut un long cheminement toujours en lisière de la forêt quittant ce Nighthawks urbain de Hopper pour ces longues nuits obsessionnelles qui revenaient dans le paysage et la fatigue aidant c’est bien plus en arrière dans le temps que l’obscurité prit forme avec la même acuité la même composante de noir qu’aujourd’hui seules les maisons en bordure de route avaient maintenant des toits de chaume et depuis les chaumières une lumière humaine comme un lait de l’enfance irisait vers la route où je me trouvais c’était plutôt une nuit qui tombait douce et pleine des promesses des sommeils réparateurs après les travaux dans les champs les personnages qui revenaient d’un pas lourd dans le harassement comme sauvés et épargnés un jour de plus sur les landes du labeur se dirigeant vers le havre des maisons où la lumière faible mais chaude rendrait la nuit moins épaisse et les dérives de la chair promise un réconfort avant le sommeil et le jour prochain je me pris à marcher en un temps ralenti comme ce temps des temps où la vitesse ne tentait pas encore de braver et de défier la mort où la mort n’avait encore délimité les domaines de la forêt et ceux plus rassurants de l’autre côté des bandes blanches j’errais librement de cette liberté comme dans un espace où rien ne menait à rien dans une pénombre avec ou sans clair de lune mais des lumières aux fenêtres préludant à une plus grande attention n’étant pas balisé par les délimitations qu’avait gravement et sentencieusement indiquées Charon c’était ainsi que défilaient les extatiques nuits d’été sur la route les paysages de nuit paisibles de meules de foin de bergers et de clairières d’arbres séculaires de François Charles Cachoud le Corot de la Nuit savoyarde loin de mes rêves tristes et entêtants de rêveries et de douleurs il n’y en eut plus dans cette apesanteur qui vint d’une nuit transfigurée où le poème disait que l’enfant n’était pas de toi mais que je saurais te le confier et que tu saurais l’aimer au-delà de la nuit et de nos solitudes comme une rencontre dans le noir des nuits éternelles où nos corps de fantômes se pénétraient sans plus peser de leur douleur terrestre comme un amour qui ne saurait exister ayant besoin de l’opacité de la nuit bienfaitrice et discrète et sidérale cette désespérance n’ayant plus même de cri possible dans cette rencontre dans l’espace de Munch hors de l’angoisse dans la communion des êtres indissociables d’eux-mêmes comme les âmes déjà mûries d’un autre monde Ah dire ce qu’elle était  est chose dure cette forêt féroce et âpre et forte qui ranime la peur dans la pensée et loin de tout sentier égaré revint loin aussi du pur amour désintéressé l’angoisse primordiale qui n’a ni couleur ni persistance dans la forme et le contenu sinon comme l’est l’œil de Caïn une tache imprimée sur la conscience des jours et le temps qui les traverse d’où se dressent des cathédrales sous des ciels d’orage des cathédrales de prières sous les lambeaux du tourment que c’eut pu être sous ces cieux la nuit de la cathédrale d’Abbeville de Boudin les départs pour l’ailleurs des effets de nuit de Monet départ pour la cessation de l’angoisse pour l’ailleurs au-delà des quais immobiles de la peur de la maladie du temps la mer toujours recommencée

que ma quille éclate que j’aille à la mer

je m’éveillais ainsi de la confusion des nocturnes sur des rivages encore palpitants et tremblants de la conscience revenue à la veille qu’il me semblait qu’on aurait pu encore faire entrer d’autres nuits dans la maison de Noë du plus beau et du plus immaculé des noirs abstraits et immatériels de ceux qu’on ne peut que concevoir dans l’idée même et toujours vague d’un néant ensevelissant mais la ligne blanche reste la démarcation rationnelle hors de la forêt obscure et son palais de terreur le jour et la nuit l’un en haut l’autre en bas entre chien et loup en quelque sorte mais combien vide est ce ciel d’en haut alors que tant de lueurs de lumière dirais-je depuis le lampadaire sous les arbres peut-être des chênes dans la perfection du nocturne mais il ne s’agit pas du dégradé d’un crépuscule d’un fondu entre ces moments bien distincts de vingt quatre heures il y a bien un jour et une nuit pleins d’eux-mêmes d’un vide de ciel parce que peut-être on ne peut rien en attendre sinon ces pauvres nuages sur la pâleur du bleu d’un ciel auquel on ne croit déjà pas d’une fadeur évoquant les petits désespoirs de la foi contre la fascination du monde émergeant de la nuit propice de la nuit de lumière de celle crée par la main et l’ingénierie de l’homme qui masque la vie au seuil de l’entrée de la maison de la maison silencieuse d’où émane le désir d’en savoir plus il ne s’agit pas ici de la démarcation de la forêt d’avec la rassurante ligne blanche mais d’un seuil de désir et de vie pleine protégée derrière le mur de façade dans l’obscurité chaude qui n’en accentue que plus ce désir d’y pénétrer comme ces seuils qui invitent dans les maisons victoriennes de Londres ou de San Francisco Magritte propose l’invention d’un moment inexistant qui est le jour entier et la nuit entière dans une seule et même vision pourtant crédible d’une nuit qui n’est plus celle de la peur et de son corollaire mortel et d’un jour finalement désacralisé dans sa paradoxale et rare ouverture sur un ciel muet Quel est ce froid que l’on sent en toi Marcia ? C’est la mort qui t’a assassinée ce n’est pas l’Ecole du Cirque depuis longtemps Orphée a franchi le fleuve de l’oubli la forêt traversée au-delà de la blancheur de la ligne parti de la station service prévenu par Charon le Rempart il a été pris du vertige par l’éternité de quelque sarcophage le poète a chanté éperdument de cette voix au pouvoir de charmer d’ordonner les pierres dont les Rolling Stones serait méchamment le dernier avatar mortel puisque déjà croulant d’ériger de séduction l’architecture dans le labyrinthe d’Eurydice de faire se coucher et se lécher les pognes les lions comme courber les plus effroyables âmes de la mort à condition que la lumière ne fut jamais plus sur la face d’Eurydice avant l’aube de leur délivrance O ouï Monteverdi des buccins de ténèbres et d’anges noirs laqués de la lyrique nocturne auquel répondit bien plus tard dans le dernier délire syphilitique Robert Schumann dans ses Chants de l’Aube qui furent son dernier crépuscule avant le tourbillon et la plongée dans la douleur de la folie comme Nietzsche et Hugo Wolf poètes de nuit et puis prodigieusement dans cet embarquement de Noë je vois Pessoa je lui dis tout ne va pas trop pour toi rentre il fait froid la route indiquée est dangereuse sais tu je vais bientôt à Lisbonne j’espère voir un peu de ta nuit tu m’avais dit qu’elle avait des étoiles surtout en venant par la mer le Portugal est latin mais il n’est pas de la mare nostrum il va vers les grands larges il s’est perdu s’est fracassé aux récifs d’Amérique on lui tourne le dos quelle idiotie depuis il s’est aussi endormi endolori avec ses ânes ses femmes noircies ses vignes puis ensuite calfeutré jusque dans ces quartiers de pleureuses qui chantent les mèches au vent la douleur de la mort tu sais c’est partout pareil  comme les mélodies du monde qui souffle j’ai eu le mal d’en finir j’ai connu ces moments où sans espoir on entend la nuit parler des moines qui disaient les voleurs d’état seront toujours pires que ceux qui te prennent ton caleçon quand tu nages dans la rivière tu seras pendu eux seront brandissant des sentences contre toi  Pessoa  s’en fut comme une ombre qu’il a toujours voulu être je ne l’ai plus revu je sais qu’il a pensé franchir la ligne blanche je l’aime bien comme Manuel celui qui a dit que la Conquistà de Hernan Cortès n’était autre que la nouvelle et palpable Atlantidà celle qui repartagerait le monde en deux je me suis endormi dans la bataille de Guernica Picasso avait raison les chevaux ont toujours les mâchoires ouvertes de fureur et d’agonie  quand la douleur de la mort frappe aux naseaux c’est pareil chez les humains il a mis une lampe au dessus de la scène pour qu’on voit les faenas les contorsions des géométries de la mort il aimait les taureaux les règles de l’art le sang peut-être cet artiste savait mieux que personne les règles de Charon la ligne blanche la forêt il a dansé sur nous comme dirait Nougaro je sens bien que je prends trop de sucre c’est mortel pourtant je n’aime pas la sensation du sucre je suis comme beaucoup d’homme je suis plutôt salé on en meurt de tout ça le sel de la vie nous fait mourir je parle de ça parce que je découvre une artiste qui peint la nuit la nuit tout court enfin comme Cachoud le savoyard la nuit animée des humains qui n’en peuvent mais parce que la nuit est un symptôme je cherchais le mot un symptôme et les artistes écrivent la nuit et souvent il y a statistiquement aussi des chances si on peut dire de mourir la nuit moi la nuit je n’en connais que ce qu’on peut en voir derrière les vitres de la fenêtre de ma cuisine j’y vois St Paul de Vence comme un gros candélabre qui se verrait bien sur scène mais ce ne sont pas ces nuits que les petits bretons du côté de Crozon peuvent apercevoir parce que là ce sont les étoiles qui entrent en jeu et en Provence on a des étoiles aussi mais il faut quitter les villes et les lampadaires les tentations de Charon les stations d’essence prendre non pas la forêt d’après la bande blanche mais le champêtre le paradis perdu disparu depuis qu’on s’est égaré de la nuit la vraie lumière je revenais d’Amsterdam il y a deux ans j’ai aimé les tulipes celles qu’on appelle les prématurées parce qu’elles ne vivent que très peu venant avant la maturité des autres j’y ai vu dans son propre musée l’homme à l’oreille meurtrie le chapeau de paille sans soleil comme le jour des corbeaux qui aurait pu me dire voilà la nuit de Provence voilà la nuit étoilée celle que seuls les aveugles maintenant voient du dedans de leur nuit loin du monde de l’électricité ce monde de l’angoisse et de l’aveuglement là aussi il y a le ciel cette fois étoilé dans des boules de Noël tournant sur elles-mêmes d’une blancheur qui surpasse l’angoisse des cobalts de la nuit qui nous disent que nous tournons éternellement dans des boucles lumineuses où tous nos défunts nos proches et mêmes ceux que nous ignorions depuis la nuit des temps se montrent quand je garde mes mains sous ma nuque couché dans ces champs de rosées étoilés comme dans la promesse du Paradis au dernier vers déjà parrainé à l’entrée de l’Arche à la dernière lumière l’amour qui meut le soleil et les autres astres dans cette vision de la sphère étoilée c’est le ciel le haut du ciel qui embrase et la nuit réelle des humains qui s’ensevelit dans l’espace de la vie terrestre un peu à l’envers de ce que Magritte a vu

et puis voici la clarté

revenus des forêts des noirs torpeurs de cette ligne de démarcation d’avec les morts une petite bourgade portuaire du Japon une femme qui lorsqu’elle sent monter ce feu qui brûle dans le fond de son ventre comme une déesse marine fait porter par tous les canaux les murs les espaces de la maison son eau tiède par-delà les gouttières à pleine suée jusque sous le pont d’où les vieux pêcheurs s’assemblent secrètement parce que les poissons y sont plus abondants qu’ailleurs une sorte de pêche miraculeuse sous le pont rouge l’amant de la femme fréquemment sur le chalutier se voit souvent aveuglé par l’immense miroir que celle-ci dirige en sa direction signifiant le retour pour lui vers la maison à l’heure où s’installe pour elle la tyrannie du désir c’est de la pleine sève le ruissellement de la fertilité l’amour traversant dans toujours plus de contorsions l’oubli momentané de la forêt du crêpe des deuils pour un jour descendre dans une sorte de grotte un repli des entrailles de la terre et s’y enfouir où d’un même jet se confondent en une énergie mêlée la fontaine du désir la mer le geyser de la femme le Déluge











NOUVELLE VII


Ce matin il était inscrit sur le cadran lumineux du réveil matin de Lucas Trévise 6 heures 51.

Rendormi on ne sait combien de temps, il était toujours d’une inexplicable virtuosité dans la gestion du lever et n’avait jamais eu réellement la nécessité d’avoir recours à une sonnerie tant le transistor de ses cellules de survie devançait la mécanique biologique de la mise en phase du réveil avec la conscience de la journée à venir.

Comme à son habitude, il ne sacrifiait pas au petit déjeuner, un café noir suffisait à cet inquiet de nature dont le temps passé à tartiner était un temps perdu dans la discipline qu’il s’imposait avant le départ pour ses activités professionnelles.

Les embouteillages n’en finissaient pas ce matin là. La radio donna l’heure et Lucas Trévise fut étonné qu’il fut encore si tôt sur le chemin de  son entreprise. Il était maintenant sept heures vingt sept et Lucas pensait avoir déjà perdu une bonne demie heure sur les routes encombrées. Mais la nouvelle d’être bien dans les temps fut accueillie sans autre explication que d’avoir été particulièrement prompt à se mettre en marche ou à une quelconque mauvaise interprétation de la répartition de ses préparatifs qu’il exécutait souvent comme s’il eut été le fantôme de lui-même.

La circulation s’améliora et il fut rendu au pied du siège de l’entreprise avec seulement cinq minutes de retard sur le temps qu’il passait habituellement pour faire le trajet. Cette fois il eut réellement un doute sur l’heure de son départ de la maison. Cela lui rendit même un peu d’enthousiasme et il se surprit à sourire devant les multiples tâches qui l’attendait sans qu’il ait à perdre ce temps précieux qui n’était jamais de trop dans l’exercice de ses responsabilités.

La journée se déroula avec une telle concentration sur les activités du jour, qu’il lui parut avoir traversé celui-ci sans en sentir le poids des contraintes habituelles. 18 heures vingt. C’était bien assez pour aujourd’hui. De multiples problèmes furent réglés là où on s’attendait à des nœuds inextricables dans la marche des activités du jour. C’était souvent ainsi. On se fait une montagne devant des soucis de toutes sortes et c’est quand le pire serait à craindre que les solutions se présentent lorsqu’on ne les attend plus.

Le lendemain, il en fut tout autrement. Levé à peu près à la même heure, il vit certains de ses collègues qui le regardaient étonnés, lui qui était si ponctuel, de le voir arriver avec plus d’une heure de retard, sans que cela l’ait nullement contrarié plus que de raison.

C’est que Lucas Trévise n’avait pas eu conscience d’un tel écart de temps entre son départ et l’arrivée à son bureau. Les projets qu’il mit en œuvre ce jour là furent étonnement contrariés par toutes sortes de distorsions inhabituelles. Monter d’un étage à l’autre paraissait une torture tant le trajet semblait long, que son supérieur lui demanda s’il n’avait pas fait le tour des services avant de se rendre en urgence, comme il lui avait été demandé de le faire !

C’est après cet incident que Lucas Trévise émit quelques doutes sur sa capacité à envisager ce que l’horloge interne calcule inconsciemment dans les gestes et les activités les plus communes.

Ce soir là d’ailleurs, le plus grand trouble le saisit quand il s’aperçut qu’en cette saison ascendante, puisque nous étions déjà en Avril, il arriva chez lui à la nuit tombée. Sa montre avait pourtant indiqué qu’il n’avait passé que les quarante cinq minutes nécessaires à ce trajet quotidien. C’est avec une certaine angoisse qu’il comprit qu’à l’avenir il lui faudrait calculer et vérifier des fractions de temps là où habituellement la mécanique humaine s’accommode de ces écoulements temporels complètement intégrés à nos rythmes biologiques.

Le lendemain il fut convoqué d’urgence par le patron qui désirait le voir dès qu’il parut au sein de l’entreprise :

 

Voyez vous, hier nous avons toléré une heure de retard, ce à quoi vous ne nous aviez jamais habitué. Je veux bien admettre une exception pour un cadre de notre société jusqu’à ce jour exemplaire, mais maintenant vous voudrez bien m’expliquer la raison qui vous a fait arriver à quatorze heures passées !

 

 Lucas Trévise reçut cette réalité comme on cherche à se réveiller d’un cauchemar. Lui, si exemplaire.

Ce n’était pas un écart de cinq minutes, pas un escalier à monter qui semble une éternité, mais un écart d’une demie journée d’absence dans son rythme biologique. Sa montre avait pourtant encore bien indiqué à peu près cinquante minutes de temps effectif pour se rendre ici même.

Sur le moment Trévise ne trouva pas d’explication. Et d’ailleurs comment aurait-il pu en avoir devant une telle contradiction entre le temps passé à sa montre (donc un temps universellement admis pour tous) et les quelques heures de retard qu’on lui renvoyait à la figure.

De retour chez lui, le cauchemar atteint un point de rupture avec tout sens logique.

La nuit était maintenant très installée dans le périmètre de sa petite maison. On n’entendait plus un bruit, les voisins étaient rentrés depuis longtemps, certaines maisons avaient éteint leurs lumières, le silence assourdissait déjà les tempes de Trévise qui se demandait combien de temps durerait sa nuit de sommeil.

A son réveil c’était encore la nuit. Pourtant il lui semblait que le repos du temps de sommeil était celui qu’il connaissait tous les matins, réparateur.

Encore la voix de sa hiérarchie :

 

Monsieur Trévise, nous ne vous avons pas vue de la journée, il serait bon que nous ayons une explication. Si vous avez un quelconque problème d’ordre privé, nous pourrions le régler ou tenter de le régler ensembles. Vous nous aviez jusqu’à ce jour donné entière satisfaction. Vous comprendrez bien qu’une explication s’impose.

 

Il y eut un jour, il y eut une nuit. Peut-être plus. Lucas Trévise n’était plus sûr de rien. L’entrevue avec la hiérarchie avait eu lieu, mais durant l’entretien la hiérarchie ne pouvait tolérer qu’elle eut lieu, non pas le jour prévu, mais quatre jour après qu’il eut été convoqué !

Il fut décidé que Lucas devait décidément prendre du repos, du recul, qu’en qualité d’employé n’ayant jamais à faire parler de lui négativement, c’était le dernier recours qu’on pouvait lui offrir. La dernière chance en quelque sorte.

C’est dans l’extrême solitude qu’il finit de perdre ses derniers repères. Il n’ eut plus même la durée de ces trajets du matin pour évaluer où il pouvait bien en être avec ce qui devint pour lui l’anomalie majeure, la perte de la dimension qui fait que chaque homme sur terre connaît sa dimension dans l’infini insondable et mesure la valeur temporelle d’une existence sur terre.

La solitude. Le corollaire et la parallèle du temps. Trévise avait maintenant tout loisir, si on peux dire, de penser, de réfléchir à son rythme et à sa guise, à cette situation absurde qui le mènerait probablement à une forme de folie qui s’était installée sans prévenir.

Il rassembla tous les éléments du phénomène et admit qu’une constante ressortait de tous ces désordres : le temps ne l’avait peut-être pas oublié, mais alors que tout un chacun se dirige vers un futur inexorable en bon ordre de marche, à un rythme qui est celui d’un temps abstrait, identique pour chaque humain, Lucas Trévise s’en voyait en quelque sorte exclu. Les autres allaient dans une harmonie mystérieuse vers un point de fuite indiquant des lendemains et encore des lendemain à rythme régulier, quand Trévise semblait aller, et il dut se rendre à l’évidence, vers le passé. La connaissance des humains fait que le temps est une promesse qui chaque jour advient, Trévise allait en sens inverse. Comme si on avait rompu les amarres d’une barque mystérieuse dérivant loin, bien loin du rivage habituel. Et seul. Sans projet particulier, sans partager quoique ce fut avec autrui. Lorsqu’il était dans la société, les moindres efforts étaient en vue d’une perspective commune, d’un lendemain justifiant que des efforts humains fussent entrepris.

C’est un mur de panique qui s’empara de Lucas Trévise. Il s’enfonçait donc dans un temps qui ne l’avait effectivement pas retranché de sa dimension temporelle, mais vers un insondable mouvement d’avant en arrière d’une extrême cruauté.

Alors que le monde qui l’entourait allait construire le monde, à l’aveugle, il allait, lui, parcourir les confins du déjà vu, mais il serait peut-être le seul à avoir une « seconde chance ». Cette chance interdite que Héraclite décrit si bien disant que l’homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.

Le passé, une source de sagesse qui passe parfois sans qu’on ait eu le temps de la voir s’accomplir. L’autre folie des humain, c’est qu’on va vers des lendemains effleurant à peine le monde des possibles. Par manque de temps dit-on.

En creusant le temps, en allant vers l’inexorable lendemain on y laisse peut-être, par nécessité de choisir trop vite, la solution la meilleure, la plus sage, la plus belle.

Lucas Trévise était-il conscient qu’il lui était promis une possibilité de retoucher une action mauvaise comme un peintre a le loisir de corriger une erreur de perspective. Peut-être même de réinventer, de manière meilleure, le passé comme d’autres disent le faire avec l’avenir.

Malgré tout le temps passait pour Lucas comme dans un songe où les éléments du rêve se chevauchaient, parfois s’interpénétraient ou s’annulaient, se contredisaient. Ce qui manquait à Lucas était un repère, un conducteur de partition.

Lorsque fut passé le temps de sa mise au repos, il se dirigea vers l’entreprise qui l’employait avec un sentiment mêlé tout à la fois d’une certaine honte, d’une crainte d’avoir à revivre ces confusions et l’inquiétude de sentir le regard par trop interrogateur de ses collègues.

Il se rendit donc sur les lieux où il avait déjà passé quelques années en qualité d’ingénieur spécialisé dans les trajectoires d’orbites des engins spatiaux au départ de Guyane.

L’immense bâtiment où siégeait la société n’y était plus, ou bien Lucas s’était trompé d’adresse. Mais il reconnut bien pourtant les autres immeubles adjacents à celui qu’il cherchait maintenant avec l’appréhension que l’on imagine.

Quelqu’un devant le renseigner lui dit :

 

Vous devez être bien au courant, car peu de monde sait qu’on va construire dans ce terrain un bâtiment qui abritera un centre d’études spatiale d’ici un an ou deux.

 

Un jour Trévise eut une idée qui montrera à quelle vitesse pouvait bien aller le vaisseau mental qui le menait vers les insondables abîmes d’un passé qui le rapprochait inexorablement, sinon vers la connaissance du futur et probablement du sens à donner à la vie, mais vers l’origine des mondes qui n’en était pas moins un abîme et un gouffre qui allait vers qui sait, le Big Bang ?

Dans sa connaissance des évènements du passé il se risqua à voir comme on voit dans le cristal, les numéros d’un bingo de millions d’euros qui avait eu lieu peu de temps avant. Il les joua sachant quels étaient les bons numéros et se présenta dans la plus grande discrétion au guichet des récompenses.

 

Mais monsieur, ce sont les bons numéros en effet, mais il s’agit de ceux qui ont eu lieu l’année d’après. La plus grosse somme jamais gagnée. Vous pensez si je m’en souviens.

 

Même le passé échappait à quelque pouvoir que put prétendre avoir sur lui Lucas Trévise. Pareillement à ceux qui prétendait avoir prise sur le futur.

Il ne maîtrisait pas les évènements du passé, malgré les conséquences connues de celui-ci, comme ce bingo qu’il pensait pouvoir s’approprier à défaut de se sentir heureux dans son extrême solitude. Il savait que tel ou tel événement aurait telle ou telle conséquence, sauf qu’entre temps, une déchirure du tissu temporel s’évaporait comme de l’eau qu’on voudrait retenir entre ses mains.

 

Trévise était un milieu entre le passé et un déjà futur aboli.

 

Il restait donc un humain, mesure de toute chose. Et en sachant cela Trévise savait qu’il lui échapperait toujours cette part de temps qui fait la misère et la grandeur des humains. Même dans l’inversion qu’une anomalie chimique ou un accident étranger à nos connaissances l’ayant mené à la plus extrême des solitudes, il se trouvait peut-être à la pointe de l’essence de la condition des humains.

En miroir.

Que pouvait-il espérer ? Son futur se jetait dans un temps passé.

Les mystères ontologiques, les fins dernières se figeaient à contre courant.

Le problème de la mort se posa. Comment pouvait-on aller à l’envers de la finitude et mourir un jour ? La mort se nomme ainsi parce qu’on a mis un mot sur un mode d’achèvement d’un processus continu de la vie. Trévise se disait que s’il allait à rebours dans le temps, si le processus pouvait aller à son terme c’est vrai qu’il serait en approche du Big Bang.

Il se souvint alors d’un film qu’il dut voir dans les années cinquante, « l’Homme qui rétrécit » de Jack Arnold. A la suite d’un imperceptible passage d’un nuage radioactif, l’homme en question fut frappé d’un processus inéluctable de rétrécissement, d’abord lentement, puis jusqu’à devoir survivre contre les attaques les plus évidentes de la nature. Sa taille de plus en plus diminuée le mit aux prises aux plus insignifiants dangers d’ordinaire mais contre lesquels il était aux prises dans sa nouvelle et inattendue faiblesse. Jusqu’à disparaître et se fondre dans le plus inconnu des univers, sur le chemin dont Pascal affirmait qu’il y avait un infiniment grand et un non moins infiniment petit vers lequel l’homme rétréci continuait son chemin.

Ce que l’homme rétrécissant avait connu dans l’échelle de l’espace se distordant, Lucas le connaissait dans l’ordre du temps.

Lucas Trévise, en une vision apocalyptique, se vit maintenant proche des plus puissants télescopes qui verraient bientôt le moment de l’explosion initiale, tout comme Einstein ou Hawkins  et Tesla ont pu rêver de voir la face de Dieu. De lunettes astronomiques, il n’en avait pas besoin, son voyage le menait en accéléré vers l’origine des Temps, vers le geste initial d’où tout serait conçu.

Et il vit enfin la circularité du temps comme celui de l’espace qui dans leur rotondité ne conçoivent pas plus de futur que de passé mais un mur, toujours le même, à l’origine comme dans les au-delà, infiniment solide encore, empêchant de savoir, tant qu’il n’était pas donné de savoir, cet incommensurable mystère que connaissent seuls ceux qui ont franchi le pas.

Lucas Trévise serait encore vivant.

Tout aurait basculé pour lui un certain jour, à 6 heures 51.