Voyages, Carnet

Récits du carnet

PYRENEES

Fin juillet, début Août 2013

SAN REMO, VALDEBONA ET BORDIGHERA

21 Août 2013

PROVENCE  ( IGLOO ?)

Mars 2014

PROMENADE  A SAINT MAXIMIN ET A AIX-EN-PROVENCE

Octobre 2015

PROVENCE

1-3  Avril 2016

ROME

Septembre 2016

DROME PROVENCALE   VAUCLUSE

15 /17 octobre 2016

PARIS

12 /15 novembre 2016

DEMAIN AMSTERDAM

Avril 2017

AMSTERDAM

6/10 avril 2017

PROVENCE

9/11 juin 2017

PROVENCE (suite)

Juillet 2017

HAUT-VAR

Juillet 2017

ROUSSILLON  –  CADAQUES /LANGUEDOC

11/15 août 2017

PRELUDE A LA SICILE

Avril 2018

SICILE

Avril 2018

LONDRES

Vendredi 20 Juillet 2018

L’AUTRICHE – SLOVENIE –  ITALIE

Octobre 2018

BORDIGHERA

Avril 2019

LISBONNE

Avril 2019

PORTO

Mai 2019

SEVILLE

Samedi 8 Juin 2019

LES CYCLADES

14/21 Août 2019

PARIS

12/17 Septembre 2019

ESPAGNE

9/19 Juillet

FLORENCE

17/22 Septembre 2020

PAQUES SUR LES ROUTES DE SUISSE

Pâques 1971

CIELS EN VAL DE LOIRE

8-18 Juillet 2021

RABAT

16-23 Mars 2022

IRLANDE

18 – 25 Juin 2022

RAVENNE

16 – 19 Septembre 2022

D’AVIGNON ET DE VAUCLUSE

16 – 19 Mars 2023

MILAN – LES LACS ITALIENS

12-21 Mai 2023

BARCELONE

11-15 juillet 2023

NAPLES

10 – 19 août 2023

ECOSSE

Octobre 2023

CINQUE TERRE, PISE, GÊNES

Mai 2024




PYRENEES

Fin juillet, début Août 2013


Lescar. Cécilia avait prévu que nous partirions avec Laurence, amie des Hameaux, en covoiturage, rejoindre le fils de celle-ci dans cette petite ville, à l’ouest de Pau, dont j’avais entendu parler il y a très longtemps, pour la rareté de ses mosaïques de pavement. Elles ne sont pas décevantes. Elles retracent des scènes de chasse, très animées, et dont le personnage principal, muni d’un arc, d’un carquois et de flèches, présente la particularité de porter une attèle à une jambe, suivi de deux ânes qui semblent avoir du mal à soutenir le rythme. Les chapiteaux du chœur sont partagés entre ceux de motifs décoratifs floraux et ceux qu’on retrouve comme toujours, les thèmes d’Adam et Eve, le péché originel, des scènes de fantaisies animales, et à l’entrée ouest, un orgue remarquable, que j’ai entendu retentir à midi, le dimanche suivant. La surprise est venue, après la seconde ou la troisième visite, d’apercevoir une modeste plaque funéraire, ceinturée par l’arc des mosaïques, où était inscrit dans la patine de la pierre, « ici sont inhumés les rois de Navarre… », tous ou presque sont porteurs du nom de d’Albret, François, Jean d’Albret, puis surprise à double détente, le nom de Marguerite d’Angoulême, Reine de Navarre et illustre écrivain… L’auteur du fameux Heptaméron , Marguerite de Navarre, sœur de François Premier, et dont la fille Jeanne d’Albret , sera mère du futur Henri IV, se trouve ainsi inhumé dans ce modeste Lescar qui présente dans son enceinte historique, outre les mosaïques, l’orgue de belle facture, et l’écrivain contemporaine de Rabelais, quelques traces de château ruiné, de tourelles et de murs de défense dans la quiétude de ses ruelles surplombant la ville moderne. Seul, Henri IV, Roi de France, ne fait pas parti du cortège de cet ensemble de monarques.

La chaleur et le plein soleil ont vite suivi le premier orage, le soir de notre arrivée, et ne nous  ont plus quittés durant les trois jours passés à sillonner les Pyrénées de Catalogne.

Lundi matin, Lourdes. Cécilia avait promis à sa mère de venir ici, en souvenir d’un ancien voyage qu’elle avait fait lors d’un tour d’Europe, et de lui envoyer un flacon d’eau de source de la grotte sacrée. L’arrivée en ville est surprenante. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle fût tout en vallonnement, avec des maisons de style, et de couleurs soutenues, à la manière des architectures de stations balnéaires, et également dans ce style si reconnaissable qu’on retrouvera partout dans les Pyrénées. Il faut dire qu’avec les aspirants au miracle, les cars par dizaines, aux flux incessants, les touristes venus des quatre horizons du monde, les myriades de béquilles, l’ampleur de ce lieu saint dépasse le flot qu’on peut rencontrer au bord de mer. La basilique inférieure présente, à ma grande surprise, des ensembles de mosaïques de très belle facture, tant à l’extérieur, que dans les absidioles à l’intérieur. L’esplanade ne désemplie à aucun moment durant cette matinée que nous avons consacré à cette visite. Evidemment, l’ampleur des commerces, (on y a même rencontré un supermarché de la dévotion, un Palais des Miracles !) aux abords de l’esplanade de la basilique est une ombre à la réelle ferveur des pèlerins qui chantent et qui prient, comme en aucun autre lieu en France. Seules, peut-être Rome ou Jérusalem donnent une idée d’une telle concentration de ferveur authentique.

Partis tôt, le mercredi suivant l’anniversaire de Cécilia et de la petite fille de Laurence, sur les routes de Comminges, à la lumière encore crue et rasante, jusqu’à la chapelle romane de St Just de Valcabrère, complètement isolée, majestueuse, quasiment romaine, par le tissage harmonieux de ses cyprès noirs qui l’entourent, comme une guirlande inséparable de l’ensemble architectural. Le portail Nord possède une double rangée de personnages de pied en cap, de grande noblesse, qui relèvent presque du style de la Rome antique. Ce qui prouve que la région du Comminges était bien une route de grands passages et de grandes richesses sur le chemin de Compostelle, confirmée, à une portée de fusil, sur son éperon de colline,  par la grande abbatiale de St Bertrand. Dominant la large vallée, avec St Just, maintenant perdu dans la lumière grandissante du matin, l’accès au village n’est possible qu’à pied, comme pour les pèlerins. Le cloître semble tenir dans le vide, tant l’abbatiale domine la vallée, l’orgue, entre autres joyaux du lieu, ne m’était pas inconnu, puisqu’un enregistrement  des Chorals du Dogme en avait été donné par Jean-Patrice Brosse. Nous poursuivons droit vers le sud , vers les sinuosités menant dans ce couteau tranchant de la vallée de Boï, au cœur de l’après-midi. Le paysage est minéral, atemporel, monotone. Nous approchons de ces poignées d’églises si caractéristiques de la Catalogne, où la pierre est dévorée par la fournaise de l’été.

Cardet, le premier hameau, avec sa chapelle, émouvante, dans l’enclos du cimetière, mangé de fleurs, comme celles qui poussent sur l’aridité des volcans , aux pierres tombales usées de tant d’intimité solitaire, d’herbes irraisonnées d’une terre de volcan, car ici, les villages sont noirs, et de loin, si le dégagement le permet, on croirait voir une masse compact de pierres implosées.

Barruera et Errill de Vall, en remontant au Nord de la vallée, plus riants, qui présentent les clochers lombards que nous ne cesserons plus de voir jusqu’à notre remontée vers la France. En fin de vallée, au bout du chemin après lequel il faudra redescendre par la même route, Boï, qui donne son nom à ces lieux, et enfin, le gros village de Tahüll, dans un cul de sac de montagne sublime, où règne les deux perles de l’art roman de Catalogne, San Climente et Santa Maria, montant la garde sur un parterre de fleurs et couronnés par la panoramique majestueuse des Pyrénées. C’est le village qui, à lui seul, avait presque initié la venue et le séjour dans ces montagnes d’absolue aridité. La seule déception de cette première journée est d’apprendre que les fameuses peintures si vives, annonciatrice d’un Picasso extrême,  sont conservées au Musée d’Art Catalan à Barcelone. Seuls sont visibles, à l’abside de Santa Maria, les vestiges que nous laissent admirer les restaurateurs qui travaillaient encore aux enduits et aux brossages des grandes surfaces murales latérales. Ici, d’une manière générale, les catalans sont conscients de la valeur de leur patrimoine, et pas une fois nous ne nous sommes vus refuser le droit de faire des photos.

Nous continuons vers l’Est, par des vallonnements incessants jusqu’à Seu de Urgell, cœur même de ce périple roman. C’est le déclin du jour, la ville est étonnement vivante, avec un cours principal, dont chaque allée est coiffée de très gros arbres, ce qui est comme une oasis dans la canicule de ce début d’Août. Nous logeons à l’Hôtel Nice, et dinons dans un écrin de fraîcheur à la nuit tombante.

Poursuivons dans le haut Urgell, écrasé de soleil dès le départ. Auparavant, nous visitons la vieille ville, encore endormie dans un pays où les matins sont calmes jusqu’à tard, la magnifique Cathédrale , le cloître, le musée diocésain, un diaporama sur les créations enluminées des Béatus, et le joyau de San Miquel, au flanc de l’édifice principal. Tout alentour, les plaines, hier soir se dissolvant dans les vapeurs du crépuscule, sont mangées de cette lumière de feu qui ira crescendo tout au long des jours qui vont suivre.

San Serni de Tavernolès, au bord d’un vieux chemin, où l’on s’attend à voir surgir des serpents sous les herbes vierges, les fleurs sauvages et les orties. Une abside tout en majesté, seule vestige d’un ancien monastère qui dut être actif, vues les proportions de l’ensemble.

Au bout du monde, très haut dans le paysage, à l’approche progressive, se niche ce qu’il reste du clocher qu’on nous présente comme le plus beau clocher cylindrique du pays, où les maisons, et c’est une tradition apparemment, se greffent sur le cœur du village et asphyxie comme un lierre la pierre séculaire. Il ne reste donc de San Marti d’Ars que ce sublime clocher qui se fond dans la même pierre dont sont faites les maisons alentours. Pas une âme dans ces lieux sans issus. L’heure déjà avancée du matin, et la recherche permanente de l’ombre, rendent fantomatiques ces village taillés à la serpe du temps. Merveilleux chevet du plus pur roman, un peu plus bas, à San Eulalia d’Asnurri, dans un autre bout du monde, sans issue lui aussi, si ce n’est que nous y avons rencontré, à l’heure la plus haute dans le ciel, deux ouvriers qui faisaient leur pose, à l’ombre d’un arbre, qui comme chaque chose en ces lieux, a sa nécessité absolue. Sans transition dans le paysage et la nature des constructions, toujours à dominantes anthracites, nous pénétrons en Andorre. La route creuse dans une large vallée depuis l’Espagne jusqu’au port d’Envalira. Andorra la Vella, ville principale, dans sa pierre grise, ses façades opulentes, ses vitrages teintés eux-aussi du noir des bâtiments administratifs, ses parkings multiples, n’incitent pas à faire halte pour la nuit, comme il en avait été question. L’après-midi est à peine avancé et le soleil très haut encore quand nous atteignons Santa Coloma, au clocher cylindrique, comme celui d’Ars, avec moins de charme, au bord de la route principale. L’intérieur garde une fraîcheur qu’on retrouve quelques minutes, chaque fois que nous pénétrons dans les nefs. Un fin peuplier habille élégamment, en un mouvement parallèle, le clocher jusqu’à  son sommet. Une des plus émouvantes églises rurales, Sant Serni de Nagol, là où le soleil brille librement, où rien ne donne prise à l’ombre, s’accroche au flanc d’une grande paroi  rocheuse. Sous le petit auvent au dallage irrégulier et patiné, deux jeunes filles, ce qui semble une véritable assemblée dans un lieu si modeste, font office de guide. De noir vêtues, aussi noir que les sourcils de celle qui paraît être la plus aguerrie, nous partageons un moment de quiétude. Une abside calme, aux peintures qui trahissent plusieurs époques. On peut entendre, venu du fond des vallées, le vent qui accroche et fait siffler les petites croix de l’enclos, aussi vieilles que la chapelle.

La redescente se fait jusqu’à  la route qui trace l’axe nord- sud de l’Espagne à la France , pour remonter à  San Miquel d’Engolasters, dans un site imprenable, avec la lumière qui blondit à cette heure la pierre lépreuse , aux nuances de pain d’épice de cet édifice. Contrairement aux villages catalans de la veille, désertés, aujourd’hui notre visite se fait parmi une multitude d’enfants, venus en cars, avec leurs sacs à dos, leurs cris et l’enthousiasme que génère l’air vif et pénétrant, ce qui donne un contraste frappant avec la solitude et la majesté du site, la fierté de l’isolement dominant toute la vallée andorrane. L’abside possède, comme à Tahüll, un ensemble fortement coloré d’une Vierge en majesté, d’anges et de saints, autour de la fenêtre en meurtrière qui inonde de lumière l’ensemble de la nef.

A Encamp, quelques kilomètres plus bas, se trouve le clocher lombard le plus haut d’Andorre, voire de Catalogne, Santa Eulàlia, qui culmine à vingt trois mètres. Déjà la lumière donne un contraste plus accusé à l’heure où la course du soleil va vers les sommets éloignés, avant de passer de l’autre côté des monts surplombants la vallée. Derrière le chevet, assis sur des marches, comme des petits oiseaux, un petit couple d’amoureux ; elle ne doit pas avoir plus de douze ans, lui, à peine plus, à écouter des mots prononcés dans le souffle de la tendresse ; ses yeux à elle, semblent regarder vers une autre rive, où le temps est bien au-delà encore de l’âge de l’ édifice qui abrite leur bonheur fragile.

 Nous pénétrons à nouveau dans Andorra la Vella, et comme l’heure avance, nous nous installons finalement dans le centre, au cœur même des activités commerciales de la ville, ce qui contraste fortement avec l’aridité et la majesté des sites que nous poursuivons depuis le début de ce périple. L’hôtel est placé à deux rues  du restaurant El Tall, où nous passons la soirée, devant un magret à la plancha et la sophistication de ses présentations de sauces et de légumes, et où le sommelier vous invite tout simplement, puisqu’il n’y a pas de carte des vins, à venir choisir vous-même à la cave la bouteille de votre choix.

Dernier jour de l’escapade, dans la lumière du matin, poudreuse, en opposition à la pierre brune et austère des maisons le long de la route, nous remontons vers la France. Dernier joyau de notre collection d’édifices, Sant Joan de Caselles, du XI° siècle, que j’avais déjà représenté ce matin , sur une méchante tapisserie de décoration, dans la salle du petit déjeuner, sans savoir que nous allions vers elle, quelques kilomètres plus loin. Dans son écrin de solitude paisible, un Christ en stuc, morcelé comme une recomposition d’archéologie ou une mosaïque, et un modeste retable dans la minuscule nef, c’est le dernier regard que nous avons sur la pierre de Catalogne et d’Andorre. Le Port d’Envalira est franchi sous le tunnel qui mène en France. Nous sommes en Ariège. Les maisons retrouvent l’harmonie des blancs et des douces nuances de couleurs qu’on retrouve de ce côté-ci. Les paysages deviennent plus doux, nous suivons longtemps un cours d’eau sinueux et sans l’avoir réellement cherché, apparaît sur la carte, à neuf kilomètres, l’église d’Unac, au sommet d’un promontoire d’autant plus pentu qu’il est presque midi, et qu’il n’y a aucune ombre qui mène sur la petite place où nous découvrons l’édifice. Somptueux et solitaire.

Les grottes de Niaux, plus loin, ne nous sont pas accessibles. On ne peut y pénétrer qu’accompagné d’un guide (toutes les quarante minutes), et après avoir pris rendez-vous. Le site est très fréquenté, et depuis l’esplanade où sont garés les véhicules, on a  au moins le plaisir d’admirer l’immense arche, d’une cinquantaine de mètres, comme un gigantesque pavillon d’oreille,  offrant accès au boyau de la grotte.

Puis c’est maintenant la route des cols. Nous longeons les Pyrénées avant de les affronter. D’abord Aspin, à la sortie d’Arreau, en pente progressive. On aperçoit très vite, après peu de kilomètres que le village est déjà bien loin au-dessous de nous. Puis nous pénétrons dans un univers d’une grande douceur, tant dans la tonalité des verts, que par l’harmonieux serpentin de son tracé où la route ne se départit jamais de ses bordures d’arbres, qui à cette heure, projettent quelques ombres sur l’asphalte. Certains virages débouchent brutalement sur un versant dégarni, et présentent le paysage de l’alpage. Les derniers lacets alternent entre ces flancs abrupts et désertés, et un chemin bucolique où le tracé n’accuse aucun virage à angle fermé, mais avance sans à coups, avec ses bouquets d’arbres jusqu’au sommet qui surgit sur un plateau de vert minéral. La vue est grandiose quelque soit les versants admirés. Le panneau « col d’Aspin » se dresse fièrement  à l’intersection des deux versants et chaque promeneur sacrifie à la photo, avec le troupeau de vaches blondes, en fond, qui semblent sorti d’un champêtre Claude Lorrain. Au loin, on n’aperçoit plus le village d’Arreau que comme un vague point de repère, et on peut suivre du regard, le languissant tracé des dernières pentes rythmé par sa bordure d’arbres et de fraîcheur qui mènent avec délicatesse au sommet du col.

La descente, plus dans l’ombre, n’a pas le charme du versant précédent, à  cause de la vitesse à laquelle nous débouchons à Sainte Marie de Campan, où le début du Tourmalet commence, plus timidement qu’Aspin, dans un paysage presque banal, encore dans l’ombre de la vallée masquée par les hautes altitudes où nous avons à nous hisser. Bientôt le paysage s’allège, se dépouille du superflu. Les maisons d’habitation se font rares et disparaissent progressivement ; nous traversons deux tunnels, à flanc de paroi, et à la Mongie, le désert minéral s’installe ; plus d’arbre, mais l’alpage lunaire, le vent. La route accuse des pourcentages constants de neuf à dix pour cent. Si Aspin a le charme poétique et la douceur de ce que la montagne peut offrir de délicatement bucolique, le Tourmalet à son sommet, a une tonalité héroïque et majestueuse. Des deux versants le vent souffle. A quelques 2115 mètres s’ouvre un cirque parfait, d’harmonie grandiose, depuis le pic du midi masqué au sommet, puis la Mongie en contre bas, et au-dessus d’elle, les impressionnantes masses pyramidales des massifs, grises et vertes en alternances, avec quelques vestiges de neige, qui sont comme un balcon éternel dans un écrin d’azur qui veille sur le col.

Le vent fouette. Nous faisons halte quelques minutes, il fait presque frais. Les poumons  se gonflent d’un air déjà rare. Je pense que dans cet environnement de montagnes et de mythes du Tour de France, sur ces routes saturées de cris, de sueurs et de gloires, mon père eut aimé se trouver parmi tous ceux qui aujourd’hui touchaient un peu de cette histoire, sur ces lacets venteux, qui porte aussi les chemins de notre patrimoine. Ce passage au sommet était une sorte de pèlerinage en un lieu qui représentait tout ce qu’il aimait. Après les clichés saturés de lumière, nous plongeon cette fois sur le versant ouest, vers Barèges, le versant le plus abrupt, versant plus dégagé, où le vert profond se teinte d’un gris froid, d’autant que le soleil, au détour de certains virages, bien qu’encore haut dans le ciel, est masqué par son passage derrière les sommets. Je ne sais si c’est un peu avant ou juste après Barèges, à la rencontre de ce que je crois être le Gave, que s’est installé le chaos. Des désordres titanesques de pierrailles, des amoncellements de toutes tailles, faisant penser à un collier dont les perles auraient anarchiquement volées en éclats par la rupture de son cordon, se sont retrouvés à des lieues de leur ancrage d’origine, aux hasards d’obstacles et des forces aveugles, rendant rouge les flux charruant d’autres limons et d’autres branches d’arbres, arrachant les troncs les plus fragiles finissant parfois leur course au sommet d’une maison, à l’intérieur d’un salon ; certaines, éventrées en leur milieu, vomissaient leur béance à même la paroi donnant sur le lit de fureur du Gave. Le printemps dernier avait été dévastateur, et lors de cette descente du col, on a pu mesurer l’ampleur des blessures encore vives qui mènent à la vallée.

Remontant  maintenant après Luz-Saint Sauveur, très animée en ce temps estival,  j’ai aimé le sourire d’Argelès-Gazost à l’harmonie des architectures béarnaises, reconnaissables même pour un oeil profane. Le long d’une belle avenue traversant la ville, des maisons aux nuances de couleurs discrètes, aux balcons de bois torsadés, aux jardins dont on devinait de loin les odorants parfums de fleurs, les jasmins de différentes espèces, l’odeur de la terre après la pluie, et le je ne sais quoi de secret d’un temps ancien encore palpable qui se respire. Des hôtels, côtoyant des maisons basses, enserrés dans des écrins de verdure, aux toits pointus et aux tuiles grises ou roses, à l’encadrement fleuri des fenêtres donnant sur des balconnets, respiraient la quiétude, au pied des colosses pyrénéens. Le chemin s’achevait. A la tombée du jour nous entrions dans Lescar.

Le dernier jour, ce dernier samedi, à deux heure de route, plage à Hossegor (Seignosse ?), pour la joie de tous ; les vagues sont là, immenses, majestueuses, avec un beau drapeau rouge  pour la baignade, les pieds s’enfonçant dans le sable comme une récompense après l’ascèse volontaire des monts de Catalogne ; les femmes sont heureuses de provoquer les vagues…

Maintenant que ce voyage s’achève, j’ai une pensée en forme d’hommage à deux ombres magnifiques, sans lesquelles je n’aurais jamais tant d’inspiration, d’enthousiasme et de souffle sur des routes romanes, depuis plus de trente années, ce sont Louis Gillet et Raymond Oursel. Le seul fait que leurs noms apparaissent est comme une invitation aux sortilèges du cheminement.




SAN REMO, VALDEBONA ET BORDIGHERA

21 Août 2013


Nous partons pour la journée, Giorgio et moi. Il me devait une invitation depuis une virée à la « Friterie belge ». Giorgio joue parfois de la trompette le soir, à la Dégus, ou sous les arcades de la Place Garibaldi. 

L’autoroute, le plein azur, la Ligurie pour quelques kilomètres, puis dès le début de la descente vers San Remo, à droite, un village qu’on ne peut qu’entrevoir sans jamais s’y attarder, Coldirodi, le col de Rhodes, d’après Giorgio. Un village comme beaucoup de villages, sauf que la vie qui y règne à plein soleil sur la placette, l’animation un peu criarde autour des épiceries et des boulangeries, des terrasses à l’ombre des platanes, valaient déjà d’y sacrifier un verre frais de ce frisante naturel qu’on trouve de ce côté-ci. Aucun véhicule ne pénètre, ce qui est paradoxal quand on sait l’autoroute visible à portée de fusil. (Les rues intérieures au village mènent à Baiardo et à Perinaldo, un panneau très peu discret arbore, comme on le ferait pour un monument ou un lieu insigne, l’indication de ces lieux de gastronomie simple et champêtre, dont Louis Marchand m’avait parlé il y a longtemps et où nous n’avions retrouvé, à sa grande déception, les restaurateurs réputés d’alors). En fait nous ne verrons que l’épine centrale de ce village de faux colosse de Rhodes, mais de vrai bonheur furtif, avec d’est en ouest, puisqu’il s’agit d’un col, une  vision parfaite, jusqu’à très loin, du littoral italien, « Levante et Ponente ». Un îlot vivant à l’écart, et comme un défi à l’existence de l’autoroute. On boit un verre chez un des amis de Giorgio, au cœur du village, à l’angle d’une maison basse au coin d’une rue pavée, dans une toute petite pièce, qui semble un repaire de chasse plutôt qu’une demeure principale, où le vin semblait nous attendre, le pain et quelques charcuteries qui ne doivent jamais manquer tant l’hospitalité semble évidente dans cet espace pas plus grand qu’une poche de pantalon de chasseur.

Retour momentané par le bord de mer, puis Bordighera, luxuriante, tant dans la végétation, l’opulence désinvolte de ses jardins qui enserrent les villas, que par la qualité et la race de ses architectures, mais que nous négligerons aujourd’hui. Cinq kilomètres plus haut, toujours perchée dans l’aridité des mamelons qu’on atteint dès que l’on quitte le littoral, Vallebona. C’est là qu’on nous attend. « Il Giardino », tout simplement, à l’entrée du village. Un restaurant qui présente une vaste salle , aux nappes blanches avec de lourdes tables et chaises en bois, un plafond, à au moins six mètres d’altitude, ce qui donne une impression de volume et d’aisance dans la salle, avec des murs ocre jaune, qui enveloppent et rendent chaud cet immense volume, la vaste salle étant longée par une galerie ombragée de lierre et de plantes grimpantes, voûtant ainsi la galerie, qui garantissent la fraîcheur sur toute la partie exposée au soleil du mois d’août. Peu de clients, du moins avons nous l’impression de grands espaces et d’aisance entre chaque tablée où l’on entend surtout parler le français. Comme souvent dans les campagnes italiennes, les caractéristiques culinaires se résument à la simplicité, la fraîcheur des produits de terroir, gibiers etc. et la confection maison de ce qui concerne les pâtes, les raviolis et tout ce qui est à base de blé dur. Giorgio semble fier de me faire découvrir un lieu qui lui est familier. Une multitude de plats seront servis, le vin âpre et noir, le lapin aux olives, les raviolis, les desserts… Encore avons-nous échappé, par ces temps de chaleur,  à la formule présentant quatre viandes d’affilées…Il m’attendra à l’abri de la terrasse pendant que je découvre le dédale des ruelles grimpantes, montantes et descendantes du village, ses boyaux de ruelles pavées et voûtées, toujours à l’ombre, froides en hiver, ces placettes endormies à l’heure des grandes chaleurs, ces couloirs communiquant d’une rue parallèle à une autre, débouchant à angle droit sur des escaliers fleuris à l’entrée des maisons aux linteaux usés et patinés, des chats immobiles à l’ombre et au rythme lent des après-midi alanguis.  Au loin, seules quelques pétarades de moteurs, à l’heure du silence, viennent trouer la sérénité de l’espace dévolu à la lyrique des cigales et à la lenteur du jour. Au centre, largement dégagées, côte à côte, l’imposante et attendue église baroque, trônant, prenant à elle seule la moitié du volume du village, comme souvent dans les arrières pays latins, flanquée d’une pure église du XII°, au clocher lombard, mangée à son chevet par d’imposants massifs de lauriers roses.




PROVENCE  (IGLOO ?)

Mars 2014


Pour le séjour en montagne, vers Arvieux dans le Queyras, et la nuit dans l’igloo, attendue depuis longtemps, on nous promet une météo d’apocalypse. Nous serions absents du 22 au 25 Mars … Je prépare un itinéraire sage dans le Vaucluse, quel que soit le temps.

Dès le départ, la pluie, insistante. Comme prévu, elle ne nous quittera pas, sinon pour quelques rares moments de répit. Nous sortons d’Aix pour de petites routes qui nous mènent à Peyrolles en fin de matinée. Le village fait son marché comme de partout dans le pays. Malgré la grisaille, nous montons au sommet d’un petit tertre où se dresse, dominant toute une partie du paysage, une ravissante chapelle romane. Les routes hérissées de hauts platanes, comme des haies traçant le chemin, paraissent être des doigts inquiétants dressés vers un ciel improbable, dans la noirceur noueuse des troncs et des branches nues du mois de Mars.

J’ai du mal à reconnaître Manosque, tant ses faubourgs se sont agrandis depuis plus de trente ans ; puis nous trouvons l’enceinte de la vieille cité, le froid sec et la pluie glacée. L’ensemble historique est semblable aux petites villes italiennes où les ruelles débouchent sur des placettes inattendues, toutes de charme, à la pierre jaune et usée, rendue plus mate sous l’éclairage mouillé d’une cité se levant à peine de sa nuit d’hiver. Nous nous abritons sous l’auvent d’une terrasse pas plus large que la bordure d’un trottoir. Trois tables seulement derrière ce petit havre, et le premier verre de rouge, âpre et glacé. La belle façade de l’église de Notre-Dame de Romigier, finement proportionnée, est située à l’emplacement d’un ancien temple païen dédié à Cybèle. J’imagine le flamboiement naturel que la pierre libère sous le soleil, comme sur la belle façade de la Cathédrale (ou ce que je crois être l’édifice le plus connue de la Rue Grande). Porte Saunerie ensuite, et juste après, dans une ancienne demeure à trois niveaux, le Centre Jean Giono. On parcourt une belle expo permanente sur deux niveaux ; des sortes de paravents composés de photos et d’extraits de textes jalonnent les salles ; des phrases fortes, du vent dans les paysages qui nous tendent la main, qu’on pourrait croire les voir par les fenêtres ; toute la magie et le lyrisme de son œuvre  demeurent le miroir de ce pays d’enchantement. La pluie, qui maintenant nous glace, ne permet pas que nous poussions jusqu’à la maison, non loin de là, où une grande partie de l’œuvre a été composée.

Je retrouve, avec un plaisir infini, la sculpture, en bordure de la cité ancienne, tout près de la Porte Saunerie, sur le périphérique, « le froid ». Deux êtres humbles, blottis l’un contre l’autre, dans une attitude résignée, voûtés par la solitude et la désolation ; lui porte un chapeau, elle un fichu, ils se tiennent par la main. J’ai toujours ignoré l’auteur de cette œuvre, mais j’y suis aussi sensible qui si elle eut été de Rodin. Nous quittons Manosque sous la pluie incessante  qui pénètre nos vêtements et jusqu’au plus profond de nous, la maison natale de Giono, modeste et sans charme, au 14 rue Grande, troisième étage.

Nous poursuivons vers Apt, au cœur de ce pays, où chaque sillon, chaque mur de terre et de pierres, chaque village, parlent la langue de la poésie, et bien que nous n’ayons pas prévu de traverser, cette année, Fontaine et l’Isle sur la Sorgue, la magie de cette lumière noire de fin d’après midi nous accompagne jusqu’à l’entrée de la ville. Nous logons, comme il y a trente ans, en Mars 84, à l’hôtel « le Palais », où rien  ne semble avoir changé, face à l’Hôtel de Ville et à l’orée des ruelles de l’ancienne Apt, dans la lumière métallique des éclairages de la nuit tombante sur les pavés glissants.

23 Mars

Le lendemain, dès l’ouverture des volets, l’intensité de l’air est différente ; plus froide encore, mais sèche, sous un azur retrouvé. A l’heure où les ombres sont encore étirées , nous entrons à  St Saturnin les Apt, par une lumière violente, et débouchons sur le plateau battu des vents, où se dresse, solitaire, le vieux moulin, quelques arbres aux fleurs blanches naissantes, et la large perspective du Vaucluse sous un ciel noué de très moutonnants nuages en choux-fleurs qui s’étirent, sans menace, sur la saisissante panoramique de la vallée. Les volets bleus des maisons, aux murs de pierres sèches, parfois craquelés sur ceux aux surfaces lisses, ponctuent d’un chromatisme violent l’habitat provençal, comme ce même bleu récurrent rythmera les rues et les demeures de la plupart des villages que nous traverserons.

La route en serpentin vers Saignon est lumineuse, le vent trace le paysage en profondeur ; nous parvenons au village sur une vue plongeante bien que celui-ci soit déjà en surplomb de colline, en une perspective oblongue de Nord-Sud. Le parc municipal est fleuri comme autant de confetti de pétales jaunes et blancs … un petit Japon de printemps. Le froid souffle et nous traversons les ruelles gorgées de soleil et des placettes aérées ; ici le lierre grimpe aux murs comme des guirlandes, et au sommet du village une chapelle et des ruines encadrées d’oliviers et de cyprès. La perspective sur les vallées environnantes est à couper au couteau. La façade de la Cathédrale est rythmée de motifs en bande lombarde, ce qui lui donne une élégance malgré de vastes proportions. C’est dimanche d’élection, l’animation est palpable avant l’heure de l’apéro….

Vers midi nous entrons à Lourmarin, un village d’élégance ; un peu trop peut-être. Comme tous ces lieux qui furent façonnés dans la magie de leur environnement, par la qualité des architectures, devenus victimes de leur beauté naturelle ; isolé à l’orée du village, le cimetière, déjà plombé de  chaleur en cette fin de mars ; je cherche longtemps la tombe, plutôt les deux rectangles de terre, sous les branches d’oliviers coupés, sans fleurs, et parmi les ronces , les végétaux épars qui trahissent l’absence évidente d’entretien, une pierre plate qui dit simplement Albert Camus, 1913-1960, à côté du même rectangle où dort l’épouse.

Reillane, où l’on accède par une longue rue, large, bordée de platanes, dans le froid lumineux et le silence du dimanche. Des volets bleus toujours, protecteur de sérénité ; des ruelles montantes assez abruptes, aux lierres enserrant la pierre, mènent au promontoire large, avec l’église, et lui faisant face, les restes d’une ancienne fortification templière et d’une présence franciscaine éphémère, altières et dominant du haut de leur colline le village et les larges vallées de Vaucluse.

A quelques lieues de là, Carluc et ses mystérieux boyaux de pierres creusées dans la roche souterraine, à même la falaise, dans l’ombre et la lumière alternant, au creux  d’un vallon glacé. Je ne suis pas venu là depuis plus de trente ans. L’ensemble des pierres figées à flanc de ravine comme des griffures, et les ruines de l’ancienne abbaye paraissent un décor idéal de Merlin l’Enchanteur, d’un Brocéliande provençal où les arbres en fin d’hiver déploient de maigres branches torturées au pied d’un ru à truites doucement sonore, limpide et calme, indifférent à l’aridité du décor.

Puis St Michel l’Observatoire, avec l’église accroché au sommet du village dans un bois de cyprès, et ses ruelles tortueuses avec toujours des volets bleus… De gros nuages s’amoncellent sur la route qui mène à Salagon. L’abbaye a été restaurée, un jardin de fleurs et d’espèces rares d’aromates  ont grandi et attirent désormais une quantité de visiteurs, là où auparavant la terre grasse et l’herbe sauvage  entouraient l’édifice austère et solitaire ; jusqu’à son nom qui évoque un vieux pays gaulois et le sanglier. Le point d’orgue de la restauration reste la magnifique nef toute en sobriété et le chevet aux meurtrières filtrant le jour au travers de somptueux vitraux rouges. Les nuages ont crevé et la pluie tombe, froide, rendant à l’herbe toute la minéralité de ses verts ; le soleil revenu ne tardant pas à tracer le chemin sur le jour déclinant…

L’arrivée à Forcalquier, ville gionesque et carrefour de transhumance, à l’heure où la pierre blonde est saturée de lumière, déjà rasante, la place qui entoure la Cathédrale est encore animée et nous nous installons à une terrasse de café, face à l’édifice incendié de couleur crépusculaire; puis nous nous perdons dans le dédale des drailles de la ville vieille. Ville d’été du Roi René. Où sont nées quatre reines, filles de Raimond Béranger. Romée de Villeneuve, son ministre avisé, les maria à quatre rois, St Louis, Henri III d’Angleterre, celle du duc d’Anjou fut reine de Sicile, et une autre fut reine d’Aragon… Romée de Villeneuve dont parle la Divine Comédie, dans « le Paradis »… Les quatre reines sont nées dans une petite ferme à l’orée de Forcalquier ; il y reste une ruine de portail, nommée la porte des quatre reines. Le vent est coupant et l’azur insolent. L’hôtel est sur le cours qui longe l’enceinte de la cité, la nuit est maintenant étoilée ; c’est de là qu’est peut-être né le « Serpent d’étoiles » …

24 Mars

 L’orgue de la Cathédrale, au matin, à l’heure des vendeurs de chaussures, du marché aux saucissons, et aux vêtements que mettent les pauvres, était noire de son silence, de son contre jour…

Le serpent de route qui, au sortir de la départementale longeant la Durance, mène à Ganagobie, à main gauche venant du Sud, est d’une étroitesse telle qu’un véhicule seul semble avoir accès sur le flanc de montagne, où rapidement, la Durance, en contrebas, livre ses méandres paresseux jusqu’à ce qu’on accède au plateau isolé de l’abbaye, solitaire à cette heure matinale, ce qui accentue le sentiment d’atemporalité qui préside toujours quand on parvient enfin au pied de l’ensemble monastique, qu’on traverse l’allée pierreuse bordée d’arbres se rejoignant à leurs cimes, comme déjà une préfiguration de voûte gothique végétale, et que se présente, en bout d’allée, la large perspective de la Montagne de Lure ; plus loin, au Nord, Banon. Seuls des battements d’ailes d’oiseaux troublent le silence assourdissant de cette paix recluse. La façade occidentale de l’église abbatiale présente un tympan de Jugement dernier archaïsant, à la manière des représentations sculptées en milieu rural, et à notre grand étonnement,( les ouvriers seuls, en ce lundi, ayant accès aux différentes parties des bâtiments ), la porte s’ouvre sur une nef encore sombre, à la lumière au tamis pailleté et irrégulier, rendant encore plus satiné le trésor enfin recomposé de la mosaïque de pavement  noire, blanche et rouge au pied de l’autel, éclairé faiblement par la meurtrière de l’abside orientale. Dans cette pénombre, les motifs végétaux et animaux, décorativement byzantins, et surtout, enfin rendu à sa splendeur reconstituée, le fameux St Georges terrassant le dragon…

De retour sur la départementale toujours plus au Nord, la petite perle romane de Volonne, la chapelle St Martin, comme une ruine de Grèce Antique, sentinelle à pierre sèche et aride, à la façade dissymétrique, regardant le cours paisible, à cet endroit, de la Durance large aux teintes d’émeraude. L’édifice a reçu depuis quelques années une méchante charpente, qui certes, la protège des hivers redoutables dans la région battue des vents, mais lui ôte ce charme des véritables ruines dans cette pierre  dénudée, parmi ses bouquets d’oliviers, ses colonnes et ses fûts reliés par des arcs transversaux à la profondeur de la nef, naguère sans toiture, à même le ciel, où les nuits venaient épouser et éclairer de leur tapis d’étoiles comme du sucre fin, le maigre vaisseau, veillant, d’un côté au repos du cimetière, et  dans son regard occidental, d’autre part, d’une fenêtre percée donnant sur le cours de la rivière et les maisons environnantes, dans l’enchevêtrement des joncs et des saules pleureurs.

Puis, la longue ligne droite, après Château-Arnoux, bordée de platanes, et sur la gauche de la route, les coopératives agricoles, les concentrations de hangars à fruits et légumes ; nous sommes à l’entrée de Sisteron, à la croisée de la Provence et du Dauphiné, la porte du vent glacial. Nous avons quitté l’hiver, mais ici, avant que la saison ne soit très avancée, nous ne quittons jamais vraiment les derniers oripeaux de l’hiver, les couloirs qui s’engouffrent dans les plaines de piémonts, et celles dérivant vers les plateaux bas de Haute Provence. L’avenue des Arcades, au cœur du village est encore endormie, bien qu’il soit près de midi ; le lundi paraît être le prolongement naturel du mouvement lent du dimanche ; la Citadelle est fermée, bien que l’on devine, à mi pente, l’impressionnante perspective sur l’autre rive de la Durance, qui donnerait presque le vertige en avançant au plus près de la muraille. Nous prenons un verre de rouge sur une terrasse minuscule, non loin de la placette réservée aux autocars qui font traditionnellement halte ici. Puis le tunnel qui mène au belvédère, c’est -à-dire au pied de la rivière, au débouché de l’extraordinaire mouvement tellurique qui s’élève dans ses plissures en lamelles de rasoir millénaires, ou en éventail de cartes à jouer, comme des rides profondes de contrariété géologique. L’autre moitié de Sisteron, pas plus étoffée qu’un maigre hameau tout en longueur, suivant le cours de la Durance, est ainsi bâtie au pied de ce furieux colosse de pierre.

C’est ensuite l’entrée dans des paysages annonciateurs de montagnes, la végétation se nuançant  et se raréfiant de couleurs plus neutres, vers des gris vaporeux, bien que les ciels s’encombrent de masses compactes de nuages laineux  sur un parterre d’azur serein, jusqu’à la première approche des Ecrins. De magnifiques dômes enneigés se profilent des kilomètres durant, l’écrin des points de vue se situant aux abords du lac de Serre-Ponçon, où l’émeraude des eaux se fond à la majesté pyramidale et laiteuse de la chaîne montagneuse du Queyras. A Embrun, nous sommes désormais dans cette zone géographique alpine qui s’installe nettement dans l’habitat et la végétation montagnarde, le clocher de la Cathédrale est aperçu de très loin, et toute la ville paraît abruptement sertir le flanc de colline. Magnifique vaisseau de la Cathédrale, tout en nervures saillantes dans une alternance de pierres bicolores, blanches et brunes, tirant vers le rouge, suivant les reflets issus des fenêtres latérales et du portail occidental ; au portail sud, des atlantes discrets, bizarrement  assis en tailleur et soulevant les longs fûts de pierres protégeant les auvents à l’entrée. Comme à Sisteron, nous avons du mal à sortir de la léthargie du lundi suivant le rythme lent dominical. Après un verre de rouge accroché au comptoir d’un improbable bistro, nous poursuivons vers Arvieux, que nous atteignons, après une succession d’ombres et de lumières sur ces routes suivant les jeux du soleil, peu carrossables aux endroits où l’ombre ne quitte jamais l’hiver. Le village, clairsemé de chalets neufs, (du moins donnent-ils l’impression d’être nettoyés par les âpretés de la neige encore abondante en cette fin Mars), de chiens hostiles protégeant quelque habitat fantôme, et le silence ouaté d’une absence totale de vie humaine. Nous rencontrons une sorte de montagnard, accoutré d’une coiffe locale et de grosses chaussures trahissant le randonneur accoutumé aux longs sentiers pénétrant les immenses forêts de sapins. Nous sommes à l’entrée du col de l’Izoard. L’homme semble amusé d’entendre parler d’un village d’igloos dans les parages. L’Office du Tourisme nous confirme bien qu’un promoteur, assez indélicat, possède un parc d’igloos, mais qu’il est désormais clos, (sans avoir prévenu sa nombreuse clientèle) depuis la semaine précédente. Il ne reste plus qu’un repli vers Manosque, que nous atteignons à la nuit tombante, après avoir traversé le crépusculaire incendie sur les plus majestueuses  parois neigeuses du Queyras. Il est plus de vingt heures lorsque nous atteignons la grande place du Terreau pour une dernière nuit d’hôtel, hôtel aux vieux couloirs courbes et tordus, aux entresols dénivelés, labyrinthiques et assymétriques, aux décorations  criardes, baroquisantes mais attachantes. A l’autre extrémité de la place, nous dînons délicieusement, il est encore ouvert, au « Petit Lauraguais ».

25 Mars

Les volets s’ouvrent sur la place; ce n’est pas jour de marché, et la grisaille du ciel semble revenue, compacte, comme un cycle qui se ferme sur lui-même, pluie sur pluie, en tous cas gris sur gris, en prélude, et postlude pour ce dernier jour avant le retour. Comme un village fantôme, en cette saison, ce qui contraste absolument avec le débit touristique du plein été, nous pénétrons dans Roussillon, calme et quasi famélique, dans cette variété de l’ocre, du plus soutenu des bruns rouges, aux badigeons moutardés sur des gris de pierres sèches à découvert ; les herbes domestiquées apportant ce qu’il faut de virgules dans la ponctuation harmonieuse des rues et des architectures ; les volets bleus à la matité et à l’usure desquels se voient accentuées les écailles du temps, soulignant par contraste cette absence de l’azur insolent, et rendant la torpeur du village à la réelle dimension de son rythme lent, coulant comme un débit de fontaine maigre, solitaire et comme morcelé en une mosaïque d’un camaïeu de haut relief, dans son silence à peine bruissant d’éternité. Les vastes espaces des mamelons et des falaises de l’ocre triomphant s’invitent presque en lisière des portes du village, comme si celui-ci n’en était que la structuration à seule fin de rendre habitable la coexistence des humains en un havre d’intimité privilégiée, ce que semble ignorer les généreuses masses hors les murs, façonnées au hasard du temps qui auraient pu, dans un étalage insolent de magnificence, être à la nature aveugle opposée à la rationnalité du village, ce que la peinture brute et abstraite serait à la peinture figurative.

Gordes. Même son vocable respire la pierre. A la crête du village, son église se dresse avec une ressemblance, dans ses harmonies de vaisseau dominant la plaine, qu’elle peut avoir avec l’Acropole à Athènes. Gordes comme une acropole provençale. Fleuron insolent des villages de Lubéron, accroché sur son piton large, comme un phare dominant la plaine de Vaucluse au sud-est, dans un océan de vert minéral, à l’ensoleillement éternel, avec la vallée en lame de couteau de la Sénancole au nord, creuse comme une ride ou une pleine balafre géologique, d’où émerge l’abbaye de Sénanque dans son écrin violet de lavandes, de thym et d’abeilles, comme se dressant d’un vieux fond caché des humains, entre la falaise de pierre abrupte et le ressac à l’autre flanc de vallée, telle un navire droit dans la tourmente de l’isolement où se dressent au chevet, (au nord de l’édifice, et non orienté, tant est étroit le vallon), les croix noires des dernières demeures, bien visibles dans leur simple nudité, des abbés successifs qui ont maintenu dans le silence et la détermination de l’esprit de Cîteaux, l’une des trois sœurs provençales. Nous ne passons pas aujourd’hui à Sénanque, je me remémore seulement ce lieu qui, à chaque fois, est comme un condensé de toute la spiritualité vauclusienne dans son mouchoir de senteur, d’herbes sauvages aux sillages qui remontent comme d’un couloir odorant, jusque sur les hauteurs du Plateau, vers Venasque. 

Au sud de Gordes, à main droite, le long de sentiers broussailleux  de garrigues, dans un labyrinthe de chemins étroits et tortueux de bifurcations, bordés de pierres plates et sèches, fichées en terre à la verticale comme autant de bornes, et d’oliviers maigres, répondant sur un ciel gris à la pauvreté de la terre, inculte et sans couleur, sans le décorum sonore des cigales, nous débouchons sur le vaste plateau caillouteux et désolé du village des bories. On dirait, à première vue, un décor planté de village gaulois, bien que tout ici, paradoxalement, soit pierre, poussière, (et non bois et torchis) désolation végétale, comme un cri de la matière. La vie minérale, dans sa densité têtue de silence et de compacité, y respire l’absence absolue de l’eau. Règne minéral sec et plat donc, permanence possible de la vie recluse, l’autarcie primitive, bien qu’on ait mésestimé l’existence relativement récente de ces groupements d’habitats qui remonteraient, pour la plupart, au XVII° siècle, voire un peu avant, alors que l’aridité des architectures, leur souci de la seule fonctionnalité laisseraient envisager une conception d’un autre âge bien antérieur ; c’est là le rêve devant ces monolithes d’architecture, d’un temps druidique aux sagesses complexes et aux connaissances de forces souterraines, et porteuses de vertus archaïques… L’ensemble présenté à Gordes est représentatif d’un village complet de semi dômes ou coniques, à la subtile clé de voûte aux portes ouvertes en berceaux brisés, en arcs en demi-cercles, sans joint, aux pierres posées comme gravitant par la seule compacité et la seule attraction terrestre de leur matière, lourde et organique. On y trouve la parfaite maison de berger, le cellier à vin, à blé, l’atelier aux outils agraires, les cabanes adossées les unes aux autres, ou isolées légèrement, comme par pudeur, reliées par des discrets chemins qui disent que l’habitat est un habitat qui goûte le silence et la paix d’un milieu aux sources secrètes, à l’olivier chétif rythmant la pauvreté sans ombre, et à la caillasse qui pèse sur les têtes autant qu’elle vous tend sa pastorale d’atemporelle grisaille jusqu’au fond des horizons. Cécilia rendait, dans ses vêtements noirs, l’harmonie parfaite et antique de ces femmes et déesses au mouvement d’ombre géante et silencieuse qu’on imagine qu’étaient les femmes aux maisons de pierre. 

Nous longeons longtemps la Durance, sur son flanc nord, nous la sentons, à l’intensité des activités au bord des routes, et à la fréquence des villages rapidement traversés sur l’axe menant vers Pertuis. Venant de Cavaillon que longe le Coulon, à peine esquissés, à flanc de chemin, derrière l’enclos naturel des alignements de platanes, ou parcourus de part en part, Mérindol, Cheval Blanc, Puyvert, Puget, Lauris, jusqu’à Cadenet. C’est le village de Félicien David, ce que j’apprends, en longeant une belle rue à son nom, donnant sur un jardin d’enfant, probablement proche de la maison natale, jalonnée de petites places, avec une sorte de tambour gavroche en bronze sur piédestal  et le bistrot de la halte, le verre de rouge à la terrasse à l’heure tranquille où l’on n’entend que les voix qui s’affairent de loin, entre les entrechoquements de couverts et d’assiettes qui tintent au travers des fenêtres, dans le silence provisoire de la trêve de début d’après-midi. Dans un jardinet, donnant sur l’escalier double d’une maison ancienne, et comme déjà abandonnée, un mur nu légèrement grumeleux, au bleu d’un cobalt cru immaculé, une sorte de bleu de Klein , derrière un foisonnement de branches faisant un faux écran à la bâtisse, en lettre blanche capitale, dans la partie supérieure de la façade, est inscrit , telle l’ affiche d’une possible publicité des années de gloire de la marque automobile, le nom « hotchkiss »…Cette vision d’un autre temps, d’une harmonie telle, de couleurs, d’entrecroisement de végétaux et de lumière jaune, sur le bleu incandescent, m’a parue, dans ce lieu insolite, plus complète que si elle m’eut été donnée à contempler dans le contexte d’un musée.

Plus au nord, où fut tourné « le hussard sur le toit », Cucuron. Tout y est bleu, à commencer par les volets, qui rythment les surfaces des murs principaux, et ne dérogent pas à ce chromatisme azur de la bienvenue qui sied à tous les villages de Provence. Le clocher, qui se perd lorsqu’ on veut voir le cadran de l’heure, (il était 15h et quelques, ce jour là) dans l’enivrement du ciel, bien au-delà des terrasses et des jardins, assoupis en cette saison de l’année. Le Musée Marc Deydier se situe presque au sommet de la rue principale, en pente douce, au-delà de laquelle la perspective donne une allure africaine, par ses palmiers et ses cactus, ses herbes sèches et folles au premier plan d’une vue traversant le village dans un sens parallèle  à la rue du Musée. Marc Deydier, un ancêtre, un maillon de la chaîne familiale ? Des travaux de paléontologie, des reconstitutions de fresques romaines, des instruments agraires, tout un monde réédifié de la vie des campagnes environnantes, quelques bustes de citoyens romains, définitivement anonymes, des plans de villas et des bijoux, des parures de femmes ; un univers patiemment collecté …..… La lumière déclinait déjà, sur la route de l’abbaye de Silvacane, sur la rive sud de la Durance, à la Roque d’Anthéron ; la silva canorum est aujourd’hui une affaire florissante ; seule des trois sœurs provençales à être sécularisée, elle s’est vue adjoindre un long bassin vert profond, et mangé d’algues, et d’énormes poissons rouges tristes, parallèlement à l’entrée de l’abbatiale, ce qui lui donne une vague allure versaillaise, mais tout le flanc nord , qui ouvrait il y a bien longtemps sur des champs de coquelicots, dans leur aspect sauvage, où se voyaient encore les forêts de bambous, les pieds dans le marais de la Durance, accentuant ce sentiment de repli de l’ordre de Cîteaux, ouvert et dégagé sur la perspective de l’édifice, est à présent clôturé. La nef et les allées du cloître étaient bien désertées aujourd’hui, que nos pas résonnaient sous l’immense vaisseau. L’abbaye semble maintenant abandonnée dans sa solitude, dans son écrin de restauration et de consolidation, sauvée en quelque sorte, mais sans l’âme qui en faisait ce sourire spirituel de la pierre dans ses champs d’herbe et de fleurs jaunes et rouges… Nous quittons tôt encore, sous le soleil doux d’après-midi, La Roque d’Anthéron pour Nice.




PROMENADE  A SAINT MAXIMIN ET A AIX-EN-PROVENCE

Octobre 2015


De Mahler on a dit qu’il était compositeur d’été. Je l’ai toujours senti aussi comme un compositeur du matin, du lever du jour, malgré les cuivres, les échos qui relèveraient de la fin du jour. Du lever, jusqu’au vin blanc de midi sur quelque hauteur d’un lac (pour plagier « De l’aube à midi sur la Mer »).

Parti vers quinze heures, pour une escapade, la journée est rayonnante. Je suis à St Maximin à l’heure où la façade de la Basilique est au soleil rougeoyant sur la pierre jaune . Des enfants jouent sur le parvis, on croirait avoir changé la vitesse du temps, le moindre son est répercuté dans l’espace environnant, comme claquemuré. C’est le rythme des petites villes. L’hôtel de France  est charmant, dans le début de la ligne droite, sur la route d’Aix, à quelques mètres de la Place du village. Je fais un tour à l’intérieur de la basilique, presque seul, le silence est installé en fin de journée et octobre est déjà frais ici.. (J’aperçois dans une petite vitrine, les quatre claviers qui avaient été utilisés du XIX°siècle à 1986, date de la restauration de l’incomparable orgue historique d’Isnard, XVII°.). J’achète l’Orgelbhchlein enregistré dans les lieux même, et vais dîner vers 20h dans un petit resto sur la place, sans chercher plus à compliquer. Je crois y être venu il y a quelques années, mais c’était midi, et le coude à coude des restaurants uniformisait les lieux ; ce soir nous ne sommes que quelques tables, puis c’est la saison creuse ; j’apprécie le volume très doux de l’accompagnement sonore et la discrétion du service. De manière générale, lorsque j’ai eu à m’adresser à des personnes durant ces quelques 24h, ceux-ci prenaient le temps de m’indiquer mon chemin ou de m’expliquer ce que je venais leur demander. Faisant face , à droite, le « Cercle Philharmonique », que j’ai toujours cru être le siège d’un quelconque cercle musical, mais qui n’a dû l’être qu’il y a bien longtemps (à moins que ce ne soit toujours le siège d’une fanfare locale), car vue l’imposante enseigne en bas relief au-dessus de l’entrée, on a mal à imaginer qu’il s’agisse aujourd’hui d’un bistrot à l’ancienne , aux  tables rondes, lourdes, et aux pieds à la ferronnerie torsadée, avec, au fond du bar, un immense miroir comme il arrive encore d’en trouver dans les villages où l’emprise de la folie n’a pas encore agi. C’est devenu le lieu de rendez-vous des jeunes du village, qui s’y tiennent à l’aise, assis ou debout, en groupe, ou par deux enlacés, devant les deux roues qui vont et viennent, prêts pour le début de soirée ou pour la nuit qui arrive. Mais comme le nom de mon petit restaurant « the night fall », la fatigue et le sommeil me prennent.

J’entends avant de sombrer, que même Finkelkrault s’effraie de la proposition du Recteur Boubakeur de transformer les églises (désaffectées, pour commencer ( ?)) en mosquées…

En demi-sommeil, peut-être en fin de rêve, à l’heure de l’entre chien et loup du réveil, la limpidité et le compliqué, souvent métaphysique, d’une situation affleure ma conscience. J’entrevois Marx qui considère l’âme comme l’Humanité en exercice. Comme Hegel prenait l’Esprit dans sa réalisation ultime en tous les moments réunis de sa conscience dans l’Histoire (il faut bien rêver), pour Marx, l’âme est un produit de l’action de tous les humains. En exagérant on pourrait dire que le travail est le chant de l’âme. Méfions-nous des chants…Chostakovitch avait écrit un Chant des Forêts, à la gloire des grandes réalisations du temps de Staline, qui était autant un gage de sa fidélité (feinte ?) qu’une approbation (feinte) de la conception du réalisme socialiste.
Là, je suis vraiment réveillé… Je regarde longtemps la ville dormir, au travers de la fenêtre, le jaune éblouissant du réverbère qui pénètre dans la chambre et que je n’ai pas effacé d’un revers de rideau durant la nuit ; je tenais à ce qu’il sculpte, ou qu’il habille de sa lumière, le relief de la chambre. Mais le meilleur réveil, ce sont les très longs messages que m’envoie Katy vers 4h. Je comprends maintenant son silence de mercredi (l’orage horrible, coupure de l’ordi, le car manqué, le retour vers Sisteron sous la pluie etc.).

La journée sera donc radieuse.

La route vers Aix , rouge et or, le Var de l’automne. Les peupliers se hissant vers l’azur en rangs serrés, les vignes mordus par le froid dans leur robe de transition, mi jaunes et déjà sanguines, avec la Sainte Victoire qui est à main droite, dont la route vers le cœur des paysages cézanniens n’est pas accessible aujourd’hui. Ce sera pour une autre fois, je ne savais pas même qu’il y avait un chemin qui menait tout près du massif…

France Musique : « … comprendre la relation de Brahms à Clara ? Jamais on ne saura. On ne connaît que la correspondance de Robert à Clara. Celle-ci a détruit toutes ses propres lettres… ».  C’est souvent le cas des femmes prudentes. Il est évident que quand on devient personnage public, comme l’a été Mme Schumann, qu’on survit longtemps à la mort de son époux, se séparer de lettres qui pourraient faire ombre à un passé secret d’une vie intime avec Brahms, s’impose. J’ai toujours penché pour l’hypothèse d’une vraie relation d’amants entre Clara et Brahms, au point d’ailleurs d’en devenir une relation s’alourdissant au fil du temps, celui-ci demandant éperdument la main d’une des filles de Clara au moment où celle-là aurait pu avoir encore plus besoin de lui. L’historiographie romantique aime à cacher ses sources, par pudeur ou par goût d’une certaine sensiblerie féerique, mais un jour la lumière se fera sur le sujet, comme d’ailleurs on ne cache plus (après presque un siècle) que Robert Schumann est mort de la syphilis, et non pas d’un mal beaucoup plus romanesque pour les conventions, qu’est la folie.

 Ma rêverie, la tête enfouie de couleurs, a la densité des chemins rouges, jaunes, sinueux, avec parfois les branches des arbres qui viennent presque frôler, de leur ombre griffue, les véhicules (Pont de Bayeuls, à la longue ligne droite coiffée d’une arche de platanes en fête), avant l’entrée dans Aix.

AIX-EN-PROVENCE. Cours St Louis, je trouve facilement à me garer tout près de St Sauveur où j’arrive cheminant par des rue aux noms évocateurs, Rue du Puits Neuf, Rue Henri, Collège Campra, Rue du même nom, puis Place de l’Archevéché, avec alentour des placettes pavées aux terrasses calmes et des parterres de feuilles mortes, l’Ecole Sciences Po sous l’ombrage d’arbres gigantesques, et si ce n’était les étudiants qui stationnent devant, par grappes, et qu’un panneau indique bien le nom du lieu, on croirait l’entrée de quelque ancienne maison particulière d’aristocrate (qu’elle a dû être un jour). La façade de l’Eglise est dégagée, on y voit aux voussures une Vierge à l’enfant, un peu dans le style de celles de Strasbourg ou d’Amiens. C’est un gothique tardif et régional. Très heureusement proportionné. La merveille, c’est l’orgue, de Jean-Esprit Isnard, de part et d’autre du chœur, car l’instrument a la particularité de se scinder en deux, face à face, avec des jeux de tuyaux séparés en deux consoles, et non disposés dans le sens de la profondeur en un seul instrument. Ici nous avons affaire à des jumeaux…. La couleur, d’un vert amande à reflet jaunes, s’harmonisant à l’argenté vif, et presque luisant des tuyaux en laiton dans leur pénombre, ajoute encore à la beauté de l’ensemble. Un baptistère, d’apparence plus récent, semble sorti d’un tableau orientaliste. L’ensemble de l’édifice est d’un gothique timide qui ne renie pas ses assises romane. La dame qui tient le comptoir de la présentation des sculptures, en descendant quelques marches, est très gentille et me permet de photographier l’original de la Vierge à l’Enfant.  Je continue par les rues de la vieille ville, vers les Thermes de Sextius, Bar Sextius (qui doit regorger d’animation le soir), et j’arrive au Cours Mirabeau (Lou Cour), aux platanes coiffés pour la saison, taillés assez courts (il me semble qu’il y a très longtemps les feuillages des deux côtés de la chaussée se rejoignaient en une vaste ogive, mais peut-être est-ce mon imagination qui l’a longtemps cru).  Aix est la capitale du platane ! le Cours Mirabeau le centre mondial du platane ! La ville en est pourvue comme le sont, pour leur grand bien, les villages d’ici. Sur le chemin du retour, j’ai noté qu’il fallait attendre Cannes pour voir apparaître le premier palmier. Je remonte tout le Cours, large et monumental, poétique et romain. Une immense façade de Banque me fait penser que probablement Monsieur Cézanne père a travaillé dans cet édifice (il n’y a pas d’autre Banque dans les parages, celle-ci étant singulièrement cossue). L’animation à cette heure avoisinant midi est très dense. Les cafés, brasseries et terrasses ne désemplissent pas. La ville est jeune, il suffit d’une observation même distraite pour savoir que nous sommes dans une cité universitaire. J’ai une pensée pour Christian Massiera et Claude, qu’il venait d’épouser, qui vécurent ici dans le début des années soixante-dix. Je remonte le Cours, à l’opposé de la grande fontaine, jusqu’à la croisée de la Rue d’Italie, vers l’Eglise St Jean de Malte, qui donne aussi sur une délicieuse petite place, avec un platane jaune, de très jeune âge, qui apporte sa note chaude d’harmonie entre les pierres environnantes et cette touche automnale sous un ciel saturé d’azur. A l’intérieur, trois cloches imposantes et toutes neuves viennent fièrement d’être fondues pour doter le clocher de l’édifice d’un nouveau jeu de bronze.

L’Eglise jouxte l’imposant édifice du Musée Granet. Il faut attendre midi pour l’ouverture. Luxueux, comme les grands Musées contemporains, je ne serais pas déçu. 1) une Galerie de sculptures dès l’entrée, trop blanches, comme des plâtres, des bustes, dont un de Cézanne, puis Zola.

2) Peintures du XIV° au XVIII° siècle : Giotto, minuscule, une Annonciation en dyptique avec la Nativité. Une rareté, quand on a vu la basilique d’Assise et les monumentales fresques murales. Mais c’est du meilleur Giotto, bleu, d’humanité hiératique. Une Nativité d’un Primitif français du 15°, presque baroque par le foisonnement des personnages s’entrechoquant les uns sur les autres en toute sérénité. Dans cette salle, ma préférence est allé immédiatement à cet Antonio Rimpacta da Bologna présentant aussi une Vierge à l’Enfant, dans une composition serrée, aux drapés virginaux d’un vert, déjà Veronese, de Première Renaissance, avec juste ce qu’il faut de gaucherie délicate et une science parfaite de la composition. J’ai gardé toute la journée l’impression d’unité se dégageant de ce tableau, comme un exercice intellectuel des plus délicats. Puis la série des Sérénades, tout un couloir de portraits de personnages à guitares ou à concert champêtre, ce qui nous approche bien des galanteries du XVIII°. Un de Jongh domine la série dans un intérieur flamand, le Concert au joueur de Pochette ( ?), plus loin encore, la Série des Amours divines avec un Van Loo. Je ne peux tout décrire, ma visite n’aura excédé une petite heure, ce qui est peu pour la densité d’oeuvres proposée. Peut-être encore, pour cette salle, un Thomas de Keyser (17°) de petit format, dont tout l’intérêt est le drapé de ses noirs dont les caprices et les mises en scènes compliquées de ses étoffes, qu’on pourrait considérées indépendamment, amènent dans une œuvre réaliste, en les devançant, les variations infinies des monochromies de Pierre Soulages. Rubens, Rembrandt, Hyacinthe Rigaud défilent, un Guardi, discret, et sa lagune de Venise tourmentée, le Champaigne dont le titre m’a fait sourire, « portrait de pomponne de Bellièvre », un monsieur qui ne porte pas bien son nom.

Salle des guerriers assis d’Entremont, d’époque préromaine, la plus inattendue. Il n’est qu’à contempler cet ensemble aussi surprenant, mais en proportion infime, que les fameux cavaliers chinois découverts enfouis dans les années 80. Voici ce qu’en dit la notice : « la statuaire d’Entremont constitue un ensemble unique d’époque préromaine, écrivait Fernand Benoît l’initiateur des fouilles systématiques en 1946. Les fragments retrouvés de 18 à 20 statues nous renseignent sur ces personnages du second âge de fer méditerranéen dont l’art reste typiquement celtique.

Les sculptures représentent l’aristocratie celto-ligure parmi laquelle on distingue des cavaliers et des guerriers assis, attitude gauloise de dialogue et d’écoute, et plus original, de femmes. ». Restent de merveilleux bustes et torses d’une énigmatique beauté.

A l’étage, le portrait de Madame Cézanne, d’une telle monumentalité dans la petite taille de son cadre, laisse entrevoir déjà toute l’immobilité égyptienne (de Tahiti) que Gauguin y a puisé. Des Bram van velde, des très beaux, de la dernière période, Giacometti , le coup de foudre de Klee, un Mondrian, celui des toiles cirées, qui fait parent pauvre et un peu désolé dans sa minimalité, un Picasso, la femme au balcon. Celui qui m’a séduit, et j’en suis réellement tombé sous le charme, car ma rétine a réellement été attiré de loin, est un Boudin pour lequel je me serais volontiers fait Arsène Lupin (c’est le seul pour lequel j’aurais commis ce crime), une Marine Soleil Couchant, aux ciels gris orangés, barbouillés, comme après un orage en mer. Comme pour le portrait de Madame Cézanne, que le tableau ait trente centimètres, ou la dimension du Sacre de Napoléon, la monumentalité ne se mesure pas dans cette ordre de grandeur. Dans cette salle, un peu à l’écart, la tranche de saumon de Chardin. Je ne peux m’empêcher de penser à la Nouvelle d’Eco (« Comment voyager avec un saumon ») et je souris de penser que ce saumon-là est venu faire halte ici… Ensuite, la très grande salle où sont les Granet, dont 24 vues d’Italie de toutes petites dimensions et d’une grande finesse de trait que je les avais notés comme étant des Corot, car à cet endroit on n’a pas jugé utile d’indiquer sur les cartouches le nom du peintre… Il me fallut plusieurs minutes pour me rendre compte que je ne connaissais aucun de ces Corot, et j’ai trouvé ça suspect… Le rendu de la lumière et les lieux peints donnent l’impression qu’il l’ait suivi à la trace du côté de la campagne romaine… Je comprends que même les spécialistes d’Histoire de l’Art fassent erreur, le cas le plus retentissant étant l’énorme tromperie de spécialistes jamais réalisée avec la célèbre série des faux Vermeer, conçue par le génial faussaire van Meegeren. Il fallut le laisser réaliser un faux, sous contrôle, et en prison, pour admettre qu’il était l’auteur de ce scandale, tant les critiques ne pouvaient croire que l’étude de la pigmentation, les procédés de vieillissement prématurés étaient miraculeusement maîtrisés. Compte tenu des enjeux que prit cette affaire, mon erreur semble plus pardonnable et moins ridicule…

Plus loin, le portrait célébrissime de Granet par Ingres, qu’on s’attend à rencontrer sans plus de surprise à cet endroit ; par contre, celle-ci nous saisit avec le Portrait de l’homme assis, merveilleusement sobre, quasiment romain. Enfin, à l’extrémité de la salle, en gloire, le très grand Jupiter foudre en main, sorte de Jim Morrison barbu, au visage morne qu’il avait quelques temps avant sa mort, au pied duquel une beauté humaine soumise et admirative, à la peau très blanche, inaugure les peintures de grandes dimensions.

Je retrouve la lumière d’automne qui décline à peine, l’heure étant encore peu avancée. Un peu grisé par tant d’artifices colorés, je retrouve ma foison de platanes jaunes dans le dédale des ruelles, avec le soleil blanc qui oblige à plisser les yeux, et l’azur plus dense encore que ce matin, me laissant guider par mes propres pas au plaisir de ne plus poursuivre d’autres découvertes de sites ou de monuments, mais respirant de ce seul air de liberté qu’on éprouve lorsqu’on a du temps et aucune sollicitation particulière en perspective.

Comme mon orientation me dit que je ne suis pas très éloigné de la Cathédrale, je demande où se trouve celle-ci à une jeune fille qui me répond très gentiment : « ça dépend, laquelle ? »…

 Il a fallu également que je sollicite une dizaine de personnes, (au point que je me suis mis à douter qu’il existe), pour qu’on m’indique le Cours St Louis, en fait à une petite centaine de mètres. Passant devant la Montagne Ste Victoire, maintenant en milieu d’après-midi, le relief est très accusé, modelé par le soleil, qu’on en repère les moindres aspérités et les plus sensibles nuances de gris. C’est l’infini terrain d’observation de Cézanne, qui avait le privilège de s’y perdre, sans imaginer qu’un jour, comme une épée de douleur, on puisse traverser, à coup d’autoroute, le massif de ses méditations colorées.

France Musique, le Paris Concerto karnatique de, et avec Subramanian, intarissable… je chemine vers St Maximin pour une dernière halte à la Basilique (et les Chorals luthérien de la Clavierübung III de Bach, que j’avais hésité à acquérir la veille).  Quinze heures, un enterrement d’une émouvante humilité. On peut y entendre l’orgue murmurer.




PROVENCE      

3  Avril 2016


Comme il y a deux ans, la pluie dès le départ. Elle ne nous quittera pas durant ces trois jours. Avec plus ou moins de répit. Hélène, comme pour l’année de l’igloo, nous a offert une nuit dans un très beau Mas à cinq kilomètres de Gordes, l’Acropole de Provence… Le Mas de la Sénancole aux Imberts, aux pierres blondes et chaudes, même dans le gris de ce milieu d’après-midi. Sénanque n’est pas loin. Et ici le cyprès est un cri jailli du sol vers le ciel, une langue noire qui habille le paysage, inconcevable sans lui. En bordure des routes, des chemins, délimitant les espaces et protégeant des vents, marquant de sa hiératique austérité la gravité des sols des pays de Provence. Pays d’Arles, de Saint Rémy, mais aussi de Gordes, et de tout le Vaucluse, jusqu’aux limites du littoral. Il n’y aurait de pastorale provençale sans lui. La brebis et le cyprès, la pierre sèche, le vêtement romain dans son classicisme rural. Nous prenons la route d’Oppède-le-Vieux, situé dans un écrin de brouillard d’où n’émergent , à distance, comme un repaire d’aigle, que l’église et les ruines d’anciennes fortifications. C’est un temps d’Ecosse pour la lumière, mais avec une fine pluie chaude qui nous dit que nous sommes au printemps. Le village fait une boucle ascendante pour redescendre après le sommet où se situe l’église et un cul de sac menant probablement au-delà, vers les grosses ruines. Les pierres, de la plus belle noblesse, sont mêlées, enchevêtrées souvent, dans le vert de gris du végétal, réemployées, en manière de mosaïques, d’un édifice plus ancien à une plus récente construction, ce qui permet à l’ancien de vivre à nouveau et au plus récent de trouver un matériau inespéré pour un nouvel élan. Le village est ainsi, dans sa partie supérieure et historique, un souvenir d’un monde d’antiquité disparue, élégiaque. N’en reste que des lambeaux, épars ou plus compacts, dont un pan de mur, le long du chemin, qui devait être du XVI° siècle, et qui paraît , dans sa fragilité, devoir encore de tenir en place de par la seule grâce du silence de ce village aux reflets d’abandons et de fantômes. Depuis le sommet, depuis l’église, la vue plonge sur les larges vallées entre Gordes, Lacoste sur un flanc de plaine, et plus au sud, vers Cavaillon. Le pavement de l’étroit chemin est si aigu que les pieds semblent marcher tous nus. Le cœur d’Oppède, sur la placette à l’orée du village, nous accueille au Petit Café pour un vin de Luberon, dans la quiétude de ce milieu d’après-midi. En dehors du café où se réfugient quelques promeneurs (ce qui saturent très vite le petit endroit…), nous n’avons rencontré personne dans les dédales du village. Volets clos. L’harmonie du gris et du vert humide donne un charme rare dans un pays habitué à la lumière crue et tranchante. C’est donc un privilège aujourd’hui de cheminer sous cette grisaille.

L’Ile –sur-la Sorgue. Cela faisait bien trente ans que je ne revenais pas sur les traces de ce qui, à l’époque, était un projet de Musée René Char, projet n’ayant abouti pour des raisons, comme souvent en France, d’obstruction politique entre les différents décideurs du moment. Aujourd’hui c’est le Musée Pétrarque. Il faut dire que les environs sont riches… L’Ile à changé aussi. Elle mérite bien son nom, enserrée qu’elle est de tout un tas de bras d’eau, de cette Sorgue limpide et de tonalités d’émeraude dans les nuances les plus sombres. Ce qui frappe en arrivant c’est le dynamisme de la ville, ces lumières, ces commerces aux devantures vives et soignées, (la Librairie (bibliothèque ?) Frédéric Mistral toute de bleu d’aquarelle), pour déboucher sur la place de l’église, où dominent en face, le Café du Commerce et le Café de France, sous l’ombres des platanes géants, café tout repeint en vert amande, aux décorations ornées de torsades et aux boiseries d’intérieur au large miroir, qui paraissent du siècle qui a vu l’édification de ces bistros. Pénétrant dans l’église, les travées présentent l’originalité d’un luxe de bleu sombre presque noir, allié à des motifs dorés du plus bel effet. L’ensemble manquant  quand même d’homogénéité.  Le vin de Luberon est bon, il y a beaucoup de bars à vin. Et la jeunesse est sur les quais, sur les terrasses à la tombée de la nuit, et plus loin encore dans la nuit. Ce qui est rare dans nos provinces. Nous traversons plusieurs fois des canaux maintenant éclairés, enjambant les morcellements du centre de la ville, comme une petite Venise improvisée, près de ses célèbres roues chargées de vase et de ses cohortes navigantes de canards sur tous les bras de la Sorgue. Nous dînons au « Chineur » d’un excellent magret et de ce toujours vin facile de Luberon. Les pieds des tables sur lesquelles nous mangeons sont d’anciennes et magnifiques machines à coudre Singer. L’Ile est jumelée avec la ville d’Anagni, ce qui me rappelle ce fameux ouvrage du Duc Lévis de Mirepoix traitant de l’attentat d’Anagni dont la noblesse française du XIV° siècle s’était rendue coupable d’un soufflet sur la personne du Pape. Nous rentrons à la nuit noire, traversant les campagnes isolées et silencieuses.

2 Avril

Le Mas, au petit matin, est plongé dans le plus grand silence, on y entend que le battement d’ailes des grands oiseaux des plaines.

Le gris du ciel toujours. Nous sommes à quelques kilomètres de Gordes, sur la routes des bories, qui s’impose de sa masse compacte de gris brun sous la lumière de ces ciels bouchés. Nous plongeons (jamais l’expression n’aura été si vraie) dans le dédale de ses rues pavées qui meurtrissent encore les pieds vers une vue exceptionnellement dégagée sur l’immense plaine alentour. Puis nous nous dirigeons vers le sud, en direction de Cavaillon, traversant Robion, très animée à cette heure, avec ses devantures, ses bistros, sa boulangerie bleue, le carmin de sa coopérative agricole gorgée de fruits et légumes, les glycines serpentant le long des murs et des balcons, avant d’entrer dans Cavaillon où au bout de la longue rue principale, à l’angle d’une rue, discrètement protégée, une merveilleuse façade baroque dont je n’aurais pas retenu le nom. Sur la route, toujours plus au sud, les rangées de platanes encadrent les longues lignes droites, comme aboutissant à des ogives refermées sur le ciel. La pluie est plus intense sur le pare-brise, l’humidité environne tous les paysages, la visibilité est maintenant moindre dans ces campagnes faussement endormies.

Enfin St Rémy luisante d’eau aujourd’hui , mais qu’on imagine au cœur de ses activités sous la lumière qu’aura connu Van Gogh, ses parfums, ses lavandes, et la vivacité tranchante de ses ruelles secrètes et jalousement à l’ombre de la maison de Nostradamus, Michel de Notre Dame, Astrologue, rue Hoche, demeure émouvante dont il ne reste que l’encadrement de la fenêtre à l’étage, à la pierre poreuse et percluse, et une porte reconstituée sur une ruelle si étroite qu’il faut bien lever les yeux vers le ciel pour embrasser l’ensemble du petit édifice. L’église, sise sur une place très ouverte, est d’autant plus émouvante, non pour son réel intérêt architectural, que parce que l’intérieur menace malheureusement de ruines, très visibles dans les travées latérales où le bleu nuit des peintures est recouvert aux endroits les plus fragilisés, d’un simple plâtre blanc négligemment à découvert, et où les fissures ne peuvent plus cacher leurs plaies béantes.

Sur le chemin des Antiques, dans le périphérique de la ville, nous faisons halte dans un bar à vin, aux boiseries et aux décorations échevelées, pour nuancer la gamme de ces décidément petit rubis de vin rouge qui seront les seuls soleils de la journée.  L’espace Van Gogh ne présentant pas de tableaux du peintre, nous ne visitons pas le pourtant bien cossu Hôtel Estrine. Puis Glanum et l’Arc de Constantin au bout d’une longue ligne droite , insensiblement, à la sortie de la ville, toujours dans la brume et la tonalité des gris de la pierre. Pays de cyprès, aujourd’hui dressés comme des lames sombres vers le ciel.

Les Baux. Malgré le temps, les files de touristes cherchent à se garer, loin avant l’entrée du village. Comme bon nombre de ces perles à l’appellation « plus beaux villages de France », victimes de leur attraction, la circulation devient impossible, et comme à St Paul, traverser la cité est devenu interdit. Nous poursuivons, non loin de là, vers les Carrières de Lumières, volume grandiose, englouti dans le cœur même de la pierre. D’immenses cubes, des piliers trapus laissent tout un espace de circulation sous une voûte qui simule le ciel à découvert, et c’est sur toutes les surfaces de ces carrières creusées sur des milliers de mètres cubes que sont projetées des images d’œuvres d’art. Cette année l’exposition est consacrée à l’œuvre de Marc Chagall. Dans ce gouffre de pierre s’impriment les amoureux en apesanteur, les anges descendus du ciel, les fées et les violonistes, les gens du cirque flottant dans la lumière saturée et les naïfs tourbillons oniriques, les mariées en blanc sur les fonds roses signalant un orient proche et tous les thèmes du Message Biblique, et les figures circulaires de l’Opéra de Paris. Durant une heure défile, en plans fixes ou par superposition de plusieurs images mouvantes, l’essentiel de l’œuvre du peintre. On en ressort, dans l’air saturé de grisaille, comme étourdi de couleurs et de lumière spirituelle.

Retour à l’Ile sur la Sorgue. Nous avons laissé le Mas de la Sénancole dans son écrin de rêve, pour une seconde nuit dans la petite cité traversée d’eaux et d’émeraude. Il est temps de sortir le parapluie. Il semble que les hôtels soient difficilement accessibles dans le centre ville. On y rencontre apposée sur une plaque de pierre un ancien hôtel du duc de Chartres où Laure et Pétrarque aurait été abrité. Avec la petite pluie, l’eau paraît déboucher de tous les coins des canaux et de la rivière, il y a même quelque remous du côté des écluses ; Au môle où la Sorgue est bien large, l’hôtel des Terrasse du Bassin a en effet une terrasse donnant directement sur le flux de la rivière et des parasols qui attendront des jours meilleurs. Mais pas une chambre de disponible. L’hôtesse  qui nous accueille nous prend en telle considération qu’on croirait qu’elle nous loue la plus belle chambre de l’établissement. Elle ne fait que nous donner toute sa sympathie et s’emploie à réserver pour nous une chambre à l’Hôtel des Nevons , sur l’avenue René Char. La maison familiale du poète existe-t-elle toujours ? La chambre est vaste comme une suite, avec une large terrasse, et une vue sur un canal de la Sorgue, les canards familiers, et un gigantesque saule pleureur.

Nous passons la soirée au Bistronomic Grill  que tous les habitués de l’Ile semblent fréquenter tant le lieu ne désemplit pas. La cuisine de brasserie, comme hier soir, y est excellente. Jamais je n’avais mangé une telle tête de veau avec le petit Luberon qui va avec. En rentrant aux Nevons il n’y a que le bruit de la Sorgue sur la nuit tombée.

3 Avril

Fontaine de Vaucluse, très tôt. Peu de monde encore, ce sont les meilleurs moment pour goûter ce lieu de couleurs et d’eaux sauvages. La résurgence est à quelques centaines de mètres de l’église massive et austère, une vraie romane, plus sombre encore sous ce décor de gris-vert et son ciel bas, ce matin. La roue du moulin ne tourne pas, ce qui désole Cécilia, et la fabrication du papier selon les méthodes du XV° siècle semble s’être arrêtée. Plus loin une magnifique enfilade de peupliers séculaires longent la rivière, dans une merveilleuse harmonie de tonalités froides, au dessous d’algues, vertes et bleues, émeraude sombre toujours, de rochers moussus qui coupent le flux du torrent en gerbes d’écume. Je comprend l’enchantement qui a dû saisir Pétrarque dans ces lieux qui n’ont pas été pervertis depuis. C’est la quintessence de la poésie éternelle qui coule ici, l’écrin de nature hissé dans une transposition d’âme qui ne peut s’apprécier que dans le silence du matin, ou le soir, bien tard , lorsque aucune trépidation de flux touristique ne vient troubler le chant des eaux et les harmonies sombres des infinies nuances brunes, des bleus et des verts minéraux.

L’église du Thor nous fait prendre un chemin de traverse. Massive et austère. C’est dimanche et le rythme du village est à l’image d’un midi ensommeillé. Le portail est large et festonné de motifs décoratifs. Le clocher domine tout l’espace alentour.

Pernes les Fontaines en début d’après midi. (Perno li Font). Sur la place, en haut du village, une façade de bureau de tabac sur fond ocre a gardé tout le charme des petits commerces comme on en trouve encore dans la France d’aujourd’hui, qui nous parle d’hier et de la patine prise avec l’usure, avant de devenir de quelconques lieux rénovés d’insignifiance. C’est la sortie de l’église, et à l’angle du seul bistro rencontré, un pont pavé qui enjambe une rivière paresseuse et sombre, douves encadrées de deux magnifiques tours crénelées médiévales entourées de beaux saules pleureurs. Nous prenons le petit rouge du pays sur la terrasse où nous sommes les seuls, avec ces quelques vestiges d’architecture comme décor. Le silence s’installe sur la petite place.

Il est impossible d’approcher St Symphorien au cœur des monts de Luberon. Auparavant nous pouvions l’apercevoir d’assez loin et apparaissait le clocher dépourvu de son toit de tuiles, très haut dans le paysage. Par la route empruntée aujourd’hui, nous passons devant l’édifice, mais il est désormais propriété de ceux qui ont réalisé les restauration, et clôturé. Je ne sais si c’est avant ou après ce passage à St Symphorien, mais nous nous retrouvons à Cadenet, et j’y aperçois cette enseigne Hotchkiss sur fond bleu, qui m’avait fait tant plaisir il y a deux ans, par la surprise de ce  vestige publicitaire, et qui, comme le petit tabac de Pernes, parlait d’un autre temps.

Bonnieux dominent de larges horizons verts de plaines et de croisements de routes. Nous l’avions toujours côtoyé ou traversé sous le soleil ou sous les premiers rayons lorsque les brumes fumantes du matins sont encore suspendues à la terre; aujourd’hui c’est sa face humide et grise qui nous accueille. Un verre de Luberon, peut-être le dernier du périple, au seul endroit encore ouvert et fréquenté à cette heure par ceux qui se réfugient à une table pour le repas de ce dimanche maussade. Depuis le promontoire, presque au sommet, la vue sur la plaine a des accents symphoniques. Les toits des maisons courbées en escargot et le dédale des rues serrées auraient bien reçu le Hussard sur le toit. Il y a de belles rues dallées et pentues, encadrées de portes voûtées aux extrémités, une noble façade abritant la Mairie, avec au premier plan, un délicat encadrement  de pierre d’un ancien édifice, et une rugueuse église au sommet du village, entourée de gigantesques cèdres du Liban.




ROME

Septembre 2016

Rome ! je n’y étais plus retourné depuis l’été 67, lorsque ma tante Angela, qui travaillait à la F A O nous avait invité, maman et moi, pour un petit séjour dans le quartier de l’E U R, quartier aux avenues rectilignes, blanches, neuves encore, puisque datant du régime de Mussolini. J’apprends aujourd’hui que beaucoup de rues portent des noms d’artistes français ayant traversé ou aimé d’une certaine manière l’Italie : Rue Stendhal, Berlioz, Bizet, Chateaubriand… Et nous logions tranquillement dans un bâtiment de religieuses tout près du Colisée Carré ou Palazzo del Civiltà. Je passais mon temps à la piscine le long du Tibre, et du lointain de mes quinze ans, je  n’ai que de fugitifs souvenirs de la Rome éternelle, quelques photos …

Cécilia et moi sommes partis ce matin par vol Easyjet vers 10h, après qu’Hélène soit repassée par la maison pour récupérer tout ce que j’avais oublié ! Arrivée à Fiumicino après seulement quarante cinq minutes de vol. Le ciel est chaud, avec de gros nuages plaqués sur un azur rassurant. L’hôtel (Bellambriana) se trouve être bien plus éloigné du centre historique  que nous ne l’avions prévu en commandant notre chambre. Un trajet interminable de bus et plusieurs rames de métro plus tard, que nous referons chaque fois (terminal Battistini, Est de Rome), nous voici dans la foule au pied du Vatican. Je me souviens de l’orgueilleuse basilique qui mesurait au sol et en sa faveur, à l’intérieur de la nef, et en les englobant dans son espace, Notre-Dame de Paris et quelques autres vénérables Cathédrales dans une inutile et vaine mesure de prévalence métrique… De même que quarante neuf ans plus tard, un garde de moralité vaticane signifiait à Cécilia qu’on ne pouvait pénétrer à Saint Pierre les bras découverts. Nous demandons à l’Islam de se découvrir et nous jetons un voile de pudeur sur les corps de nos fidèles, alors que tout, dans notre Occident incite à la nudité des corps. C’est la veille du rassemblement dominical et des barrières sont dressées comme pour l’arrivée de supporters avant une rencontre sportive. La Place est à la fois un espace infini, enserré des colonnades de Bernin et à la fois clos par celles-ci, comme impénétrables. Plus on approche de l’entrée de la basilique , plus la coupole disparaît à nos yeux. Le plus beau est la perspective à l’arrivée de la Via de la Conciliazione. Plus loin, le Castel Sant’Angelo que nous verrons dans sa plus classique perspective de l’autre côté du Tibre, pour suivre, le long du fleuve, la rive ombragée par les platanes dont les branches, en files régulières, se courbent pour faire comme une ogive ou un point d’interrogation se penchant avec délicatesse sur toute la longueur de l’avenue menant à une placette où une église baroque indique que nous poursuivrons plus au Nord. La Via del Corso est très animée, elle nous mène vers la Piazza del Popolo  après que Céci ait troquée ses chaussures qui la martyrisaient déjà. Au delà des éternités de pierre, une boutique toute dévolue à Ferrari. Jamais nous n’avions tant approché une vraie F1, rouge et flamboyante, plus longue qu’une grosse berline avec un habitacle de danseuse…

 La Place est une des premières merveilles d’urbanisme, s’ouvrant sur les escaliers de la colline nord de la ville, ses escaliers abrupts, et ses marches vers le Pincio. Avec un obélisque qui contrepointe l’infinie beauté de la place dans des rues s’ouvrant comme autant de branches d’étoiles dans la mobilité de la lumière. Les nuages ont l’intensité qui tissent le contraste classique de la perfection de la pierre et de la lumière, dans l’après-midi des bleus et des gris, et une matité des couleurs ombrées au passage vif des nuages..

Puis c’est  la Piazza di Spagna, sans l’avoir vue venir. L’escalier de la Trinité des Monts, est empêchée dans sa libre circulation par des échafaudages qui serviront à la pollution sonore d’un concert de fin d’été. La lumière et le clapotis du bassin au dauphin gardent une  sérénité dans la tourmente des badauds, des touristes massés, frénétiques, comme pour la célébration d’un culte de la ville, embrassant du regard cette ascension du double escalier vers l’église de la Trinité. Le bleu du décor donné par le ciel, et en écho la turquoise du bassin, rendent à la l’église dans sa blancheur, des allures virginales. La lumière commence à devenir rase, déclinante, et les ruelles coupent les rayons de soleil en un relief donnant de la densité à l’animation de la fin d’après-midi. Plus loin, le dédale des ruelles mènent dans l’entonnoir de la placette de la Fontaine de Trevi. Autant, la Trinité promettait un espace ouvert vers le ciel, autant la fontaine de Trevi  enserre la foule amassée, que plus aucun balcon donnant sur la fontaine ne peut accueillir de flâneurs et de photographes, et le demi cercle se refermant sur la fontaine donne un sentiment particulier d’étouffement. La tradition veut qu’on lance une pièce de monnaie dans l’eau du bassin, du plus beau turquoise. Les badauds ne sont pas là pour la démesure des sculptures, ses Neptune et ses figures mythologiques, mais parce que la présence d’Anita Eckberg et de Marcello Mastroiani est toujours vive dans la mémoire collective, et dans la nuit romaine. Mais plus personne ne se jette dans l’eau, dans la fureur de la nuit. La Dolce Vita est maintenant colorisée, les dominantes de bleu/vert allègent la saturation de l’espace quasiment clos de ce périmètre en demi cercle, écrasé par la disproportion des figures sculptées au-dessus du plan d’eau.

Viale delle Muratte serpentine, plus au sud, des calèches passent, et sur une toute petite terrasse je goûte le premier verre de rouge du Lazio, et Cécilia, le premier mojito. L’enfilade des ruelles conduit presque naturellement à l’obélisque, et la fontaine du Panthéon, où les foules innombrables s’assoient sur les marches, comme elles le font un peu de partout, qu’on a l’impression à Rome, que tous ces théâtres d’urbanisme et d’antiquités vénérables ont besoin de la mise en scène et de la présence compacte et en perpétuel mouvement des fourmilières humaines. C’est une des explications à la densité des grappes d’acteurs, si ce n’est que Rome concentre dans le cœur de la ville, en un périmètre exceptionnel, toutes les richesses que d’autres capitales distribuent sur des espaces dispersés en arrondissements et en centre d’intérêts excentrés, qui dilue la présences des visiteurs. L’entrée au Panthéon se fait graduellement en groupes qui entrent seulement quand d’autres s’extraient de sous l’immense coupole, laquelle présente l’extraordinaire conception d’un quadrillage de carrés géants sur toute sa surface, en une sorte de nids d’abeilles de la plus belle illusion d’optique. C’était un des monuments que préférait Stendhal dans ses Promenades. Des fresques paléochrétiennes voisinent avec des peintures baroques, des piliers antiques avec des torsades encadrant les peintures, les mosaïques. La lumière commence à baisser, le ciel s’obscurcit légèrement quand nous atteignons la Piazza Navona que nous abordons par l’entrée sud. Elle forme une sorte d’ovale sur plus de deux cent mètres, rythmés par trois fontaines sous le regard d’une basilique de même pierre et de même couleur, les eaux sont toujours du semblable turquoise  sous les contorsions  des Neptune, des dryades et autres faunes de la mer, dans le plus baroque des mouvements de douleur ou de quelque extase païenne. La nuit nous prend sur le chemin au-delà du Tibre, où bien des siècles auparavant, sur cette rive du Trastevere, le monde de Rome s’arrêtait là où commençait celui des Etrusques. Nous l’abordons par la place du Trilussa, grouillante de monde sur les marches et dans les rues qui commencent à devenir étroites et pavées. C’est le vieux Rome , le Rome populaire, où l’on mange sur des tables à même le pavé, dans une succession de restaurants sur lesquels descendent parfois des foisons de végétaux et des gerbes de fleurs sur la pierre des façades. Nous dînons au Montecristo, plus tranquille que d’autres, dans une sorte d’impasse. Les lumières métalliques projetant les ombres dans ces ruelles sans véhicules donnent un rythme feutré et une délicieuse sensation fantomatique à la nuit qui descend. Le Ponte Sisto est enjambé sur le retour avec la perspective du Ponte Garibaldi et de l’île Tiberine dans des trous de lumière à intervalles réguliers au dessus du Tibre. C’est la nuit romaine.

18 septembre

Et puis je suis si heureux d’être ici. Comment voir toutes les églises de Rome ? Il n’en est d’ailleurs pas question . Ce matin le ciel est encore dans la clémence espérée. Le Colisée, le forum romain, le Palatin. Toute une journée ne peut épuiser les siècles en ruines qui se profilent ce matin. L’arc de Constantin sur une photo de mes quinze ans me paraissait bien plus petit. Il y a des milliers d’inscriptions, des milliers de bas reliefs qui parlent probablement de l’œuvre et du cheminement de l’empereur qui, dans les années 300, consacrera le christianisme religion officielle du monde romain. L’édifice paraît tout de même dans ses proportions, un peu empesé. Il gagne à être vu de loin, de haut, du Palatin. Et il est juste en face des arènes des persécutions ! C’est tout un symbole de cette ville qui entasse la matière de son histoire dans un périmètre révélant toutes les strates contradictoires du temps qui absorbe la ville (le Panthéon et ses œuvres du temps des catacombes et celle du temps baroque au sein d’un même édifice) . Julien Gracq disait que contrairement à Venise, qui efface le temps, Rome est une ville qui remonte le temps, qui le fait défiler.

La pierre tout d’abord. Lorsqu’on voit une image d’ensemble du Colisée, on ne perçoit pas le grain de la pierre, la rugosité des différentes surfaces, allant de la plus altérée dans les couches intérieures du monument, aux plus récents revêtement presque lisses et plus récemment restaurés qui achève en une coupure brutale ce qui fut à l’origine l’enceinte de cette architecture.

La plus belle partie de l’édifice est encore à contre jour, nous reviendrons plus tard, en milieu d’après-midi. Pénétrant dans le Forum romain, apparaît dans une sorte de tout petit Champs-Elysées, l’Arc de Titus, flanqué de Santa Francesca Romana, le plus équilibré des arcs de triomphe que j’ai jamais vu. Un Azay-le-Rideau des arcs antiques. Un arc de triomphe de poche, en forme de portail inaugural de ce qui reste des plus monumentales ruines de la cité antique. Défile sous un ciel d’azur perlé de lourds nuages, plein de feu et de sérénité, l’immense poumon de la ville antique, la merveille urbaine sous le regard de la colline palatine. Puis nous nous laissons couler sur la Via Sacra en pente douce. Des arcs et des colonnes mortes, et si vivantes pourtant dans leur nouvelle existence de paysage. Des fontaines à l’eau glacée jalonnent le chemin du forum. L’équilibre et la sérénité des vestiges sont sous l’azur comme des peintures idéalisées de quelque Poussin dans lequel nous traversons l’espace. Midi passe avec la lenteur des nuages. L’esprit reconstitue par un travail d’imagination les édifices et les allées du forum comme une maquette où des pièces manquantes se reforment sans ôter à ces ruines dans leur majesté tout leur pouvoir de séduction. Tout semble reconstituer à rebours un inventaire de nuages décoratifs, de ruines de théâtre, et d’un vent spirituel saisi dans le corpus des visions calmes de Hubert Robert. Entre les restes de la Basilica Julia et celle d’Emilia, les colonnes à terre, en multiples fûts et piles, les rostres jonchant l’herbe, en désordre harmonieux, faisant premier plan sur de nombreux pans encore debout d’architectures éparses tels le Temple du Divo Giulio, l’arc de Septime Sévère, l’Eglise saint Lucca et Martina et l’extraordinaire enfilades des colonnes du Temple de Saturne. En pente douce, le Palatin se gravit du côté de l’arc de Titus, et nous sommes très vite sur le promontoire, véritable balcon qui propose une vue d’ensemble de tout le forum. L’ extraordinaire vue sur la droite, regardant du côté du Colisée, est de retrouver l’emplacement exact d’où Corot a immortalisé sa fameuse vue aérienne, avec l’arc de Constantin en plan serré comme déjà pris au téléobjectif, collé au Colisée et fondus tous deux dans des massifs d’arbres et de végétaux flous. Le Palatin est un véritable jardin de pins et de cyprès, comme tout ce qui est arboré à Rome, rythmé par de sages ruines de catacombes de cirques et de chemins odorants.

Nous revenons au Colisée en milieu d’après-midi, Colisée véritablement assailli sous les portes d’entrée, mais qui étonnamment, laisse à l’intérieur de l’immense ovale, les différents visiteurs penchés aux multiples balcons donnant sur les arènes, un sentiment d’espace. Les effrayant dédales souterrains, puisque cette partie aujourd’hui à ciel ouvert, étaient la jungle terrible, aux accents étonnamment barbares aujourd’hui, où animaux, gladiateurs et martyrs des jeux romains grouillaient dans ces labyrinthes avant l’exposition à la violence en pleine lumière. Vue en perspective légèrement inclinée, ces tortueux boyaux de pierre rongée semblent des rochers tranchants comme j’en avais connu sur le littoral atlantique marocain à flanc d’océan. La couleur de la pierre y est pour beaucoup certainement. Le temps se couvre légèrement, et nous parvenons, un peu plus au nord, au Fori Imperiali, à la colonne Trajane jouxtant le Mercato di Trajiano et le grand hémicycle, théâtre à découvert. La perspective de la colonne et de l’église à coupole  du Saint Nom de Marie est une des vues les plus romaines qui soient. J’ai souri, voyant sous la magnifique statue de bronze vert de César Auguste, mais c’était plutôt sous celle de Jules César, moins réussie, la signature qui figure en général sur tous les monuments publics de Rome, SPQR, « le Sénat et le peule romain, Senatus populusque romanus ». Dans Astérix, l’expression est comprise comme « sono pazzi questi romani ». Autres variantes, le sigle apparaissant sur les plaques d’égouts également, on l’interprète souvent à Rome comme « sono porci questi romani ». ..

L’immense monument néo-romain de la Piazza Venezia, (réalisation à la gloire de Vittorio Emmanuele) qui fait face, me laisse assez indifférent bien qu’il semble avoir beaucoup attiré l’intérêt de Cécilia. C’est le soir qui descend, nous passons une seconde soirée à Trastevere. Promenades dans les ruelles aux maisons ocre, rouges, aux habillages de végétations de verts soutenus, nous traversons la Viale Cinque et la via Bologna déjà bien animées la veille, et passons à Santa Maria di Trastevere aux mosaïques de façade et sur la place du même nom. C’est l’endroit le plus animé dans la nuit outre Tibre. Les bistrots populaires nous tendent les bras. Nous prenons notre verre de rouge au Caffé Hilda, sur une table de fortune jusqu’à la nuit descendue. L’orage s’abat sur notre petite terrasse au restaurant qui se trouve dix mètres plus haut dans la ruelle. Les lieux où nous avons dîné ne laissent aucun souvenirs culinaires particuliers, ils ont le seul avantage de se trouver dans ce théâtre de rue où la lumière, la chaleur des lieux donnent l’impression d’être des acteurs éphémères de ce quartier tumultueux, et de nous offrir cet air libre que tous romains et visiteurs amoureux de la nuit romaine retrouvent sur les marches des escaliers des places ou aux proximités des églises. Nous sommes loin de l’hôtel et devons affronter cet orage intense, d’autant que nous manquons à l’arrêt d’un bus, la bouche de métro Lepanto, qui devait nous mener près de l’ hôtel. Nous sommes démunis, muets, seuls dans ce déluge romain, sans rencontrer quiconque. Une grande tristesse nous envahit.

19 septembre

En trois jours, nous avons naturellement évité les Musées, nous avons peu sacrifié aux églises, sauf un salut pour quelques unes, de l’extérieur. Nous avions décidé d’aller à la rencontre de la ville à ciel ouvert. Mais il n’était pourtant pas possible de ne pas aller  à Santa Maria Maggiore, une des quatre majeures de la ville. Ce troisième jour, après le déluge de la veille, nous rend ce matin, un ciel lavé, où seules les quelques grosses traînées de nuages compacts et serpentines tiendront, d’une part, la flatteuse lumière des alternances de rendu mat et lisse des paysages, et d’autre part, la crudité violente des saturations de ciel. La façade de Sainte Marie  Majeure présente une entrée baroque d’une élégance merveilleusement proportionnée, mais le joyau est à l’intérieur. Les caissons du plafond auraient été doré avec le premier or venu du Pérou, et celui-ci ressemble à un gigantesque lingot lumineux. L’ensemble des mosaïques du 5° siècle paléochrétien est d’une vigueur et d’une harmonie de mouvements et de couleurs qu’on ne retrouve pas même à Ravenne que le byzantinisme de l’esthétique rend souvent plat et hiératique. Malheureusement, et c’est la grande déception de cette visite, les panneaux de ces extraordinaires réalisations se trouvent plaqués au-dessus de chaque côté des murs de la nef principale, élevée sur ses hautes colonnes, à intervalles réguliers, loin du regard, et suivant la position du soleil, l’éclairage rend impossible la contemplation de ces panneaux, d’autant que dans l’immensité du vaisseau central, les mosaïques qui ne sont pas en fait de très grandes dimensions, paraissent échappées au regard. Pareillement les  scènes mouvementées des œuvres du chœur sont insaisissables à la contemplation. Les scènes parlent de l’Ancien Testament essentiellement, de la vision d’Abraham, de la remise des Tables de la Loi à Moïse, d’Hérode, et tous les sujets sont traités avec un réalisme  de la mise en espace remarquable et un sens des couleurs dont les dominantes restent extrêmement  chaudes de tonalités.  Restent les immenses chapelles latérales, dont celle de gauche, Chapelle Paolina  (l’église n’est pas orientée), que j’aperçois furtivement, mais interdite de visite, et celle de droite, Chapelle di Sisto Quinto, qui pourraient être des  entités détachées de l’ensemble de la basilique, tant elles se suffisent dans leur ordonnancement, la richesse des ors , des peintures, et la complexité de la perfection architecturale de leur élan baroque tout baigné de lumière.

………

Sortant de la basilique, j’aperçois l’enseigne d’un Upim, cet équivalent de nos Monoprix ou Casino, qui est peut-être un de ceux où nous allions avec Maman et Angela, dans la petite Fiat 500 bleue.

Et puis la pastorale.

Après avoir cherché ce chemin sacré, et plus d’une heure de traversée du sud de la ville, le bus nous laisse au carrefour de Cecilia Metella. Le temps va prendre une autre dimension.

Il y a des routes qui disent les mythes du voyage, la 66 ( ?) qui traverse les USA, les Champs-Elysées de la Grèce antique et ceux de Paris, inévitables et symboliques, il y a des routes droites, complexes, des mystiques, et celles de Fjords, celle de Nazca, toutes pleines de la rigueur de leur certitude, de la mathématique de leur nécessité, de leur infinie harmonie géographique.

Et puis il y a la Voie Appia.

Voie intérieure de la grâce poétique, du silence, de la paix d’un chemin si long que même la Grèce antique n’en a pas d’équivalent. La Via Appia finissait son chemin à Brindisi.

La voie des bergers et des chars, des chariots, des milices fracassantes, des martyrs tout au long du parcours, voie de sang et de tumulte. Rendue aujourd’hui à une éternité de quiétude. Dans ma tête résonnent Les pins de Rome de Respighi (j’y entends le long crescendo que Constantin Silvestri, et lui seul ! sait ménager dans l’ultime partie de l’œuvre, les Pins de la Voie Appia), bouleversant de fracas guerrier.

Comme le silence, après qu’aient cessé les trépidantes convulsions de la vie, la voie Appienne nous est donnée maintenant dans l’essence même de ce que fut la Rome d’avant, aujourd’hui rêvée. D’une idéalité à portée de chaussures prêtes à la parcourir.

Après le carrefour de Cecilia Metella, sur la gauche, la pastorale de ce dernier jour à Rome est en marche, comme nous marcherons durant plusieurs heures sur les dalles antiques, grosses comme des dos de tortues et presque des dos d’hippopotames. La Via semble infinie, presque réservée aujourd’hui. Loin des foules de la ville, loin des entassements des jours précédents. J’avais une appréhension avant de parvenir à ce carrefour, et m’apprêtais à continuer de vivre ce mouvement de théâtralité collective comme autant de figuration bonhomme qui entoure avec de tant de ferveur la Ville éternelle, que je fus frappé par le contraste qui nous fut proposé.

D’abord le carrefour, un bistrot, quelques bicyclettes à louer pour la ballade. Des pins et des parasols qui abritent du soleil.. Le lieu est si silencieux qu’on pouvait ouïr des bribes de conversations à bonne distance.

Et la voie qui s’ouvre.

D’abord avec des pavés en joints serrés, sur un chemin qui pénètre comme s’ouvrirait une ruelle, mais à ciel ouvert, limpide et sans désordre ; et dès les premiers pas, la haie des cyprès et des pins, de part et d’autre. On y poursuit la voie dallée comme on entre en paradis. Un jeune curé, le pas hâtif, sans forcer, nous dépasse , comme s’il savait domestiquer sans effort les aspérités du chemin. En peu de temps nous le perdons de vue, tant il semble avoir des ailes…. Quelques bicyclettes presque silencieuses nous dépassent dans les soubresauts des chemins de côté où il est plus commode de chevaucher, quelques promeneurs nous croisent de loin en loin, puis le silence et le rythme de nos pas épousent l’éternité des dalles comme l’herbe drue épouse certains vestiges dont on ne saurait dire s’ils furent des temples ou des morceaux d’aqueduc, des demeures ou des oratoires en travers de la voie principale.

Et comme ça nous cheminons longtemps, plusieurs heures. J’ai pensé qu’il y avait à la maison, dans la boîte aux souvenirs, une ou deux photos de maman et moi devant un cyprès, d’un noir et blanc soutenu. Peut-être a-t-il tant grandi que je ne le reconnaîtrais pas sur le parcours. Peut-être que lui m’a reconnu, puisque la Voie  est semblable à tous les temps qui l’ont parcourue. Aujourd’hui c’est Cécilia qui est sur les photos, elle marche d’un pas d’éternité sur les photos que je fais, elle est toujours devant, elle avance, elle a de l’éternité. Pour ajouter la pastorale au bucolique du site, nous avons surpris les clochettes des petits moutons en troupeau de l’autre côté d’un talus. Ils s’apprêtaient à traverser la voie.

Nous aurions pu, dans l’enthousiasme, faire les trente kilomètres ou plus que compte encore la voie Appienne, mais c’eût été pire que l’orage de la nuit précédente. Nous avons marché comme sur le chemin d’un paradis sans douleur, dans l’harmonie de la pierre, de la lancinante et attractive voie dallée et des arbres, des bouquets, des fleurs, des pierres, comme déposés et disposés à l’harmonie semblant ne jamais avoir d’horizon, qu’on n’eût été étonné de voir surgir au détour d’un paysage quelque soldat romain en tenue d’époque…

J’évoque plus cet épisode de notre parcours romain  parce qu’il a l’intensité supérieur des expériences qu’on peut vivre dans les horizons des cheminements. Monument Valley, les Rocheuses… la Via Appia a largement sa place.

Il fallait bien choisir de revenir. L’infini était au bout du chemin. Nous sommes donc revenus, plus pauvres de n’avoir poursuivi, et plus riches… Pourtant, comme à Nazca, comme dans les chemins qui mènent à la félicité, tout droit, l’Appia perce toujours  indéfectiblement depuis ses dalles et ses pavés vers un paradis certain.

Revenus à Cecilia Metella, sous un ciel plus sombre, nous avons fait halte pour un verre, sous l’abri du petit bar du carrefour (Appia Antica Caffé) qui abritait une étonnante bibliothèque. Le vin des Abruzze et celui des Colli Senesi sentaient bon la fin du périple. La lassitude du corps contrastait avec la légèreté de l‘esprit. Nous avions touché de près la félicité. Le vin ne pouvait qu’être bon.

Nous remontons après le carrefour de Cecilia Metella, l’autre chemin à droite, sur ce qui est aussi la Via, vers le Nord de celle-ci. La voie s’est élargie, le rêve est mis dans la poche. L’église St Sébastien possède un beau plafond, aux couleurs presque naïve, avec un martyre percé d’une seule flèche. Les catacombes de je ne sais quel temps et de quel intérêt n’éveillent plus notre volonté de tracer l’esprit de la voie antique. Dans ma tête j’ai la vision  de « l‘Embarquement de Sainte Paule du Port d’Ostie», une marine, un paysage, et tout à la fois un Port d’Ostie idéal , peint par Le Lorrain et  un Lorrain dans ses plus belles factures. Maintenant la circulation est devenue, dans cette partie de la Via, presque aussi dense que dans le centre historique. Nous prenons un bus qui nous égare, mais qui nous mène aux portes de Cinecitta. Du métro Colli Albani nous sortons à Barberini, au Nord de la Via del Tritone, où sur notre droite, apparaît, toute bordée de gros arbres, la fameuse Via Veneto dont parlait souvent Angela. Une avenue de classe et de caractère. Nous descendons depuis la Place des Tritons jusque dans le cœur historique, par des ruelles et nous traversons à nouveau, saturée de visiteurs, le Panthéon, et remontons jusqu’à Saint Louis de Français. La façade est quelconque, et si ce n’était que celle-ci faisait partie des deux églises pour lesquelles j’avais prévu d’accorder un intérêt plus soutenu, je ne l’aurai pas remarquée. Mais dès l’entrée, la lumière a quelque chose de triomphant. L’architecture y est proche, dans le défilement de ses travées latérales, d’une grande église romane. Les couleurs qui se dégagent nettement , dans une sorte de halo, sont l’or de ses dorures, et les stucs dans les parties supérieures donnent un bleu qui sied parfaitement à Saint Louis. Malgré ses dimensions, nous ressentons une impression d’intimité immédiate, d’autant que dans la travée de gauche, à hauteur du chœur, dans une petite chapelle, parfaitement éclairée, se trouve trois Caravage relatant la vie de Saint Matthieu :

St Matthieu inspiré par l’Ange

La Vocation de St Matthieu et le Martyre de St Matthieu. Les visiteurs sont silencieusement attentifs à ce drame violent de l’esprit que le peintre a donné en une extraordinaire lumière intérieure.

Un peu plus loin, dans une chapelle de la même travée, un portrait de St Louis, dans son habituel vêtement de velours bleu à lys doré, dans une attitude étonnamment vigoureuse et si rarement belliqueuse.

Nous arrivons à quelques dizaines de mètres de St Louis, débouchant à la Piazza Navona, cette fois, à la lumière bien déclinante de ce dernier soir à Rome. Les éclairages sur les bassins aux sculptures des divinités de la mer donnent une impression accrue de contorsions extatiques à celles-ci. Les reflets jaunes y accusent plus le drame que lors de notre première flânerie. La féerie des couleurs de la pierre, l’eau claire et saturée de ce vert que je n’ai rencontré que dans cette ville, des quelques musiques qui commencent à émerger des restaurants nous gagnent, pensant que demain ce sera fini. Il est temps de dîner, non pas sur la Place, mais dans le petit couloir, proche de cette chaude ambiance de Trastevere, au Sud de la Place, chez Cuccagna, chez Cocagne. Le vin du lazio est presque aussi bon qu’un vin de France. Nous traversons une dernière fois, la Place du Panthéon, où les extatiques promeneurs paraissant les mêmes que la veille, continuent leur méditations sur les marches de l’obélisque, et sans nous retourner, nous trouvons instinctivement dans le dédale éclairé des ruelles, le chemin qui nous mène sur le retour. Nous ne sommes donc pas allés, sur les traces de mon premier séjour romain, dans ce quartier de l’E.U.R où est le Palazzo del Civilità.

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ROME P.S.


J’ai retrouvé dans la boîte à chaussures qui sert de boîtes aux souvenirs, les vieilles photos de cet été 67, (Angela écrit au dos –9-17 Août 1967, E.U.R) … le forum romain, où le cliché avec Maman montre bien que je ne suis pas plus intéressé que ça … La Via Appia avec une statue magnifique que nous n’avons pas retrouvée ! – Cécilia dit qu’elle a dû être déplacée … et puis la Place St Pierre, les gardes Suisse, Maman, Angela et moi dans nos vêtements très années 60, les petites Lambretta genre Vacance Romaines, et les Fiat 500, la Piazza Navona où j’ai l’air de m’ennuyer comme on peut s’ennuyer à quinze ans dans la ville à remonter le temps. Le pont de l’E.U.R., le coucher de soleil, avec les reflets des immeubles administratifs qui faisaient une lumière violente sur le lac, la photo prise dans l’escalier qui mène à la piscine, ces noirs et blancs dans un léger flou, comme sont flous tous les souvenirs quand le temps leur demande de revenir à la mémoire. La blancheur des maisons vues depuis le balcon où nous étions logés face à la colline où trônait une basilique à coupole du côté du Colisée Carré, et l’ordre sévère et tranquille des rues et des avenues environnantes.

Plus que le pourpre cardinalesque, les rouges (bordeaux) et les ors surmontés de la louve, dans la dynamique triomphante, rayonnant de fierté et de passion affichée, et peut-être ici plus qu’ailleurs, des couleurs de l’A.S. Roma, et ce, jusque dans les boutiques de bimbeloteries du Trastevere, sur les murs et les couloirs des bouches du métro.

 …

Puis le Colisée, mes grimaces d’impatience devant l’Arc de Constantin. Je crois pour finir qu’Angela nous avait mené pour des fruits de mer près de l’antique Ostia. Peut-être était-ce sur les hauteurs de Frascati. De vieilles photos…

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Ce long week-end, cette subite décision d’aller à Rome, l’année où elle disparaissait, est finalement un au revoir à Angela, ma marraine. Le hasard peut-être.




DROME PROVENCALE   VAUCLUSE     

15 /17 octobre 2016


C’est le troisième séjour, la troisième escapade de l’année, vers la Provence une fois de plus, qui se profile avec le Château de Rochegude que nous avait offert Hélène. De lourds brouillards de matin  pèsent sur St Maximin, qu’on a du mal à deviner le vaisseau de la basilique, et Ste Victoire dans une féerie brodée d’une polyphonie de grisaille perlée et ondulante. Puis le soleil est bientôt là dans un ciel serein, et nous longeons après Aix, les premières bordures du pays intérieur, des oliviers et de la terre grasse. Nous quittons progressivement les essences méditerranéennes du pin et du palmier pour le culte du platane, de l’eucalyptus  et du cyprès noir.

Nous quittons les grandes routes pour les départementales, et ce goût quasi charnel que je retrouve sur ces chemins de pays d’or, de vent et d’arbres, à chaque arrivée dans cette Provence haute, me saisit d’une impatience à donner un choix d’orientation vers un village plutôt qu’un autre. J’avais en tête de poursuivre en premier vers Buis-les-Baronnies, plus à l’Est, et déjà dans la Drôme, quand l’indication vers Vaison-la-Romaine m’apparut la plus sensée, étant plus au Sud, et encore dans le Vaucluse. C’est la ville la plus grande que nous traverserons, disons le plus grand village, la modestie des autres n’enlevant rien à la poésie et au charme que nous saurons leur trouver.

Venant de Rome, , il pourrait paraître fade de se glisser dans les méandres de ces campagnes habitées de simples beautés rurales, engoncées dans leur pays, mais le poids indéfinissable et la trace, comme saillante de quelque pierre ou quelque vestige d’un passé médiéval, font surgir au détour d’un paysage une densité d’émotion souvent comparable aux révélations des plus antiques et vénérables ruines romaines. Ce qui relève de l’évidence dans la Ville Eternelle, se dévoile graduellement ou subitement, à l’échelle d’une dimension de la sensibilité et d’une harmonie toute française, dans ces mosaïques de terroirs jamais si parfaitement perçues que par l’œil et le cœur averti des promeneurs patients de ces pays d’olives et de cyprès. La particularité de cet espace provençal du Sud de la Drôme est d’appartenir à la fois au domaine des anciens comtes de Provence, et d’être soudé au Nord du Vaucluse, à ce qui est déjà le Dauphiné. Cela nous a valu de voir très fréquemment le long des routes, des panneaux bleus aux lettrines dorées indiquant bienvenue en Drôme provençale, ou bienvenue dans le Vaucluse, en l’espace de quelques kilomètres, repassant successivement d’un département à l’autre, ouvrant ainsi des portes de campagne comme pourfendue par le morcellement très aigu du découpage administratif. Une anecdote que me rapportait Georges, à la fin de ce mois d’Août, décrit un éleveur d’abeilles payant tout à la fois sa taxe professionnelle dans le Vaucluse , mais aussi dans la Drôme, avec des normes d’exploitation n’étant pas les mêmes suivant que les abeilles se situaient dans l’un ou l’autre département. Il n’y a donc pas que le seul découpage labyrinthique des terres à se trouver ainsi si bien aiguisé.

L’arrivée à Vaison, se fait dans un halo de silence à l’heure de la pause méridienne. Les parkings sont nombreux et faciles d’accès, situés dans le périmètre des sites archéologiques. La rue principale de la vieille Vaison mène à l’Ouvèze, rivière torrentueuse qui fit tant de dégâts dans les années 90. Tout au bout, le pont romain a été reconstruit et probablement consolidé par ailleurs. La lumière saillante fait émerger, depuis la perspective offerte sur le pont, un axe donnant sur la cité médiévale, à flanc de colline, comme ayant eu une de ses deux moitiés écroulée par le temps, et deux bras de rues de maisons basses, de pierre blondes et calleuses. Partant de l’une d’entre elles, nous rejoignons la Place Monfort devenue piétonne depuis notre dernière visite dans les années 80. La fontaine au pied du platane géant coule en silence, l’espace s’ouvre sur une multitude de cafés et de brasseries criblés de soleil, et filtrés par les branches ocres et jaunes partageant le froid de l’ombre et la vigueur sèche de la lumière chaude.

C’est le moment de goûter le vin du Rhône.

Puis c’est la montée en pente douce vers la cité médiévale aux rues pavées qui déséquilibrent le marcheur. Les fameux volets bleus, disons d’azur, qui sont la marque riante de reconnaissance des maisons de Provence, sont d’un autre bleu à mesure qu’on se dirige vers la Drôme, et déjà, dès Vaison, nous voyons des nuances très marquées de ce bleu lavande, qui peut s’intensifier jusqu’à un mauve profond aux façades de certaines demeures, qu’on dirait un jeu de rivalité décorative entre les deux terres limitrophes.

Vaison possède deux cathédrales, ce qui est à peine un paradoxe, puisque depuis deux mille ans, l’Ouvèze sépare la cité ancienne de celle qui va devenir la nouvelle ville et la romaine. Les ruelles montantes, dans la chevelures des végétaux enserrant les pierres, nous mènent vers la ruine du château, hors de tout chemin balisé. De grosses veines de pierres dégageant vaguement un passage jusqu’au sommet venté d’où la vue sur la vallée se perd jusqu’à l’horizon. Ces ruelles labyrinthiques jouent de surprise, et de ce jeu, les perspectives des maisons, encadrées de capillarités de lierre, aujourd’hui rouges et ors, les encadrements de porte, les asymétries des façades, les arcs passant d’une maison à l’autre traversant les ruelles, et les renflements de pierres comme gorgées de leur propre opulence, blonde, brune ou rousse, les débouchés sur fond de jardinets désordonnés, rivalisent de poésie et du charme de cet enracinement apaisé du temps, aux détours de chaque placette et des quelques fontaines aux bouches sculptées de gargouilles murmurant sur la surface sans ride des bassins.

Un sentiment de quiétude coutumière semble ne jamais devoir se départir de ce silence séculaire au flanc de la vieille cité.

Enjambant L’Ouvèze, vers le site antique de Puymin, nous retrouvons Rome. Dans l’enceinte d’une cité antique et provinciale, de ce quartier grouillant autrefois, avec ses rues dallées, le périmètre des boutiques, le « Nymphée », château d’eau constitué de bassins aménagés, « le Sanctuaire des Portiques », monument public encadrant un grand jardin à colonnade et de riches maisons patriciennes et celle à l’Apollon Lauré avec triclinium, thermes privés et péristyle. De cette dynamique fonctionnelle ne reste , comme à Rome, qu’un paysage sublime qu’un peintre pourrait éterniser pour la beauté des équilibres classiques dans les formes et leur alternance avec l’environnement naturel, serein et domestiqué.

Nous accédons au Théâtre, au sommet d’un tertre à ciel ouvert, dont les colonnes en demi cercle rythment la perspective supérieure sur l’ensemble de la vallée avec une vue plongeante sur des gradins accueillants environ 6000 personnes. C’est le cadre actuel des fameuses « Chorégies ». Le bosquet, au dos du théâtre, est une oasis silencieuse d’arbres séculaires, avec son côté et in arcadia ego

Le site antique de la Villasse, comme celui de Puymin, plus émouvant, plus vaste aussi, plus grouillant de colonnades et de maisons privées, longeant le quartier des boutiques, moins aristocratique peut-être que Puymin, regorge de bustes et de parterres fleuris. La Maison du Dauphin montre le passage d’un monde semi rural à une véritable ville gallo-romaine. La Maison du Buste doit son nom a une magnifique statue de Domitien, préservée aujourd’hui au Musée attenant. Je ne me serais pas lassé d’en faire le tour. Dans ce même Musée, deux masques de Comédie et un ensemble de statues grandeurs nature achèvent le puzzle de cette ville dans la ville, qui a comme Rome, avec sa cité médiévale et ses sites antiques, une superposition de témoignages agrégés remontant le temps.

En contrepoint de la cité médiévale, et cette fois sur la rive des sites antiques, il nous fallut marcher, derrière le site de la Villasse, jusqu’à la seconde Cathédrale, plantée sur une vaste esplanade où aucun angle ne perturbe la perspective d’ensemble de l’édifice. La lumière est sur un plan plus inclinée à cette heure de la mi après-midi, et offre déjà des reflets jaunes. La nef dessine un vaisseau en plein cintre des plus classique, et par une petite porte, nous pénétrons dans le cloître carré et au chapiteaux imagés à intervalles réguliers. Sans être Moissac, ce petit espace de paix et de méditation, à la lumière d’or qui envahit maintenant les arcs coiffant les chapiteaux, nous offre une intimité de plénitude dans ce cœur enclos de pierres et d’oliviers.

Et sur la route de notre château drômois, à la sortie de Vaison, une chapelle isolée, Saint-Quenin, à la curieuse abside triangulaire, entourée de vignes d’or et de pourpre.

De plus en plus, dès la sortie de la ville, la lumière prend la tournure colorée de la vigne, entre les verts jaunissants et les rouges recroquevillés des feuilles. Nous sommes sur la route des Côtes du Rhône, l’enfilade des coteaux forme un océan automnal d’où émergent Buisson et ses maisons serrées autour du clocher à ferronnerie forgée et son cadran qui indique que le soir vient.

C’est l’entrée dans Rochegude (Roche rude, Roche aigue), à l’heure où les derniers rayons de soleil brûlent, depuis le parvis et la fontaine muette, les parties supérieures des tours massives. Nous traversons le long couloir vermillon, aux parures blanches, qui mène tout au fond, à la chambre. Feutrée et silencieuse, aux éclairages doux, au plafond démesurément haut, et aux bains de faïence.

Même brève, la visite des parties basses, en forme de U, sur le pourtour de la bâtisse, nous fait traverser les salons de musique, avec épinette et orgue positif, une immense salle de lecture, aux fauteuils de velours mauves et couleur de sable, au pied d’une cheminée où brûle un feu dense crépitant et continu qui pourrait recevoir des sangliers entiers ou de plus gros gibiers encore, des salles d’apparats et de boiseries sombres, propices à la lecture ou à de silencieuses méditations (on aurait, dans un salon, reçu un des Papes d’Avignon), et des couloirs sous verrières abritant des statues de seigneurs locaux de pied en cap, en pierre poreuse, les mains jointes et dans des postures d’humilité, des armures et des meurtrières donnant sur les jardins.

Nous dînons à Ste Cécile des Vignes, à quelques kilomètres, dans un Logis de France, en bordure d’une très belle avenue de platanes où les lierres descendant sur la terrasse du restaurant auraient invité à rester dehors si ce n’était la légère fraîcheur de la saison avancée.

La façade du château est maintenant baignée d’une pleine lune, si jaune, et comme débordant de son propre disque, qu’elle semble gorgée du soleil de la journée.

16 octobre

Le parc au matin, dans les tonalités grises d’un ciel improbable, moucheté de bouquets verts et jaunes au pied des grands chênes. Les pas feutrés sur les mousses, les feuilles d’automne, et aucun oiseau alentour. Une maison aux volets bleus ensevelie de toute part dans ses lianes de lierre se réveille lentement.

Et nous quittons Rochegude.

Nous longeons le Rhône, en l’apercevant parfois sur quelque balcon de collines, et remontons vers la Drôme du Dauphiné.

St Restitut. C’est le calme des dimanches matin. Quelques villageois à la croisée de certaines rues, montantes et descendantes, et sur la place principale, l’ église du XII° siècle, au portail très romain, avec fronton et colonnades encadrant l’entrée, un peu comme celui de la chapelle St Gabriel en bordure de Tarascon. Face à l’édifice, deux maisons jumelles dirait-on, aux volets bleus (encore de ce bleu d’azur du sud), encapuchonnées chacune d’un platane séculaire et toutes deux ensommeillées dans le doux tintement du filet d’eau de la fontaine. Et il est des moments de grâce inexplicables dans ces rencontres du végétal et des pierres de maison, des entrelacs du lierre et des fers forgés des balcons, sous la tonalité des bleus ou des jaunes, dans les perspectives des rues qui offrent de telles séductions.

Une villageoise nous indique un St Sépulcre octogonal ( ?) à la sortie du village, solitaire.

Plus au Nord, La Garde Adhémar d’où l’on peut presque apercevoir le Rhône. Les maisons ont été restaurées, la pierre paraît plus blonde qu’avant. Le village se présente sur une sorte de promontoire, et l’église du XII° s’expose à la vue, des kilomètres avant la montée vers le cœur du village. Le Val des Nymphes n’est pas loin. La lumière bleue et  froide est encore basse et n’éclaire que très peu les édifices. La Place Georges Perriod en forme circulaire, présente un boulingrin en son centre, et tout autour nous accueillent les volets mauves des bistrots et restaurants à l’heure du petit verre de rouge. Un havre de silence sous les saules pleureurs.

Une superbe Vierge romane en bois, dont les éclats de couleurs s’écaillent  avec le temps, d’une grande humilité, qui est souvent la caractéristique de l’art de ce temps, se niche au bas côté gauche de la grande église. Derrière le chevet, en contrebas, un petit portail auprès duquel un ensemble de carreaux en terre cuite décoré de fleurs, ouvre sur l’entrée d’un jardin botanique. Quelques marche plus bas, des ensembles délicats taillés à la française, comme des petits Villandry, avec des labyrinthes miniatures, des espèces de plantes rares, des tailles géométriques savantes, et ce qui ajoute au charme du lieu, ces jardinets suspendus donnent une vue plongeante toute vaporeuse dans la vallée du Rhône, créant l’illusion que ces assemblages végétaux tiennent en suspension sur un nuage éphémère.

Et loin dans la vallée, les larges silos de Pierrelatte fument de leurs paisibles réacteurs nucléaires.

 

Peu après midi, de loin, sur un mamelon en pente douce, avec à son sommet le clocher trapu, le village de Mirmande. Je l’avais découvert au printemps de l’année dernière, pour avoir été en 98, affilié au rang très prisé des « plus beaux villages de France ». Ces villages n’ont jamais démérité l’appellation qui leur est décernée, et c’est sûrement encore plus sensible pour Mirmande pour lequel nous avons fait ce détour dans la Drôme des collines.

Dès l’entrée où nous avons laissé le véhicule, les rues sont comme pavoisées de ces arches qui traversent en une butée leur pont de pierre d’une maison à une autre. Les cafés et les quelques hôtels sont évidemment massés au bas du village, celui-ci promettant d’être pentu, les terrasses accueillantes, et en ce dimanche, plus animées que d’autres jours.  Des jarres de fleurs encadrent les portes bleues ou les fenêtres jalousement voilées de rideaux de dentelles. Mirmande est un écrin de solitude habitée. Ce qui frappe au regard, c’est le contraste des sobriétés de ces maisons de pierres grises ou jaunes, finement proportionnées et franches dans leur appareil, probablement riches à l’intérieur, à demie ensevelies par une nature qu’on a laissé se développer à l’état de désordre d’avant la renaissance du lieu vers 1926. Ce qui en fait le charme ajouté, est justement cette coquetterie des végétaux s’exprimant en une sauvagerie à peine contenue par la volonté de ses habitants, comme une décision de laisser se développer une anarchie naturelle à laquelle on accordera toute confiance pour habiller d’une harmonie la plus parfaite l’accord entre la pierre et l’échevelé du végétal. Nul autre « plus beaux villages » ne semble avoir à ce point opté pour cette naturelle intrusion du hasard dans le développement de cette harmonie. Ruelles montantes, pavés coupants, traversant des enfilades de figuiers et de jardinets, le village est aussi connu pour avoir le plus bel ensemble tuilé conservé. Des grappes de lierres habillent les façades, les escaliers bifurquent en pentes sévères, semblant livrés à une improvisation de parcours que le curieux se devra d’expérimenter en suivant ses dédales, et au détour d’une rue, après avoir traversé des courbes et des enchaînements d’arbres et de portes jaunies et à l’abandon, attendant une quelconque résurrection d’espaces encore abandonnés, en décor de quelque théâtre idéal et imaginaire, le cimetière est atteint. Le clocher est en effet trapu, et les allées jonchées de pierres tombales poreuses, encadrées de cyprès. Nous sommes en pays de Provence, les harmonie de verts et de végétaux déjà rougis par la saison, se respirent dans la légère brise au sommet de la colline. Mirmande a une âme.

Redescendant par d’autres chemins de grappes de vignes, de portes en arches, nous rencontrons la grande bâtisse où vécut André Lhote, de 1926 à 1962, avec la plaque apposée, sur ce qui est aujourd’hui un hôtel discret et cossu, …« auquel nous devons la renaissance du village ».

 Haroun Tazzieff a été maire du village de 1979 à 1989.

Dans l’encadrement de ce qui constitue l’entrée délimitant réellement la montée vers les tortueuses surprises du village, sur l’un des murs, on peut encore admirer, à la porte Gautier, vestige du XV° siècle, une peinture médiévale dont je n’ai pas su déchiffrer l’énigme. Nous goûtons maintenant le vin du Rhône sur une terrasse avant le retour vers la vallée.

Nous saluons rapidement Valréas et sa belle Cathédrale, mais la torpeur du dimanche, venté ici, et grisâtre, tristissime, nous fait poursuivre. 

Nous entrons dans Nyons, au centre plus animé. Deux grandes belles places, dont l’une enceinte d’arcades, nous accueillent. Elles se prolongent par la rue principale qui mènent , comme à Vaison, au pont roman. Celui-ci a beaucoup souffert en 92, lors de la crue de l’Ouvèze. Aujourd’hui encore, on peut voir les marques sur les deux parties de l’arche. Et de l’autre rive, l’admirable perspective de la rivière, avec une partie du pont et la maison qui abritait le moulin à huile. Paraphrasant un homme historique, on pourrait s’exclamer : « Ici à Nyons, au pied du pont roman, se dressent d’anciens moulins à huiles ». La rivière laisse quelques bandes de plages de galet, et des forêts de roseaux marquent la limite des berges. La grande bâtisse qui abrite le moulin à huile nous accueille sur sa terrasse où nous goûtons le vin de pays et les fameuses olives de Nyons, la tanche, aromatisées aux herbes de Provence et à l’ail. Depuis cet endroit, il n’y a meilleure perspective, juste en dessous, pour admirer le pont sur sa butée d’un seul tenant, de 47 mètres. La rivière est toute en sinuosité, avec un débit nerveux, malgré la marge importante qui la sépare des deux berges. Encore un verre de Vinsobres sur l’une des deux places principales enceintes d’arcades et de vieux commerces à l’abandon, comme une librairie qui dut connaître , il y a longtemps son heure de gloire, et un commerce de confections pour dames et pour fillettes qu’on devine aux traces de lettrines sur la partie supérieure du même édifice. Des enfants jouent au ballon, ce qui est aujourd’hui rarissime dans nos villes, et cette grande enceinte dégage un côté très italien dans sa conception, ne serait-ce que pour ses arcades, son animation de fin de journée, et la succession rapprochée des deux places. L’hôtel Colombet, historique, (puisqu’il affiche tout un assortiment de photos anciennes, et quantité d’objets ayant appartenus aux premières générations d’hôteliers), présente une magnifique terrasse arborée, qu’on croirait que les branches pourraient, à certains endroits, enserrer ceux qui s’y reposent. Nous logerons, malgré le charme de cet hôtel, aux « Oliviers », coquette maison blanche et verte, aux jardinets japonais, adaptés à une sensibilité toute provençale, par les objets et les matériaux choisis pour les décors. (Le patron a séjourné trois années en cuisine au Japon, et tout rappelle ici la méticulosité et la miniaturisation des choses).

17 octobre

Les volets s’ouvrent sur la pluie. Froide, sans une seule trouée d’espoir. Les flaques d’eau crépitent sur la terrasse, derrière le petit salon à l’heure du café. Nous mettons les Kway pour la visite du moulin à huile. C’est un petit Musée, très bien conçu dans les cavités creusées dans la pierre aux couloirs voûtés, avec un pressoir entier de 1780, prêt à fonctionner, qui apparaît. Dans des vitrines, diverses lampes à huile, certaines venant d’Orient, toutes sortes d’ustensiles et des meules de plusieurs tonnes. Lors de la crue dramatique de 92, des meules de cette dimension ont été emportées par le courant et enfouies à jamais dans les sables.

Et nous quittons Nyons. Le lit de la rivière qui laissait hier des galets à découvert, et les berges dégagées, était complètement rempli, avec un débit furieux à la limite des forêts de roseaux.

Par le col d’Ey nous rejoignons Sainte Jalle, et il pleut suffisamment pour que les gris de la pierre de l’église donnent l’illusion de plus encore de noirceur volcanique. C’est un édifice trapu de l’extérieur. Mais d’une sobriété presque élégante à l’intérieur. Le portail sculpté laisse pénétrer dans un vaisseau simple mais de proportion parfaite. Sans décoration et superflu, c’est une vraie romane provençale. J’avais pensé, autour de cette escapade vers Rochegude, aller revoir ce village qui vit la naissance de mon grand-père Paul Deydier. Je ne sais rien du temps qu’il a pu vivre ici. C’est sur le livret de famille jauni de mes parents que j’ai appris qu’il était né là. A-t-il été baptisé sur ce baptistère tout près de l’entrée ? A-t-il passé une partie de son enfance dans ce tout petit coin de la Drôme avant les grands espaces de la ferme d’Aïn-el-Aouda ? Ce n’est qu’un infime moment d’une vie commencée ici, mais cette église est comme le témoignage d’un passage éphémère, alors que celle-ci était déjà là depuis des siècles et qu’elle a continué bien après que ce grand-père eut disparu. Elle est comme le reflet d’un visage abstrait qui aurait contenu en elle tous les passages de l’enfance de cet aïeul dont on ne saura jamais plus rien. Nous ne rencontrons âme qui vive, et on pourrait croire que ce petit pèlerinage intime a été organisé spécialement pour nous. A la sortie opposée du village, une route rectiligne est bordée de magnifiques platanes aux branches formant de larges coudées mouillées, qu’on croirait des griffures sur toute la perspective de la ligne droite. Nous n’avons pas vu les nombreuses calades et autres passages secrets à l’intérieur du village qui méritait un peu plus de soleil.

Buis-les-Baronnies paraît bien grande en comparaison. La Place des Arcades est le lieu féerique et le cœur de la ville le jour de marché. Aujourd’hui nous sommes seuls sous les exceptionnelles arcades du XV° siècle. On dirait, dans l’enfilade et le rythme de chacune d’elles, la carène d’un vaisseau qu’on aurait retourné. Les maisons sont colorées, bleus de Provence, jaunes et rouges. Une fontaine au milieu de la place sépare les deux rangées d’arcades de chaque côté de la rue, qui prend un relief et une note d’élégance presque inévitable. L’hôtel, qui est une curiosité en soi, qu’on s’y laisse progressivement happé jusqu’au premier étage, est décoré de même, de papiers peints dans les tonalités chaudes de rouge et de jaune, avec des reproductions de Archimboldo et de peintures du XVIII° siècle. Nous déjeunons au « Bistrot des Cigales » avec le dernier vin du Rhône, et passons devant le Collège Barbusse, ce qui laisse supposer qu’il vécut ici, comme Barjavel à Nyons, face à notre « Hôtel des Oliviers ».

Un timide soleil nous accompagne sur la route de Châteauneuf du Pape, élégant dans sa pierre jaune et sa montée majestueuse vers les ruines d’un édifice qui garde encore aristocratiquement ce sentiment de n’avoir pas déchu, d’une grandeur et de la beauté  d’un passé  encore mystérieusement ancrés au sommet de sa colline.




PARIS

12 /15 novembre 2016


Enfin ! depuis tant d’années encore … ! Bernard et moi avons placé notre première rencontre à Paris sous l’angle de Dieu et de la mort. Entre nous c’est souvent ainsi par gageure, par défi, et pour une large proportion, par cet humour dévastateur qui ne le quitte jamais.

Je viens à Paris à la demande des éditions Harmattan qui organisent tous les seconds lundi du mois une réunion pour les nouveaux auteurs.

Je vais revoir des lieux universels que je n’ai plus vus ou jamais vus auparavant. Ma dernière visite, en janvier 79, concernait une recherche d’emploi auprès d’un Conservateur du Louvre qui m’avait conseillé tout simplement de passer le concours relatif à la fonction de Conservateur. Je venais de passer mes deux dernières années au Musée Chagall du temps de Pierre Provoyeur qui en avait été le premier grand responsable. Logé chez Robert Sarrut, pour deux jours peut-être, au cœur d’Athis-Mons, qui n’est ni Paris, ni même une terre conçue pour les humains, dans ces banlieues de solitude où sont repoussées les fourmilières laborieuses, les petits hommes gris qui ne voient pas encore le soleil quand ils s’en vont le matin, et qui rentrent sans voir la nuit arriver, la tête appuyée contre la vitre d’un moyen de transport où le sommeil et le harassement de la journée les auront saisis. Ce sont ceux qui, quand on les interroge, disent qu’ils habitent Paris.

J’arrive par un vol Easyjet en début d’après-midi. Bernard me mène à Ville d’Avray sur son énorme moto quand il commence doucement à bruiner sur le parcours. La pluie, puis la grisaille ne quitteront pas les jours que j’aurais à passer ici.

La pluie, la pluie douce, froide et permanente.

En tournant autour de l’Opéra, la première impression est cette hauteur vertigineuse de l’édifice que je n’avais jamais ressentie pareillement, par exemple, à Vienne. Et toutes les architectures qui suivront, comme le corps principal du Louvre et ses impressionnants massifs d’angle, et tant d’autres monuments érigés, parlant de grandeurs royales et impériales mêlées. Le Paris qui émerge encore aujourd’hui est dans ce défi de l’élégance qui transparaît dans la moindre harmonie des courbes et la majesté qui ne laisse répliquer à tant d’autorité, qu’elle semble s’imposer même aux plus récalcitrants des fastes et grandeurs des siècles qui firent la chair même de Paris, portant le sceau des volontés royales au cours des siècles, complétées par celles, plus tardives et définitives, des alternances monarchiques et impériales.

La Capitale Républicaine s’est fondue dans celles qui l’ont précédée, plus qu’elle ne s’y est opposée.

L’urbanisation de la ville, au travers des trouées formant les axes de communication de l’ère Haussmann, porte plus encore la marque nouvelle des grandeurs de l’Ancien Régime, symbolisée par la largeur des avenues, dont par ailleurs les Champs-Elysées sont comme l’hypertrophie d’une capitale qui ne peut se développer que dans l’expression de magnificences de son propre héritage. Même la République Mitterrandienne, dernière période visant à laisser une marque architecturale à la mesure du nouvel hôte souverain, s’est glissée dans de somptueuses réalisations dépassant l’échelle de la République. Bien plus, au monarque s’est ajouté le Pharaon dans la Pyramide du Louvre. Au cœur même de la Capitale, s’est posé comme un sceau ou plus encore, un poinçon de diamant signifiant la griffure vers le ciel tout autant que l’éternité du tombeau dans le cœur géographique et vivant au centre et au ventre grouillant de la ville. De même l’Arche de la Défense se lit d’Est en Ouest comme nouvelle arche d’alliance, rappel d’une promesse qui lie le futur de la ville à la course d’un soleil souverain.

Rome est une ville qui fait émerger la mémoire des siècles, en un chaos harmonieux de fruits hétéroclites, baroques et de sédiments antiques. Paris ne peut se lire d’emblée dans ses multiples strates historiques parce que tout y est comme surgi depuis la naissance des quais de l’attente, des courbes et des harmonies fougueuses du romantisme le plus vibrant, ce qui en fait une ville se renouvelant sans cesse, comme s’inventant dans la foudre de ses tumultes. Si Rome s’inscrit dans la pierre d’un livre ouvert sur le socle de ses siècles, Paris féconde, à l’image de ses pluies, les ruelles pavées et les escaliers tortueux qui disent l’espérance dans le rituel du quotidien, les amours, et comme surgissant, les révoltes à venir.

Nos pas nous mènent rue de la Paix. Feutrée et saisie dans l’humidité d’une après-midi qui fait déjà allure de début de nuit, bleutée et striée de faisceaux de phares. La Place Vendôme débouche comme pour confirmer, dans la nudité de sa perfection carrée, la tonalité du jour, bleue de saphir…

Le jardin des Tuileries est traversé près de l’îlot éclairé du manège pour enfants qui aujourd’hui tourne à vide ; les arbres dépouillés découvrent l’espace déserté qui s’habille dès le printemps de son couvercle de feuilles, et au bout d’une allée, c’est le Louvre et le phare lumineux de la Pyramide sur l’immense esplanade. Les masses sombres et démesurément élevées dans leur pierre noire et austère semblent enserrer le tétraèdre de verre et de métal comme un vaisseau spatial posé au centre de la cour du musée. C’est un peu le cœur de Paris en un raccourci cinglant . La pyramide révèle, par la continuité du verre et du métal, la contemporanéité inventive que vient prendre, comme en l’encerclant, l’accumulation des strates de civilisations successives de galeries, de plafonds et des couloirs d’œuvres d’art du Louvre témoignant d’un rappel sans cesse renouvelé, des accumulations créatrices de la Capitale comme centre du monde.

Nous quittons la légende des siècles accumulés pour l’intimité pavée des quais de Seine, vers le Pont Neuf.

Je comprends mieux maintenant ce qu’on nomme Paris, Ville Lumière. Il y a, comme dans les chansons, la ville phare, celle qui éclaire de ses révolutions, de ce pouvoir qui est donné à peu, d’éclairer l’avenir et la pensée des peuples aux travers de ses grands hommes qui innervent de volonté un destin et celui des autres peuples qui s’y laissent guider. Mais ce soir, c’est depuis ce Pont Neuf, les quais humides de la Seine, ses gros pavés luisants dans l’éclairage des réverbères, à l’heure de la nuit naissante, que la lumière de ce paysage urbain, révèle une magie propre à cette ville, comme il devient évident que l’on reconnaît un paysage ou un être connu à la qualité de sa végétation et la densité de ses nuages ou à la vestimentation habituelle dès le premier regard. Paris est une fête, disait Hemingway. Il faisait certainement plus allusion à l’aspect lampion qu’au désordonné qui caractérise si souvent les mœurs et la légèreté de la nuit parisienne. J’ai eu l’impression devant ce pont de lumière sculptée, ces pavés, puis plus loin la coupole de l’Académie française et les berges où les bistros commencent à vivre de la palpitation de la nuit , qu’une féerie de couleurs détrempées à dominante bleue et liquide se fondait dans les halos jaunes des multiples sources de luminosité qui donnaient à tous ces espaces que nous parcourions, la vraie signature du manteau nocturne de la ville.

Même le petit bistro St Augustin, tout près du cœur tumultueux du Quartier Latin, portait ce sfumato de coloris boisé teinté d’un voile  qui laissait même les sons environnants des tablées voisines dans un amorti d’imprécision. C’est un Paris mouillé et impressionniste qui défile sous la fontaine St Michel et sur la Place St André des Arts. Les chaussures sont crottées de feuilles jaunies qu’elles semblent plus lourdes sur la chaussée. Bernard nous mène vers Notre-Dame. Elle respire et porte en elle toute l’élégance massive, si l’on peut dire, du poids d’avoir été trop admirée, d’être cette image unique portant toutes les autres images de Paris avant la naissance, maintenant à part égale de reconnaissance, de la Tour Eiffel.

Le Paris de la République et le Paris des siècles monastiques et monarchiques.

En guise de musique de chambre, après tant de monumentales symphonies architecturales, au  tournant d’une rue à cheval entre le cinquième et le sixième arrondissement, nous débouchons sur une tourelle d’angle Renaissance, comme un vestige de François I, et le petit restaurant du même nom.

13 novembre – dimanche

En contrepoint des lumières et de la poésie inhérente à chaque harmonie de rue ou de paysage, même les noms à Paris ont une volonté de marquer d’harmonie et d’un rien de démarqué qui n’existe qu’ici. En m’endormant je voyais défiler tant de plaques bleues aux noms à la fois hermétiques, comme de court poèmes de rue, et frappés du mystère d’une origine, souvent médiévale, dont le sens premier nous échappe.

Rue des quatre Fils, Rue Vieille du Temple, Rue Grégoire de Tours, Rue de l’Estrapade, Rue de la Bûcherie, Impasse des Boeufs ou Cul de Sac des Bœufs, Rue du Chevalier de Saint Georges (au 14 se trouvait l’Hôtel Richepanse près de la Madeleine, où ma grand-mère –Nonina- avait séjourné dans les années 50 !…), Rue de l’Arbalète, Rue des Petits Carreaux, Rue des Fossez Saint Jacques, Rue Sainte Croix de la Bretonnerie, Rue du Cerf Couronné, Cul de Sac du Paon, Rue des Poissonnières, Rue de la Verge d’Or, Rue du Mal de la Mule, Rue Gît-le Cœur, Rue du Chat qui Pêche, Rue Croix des Petits Champs, Rue de la Queue de Vache, Rue Brisemiche, Rue du Cul de Putois, Rue Eugène Poubelle, Rue Basfroi, Rue des Coupes-Gorges…

(Nous sommes loin de l’angle de la 5° et celui de la 247…)

Déjà, le train de banlieue, les stations de métro défilent, et les noms évocateurs de lieux improbables, Bécon-les-Bruyères, (comme dans un film d’Audiard), Asnières etc. jusqu’à la gare Saint Lazare, où ne manquent que les fumées de locomotive pour se croire dans un tableau de Monet.

Montmartre, les vieilles rues. La ville se rétrécit et perd de sa monumentalité creusant dans son passé comme pour s’humaniser, et justement, la première curiosité du matin est le « Mur des je t’aime », fait de carreaux de faïences bleues, où tous les je t’aime du monde se trouvent inscrits à la main comme un prélude à cette percée vers les hauteurs du vieux Montmartre.

Pour atteindre le sommet de la Butte (il ne s’agit pas ici de colline), nous grimpons par l’un des multiples accès d’escaliers (rue Foyatier) qui sont comme la marque de cet îlot de presque ciel qu’est le vieux Paris. Ces longs boyaux grimpants, aux pavés gras de ce jour mouillé, rythmés de réverbères élégants, qu’on irait presque s’y pendre, tant on ne peut s’empêcher d’y retrouver les clichés inévitables et nocturnes de Brassaï ou du Kertèsz de Mon Paris. Parallèlement aux escaliers, le funiculaire, proposant le même accès au sommet, paraît un moyen de transport en commun affreusement dépourvu de la moindre poésie.

Par la petite place nouvellement baptisée Amélie Poullain, depuis  le Sacré Cœur, la ville est offerte, et chacun y retrouve un peu du plan de Paris, vu en perspective cavalière, aujourd’hui noyée dans un flou impressionniste. Je surprend le nom de la rue Steinkerke au bas de notre petite ascension, ce qui me renvoie à d’anciens souvenirs d’une certaine sonate de François Couperin.

La rue Cortot, vieille rue emblématique de l’Ancien Montmartre, appelée rue Saint Jean depuis le XVII°, porte aujourd’hui, non pas comme je l’ai longtemps cru, le nom d’Alfred Cortot (ce qui l’aurait immortalisé vraiment tôt dans sa carrière), mais d’un sculpteur du XIX° siècle, Prix de Rome en son temps. De vieilles cartes postales d’un temps où la Butte était un village silencieux, attestent d’une activité artisanale disparue, et j’ai encore le souvenir, probablement de mon premier passage en 69, d’une blancheur des murs et de la souple sinuosité des ruelles adjacentes, lesquelles semblent toutes mener vers le Tertre. Aujourd’hui la rue est inondée de lierre sur la plupart des façades et la grisaille tranche avec le souvenir de ce que j’en ai gardé de blancheur. La Place est toujours colorée et grouillante, animée par la concentration de son lot de rapins, de ses bistros criards, de ses terrasses à peine désertées et de toute cette effervescence qui, comme à Rome, caractérise les très hauts lieux de la curiosité obligée.

 A proximité d’une petite école, et comme pour inviter à l’imaginaire,

un étonnant mur qu’a illustré Jean Marais pour le Passe muraille de Marcel Aymé, dont la tête, une jambe et une partie du torse sculptées de bronze semblent traverser le mur et se projeter vers nous..

Quelques rues plus bas, un moulin de bois en surplomb d’un café, se prétend Moulin de la Galette, et à la croisée , la Rue Lepic, en pente pavée. Bernard voudrait qu’on prenne un verre au Virage Lepic, ce qui permettrait de replonger dans des souvenirs de Stef, mais l’endroit étant fermé ce dimanche, nous prenons notre rouge un peu plus loin, un vin de Sicile. Ce qui nous conduit à nouveau à nous interroger sur la mort, la notre, celle de Stef, et du déraisonnable de boire un vin de Sicile en pleine rue Lepic…

La Place Furstenberg, d’une certaine manière, est comme l’antithèse de celle du Tertre, de par la conformation discrète et féminine d’une élégance  parisienne dans son essence, et de par ses dimensions enserrées de près par le demi cercle des immeubles. En fait, elle est une illusion de Place, tant la minceur de son centre, très proportionné à l’ensemble, aurait pu être parcourue sans contournement aucun par un segment de rue raccordant directement  la rue suivante. Ce sont les arbres alanguis qui donnent ce petit miracle de romantisme. Il paraît impossible, surtout la nuit venant, de trouver périmètre parlant plus justement que celui-ci le langage de l’amour, qu’on imagine sans peine des confidences proférées à l’heure où les premiers réverbères projettent leurs halos d’intimité.

Après la Place Blanche et le Montmartre populaire d’en bas, le quartier foisonnant des ouvriers et des petits commerces, plus désordonné que celui de la Butte, nous retrouvons les quais, traversant des jardins extrêmement ordonnés et jalonnés de sculptures, jusqu’au Jardin des Plantes.

Débouchant sur Saint Germain, le boulevard me semble démesurément large, tant l’histoire intellectuelle de l’après-guerre est marquée par l’existence feutrée des caveaux de jazz et de rock and roll, de l’intimité feinte des intérieurs des Café de Fore et des Deux Magots où l’Etre et le Néant a dû être conçu, du moins pour la légende, et qui demeurent au travers des noirs et blancs de l’époque, à l’ombre de l’église la plus ancienne de Paris.

Fuyant le sentiment d’ennui dominical du grand boulevard, nous nous engouffrons dans la bonbonnière de la Brasserie Lipp.

A défaut de parcourir indéfiniment les berges de la Seine, que j’aurais pu inlassablement longer, c’est maintenant le Canal Saint Martin, rectiligne sous les marronniers jaunes et rouges, et près d’une écluse, l’Hôtel du Nord. Celui qui n’a jamais existé, comme la légende de                                                                      Sartre et Simone de Beauvoir, il a été dans le seul imaginaire de millions de visiteurs, réellement vécu de sa façade indispensable, et non pas seulement dans des décors de studio de cinéma. On y entend encore, si l’on est attentif, entre l’écluse du canal et la façade de l’hôtel, l’écho de la tirade gouailleuse d’Arletty…Le Café sous l’enseigne de l’hôtel porte le même nom, et en cette fin d’après-midi, l’on peut voir des groupes se former avec des enfants portant des lanternes éclairées, prêts à partir vers la Place de la République en commémoration de l’An I de l’attentat du 13 Novembre. La nuit est maintenant tombée.

Après le Mur des Je t’aime, dans les toilettes de chez Bernard, il y a de quoi méditer. Une magnifique affiche d’un bleu profond décline toutes les définitions à peu près creusées que l’humanité a écrites sur la définition de Dieu. C’est la scène XXXV de la « Chair de l’Homme » de Valère Novarina. Et ça prend tout un pan de mur… Nos échanges sur la mort vont bon train.

 

14 novembre

Encore le choix de sortir à Saint Lazare. Une sculpture compressée d’Arman, déclinant le thème du voyage au travers d’un empilage de valises. Comme pour les contrebasses devant l’Acropolis de Nice, ces objets d’art en métal brut vieillissent très mal. Ces valises font l’effet de partir pour une destination qui n’est pas désirée. Ou comme si Arman s’était égaré loin de Saint Paul de Vence…

Boulevard Hausmann, large et  rectiligne. Dès le milieu de la matinée, nous sentons que c’est lundi aux flux de circulation. Les vitrines des grands magasins font écarquiller les yeux des enfants. Dès la mi novembre, tout est là pour Noël. Mon regard se perd plutôt vers les extraordinaires mastodontes que sont les architectures des deux immeubles du Printemps. Puis nous plongeons sous les verrières des grands Passages, avec toutes sortes de librairies, de magasins d’antiquaires, de bimbeloteries, dont un m’a beaucoup plu, à la façade bleu pâle et à la vitrine surchargée, la Boîte à Joujoux, et plus surprenant pour moi, l’adorable entrée du Musée Grévin, discrètement logé au bout d’une de ces galeries, avec son bas relief de personnages d’époque napoléonienne et autres saints d’Epinal, jouxtant l’hôtel Chopin, à la façade aux boiseries sombres, romantique et comme fait pour protéger les amants loin des vacarmes. Nous déjeunons sur une minuscule terrasse avec face à moi, en fond de bistro les rideaux vichy rouges et blancs, qui augurent une cuisine d’Auvergnat, sans manière et le vin de Vacqueyras qui ne nous aura pas déçu.

La longue rue Montorgueil défile, grouillante, piétonne et active, et débouche sur l’énorme chantier des Halles, son futur complexe commercial aux formes hélicoïdales et elliptiques  de vaisseau fluide qui me fait penser aux graphismes des partitions de Xenakis. Puis sur la droite le bouillant chevet de l’église Ste Eustache. La nef est immensément élevée, plus que Notre-Dame, dans un gothique tardif aux décorations peintes de la Renaissance et, à la façade ouest, très haut, le fameux orgue à l’extraordinaire buffet dû à Jean Baltard et dont Jean Guillou a longtemps été titulaire. C’est ici que Lully se maria avec Madeleine Lambert, fille de Michel Lambert, immortalisé par ses Leçons de Ténèbres. L’histoire de la France royale continue de défiler. Rue de Rivoli, deux portes peintes des plus psychédéliques. A l’étage, des d’ateliers d’artistes discrètement fondus dans le paysage architectural, et plus loin, la Samaritaine, qui a laissé son nom au fronton de l’immense bâtisse de type Art Déco et Art Nouveau.

Nous traversons le Marais et ses hôtels particuliers, le cossu musée Carnavalet, à la façade austère et classique, doyen des musées de Paris, qui retrace l’Histoire de la Ville.

La ballade se poursuit comme une déambulation sous le ciel gris et clair, les yeux souvent levés vers les architectures et les harmonies de la pierre qui trouvent leur élégance dans le fondu des ciels. La rue des Rosiers rejoint la petite rue Malher.

Puis la Place des Vosges. C’est le petit Versailles du XIX° siècle tant les personnalités les plus diverses, du monde politique, artistique et aujourd’hui médiatique, y ont séjourné. Madame de Sévigné y est née au 1bis. Au 11, on y voit encore un des plus vieux graffiti du monde (attribué à Rétif de la Bretonne ?). C’est aussi la plus ancienne place de Paris. On y retrouve Jean-Pierre Cortot pour la création du bassin et la statue équestre de Louis XIII. Comme dans toutes les villes uniques, on ne peut parler d’elles si on ne saisit l’enchevêtrement des zones les plus reculées de leur Histoire et les méandres des temps qui les composent jusqu’à se confondre avec le visage vivant qui reflète l’Histoire d’aujourd’hui.

A l’un des angles, « Ma Bourgogne » où nous nous installons pour un répit et deux carafons d’un fameux vin de Coteau du Mâconnais. Le bel ocre fauve des hôtels privés s’aperçoit d’une galerie à la galerie  opposée, en cette saison où les multiples arbres sont dépouillés et donnent à ce vaste ensemble où trône la statue équestre, plus qu’ailleurs encore, un sentiment d’espace automnal et de temporalité immobile.

Puis le pont Sully ( ?) d’où j’aperçois en fond de décor le chevet du vaisseau de Notre-Dame, avec la Seine qui semble s’engouffrer sous l’arche d’un pont et révéler toute l’harmonie classique du paysage parisien, de saules pleureurs, la tête s’interrogeant, et de peupliers rythmant en perspective profonde, jusqu’à se fondre dans le gris du décor, au plus loin, sur les berges que semblent accompagner les péniches à l’ancrage.

Nous retrouvons la rue des Ecoles, et bien que l’heure ne soit pas encore trop avancée, la Coupole de la Sorbonne, vue de loin est déjà habillée du bleu lumineux de dix sept heures. Les devantures des éditions Harmattan dans leur vert profond semblent régner dans ce périmètre animé.

La librairie Gibert est un vrai tourbillon de parutions en tous genres, sur quatre niveaux. Je ne résiste à la tentation d’un volume de Novarina qui nous a beaucoup occupé durant mon passage ici, et à un volume d’Europe consacré à André du Bouchet.

Nous prenons un verre de rouge dans ce bistrot où Bernard a ses habitudes et où, à travers les vitres du jardin d’hiver, nous apercevons  le square et la statue solitaire et torturé du poète Emanescu.

C’est maintenant mon rendez-vous au 16 de la même rue. L’intérieur de la librairie est un vaste labyrinthe de plusieurs étages où l’empilement des ouvrages manque de crouler au moindre faux pas. Nous parvenons au trente sixième dessous de la maison où une vidéo sera constituée des quelques questions qui me seront posées sur le Livre des Répons.

…les répons sont les chœurs qui commentent et répondent au mélisme du soliste dans le nocturne des Leçons de Ténèbres. C’était, au XVII° siècle un genre musical fortement encouragé par Louis XIV et un office nocturne qui psalmodiait les Lamentations de Jérémie durant la semaine sainte. Soliste et chœur se répondant…Leçons du vendredi saint, Répons du Vendredi etc. J’en ai été inspiré durant l’année 2013 écoutant beaucoup les madrigaux spirituels de Gesualdo… Les Leçons de François Couperin sont les cimes du genre… Mon ouvrage n’est pas une transposition verbale de ces Lamentations, mais une libre interprétation dans l’ esprit des ces Nocturnes sacrés…

Je n’étais donc pas venu à Paris pour rien…

Après une réunion initiée par Denis Pryen, directeur général des éditions et des responsables éditoriaux, nous rencontrons autour d’un vin les auteurs des différents départements de publication. La salle de réunion me fait l’effet d’une sorte de catacombes recevant des fidèles… Bernard et moi faisons la connaissance d’un auteur belge qui écrit des théories sur le cinéma et finissons la soirée ensemble, après quelques échanges d’adresses,  au Café le Lutèce. Le garçon de service est tellement intrigué de tant d’agitation autour de son plateau qu’il finit par s’intéresser à nous et à ce Livre des Répons dont je dois parler avec non moins de mouvement de persuasion. Découvrant le dernier chapitre aux caractères hébraïques qui impulsent le début des mots de  chaque phrase des Ténèbres : « … je reconnais les lettres en Hébreu, ça va plaire à ma mère… ». C’est ainsi que je me suis découvert une vocation commerciale, que Yehouda a pris le seul volume que j’avais apporté avec moi, et déposa un billet de vingt euros sans demander la monnaie.

Un dernier regard sur Paris, un square probablement à l’angle de la rue des Ecole et de la rue Monge ( ?), le buste de Montaigne dans sa nuit, songeur, et l’édicule Guimard du dernier métro.

15 novembre

C’est encore un peu de bonheur que de s’éveiller à une matinée à Ville d’Avray. L’étang de Corot est derrière la maison, enfoui dans de grands espaces forestiers que nous rejoignons après avoir traversé toute la longue rue de Sèvres, et après l’école, un chemin va tracer tout le pourtour des deux parties de l’étang. Une sculpture à l’orée de la promenade, probablement inspirée du style de Carpeaux, représente   une vision du peintre, dont on ne voit que la tête coiffée de l’éternel béret, enlaçant une nymphe dans sa pensée (le mouvement de la main est comme esquissé et on ne peut dire qu’il la touche, mais plutôt qu’il l’extirpe de la matière brute) comme à Chartres, dans un cordon de voussure de la façade occidentale, on a Dieu voyant Adam dans sa pensée. La grisaille donnera aujourd’hui la lumière parfaite des sous-bois dans le plein épanouissement de l’automne. Le chemin longe un ensemble d’habitation discrètement replié derrière des haies de cyprès d’où émergent des toits et des pans de murs, dont probablement parmi ceux-ci, la demeure du peintre. L’étang présente ses nénuphars, les bras de saules qui se mirent dans l’eau, ses bébés hérons , ses poules d’eau, les libellules et les diverses variétés d’oiseaux vivants dans ce périmètre clos. La terre est grasse. L’étang est bientôt contourné et nous parvenons à une intersection qui va nous mener en pente vers le bois de Chaville, quand en un dernier regard vers l’étang, je vois nettement, (et avec une certitude que seules les proportions dans le cadre de ma vision, la mise en scène des objets que mon œil calcule avec la vitesse d’une intuition), que je me trouve devant les maisons Cabassud. Corot avait donc été à cet endroit précis où nous allons pénétrer plus profond dans le bois, où lui s’était arrêté, avait saisi ce même angle, et éternisé l’étang de Ville d’Avray. Plus d’un siècle sépare peut-être les deux visions. Depuis, des maisons nouvelles se sont fondues dans le paysage, quelques véhicules parasites aussi, et une longue barrière sépare le chemin étroit de l’étang et les lourds massifs d’arbres sur la droite (en suivant le projet du tableau).

Mais la vision d’origine demeure.

Plus loin, au cœur du bois, il me semble maintenant que chaque bouquet d’arbres penchés vers le miroir de l’étang, chaque perspective fuyante sur des horizons perlés de parures automnales parlent en écho le langage du peintre du vent qui bruisse du frisson de l’intime, que des nymphes vont apparaître, entreprendre des danses antiques ou des cérémonies secrètes, où les fleurs, les couronnes, les voiles et la grâce féminine toutes entremêlées tiendraient lieu de mystère et d’initiatique dans ces bois que Bernard me dit ne pas être de Chaville mais de Fausses Reposes. ………………………………………………………………………………………………………………..

Retour  à Nice le 15 vers 17heures




DEMAIN AMSTERDAM

Avril 2017


Demain nous serons dans l’avion, vers Amsterdam. Je tente de rassembler quelques vestiges de ce premier bref séjour que j’avais passé en 71, en automne.  J’avais alors une bonne semaine à attendre un visa pour les Indes. Logé dans le XX° arrondissement de Paris, je lisais le Rimbaud de Henry Miller durant les après-midi de pluie, flânais dans les quartiers Nord, griffonnais quelques poèmes vite mouillés par mes poches humides, puis vers le 20 septembre, je pris le train pour la capitale hollandaise. J’avais du temps. L’intérêt du trajet en train était d’arriver quasiment à quelques mètres de la Place du Dam. Amsterdam, dans ces années 60/70 était le passage obligé de la génération hippie, de ceux qui ne verraient rien de la ville , mais, qui, comme on va à La Mecque, auraient vécu cette étape du voyage, de la route, comme on disait alors, sur le parcours balisé de la consommation de l’herbe et des hallucinogènes. Je n’ai presque aucun souvenir de cette ville si caractéristique des grandes cités nordiques. J’avais découvert Copenhague l’année précédente, avec Stef, et là encore, je m’y étais rendu plus par solidarité, par ce goût qu’on a, à l’adolescence, de vivre ce poids d’existence qui se façonne, tant par les lieux qui seront des marqueurs d’expérience et par la couleur de leur prestige, que par les expériences vécues elle-mêmes. N’étant pas consommateur d’herbe, je déambulais dans le quartier des docks, buvais du lait chaud( !) dans les estaminets à marins, et ne me rappelle pas comment je me nourrissais.

A moins de parler le néerlandais, ce qui est le privilège de peu de monde, cette langue m’a toujours paru  phonétiquement se dérouler comme on entend une bande magnétique passant en sens inverse. Jim Morrisson venait de mourir quelques semaines plus tôt, sa barbe et son visage, ses traits, démesurément alourdis, effrayant comme ce Dieu Neptune dans le tableau d’Ingres du Musée Granet, s’étalaient en gros plan à la une du numéro d’automne du Rolling Stone . Je traînais sur la Place du Dam, que je ne quittais que rarement, plus pour m’inventer une imprégnation de cette ville avec laquelle commençait cette quête d’un ailleurs qui devait se poursuivre quelques semaines plus tard, vers les Indes, l’Orient enfin foulé du pied. Des Canaux, des maisons à pignons , des quartiers nocturnes et colorés, je n’ai souvenir que les ayant traversés dans la grisaille qui est autant celle d’une absence de véritable trace dans ma mémoire, que de la couleur réelle des jours, durant ce bref séjour. Je logeais à l’auberge de jeunesse, et je passais quelques soirées dans un bar avec un jeune autrichien avec lequel se perdait plus de temps à rassembler notre anglais qu’à échanger des projets sur un avenir forcément idéal. Une nuit plus enhardie que les autres, au Paradiso peut-être, je fus quasiment capturé par une belle et grande hollandaise, au son de Cry Baby Cry de Janis Joplin. Il faut dire que même de simples chansons, fussent-elles ambitieusement de portée politique, étaient signe de reconnaissance dans l’arsenal des valeurs du voyage. Amsterdam  était devenue une gare de triage où le va et vient des sacs à dos et des cheveux longs ne disparaîtra pas vraiment avant notre XXI° siècle désenchanté et l’arrivée des sensibilités écologiques. Quelques mois plus tard, de retour des Indes, moi aussi, rencontrant immanquablement un étudiant, je pouvais dire « j’y étais il n’y a pas longtemps » quand lui me disait qu’il était sur le point de s’y rendre.




AMSTERDAM

6/10 avril 2017


La nuit fut courte. Arrivée ce jeudi, en fin de matinée, par la gare centrale, nous rejoignons en tram, la Friedriksplein, où se trouve l’hôtel, The House of Freddy. Le temps d’un malentendu, je nous crois logé au rez-de-chaussée, dans une sorte de vestibule d’accueil où s’étalent deux lits superposés et un grand lit encore défait donnant sur les lavabos publics. Il ne s’agit probablement que de l’espace réservé aux femmes de chambre ou au réceptionniste. Nous sommes au premier étage et les deux fenêtres donnent directement sur la rue, comme si l’espace intérieur et celui de l’extérieur tendaient à s’exclure, sans le filtrage des rideaux. C’est en général la conception des hollandais qui suppriment le plus possible ce qui est la séparation nette du dedans et du dehors, comme pour baigner au mieux dans la vie grouillante et la lumière, quand il y en a. Nous avions cru au froid. Il fait une température tout à fait saisonnière, à peine plus basse que celle laissée à Nice, et le ciel est partagé, sur la Rembrandtsplein, entre d’épais nuages et des trouées de ciel d’un bleu du Nord, c’est à dire d’un pastel d’exception qui stylise déjà cet inimitable bleu de Vermeer, laissant des flaques de lumière sur les sculptures de la reproduction de la Ronde de Nuit au pied de l’immense statue du peintre, de pied en cap. Puis c’est la découverte des premiers canaux, avec le reflet des arbres, des maisons, dans le léger clapotis de l’eau. En fait, tout semble comme dans les cartes à jouer où, quelque soit la position du regard, nous avons toujours une version à l’endroit et son envers, la tête en bas. Ici l’envers est rendu par la délicate lumière du ciel qui renvoie dans le frisottis de l’eau, le reflet  des choses à peine estompées. Tout le long des quais, les fameuses bicyclettes  à longue fourche, si nombreuses qu’on imagine peu un cadre de vue sans que celles-ci n’en fassent partie. Le centre de la ville se resserre entre les quatre grands canaux que nous traversons sur Utrechstrasse, sans les longer, Prinzengracht, Keisergracht, Herengracht, et Singel. Le nom des rues et des avenues est proprement imprononçable, même en s’y reprenant chaque fois, et chaque jour. Avant de parvenir à Munt Plein, place qui débouche sur le marché aux fleurs, le colossal Théâtre Tuchinsky, d’un type Art déco monumental, tout en angulosités, en lignes étirées, de kitch germanique, comme d’acier dans son vert sombre, vers les deux tours en forme de cône, qu’on serait à peine surpris si on y voyait s’agiter un King Kong au sommet.

Nous déjeunons dans un minuscule resto équatorien que Cécilia a d’abord cru, à cause du drapeau, être un colombien. Les rues, les ruelles, les avenues sont ici, près du marché aux fleurs et dans les perpendiculaires aux canaux, saturées d’effluves de cuisines latinos. Les argentins sont maîtres des lieux, et comme sans rivaux. Déjà, l’odeur du cannabis. Il dresse un sillage prégnant, même très loin des entrées sombres, où sont les consommateurs, et il n’est pas rare de voir des couples, et des plus jeunes, préparer aux terrasses ou sur un banc, dans la plus grande tranquillité, le joint qui circule. Nous longeons l’Amstel près du Théâtre Carré, et au travers de ruelles de plus en plus sombres, aux architectures de maisons de briques rouges, d’échoppes improbables, et de placettes pavées et magnifiquement arborées, sous un porche de la plus discrète invite, le Béguinage d’Amsterdam. Comme tracé dans des allées en triangle, le petit univers intemporel, le havre de paix de maisons du 17°, aux jardinets proprets de jonquilles et d’iris, alternant avec des arbres aux fleurs blanches et des délicats massifs de roses et de marguerites. Les maisons, rouges et blanches aux fines briques lissées, paraissent ne pas être sorties d’une certaine vie monacale tant le périmètre tranche de quiétude et de silence en deçà de l’enceinte de ce minuscule îlot. La lumière, filtrée d’épais nuages en alternance aux trous de lumière vive, déjà déclinante, donne une matité et un supplément de modestie aux reliefs des lieux. Commettant quelques pas sur une allée, apparemment non autorisée, je fus vertement cinglé de propos rauques par une sorte de sœur à cornette qui ne m’a pas réconcilié avec la rudesse de la langue batave.

Amsterdam est une ville à flâner, à découvrir à pied, jusqu’à en avoir mal. L’Espagne de Charles Quint y est souvent présente, en incise, par des sculptures de bustes de femmes du Sud, aux fichus sur la tête ou aux costumes de danse traditionnelle, de tailles variables, comme celle qui a le plus retenue mon admiration, au bord de l’Amstel, sur un pont, de taille moins modeste, de la  représentation équestre d’une jeune andalouse montant en amazone, au chapeau de corrida, la Wilhelmina. En se rapprochant plus du centre, les rues se resserrent, les pavés paraissent plus durs à la marche le long des minces canaux. Nous prenons, le temps d’une pause, un premier verre dans un bistrot sur Oudezijds. C’est le règne des bicyclettes. Très peu de véhicules à moteur, de très rares pétarades de cyclos. Pensant prendre la commande dans la quasi obscurité du bar, Cécilia et moi nous retrouvons face au zinc, et à notre grand étonnement, face à des dames et des messieurs passablement absorbés et calmes, assis au comptoirs. Nous étions tout simplement passés à la place des barman qui prennent commande de l’autre côté du bar… Sur la terrasse, nous pouvions suivre à l’intérieur d’une maison de style, toutes les allées et venues des personnes prenant leur verres de vin au second étage, à leur fenêtre, et dans ce qui devait être le salon, sans que l’intimité du lieu paraisse séparée de l’activité de la rue où nous étions.

Plus loin, vers le Nord de Oudezijds, le Quartier Rouge et ses femmes en vitrine, dans l’espace cubique, clos et rouge, et comme  dans leur emballage . Il fait encore jour, certaines ne sont pas encore éclairées, et parmi les pratiquantes certaines semblent, dans la sveltesse de leur corps et la jeunesse de leur visage, avoir à peine l’âge de professer. Il est évidemment difficile de laisser traîner plus que ce qu’il n’en faut, les regards dans ces cages de verre et de néon. Les rideaux se ferment sèchement à l’approche un peu trop indiscrète d’un indélicat ou de l’appareil photographique. On dit avoir beaucoup de compassion pour les animaux des zoos, mais la mise en vitrine de ces femmes m’a fait penser à ces anciens marchés aux esclaves orientaux, que les hollandais, depuis leur lointaine histoire coloniale, semblent avoir inconsciemment reproduit dans ces bordels à ciel ouvert. Le voyeurisme et l’exhibitionnisme sont ici une seconde nature. Au travers de la vie des particuliers qui n’hésitent pas à s’asseoir sur les marches de leur maison, étalant à leurs pieds le nombre de canettes qu’ils ont bu, au travers de leurs vas et vient éclairés et exhibés derrière les fenêtres, ou encore ces closeries de verre, ces écrins de lumière crue où attendent les prisonnières consentantes du désir des hommes. Tolérance d’Amsterdam…

La lassitude commençant à se faire sentir, nous retrouvons une sorte d’impasse, rencontrée dans l’après-midi, aux bistrots et aux brocanteurs dans l’écrin poétique de leurs devantures, pour dîner chez Zeppos et goûter le hareng à peine fumé, à la crème fraîche. Ici, pas de touristes, mais la jeunesse Amstelloise, dans l’éclat des lumières étudiées et l’ivresse légère des habitués. La nuit est douce, et par la Rembrandtsplein, nous rentrons par les traverses, maintenant sombres, des canaux, jusqu’à la Maison de Freddy.

7 avril  -vendredi-

Ce matin, le soleil se lève lentement, diffusant une lumière d’or sur les Canaux Nord. Le tram, presque vide à cette heure, fait tinter son dode s kaden (titre du film de Kurosawa qui est l’interprétation phonétique des bruits des trams sur les rails) et nous laisse très haut, vers Bloomengracht. Les péniches sont nombreuses, au repos. Bon nombre d’entre elles sont habitées, quelques unes servent même de chambre d’hôte. Lentement nos pas nous mènent, attractivement, vers Westermarkt et son église à clocher coloré. Les canaux, moins majestueux et plus intimes dans la minceur moindre de leurs dimensions, que les grands bras de ceux du Sud, peuvent être sentis avec une poésie supérieure, dans leur lumière dense, et à mesure que le soleil devient plus intense, et que les reflets dessinent la face inversée des chose, les petits jardins au pied de l’eau commencent à s’éveiller. Les moindre parcelles de terre dans leur décor végétal viennent s’inscrire comme duplicata sur les légères nappes d’eau en anamorphoses de couleurs. Et tout apparaît comme du cristal fragile, dépendant des seules variations de la lumière, les péniches, les façades jaunes et rouges, les jardinets d’agréments, et les arbres qui s’élèvent vers les fenêtres des maisons. Les enchaînements d’enchantement le long de ces canaux relèvent du pinceau des peintres, et d’une peinture la plus enchanteresse, la plus diaphane et la plus éphémère. Nous avons parcouru tout ce Bloomengracht, franchissant les petits ponts successifs jusqu’à la grande église de Westermarkt et jusqu’à la maison d’Anne Franck.

Dans la rue Oude Niewstraat, et à l’ombre la grande église sans charme de Dolphin. Les rues deviennent plus tortueuses et une rue Rouge, qu’on peut reconnaître aux lanternes qui préviennent de la nature même des lieux, laisse apparaître, avec plus de discrétion et moins de violence animée, une tristesse mate des vitrines, où les pensionnaires sont probablement d’anciennes pratiquantes d’Ouzedijds en fin de carrière.

Le soleil est aujourd’hui très vif qu’on aurait presque déjeuné à l’ombre. La terrasse est inondée de monde, comme toutes les terrasses en Avril, dès la première éclosion de printemps. Nous déjeunons banalement sur une terrasse, à même un pont pavé, sur Singel, face à une étrange maison penchée comme il y en a tant. 

Et puis la Place du Dam.

Quarante six ans que je n’avais plus vu ce haut lieu de la rencontre et du croisement inévitable  de tous les voyageurs de ce temps des hippies. Devenue aujourd’hui un formidable et insupportable Luna Park, presque plus choquant que les vitrines du Quartier érotique, lieu sonorisé, odorant de toutes sortes de sucres saturés, de cris aigus dans les grands Huits et de toutes ces machines à faire des frayeurs, la rue traversant s’appelle (et c’est tout un symbole), Möses en Aäron, que nous trouvons vite refuge dans la Niewe Kerk qui fait face. Parmi toutes les merveilles qui nous attendent dans le quartier des Musées, il est une surprise qui n’était pas prévue, c’est cette rencontre, à deux pas de l’enfer du Dam, de cette Pentecôte de Greco dans le choeur même de l’église. Solitaire, monumentale. J’ai ressenti une émotion qui n’était pas loin de celles qu’on éprouve à l’écoute de musiques qui font vaciller votre sensibilité. La peinture relève généralement d’un plaisir de l’ordre de l’intellect, plus que de l’émotion, je dirais féminine, à la rencontre d’une musique à laquelle vous serez sensible. Ce Greco, par la violence des tons, la saturation de toute la charge émotionnelle de son contenu m’a fait basculer , comme certains des personnages extatiques de cette Pentecôte, vers la plus intense des vibrations intérieures. Au fond de l’église, rutilantes et imposantes les grandes orgues de cuivre jaune.

Et puis le Rijksmuseum. Le Louvre d’Amsterdam. Le passage obligatoire dans l’amoncellement des objets de culture. Nous parvenons à y pénétrer sans trop de difficulté et nous nous trouvons dans les salles des innombrables primitifs flamands et italiens. D’emblée, un Della Robbia de très grandes dimensions. Des anonymes aussi, qui mériteraient d’avoir un nom. L’étage 1 présente quelques Van Gogh et des artistes du XX° siècle jusqu’aux années 50. Mais dans l’impatience, ce sont les Rembrandt et les Vermeer à l’étage au-dessus que j’attends.

De la couleur, et même du noir , du blanc… (Matisse).

Très vite le découragement me saisit. Tant de beautés, trop de chefs-d’œuvre concentrés sont décourageants. Je reste donc de longues minutes assis devant la seule Ronde de Nuit, passe devant l’intimité , ici bien mise à mal, des Vermeer, à l’exquise vue de cette rue d’Amsterdam dont la cour d’entrée de la maison est comme une échappée et une invite mystérieuse vers quelque révélation fébrile de l’âme Amstelloise.

Je n’aime décidément pas les Musées, fussent-ils parfaitement conçus comme celui-ci, et j’ai toujours pensé qu’il y avait une sorte de hiatus à exposer des œuvres, souvent élaborées dans la solitude , l’incertitude du créateur et la souffrance occasionnée par celles-ci , livrées longtemps après toute ces périodes hasardeuses et nourries par le doute, à un public qui ne fait que confirmer dans le bruit et la fureur, l’affirmation enfin reconnue d’une valeur spirituelle qui n’avançait à l’origine que par la seule foi du créateur. Il suffirait pourtant d’un seul tableau ou d’une seule salle (s’agissant d’un Musée exceptionnel) pour ravir l’âme d’un véritable amateur. Le Greco qui nous fut offert dans la douce lumière et la fraîcheur de la Niewe Kerk en porte témoignage.

La belle laitière, coutumière de  la salle des Vermeer, brillait par son absence, pour cause de voyage à Paris… Passant par Leidesplein, je n’ai trouvé trace du Paradiso, probablement blotti dans les méandres de la Singelgracht.

Nous prenons un verre sur une terrasse toute ensoleillée et fleurie près de la Fredericksplein, avant de passer la soirée vers Oudezijds, son abreuvoir, son fumoir et ses chairs de rues chaudes. Après vingt heures, et un verre au Mata-Hari, la foule est compacte et les reflets rouges, le Musée de l’érotisme, et celui des Tortures, tout le long du canal, brillent comme le métal d’un sang nocturne.

En manière de variante, j’ai beaucoup aimé cette maison à trois  étage, vue depuis les hauteurs de notre restaurant chinois, (comme depuis une vue de Tour d’Argent ), toute de guingois, aux fenêtres éclairées du néon du plus verdâtre, métallique encore, où aucun signe de vie n’est jamais apparu, la vie se laissant supposée derrière cet incendie intérieur, comme le serait ce contraste d’une très vive et très intense matière de lumière et l’absence d’humanité, dans un tableau surréaliste de Magritte ou Chirico.

8 avril  -samedi-

Depuis la fenêtre du tram, un petit garçon en pleurs, qui ne veut pas que sa maman lui fasse faire du vélo… un petit hollandais mal parti… L’immense parc, avec l’enfilade du Rijksmuseum, le Van Gogh, et au fond, dans le gris du matin paresseux, le Théâtre du Concertgebouw. Nous faisons un tour dans l’immense comptoir commercial de la Baignoire qui abrite le Musée d’art contemporain. Le jardin a une perspective unique, où, sur une étendue relativement resserrée, se posent trois écrins institutionnels de la culture hollandaise. La canalisation des visiteurs se faisant sur rendez-vous, nous serons là pour 15h 30. Le tram nous laisse ensuite sur la Place où règne le grand bâtiment Heinekein, et où nous voyons sous un ciel devenu d’un bleu intense, les premiers massifs de tulipes rouges et jaunes, sous les rires et l’enthousiasme des visiteurs.

Nous déjeunons de poissons sur les quais , face aux quartiers Nord et aux docks. Les ferries arrivent et repartent vers ce nord qu’on aperçoit derrière les fumées des quais en activités. Et surtout les voiliers, de merveilleux trois mâts, quelques rares quatre mâts, certains longeant l’estuaire toutes voiles déployées. Les ports ont toujours ce côté triste des départs et les goélands accompagnent de leurs voix rauques les embarcations qui fendent le large canal qui mène vers un Amsterdam que nous ne verrons pas.

Personne, étonnamment, ne s’arrête devant le magnifique discobole à l’entrée du Rijksmuseum.

Puis c’est le Van Gogh. Aujourd’hui mes jambes me tiennent mieux, et j’affronte le second gros morceau de visite, incontournable ici. D’abord des portraits de l’artiste en grand nombre. La réalité brute d’une vision d’œuvre d’art est soumise à un jugement plus sévère que celle d’une reproduction parce que la matière même ( et s’agissant de Van Gogh, plus encore peut-être) laisse percevoir parfois d’étonnantes traces, des fébrilités à nu, comme celle sur le Champs de cerisiers d’Arles, d’une tâche sur le tronc d’un arbre que le peintre n’a pas cherché à effacer. La matière elle même, le geste pictural sont accompagnés mentalement dans notre vision comme si l’on se positionnait soi même face à la toile et qu’on entrait en conflit intime dans le labeur et la lutte que l’artiste a rencontré. Cécilia fait quelques portraits de moi devant certains tableaux, non pas par vanité, mais comme une manière de signer un passage à Amsterdam, une forme de présence accompagnant l’âme de la ville, comme l’étaient aussi les portraits dans le parc aux boutures naissantes de tulipes, Place Heineken. Nos appareils photos ne pouvant rivaliser avec les travaux des spécialistes dans les livres d’art, il devenait donc inutile de prendre en cliché les tableaux eux-mêmes sans cette forme d’autoportrait au Van Gogh que je me suis autorisé… Certains visiteurs avaient l’air surpris de tant d’audace. Peut-être pensaient-ils que je me ferais passer pour l’auteur des Tournesols ?

De la couleur, et même du noir et du blanc. Matisse.

Mes préférences sont allés aux arbres en fleurs, à certains autoportraits, et à tout ce qui, d’une manière générale, nous ramenait aux lieux d’origine des œuvres, et à nos fréquents séjours en Haute Provence, à Saint Rémy l’an passé. Les amandiers, les cerisiers, que nous avons connus au début de leur floraison, puis successivement à certains de nos voyages, à la métamorphose de Mai et Juin, avant l’éclosion des fruits.

Certaines cartes postales m’intriguaient avec des maisons les pieds dans l’eau, comme à Venise, et j’étais étonné de n’en avoir pas encore rencontré. L’enfilade des maisons, la qualité des couleurs et l’originalité de se situer au bord même des reflets sur les canaux, ont fait que nous allions nous diriger vers certains canaux du centre que nous n’avions pas encore parcouru. Remontant Munt, le marché aux fleurs et plus avant, les rues étroites, la Wilhelmina, et à l’Est, Waterlooplein. Les maisons pieds dans l’eau , telles que les cartes postales saturées de couleurs les montraient, n’existeraient pas ! (Fake pictures, d’après un jeune étudiant très sûr de lui).

Par contre, la maison de naissance de Rembrandt apparut imposante, sur la Jodenbree, à la façade large et cossue, aux fenêtres aux vitres ondulées et brunies, aux volets en alternance de vert et de rouge. Maison indiquant au dernier étage, comme souvent ici, 1606. A quelques pas de là, sans qu’on l’ait cherché, la statue sévère, sombre, tout en verticale, en un mouvement continu, dans une longue chasuble austère, un pigeon sur la tête, le visage angélique de Spinoza. Il doit être dix huit heures, la lumière sculpte le Sluyswart , sorte de maison de bois miniature ou de navire échoué penchant très nettement, d’où sortent des serveuses vives et efficaces vers les terrasses saturées d’ombres et de soleil, de bicyclettes comme autant de haies métalliques, de massifs de tulipes et de jeunes majoritairement, faisant ici leur première pose cannabis et bières géantes. Les péniches passent à quelques pas de là.

Nos seules maisons, pieds dans l’eau, nous les avons, tout au nord de Oudezijds, où nous commencions à avoir nos habitudes de vins rouges, tout près de l’Eglise St Nicolas, à la terrasse sous de beaux arbres, au pied du canal Voorburg Wal, et face aux maisons incendiées du dernier soleil. C’est là que nous rencontrons Jay, ancien collègue de Cécilia, du temps de Salzbourg, avec qui nous prenons un verre, regardant passer les petites péniches des fêtards du samedi soir, nous saluant bruyamment avec leur cargaison de boissons déjà bien entamées. La nuit tombe, nous dînons de cuisine hollandaise rustique, juste à côté, au bar brun, aux tables en bois, avec, vue dans l’encadrement d’une fenêtre, nos maisons aux pieds nus, maintenant dans l’ombre et baignées de lune, avec ce privilège de ne pas être gratifiées d’environnement sonore.

C’est notre dernière nuit à la House of Freddy. Demain, il importe de trouver un autre hôtel.

9 avril  -dimanche-

L’inquiétude s’installe après que nous ayons échoué à réserver en ligne.

Nous poursuivons vers le Nord, vers Jordaan, pour une promenade moins conventionnelle et plus buissonnière, du côté des Westerdocks. Les architectures changent sensiblement, et si les façades des maisons respectent bien souvent le type Amstellois que nous avions dans le centre historique, des ruelles plus discrètes, plus populaires, des commerces plus tranquilles se profilent à mesure que l’on approche des quais. Quelques maisons penchées, avec des plantes grimpantes et quelques maigres bouquets de fleurs. C’est le silence des dimanches. Le long d’un canal (Prinzengracht ?) tout au nord, nous traversons un bras d’un canal plus petit, avec de belles péniches rouges et des ponts fleuris. Les quartiers plus pauvres n’en négligent pas moins leur environnement et la légèreté de l’air, le long de ces rues presque silencieuses, tranche avec l’animation des axes empruntés par les tramways. Nous passons sous un méchant pont correspondant au passage des voies de chemin de fer et là, commencent réellement les quais aux voiliers et aux quelques embarcations commerciales. Nous sommes près de la Place Hendrik Jonker, avec ces maisons modernes aux couleurs ocres et jaunes, et par la Blocmakerstrasse, nous débouchons sur la placette donnant directement sur le bord du grand quai où nous accueillent l’ombre d’un grand marronnier, un banc, et une petite balançoire. C’est la quiétude des fins de matinée du dimanche. Troublée par de rares sirènes au lointain.

Par le chemin inverse nous suivons le Brouwergracht aux quais merveilleusement arborés, à l’heure où la lumière de midi n’a pas, en avril, cette violence habituelle, traversons des petites places et longeons quelques café bruns (Café Thijssen, le plus poétique) où les terrasses sont déjà bien animées. La poésie délicate qui se dégage de ce canal, qui traverse les quatre autres, plus réputés, est d’un ton encore différent et inviterait plus encore à la flânerie si l’heure de trouver impérativement un hôtel ne se faisait pressante. Après une ou deux tentatives infructueuses, il se trouve bien une chambre sur Rozengracht, prolongée par Raadhuisstrasse (nous logerons au 31) menant comme une trouée sur le Dam. C’est la longue avenue transversale qui sent déjà l’animation aux abords de la gare, et notre hôtel est une enfilade d’une architecture atypique de briques rouges et d’un style sans nom, prenant toute la longueur du pâté de maisons, comme ces constructions coloniales qu’on ne retrouve que dans les Park pour enfant, d’un faux Moyen Age, et d’un déjà vrai néo-colonial, à la fois massives et d’une poésie de contes de fées. L’entrée est protégée d’une galerie sous arcades tout le long de l’avenue et pour accéder à la réception, il est à gravir une étroite rampe tellement abrupte, qu’on croirait qu’elle mène tout là-haut, où disparaît l’escalier sur la gauche, vers un sommet du ciel. Pour atteindre la chambre il faudra monter au second, aussi difficultueux, où le souffle commence à manquer depuis longtemps. C’est le prix à payer. Et ce lieu, ne manquant pas d’humour, se nomme « La Bellevue ».

Nous goûtons la viande argentine près du Dam, et suivent des

flâneries encore, vers notre petit îlot d’élection, au bout du maigre Oudezijds, où chaque fois la lumière diffère sur les maisons pieds dans l’eau. Puis encore un café brun et un verre dans la pénombre, le long du canal. Ce retour vers le centre ville sent déjà la fin d’Amsterdam, de la trépidance de ces soirées passées entre les canaux historiques et le quartier rouge et ces étranges reflets verts et roses.

La fenêtre de la chambre se prolonge sur une sorte d’échauguette, ou une jalousie dans les architectures coloniales, ce qui donne une profondeur de la vue sur l’avenue, et sur notre droite, on peut aisément apercevoir la grande roue au sommet des maisons sur le Dam.

J’ai cru voir, mais l’imagination a ses droits, et peut être désirait-elle reconnaître, au travers de la vitre d’un tram, et de manière terriblement fugitive, l’immeuble et l’entrée de ce qui fut la Maison des Jeunes, non loin de la gare et du Dam, où j’avais logé en 1971…

Nous dînons au resto indonésien, Long Pura, sur Rozengracht, où l’on pourrait se croire à Bali. J’achète, sans trop de conviction, deux Space Cake dans un coffeeshop, plus pour faire plaisir à Hélène, qui me les avait recommandés, que pour plonger très vite d’un sommeil qui doit plus au long dîner exotique.

10 avril  -lundi-

C’est à la gare, très tôt, derrière les lignes ferroviaires que nous attendons le bus. Il est vert, et porte de très beaux imprimés de tulipes flamboyantes. N° 858. Nous allons au sud de la capitale, près des côtes que nous apercevrons parfois, sous le voile momentané du gris matinal. La mer est noire. Pas d’aspérités dans le paysage, des enfilades d’arbres, des routes monotones. C’est la route qui mène à Keukenhof, le parc floral le plus important du pays, et même au-delà. Cette échappée hors d’Amsterdam est, comme ma dernière matinée à Ville d’Avray, à l’automne dernier, une sorte de postlude à ce séjour dans la capitale hollandaise. Plusieurs kilomètres avant d’arriver déjà, des alignement à perte de vue de tulipes, des sillons rectilignes comme autant de rubans de couleurs, des rangs serrés de rouges et de jaunes, des orangées et des blanches, jusqu’à la ligne d’horizon, qui ici, est un infini pour la vue. Pénétrant dans le parc, les dessins des multiples massifs de fleurs ont des allures de jardins à la française et parfois le dépenaillé de ceux à l’anglaise et de la rocaille japonaise. Des rigueurs géométriques et des improvisations faussement négligées. Cette presque mi-Avril, idéale pour l’ensemble floral, permet de contempler les prématurées, déjà pleinement écloses. Le long des allées, l’impression de surabondance est essentiellement visuelle, et non pas comme à Giverny, où le parfum des espèces florales manque de faire tourner la tête. C’est le règne des iris, des crocus des narcisses , des jonquilles et des tulipes bien évidemment. Chaque allée présente au regard un décor détachable de l’ensemble, comme indépendant et réversible suivant l’angle sous lequel on l’aborde. La lumière devient plus intense à mesure que la matinée avance, et les cerisiers en fleurs, taillés et apprêtés ont des air de printemps nippon. Le seul moulin à vent que nous verrons, flambant neuf, mais qu’on présente comme du siècle dernier, est en lisière d’un petit ru menant aux vastes champs de tulipes mauves et blanches, hors du parc, et comme tracées à la craie de couleurs sur des espaces apparemment sans limites. Le pays se lit à l’horizontal, il se dévide tout en espace continu sur des plaines dessinées à la manière de robes imprimées géantes. Comparables, à la même saison, aux dominantes de bleus et de mauves dans nos champs de lavande sur le plateau de Valensole.

De retour à Amsterdam, encore quelques pavés sous nos pas, les derniers reflets du jour sur les canaux, les valises à l’hôtel aux escaliers qui voulaient monter vers le ciel…




PROVENCE

9/11 juin 2017


Arles/ L’Isle sur la Sorgue


Vendredi 9

C’est après midi qu’on se met en route. Juliana sera du week-end. C’est la fille d’amis proches de la famille de Cécilia qui vient étudier à l’Alliance française, et loge chez Boni jusque vers la fin de l’été. C’est même un peu pour elle que Cécilia a décidé ce petit périple vers le haut pays. En fait, c’est la petite fille de Virginia, sœur de l’abuela…

Dès la sortie de Nice, le ciel laiteux, uniformément, jusqu’au début du Var, annonce une fin de semaine de très haute chaleur.  La basilique de St Maximin émerge des tuiles du village comme un vaisseau protecteur et signale déjà le paysage aixois, les bastides, les fermes de templiers et les ruines de pierres blondes au milieu des vignes, Gardanne et les pays de Cézanne. La montagne Sainte Victoire se fond dans la grisaille du ciel.

Puis, après l’autoroute, nous rentrons plus au nord, plus à l’Ouest dans les Bouches-du-Rhône. Dans les forêts de pins et les multiples variantes de jaunes du département. Le ciel est maintenant dégagé malgré la position encore très haute du soleil.

De très loin apparaît la tour crénelée de ce que je crois être celle qui se dresse sur Tarascon, et qui bientôt s’avère être l’imposante masse de l’abbaye de Montmajour, dans son environnement de pins brûlants, de poussière et de solitude.

Cécilia et moi n’avions plus croisé l’édifice depuis ce temps où nous inventorions, dans les années quatre vingt, les chapelles, les abbayes et les ensembles architecturaux sur nos routes romanes. Montmajour tient toujours autant de l’édifice militaire que du lieu de retraite spirituelle de moines autarciques. La proximité de la puissance de l’Avignon des Papes, bien que postérieure, a probablement inspiré cet ensemble rénové, austère et démesuré d’une communauté qu’on imagine plus volontiers dans l’intimité solitaire des vallons de Sénanque ou de Silvacane.

L’abbaye est immense. L’entrée débouche au-delà de la nef, sur une abside semi-circulaire démesurée, et les voûtes culminent très haut, la pierre y est nue, blonde, lavée, d’autant que l’absence de toute décoration inutile rend un vide absolu dans les volumes intérieurs et accentue l’impression, comme à Cluny, de pureté et de monumentalité inouïe. Le cloître et les chapiteaux sont élégants dans leur silence et sous le ciel des corneilles. Montmajour est là comme un vaisseau échoué.

 Depuis la tour, le colimaçon d’escalier, assez abrupt, présente, un premier niveau, qui est comme un répit dans l’ascension, où est exposé un historique de l’abbaye largement illustré par des lanternes translucides à l’effigie de saints et de lettrines gothiques fortement colorées.

Depuis la terrasse de la tour, dominant l’espace environnant, il est une meurtrière à la pierre incurvée en forme de croix, comme sur les casque des croisés, qui regarde l’immense plaine de la Crau, semblant sortir d’une vue de Van Gogh et rejoindre plus loin, dans son isolement, l’harmonieuse chapelle Sainte Croix auprès de laquelle, parfois, des chevaux blancs viennent s’égarer .

Le plus émouvant peut-être, parce que rejoignant la dimension humaine la plus dépouillée, est cet ensemble de tombes à découvert, comme de petits berceaux, à même la roche, creusés au pied de la tour, où le temps a laissé nu son vert-de-gris, la callosité et la pelade de ses pierres.

Plus loin, à quelques kilomètres, c’est Fontvieille. La pierre est dorée, saturée d’éclat. L’avenue qui traverse le village est animée en cette fin de semaine. Ce sont les terrasses de cafés, les platanes qui donnent l’ombre. La façade de l’église est large. Nous demandons le chemin du moulin de Daudet qui apparaît non loin du village. Un sentier caillouteux nous mène vers un léger plateau dominant doucement la plaine alentour. La couleur du moulin aperçu de loin, est comme une extension vers le ciel de l’âpreté provençale. Un figuier et un cyprès habillent d’un peu de couleur sombre, dans cette aridité absolue, un des flanc donnant sur l’étroite entrée , et rendant une perspective souriante à l’ensemble, sans lequel le moulin se confondrait à la désolation de la pierre blanche. C’est le silex odorant de toutes ces couvertures de nos livres d’enfant qui reparaissent, les Contes du Lundi, les Lettres, Tartarin qui n’est pas loin…

Les ailes sont encore là. Il est possible de pénétrer à l’intérieur où sont exposés les vieux outils, la meule et tout ce qui faisait le blé. Le corps même du moulin est fendu, lézardé à de multiples endroits qu’on croirait qu’il est aussi ridé que la pierre sur lequel il a été fondé.

Contrairement à la légende, Daudet n’a jamais écrit une ligne dans ce lieu, mais en a subi le charme, comme tous ceux qui prennent la peine de venir dans ce bout de monde aride et miraculeusement harmonieux.

C’est aussi le pays de Mireió.

Nous entrons encore plus en ce pays de romanité du Tarascon de Tartarin, et c’est à quelques kilomètres, en bordure de route, et pourtant comme dans l’isolement le plus extatique dans son écrin de pins et de chênes, la Chapelle Saint Gabriel. La grande façade classique, après une haie d’escalier, avec son fronton triangulaire dans lequel s’inscrivent l’Annonciation et l’Ange du même nom que la chapelle, et sous l’arc semi circulaire au-dessus de la porte d’entrée, un jugement dernier qui étonne par sa discrétion, comme si on ne lui avait pas accordé la place méritée. Deux colonnes soulignes dans leur verticalité, l’entrée. Autour de l’oculus de la partie supérieure, les quatre évangélistes, comme aux quatre points cardinaux. Ce miracle de classicisme, non seulement architectural, mais d’harmonie provençale, est toujours renouvelé, à chacun de nos passages ici. C’est un des rares endroits où il ne serait pas étonnant de voir apparaître, au son de quelque archiluth,  à l’ombre de Marsyas et d’Apollon, les prémisses d’un paradis antique.

L’entrée en Arles se fait dans l’animation colorée, un peu bruyante des veilles de marché. Arles a une odeur, un parfum, comme une sauvagerie indéfinissable dans la rudesse et la crudité des paroles, les écailles de sa pierre. Les jeunes filles sont déjà des femmes dans la nonchalance vive, dans les fruits de l’été, les lierres, et les rues qui leur appartiennent. C’est une ville d’aromates, de sang et de taureaux. Arles sent la chair et la sent d’une sensualité sereine.

L’hôtel de la Poste est un merveilleux cube de pierre, ayant été il y a longtemps, une maison aristocratique, aujourd’hui mangé dans un massif de lierre qu’on n’en voit pas tout de suite l’entrée. La fenêtre de notre chambre donne directement sur le petit bistrot de l’étroite rue Molière, et au delà, sur le grand boulevard Clemenceau prolongeant lui-même le boulevard des Lices traversant de part en part le centre de la ville, cœur du marché des fins de semaines.

C’est l’heure de goûter le vin du Rhône d’ici.

La Place de l’Hôtel de Ville avec son obélisque et la façade occidentale de Sainte Trophime ne sont éclairées que dans le dernier tiers supérieur. La place est presque déserte à cette heure crépusculaire, et le reste du portail présente, dans une lumière mate et sereine, la foison des personnages bibliques, comme à Chartres, avec autant de statues-colonnes, de vieillards apocalyptiques, de rois anciens et des scènes violentes de lapidations, d’enfer et au tympan, en point d’orgue de toute représentation, un Christ en majesté. Le partage des damnés et des élus se  déroule étonnamment sur des frises en bas reliefs à gauche et à droite du tympan et pas dans l’espace même du tympan. Les âmes des uns et des autres défilent dans un mouvement génial qui préfigure les vingt quatre images seconde du cinéma ! Il s’agit en fait de personnages allant vers leur destin d’élus ou de damnés dans des poses presque toutes similaires donnant l’impression de voir avancer un seul personnage démultiplié tout le long de la frise. Les élus extatiques, les mains jointes, la tête légèrement levée vers le ciel, les « boullus », grimaçants et portant le poids de leur douleur dans les braises de l’enfer. L’ensemble donnant la sensation d’un réel mouvement continu, inexorable.

Nous poursuivons, au sortir de la place, rue de la Calade qui nous mène vers la Place des Arènes. L’ovale parfait des arches successives déroule sa rythmique dans une lumière crépusculaire qui éclaire aussi seulement dans la partie supérieure. C’est l’heure des hirondelles, du silence de la fin du jour. L’impression première, à la contemplation de ces arènes, frappe peut-être plus violemment que le Colisée de Rome dont l’ovale continu n’a pas ce rythme marqué et soutenu. La seconde impression est que la pierre est beaucoup plus blanche aujourd’hui que la circulation y est interdite, et que les travaux de restauration ont adouci cette pierre de pain d’épice.

Il est temps de dîner au restaurant Wauxhall qui s’est installé dans les murs d’un ancien hôtel de luxe et a longtemps servi de club mondain du temps de la mode anglaise. On y sert aujourd’hui des côtes de taureaux qui n’ont rien à envier au fameux steak de l’Homme qui tua Liberty Valance.

Samedi 10 juin

Les hirondelles d’Arles se font stridentes à l’heure du réveil. Le marché est installé depuis longtemps, en pleine ébullition de légumes et de fruits géants, de pains géants, aux croûtes encore brûlantes, de viandes, de produits de pays et d’épices de toutes les couleurs et de tous les parfums, à l’heure où la lumière donne de longues ombres qui s’allongent sur toute la longueur du Cours Clemenceau et de son prolongement des Lices. Nous déjeunons sous les lierres des tonnelles de la terrasse de l’hôtel de la Poste . La journée promet un soleil de plomb.

Puis c’est le retour vers Saint Trophime, cette fois en pleine lumière du levant, éblouissant la façade de l’hôtel de Ville et les bâtiments de la partie opposée au portail occidental qui reste dans l’éclairage bleui des lumières du matin. Après la visite de l’intérieur de la cathédrale et sa magnifique nef, par la cour de l’évêché nous accédons à la merveille du cloître. Là aussi la pierre a été lavée, décapée de sa gangue noire de vieillesse, laissant apparaître une matière blonde et sableuse. Le clocher apparaît entre deux arches et au travers de rameaux d’oliviers. La statuaire est réellement émouvante. Aux quatre angles apparaissent les groupes de personnages bibliques de plus grandes dimensions, le reste taillé par la virtuosité des ciseaux médiévaux, dans les délicats chapiteaux au sommet des piliers. Le Jérémie, du moins ce que je crois être Jérémie, mais peut-être est-ce Marc l’Evangéliste, présente une tête de lion qui ne s’en fond pas moins, tout à la fois, dans un visage humain et le corps qui le prolonge en en épousant la verticalité. C’est l’imaginaire et le fantastique incarnés dans la pierre ! Saint Jean apparaît le Livre à la main, la chevelure roulée en torsade et le regard extatique. Le pli des vêtements, le drapé et les froissures, comme à Saint Guilhem-le-Désert, où travaillait le Maître de Cabestany, sont aussi élevés en qualité et en maîtrise. Il n’est que dans ce Sud provençal, en Languedoc et dans la Bourgogne de Vézelay que l’on égale en force et en grâce la statuaire romane de ce lieu. Il est notamment un ensemble de trois personnages représentant la lapidation de Saint Etienne, (répondant à la lapidation du portail occidental), dans un espace rectangulaire, en moyen relief, un sommet expressif de violence, de supplication et de mouvement de composition virtuose sur un espace aussi réduit, d’une intensité émotionnelle qu’on ne retrouverait pas même dans les sculptures des maîtres Renaissants.

Prenant encore de la hauteur, nous finissons sur les terrasses d’où nous pouvons presque toucher le clocher, admirer les sapins, le carré du cloître, les alternances de piliers et leurs merveilleux chapiteaux.

Le Théâtre Antique sacrifie ici, comme à Rome, à Orange, et de partout dans nos villes en cette saison de festivals, au parasitage des paysages urbains par des podiums et des rampes d’éclairage servant à de très fructueuses et polluantes soirées de décibels déversés dans nos nuits estivales.

Il n’en reste pas moins que la vue depuis les gradins sur la scène du théâtre, et en fond de paysage sur la chapelle des franciscains, est remarquable.

Le soleil au zénith est un soleil de granit, comme cette pierre des arènes que l’on retrouve dans la partie opposée, dans l’ombre hier au soir.

Nous passons par la Rue de la Porte Laure (est-ce celle de Pétrarque ? j’ose le croire), animée et colorée, fleurie et riante comme une douceur qu’offrent ces maisons de badigeon d’ocre, ces jardinières flamboyantes aux balcons, aux jardinets et aux fenêtres des ruelles.

Dans l’enthousiasme d’une si pétillante matinée, dans la ruelle Ernest Renan, en pente douce, aux charmes des jardinières fleuries, aux fenêtre et aux portes bleues, Cécilia se blesse à un pied en marchant sur une plaque d’égout vermoulue par le temps.

Le ventre des arènes s’ouvre sur des animations reconstituant des combats de gladiateurs. Nous n’en verrons fugitivement que les costumes laissés à terre, à même la blancheur poudreuse et  aveuglante de l’arène. Le parfait ovale est souligné par une sorte de riflette rouge qui donne la délimitation des jeux de mort, et depuis le toril où nous sommes, et plus encore, du plus haut des gradins, apparaissent les fantômes de Picasso, Eluard, Hemingway, Garcia–Lorca, de ceux pour qui ces jeux de géométrie et de mort,  des orbites opposées de l’homme et de l’animal, et du duende, se rejoignaient dans la lumière appartenant au culte de Mithra…

Sur l’affiche de la saison tauromachique, à l’entrée des arènes, il est bien précisé que les taureaux qui combattrons sont bien de l’élevage, de Miura, les plus terribles.

Revenus à l’ombre sous de gros platanes, derrière le jardin d’été, à la terrasse du bar de l’Hauture, toujours à la Porte de Laure, c’est l’heure du rosé frais. Sur la table aux couleurs roses, s’harmonisent en camaïeu, les dessins de taureaux dans leurs contorsions ombrées, et le rouge, et le rosé du moment.

Dans le silence de treize heures, un peu à l’écart de ce centre, nous descendons  « En Arles où sont les Alyscamps » (P .J. Toulet), longue allée caillassée, désolée et sublime, jalonnée de tombeaux et de mausolées, jusqu’à l’église en cul de sac.

C’est la Rome de l’art roman ou le roman de la romanité. Mais aussi la déambulation hallucinée de Van Gogh. Sous la fraîcheur des voûtes et sous le clocher, c’est la symphonie des colombes.

Direction les Baux. Cathédrale de Lumière. Cette année, c’est l’effroyable poème d’angoisse et de mort de Jérôme Bosch, les saisons, les jeux d’enfants et les rythmes de Bruegel, avec en complément, les portraits hallucinés des végétaux d’Arcimboldo. Et puis, plus inattendu, des scènes animées de Georges Méliès…

Dès l’entrée nous sommes happés par l’intensité des illustrations sonores qui pourraient se résumer en un foisonnement de Carmina Burana d’Orff et de ce qu’on peut imaginer de gothique criard, semant partout un effroi de gargouille, démultipliant l’émotion sur les pourpres d’enfer des plus hallucinants Bosch.

Plus qu’avec les Chagall de l’an passé, ce choix des peintres flamands épouse le caractère catacombesque de l’énorme vaisseau de pierre taillée. Les Saisons et les paysages plus sereins, les Jeux d’enfant dans l’environnement cossu des villes flamandes de Bruegel tempérant la vague des couleurs et des musiques infernales.

Dans la lumière de seize heures, saturée d’azur, le village des Baux apparaît sur son plateau dominant le paysage des Alpilles, dégageant son plein relief balayé par le vent, les champs délimités au cordeau, les cyprès tranchants et la roche blanche et grise de l’enfilade de la petite cordillère. Depuis la placette au puits et à la chapelle décorée par Yves Brayer, un mur nous sépare de l’aplomb vertigineux sur le vallon de l’autre versant. Les maisons y ont presque toutes une piscine.

Nous nous réfugions à « La Reine Jeanne » pour le verre de la soif à l’ombre des mûriers.

Le soleil offre ses premières ombres sur la petite chapelle Sainte Sixte d’Eygalières. Solitaire sur son maigre paysage de rocaille, de lichens et d’arbres desséchés, c’est une sorte de pastorale qui nous attend. Manquent les moutons et les bergers, mais une cérémonie de mariage anime cette fin d’après-midi. Les invités y font dans ce paysage désertique autant de taches de rouge, de gris, de blanc, de bariolé qu’elles tranchent avec l’habituelle harmonie sombre et grise de la pierre et la maigreur du décor végétal. Au pied de la petite collinette, la cariole attend le retour des mariés, avec le cocher en habit et le magnifique cheval blanc, fier, lustré et flambant pour la circonstance.

La chapelle d’Eygalières , dans son décor de pastorale et de nativité, dans la modestie de son architecture rurale, reste la plus classique des images  de cette Provence des Bouches-du-Rhône, avec ou sans tambourinaire et galoubet, entre Daudet et Mistral, au plus profond de l’imaginaire de ceux qui pensent la Provence de toujours, au-delà du Palais des Papes, des arènes d’Arles ou des chevaux blancs de Camargue. Un seul clignement sur cette sainte Sixte, et tout le pays d’ici exhale de clameurs, de vents, de rocailles, de senteurs de silex et d’aromates millénaires, de chasseurs, de bergers et de santons.

Puis c’est la longue route vers Cavaillon, sous la protection ombrée de haies de platanes jusqu’à l’Isle-sur-la-Sorgue, où nous pénétrons vers la fin d’après-midi. Cette année, ce n’est pas la pluie qui nous accueille, mais l’Hôtel des Nevons qui nous attend.

Le long des canaux, le soleil sonde les bras d’eaux jusqu’aux chevelures d’algues qui s’étirent doucement. Les grandes roues tournent au rythme lent des rivières.

Nous nous enfonçons dans le cœur des ruelles, jusqu’à la Place de l’Eglise. Celle-ci a toujours ses dorures et son bleu sombre qui lui donne un éclat de baroque sud-américain, et nous prenons le verre de fin de journée au Café de France dont la terrasse est bondée de monde en ce samedi de marché  et veille du marché du dimanche.  La perspective sur l’immense bâtisse à la croisée de deux canaux confère à la ville un petit côté lacustre, voire une ressemblance avec certaines villes thermales. Nous dînons au Chineur, comme l’an passé, mais cette fois-ci sur la terrasse, où nous voyons descendre lentement la nuit et s’éclairer de mille scintillances les maisons et les restaurants en bordures des canaux. Ceux-ci participent aussi à cette fête de lumière par les éclairages aux abords des ponts ciselés qui traversent de fraîcheur les lentes déambulations de la nuit maintenant complètement descendue.

 Dimanche 11 juin

Les canards colverts viennent prudemment jusqu’au bord de la terrasse de la chambre d’hôtel où je m’installe à cette heure encore fraîche. C’est le silence de sept heures du matin. Un des bras de la Sorgue coule doucement à l’ombre d’un grand figuier qui pourrait tremper ses branches dans l’eau claire.

Nous sommes au Chineur pour le café, et déjà le marché grouille de ses commerces les plus divers. Les odeurs de cuisines ambulantes, salées et sucrées, saturent les deux rives du canal principal, le grouillement des premiers promeneurs et les couleurs des commerces dans leur criarde anarchie empêchent toute perspective sur les architectures qui s’offrent habituellement.

Seul le pont fleuri qui enjambe le bras où la rivière a le plus de largeur et des allures de petit lac, face à l’hôtel des terrasses du bassin, offre une vue riante sur la rive et les maisons qui lui font face.

 Du côté des brocanteurs, sur la rive opposée, à l’entrée d’un parc immense, une maison de maître, qui m’avait intriguée, pénétrant la veille dans la ville, solitaire et triomphante, comme ayant fait le vide autour d’elle, imposant un respect particulier, aurait pu être la maison de la famille Char. Aucune plaque d’appartenance n’indique la nature d’une si imposante demeure, pas même, au dessus de la porte d’entrée, cette sorte d’oculus avec le portrait de Paganini qui laisserait supposer qu’il s’agit d’une école de musique ou d’un conservatoire.

Il est encore tôt lorsque nous arrivons à Fontaine de Vaucluse. La masse trapue de l’église est encore dans l’ombre. Seul le chevet, vue de la terrasse donnant sur la rivière et une roue similaire à celles de l’Isle, montre une pierre blonde sous un soleil encore timide. Les verts de Fontaine, dans leur infinis nuances, de l’émeraude, au vert bouteille, et les multiples déclinaisons des verts Veronese, guident la promenade jusqu’à l’alignement magique des platanes où la rivière se fait plus large et le bruissement de l’écoulement de l’eau plus intime. C’est ici le cœur même et le décor de la poésie de Pétrarque.

Avec Juliana nous allons jusqu’au gouffre, jusqu’au lieu de la résurgence. Pour y parvenir, dans les quelques dernières dizaines de mètres séparant de l’eau stagnante, sous la paroi vertigineuse, il semble que l’on accède à l’entrée d’un cratère, à la pierre déchiquetée, aux caillasses lunaires qui font souffrir les pieds.

La poche d’eau immobile dans la grotte est couverte d’une pellicule de poussière de pierre, ce qui laisse penser que ce petit lac permanent n’est pas troublé depuis bien longtemps. Et si l’on jette des blocs de pierre dans cette eau dormante pour la troubler et y faire apparaître plus purement son bleu turquoise, la pellicule de poussière se reforme très rapidement. Depuis la paroi qui entoure la résurgence on peut voir une variations de couches géologiques successives, aux changement de couleurs de la pierre, qui peut dépasser les six mètres. La vie souterraine a donc connu de très changeantes périodes d’activité après le long parcours qui prend sa source à quelque mille kilomètres en amont…

Redescendant de la résurgence, nous passons au moulin à papier, à la large roue active, flanquée de son massif de lauriers roses. Nous visitons l’imprimerie où sont les différents caractères typographiques sur des pages de poèmes d’amour parcheminées.

Sur la terrasse du Philip, aux chaises et aux tables de métal, au jaune épousant les verts sombres de la rivière, nous faisons une première halte pour le vin de midi, puis déjeunons au Pétrarque et Laure, au chevet de l’église , à l’ombre des arbres centenaires.

Nous portons une dernière attention aux jardins des maisons, sous la flambée odorante et le plein épanouissement des fleurs de juin, aux volets bleus, et à la quiétude d’un dimanche à Fontaine…

Ce ne sera qu’un salut au flanc de l’Acropole de Gordes, aujourd’hui dans son plein relief de pierre blonde et de trouées de cyprès, de même que nous ne résistons pas à descendre dans la poussière du village des bories.

Roussillon est en vue à l’heure de l’ocre saturée. Roussillon est un peu comme ces mirages du sud marocain aux portes du désert, aux maisons de terres brûlantes, aux camaïeus d’ocre , de Sienne brûlée, au vermillon des bâtisses aux moellons larges écaillées aux flancs de l’église, aux jaunes de paille, à la vanille et aux safrans des badigeons. L’ocre pénètre dans le village, par ses falaises et par tous ses pores, aux nuances de mauves orangés, au vert de pinède tailladé d’érosion et de rouge et noir. A la sortie du village, dominant, sur une hauteur, toutes les nuances fauves de celui-ci, sur un sentier étroit et torturé commence jusqu’à perte de vue le Colorado de Provence.

C’est par le large plateau de Vaucluse que nous avions rejoint, l’an passé, le village de Saint Saturnin. Cette fois, le moulin apparaît au bout d’une route sinueuse, par la face arrière, au soleil couchant. L’herbe est brûlée, les ronces et la terre poudreuse rendent encore plus solitaire cette vieille sentinelle, qui, comme presque tous les moulins, occupent une position d’observatoire du vent. A Saint Saturnin, plus qu’ailleurs, cette position de veilleur, sur son petit plateau de poussière, semble remplir à la perfection sa fonction de capteur de courant d’énergie. Les ombres descendent, lyriques, lorsque nous atteignons Lourmarin. La grande rue animée qui traverse le village est toute pleine du soleil déclinant. Nous n’avons pas la force d’aller voir Camus.


PROVENCE (suite)

Juillet 2017

Ce dimanche prolonge, comme en écho, le petit séjour provençal de la semaine dernière. C’est Port-Grimaud peu avant midi, dont la place principale est envahie par la première vague d’une horde de juin. L’architecte qui a conçu cette cité lacustre est le même que celui qui construisit, plus tard, notre Hameaux du Soleil…

Puis Saint Tropez, sa petite plage donnant sur le golfe houleux et odorant, ce qui rend plus supportable la chaleur d’aujourd’hui. Les maisons de pêcheurs (?), aux volets clos, dans l’anse de la plage , ont les ocres de leurs murs craquelés par le sel de la mer et semblent ne pas avoir été atteintes par la folie du spectacle qui s’affiche sur le petit port à quelques pas de là, et donne une plus juste idée de ce que fut , avant le cinéma, l’existence radieuse de ce village. En s’enfonçant dans l’intérieur de la cité, au hasard des ruelles, des massifs lourds et parfois gigantesques de bougainvilliers, le clocher d’une église grise et austère contrastant

avec ce qui doit être la cathédrale, aux teintes rose orangée et aux ocres de sable, visible depuis l’autre extrémité du golfe, du côté de Sainte Maxime. La Place des Lices est peu fréquentée par quelques rares joueurs de boules à cette heure-ci. Nous cherchons l’étroitesse ombrée des rues , dont la perle pourrait être celle qui débouche, comme en un décor de cinéma, sur un cul de sac animé de petits commerces, d’un minuscule restaurant de produits de la mer, de pêcheurs refaisant les mailles de leurs filets sur les escaliers menant en haut des maisons, et enfin, refermant cette scène inattendue de vie immémoriale, la poissonnerie qui vient clore l’espace de la placette.

Longeant la route parfaitement carrossée des vignes des meilleurs crus du golfe, dans l’impeccable alignement de leur plants, croisant les plages de Pampelonne, et d’autres célèbrissimes, des cinq étoiles, et des maisons de rêve, nous arrivons à l’ancien village de Ramatuelle. C’est l’heure de la fin du marché, et dans la rue montante, vers la place principale, toute une charmante enfilade de restaurants, et de petits bistros où nous cherchons à faire halte.

A la sortie du village, il est une ancienne série de moulins à la Daudet, au chemin des Paillas, dont un seul est encore entier, probablement en état de marche et protégé par une association locale. Nous arrivons à la fin d’un banquet, et parmi les participants, je crois reconnaître avec certitude une personne sur laquelle je ne pourrais immédiatement mettre de nom, mais qui n’est autre que le chantre bien connu de la Culture Provençale sur les ondes de FR 3, Frédéric Soulié, qui gratifie  y d’une petite improvisation de tambourin et de galoubet sur une mélodie d’ici, et d’une autre, vénézuélienne, n’ayant à lui offrir de mélopée colombienne.

Encore un moulin, de la même pierre blonde, un jumeau des deux autres, au village de Grimaud, derrière le cimetière, au bord d’un précipice, qui a du, il y a bien longtemps, chercher à happer le vent..

Je cherche désespérément le Pont aux Fées dans un vallon étroit sur un chemin de caillasse descendant que je n’arriverais jamais à rejoindre, étant, à pas de randonneur, à plus de deux heure du cimetière. La déception est  compensée par les ruelles qui ne manquent aucunement de charme, de maisons fleuries, et de magnifiques boulingrins qui laissent supposer que la pétanque est l’activité première du village, vers lesquels  toutes les rues semblent converger. L’église pavoisée tient le centre espacé du village avec une vue, depuis les bancs sous les platanes, sur la vallée du dessous. C’est aussi le pays des palmiers. Et des jardins d’intérieurs, grandioses, mais restant à l’échelle de ces petits paradis de haut pays.




HAUT-VAR 

Juillet 2017

C’est un beau dimanche, chaud, trop chaud comme tous les jours depuis ce printemps. Aujourd’hui, c’est le Haut-Var. Le Thoronet, qui était au programme, est fermé entre midi et deux heures. Nous y passerons plus tard. Il y a quelque trente années, il était difficile de visiter en fin de matinée. Les petites sœurs de Bethléem venaient à la messe ce jour-là, quittant leur retraite des terres voisines, délaissant leur petit commerce de sculpture sur bois, d’huile et de lavande. Aujourd’hui il n’y a plus d’office. Le monastère ne vit que des concerts d’été grâce à cette acoustique exceptionnelle qu’il faut avoir entendue au moins une fois dans sa vie. Un miracle pythagoricien comme héritage à toute la science du dépouillement cistercien. C’est aussi une tristesse de constater un tourisme de plus en plus frénétique. Un visiteur bedonnant et vêtu comme pour aller à la plage, quasiment en slip, probablement pressé, m’a demandé où était le château ?…

 Ce sont donc les routes sinueuses des villages historiques du Var que nous empruntons, traversant les vignobles du Domaine Sainte Croix, parfaitement taillés, comme sortis de chez le coiffeur, délaissant le silence relatif et la porte close de l’abbaye pour un havre d’ombre à venir.

L’arrivée à Cotignac est un débouché sur une large place encadrée de gigantesques platanes. Le platane, ici comme dans toute la Provence des campagnes, est le maître de l’ombre. C’est lui qui laisse filtrer la violence des perles de lumière qui descendent de là-haut, dans l’harmonie des bleus et la marbrure blanche et verte des troncs séculaires. De loin, des falaises de roches crépues dominent le village qui est né sous la protection de ces tortures géologiques. Subsistent quelques habitations troglodytiques sous la roche peignée comme les  chevelures torsadées et baroques, en vagues éparses, de quelque Minerve courroucée. On dirait un désordre volcanique assez unique en terre provençale, creusé dans une pierre noire et hostile.

Rude et impérieux clocher de fer à ciel nu au sommet de la tour , Place de l’Hôtel de Ville.

Nous déjeunons sous la protection des arbres au restaurant la Table des Coquelicots.

La Place est le cœur du village, et l’animation du dimanche est ici inversement proportionnelle à ce qu’elle est dans les grandes villes.

Les bassins des fontaines reçoivent les premières feuilles mortes de l’été sur leur miroir d’eau turquoise, et au milieu de la place se dresse discrètement une inscription sur un mur d’hôtel, « nid perché pour oiseaux de passages ».

Les hôtels devraient toujours porter une enseigne qui diraient la vraie nature du lieu, comme une signature de l’esprit qui les animent, autrement que d’indiquer sèchement le tarif des chambres double et de préciser que les douches sont au fond du couloir…

A Sillans-la-Cascade, le belvédère n’est accessible que par un sentier poudreux et bien éloigné, accablé de soleil. Il est préférable, pour y, que nous descendions le chemin aride et caillouteux, mais en pente douce, menant aux poches d’eau aux lits irréguliers, au turquoise si limpide que j’ai du mal à ne pas penser à ces images de paradis terrestre que Loti décrit dans Rarahu. Paradis caché , éloigné du visage habituel que l’on prête à ce département du Var de vigne et de pierre cossue. Ce sont ici, dans le vallon étroit, après la brisure de la cascade, des bassins naturels où l’eau monte à mi-torse et où les branches des arbres viennent parfois pencher leur troncs, invitant à chevaucher au-dessus du miroir qui s’écoule et rejoint en écluse la poche d’eau suivante, descendant ainsi la pente d’un cours lent, loin en aval.

Il n’est plus temps de rejoindre le Thoronet.

Saint Raphaël et Fréjus ont bien grandi depuis les années soixante dix. En lisière de Fréjus, le quartier de La Gabelle où était la famille Prost, est aujourd’hui encerclé de nouveaux immeubles, plutôt mieux conçus que les méchants HLM en bordure de vignoble et comme rejetés en périphérie de la ville.

Déjà, dans ces années-là,  il devenait imprudent de rentrer la nuit dans ces cités de la pauvreté.

Nous traversons le centre de Saint Raphaël que je reconstitue de mémoire par quelques angles de rue, la Cathédrale qui a la couleur du rivage d’ici, quelques monuments et avenues, et le Café que nous fréquentions en bout de promenade, qui a changé de nom. Les plages sont belles, le sable a la couleur du caramel et bientôt, après Agay, apparaît le massif déchiqueté de l’Estérel. Les ombres ont allongé dans cette lumière traînante du soir, et les quelques roches d’un sombre rouge exposées au soleil semblent éclater d’opulence.

C’est le retour des derniers baigneurs.

Jusqu’à Théoule, et au-delà de Port la Galère, le serpentin du bord de mer paraît creuser un chant de bauxite.




ROUSSILLON  –  CADAQUES / LANGUEDOC

11/15 août 2017


Partis avec Cécilia dans le début d’après-midi ce vendredi d’un beau week-end de 15 août, on le sentait dès l’arrivée à Céret. Le village est en fête, l’harmonie des pierres et des arbres, la concentration des lieux d’activités ont contribué à la plus simple des séductions. Arboré, aéré, le village respire la peinture, ça sent l’énergie qui a su concentrer les forces de l’esprit comme savent parfois le faire certains lieux qui ont vécu une histoire. Les arts s’affichent sur les vitrines des devantures, dans les cafés et les annonces des futurs activités estivales.  Nous sommes à l’ Hôtel des Arcades, Place Pablo Picasso, au troisième étage où s’ouvre une place très animée enfouie sous les platanes que nous pourrions toucher depuis le balconnet de notre chambre. Celle-ci est si spacieuse et meublée avec tant de goût qu’on croirait avoir loué une suite lumineuse. Depuis nos fenêtres nous avons une vue frontale sur la Porte d’Espagne en moellons de pierres rouges formant une sorte d’aqueduc fragile. Au pied du large platane, un bassin a été décoré sur tout son pourtour d’une sorte de bas relief en céramiques, en hommage à l’Odyssée ou à une quelconque aventure méditerranéenne. Il s’agit d’une réalisation de Picasso. Et sûrement d’une copie. L’original n’aurait pas supporté  l’épreuve du temps…

Déjà les lumières succèdent aux couleurs du jour qui vacille.

Nous dînons Place des 9 Jets (la fontaine a neuf bouches d’eau autour de la colonne centrale) aux éclairages magiques de toutes sortes de jaunes électriques rendant fantomatiques et irréels les guirlandes et les platanes aux branches comme des bras dénudés lancés vers un ciel de révolte.

Nous y boirons le vin rouge de Jonquières d’Oriola.

De nombreuses ruelles extrêmement étroites débouchent sur de très belles petites places suffisamment dégagées pour qu’on y lise avec clarté l’intention urbanistique qui n’a ici rien à envier à l’urbanisme italien.

Au matin du 12 Août les bruits métalliques des étals préludent au marché du samedi. Sous nos fenêtres les tentes en majorité aux couleurs de Catalogne donnent à la place et à l’avenue Jean Jaurès un air de pavois. Sur la minuscule Place Soutine, qui a lui aussi sacrifié à la tentation du village, le fameux hôtel-restaurant del Bisbe, installé dans un immeuble qui paraît être le plus ancien de la vieille ville dans l’unité de son lierre aux balcons et sa pierre décrépie. 

L’église a un côté sud américain dans sa décoration et ses stucs colorés. On y prépare avec agitation le 15 Août.

Avant de quitter l’hôtel nous voyons défiler aux murs de la salle des petits déjeuner, et dans les escaliers menant à la terrasse sur le toit, des originaux de Dali, des affiches de Masson, Pignon, Braque, Picasso, Soutine.

Est-ce bien le village de naissance du cubisme ?

Les récents propriétaires vont devoir céder ces merveilles à l’ancien gérant qui était collectionneur de toute cette école de Céret. L’imagination des nouveaux venus suppléera à la perte de ces trésors. Nous quittons la pétillante petite ville sous les volets mauves et les fonds ocres des murs du Musée Dali.

Céret est l’équivalent de Collioure dans les terres  nous dit en partant notre logeuse…

Depuis Céret, St Martin de Fenollar n’est qu’à quelques kilomètres, en contrebas d’un chemin de terre. La chapelle ne serait pas même remarquée tant la simplicité et la vétusté des murs externes contrastent avec les chefs-d’œuvre violents des peintures murales qui recouvrent toute la partie du chevet et les premiers pans de murs qui lui font suite. Les vingt quatre vieillards de l’Apocalypse figurent en rythme nerveux, les cavaliers sur chevaux blancs, la dormition de la Vierge, et à la voûte, le Jugement dernier qui est traditionnellement traité, avec plus rarement, la Jérusalem Céleste. Il faut un temps d’adaptation pour voir jaillir de l’ombre les couleurs hautes et vives de ces peintures. Le style catalan de ce XI° siècle, cru et contrasté, prélude à cette violence qui caractérise l’âme du pays au travers des siècles. On croirait la palette d’un Matisse de Catalogne ou d’un Fauve égaré non loin finalement de cet instinctif rassemblement d’artistes ayant vécu à Céret. Dans mon souvenir, lors d’une précédente visite, je gardais l’impression de dimensions plus vastes que ne l’est en réalité cette petite chapelle dans la monumentalité qui s’en dégage.

 A Arles sur Tech, c’est maintenant l’aridité et la rusticité pyrénéenne déjà connues en Andorre. Peu de maisons fleuries. Quelques balcons aux jardinières de couleurs qui ne font jamais ces harmonies compactes aux murs des ruelles dans d’autres villages. Mais toujours ces balcons minces caractéristiques de cet habitat de montagne, aux ferronneries torsadées qui ne laissent qu’à peine passer un possible curieux à la fenêtre. Arles est austère. On n’y quitte jamais vraiment le visage habituel de l’hiver. L’été n’y est que l’assèchement et le déshabillé provisoire avant le retour des rudesses. L’abbaye est sombre et mate sous le ciel.

Par l’entrée principale, au verso du portail occidental, deux anges aux trompettes se répondent à chaque extrémité de la composition. Il ne reste que quelques lambeaux de peintures pâles échappées aux crépis. Sur un mur latéral de la nef, un large et haut bois polychrome de 1647 d’un seul tenant, témoignant d’une multitude d’épisodes bibliques, de scène de martyres etc.. La densité de l’ensemble fait comme un fondu de tous ces épisodes pour ne donner que l’impression d’une seule violente image d’or (séparant les séquences) et d’innombrables saillies de rouges, de verts et de bleus. Plus loin, un Christ aux outrages, assis, isolé dans un espace creusé dans l’allée, de type récent, mais dans l’absolu caractère véhément et doloriste de ton du roman catalan. Par delà le cloître au jardin composé d’allées s’entrecroisant, aux chapiteaux simples, un sarcophage de marbre blanc et un gisant aux plis festonnés de la toge de Guillaume Gaucelme sculpté par Ramon de Bianya.

La route est sinueuse pour rejoindre Prats de Mollo, le village de la Fête de l’Ours.

Des pierres et des voûtes, des cyprès, de l’azur au faîte de midi sur l’église Ste Juste et Ste Ruffine, au chevet octogonal plat, caractéristique du Vallespir. Le clocher de pierre noire, massif autant qu ‘élégant dans ses proportions, domine le village dans sa partie sud. Au flanc, le cimetière avec une tombe remarquée d’un drapeau républicain signifiant un soldat tombé durant la guerre d’Espagne. Un tunnel souterrain mène en pente douce vers le Château Lagarde, très haut, au-delà de la partie habitée du village. Nous n’avons pas la force de nous hisser jusqu’à lui, d’où la vue dominante couvrirait la vallée environnante. Redescendus nous n’avons que la force de reprendre souffle dans une ruelle pour un verre à l’ombre des pavois rouge et or.

Vallespir voudrait-il dire Vallée spirituelle ?

Saint Genis des Fontaines et  Saint André de Sorède, petits villages insignifiants en soi, près d’Argelès, dormant de la torpeur de ces milieux d’après midi d’été, ne justifieraient pas un détour si ce n’était que l’un comme l’autre présentent, à quelques kilomètres, comme habités d’une gémellité spirituelle, les tous premiers tympans préromans que nous connaissions en France, dans une pierre, aujourd’hui inondée à cette heure, d’ocre roux et de jaune sable. Et ces tympans offrent un Christ en mandorle quasi byzantin avec, à gauche et à droite, en bas relief, juste au-dessus de l’entrée, d’une évidence biblique, des anges musiciens et des penseurs graves et inspirés, qui laissent penser que l’auteur ou les auteurs de ces deux merveilles ont travaillé conjointement à ces deux réalisations.

Sur la route de Prades, il existe un lieu privilégié que la nature réserve parfois, et qui contredit la géologie ou la flore environnantes d’une région, à l’Ille sur Têt, où les orgues sont comme un hiatus dans le panorama et pourraient nous donner l’illusion de se trouver dans les Rocheuses américaines, à Bryce Canyon ou dans un désert australien. En Cappadoce, ou aussi, plus près de nous, dans les falaises d’ocre de Rustrel en Vaucluse. Ce sont des espaces géographiques, comme des principautés ou des enceintes affranchies, repliées sur elle-même, hors des normes géologiques du pays. Les orgues de l’Ille sont d’autant plus précieuses que l’érosion rapide de ces craies modifie insensiblement mais certainement leur forme et la physionomie qu’elles peuvent avoir aujourd’hui. Jusqu’à disparaître un jour. On pourrait dire qu’il s’agit, en qualité de beautés naturelles, par leur visage évolutif, l’éphémère condition et la fragilité de leur matière, de works in progress.

Défilent sous nos yeux le labyrinthe titan, aux multiples replis d’ombre, les aiguilles blanches chauffées jusqu’à la calcination, dans des mouvements d’élévation vers l’azur, des tertres coupés et torturés comme au rasoir, des trompes d’éléphants hissées vers le ciel, des fractures de roches à même la panoramique des orgues où quelques plants de végétation s’accrochent au sommet, des accidents de matières, laissant l’imagination entrevoir des formes animales ou des monstruosités aléatoires, et des béances confirmant le transpercement du temps sur ces calcaires. Et comme dans un chaos organisé, toute une miraculeuse majesté naturelle qui, s’il était encore besoin de le prouver, nous convaincra que celle-ci n’a jamais su si bien être artiste.

Nous traversons l’Ille quand les ombres s’allongent sur la route. L’église à chevet octogonal est aperçue de loin, comme au-dessus des toitures, embrassée à hauteur du Têt, par des gerbes de fleurs.

C’est à Thuir que se fait notre seconde halte. A l’Hôtel Cortie aux volets bleus océan et aux murs jaunes. Nous dînons, harassés, d’un magret au Byrrh sous les lierres de la terrasse. La rue est tellement étroite qu’on pourrait y voir les occupants de l’immeuble qui fait face à notre chambre. La ville est endormie. C’est loin d’être la fièvre du samedi. Pas même la ville d’où l’on pourrait voir cette nuit des centaines de météores par vagues successives.

13 août  (dimanche)

La route est encore dans l’ombre des montagnes et le silence des dimanches, quand au débouché d’une sinuosité apparaît Castelnou. Endormi et pentu. Fantomatique à cette heure où l’ombre a autant de virulence que le soleil dans le dédale des ruelles montantes. Les pavés aigus se font sentir. Quelques villageois prennent leur café devant le pas de leur porte. C’est le silence. On pourrait entendre les ailes des grands oiseaux solitaires. Les lierres rampants envahissent la pierre couleur de terre et couleur de montagne. Le village est comme issu spontanément du désir de fixer la vie dans ces lieux retirés, et bien qu’à quelques kilomètres de Thuir, comme une volonté de saisir la solitude dans la quiétude des matins. Abrités sous le porche, sous l’auvent d’une maison à l’ombre d’une treille, nous mangeons quelques raisins déjà mûrs et au-delà d’un muret, en contrebas nous saisissons l’enfilade des maisons au bas du village dont nous voyons les surfaces tuilées qui rendent rouge toute la perspective environnante. Parfois des massifs de fleurs, mauves et jaunes, viennent manger la pierre jusqu’à la faire disparaître.

Le chemin qui monte au nid d’aigle du Prieuré de Serrabone est sinueux, mais la route très carrossable. Le décor sévère, en accord avec l’extrême sobriété de l’architecture extérieure de l’édifice. Comme tout ce que j’ai toujours vu des églises pyrénéennes. L’entrée se fait par une galerie qui surplombe comme dans le vide un jardin de fleurs et tout le long les piliers sont surmontés de chapiteaux représentant des animaux fabuleux et des chimères. La merveille de Serrabone est le porphyre rouge et blanc de sa décoration, de ses tonalités veinulées de vanille. Traversant la nef d’un extrême dépouillement, on parvient à ce qui doit certainement être le joyau le plus affirmé de l’art roman catalan. La luxuriante tribune rouge et blanche, déplacée du lieu d’origine et mise à même le sol, surmontée de croisées d’ogives de même tonalité que les piliers et leurs chapiteaux reprenant le thème des animaux fabuleux. L’harmonie et les proportions de l’ensemble, accentuées par l’éclairage vif, dégagent en ce lieu une mysticité et une force artistique qui semblent ne pas pouvoir être dépassées.

Cette fois nous atteignons la mer. Collioure surgit au détour d’une longue descente permettant de pénétrer progressivement dans cette lumière unique qui fait la Côte Vermeille. Les reliefs plus profonds et les couleurs comme saturées. C’est un paradis pour peintres et plasticiens. Matisse, Derain et quelques autres ne pouvaient rêver plus forte intensité. C’est dimanche, et le bord de mer est saturé de promeneurs, de baigneurs qu’on a l’impression que la ville est concentrée en un seul périmètre où chacun dispute un espace de mer, de souffle marin et de sable chaud. L’abord des restaurants, proche du rivage et de l’ancienne tour de forteresse qui fait la caractéristique de l’anse de la ville, est tout autant encombrée à l’heure de déjeuner.

Et puis dès que nous montons quelques rues plus loin, au-delà de ces artères trop attractives, c’est le rythme fleuri de la ville, l’opulence des ocres et de toutes les nuances de celui-ci, des mauves et des bleus. Des fenêtres aux jardinières et aux bougainvilliers géants, aux escaliers descendant ou montant vers des perspectives toujours plus vives d’harmonies tranchantes de lumière, de linges pendus aux fenêtres qui se mêlent au décor floral, et au léger souffle de vent qui assèche l’air et le rend respirable. Contrairement à la torpeur humide qui s’abat sur Nice, le climat de Collioure n’est pas paralysant. Dans ces dédales de rues il n’est pas rares de voir , plantés dans le décor, quelques cactus ou quelques végétaux rappelant l’Afrique.

Par chance, redescendant vers l’animation grouillante du bord de mer, nous déjeunons merveilleusement d’énormes poissons, de gambas et d’autant d’autres fruits de la mer parfaitement cuits, servis, non pas, sur le conseil du patron du lieu, d’un Collioure, mais d’un rouge de Trouillas (proche de Thuir) qui s’harmonise autant avec nos produits de la mer que les lumières, les couleurs, les linges et les végétaux s’harmonisent dans les ruelles de la ville.

C’est l’heure de descendre vers l’Espagne.

La route serpente le long d’une côte grise sur fond de mer calme, où les vignes du Collioure et celles du Banyuls, en terres arides et pentues, se joignent aux criques de rivages déchiquetés.

C’est l’arrivée à Llança, ville blanche qui prélude à l’entrée dans la Costa Brava. J’aurais pensé, en réservant pour ce dimanche la chambre de cette troisième nuit, à un village de pêcheurs paisible, là où une ville large se présente à nous. L’hôtel est dans un quartier dégagé, plutôt aéré et sans construction en hauteur. Quartier de maisons basses, en périphérie des centres d’intérêts, mais populaire semble-t-il, et du plus grand calme.

Comme nous ne pourrons aller visiter le monastère de Sant Pere de Rode, fermé à ce jour, il est encore temps de descendre jusqu’à Cadaquès, quelques kilomètres plus au sud.

De même que pour Llança, il est loin le village de pêcheurs, loin dans le temps. C’est aujourd’hui la station balnéaire, la première du nord de la région. Cadaquès est blanche jusqu’à l’aveuglement. Comme pour Collioure, la ville est aperçue de loin, en pente douce, puis se fond dans la blancheur des ruelles aux volets bleu océan. On croirait pénétrer dans un tableau de Jean-Claude Quilici. Presque déjà mauresque. Les bougainvilliers se mêlent aux senteurs de la mer qui circulent par les rues étroites et épousent les bleus des volets, le vert  et toute la blancheur encore torride à cette heure où les ombres s’allongent. Les plus belles vues d’ensemble seront celles depuis l’anse de ce qui dût être un petit port il y a bien longtemps, et passant sous une arcade le long d’un chemin de rivage, une perspective s’offre sur la façade de l’église et sur toutes les maisons à ses pieds. L’autre belle vue sur l’ensemble de la ville se trouve plus haut, au pied de l’église, depuis un balconnet dominant les toits de tuiles orangés contrastant violemment avec les maison blanches qui fuient jusqu’au plus loin à l’horizon et les milliers de petits voiliers comme autant de taches mouchetées sur fond de bleu. Blanc sur bleu toujours.

Mais il est vrai que le petit village est devenu une ville . Que les baigneurs se promènent avec leurs grosses bouées au sortir des plages et que les cafés et les restaurants n’attendent plus que le déclin du soleil sur les après-midi de farniente pour commencer la chasse aux clients. Comme sur tous les bords de mer…

Dali a une maison/musée non loin, probablement à l’extérieur de toute cette agitation estivale, près d’une crique isolée.

Nous ne reviendrons pas demain à Cadaquès. Cette visite de quelques heures nous a fait respirer ce petit air d’Espagne que nous ne voulons pas gâcher par ces trop plein de bains de mer.

Après dîner sur la promenade du bord de mer, nous rentrons à Llança à la nuit tombée, par la même route, sinueuse et maintenant désertée.

14 août

Nous quittons l’hôtel et le quartier encore endormi pour une remontée assez longue, et parvenons à Gruissan en milieu de matinée.

 « Gruissan, Gruissan mes amours… » disait Charles Trenet en 81. La tour Barberousse domine toujours le centre du village, déjà bien animé. Puis près de Palavas, c’est l’ancien quartier des pêcheurs, aujourd’hui les chalets des plages où de modestes maisons sur pilotis accueillent les résidents du mois d’Août. La régularité des alignements des maisons et l’absence de relief de ce bord de mer donnent un côté un peu triste à leur vétusté. On dénombre parfois  quelques chalets coquets aux couleurs vives, dont un rose et blanc à l’entrée du quartier comme exposé pour tous les autres, invitant à la poésie des vacances près du sable. Le ciel s’est mis au gris, du moins il doit toujours l’être ici, à cause des évaporations permanentes et stagnantes sur l’étang. Un fois sortis du périmètre influent de ces eaux immobiles, l’azur est vite de retour.

Déjà, à Villeneuve les Maguelone, le village fantôme en bordure de la presqu’île de l’abbaye, un quelque chose de poudreux et de poussiéreux nous imprègne d’une lumière livide. Aperçue de loin , la masse de l’abbaye disparaît à mesure qu’on s’en approche, cachée presque jusqu’au sommet de son chevet pourtant très élevé. Hors des vignes alentour, c’est le règne du roseau et du pin parasol, géants qui envahissent cet environnement de marais, de poussière et de blancheur saline.

L’histoire d’amour chevaleresque et médiévale, et le romantisme qui s’en est emparé plus tard, présidant à la réputation de Maguelone, appréciée par un pape qui la considérait comme une insigne maison dans le monde de la chrétienté, et jusqu’à Brahms qui en fit un cycle de lieder, ne se retrouve pas aujourd’hui dans l’aridité et la sécheresse d’un lieu qu’on imaginait plus accessible à la rêverie. Ce qui a donné une légère note d’amertume au petit vin de l’abbaye.

Nous sommes à Nîmes, près de l’imposant et très solennel boulevard Jean Jaurès, tout près des monuments d’histoire les plus remarquables, à l’Hôtel Imperator abrité sur sa petite place par l’ombre de très beaux arbres. L’entrée est monumentale et les salons d’accueil n’en finissent pas d’en déployer tout le luxe et l’aisance. C’est le lieu choisi naguère par Hemingway, Ava Gardner et Picasso lors des ferias de la ville. Il est d’ailleurs une affiche à l’entrée du bar qui, depuis 2005, indique que le Prix Hemingway, « littérature et tauromachie », initié par les Avocats du Diable, sur une idée de Marion Mazauric récompense chaque année, en feria de Pentecôte nîmoise, une nouvelle littéraire inédite d’un écrivain français ou étranger.

La Maison Carrée n’est pas l’Assemblée Nationale de Paris. Celle-là serait plutôt une élégante villa patricienne quand le bâtiment de l’Assemblée ne serait, dans la grisaille, qu’un méchant HLM. Il est de rares exemples d’une telle harmonie dans un édifice publique antique. A tout prendre, la finesse de la Maison nîmoise le disputerait à la plupart des temples de la Grèce sicilienne. (Ceux-ci presque tous doriens et trapus, dans le prime âge de l’esthétique grecque alors que la Maison de Nîmes a des chapiteaux ioniens, qui signifient la dernière période de cette l’architecture antique).

Cette fin d’après-midi nous offre, plus encore aujourd’hui, la patine et l’usure déjà palpable des fûts et des colonnes dans leur blancheur saturée, comme d’une vieille dame à l’extrême dignité. Bien que la jeunesse des proportions et le mystère d’équilibre des géométries qui ont fait naître de tels édifices ne prendront jamais aucune ride.

Il était dit qu’en moins d’un an, j’allais passer en revue trois des   arènes les plus fabuleuses de l’Empire romain. Le Colisée de Rome, puis ce printemps dernier Arles, et aujourd’hui Nîmes.

Autant les arènes de Arles était sableuse et chaude au couchant de juin, autant celle de Nîmes, sensiblement à la même heure, renvoyait dans les ombres du presque couchant un gris bleu métallique mêlé de marbrures sombres. L’esplanade ici est beaucoup plus dégagé qu’à Arles et là où l’espace est le plus profond, on peut admirer en perspective la superbe statue de bronze de Nimeno II, tête légèrement baissée, affrontant le danger que l’on devine, la cape recouvrant tout le bas du corps comme un drap fluide qui se déverse. Il s’en dégage une impression de concentration, d’humilité et détermination, avec pour décor en arrière-plan, les arènes. C’est le lieu de tous les clichés auxquels sacrifient les touristes, y compris les enfants. Il y a quelques années les antis corrida avaient souillé la sculpture et l’avait aspergée d’acide, blessant assez gravement à son contact, une enfant de huit ans. Une polémique s’ensuivit, la statue fut restaurée et une nouvelle inauguration eut lieu en présence massive des aficionados et des élus locaux. Les courageux antis, à défaut d’affronter les masses de six cent kilos dans l’arène, prônent une morale qui verra leurs revendications, hélas, aboutir, dans un monde formaté, administratif, lisse et sans saveur, bien loin de la magie barbare  et toute nietzschéenne à laquelle ils ne sauraient appartenir. La Catalogne elle-même, par souci de plaire aux modèles conventionnels européens et mondialistes, a établi de nouveaux décrets humanistes .

L’intérieur des arènes est pareillement sous cette dominante froide de bleu gris qu’elle a du côté extérieur. Je monte jusqu’aux gradins supérieurs pour une vue sur cette univers momentanément éloigné du bruit et de la fureur, le soleil n’en finissant pas de tordre les couleurs du couchant, nous profitons d’une terrasse pour le verre de vin du soir  avant de pénétrer  dans le vieux Nîmes.

Place de l’Horloge, Rue Fresque, Place aux Herbes… La ville historique est assez rapidement parcourue. Quelques belles perspective  où l’on découvre la Cathédrale Saint Castor au style assez composite, la Chapelle Sainte Eugénie, festonnée et altière, dans une ruelle étroite d’où la façade n’émerge que par un angle fermé. Nous dînons dans un excellent resto indien avant le retour à l’Imperator.

15 août

Il fait presque frais ce matin, à l’heure immobile de ce jour férié.  Nous montons tout là-haut vers la tour qui n’est qu’à quelques centaines de mètres que nous parcourons le long d’un beau canal où les reflets des grands arbres de l’avenue s’étirent sur leur parterre d’eau et sous la courbure des arches des petits ponts. Ensuite c’est un parc solitaire et silencieux, des sculptures et des allées parsemées des premières feuilles mortes. Une sorte de petit Versailles tout en pente, d’où émerge au sommet de la colline l’espace dégagé de la Tour Magne. Gros cylindre de pierre blanche et phare majestueux qui apporte sa note austère et médiévale à la cité antique.

Et nous quittons Nîmes pour le Pont du Gard.

Sur le chemin apparaît, derrière des cyprès, une chapelle inattendue, flanquée d’un ensemble de constructions romaines, de colonnades semi-circulaires, sorte de Tivoli ou de jardins de la Villa Borghese égarés et à demi ensevelis sur le bord de la route. C’est le Château de Castille (décoré par Picasso ! aujourd’hui à vendre…) et la Chapelle Saint Louis qui se sont parés de vestiges romains préludant à l’arrivée du Pont.

Il apparaît, majestueux depuis le lointain. Nous avons choisi l’arrivée par la rive gauche et on peut déjà en parcourir des yeux une partie sous un ensemble de platanes qui lui font comme une parure, avant de parvenir au pied de l’édifice, nu dans sa pierre ocre et caramel. Et nous levons les yeux pour embrasser toutes ses dimensions comme on le ferait d’un paquebot géant. Vers le haut, la gigantesque rythmique des arches dont on prend réellement conscience de la force et de l’amplitude, et vers le bas , coulant doucement, la large rivière où canote les écoles de canoë.

Depuis la rive droite où nous sommes descendus, à hauteur de la rivière, des étendues de plages et de broussailles permettent des angles de profil où s’étire élégamment le pont sur toute son étendue. La contemplation pourrait durer longtemps à la mesure des variations de nuages et des différentes lumières qui donnent à l’édifice soit des tonalités sombres et presque dramatiques, soit des harmonies dégagées sous le fond limpide de l’azur.

Plus au nord, c’est maintenant Uzès.

La ville est élégante, dès l’arrivée, la pierre blonde, ciselée de l’escalier Renaissance et le clocher de St Théodoric, découpé comme une dentelle. Il s’agit en fait d’un type circulaire unique en France, rappelant l’architecture lombarde italienne. Un campanile qui évoque un peu la Tour de Pise. C’est là, dit-on que fut baptisé l’oncle maternel  de Jean Racine. L’Uzès historique est cossu. La pierre d’époque renaissance et gothique, avec de nombreuses maisons particulières du XVII° siècle. Plus de quarante édifices sont inscrits aux Monuments Historiques, pour une cité de huit mille habitants. Nous déjeunons à la Place aux Herbes, place carrée qui semble l’endroit où tout le monde se donne rendez-vous aujourd’hui… Très vaste, ombragée de platanes, entourée de maisons à arcades et au centre de laquelle trône une grande fontaine en fonte ouvragée. C’est aussi le lieu des parfums et des herbes aromatisées du marché du samedi matin. De beaux magasins sont installés sous les arcades et les couleurs ne sont pas sans rappeler la Provence.

L’endroit le plus parfaitement original est le délicieux Jardin Médiéval, au fond d’une rue où s’ouvre, aux battants des portes, une décoration très vive d’une scène champêtre à la manière des illustrations des Livres d’Heures du duc de Berry. Le jardin sous la tour du Roi, qu’on aperçoit dès l’entrée , est un herbier vivant de quatre cent cinquante variétés de plantes médicinales, mêlées à des plantes aux vertus plus singulières, parfois toxiques, ayant servies à la confection de poisons. Comme je n’ai connaissance d’aucune de ces plantes, j’en ai simplement relevé quelques noms, plus pour la beauté de ceux-ci , évocateurs de toute une poésie inattendue :

Brunette commune, julienne des dames, mauve royale, iris faux-acore, marguerite au corymbes, phlomis (phloème ?) pourpre, œillet de poète, réglisse glabre,, catananche bleue, immortelle d’Italie, mufliers, pavot cornu, œillet mignardise, nigelle de Damas, anémone hépatique, pimprenelle…

Le jardin nous offre avant de partir deux petits verres de boisson aromatisé dont une que j’ai reconnu être à base de réglisse. Le pays étant un centre connu pour ses bonbons.

Et de retour, nous finissons par acheter à l’étal, des melons, des poires et de tomates à Senas, en région de Cavaillon.




PRELUDE A LA SICILE

Avril 2018


C’est à elle que j’ai pensé dès la fin de mes activités… Depuis des années pourtant, je savais qu’un jour cette destination aurait fatalement sa place dans un calendrier de voyage. Cocher sur une carte la destination de la Sicile n’est pas fortuit, mais plutôt une forme de nécessité qui m’entraînerait, à la fois sur des lieux où s’amoncellent des monuments chargés d’Histoire, et sur la terre même où a levé une partie de mes racines. Et pas des moindres, puisqu’il s’agit des origines du côté de ma mère qui se trouvent collatéralement issues du Sud de la Sicile. Et le nom même d’une ville de l’Ouest de l’île, Salemi, sera le nom porté par mon grand-père maternel, le Nono. Parmi les photos disparues de l’abondante collection d’Angela, figure un portrait d’elle devant la plaque d’entrée du nom de la ville. C’est très certainement une rare bénédiction de voir son nom s’enraciner dans l’enceinte même d’où coulent la source et le sang de votre ascendance. Je ne pouvais un jour manquer l’inévitable pèlerinage vers ces lieux, étant un des derniers descendants de ceux qui, depuis l’an passé, avec l’oncle André, ont tourné la page de la génération qui m’a précédé. Je m’inscris donc comme le témoin vivant et vierge d’un retour curieux vers des lieux chargés d’ombres, d’Histoire et d’ancêtres. Du plus lointain souvenir factuel, il me reste un portrait du père du Nono, qui lui ressemble comme un duplicata. Même regard lointain aux plissements des yeux malicieux et à la noblesse du port de tout le haut du corps. Mais contrairement au fils, le père porte d’énormes moustaches en guidon de vélo et des rouflaquettes interminables qui étaient passées de saison du temps de mon grand-père.

Plus évanescent, le portrait disparu aujourd’hui, de la Nonna, Lauria, la mère de la Nonina. Un noir et blanc, tout comme les vêtements sombres et austères que portaient encore en ce temps les femmes du Sud, un regard pénétrant dont je n’ai jamais su s’il trahissait une émotion vive ou une hauteur morale en conformité avec le noir d’ensemble du châle et de la robe. Le portrait est d’autant plus impressionnant, qu’au tirage, la silhouette de la vieille dame apparaît en surimpression d’un décor dont on a du mal à dire si il s’agit de la buanderie ou d’une quelconque autre pièce de la maison, avec une erreur dans le traitement photographique laissant apparaître, en troisième surimpression, quelques nuages épars. Ce qui amplifie le côté légendaire et fantomatique de cette ancêtre. Elle aurait encore été vivante un an ou deux avant ma naissance. Native de Gela, terre de forte imprégnation grecque, je n’ai jamais regardé ce portrait sans une certaine gêne devant cette disparue que j’aurais pu connaître, dont je n’ai aperçu que cette fixité de stature ambiguë, entre la mère éternelle du Sud et la rudesse d’un permanent regard antique.

Nonina, à ma connaissance, n’est jamais allé sur ses terres ancestrales, sauf à l’avoir entendu parler d’un séjour (quand ?) à Pantelleria. Mon grand-père lui, est né à Comiso, dans la Province de Raguse, à l’intérieur des terres du sud-est de l’île. Quand en est-il parti pour se trouver un jour au Maroc où  se produisit la rencontre avec ma grand-mère, née à Bizerte ? Je doute que lors de notre séjour nous allions à Gela ou à Comiso. Le temps nous sera compté. Nous passerons non loin de Salemi, où est Ségeste, tout à l’Ouest, en début de voyage. La grandeur des sites antiques, baroques, byzantins ainsi que les paysages, sauront bien nous donner la quintessence de ce qui doit quelque part s’inscrire dans l’âme de cette partie de mes ancêtres.




SICILE

Avril 2018


Durant une semaine, le temps qui aura passé sur ce séjour, j’ai cru avoir perdu la mémoire des choses d’avant, ne vivant que d’émotions succédant à d’autres émotions comme un primitif n’organisant plus le monde, tant j’entrais par fascination, et la presque suffocation, dans la toute permanente métamorphose de la matière et de la matière spirituelle.

Vendredi 20 Avril

Dès l’arrivée cela sent l’Afrique, non pas un souffle ou un parfum arabique, mais une anarchie de formes, un laisser aller du geste et de la sonorité environnante. Parcourant l’autoroute qui mène à Palerme (à près de cent cinquante à l’heure !) défilent justement ces ensembles d’habitation où la hauteur des immeubles ne mesure pas l’orgueil architectural mais révèle, à mesure qu’ils s’élèvent, la plus grande densité de leur pauvreté.

Si il est une couleur qui semble s’être dissoute ou bien n’avoir jamais existé ici, c’est la blancheur. En revanche, s’affiche toute la gamme des ocres et des gris jusqu’au noir, comme si le modelé des maisons étaient un ramassis des terres du désert n’ayant accédées à leurs bâtis que momentanément, attendant provisoirement de changer de forme. L’horizon paraît un indistinct défilé de texture d’un jaune sali, de quelques taches verdâtres et le craquelé des habitats rehaussé par le vaporeux d’un avril passant sans transition à l’été.

Palerme apparaît maintenant en son cœur, dépenaillée, sans ordre apparent dans la circulation cahotante sous le regard de la croix démesurée pendant au dessous du rétroviseur du taxi. Puis après tout un dédale de rues et de ruelles interminables, après avoir aperçu fugitivement une facette du Palazzo Reale, les arbres et la large Via Roma qui mènent à l’Hôtel Ambasciattori. Après tout cet afflux de couleurs dans les vapeurs de poussière de la ville, l’hôtel est un havre d’ombre pour la rétine.

Par l’Avenue Vittorio Emmanuele surgit, au sortir d’une ruelle, la Piazza Bellini et les trois merveilles de Santa Caterina faisant face  à La Martorana au porche et au clocher normand, et à San Cataldo, sous les premiers palmiers emblématiques. La Martorana étant envahie par les visiteurs impatients de quinze heures trente (les édifices publiques étant souvent fermés durant la pose autour de midi), nous pénétrons à San Cataldo, sorte de cube austère surmonté de trois bulbes rouges. Semblant émergé d’une oasis nord-africaine, c’est le siège des chevaliers du Saint Sépulcre. Ses merlons dentelés et ses coupoles en « bonnets d’eunnuque » signent un des plus parfaits exemples d’architecture arabo-normande. L’intérieur se divise en trois nefs séparées par des colonnes antiques provenant d’édifices antérieurs. La travée centrale, couronnée de trois coupoles à trompe est veillée par un Christ byzantin. Le pavement en mosaïque de marbre polychrome est aussi du 12° siècle. L’ensemble donne l’impression d’être à l’intérieur d’un gâteau de sel.

« Je veux de l’inutile, du majestueux, je veux des bustes en marbre sur des façades lépreuses », c’est le cri que lance l’héroïne du roman de Edmonde Charles-Roux dans « Oublier Palerme ». C’est exactement ce qui jaillit en glissant de la Place Bellini à la Place Pretoria où se dresse un bassin d’eau qui s’organise tout autour d’un défilé circulaire de divinités Renaissance dans un magnifique équilibre des balustrades, des gradins et des jets d’eau, avec en fond de décor la lèpre écaillée des pierres délavées dans leur ocre. Comme un cœur symbolique de la Sicile. En une seule image. En perspective, l’Eglise Santa Caterina.

Nous remontons loin l’Avenue Vittorio Emmanuele, jusqu’à un jardin qui débouche sur la Cathédrale. L’extérieur vaut surtout pour son chevet semblable à celui que nous verrons à Monreale. Puis, au-delà du jardin, dans un quartier où l’ombre des ruelles révèlent les signes, contrastant avec la majesté des édifices voisins, de pauvreté et d’extrême négligé. C’est à l’angle de ce périmètre qu’apparaît la façade de San Giuseppe Cafasso, et dans le prolongement, l’Eglise de San Giovanni degli Erimiti.

C’est un havre de paix, qu’aujourd’hui du moins, on ne peut qu’imaginer. Envahi par des hordes d’adolescents oeuvrant pour l’UNICEF, il nous faudra revenir pour sentir ce miracle  d’oasis encerclé par les quartiers lépreux tout autour. C’est une parenthèse de fraîcheur à deux pas du Palais Normands qu’on peut apercevoir à l’entrée du jardin.

Palmiers, agaves, bougainvilliers, figuiers de barbarie et orangers déclinent une harmonie à la fois sauvage et irréellement hors du temps. De l’ancienne abbaye subsistent la nef surmontée de trois coupoles à bulbe rouge et le petit cloître à colonnettes géminées qu’enserrent parfois des lianes échevelées de végétation. C’est le miraculeux mariage de la plus harmonieuse luxuriance végétale et de la sobriété rythmiques de l’architecture.

Derrière l’église nous prenons le premier verre de vin de Sicile à l’ombre des arbres.

Quelques maigres forces nous restent pour gravir l’étage du Palazzo dei Normanni où est la Capelle Palatine.

Edifiée par Roger II au 12° siècle, l’ensemble vaut pour les extraordinaires mosaïques de cette période romane, unique témoignage de cet art à ce haut degré de perfection.

Défilent tour à tour, dans la pénombre de la chapelle, les épisodes de la Création de la Lumière et des Eaux, la Terre qui les sépare, la Création des plantes et des arbres, des animaux, tout ce qui mène à la création de l’Homme, le Repos divin.  Dieu désignant l’arbre et la Création d’Eve. L’Arche de Noë, et tout un ensemble d’épisodes concernant les prophètes, certaines scènes de la vie du Christ et de Pierre et Paul, un véritable livre d’image qu’en d’autres lieux on retrouvera dans l’art du vitrail.

Après plus de trois heures de promenades, de déambulations , nous retrouvons l’hôtel où tout respire l’espace. Dans la chambre, les couloirs immenses, les très hauts plafonds, les volumes semblent ne pas avoir eu de limites pour les architectes, dans une atmosphère qui plonge souvent dans les souvenirs du « Guépard ». D’un coin de la fenêtre de la chambre, on peut apercevoir le fronton d’une église déjà éclairée pour la nuit.

Sur la terrasse au septième étage, aucune vue ne peut rivaliser avec la notre. Toute la ville défile aux rythmes des clochers, des pinacles, des dômes et des coupoles, des frontons qui apparaissent comme si la ville désirait se hisser vers le ciel, non pas comme dans les villes à gratte-ciel, mais par la verticalité des édifices d’esprit se signalant comme autant de points de repères au-dessus des maisons d’habitations. C’est toute la féerie de la nuit qui descend sur Palerme. Nous dînons dans la sérénité et la douce fatigue dans une trattoria à quelque pas de là, au « Proverbio » sur une traverse entre Via Roma et la Place Bellini.

Samedi 21 Avril

Depuis la terrasse encore, mais cette fois, pour le petit déjeuner, dans l’éblouissante lumière de huit heures du matin, le relief ocre et jaune de Palerme apparaît sur tout l’horizon qui s’offre à nous.

Par le bus 102, nous parvenons, après un parcours qui semble interminable, dans des quartiers populaires et parfois inhospitaliers, à l’Europcar pour la location d’un véhicule qui nous mènera par tout le pays.

Cap au Sud, quittant la poudreuse Palerme, la route s’élève insensiblement, traversant des villages animés jusqu’à Monreale, sur la conque d’or, de la couleur des oranges et des citrons cultivés dans cette vallée depuis l’Antiquité. Nous ne ferons qu’apercevoir les lointains de Palerme au travers d’une brume matinale de chaleur. Depuis l’entrée du village, le chevet nous signale dans toute sa lumière, la présence de l’immense vaisseau. Au pied des chevets, nous prenons conscience de la hauteur de l’édifice, d’autant que ceux-ci donnent directement sur un passage dans les ruelles adjacentes, toutes de tortuosités, avec leurs balcons étroits, les ferronneries  aux vêtements qui pendent, aux cactus grimpant, aux fleurs sanguines, et aux façades bariolées et délavées par le temps. L’orgueil à plein ciel sur les terrasses dominant Palerme. La facture des chevets, comme à la Cathédrale de Palerme, est franchement arabe. La décoration se compose de trois ordres d’arcatures aveugles ogivales entrecroisées et soutenues par de fines colonnes placés sur de hauts socles. L’entrée dans la cathédrale se fait sur le flanc gauche, par une porte en bronze de Barisano da Trani.

Puis c’est l’éblouissement. Ce qui faisait la grâce et la musique de chambre de la Chapelle Palatine, fait place à la symphonie avec chœur… On peut dire que Guillaume II a atteint son objectif de faire de sa cathédrale une des plus belles de la chrétienté. Une fois la stupeur passée, on comprend que cette sensation est due autant  aux mosaïques qui couvrent d’or et de couleurs la presque totalité des murs, le bleu et l’or se dégageant nettement, qu’à la perfection des proportions de l’architecture intérieure.

Décrire l’ensemble du livre de merveilles imprimées sur ces surfaces de mosaïques serait fastidieux et impossible. Comme à la Chapelle Palatine, c’est au flanc droit de l’édifice la Création qui domine. Création des eaux, de la lumière en présence des sept anges. Création de la lune, du soleil, des étoiles, des oiseaux et des poissons, jusqu’à conclure avec la création de l’Homme. Puis Noé, Abraham…

En façade, nous pénétrons dans une humanité déjà en proie aux violences et aux châtiments. Elles ne sont pas directement inspirées de l’Ancien Testament mais des saints protecteurs de Monreale, Cassius, Casto et Castense.

Au flanc gauche de l’édifice, C’est Eve et la Tentation, le thème de la Chute. Caïn et Abel, la naissance de la conscience, puis Noë encore et la construction de l’Arche. Après mille autres détails inscrits dans des myriades de couleurs , l’Histoire s’achève par la lutte de Jacob avec l’Ange.

Au chevet, dominant l’ensemble de tous ces mouvements d’esprit, le Christ Pantocrator.

Côté cloître, quatre vingt quatorze colonnettes géminées, ornées de dessins géométriques en mosaïque supportent de très beaux chapiteaux historiés dans la plus pure tradition romanes sur lesquels s’ordonne une suite d’arcades ogivales. En cette fin avril, c’est le bassin qui apporte la note d’intimité tintinnabulante, et la fraîcheur d’un peu plus d’ombre.

La Place Guillaume II est large et lumineuse, elle est le vrai cœur  du village, comme une étoile en son centre, d’où jailliraient de  multiples ruelles débouchant sur un probable bonheur, avec les carrioles de couleurs et le petit âne traditionnel. Et sur toute la place s’exposent éblouissantes, au presque midi, les céramiques des magasins de souvenirs.

Les paysages siciliens appartiennent à deux types bien différents,  selon les régions traversées. Le plus répandu concerne les zones agricoles de l’olive et de l’orange. L’olivier, par rapport à la sveltesse de nos arbres de Provence, paraît, comme le Sicilien, court et trapu. Probablement pour plus de confort lors de la cueillette. Les orangers couvrent des espaces immenses avec une densité exceptionnelle, souvent en pente douce, parfois sur de larges plaines jusqu’à se perdre à l’horizon.

L’autre type de paysage est souvent un paysage de l’intérieur du pays, et notamment celui qui mène de Agrigento à Piazza Armerina. Sur de vaste espaces s’étendent les verts drus des herbes hautes, en cette saison, parsemés soit de myriades de parterres de fleurs jaunes, composant de miraculeux tableaux, soit  d’infinis mauves ou roses, dans un cadre de mamelons harmonieux, mais aussi avec des sommets plus pentus où il n’est pas rare de voir s’y accrocher des villages aux maisons serrées les unes contre les autres donnant toute leur tonalité d’ocre brun contrastant avec les riants espaces vierges alentour.

Aujourd’hui, après le souffle d’esprit de Monreale, c’est la journée des quatre S. Ségeste, Salemi, Selinonte et Sciacca. La Sicile phénicienne.

Donc, plus encore vers le Sud. Une route torturée qui n’est pas aussi repérable que la sortie de Palerme vers Monreale. Des déviations, des croisements de routes pourraient nous faire perdre le chemin de Ségeste. Corleone est à quelques kilomètres à l’Est, Trapani et Erice, à la pointe extrême du Nord Ouest. Ségeste est au bout de nulle part à l’intérieur des terres. On aperçoit de loin le temple, comme une tache brune sur son socle d’éternité, dans l’isolement, comme un dormeur du val, troué de toutes les balafres du temps. Pour y accéder, il faut grimper une forte allée de hautes marches qui sépare de part et d’autre les hautes herbes d’avril. Celles-ci arrivent en cette saison, à hauteur de nos hanches.

Le temple est un élégant édifice dorique. Ce qui semble paradoxal, le style dorique étant en soi une émanation de pure abstraction architecturale, sans décor ni surcharge, le classicisme ionien son élégant prolongement, avant la plus échevelée fin corinthienne.  C’est la première fois que je suis aux pieds d’un temple grec. Ma première impression est qu’il est bien plus élevé que je ne le pensais. Pour ceinturer un seul des fûts qui le composent, comme pour certains arbres géants, il faudrait sept ou huit personnes. La pierre laisse entrevoir les marques de l’usure, les trouées qui creusent, et bien d’autres souffrances.

Le péristyle a conservé presque entièrement intactes ses trente six colonnes non cannelées dans un magnifique calcaire au ton doré.

Et celui-ci présente des proportions et une rare harmonie, rehaussée de cette nature d’avril aux herbes d’un vert soutenu et dru, aux marguerites jaunes par millions, comme autant d’étoiles éclairant et habillant l’édifice tout alentour, de bruyères et de fenouils sauvages, de fleurs mauves et bleues, de nuages effilochés dans l’azur des lointains, en attendant les coquelicots de Mai.

Cecilia et moi éternisons l’instant photographique dans la plus odorante émanation du bonheur ou de l’idée qu’on peut en avoir quand elle sait se matérialiser dans un décor fait de tous les éléments d’un paradis terrestre.

Le temps se couvre et menace durant le trajet qui mène à Salemi. Le village n’est pas vraiment sur le chemin de Selinonte, mais je ne pouvais éviter ce détour menant aux ancêtres. Le ciel était gris, la lumière enchanteresse du plateau de Ségeste nous avait quittés, mais j’ai pu poser quelques instants devant la dernière plaque bleue juste avant l’arrivée, indiquant en caractère blanc, le nom du village qui est aussi celui que portait le Nonno.

Nous contemplons de loin, la masse brune, condensée et serrée, de ce qui dut être le lieu d’origine du premier de la lignée du même nom. Le nom antique de Salemi serait celui de l’ancienne ville de Elima Halyciae (comme une inversion phonétique !).

En son temps, dans les années soixante dix, Angela m’avait précédé dans ce geste symbolique.

A mesure que nous approchons de Selinonte, la lumière déjà déclinante de l’après-midi se fait de plus en plus rayonnante et franche. Ce site ne pouvait évidemment mériter d’être contemplé que sous l’éclat de sa force civilisatrice et le goût du sel.

Les Grecs ne s’y sont pas trompés quand ils ont choisi l’emplacement où ils édifièrent Selinonte. Trois collines au dessus de la mer, séparées par deux petites rivières dont les estuaires constituaient des ports naturels. De longues plages de sable et au fond, l’Afrique.

Une longue avenue pavée bordée de pins, petite voie Appia ( !), nous mène vers les temples orientaux. Le premier consacré à Héra, le second, le plus petit, à Athéna, et le troisième, le plus imposant, sans doute dédié à Apollon. Ce qui frappe sur ces lieux de ruines, c’est l’intemporalité fixatrice de trois éléments se conjuguant. La pierre, l’azur (mallarméen !) et la proximité immédiate de la mer.

Les longues ombres commencent à absorber le feu de la pierre sanguine. Nous parcourons les périmètres des temples sur leurs espaces intérieurs où les ombres géantes et le feu nous pénètrent tour à tour suivant l’angle où nous nous trouvons.

Rivale de Ségeste, Selinonte l’est aussi dans son environnement. Ici tout est Méditerranée, rocaille coupante sous les pieds, sécheresse des végétaux comme une rigueur et un dépouillement de la pensée.

Pour parvenir à l’Acropole, distante de plus d’un kilomètre de pierres vives, nous saisissons au passage le petit train électrique. C’est la ruine la plus émouvante, et la plus proche du rivage qu’on pourrait presque entendre si le vent en ramenait l’écho.

Ne restent dressées là que quelques enfilades de piliers, avec en premiers plans, des fûts éparpillés et suivant l’angle de vue, un coin de mer. Plus près encore du rivage, en se penchant aux confins abrupt du site, on peut voir le résumé sicilien de la végétation. Les figuiers de barbarie, les cactus grimpants, les odeurs du thym, quelques oliviers et les orangers à sanguines.

Ce qui est toujours là depuis 2 500 ans et depuis le début du monde, c’est l’immensité de la mer, le parfum du céleri sauvage qui a donné le nom à la ville et le bruit des vagues qui viennent inlassablement mourir sur la plage.

Pour le décor, un tombeau antique, un citronnier défiant l’horizon. Luxe, calme et volupté…

Après que la peau, déjà rougie par le sel  et le soleil, ait retrouvée un peu de fraîcheur en longeant la marine silencieuse à cette heure, nous poursuivons sur le littoral, pour la seconde étape du périple, Sciacca, le dernier S du jour.

Ce n’est pas la plus belle ville que nous ayons choisi pour le repos de cette seconde journée, mais Sciacca est un immense balcon sur la mer et nous permet d’avancer un peu plus sur la route des temples. La ville se présente comme un dégradé progressif de maisons descendant par des escaliers tortueux qui mènent au port et au long embarcadère, qui vus de la Place Scandaliato, immense promenade dégagée et cœur de la cité, offre un espace ouvert sur le grand large.

Nous logerons chez Fazio (B and B) dans une ruelle où les véhicules ont du mal à passer, et nous flânons à l’heure du verre de vin dans la vieille ville égayée en cette fin de semaine.

Dimanche 22 Avril

La lumière matinale de ce dimanche à peine éveillé est idéale une fois sur les quais. Toute la ville d’ocre est exposée, dans les plus infimes nuances de jaune, jaune orangé, mais aussi pour densifier le tableau, de bleus tranchants, de mauves, de verts pâles et de quelques trouées de maisons blanches. L’ensemble paraissant cousu comme un puzzle safrané d’intensités de couleurs vibrantes et comme autant de fragments de mosaïques qui trouvent aussi leur double reflété dans le bassin du port. C’est toute la ville vieille et craquelée au pied de l’eau qui chante le chant de départ des « pescherecci » bleus et blancs amarrés tout au long du quai. C’est aussi la ville des céramiques, et certaines ornent de leurs couleurs vives les marches d’escaliers. Le calme du matin n’est troublé que par les premiers bistros portuaires où les quelques éclats du matin augurent d’un dimanche limpide qui va se lever.

Une course cycliste vient perturber la belle route qui trace vers l’Est. Ce sont des hordes de compétiteurs qui nous croisent en sens inverse, se doublant parfois en troisième ou quatrième épaisseur sur toute la largeur, de peur d’avoir à céder un pouce à l’adversaire, au risque de percuter ce qui vient en face. Une nuée de sauterelles n’aurait pas été plus inquiétante…

Puis ce sont les abords d’Agrigento que nous atteignons vers le milieu de la matinée, et la fameuse « Scala dei Turchi » sur un bord de mer radieux, au sable blanc et aux fortes odeurs d’algues comme autant de chevelures vertes. Nous marchons le long des rochers et des poches d’eau comme je le faisais il y a si longtemps de l’autre côté de la Méditerranée où le sel semble s’imprimer sur la peau tant la densité en est forte. Tout au bout de la plage, après les maisons et les cabanons d’été, apparaît, blanche comme un sucre monumental ou une saline, la fameuse Echelle des Turcs. Echelle, parce que l’usure de cette marne littorale, mélange d’argile et de calcaire, descend en pente douce vers la mer et se transforme en un tapis lisse et aveuglant, propice aux expositions solaires ou aux promenade qui peuvent se poursuivre sur les différents étagements de marches étroites comme des couloirs ou des rides s’étalant sur plusieurs centaines de mètres.

Le bonheur de longer cette anomalie de la nature ne nous sera pas donné aujourd’hui, l’érosion ayant fait s’écrouler depuis l’hiver dernier des pans immenses de ces roches fragiles qui viennent visiblement mourir au pied de la falaise.

Ce surnom donné à cette falaise vient d’une croyance populaire selon laquelle les pirates sarrasins escaladèrent ces rochers après avoir mis à l’abri leurs bateaux dans les petites criques alentour.

Vers midi, nous prenons un délicieux vin de Trapani, à même la plage, à Majana Beach.

C’est l’heure de rejoindre la Vallée des Temples. Les fortes chaleurs ont accumulé de méchants nuages sur Agrigento. La ville qui se profilera tout au long de notre passage dans le site archéologique, gardera, face à nous, ce côté abrupt, compact et menaçant d’un rideau d’immeubles inhospitaliers surplombant la vallée.

« Les Akragantins construisent des maisons et des temples comme s’ils ne devaient jamais mourir et mangent comme s’ils devaient mourir demain. » On peut faire confiance aux écrits d’Empédocle, le philosophe d’Akragas, qui connaissait bien ses concitoyens.

Pendant presque quatre siècle, les Grecs en ont fait « la plus belle cité des mortels » Pindare.

Le gris du ciel a remplacé le riant lever du jour de Sciacca. Le premier temple, celui de Junon, d’où commence l’Agora inférieure, surgit d’un amas de cactus et de figuiers et dresse ses colonne très haut dans le ciel blanc. La pierre en paraît par contraste tourner au carmin et à un noir pain d’épice. Les colonnes doriques sont à nu. On notera l’orientation à l’Est de tous les temples, qui correspond à un critère classique selon lequel l’entrée de la cella (chambre où était placée la statue de la divinité), devait être saluée et éclairée par les premiers rayons du soleil.

Plus loin sur la Via Sacra, le temple de la Concorde, le mieux conservé, où les colonnes s’amincissent vers le haut pour que l’ensemble paraisse plus élevé et plus élancé. La lumière du plein après-midi est électrique, ce qui rehausse sur le flanc droit, la statue colossale d’Icare tombé, en diagonale, menant en  perspective au pied du temple. Magnifique union de la pierre et du bronze vert de gris. C’est une œuvre contemporaine offerte à la Vallée des Temples, par l’artiste franco-polonais, Igor Mitoraj. C’est là aussi que se concentrent le plus les groupes de visiteurs.

Le temple d’Hercule, de style archaïque dorique, est vraisemblablement le plus ancien du site (6°a. J.C.). Ses colonnes, redressées au début du XX° siècle, permettent d’imaginer, malgré l’état de leur dégradation, l’élégance qui dut être le sien.

La tradition veut que le temple des Dioscures (Castor et Pollux), solitaire, devenu le symbole d’Agrigento, soit appelé ainsi temple des dioscures, des faux jumeaux nés par superfétation, de l’union  la même nuit, de Léda avec Zeus, métamorphosée en cygne pour le séduire, puis avec son époux légitime, Tyndare.

Il ne reste là que quatre colonnes. On voit plus à droite, les vestiges dédiés aux divinités souterraines : Perséphone, Démeter. La Via Sacra est remontée en sens inverse, hérissée de petits galets qui endolorissent les pieds. Les nuages sont maintenant menaçant quand nous sortons d’Agrigento. Et la route qui mène vers Piazza Armerina semée de difficultés.

Le voyage aurait pu s’arrêter quelque part sur cette route quand le véhicule est tombé dans une ornière, ou plutôt une sorte de tranchée profonde qui fit basculer et plonger tout le train avant de la voiture. Ce fut un petit miracle que la tôle n’ait pas été endommagée, nous immobilisant sur cette portion de route qui, en France, aurait nécessairement été fermée à la circulation… Pour plus de frayeur encore, une partie de l’essuie-glace s’est envolée sur une portion d’autoroute au plus fort de l’orage.

Piazza Armerina est aperçue de loin, austère, sombre sur son piton rocheux et sous les derniers nuages qui découvrent un pavé luisant. Il fait une fraîcheur de début Mars en moyenne montagne. Sur le bord des trottoirs on relève quelques traces salies de neige récente. La petite ville ressemble à un village fantôme avec ses ruelles aux maisons décaties, aux pierres noircies et aux volets clos. Comme dans tout village de montagne, des petits jardins rendent l’austérité des lieux plus souriante quand le soleil reparaît, rendant toutes ses couleurs à la façade de l’église sur la grande place, point le plus élevé de Piazza Armerina. Le nom de cette ville lui a été donné parce qu’elle fut la « Place d’Armes » de Roger de Hauteville lorsqu’il conquit la Sicile.

Certaines placettes et angles de rues, aux maisons enguirlandées de lilas et de glycine, feraient presque penser à des rues de Montmartre.

Nous nous engouffrons dans un des rares bistros ouvert ce dimanche, « le Café des Amis » où nous sommes adorablement reçus comme des pèlerins attendus depuis longtemps. Rentrant au B and B à la nuit tombée tôt, les ruelles fantomatiques, rendent une lumière humide sur toutes les pierres, donnant plus encore envie de savoir ce qui se cache de vivant derrière chaque fenêtre close.

 Lundi 23 Avril

C’est un endroit unique au monde , même dans Rome ou ailleurs, par la profusion et la richesse de son trésor de mosaïques. La Villa Romana del Casale. A quelque cinq minutes de la ville, enfin éveillée sous le soleil revenu, éblouissant dans sa lumière rase. 

La villa romaine représente l’extrême synthèse des trésors de la Capitale du Bas-Empire. A la complexité et à la beauté de l’ensemble architectonique contribuent les magnifiques mosaïques réalisées par les ancêtres des artistes de l’école Palatine et de Monreale.

Nous sommes arrivés dès l’ouverture, et jamais nous n’aurons eu à subir le désagrément des hordes de visiteurs bruyants, turbulents et inconscients du minimum de respect que requiert ce genre de visite. C’est comme le dévoilement progressif d’un secret ou une intrusion dans un lieu privé qui nous sont accordés durant la petite heure de notre passage. C’est la vie quotidienne de l’ancienne Rome, vibrante, turbulente comme un marché découvert, qui est inscrite dans les mouvements libres des compositions de mosaïques. C’est le cortège débridé qui mélange les scènes mythologiques des métamorphoses de Daphné, d’Arion jouant de la lyre, de l’inquiétant Polyphème cyclope, des représentations de Pan et d’Eros, des Néréides, de la Glorification d’Hercule, mais aussi d’un bestiaires familiers et parfois mis en scène avec un sens de l’humour et un naturel qui ne cherche plus à édifier mais à émouvoir et témoigner comme un cliché photographique, par la simplicité des mouvement et la théâtralisation des sujets représentés. Et puis entre les dieux mythologiques et le monde animal, les paons, les dromadaires, les tigres, les éléphants, les autruches, les taureaux et les lions, les scènes merveilleusement composées de la vie humaine de tous les jours, d’un roi pensif et attristé, le magnifique Maximilien, propriétaire de la villa, avec ses gardes du corps, le soldat contrôlant le transport des animaux capturés, la capture d’un caneton, d’un coq attaquant un enfant, la cueillette des roses et le tressage des guirlandes par des servantes, de jeunes filles tressant des couronnes, d’un petit char entraîné par un couple de flamands, jusqu’à l’extrême et émouvante simplicité de la scène des dix jeunes filles en bikini jouant à la balle.

Nous avions abordé hier ces espaces verdoyants, dépouillés de petite montagne que l’on retrouvent descendant maintenant sous le soleil, vers Catania, sur la route de Syracuse. Par une boucle menant au Nord, nous effleurerons Catania, à peine vue de loin, et nous longerons sous bien des facettes différentes le pied de l’Etna soudain apparu à l’horizon, enneigé et soufflant ses vapeurs dans l’azur que l’on confondrait avec les nuages, si à ce moment-là il y en avait eu.

Autant Piazza Armerina était une sorte de vénérable vieille dame, perdue dans les pensées enfouies et immobiles des terres intérieures du pays, dans toute la noblesse et la pudeur de ce qui ne s’exprime que du dedans, autant Syracuse et la péninsule en amande d’Ortigia apparaissent nourries de leur propre renouvellement, dans la blancheur de la cathédrale Sainte Lucie, la Place principale lissée de terrasses de café, de parasols, avec en contrepoint spatial, la merveilleuse façade de Santa Lucia alla Badia où est un magnifique enterrement de Sainte Lucie de Caravage (que nous ne verrons pas), tout un concentré en un même lieu de la fière Syracuse.

Dès l’arrivée dans la presqu’île enceinte de murailles et s’isolant de la Syracuse plus anonyme, il y a un petit air partagé entre Venise et les villes de tourisme de la Toscane. C’est le côté chic de cette ville baroque, de son pouvoir attractif facile, de son littoral ionien, loin du rugueux maritime rencontré vers Agrigento. C’est la Sicile côté vitrine comme doivent l’être les luxueuses terrasses naturelles de Taormina et son paysage de carte postale depuis le théâtre antique trouant en perspective, la mer et la majesté de l’Etna.

Nous déjeunons de poissons du jour à l’ombre fraîche d’une petite ruelle à escaliers et logeons B and B près d’un des ponts qui séparent Ortigia de la Syracuse plus moderne.

Pas une maison qui ne possède de moulures larges et torsadées à l’ionienne sous les balcons, et pas de balcons sans fleurs et sans plantes velues sur les façades d’ocre ou de gris décati.

Les ruelles centrales débouchant souvent sur le bleu de la mer paraissent parfois venues de Cartagena de India.

Et près du pont donnant sur notre hôtel, au soleil couchant, brille de tout son ocre carmin une façade particulièrement remarquable, aux fenêtres gothiques, ce qui lui donne, avec ses petits vaporettos au pied du canal à reflets gris à cette heure, un air certain de Venise.

Syracuse, Siracusa, comme on veut, est un phénomène qui doit beaucoup à l’idée qu’on se fait d’un certain idéal désuet et conformiste de vacance (jusqu’à la nostalgique et sensuelle chanson d’Henri Salvador « J’aimerais tant voir Syracuse »), où rien ne manque à l’accueil et l’attente du visiteur, à la poétique légèrement désenchantée, encadrée de la justesse architecturale, du baroque déjà européen, et des déambulations sur des avenues où les terrasses sans surprise tout le long des remparts laissent malgré tout une impression de déjà vu.

Sur une des délicieuses terrasses près du pont séparant l’enceinte d’Ortigia, nous dînons des meilleures pâtes aux clovisses jamais mangées.

Nous avons posé, en ces quelques jours, nos bonheurs et notre fatigue, entre Mar Tirreno, Mar Mediterraneo et Mar Ionio !

Mardi 24 Avril

Très tôt, encore le soleil sur Syracuse, quittant Ortigia vers le Nord de la ville, pour un passage à la Basilique de San Giovanni Evangelista. Colorée en ocre, ou plutôt badigeonnée, elle ressemble à une église mexicaine en carton dans un décor de cinéma. Probablement pour qu’elle se fonde aux couleurs à l’identique des immeubles qui l’enserrent. C’est l’exemple même du contresens d’un replâtrage hâtif et bâclé comme peuvent l’être les vraies trahisons. Cela donne d’autant plus de regret que son architecture, baroque nouveau monde, méritait mieux. Elle devait être bien plus belle dans sa matière patinée et dans les craquelures de ses robes grises de vieillesse.

C’est la plus longue étape aujourd’hui. Elle nous mènera à nouveau sur la côte Nord.

Les paysages encore, alternent entre les tapis verts parsemées de fleurs jaunes, certains de parterres mauves comme coulées versées sur le flanc des montagnes, en pentes douces, et les champs d’oliviers aux troncs courts et à quelques vergers d’agrumes assez rares aujourd’hui. Sur la route tout en lacets, de magnifiques villages trapus apparaissent dans les lointains, souvent aux sommets de pitons rocheux. Nous faisons, dans ce cadre de Sicile centrale, connaissance avec un petit âne peu farouche, qui confirme que nous sommes bien au cœur même du pays.

Et puis c’est l’arrivée à Cefalu. Vers treize heures. De loin déjà, l’anse de la ville dominée par les deux tours de l’église, et la compacité brune des maisons tissées les unes contre les autres sur une belle largeur littorale, en font un écrin harmonieux les pieds dans l’eau. Puisque nous en sommes au jeu des analogies, je dirais que Cefalu, vue de loin, a des allures de saint Tropez, peut-être par la couleur des pierres, de Saint Raphaël. En tous cas de quelque chose de varois !

L’élégance des constructions laisse supposer qu’il s’agit d’une cité balnéaire, aux maisons basses où l’absence des verrues architecturales marque un art de vivre certain. Tout respire l’envie immédiat d’y séjourner, voire d’y vivre. Les palmiers penchés, les lierres aux murs, les figuiers de barbarie et les bougainvilliers dessinent les robes végétales qui enserrent les ruelles près de la vieille ville. Nous logerons pour deux nuits dans une sorte de lotissement harmonieux, avec une petite terrasse pour le soir, à l’écart de tout trouble, à deux pas de la promenade littorale et au début des plages qui s’étendent jusque très loin hors de la ville.

La lumière du début d’après-midi est idéale à dessiner l’écran de maisons de pêcheurs qu’on peut admirer le mieux depuis le petit promontoire perpendiculaire au rivage. C’est une des vues en angle les plus emblématiques de toute la Sicile, avec au premier plan, les barques de pêcheurs qui donnent une perspective où rien n’a jamais changé de ces vieilles maisons d’écailles et de couleurs, les pieds dans le sable, que rien ne sépare plus de la mer. Nous goûtons le vin à la terrasse du Ristorante Siciliano, tout en haut d’une des multiples ruelles parallèles qui débouchent toutes sur la Via Ruggero, la plus large et la plus animée du vieux Cefalu.

Au centre de cette rue principale, large et fortement animée, c’est la Place de la Cathédrale. Dont la façade est la plus belle de style normand de toute la Sicile. Elle a été construite par Roger II, à la suite d’un vœu qu’il aurait fait après avoir failli faire naufrage lors de son retour à Naples. Le style normand est ici bien plus évident qu’à Palerme. L’impression de majesté est d’autant plus grande que c’est par une large série de marches que l’on accède à l’entrée principale d’où l’édifice domine la ville depuis son promontoire. La lumière est d’une belle intensité sur la façade occidentale  rendant toute la force de ses ocres orangés. A l’intérieur, dans le chœur, les mosaïques sur fond d’or déploient des couleurs vives dont un émeraude qu’on ne rencontre nulle part ailleurs. Un immense Christ Pantocrator domine la partie haute de la conque abbatiale. Une main levée en forme de bénédiction, il tient de l’autre le texte sacré, écrit en grec, de l’Evangile de Jean, « Je suis la Lumière ». Le cloître, peut-être un peu trop hardiment restauré, présente des chapiteaux de même style que ceux de Monreale.

Nous sillonnons les multiples ruelles pavées, avec sur nos têtes, dominant de toute sa hauteur l’ensemble de la cité, l’immense Rocca qui paraît menacer de se jeter sur la ville.

Après avoir dîner au même Ristorante Siciliano à l’intérieur d’un petit patio à l’écart de toute nuisance, nous retournons, la nuit complètement tombée, sur la petite jetée donnant sur les barques échouées et les vieilles maisons. Les quelques lumières déjà allumées sur l’écran du bord de mer donnent toute la féerie discrète de Cefalu.

Mercredi 25 Avril

Comme nous n’avons pas de route à faire, le lever se fera un peu plus tard. Nous nous risquons à quelque grimpette vers le chemin menant à La Rocca. Sur les rues du haut de la vieille ville, une étrange animation se fait sentir, avec maintenant des chants vibrants et des danses où se rejoignent au pied d’une église ce qui ressemble à des pèlerins en fête. Des enfants et des religieuses entonnent des louanges entourant des ecclésiastiques dont le plus haut dignitaire n’est autre que l’évêque de Cefalu. C’est la fête de la Terre qui se confond aujourd’hui avec celle de la Libération… de 1945. L’Italie a donc elle aussi été libérée… Bientôt un cortège se forme et se met à défiler sur la Via Ruggero, évêque en tête.

Ce matin l’escalier en fer à cheval et la façade baroque de l’église San Stefano du Purgatoire reçoivent une lumière perlée qui rend vibrant tous les végétaux qui mangent l’entrée de l’église.

Des magasins de lingeries créoles et d’objets émeraudes viennent ajouter leurs notes de folies colorées dans les ruelles chauffées par la fête.

Du plus haut que nos forces nous l’ont permis, il n’était possible de grimper plus haut la Rocca que jusqu’au point de vue d’où nous apercevrons une Montgolfière au sol, dépassant les toits de la ville et destinée à se manifester dans l’après-midi.

La Cathédrale reçoit la lumière qui éclaire maintenant le chevet et les deux tours par l’Est. Nous prenons vers midi un verre dans la rue principale où l’animation est incomparablement plus effervescente que la veille. Une petite camionnette semble servir de décor comme petit marché ambulant qui irise de la couleur des fruits, de toutes les sanguines, des tomates et de tous les produits du pays, les ruelles écaillées sous le soleil.

La Sicile, c’est l’anti Amsterdam. On se cache autant du soleil que de ses voisins. Et on s’y cache d’autant par de long rideaux bariolés sur les balcons que le voisinage d’en face pourrait, suivant la largeur des rues, et si ce n’était la pudeur et le goût de l’ombre sur les choses de la vie, enjamber chez vous sans efforts.

La petite jetée a aujourd’hui beaucoup moins d’attrait, toute envahie par les touristes venus d’abondance en ce jour particulier. Malgré tout, les barques, les filets de pêche et le calme éblouissant de ce rivage demeurent un lieu qui ne laisse pas d’attirer, jusqu’à certaines poseuses discrètes, de quelque quinze seize ans, se prenant à jouer à Cinecittà.

La plus belle surprise viendra, non pas du petit restaurant, d’une rue à la fois proche de la Cathédrale et isolée des trop attrayantes terrasses, mais du petit concert donné par deux artistes, chanteurs de rue.

La voix d’abord, la tarentelle, la voix forte et venue de bien loin, celle, chaleureuse et fraternelle que j’aurais pu entendre  enfant, venant d’une grande sœur. Tambourin ou guitare d’accompagnement, la chanteuse est jeune , vingt cinq ans peut-être, le jeune homme lui donne le contrechant. Se succède tout un répertoire de chants traditionnels sous le soleil. Les larmes viennent comme un léger voile.

C’est le deuxième et dernier après-midi à Cefalu, côté plage. La promenade littorale est noyée de monde comme en plein été.

Les baigneurs sont nombreux, la montgolfière, prévue pour les festivités du jour ne partira pas. Dans l’anse qui caresse la ville le long de la plage, les deux tours de la Cathédrale apparaissent, dominant celle-ci sous l’impérieuse Rocca, elle même dominant l’ensemble.

Revenus sur la petite jetée, la lumière est maintenant mate. Les murs des maisons de pêcheurs décaties se voilent à la lumière du crépuscule. Les joues de Cécilia paraissent rougies autant par la saturation de cette lumière déclinante que d’avoir été exposées à la réverbération du sable de l’après-midi.

Puis, venant dans l’autre sens, depuis la via Ruggero, par une trouée de mur voûté donnant sur la plage, la lumière, posée sur les quelques silhouettes à contre jour, paraît composer un tableau de Rembrandt. Le long des murailles percées regardant la mer, le crépuscule jaune attire les derniers promeneurs de ce jour de fête.

Je sais qu’au retour d’un séjour on ne retient que le meilleur. On oublie tout des fatigues du corps, les meurtrissures des pieds et les douleurs de l’attente, les anxiétés du manque qui nous priveraient de nos attentes, mais souvent, et c’est le cas aujourd’hui, il reste ce bonheur d’avoir partagé ces privilèges qu’on peut lire indélébilement dans les yeux de celle avec qui on les a partagé.

La nuit est tombé. Nous dînons dans une trattoria de vraie cuisine sicilienne et sommes gratifiés, sans l’avoir voulu ni cherché, d’un second récital de tarentelles donné par Maria Sun et son compagnon. Après bien des adieux nous jurons de nous revoir. La nuit se fait douce sur Cefalu.

Jeudi 26 Avril

A l’heure des premiers joggers, nous sommes sur la route de Palerme. Nous y serons vers neuf heure trente. Le ciel est légèrement voilé quand nous posons le véhicule à deux pas de Saint Jean des Ermites dont le clocher est cette fois dans son meilleur éclairage. Les bulbes rouges y sont presque brillants et la luxuriance des végétaux plus grasse et comme saturée. Les adolescents de vendredi dernier ont laissé le cloître dans un silence matinal qui laisserait presque croire qu’il nous est offert en contrepoint des oiseaux qui s’affairent autour des orangers et des figuiers de barbarie. Entre deux arbres fruitiers, une partie de la façade du Palais normands au loin , comme les Cloches à travers les feuilles de Debussy. Nous quittons ce petit paradis de paix pour marcher longtemps, et par la Place des quatre chants, nous parvenons au chevet de la Cathédrale. Dans sa plus belle arabesque d’ocre mat.

Cette fois nous n’attendrons pas pour pénétrer dans la Martorana, Place Bellini. Autant San Cataldo est tout de rigueur et de sobriété, autant la Martorana est saturé d’or et de couleurs. Jusqu’au vertige. L’intérieur est divisé en deux; les deux travées ajoutées au 16° siècle présentent des fresques foisonnantes réalisées par des artistes locaux au 18°. Cette profusion baroque se marie pourtant étonnamment bien avec les magnifiques mosaïques de la partie primitive de l’église de stricte iconographie byzantine. Probablement due aux talents de ceux qui ont œuvré à la Chapelle Palatine. Les murs intérieurs de la façade sont décorés de deisis (intercession) montrant Georges d’Antioche au pied de la Vierge et Roger II couronné par le Christ. Au centre de la nef principale s’ouvre une coupole ornée d’un Christ Pantocrator entouré des quatre archanges, Michel, Gabriel, Uriel et Raphaël., puis huit prophètes et dans les trompes les quatre évangélistes. Sur la voûte centrale, une merveilleuse Dormition ( on voit le médecin qui écoute le cœur de Marie pour voir si il bat encore !).

La Place Pretoria que nous traversons est aujourd’hui dans une lumière discrète et les jets d’eau semblent avoir cessé de chanter.

Nous continuons par la Via Maqueda jusqu’au Teatro Massimo, un des plus grands temples de l’art lyrique d’Europe à la belle façade triangulaire néo classique. Plus loin encore, sur une autre grande esplanade dégagée, le Teatro Politeama apparemment dédié à Giuseppe Garibaldi.

La fatigue commence à se faire sentir, les avenues sont longues et notre curiosité semble inépuisable. Peu après midi nous revenons où nous nous étions garé par le microbus qui dessert le centre historique après une traversée assez agitée.

Après le déjeuner à la bierrerie, derrière San Giovanni, il est temps de rendre le véhicule tout au fond de la ville et de revenir par le 102 à l’Hôtel Ambasciattori.

Le soleil de fin d’après-midi revient éclairer sur la même chaussée que notre l’hôtel, à quelque distance, la fameuse église baroque San Domenico toute de blanc et de jaune, sur la Place du même nom.

De là, il est aisé de s’engouffrer dans les ruelles populaires et commerçantes, noircies par le temps et la négligence. De loin on entend déjà les invectives, les phrases traînantes qui, on ne sait, combinent la teneur de chants de bistro, à la manière des Cris de Paris de Janequin, de vendeur d’oranges et de poissonniers, de vendeur de poulpes frais, et de bimbeloteries dans les vitrines saturées d’éclairage, toute une gamme de parlé aux tonalités presque codifiées par la gouaille naturelle, malicieuse et complice de ce peuple du Sud. Nous prenons le vin du dernier soir sur une placette où tous ces petits commerces s’éclairent, rendant une lumière saturée et artificielle qui accentue le théâtre de rue qui s’offre à nous.

J’achète, à l’un de ces étals, deux oranges sanguines qui seront à elles seules comme un raccourci de ce soleil et de cette matière quintessenciée de Sicile.

Plus tard encore, quand le vrai soir descend sur la rue qui s’anime, on voit toute la petite bourgeoisie palermitaine venir s’encanailler à même la rue pavée, le verre à la main, dans la même posture mondaine qu’elle aurait dans un salon, qui croise, en s’y mêlant, les étranges ballets verbaux et théâtraux des commerçants, au seuil d’une taverne saturée de sonorité.

Nous dînons comme le premier soir au « Proverbio » pour nous offrir ces derniers poissons du jour, avant un dernier salut à la place Bellini presque déserte, aux petits pompons de San Cataldo, et aux palmiers frémissants sous l’éclairage jaune, qui rendent presque fantomatique la nuit venue sur Palerme.   




LONDRES

Vendredi 20 Juillet 2018


Depuis les hublots apparaissent maintenant des bocages, une marqueterie de jaunes et de verts, et pleins de petits pompons d’arbres. C’est juste avant l’atterrissage. L’Angleterre est le seul pays où une première couche de nuages précède celle qu’il faut crever encore pour voir enfin surgir le paysage. Puis l’arrivée à Luton, dans le gris de plus en plus dense à mesure que Londres approche.

Le long de l’autoroute défilent les maisons basses de briques rouges aux toits pointus. Ce sont les cités pavillonnaires précédant le gros de la ville, les petites victoriennes du pauvre en quelque sorte.

Et ce sont les premiers bus londoniens à étage, traçant dans des avenues aux maisons rouges parfois jusqu’au carmin, qui indiquent que la mince frontière entre ces cordons d’habitations et l’entrée réelle dans Londres est insensiblement rendue floue.

Pénétrer dans une ville inconnue, surtout si c’est une ville tentaculaire, relève toujours d’un constat d’impuissance. Aucun paysage, même le plus surprenant, le plus exotique et le plus inattendu, ne rend le voyageur démuni devant la nouveauté de ce qui s’offre à lui. Il semble par contre qu’il y ait comme une approche et une appropriation progressive dans la découverte d’un tissu urbain, que le film n’est pas encore commencé, que nous n’en sommes qu’au générique, tant le mouvement de pénétration dans le cœur d’une ville nous laisse sur les marges de celle-ci.

Un paysage s’offre à nous dans toute la splendeur de ce qu’il a à offrir et comme façonnée pour nous. Une ville se meut, respire et articule les moindres de ses fibres vivantes au rythme qui est le sien sans même s’apercevoir que nous l’avons pénétrée, nous ignorant et nous laissant comme le wanderer dans sa solitude initiale.

Après presque deux heures de cette longue approche, le paysage devient franchement urbain et arboré, cossu, traversant de longues avenues saturées de feux tricolores et de ces bus comme autant de globules rouges de communication au cœur de la ville.

 Il est paradoxal que sur Grosvenor Road, juste avant d’atteindre Victoria Station, ce fut le Maréchal Foch en statue équestre qui m’ait souhaité la bienvenue…

Je rejoins enfin Cécilia à Victoria Coach. Après une bien épuisante et interminable enfilade de stations dans les dessous de la ville grouillante, nous parvenons à Hammersmith où nous logerons. Le quartier est situé à quelques pas de la Tamise, côté Ouest, et l’air qu’on y respire offre une brise perpétuelle sur le minuscule balcon, surtout la nuit tombée. Comme un départ vers la mer. Avec le coup de rouge de vingt deux heures, ce sont les grands larges…

Il est déjà dix sept heures. Et c’est vendredi. Une éternité de temps plus tard, le métro nous mène vers la Tour de Londres et Tower Bridge. Dans la grisaille et le quasi flou des lignes dessinant l’horizon. Puis c’est la Tamise battue de vent, ocre et jaune, sale, sans berges autres que de laisser apparaître des plages désertes  de sables et de galets sous le maigre ressac du fleuve boueux. Des voiliers et quelques péniches tracent le milieu d’un horizon constitué d’une apparente anarchie d’architectures ce centre de la City.

Architecture de verre et de béton. Londres vocifère son acier et son verre dans le ciel de ses grues à la taille de mante religieuse qu’on croirait qu’elles font partie de l ‘évolution verticale pour ne plus quitter la frénésie de croissance. Londres, contrairement à Paris ou d’autres capitales, n’a pas résisté à la tentation de donner à son centre, à son cœur battant de cité, la forme du poumon économique visible et revendiqué. Comme une dépendance à la cadette devenue reine, New York. Ces deux villes parlant la même langue de la finance et des symboles de cette opulente revendication de la puissance au travers de ses architectures démesurées, ont engagé un recentrage, au sens propre, de toute la vie qui s’y voit en extension. Là où Paris a excentré, sans se plier au chant des sirènes, les murs et les hauts vertiges de verres teintés et les pinacles de ses moteurs financiers à l’extérieur de ses centres historiques, Londres les expose dans le devenir même du cœur d’une ville aujourd’hui disparue.

D’où ce sentiment de ne pas encore avoir accordé, dans son abondante volonté d’imprimer une philosophie de la dynamique, les assises ancestrales de la cité et le nécessaire besoin de vivre un devenir plus moderne.

Londres est un work in progress. D’où également un sentiment, en la parcourant, qu’on n’y reconnaît pas, parce qu’étant fluctuant en permanence, les jalons qui font que Rome, Paris ou Amsterdam ont des contours comme inébranlables. D’où le visage évolutif et sans patine aucune de cette capitale ne vivant que de son mouvement de croissance continue et métamorphosée qui lui ôte une unité de caractère facilement décelable et familière dans les grandes villes historiques voisines.

Si une ville est descriptible depuis le berceau naturel qu’est le fleuve qui l’alimente depuis la nuit des temps, nous oserions dire que Londres, dans ses horizons perceptibles depuis la Tamise est un chantier.

L’entrée du Tate Museum présente, depuis l’autre rive, celle de la Tour de Londres,  un affreux parallélépipède vertical aux tonalités de pain d’épice sombre, faisant plutôt penser à une gigantesque cheminée d’usine. Du côté qui est le notre, plantée face à cette entrée, toute l’armada des bâtiments de la finance levant les bras au ciel, flanquée au-dessus d’elle, des provisoires grues d’élévation, qui comme à la Sagrada Familia, semblent faire partie définitivement du paysage.

C’est donc dix sept heures passées. Nous trouvons refuge, si l’on peut dire, dans un pub de Cannon Street, près de l’Eglise Saint Paul aperçue de loin.

Ce qui distingue les Londoniens, croyais-je, des Français, c’est que leurs soirées de bière ou de vin se font en costume, avec parfois certains qui portent cravate. Et quand le pub est sur le point de crouler à l’intérieur, d’imploser sous le poids des chopines et de l’ éclat des fêtards enfin libérés de leur semaine, la place est peu à peu investie, imperceptiblement envahie par les hordes de traders et d’employés en tous genres, debouts et serrés les uns contre les autres, comme pour un gigantesque cocktail en plein ciel ou le point de départ d’une organisation syndicale avant le défilé. On croirait que la rumeur environnante est diffusée par haut parleurs tant l’intensité est grande.

C’est la nuit londonienne qui commence. Je crois conclure de cette débauche d’espace improvisée à l’extérieur des pubs qu’elle est due à l’absence permanente de terrasses aménagées et surtout au fait, qu’ici, il n’existe pratiquement pas comme dans les pays latins, de serveuses et de serveurs. On commande, on passe à la caisse et on se fraie ensuite le chemin vers la table de son choix. Ou l’on va dans la rue…. Les cravates et les robes fendues sont de rigueur, mais ici c’est la City. Et puis on n’a pas eu le temps de rentrer chez soi. Les distances sont si grandes.

Nous sommes à deux pas du Millenium Bridge. Il semble avoir été construit d’hier. Aucun pont , fut-il celui de Céline dans son Pont de Londres et de ses amours pudiques avec Virginie et de ses beuveries de quarante pages, ne semble avoir la mémoire d’un passé où Haydn rayonnait autour des ses symphonies londoniennes vers la fin de sa vie.

Le Pont des Arts, le Pont Henry IV, le Pont Neuf , Alexandre III et le Pont de la Concorde paraissent en regard de ceux d’ici, avoir tout le poids de l’Histoire qui les a traversé. Londres ne semble avoir la mémoire que de son avenir.

Plus aucun lieu de cette Capitale ne parlera jamais l’atmosphère des récits de Dickens qu’on aurait pu avoir envie de sentir à certains moments, de ce qui émanait du Docteur Jekill ou de Jack l’Eventreur. De ses rues pavées de mauvaises intentions, de ses ombres anamorphosiques et fuyantes, de ses halos nocturnes de brumes hivernales et des pas qui se rapprochent… Il est certes une attraction touristique qui propose un parcours retraçant le lieu des méfaits du serial killer, mais cela doit probablement ressembler à un quelconque train fantôme ou à un numéro d’horreur à glacer le sang dans Luna Park.

Les Anglais paraissent avoir oublié ce passé pourtant abondamment affiché dans tous les couloirs de métro, ce passé de Chaucer, de Henry VIII, du Shakespeare du Globe, de tous les Edouard de leur Histoire, pour ne retenir encore que l’écume des évènements dans le passage protégé de Abbey Road.

Et Penny Lane a-t-elle existé ? Juste à Liverpool. Avec Strawberry Fields.

Le bus rouge nous laisse sur une place abondamment arborée, au carrefour de plusieurs avenues qui coupent la ville en segments vifs.

C’est Covent Garden qui s’éveille aussi à la nuit qui arrive. Les façades et les lampions s’allument sur Montmouth Street. Les trottoirs sont étroits et ne reçoivent que quelques tables à l’extérieur des restaurants ou des pubs. L’atmosphère y est plus franchement à échelle humaine, du moins comme on peut la concevoir à Montmartre ou dans des quartiers fleuris et pavés, jalonnée d’arbres et où les petits commerces scintillent aux vitrines. On y rencontre quelques restaurants français, le Mon Plaisir avec ses toiles tricolores, la façade de briques rouges , probablement du début du siècle passé, et ses incrustes en bas relief : ancien dispensaire français. Nous cherchons désespérément la minuscule ruelle de la Neal’s Yard, si discrète qu’elle pénètre par une entrée cochère de la Mounmouth et s’en va faire un arc de cercle pour ressortir quelques numéros de rues plus loin sur la même Mountmouth, traversant en fin de parcours un restaurant marocain lové sous des voûtes qu’on se croirait à l’orée d’une casbah. En pénétrant la ruelle et la placette en son centre, c’est tout un univers hors modernité qui s’étale devant soi. Un fragment de village hors du temps, ou plutôt d’un temps qui se souviendrait des excentricités des années soixante à San Francisco ou du côté du Londres déhanché et psychédélique. Les murs des façades de briques étalent la franchise de couleurs vives qui ne craignent pas les disharmonies criardes qui font l’harmonie même de ces constructions de poupée, qu’on se croirait au dedans d’une pochette de disque de musique pop, rehaussant une ancienne grisaille disparue pour des tonalités pures en larges bandes lézardées flashies dont les commerces, les balcons et les moulures vives des fenêtres abritent des herboristes et des pharmacies d’huiles essentielles remplaçant aujourd’hui les pilules du rêve des années soixante.

Il y a aussi quelques bistros proposant à l’ardoise des Champagne de luxe et des salons de relaxation. Malgré l’évidente proposition de tant de produits à la tendance du jour, la Neal’s Yard a le charme de la poésie éternelle des choses qui ne vieillissent pas et qui se renouvellent dans les dimensions de l’échelle humaine.

Dernier verre de rouge au Jamon, en lisière du quartier.

Plus loin, sur la place qui donne sur l’immeuble de Harry Potter tout éclairé, au moment de déclencher, apparût le profil d’une sorte de bédouine au capuchon couvrant la tête, venant habiller de son premier plan , comme dans un Boubat ou un Willy Ronis, ce qui n’aurait été qu’un banal cliché.

La brise de la Tamise souffle cette nuit de fraîcheur bienfaisante sur notre balcon.

Samedi 21 Juillet

Encore le bus rouge. Très tôt. Pour bénéficier de la douceur du matin avant les feux brûlants et la moiteur dès midi.

Londres est heureusement prodigue en arbres et en ombres. Nous longeons de belles avenues, cossues déjà, avant le marché qui s’éveille à peine à Portobello Road. Les étalages en tous genres de bimbeloteries et de friperies mènent vers les rues et les avenues adjacentes de Notting Hill.

C’est Lancaster Road, St Luke’s Mews, All Saints Road, quartier de maisons basses, simples ou luxueuses, toujours merveilleusement harmonisées dans leur diversité, souvent jalousement enrobées de végétations, aux couleurs pastels bleus et roses, parfois violemment pourpres, jaunes ou vertes et puis simplement blanches, dont l’alignement n’est pas sans se souvenir des maisons victoriennes san franciscaines.

Tout en les précédant dans le temps.

La lumière est encore douce et le quartier au rythme paisible laisse apparaître, au hasard des décorations au pochoir, des fulgurances de portraits de Bob Marley, des bistros et des petits commerces sud américains. C’est un peu le complément de ce que nous avions en miniature et comme en prototype à la Neal’s Yard qui se déploie en grandeur nature dans ce cossu Notting Hill. C’est l’alternance du classicisme victorien métissé de vifs jalons du bout du monde.

D’une manière générale, la ville porte les empreintes de l’ancien empire colonial, comme Paris et les grandes cités de France le souvenir de sa présence en Afrique du Nord.

Au coin de certaines rues, quelques cabines téléphoniques rouges, encore en état de marche. Leur existence, dans l’inutilité de leur fonction à l’heure des portables, n’est plus maintenue que pour contrepointer la marche des bus londoniens qui sont la marque même de la ville, dans ce rouge qu’ont également les costumes de la garde à Buckingham.

Londres, ville du rouge saturé.

Un autre lieu hors du temps, bien qu’entouré par de tentaculaires constructions d’acier et de verres, enlacé de voies de circulations urbaines et sauvages, la Little Venice à laquelle nous parvenons , longeant les artères bruyantes et tortueuses jusqu’à ce havre de fraîcheur aux quais pavés et ensommeillés sous les ponts et les axes de circulation. Le canal traverse, au cœur du grouillement urbain, comme une anomalie et une provocation, un temps qui se fige.

Des péniches de couleurs, de bois vieillis par l’usure, aux hublots sales de n’avoir plus pris le large depuis longtemps, succèdent à d’autres péniches en une longue enfilade de plusieurs centaines de mètres. Certaines sont  fleuries, et toutes présentent ce charme d’avoir ce tapis de lentilles d’eau qui donne l’illusion d’un gazon uniforme sur lequel elles glissent avec la lenteur qui ralentit l’espace, le temps qu’il faut pour embrasser et parcourir le canal.

Non loin de ce havre de couleurs et de quiétude, nous rejoignons la Tamise, remontant vers l’Est, dans la lumière saturée de midi. Des arbres très élevés sont eux-même dominés, à l’entrée d’un parc, par un intimidant édifice classique coiffé de tourelles d’angle et de balcons dominant le paysage. C’est le magnifique White Hall Garden où la statue de William Tindale, premier traducteur du Nouveau Testament, est au pied de l’entrée de l’édifice.

En longeant encore le cours de la Tamise, c’est maintenant l’austère bâtiment du Ministère de la Défense gris et quasi carcéral, avec à ses pieds, dans l’Embankment Garden, des statues commémorant la guerre de Corée, celle d’Irak et quelques autres que nous n’avons le temps de voir. Puis, le Nouveau Scotland Yard, dans le même goût architectural, qu’il semble en être le prolongement. Et enfin le Scotland Yard victorien de Conan Doyle, tout en briques oranges qui mène au Parlement. Nous ne verrons rien de ce monumental ensemble, cœur même et symbole de la ville, pas plus que le Big Ben, perdu dans la peau de hérisson de ses myriades d’échafaudages.

Reste Westminster, assailli par les longues files d’étudiants et de lycéennes en foulards et uniformes, les lecteurs attentifs des guides pour lesquels Londres se résumerait à cette abbaye où les queues sont interminables, et le cadran horaire géant de Big Ben, aujourd’hui absent et silencieux.

Sur une très vaste Place, dans le genre Place des grands hommes, nous trouvons les bronzes de Churchill, cigare en poupe et canne à la main, quelques autres généraux de pied en cap, comme il se doit dans les codes d’expression des plus grands honneurs donnés aux êtres illustres, Gandhi presque nu et enfin Nelson Mandela, le dernier venu.

Nous fuyons la foule, changeant de cap en bus rouge où nous adoptons l’étage pour une vue plus complète, croisons de loin la London Eye, à destination de Elephants and Castle.  Les éléphants et les châteaux, on comprend qu’il s’agit des Indes, et plus certainement du Rajasthan, mais Cécilia avait déjà ouvert la voie avant ma venue, et en fait d’Indes il s’agit d’un quartier à majorité latinos où les restaurants colombiens sont nombreux. On y mange comme en famille, et certaines tablées, en ce samedi, sont composées de plus de dix personnes.  Nous déjeunons donc à la Bodeguita toute enguirlandée des drapeaux des pays ayant participé à la Coupe du Monde à peine achevée.

L’église Saint Paul, probablement la plus majestueuse de la ville est, avec sa coupole démesurée, dans l’axe de Tate Museum où

Picasso est exposé pour l’été.. C’est du sixième étage que, derrière les baies vitrées, l’on a la vue la plus panoramique, et presque comme prise d’avion, sur les architectures en évolution de la City et les berges ouvertes de la Tamise.

J’ai ressenti personnellement un certain malaise à tenter de résoudre une unité de vision, une harmonie assise dans le paysage qui s’offrait là pourtant dans la perspective la plus large et la moins restrictive depuis ces hauteurs de Tate. Londres, dans cette optique, apparaît jaunie, (mais peut-être est-ce le fleuve qui en donne la tonalité), morcelée dans une désespérante recherche d’un équilibre et d’une fibre architecturale qui ne s’affirme pas, mais bien au contraire, paraît s’entredévorer dans une proximité d’édifices qui ne peuvent s’épanouir, dans l’urgence d’acquérir un caractère, à défaut de s’affirmer. Arrimés les uns aux autres, les édifices de ce royaume de verre et d’acier souffrent de leur mitoyenneté.

Ce qui à New-York sera une volonté d’emporter le regard et d’imposer dans une verticalité une mosaïque d’édifices s’unissant les uns aux autres par le miracle d’un tout supérieur aux parties.

A Londres, l’implantation du gigantisme est allé trop loin ou pas assez. La personnalisation de chaque monument allant vers le ciel semble empruntée, imprévisible et improvisée, comme le serait le col d’une chemise qui nous laisserait engoncé.

En voulant imiter le modèle de sa petite sœur américaine, Londres s’est dotée d’une âme provisoire et comme transitoire. Paraissant ainsi, par paradoxe, à la traîne de New-York.

Et c’est au pied de cette rêverie sur l’inachevé de la ville qu’au bord du fleuve se découvre le petit théâtre du Globe. Shakespeare y donnait la primeur de ses œuvres. La rotondité du petit édifice et la blancheur de son revêtement peint lui donne aujourd’hui un trop plein de neuf.

A deux pas de là, un galion, faussement échoué et qui n’est peut-être jamais sorti des rives d’ici, sert à l’environnement des plaisirs de la bière et aux intempestives et inévitables animations de plein air.

Nous revenons vers Covent Garden, moins paisible que la veille, du moins plus effervescente en cette fin de semaine, son marché couvert où coule aussi la bière des toujours fidèles buveurs debout à l’entrée des pubs.

D’une manière générale, la ville est, plus qu’ailleurs, bruyante jusqu’à l’excès de ses sirènes de pompier et de ses ambulances aux stridences lancinantes qu’on ne peut s’empêcher de se boucher les oreilles au risque de ressentir une intense douleur physique.

Le métro est infernal à certaines heures, agressif et battu par d’ incessants courants d’air, ce qui n’en rend que plus douloureux le retour à Hammersmith après les quelques quinze ou vingt kilomètres que nous avons parcouru à pied aujourd’hui. 

Londres est un espace qu’on ne peut conquérir que par cette souffrance de la marche qu’on s’impose. Plus encore qu’à Rome ou Amsterdam, les distances nécessitent, si l’on veut s’imprégner de la ville, les contraintes de l’élargissement concentrique. Comme à Paris, le centre est partout, et les centres sont éloignés les uns des autres.

Tout près de notre logement, et plus près encore de la Tamise, à l’entrée du pont indien, du moins que j’ai nommé ainsi, se trouve le plus délicat et le plus tranquille des pubs qui soit. Le Old City Arm. La probable patronne est Thaï, fait une excellente cuisine et se charge aussi de desservir les tables. Comme dans tous les commerces de boisson et de restauration, Londres, plus que n’importe où, économise.

Les jambes sont lourdes mais la tombée de la nuit se fait dans la douce lumière rose et orangée des reflets et des miroitements sous le pont indien.

La promenade le long de cette rive est jalonnée de maisons suffisamment éclairées que nous y pouvons pénétrer du regard jusqu’à percevoir les décors et les lumières intérieures. De l’autre rive nous voyons une sorte de palais hindou, du moins ce sont les tourelles d’angle en forme de bulbe qui lui donnent cette majesté au bord du fleuve. En plein Ouest de Londres, comme une vision de bord du Gange !

Le nocturne continue, au rose déclinant, et aux lueurs à peine perceptibles dans les lointains, que le pont n’en est plus aperçu que comme une forte ombre chinoise.

Puis encore une maison victorienne de couleur vive le long d’une allée, en écho de celles du Notting Hill de ce matin.

Depuis le balcon de notre chambre, l’immeuble d’en face est ce soir tellement éclairé qu’on pourrait, avec un peu d’attention et d’imagination, y vivre sous la brise bienfaisante, une quelconque scène de Fenêtre sur cour.

Dimanche 22 Juillet

 Rollin’ in the deep ?Sur fond de grandioses architectures, à défaut d’avoir vu Big Ben, se trouve près de Victoria Station, une réplique de celui-ci, noir ébène et or, se détachant au premier plan sur les miroitements matinaux du verre et du métal.

Cap vers l’East End, loin au dessus de Tower Bridge. C’est ce qu’on pourrait appeler un quartier du Londres profond, du moins un Londres cosmopolite et dépenaillé, sans réel charme. Les maisons descendent à niveau d’homme. Plus rien de l’arrogante poussée vers les ciels de verre et d’acier. Du moins, nous les percevons dans les lointains, avec leurs grues statiques et prêtes à ordonner une prochaine étape dans leur ascension verticale.

Très vite, Brick Lane creuse une artère directrice dans ce quartier qui ressemble vite à un décor de cinéma, poussiéreux comme un village de western, tant paraissent improbables et fuyantes les rues perpendiculaires à cette avenue. C’est le Londres famélique des Bangladais, mais aussi de toutes les origines du monde oriental et africain, et c’est ce périmètre particulièrement choisi et délimité d’une ancienne usine de brasserie qui sert de vitrine à ciel ouvert au Street Art londonien. La moindre rue perpendiculaire à Brick Lane présente sur des murs décatis, des rideaux de fer métalliques, ou dans les culs de sac de cours abandonnées, des tranches de vie existentielles ou tout simplement des épisodes de rêve d’une vie meilleure. Nous sommes loin de la perfection technique d’un Ernest Pignon, le pape de ce type d’approche artistique, mais plus proche du journal intime et de l’anecdote éphémère. Les couleurs et les tracés fermes des dessins ou des coulées de peintures au pochoir rendent de ce seul relief vif et coloré une maigre espérance dans un univers de briques jaunies et salies sous l’amoncellement des abandons et des pauvretés.

A mesure que nous avançons dans l’avenue, la population se fait plus dense, quelques touristes s’étant risqués à l’aventure insolite, comme si au bout du chemin, le but fut d’atteindre le marché grouillant de cris, de bimbeloterie, de produits démarqués et d’étals de cuisines fortement odorantes.

Avec plus d’intensité encore, c’est en bout de Brick Lane que ce trouve la Truman Black Eagle Brewery, ancienne dépendance de l’usine de brasserie d’origine qui abrite maintenant un petit marché couvert de ses milles saveurs et de ses mille parfums de cuisines mongoles, lituaniennes, indiennes, d’Asie Centrale et d’autres encore du fin fond du monde. Comme un résumé culinaire du passage impériale de la grande Angleterre…

Le contraste n’en sera que plus fort quand, sortant de l’univers bariolé et grouillant de l’East End, nous reviendrons vers le ventre dynamique et froid de la City.

Depuis le début, je désirais m’approcher de ce fameux Gherkin, le suppositoire  ou cornichon, qui semblait se dérober derrière d’autres architectures de même nature, tant la densité de celles-ci rivalise dans ce skyline du cœur de la ville.

Pour moi, qui est peu l’habitude d’un tel environnement à la verticale, l’impression fut grandiose. L’architecture tout en rondeur élancée sous le bleu du ciel de ce matin m’a fait réaliser que jamais je ne pourrais supporter de vivre à New York, ni même d’y passer un moment sous les accablantes verticales de ses constructions. Au risque de ne voir que Central Park ou de rester cloîtrer dans une chambre d’hôtel.

Comme souvent, bien qu’en en ayant eu le pressentiment, je me suis laissé tenter d’approcher et de lever les yeux vers ces masses formidables, et comme toujours, progressivement je fus pris de cet étrange mal de vertige qui agit sur moi, non seulement devant le vide d’un gouffre sous les pieds, mais aussi devant l’écrasante verticalité et l’affreux sentiment de la perte de ma propre pesanteur. Perdant toute notion de cette loi fondamentale, je m’imagine, dans ces moments, prendre le risque de me perdre dans les espaces comme un ballon d’hélium…

Il fallut de nombreuses minutes pour que, de retour vers des immeubles plus conformes à l’échelle humaine, je puisse faire disparaître cette angoisse du vertige et reprendre un meilleur rythme cardiaque.

Et c’est naturellement que nous avons rejoint Tower Bridge sous le ciel de midi, près d’un petit port de plaisance où nous avons déjeuner dans un restaurant indien.

Le temps se couvre et la promenade sur le pont se fait dans le fond des gris du paysage. Des navires vont et viennent sur l’eau devenue safranée de la Tamise.

Le soir venu, après quelques verres au Old City Arms, nous repassons, pour une longue flânerie, au-delà de Blue Anchor, et tout le long de Riverside de Lower Mall, sur l’autre rive du pont indien, somme toute le plus élégant et le plus beau que nous ayons rencontré, avec ses pinacles asiatiques, ses animaux, ses éléphants, ses arabesques de métal et ses décorations en bas reliefs, les reflets roses et blancs à l’heure du couchant sur l’agonie d’une Tamise crépusculaire, ses berges sauvages et les premières lueurs des pubs qui s’allument.

Sur le petit balcon, le vent léger et bienfaisant rend la nuit venue d’une douceur qui sent la dernière nuit ici.

Lundi 23 Juillet

C’est la matinée des statues, vers Grosvenor Road. Dès le lever c’est encore le plein beau temps et la promesse d’une journée torride. Grosvenor Gardens regorge d’espace verts et de statues en tous genres. Mythologiques, historiques et parfois burlesques. Comme le maréchal Foch avait été le premier londonien à venir me saluer, nous tenions à le revoir de près. Ce quartier est le lieu des ambassades et des consulats, des maisons calmes, les bâtisses sont traversées aux angles par de larges avenues où semblent se croiser tous les trajets des cars touristiques, allant et venant sur une sorte de ring, laissant peu d’espace pour la mémorisation des petits jardins que j’avais traversé vendredi dernier. A l’orée d’Hyde Park, des statues d’animaux s’entredévorant succèdent à des soldats de la Première Guerre. Plus loin, c’est Wellington à cheval, faisant face à des scènes de mythologie, Achille géant , l’épée à la main, la crinière au vent. Quelques Eros et des Adonis, flèche à la main, jusqu’à ce que notre promenade nous mène à cette scène typiquement britannique d’un éléphant soutenu, en position d’équilibriste, par un clown au chapeau d’Auguste qui le soulève par la trompe avec force contorsion.

Une belle avenue rectiligne et bordée de ces si beaux arbres dont Londres sait être prodigue nous mènerait vers le Mémorial Canadien, visiblement installé dans la paix profonde d’un parc gigantesque, mais nous éloignerait considérablement des dernières statues auxquelles nous tenons à dire au revoir.

Il est étrange de se fier à une première impression. Lorsque je pénétrais il y a encore peu dans ce quartier où le car devais me déposer à Victoria Station, j’étais persuadé que la statue de Foch était à distance respectable derrière moi. En fait, ce dernier matin,  nous étions à quelques cinquante mètres de la fameuse statue équestre après la sortie de la gare. C’est le car qui avait passé de longues minutes dans les embouteillages qui m’avait donné l’impression que le temps s’était étiré. Et les illusions de l’espace avec. Nous avions donc tourné longtemps autour, pour y revenir en fin de parcours, faute d’avoir manqué l’angle d’une rue.

Sur le socle de Foch en position de parade il était écrit sur un des flanc, Il aura aimé et servi notre pays comme son propre pays.

Je n’aime pas particulièrement la langueur qui se dégage des espaces tranquilles et comme au ralenti dans les parcs. Elle me donne, à défaut d’en apprécier la douceur et la quiétude, l’impression d’une vie diminuée dans un jardin d’hôpital.

 Mais n’ayant pas visité l’immense Regent’s Park, il était naturel de nous rendre, ne serait-ce que pour le traverser, le Saint James’s Park que Cécilia avait particulièrement aimé en arrivant. D’autant qu’en fond de perspective se trouve Buckingham. Et plus loin, Green Park. Le parc regorgeait ce matin d’oiseaux en tous genres. De hérons, de cygnes blancs, de poules d’eau, de pélicans et de myriades de goélands.

J’imaginais les parcs anglais dans une éternelle richesse florale et vêtus de leurs impeccables gazons, mais il faut reconnaître que les étés suffocants frappent aujourd’hui autant le pays que nos terres de Méditerranée. Tous les parterres de Saint James avaient la couleur de l’herbe brûlée et sentait la poussière du matin. Seuls quelques gigantesques arbres centenaires maintenaient l’ombre sur le parc.

Emergeant d’une perspective s’étalant loin au travers d’un long bassin tapissé d’herbes jaunes, la façade du Palais de Buckingham. C’est tout naturellement, en nous dirigeant vers lui que nous tombons sur la garde royale, sans l’avoir vraiment voulu, ni encore moins avoir prévu l’heure de la relève, dans son habituel apparat de rouge et de noir, sous un ciel à faire briller de mille feux les épées et les cuivres qui semblent danser, au flanc des uniformes, une danse de miroir.

Londres est un pays où l’on aime pas les fontaines. On pourrait y mourir de soif. Depuis les grilles du Parc de Buckingham, jusqu’à Trafalgar Square, sur une très longue avenue rectiligne, longeant Green Park, pavoisée de part et d’autre du drapeau britannique, ce qui lui donne une inimitable allure protocolaire, le Mall, aucune fontaine jaillissante, ni ici ni ailleurs, aucun bassin apaisant les fureurs de l’été. Peut-être à Trafalgar y a-t-il des bassins, mais l’eau n’y coulait pas aujourd’hui. Peut-être que les bienfaits du ciel tombant ici toute l’année en abondance dispensent la ville de se doter de ce qui fait le charme urbain de Rome et de Paris.

Trafalgar, Waterloo, l’amiral Nelson en gloire au sommet d’une colonne… c’est bien simple, dans la symbolique menant de Buckingham à Trafalgar, c’est toute la litanie des victoires anglaises sur la France qui est récitée. Y a-t-il en Allemagne des signes si évidents de nos Histoires qui se tournent le dos ?

Piccadilly Circus possède une fontaine. L’eau n’y coule pas. Seuls les détritus regorgent dans le bassin où les touristes s’asseyant sur les marches paraissent avoir atteint le but de leur voyage.

King’s Cross Station, puis le Saint Pancras, victorien en diable, du plus rouge et du plus cossu de ses briques.

C’est au Ravi Shankar, que nous déjeunons avant de rentrer boucler les valises à Hammersmith.

Londres est la capitale la plus peuplée d’Europe et la plus étendue avec Berlin, mais elle enserre plus qu’elle n’étreint le voyageur. Elle ne rend pas l’eau jaillissante qu’elle reçoit du ciel, bien que ses parcs et ses arbres soient plus nombreux que dans beaucoup de villes européennes.

Et puis je n’ai pas trouvé trace de ce quartier boisé et tranquille que j’avais eu tant de mal à situer lorsque j’étais à la recherche désespérée de Célia. En quarante quatre années, la ville s’est métamorphosée comme partout. Mais Londres a fait le pari du verre et de l’acier à l’assaut du ciel dans le cœur même de ce qui a fait son Histoire, ses contes et ses légendes, sa littérature. Elle paraît vouloir s’asseoir sur une amnésie qui serait le prix de son renouveau. Londres a brûlé, et même le fog aurait disparu. L’Angleterre est sorti du serpent de l’Europe. Probablement que c’est un bon pari. Le dynamisme et l’implantation de capitaux n’en affluent pas moins avec la création de sociétés initiées par des européens qui tentent leur chance ici.

Sans avoir le charme immédiat de Paris, de Rome ou de quelques autres vénérables ville d’Histoire, Londres n’en est pas moins, lorsque on est attentif à ses bruissements nocturnes, près de la Tamise, d’un certain pont indien, le long de ses rives à la nuit qui tombe, scintillante et solitaire à l’heure où s’allument sur ses berges, les premières lueurs des tavernes sur des reflets roses et argent.




L’AUTRICHE – SLOVENIE –  ITALIE

Octobre 2018


Samedi 6 Octobre

L’Autriche est en vue aujourd’hui… Les années passaient et on ne voyait plus Salzbourg.

Cécilia m’avait conduit où elle avait vécu le temps de son stage d’économie et de commerce au château de Klessheim.

Des étés durant, en Août, c’était la destination du cœur. Herminie, entre temps, est devenue la marraine d’Hélène et le temps du Festival prenait des allures de fêtes autour des lacs. Les rues pavées de la vieille ville, côté Kapuzinerberg, résonnaient, avec un peu de chance, des voix de sopranos sorties de fenêtres donnant sur l’allée montante du chemin Stephen Zweig. Le soir, ces voix étaient sur la scène du Festpielhaus. On pouvait presque sentir l’évolution des phrases musicales suivant qu’on était sous la fenêtre à même la rue (était-ce Angela Doneke, Waltraud Meyer ?) soit qu’on se trouvait presque en haut de la colline et que la voix magnifiait la vue complète sur l’autre rive de Salzbourg. Dans cette ville, les rues se nomment Clemens Krauss, Dr Karl Böhm… Karajan a sa limousine qui l’attend à la sortie des artistes, Place Herbert von Karajan, lunettes noires, et vitres teintées. Un privilège pour celui qui est né à quelques pas de là. Le Parc, du côté de Parsch, se nomme Maria Cebotari, la cantatrice staussienne qui fut accompagnée par quarante mille anonymes le jour de ses funérailles.

J’avais presque oublié le goût de ces étés finissants et de ces nuits musicales où la cruauté de Salomé le disputait à la mélancolie de la Maréchale, de la Comtesse des Noces, aux surprises extatiques du Prometeo de Luigi Nono.

L’Autriche est donc en vue après le passage du Brenner. C’est le moment où imperceptiblement, la montagne change de caractère et quitte l’Italie, s’affirme plus comme alpine, verdoyante et crue, où l’alpage se désolidarise des forêts drues souvent réparties aux sommets des monts. Les chalets donnent envie qu’on y pénètre, clairsemés ou enchâssés dans l’habitat soudainement devenu d’une harmonie sereine sous le limpide du ciel vers la fin du jour qui souvent nous surprend à cette heure de notre cheminement.

Aujourd’hui c’est la grisaille qui nous a accompagné jusqu’au delà du cœur de l’Italie. La lumière dévoile maintenant timidement le paysage mouillé des environs d’Innsbrück. Généralement, lorsque nous avons passé la perspective de la ville olympique, se profile en un moment très furtif qui n’a jamais fini de nous surprendre, la petite allée menant à la Karlkirche de Volders en bordure d’autoroute, toujours dans sa meringue rouge et blanche et son bulbe caractéristique, dans des champs d’herbes à perte de vue. Les peupliers qui l’enserrent ont énormément forcis depuis notre dernier passage qu’ils en recouvrent une partie de la façade et donnent l’illusion d’ensevelir l’ensemble de l’église. En Allemagne que nous traversons pendant quelques kilomètres, comme en cette partie de l’Autriche, les églises ont toutes leur clocher en forme de crayon  bien taillé vers le ciel. Le lac de Chiemsee s’endort déjà, scintillant et repu d’un automne qui n’en finit pas de décliner un été tardif.

Nous parvenons à Wisbauersrasse, chez Hermi, à la tombée définitive de la nuit. Les végétaux du jardin ont tant poussé qu’ils semblent faire un arc floral au portail d’entrée.

L’arbre géant occupe aujourd’hui toute la vue de derrière la fenêtre de la cuisine, les premières tonalités de roux et de presque rouge parsèment l’abondant feuillage qui se hisse au ciel. Du rez de chaussée du vaste chalet, l’arbre semble encore grandir comme d’un éternel élan. Nous retrouvons les longues lianes de haricots verts qui poussent jusqu’au plafond, les souches d’arbres de Merzenstein qui servent de lustre comme au travers des lumières d’une forêt, les boiseries chaudes des longues soirées d’hiver, les éternels bibelots de chats en porcelaine, de ceux dont s’entourent les femmes célibataires, les herbiers aux senteurs rares et cette douceur d’automne qu’accompagnent maintenant les petits blancs au goût de pierre à fusil.

Dimanche 7 Octobre

Déjà, depuis les store vénitiens à moitié inclinés, filtrant le jour, on devine une lumière poisseuse qui prélude à une journée de grisaille, et la sortie des vêtements pour pluie fine qui feutre le calme d’un matin encore assourdi du dimanche et le début d’une promenade à pas lents vers le centre ville.

Le petit cimetière en aplomb des hauts rochers, qui fait de Salzbourg une ville jalonnée de failles, enserre de petites tombes aux croix de fer noires, aux inscriptions de noms aux caractères gothiques de défunts d’un temps très lointain dont les fleurs vives, rehaussées par le mouillé de ce matin, serrées sur de petits espaces, sont probablement le fait de quelques visiteurs anonymes.

Dans l’enclos même de ce lieu de silence, et en contrebas du cimetière, le moulin de la première boulangerie de la ville est encore en activité, avec sa roue qui brasse le petit cours d’eau, sous le regard du saint protecteur de la profession.

La Place du Dom est presque désertée. L’intérieur de l’église, à l’austérité majestueuse, présente ses fresques du baroque le plus échevelé et une succession de grandioses coupoles comme autant de calices de Graal inversés.

Poursuivant vers le dédale des ruelles, c’est Juden Strasse et à l’inévitable cœur de la Gedreidegasse, la maison natale de Mozart qui draine tous ceux qui viennent ici pour la première fois. La façade me fait toujours penser à une fragile table d’harmonie de clavecin, par l’élégance du Mozartsgeburtshaus  inscrite au fronton dans son ocre et blanc. Par un triste revers de l’Histoire, se trouve alentour une multitude de commerces de chocolat et d’objets de souvenirs à l’effigie de celui qui n’a jamais été aimé par sa ville et dont, en son temps, l’Archevêque Colloredo aurait botté le train si on en croit la légende.

Mozart n’y aura jamais été heureux.

Puis c’est le pont aux cadenas qui mène à l’autre rive de la Salzach. Sur toute la longueur de celui-ci, témoigne une infinie présence de petits fermoirs aux multiples couleurs, à la manière des papillons dans leurs danses arythmiques, cadenassant ainsi, pour quelque éphémère éternité, les messages votifs d’amour.

Au pied du pont, et comme pour en prolonger un quelconque vœu de fidélité et d’affection, la maison natale d’un autre enfant du pays qui pourrait fêter aujourd’hui ses cent dix ans, celle de Herbert von.

La statue de bronze de pied en cap, dans le jardin longeant la Salzach, a quelque peu terni depuis mon dernier passage et viré au vert de gris. Mais la baguette du maître est toujours en éveil.

A quelque pas de là, et près du fameux Hôtel Sacher, une autre maison où Mozart vécut, et pour composer une manière de trio, la maison de Christian Doppler, physicien et auteur de l’effet du même nom.

Cécilia me fait remarquer que l’air spirituel d’une telle ville ne peut qu’occasionner de telles naissances.

A l’entrée du Mirabell, le petit théâtre de marionnettes est largement béant aux travaux de réfections qui dureront jusqu’à la prochaine saison estivale. Georg Trakl a chanté éperdument dans ce cadre pourtant bien ordonné de ces jardins à la française. La vue sur le château tout en-haut du Hohensalzburg est aujourd’hui compromise.

L’autre trouée traversant le pied du Kapuzinerberg mène au Fidelen Affen (le Singe Fidèle) où Cécilia a travaillé dans les années quatre vingt et y a connu Hermi, gérante de la taverne.

La basse chantante Richard Mayr, le parfait baron Ochs, est née à deux pas, en début de siècle dernier. Les fantômes de tant de monde surgissent ici sans prévenir.

Dans l’Innerstrasse qui coupe la ville sur cette rive, nous pénétrons dans St Sebastian Friedhof et son cloître aux tombes éparses aux croix fichées à même la terre. L’une d’elles porte mention des noms de Konstanz Mozart, l’épouse de Wolgang, et bizarrement celui de Léopold, le père de celui-ci.

Wolfgang, quant à lui, n’aura eu que la fosse commune de Vienne.

C’est l’heure, en fin de matinée, du vin blanc au Mozart Winkler, exposé sur l’étroitesse d’une placette gorgée de monde, fuyant l’incessant crachin et se réfugiant dans l’éclat de la lumière jaune saturée d’humidité. Nous rejoignons Wiesbauerstrasse par des rues de maisons basses de la plus belle poésie salzbourgeoise, fleuries et comme disposées à y installer, dans leur sérénité, leur capacité d’éternité.

Comme les nuages ne quittent pas l’horizon, c’est une promenade à travers la campagne que Hermi nous propose, vers ces montagnes qui dominent toute la vallée, que traverse une très longue ligne droite, comme une saillie dès la sortie de Salzbourg, bordée d’arbres immenses et de maisons basses du côté de Clanegg, et face au mont Untersberg.

La pente est rude et le panier à champignons est encore vide. Le chemin montant mène à des sous bois et des clairières rendus au vert végétal le plus intense sous l’effet des gris que le spectre lumineux paraît creuser jusqu’au plus lointain de la forêt. L’enchantement et le silence des lieux ne sont troublés que par le souffle qui se fait court à certains moments de la pente. Hermi nous apprend que l’ail-champignon minuscule et se confondant au brunâtre de la terre, est parfois préféré, par les grands cuisiniers, à l’ail naturel.

Nous passons de la plus basse intensité de lumière sous les grands hêtres, à de larges espaces découverts pour reprendre le chemin des trompettes de la mort. C’est au plus profond et au plus obscur de la forêt que se trouvent ces trompettes, enlacées par les tapis de feuilles de hêtres et les boues qui masquent leur emplacement par grappes, d’autant qu’elles se confondent avec les couleurs de la terre. Ces grappes, une fois qu’on s’accoutume à en repérer les formes, ont réellement l’apparence des cylindres de soupapes de Maserati ! Sous les épais feuillages nous faisons la rencontre d’une salamandre noire et jaune citron, à la marche désespérément balancée, à la recherche de quelque femelle.

Plus d’une heure a passé et le panier est rempli.

Comme certaines pierres se distinguent par leur rose pâle et semblent se casser en arêtes vives, j’apprends qu’il s’agit de marbre caractéristiques de la région. Quelques lacets plus en avant  de notre forêt miraculeuse, et plus haut dans le paysage où se découvre maintenant Salzbourg tout au loin, s’ouvre une ancienne carrière de marbre lacérée en de larges et dernières entraves d’exploitation. Parmi les abandons du chantier, la surprise est venue d’une multitudes de sculptures anonymes, laissées sans autres raisons aux quatre vents de la carrière. On y découvre des esclaves enchaînés à la manière de Michel-Ange, des Vénus généreuses, des saltimbanques contorsionnés et quantité d’esquisses à peine débourbées dans leur gangue. Certaines ont reçu un revêtement de peinture.

Plus haut encore, en un lieu où les chanterelles font autant de taches colorées qu’en d’autres forêts pourraient le faire la danse des papillons, c’est maintenant un endroit sacré auquel nous sommes conviés. Hermi enserre d’ailleurs tout ce qu’elle peut prendre d’énergie en enlaçant un arbre gigantesque là où nécessiteraient cinq personnes pour en faire le tour.

Plus loin, une source aux vertus énergisantes coule lentement au pied d’un vaste éboulis revêtu de mousse comme une lave verte à laquelle l’eau la traversant devrait ses propriétés bienfaisantes.

Des chamans ont ici leur territoire magnétique. Des jalons sculptés sont disposés en des lieux faisant liaison, connus d’eux seuls, comme si ces points précis délimitaient leur champ d’énergie.

Ces sculptures, en y regardant bien ne sont nullement taillés dans de la pierre , mais sont des superpositions de galets, de marbres fendus, disposés de telle façon que des figures semblent apparaître de ces empilements. Certaines, par leur forme, paraîtraient même douées d’un évident caractère psychologique.

Les lieux sacrés que nous avons découvert étaient tous deux au pied d’une sorte de coulée végétale, abrupte et faisant faille.

Trois pièces de monnaie romaines ont été trouvé en ces lieux en 1855.

Ce soir nous embouchons en sauce les trompettes de la mort.

Lundi 8 Octobre

C’est un mélange de brouillard matinal et de soleil en alternance, jusqu’à ce que se découvrent enfin les montagnes boisées. Le Schaffberg (?) semble sortir, par sa tortuosité toute de guingois, d’un tableau d’Altdorfer ou de l’arrière plan d’un Bruegel.

Le vert amande et le jaune moutarde sont très prisés pour les chalets. A de vastes pâturages aux vaches clairsemés et jamais bien nombreuses, succèdent des forêts de sapins, des monts et des villages proprets et sages. C’est la Salzkammergut, la route enchantée. Puis se découvre en contrebas la succession des lacs.

Fushelsee et déjà le rouge des arbres avec l’émeraude en miroir au creux des monts. Pour l’anecdote, le seul paysage artificiel  rencontré, inattendu au bord du chemin, sont les bureaux modernissimes de la société Red Bull, dans leur décor d’arbustes et de végétaux japonais sur une petite pièce d’eau qui ferait croire à un vrai site asiatique.

Saint Gilgen am Wolfgangsee se reflète sur le miroir d’eau en glacis argenté sous la pâleur encore tenace des brumes et des reliefs tranchants des lumières de dix heures.

C’est la Romantischstrasse.

Bad Ischl, ville de l’Empereur Guillaume, traversée par la rivière du même nom, dont nous verrons furtivement une belle statue de couleurs et la somptueuse villa, et au détour d’une placette, le Théâtre Lehar, originaire des lieux.

Mais la perle du jour, la perle de toute l’Autriche, comme en un condensé de l’architecture du pays, de son environnement de lac au pied des montagnes, c’est Hallstatt.

La lumière vive et l’absence absolue de toute entrave à l’azur aujourd’hui, n’en font que plus ressortir ce joyau de village.

Mais aussi village le plus courtisé du pays où les agences de voyages lancent des milliers de chinois chaque jour. Et cela ressemble proprement à une forme d’invasion, comme le ferait les sauterelles, le temps de leur passage chaque jour recommencée.

Ceux-là confondant assurément le village réel avec un village de type ferme modèle ou village témoin où les habitants seraient de gentils figurants faisant plus vrai que vrai. J’ai appris, car je l’ignorais, que les chinoises avait le sens du nombril très prononcé. Leur civilisation est bien éloignée de la notre mais n’explique pas cet endimanchement des dames au bord du lac, talons hauts, escarpins, robes fendues de cocktail à dix heures du matin, voire fausses robes de mariée ( !) pour recevoir, non l’éblouissement du ciel et de la montagne qui se mirent dans un silence de paradis, mais pour valoriser narcissiquement, au travers de pauses, de minauderies, toutes les gammes de leur charme personnel. Les messieurs, dans des postures de paparazzi, à genoux, contorsionnés, à fleur d’émoi, flashant de leur superbes appareils leur épouse faisant mille fois le tour d’elle même comme des sushis californiens en vitrine.

Hallstatt n’en est pas moins un joyau que nous n’avions plus traversé depuis une vingtaine d’années. Sa double exposition solaire lui permet d’être admiré d’un ponton sur le lac, mesurant toute l’étendue des architectures, dominée par le clocher au cœur du village au soleil levant. C’est également sur cet axe qu’est tracé la rue principale traversant d’Est en Ouest. Dans tout le village, ce sont des maisons de tradition, c’est à dire des maisons de contes de fées, de bois lourds et de balcons fleuris, de murs immaculés, de fontaines au centre des places pavées et de ruelles montantes qui découvrent toujours plus de perspective soit sur les lacs et la montagne dominante, soit sur les toits des maisons du dessous. Avec un clocher toujours, pour habiller le paysage. On y entendrait presque une sorte de mélodie du bonheur. L’autre exposition solaire, celle du soir, rend une perspective plus resserrée, là où le village semble sortir les pieds dans l’eau, sur une grande partie de sa largeur, et offrir, au sommet de la vue, le clocher sous son autre facette.

Hallstatt étant tellement courtisé, il s’est vu récemment sur les plaques du nom des rues des indications en allemand et en chinois, disant que les photographies prises depuis un drone, étaient interdites…

Cécilia tenait évidemment à revoir l’auberge au bord du lac, Gosaumühle, où elle avait travaillé quelques mois et avait eu la chambre au petit balcon de bois sculpté que Sissi Impératrice avait occupée une nuit.

Il ne reste du lieu qu’abandon et désolation. Le lac garde sa majesté et ses éblouissants reflets jusqu’aux montagnes enneigées.

Repassant par Bad Ischl bien après midi, nous déjeunons de cerf aux groseilles, sur une belle place, au Restaurant Sissy, anciennement nommé Kaiserin Elisabeth, à l’intérieur baroque et au charme totalement désuet, où ont séjourné, (pas en même temps), Mark Twain et Théodor Hertzel.

C’est Salzbourg le soir qui s’illumine d’elle même, de son élégance de champagne. Les trépidations touristiques sur Gedreidegasse ont fait place à un crépuscule qui se confond avec les premiers éclairages des édifices publics.

Ce séjour avait été initié il y a de longs mois. Il s’agissais de réunir les anciens de Klessheim à une date qui avait donc été fixée en ce début d’octobre faute de pouvoir réunir le plus grands nombre de ces anciens pensionnaires d’une bourse d’étude octroyée aux méritants d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique. Cécilia représentait la Colombie. Ses résultats lui avait permis de décrocher cette opportunité très prisée. Durant de longues années, une très large affiche faisant la promotion de ce système de détection des futurs cadres dans le secteur de l’économie et du tourisme, représentait Cécilia en un panneau de cinq sur cinq, souriante à sa table de travail, casque sur les oreilles, dans une salle d’étude des locaux du château. Durant les nombreux séjours que nous passions ici l’été , l’affiche s’étalait avec le même éclat que s’il s’était agi d’une star du Festpielhaus. Nous en avons longtemps souri.

Donc rendez vous ce soir avec les seuls qui avaient pu honorer ce projet de retrouvailles, sur la Place Mozart, au Koller and Koller. Durant tout ce temps qu’il fallut pour remonter trente cinq ans de passé, l’anglais, l’espagnol et un peu de français furent nécessaire. Mais nous ne fûmes finalement que six.

La nuit est maintenant bien tombée sur la ville. La lumière est encore plus intense sur la façade absolument déserte du Dom. De même les rues traversant le cœur historique semblent être pour nous seuls, tant Salzbourg, hors la période estivale, a perdu le sens de la nuit.

Mardi 9 Octobre

Nous quittons Salzbourg à la première heure pour le Sud et la Slovénie. Dès l’entrée dans le pays, les paysages et l’habitat brillent d’un caractère bien prononcé. Même la forêt se différencie par le retour exclusif des bois de sapins. De même les boiseries des maisons paraissent plus usées, comme écornées dans leur vives couleurs aux avancées de fenêtres de type échauguettes.

Et puis c’est le lac de Bled qui nous prend à la gorge dans son superbe isolement. De loin, l’îlot au centre du lac, avec l’église, son clocher et la couronne végétale qui l’enserre, donne l’impression d’un mirage flottant sur les eaux ou une apparition révélée de Vaisseau Fantôme.

Nous longeons le sentier pédestre qui fait le tour du lac où l’on ne serait étonné si au détour d’un paysage de marronniers ou de saule pleureurs alanguis sur l’eau on eut entendu une mélodie de Mahler, ou mieux, la voix d’Anton Dermota dans un quelconque Brahms ou mieux peut-être, ce fameux Chant des esprit sur les eaux de Schubert. On peut rêver d’autres lieux rivalisant et respirant le romantisme, comme Neuschwanstein, ou peut-être Durnstein au bord du Danube, quelques paysages dramatiques de Châteaubriand, mais le calme extatique de cet îlot sur le bleu le plus proche de l’Angelico restera une des plus vives inspirations qui se puissent proposer.

De quelque angle qu’on se place, l’îlot à l’église attire comme une aimantation, proposant, comme pour un modèle de mode en mouvement, toute une gamme de profils infinis.

Nous prenons la « gondole » où peuvent se répartir une quinzaine de voyageurs, dont une majorité de suédois bavards. L’approche de l’île se fait lentement, les marronniers sont dans le jaune de l’automne et tirent déjà sur le rouge qui épouse la pureté limpide de l’eau bleu sur l’autre bleu du ciel. Une vingtaine de minutes plus loin nous sommes rendus au pied de l’édifice, au clocher à bulbe et au revêtement d’un blanc immaculé. Des tables et des chaises de bois nous attendent pour un temps précieux de contemplation.

De retour sur la rive d’où nous étions parti, il est temps de déguster la plus belle des truites aux câpres et au vin blanc.

Dans le lointain, on peut entendre maintenant les cloches qui sonnent éperdument depuis l’île et depuis l’autre rive du lac. Il y a ainsi des moments où vient aux lèvres le fameux « luxe, calme… »

Plus au Sud, c’est le tout petit village de Radovljica. Comme vivant au rythme des siècles passés. Le cœur de ce petit endroit est une longue rue large et silencieuse, bordée de quelques restaurants où seules deux ou trois tables vous accueillent, de quelques bars pareillement modestes avec les petits vieux vivants ici dont aucun éclat de voix ne vient troubler la lenteur de l’après-midi, mais un feutré d’atmosphère au ralenti, comme si les horloges avaient décidé de prendre le temps. Tout au bout de la seule rue apparente, aux maison décorées de fresques qui perdent de leur éclat, l’église est au fond d’une petite place semi circulaire, noyée par de gigantesques arbres d’un roux qui fait penser aux automnes de la Nouvelle Angleterre.

Et ce petit bout de village abrite le conservatoire de musique slovène le plus important du pays.

Kranj est une ville plus grande, mais l’intérêt se borne en son centre historique, similaire à celui de Radovljica, mais bien plus animé par la présence d’enfants et d’adolescents à bicyclette, de jeux et d’animation près de la fontaine de la rue principale. La ville est entourée d’une rivière, mais les rives de celle-ci étant tortueusement éloignées, nous renonçons à la vue typique qui se propose. Les maisons sont toutes de crépis pâles, et l’église, massive, qu’on l’aperçoit de très loin, est mangée au flanc de beaux lierres crépusculaires.

Ljubliana.

En fin d’après-midi, la fatigue commence à se faire sentir. Le centre de la ville a été difficile à trouver, mais nous logerons à l’Hôtel City, en lisière du cœur historique. Face à notre fenêtre, un grand immeuble sombre datant des temps obscurs mais à l’architecture classique, laissant voir le soir par de larges fenêtres la vie de ceux qui y habitent. Comme à Londres, c’est un petit fenêtre sur cour.

Utica voulant dire rue, et Cesta probablement avenue, nous nous  laissons glisser dans le grouillement nocturne de la ville. La première impression est une impression d’obscurité relative dans la pourtant sensible densité d’activités et d’animations alentour. Les pavés font mal aux pieds et bien vite nous nous trouvons au cœur de Ljubliana, apparemment  bien mieux éclairée puisqu’il s’agit de la place de l’église des franciscains, baroque et rose, où l’on peut voir maintenant une population très jeune, rassemblée sur les marches des escaliers, s’accoudant aux murets de pierre festonnés qui donnent sur de nombreux bras de la large rivière qui traverse à cet endroit. L’église est escortée de très hauts arbres presque nus en octobre, la recouvrant en grande partie sur sa façade, et lui faisant face, un monument sculpté tout en contorsions et d’un lyrisme démonstratif à la gloire d’un des héros de la langue nationale, Preseren, le poète romantique slovène le plus aimé. Monument qui complète l’harmonie d’une place qui a les charmes évidents des belles villes baroques.

Une merveilleuse musique traditionnelle vient aux oreilles, comme une effluve, traverser ce tableau et lui donner un ton presque déplacé au cœur de tant de sons et d’animation. C’est un simple accordéon, puis un instrument à cordes que je n’ai pas identifié (mais probablement traditionnel) et la voix juvénile et parfaitement timbrée d’une jeune fille qui distille une mélopée mélancolique et lente, assise au coin d’une rue. Je garderai le regret de ne pas être allé les voir de plus près, de leur parler peut-être, parce que je n’ai plus trouvé depuis, dans le paysage sonore, de tels instants de grâce dans tant de simplicité.

Nous dînons sous les éclairages crus d’une terrasse pavée au bord de la rivière où la fraîcheur a fini par s’installer.

Mercredi 10 Octobre

Ljubliana nocturne, et Ljubliana sous un manteau de brumes du matin. Ljubliana un peu fantômatique.

Comme à San Francisco, par de capricieux et mystérieux phénomènes, les matins de brumes tendent à s’éterniser même les jours de parfait beau temps.

Non loin de l’hôtel, à l’opposé de la vieille ville, avant la gare ferroviaire, Metelkova utica et tout autour, sur d’anciens bâtiments militaires abandonnés, le quartier alternatif de Ljubliana. Pour y parvenir, nous longeons de tristes rues rendues d’autant plus désolées qu’elles sont traversées par un matin gris, et que la lèpre des murs et de certaines façades n’en cachent pas l’aspect nettement banlieusard. Des terrains vagues arrivent, puis des maisons basses déjà colorées, balafrées de méchants graffitis, puis de plus audacieuses réalisations, figuratives ou franchement décoratives, hautes en vivacité. Certaines façades ne cachent pas les messages idéologiques dans la broussaille des superpositions et des incrustes de mots et de signes. Les arbres ont laissé choir leurs pommes depuis bien longtemps qu’elles pourrissent à même le sol.

Comme nous sommes seuls, j’ai l’impression d’avoir pénétré dans une sorte de fabuloserie à ciel découvert avant l’heure d’ouverture. Deux jeunes sur un arbre roulent un joint dans le plus méticuleux rituel, sans même s’apercevoir de notre présence. Les plus belles réalisations sont des façades et des entrées de maisons, dont l’une arbore, en une myriades de tessons d’assiettes et de terres cuites en mosaïques d’une belle harmonie, à la manière de la maison Picassiette à Chartres, comme en un éclair de lucidité auto dérisoire, Galeria Alcatraz. La plus belle, qui mériterait les honneur d’un sauvetage et une intégration dans un musée du genre (mais ne serait-ce pas contraire à l’esprit du lieu), est celle ou figure, au milieu de mosaïques toujours finement composées, un Apollon ou un Orphée à la lyre, nettement détaché, situé disymétriquement des autres représentations, et incrusté dans le cadre d’une fenêtre pour mieux se détacher de l’ensemble.

Ma plus belle surprise fut de découvrir le dessin, de belle proportion, d’une tête de Stravinsky du temps où il arborait une sorte de béret basque.

Et puis vers les onze heures la lumière jaillit. Ce que nous avions découvert à la nuit tombée dans le centre ville et sur la place des franciscains, est maintenant rendu dans les plus souriantes teintes pastels, entre l’église, les ponts et les murets de pierre inclinant aux méditations matinales. Preseren en paraît encore plus démonstratif (à la manière de Rouget de l’Isle, partition de la Marseillaise en main). La rivière même en paraît élargie, l’azur enfin, rend les édifices classiques dans un relief qui leur fait porter leur âge, nobles et imposants. Apparemment l’ombre a toute son importance. Le long de la rivière que nous arpentons maintenant, les maisons et les quais sont jalousement protégés, et à mesure que l’église des franciscains s’éloigne en perspective, les reflets des arbres et des maisons se dessinent plus fortement dans l’eau. Depuis les escaliers qui mènent à la place Kongresni et l’église des Ursulines, nous avons une vue presque dégagée, à l’exposition du matin, sur le château en haut de la colline. Nous prenons un verre de blanc sur une terrasse, dans la belle harmonie conjuguée des pierres, des maisons qui raconte leur histoire, des arbres en point d’interrogation penché sur l’eau, et des lumières à l’heure la plus favorable.

Ljubliana était dans un état d’effervescence que nous ne comprenons qu’au moment d’en partir. Elle recevait en son centre ville, un congrès mondial sur l’intelligence artificielle.

La Slovénie est décidément petite.

Sorti de Ljubliana en début d’après-midi, sur le chemin de Smartno qui se devait de n’être qu’à quelques kilomètres, on nous apprend que les Smartno (contraction slovène de San Martino) sont aussi nombreux que les Villeneuve en France (et que les différents Martin en Europe). Par chance, le notre, médiéval, se trouve sur la route que nous emprunterons sur le chemin de l’Italie.

L’arrivée à Piran se fait sous un ciel estival, ce qui n’en rend que plus éclatant la blancheur globale de la cité sous sa lumière du couchant.

L’hôtel ne pouvait pas être en meilleur endroit. Sur la grande place en forme d’ovale, large, avec sa perspective sur le haut de la colline, dominée par l’église, son clocher très nettement vénitien, les maisons baroques et la statue de celui qui semble être le maître ou le héros des lieux, Giuseppe Tartini. Notre hôtel est du même nom.

L’influence de Venise est assez décelable au premier regard. Les maisons basses s’imbriquant dans les dédales des ruelles sombres, et avec un peu de chance, des fenêtres colorées aux festons gothiques en façade. L’essentiel de la ville historique tient en une oblongue presqu’île qui se termine par un phare, devenu un petit observatoire qu’on paie un euro pour découvrir la ville basse par dessus les toits. Au-delà du phare, sur la rive opposée, des quais aux nombreux bistrots s’offrent à nous avec des chaises longues, des tables et une vue sur l’Adriatique les pieds presque dans l’eau, au seul bruit des vaguelettes qui viennent clapoter contre les rochers. C’est donc l’heure du petit blanc.

C’est là que le soleil se couche, derrière le phare en une longue et douce agonie de lumière qu’on ne perdra de vue que lorsqu’il basculera complètement, laissant sur l’horizon son halo mauve et ses derniers pales reflets jaunes.

La nuit n’est pas encore descendue, c’est la lumière impalpable entre chien et loup où les premières étoiles et l’éclairage des remparts d’une colline haute opposée apparaissent.  Nous grimpons par les ruelles étroites jusqu’à ce point de vue où l’ovale de la Place principale, notre hôtel et le tortillant Tartini, le turbulent, l’espiègle, se voient également en plongée abrupte dans le jaune des éclairages de la ville. La perspective est un ravissement de couleurs douces et de dominantes bleues, des petits éclats jaunes qui sortent des fenêtres, rehaussées par les tonalités complémentaires qu’offre la mer se confondant presque avec le ciel. Au sommet où nous sommes hissés, le clocher est doucement éclairé comme une grande bougie, et de l’intérieur de la nef viennent des accents de musique grégorienne qui rendent plus poignant ce début de la nuit.

Redescendus non loin de l’hôtel, nous dînons chez Kantina, sur une terrasses à deux niveaux, sous les vignes vierges, de poissons gigantesques, de bonheur gigantesque comme une sonate frénétique, posthume et hilare du Tartini. La terrasse de notre chambre, les ferronneries torsadées du balcon donnant sur le port, le souffle de vent frais avec les notes écrites que voici, sont une dernière image sur l’Adriatique qui s’endort.

Jeudi 11 Octobre

Nous remontons maintenant après le beau crochet d’où nous étions partis. Piran étant le point le plus au sud de notre périple. La lumière vive nous ne aura plus quittés depuis le dimanche des champignons, et la route empruntée est  une alternance de mamelons aux cultures viticoles que traversent de petites routes sinueuses et de beaux villages frais comme le matin. L’arrivée à Smartno, notre Saint Martin retrouvé, est au sommet de l’une de ces collines en pente douce, dominée, depuis les lacets du dessous qui mènent au village, par le clocher massif et une enfilade de maisons blanches sur toute l’enceinte extérieure d’où s’ouvre une unique ruelle pour piétons avec son auberge aux tables déjà prête pour les probables rares clients du midi. Il s’agit du plus petit village possible qu’on puisse concevoir. Il est dit village médiéval, mais je crois que par le style des maisons blanchies à la chaux et leur côté un peu basquisantes, aux balcons de bois et aux chapeaux des toitures, la plus ancienne ne doit pas être antérieure à la fin du XVIII° siècle. Quelques treilles donnant sur la rue habillent d’une poésie figée certaines demeures encore endormies, et c’est sur la placette, la seule apparemment, que nous prenons sur la terrasse de l’unique bistro égayé par les quelques habitués, le verre du vin local.

La frontière est traversée presque sans prévenir, si ce ne sont les deux panneaux bleus aux étoiles de l’Europe, signifiant la sortie de la Slovénie et l’entrée quelques mètres plus loin en Italie.

La seule impasse faite au programme slovène est d’avoir eu à renoncer à la bucolique Logarka Dolina, trop excentrée du côté de Maribor.

L’autoroute encore, puis enfin Venise…

Du moins, l’aéroport de Venise.

J’ai souvent été à l’aise parlant de Venise parce que je n’y étais jamais allé. Pensant qu’il était plus pur d’en parler par la seule imagination. C’était l’eau, les masques, les profondeurs de l’hiver, la cinquième saison  de Vivaldi dont parle Orlando Perera, Casanova. Je ne savais pas que ni le silence, ni le désert des villes qu’on peut parfois aimer, n’existent pas ici, avec l’eau morte, la fièvre des foules, les fêtes galantes et les luxes qu’on imagine.

La première fois que j’eus l’idée de venir ici remonte au film de Visconti, en 71, quand Stef frappa à la porte de chez moi et émit le désir fou d’aller en stop passer deux jours sur les lieux même de la Mort à Venise. L’aventure se termina dans les faubourgs de Milan, faute de temps suffisant (je travaillais en stage d’été et nous ne pouvions perdre trop de notre temps précieux sur les routes). Ce fut comme une défaite d’avoir à rentrer à Nice par le train à la tombée de la nuit.

Plus jamais je n’eus, ou ne voulus avoir l’occasion d’atteindre enfin cette ville qui, quelque part, me faisait peur. Peur d’y loger difficilement, de lutter pour accéder en son cœur avec ses foules hagardes et resserrées, et toutes sortes de difficultés que je voyais, réelles ou imaginaires.

Depuis l’aéroport, ce n’est pas encore gagné, mais en effet, une heure plus tard, la navette nous laisse à la gare. Du premier coup d’œil, c’est toute une embrassée de la ville qui jaillit, pas tout à fait nette encore, mais comme en une fragmentation de ponts, de dômes et de canaux, d’eau et d’embarcations furtives qui se profilent. Venise comme un jeu de cartes épars qui se jette à la figure.

Parmi les mots historiques concernant cette ville unique, la plupart sont laudateurs, héroïques et souvent partagés par la conscience  collective, mais peu ont rendu célèbre leur malheureux auteur comme le Président colombien Turbay Ayala vers 1978 qui, lors d’un séjour officiel, voyant tant d’eaux et de canaux en guise de chaussées et de rues, déclara sans rire aux vénitiens: « Je salue les sinistrés, les sans abris et les inondés de la ville… la Colombie est de tout cœur avec vous…» croyant à une brusque montée des eaux dans les jours qui précédèrent.

A la grande honte de tous.

 Ce qu’on sait par déduction, c’est qu’il ne devait avoir de conseiller pertinent dans son entourage. Coutumier du fait, celui-ci fit un jour une déclaration de vol à ses Assurances en notifiant les marques commerciales des objets dérobés, dont une valise Sansonite, une montre Rolex et un crucifix estampillé Inri

Bien que ce Président fut peu éduqué, je crois que ses détracteurs avaient la dent dure.

Par le Nord du Canal Grande nous suivons ce qui paraît le plus large et le plus orienté cheminement vers le cœur de la cité.

Défilent la première église, Santa Maria de Nazareth, Rio Terra Lista di Spagna, la Place et l’Eglise du même nom, San Geremia, et plus loin encore, quand la rue s’élargit, que l’on croirait une artère principale, le Ponte de Canaregio, la Calle dei colori, le Teatro Italia devenu un supermarché, et après la statue de Paolo Sarti, la chiesa et la place San Fosca pour une première respiration et reprendre souffle au pied de l’église luthérienne de Venise, Campo San Apostoli. Nous suivons quelques indications menant vers le Grand Canal que nous n’avons fait que longer jusque là, quand nous tombons sur une placette avec en son centre, la statue rieuse de Goldoni.

Mais comment continuer à prendre des notes quand tant de canaux, de lieux d’histoire, de places et de paysages de ville jaillissent sur le chemin du Rialto.

Le premier débouché sur le Canal Grande se fait du côté de la Ca’ d’Oro aimée des peintres, avec les premières gondoles, les premiers amoureux alanguis, les costumes mariniers des gondoliers, leurs canotiers et tout ce qui fait carte postale sur le chemin. Mais qu’est ce qui ne ferait pas carte postale ici ?

Et face aux pontons aux gondoles, sur l’autre rive, les hôtels et les palais aux fenêtres aux festons gothiques, Palazzo Corner della Regina, Palazzo Pesaro (Museo d’Arte Moderna), Palazzo del Camerlenghi, et la contemplation depuis la Banca d’Italia, du Rialto où débouchent à profusion les départs et les arrivées des petits périples sur l’eau, et plus loin les probables amants du jour et les vieux couples qui s’enivrent du plaisirs des glissades lentes sur l’eau trouble le long des tranchées d’ombres creusées entre de hauts immeubles aux fenêtres closes.

Par le côté de Piazza di Bocca, c’est, sans prévenir, l’éblouissement byzantin sur la Place Saint Marc, avec au fond, paraissant sortir d’un mirage de conte oriental de pastels et de ciselures, la façade de la basilique flanquée du Campanile.  J’ai pensé à quelque chose comme du Rimsky Korsakov, un Coq d’Or, ou mieux Shéhérazade, ou une fable musicale, sortie soudain d’une lampe à huile dont la basilique serait le djinn. L’œil mettra du temps à s’habituer à tant de dentelles, de légèretés vaporeuses pour approcher plus avant, vers les détails et la définition de cette architecture d’apesanteur.

Sur les côtés de la place, les terrasses des restaurants offrent des orchestres mal venus de musiciens en costumes blancs et nœuds papillons jouant en milieu d’après-midi des musiques déplacées et tristes.

On souhaiterait presque un jour de pluie pour faire fuir tant de monde qui n’a d’autre tort que de faire comme nous faisons aussi, venir à la contemplation d’un des très hauts lieux de notre civilisation.

Dès l’entrée, il est frappant, malgré l’élan grandiose qui emporte de bleu et d’or mêlés, qu’il n’y ait pas ce frisson mystique que l’on peut ressentir à Chartres ou même à Bourges ou Amiens. Bien sûr, ce peut être un premier jet subjectif qui n’engage que mon sentiment, mais à mesure que défilent les extraordinaires coupoles et les surfaces de mosaïques où se déroulent tous les complets messages de la Bible qui ne peuvent qu’inspirer l’émerveillement, il manque la lumière qui viendrait comme la grâce se poser sur tant de somptuosité. En fait Saint Marc parle un autre langage. Nous sommes loin de la mystique gothique et des volumes rendus à l’état d’apesanteur, mais à la mystique de la profusion, nous sommes chez les rois mages, avec l’or, l’encens et les plus rares et riches merveilles conquises sur cette terre. En entrant dans la basilique, c’est un trésor d’or pur, de bleu d’outre-mer, comme de ce lazzulli si convoité des peintres, qui s’ouvrirait à la contemplation. Il y a, paradoxalement, comme un orgueil profane dans l’excès du détail, dans la profusion trésoriale qui l’emporterait sur la vision globale d’une lumière qui viendrait au cœur de l’édifice.

C’est à Monreale évidemment qu’on pense d’abord pour les dominantes bleus et ors. Mais le plan architecturale de celle-ci est de pure essence romane.

Saint Marc est un enfantement byzantin, et se trouve évidemment conforme à l’air respiré par cette République de marchands et procède de cette luxuriance orientale qui m’avait d’ailleurs frappée par le mirage vaporeux de sa façade. Du gothique, elle n’en garde pas l’essence mais l’accessoire, à savoir les rehauts qui lui furent rajoutés au XIII°.

Les surfaces de mosaïques procèdent, jusque dans le choix des tonalités, du hiératisme et du chromatisme ravennate.

Les cinq coupoles venant rappeler la basilique sœur de Sainte Sophie, de cette fusion de la seconde Rome, qui n’a pu échapper à son origine natale sur les bords du Bosphore.

Le palais des doges vient en contrepoint, latéralement à cet équilibre de la Place, et l’angle qui coupe donc l’édifice qui rencontre le quai du Canale di san Marco, le Molo, m’a toujours paru le plus poétique sans que je n’en ai jamais su pourquoi.

Sur le quai, il est temps de penser à rentrer. En contemplant, assis à une terrasse, le ciel qui décline lentement, le va et vient des gondoles noires et bleues sur fond de l’église san Giorgio Maggiore. Le vaporetto nous mène, après un peu plus d’une heure, au quai menant à l’aéroport.

La nuit tombée nous voit entrer dans Padova.

Ce qui peut paraître un paradoxe. En effet, pour mieux étreindre Venise, rien de mieux que de s’en éloigner momentanément. De nombreuses solutions se présentent pour accéder à celle-ci, mais la meilleure des manière de s’y rendre était finalement de se poser à l’hôtel Grand’Italia de Padoue, qui jouxte la place qui donne sur l’entrée de la gare ferroviaire, et le lendemain, rejoindre Venise, les mains libres, après seulement vingt minutes de train.

C’est ce que nous avons choisi.

Passablement harassés, la nuit padouane nous semble sereine et presque tranquille. Nous sommes dans l’axe du Corso del Popolo, et la Chapelle degli Scrovegni, où est le plus bel ensemble de Giotto avec celui d’Assise, se trouve à quelques pas. Nous dînons sur une terrasse sur ce Corso, chez Peppen, où semblent se donner rendez-vous d’élégants et d’élégantes noctambules. Des arcades nous abritent et les tables sont installées sur une large terrasse pavée. Pourquoi sous les pavés  la plage, alors qu’il y a tant de belles choses encore sur ceux-là ?

Sous des éclairages blafards nous apercevrons, de loin seulement, la Basilique saint Antoine.

Vendredi 12 Octobre

Donc à neuf heures, le train pour Santa Lucia, Venise. La journée des peintures ? Probablement.

Par les ruelles et les canaux, nous parvenons assez rapidement à ce qui semble le cœur géographique de Venise qui n’en est pas moins un des plus dégagés et des plus spirituels de la cité.

Après San Giovanni Evangelista, très vite nous sommes à Campo San Rocco. Les premiers gondoliers sont là, dans la lumière encore rase de cette heure où Venise n’a pas encore la fièvre. L’église de briques rose orangées, I Frari, vaste, peut-être une des plus grandes, qui s’ouvre sur la place Campo dei Frari, abrite des œuvres de Titien, dont le retable du fond, le joyau représentant l’Assomption de la Vierge qui aurait inspiré les Maîtres Chanteurs à Wagner et qui a fait dire à Théophile Gautier « une Vierge plus légère que l’éther le plus lumineux ». C’est une peinture qui aurait révolutionné le thème en question, par la limpidité des tonalités, la liberté des mouvements, la vierge sur fond ocre jaune, très loin des représentations doloristes et assombries du genre. Mendelssohn, lui-même y est allé de son admiration, disant vouloir l’admirer tous les jours.

Parmi les autres chef d’œuvres, un Bellini représentant une Vierge à l’Enfant entourées de saints. Le campanile dei Frari est aussi plus élevé que celui de saint Marc.

Contournant l’imposant édifice, nous sommes à présent devant l’entrée de la Scuola Grande di San Rocco. Une Ecole est une confrérie pénitente (?) placée sous la protection du saint patron des pestiférés et qui a pour finalité de porter mutuellement secours à tous ceux que pouvaient aider ces Ecoles. Les Grandes Ecoles des arts et métiers du XVI° siècle verront fleurir des artistes dont celui qui représente à lui seul, de ses seules œuvres, l’extraordinaire palais Tintoretto.

Ce matin il n’y a personne. On a l’impression que la visite, dans le plus parfait silence, nous est réservée. C’est d’ailleurs tellement recueilli, qu’on n’aperçoit pas immédiatement les femmes en blouses blanches, maculées de peintures, qui restaurent sous des éclairages d’atelier, une Vierge en méditation.

De la salle du bas et de tout l’étage supérieur, cinquante deux représentations de Tintoret se déploient, soit emplafonnées, soit couvrant les surfaces latérales, enchâssées par de somptueuses boiseries dorées sur de très larges espaces Renaissance, princiers et royaux par l’esprit. L’émotion me prend comme devant cette Pentecôte de Greco à Amsterdam.

Je ne saurai ni décrire ni citer la totalité des œuvres de cette collection unique, rappelant simplement la magnifique Cruxifiction de la Salle dite dell’Albergo à l’étage, le sublime Ecce Omo et la Montée au Calvaire dans la même salle. Et comme un hommage au saint patron de l’Ecole, le Saint Roch en Gloire au plafond du même étage. D’autres œuvres viennent s’insérer, une Annonciation de Titien, un Giorgione, le Christ portant la Croix et un Abraham et les Anges de Tiepolo.

Lors de nos visites dans les capitales et les villes d’art, par principe, nous essayons de  découvrir celles-ci à ciel découvert, n’ayant jamais le loisir d’épuiser, faute de temps, les richesses muséales des lieux traversés.

Cette exception faite à la Scuola Grande pourra suffire à un bonheur qui ne fera regretter de ne pas accorder plus à d’autres églises ou d’autres musées. Quand bien même serions-nous à Venise…

Sur le chemin du pont dell’Accademia, les ruelles se font plus arborées, des jeunes filles au bord du canal lisent sur des bancs dans de petits jardins sans apprêts mais irréellement simples et beaux, presque échevelés de leur naturel, la lumière de midi approchant, nous sommes maintenant au bras de canal face à l’église de la Salute, un des grands classiques du paysage vénitien. La lumière étant ingrate à cette heure, nous reviendrons au soleil couchant.

C’est sur la Place San Stefano à l’heure carillonnante de midi que nous prenons la halte du vin blanc avant de reprendre vers le Molo Riva degli Schiavoni (c’est à dire le quais aux esclaves).

L’église Saint Etienne protomartyr à laquelle je ne résiste pas, propose deux Tintoret dans l’une de ses ailes latérales, le Lavement de pieds et l’Agonie au Mont des Oliviers, parmi les plus émouvantes réalisations du parfait ténèbrisme du peintre.

Je n’aurai donc manqué, depuis le matin, et au hasard des églises traversées, que le Veronese. Et Carpaccio.

Quittant le quai, dans les premiers dédales au sortir du bord de mer, je me devais d’aller plus à l’est, vers l’église où Vivaldi faisait travailler les voix de ses jeunes pensionnaires orphelines, à San Giovanni in Brogora. C’est le quartier du Castello dont on dit que c’est le Venise des vénitiens. De là, toutes les bribes de l’Orlando Furioso, le Farnace, l’Incoronazione di Dario, l’Armida, ou d’autres ouvrages lyriques encore, ont du être chantés, inspirés, composés, face à la mer ou presque, d’où nous prenons le vaporetto de quinze heure trente pour l’Isola di Burano.

Burano, c’est d’une certaine manière, l’embarquement pour Cythère, l’appendice insulaire d’un voyage à Venise. C’est un peu Venise dans Venise. Le village des enchantements connu pour ses dentelles et dont l’église penche tellement qu’elle rendrait jalouse le Tour de Pise. Des l’arrivée, les cubes de couleurs, les petit lego assaillent les rétines. D’étroits canaux traversent les petits quartiers, qui sont en fait des îles séparées les unes des autres, et des ponts qui les enjambent. Du haut des ponts, qui sont en fait plutôt des passerelles, la perspective se perd jusqu’au bout des canaux, bordés de péniches, et de canots le long des berges. Du linge sèche aux fenêtres, des chats dorment sur le rebord des fenêtres. C’est le paradis de la photographie, de la quiétude dans un splendide isolement.

Le vaporetto est plein, et nous rentrons à Venise au soleil déclinant.

Sur le quai du débarcadère la foule est encore plus dense qu’au moment du départ. Probablement inspirée par la qualité de la lumière sur la lagune. Les gondoliers n’ont aucun répit. Les amoureux partent vers quelque probable Cythère, et la Salute, au loin, laisse encore flamboyer sa coupole avant que n’arrive le soir.

Parvenus sur le pont de l’Academia, c’est maintenant le dernier tableau, la synthèse des images de Venise qui descend dans son crépuscule, le jeu de cartes qui se défait.

L’espace d’un moment je suis devenu Antonio Canal, le Canaletto, et tout autant Guardi le fougueux, le dramatique. Je suis un autre veduttiste. Défilent en moi aussi Monet et Turner. Je dessine de mes yeux le Dôme, je hérisse de fines colonnettes les fenêtres grêles des palais, les pontons rouges et blancs, les Bucentaures aux velours sont en pleines joutes, les Scherzi de Chopin éblouissent, et puis aussi les Nocturnes qui invitent aux rêves, les clapotis nerveux comme autant de virgules sur des bleus du Veronese et la Salute qui change sans cesse ses tonalités vers le Canal. C’est le couchant qui se retire sur l’Orient de l’Occident, le flamboiement final comme en feu d’artifice sur cette cité des fêtes dans le cristal de ses pastels. C’est l’embrasement de la ville qui possède autant d’églises que de masques, de saints que de peintres.

Depuis les marches de la Salute, les rayons se font moins sentir, la lumière est au déclin, c’est bientôt les lampions et la nuit grouillante qui tombe sur Venise.

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Venise est-elle la plus belle ville au monde ?

Oui et non. C’est une ville improbable. Une ville qui pourrait rivaliser ou se comparer à une autre a une fonctionnalité, pour ne pas dire une raison d’exister en faisant vivre ceux qui la composent et qui ont un avenir à écrire. Venise ne vit que d’être une ville-musée, un lieu de passage. Un sarcophage ouvert aux yeux du monde. Une dépouille de cité aux quelques résidents fantômes.

Son désavantage serait donc de n’être qu’un musée à ciel ouvert, en y ajoutant tout de même la dimension de l’urbanisme, ce qui fait son ambiguïté, mais les musées, c’est bien connu, ne se composent  que d’objets morts.

Donc, elle serait la plus belle parure se repaissant d’un temps que le présent renvoie au miroir de ce qu’elle fut

Korngold pensait-il à Bruges plus qu’à Venise en composant son opéra « Die Toten Stadt » ?

La plus belle ? Probablement Paris, Rome pas très loin. Venise reste dans un écrin de cristal, un témoignage.

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Elle n’en reste pas moins la ville de tous les rêves à réaliser. Un des rares espaces où ce qui est idéalisé en matière de beauté, de ciels et d’œuvres d’art trouve sa concordance dans la chair même de sa réalité.

Ici la réalité est le rêve matérialisé.

Et si l’on pouvait encore se voir un dernier impossible exaucé, ce serait qu’une fois, de temps en temps, le ville ne fût devenue qu’un simple décor dénué de tous ceux qui la peuplent. Une sorte de ville momentanément morte et désertée, à la Chirico, pour notre seul égoïsme.

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Samedi 13 Octobre

Padoue est toujours la ville de Saint Antoine qui l’inspire depuis bien longtemps.

Dans la chambre de la Nonina j’ai toujours eu souvenir d’un portrait du saint, de pied en cape, la tonsure traditionnelle des franciscains et la cordelette comme ceinture à la taille. L’auréole et le regard bienveillant sur l’Enfant Jésus. Ce portrait venait à changer certaines années, sacrifiant à un dessin plus moderne, comme les boites de bonbons Quality Street à la nouvelle année, mais c’était toujours Saint Antoine.

Ce qui ne changeait pas, c’est l’autre portrait qui faisait face, du premier petit garçon de sept ans qu’avait eu Nonina et qui mourut dans les années trente, quelque part dans une sorte de colonie de vacances mussolinienne, d’une maladie infectieuse dont on ne guérissait pas en ces temps-là. Ce n’est qu’en 1937 que naquit celui qui devait le remplacer, ne serait-ce que par le même prénom, mon oncle André.

Durant des années, et même encore une fois arrivées en France, Angela ou Lucia envoyaient un don pour un calendrier (l’Araldo) à un orphelinat de Saint André, quelque part en Italie.

Ce matin, la basilique est sous le soleil bienveillant et les cars de tourisme viennent des quatre coin du pays. Sur le parvis de l’entrée, déjà, la statue équestre du condottiere Guattemelata, premier bronze coulée de Donatello, depuis l’époque romaine.

Il serait difficile de décrire toutes les richesses du lieu, mais ce qui frappe dès l’entrée est la grande ferveur qui se dégage depuis la nef principale. Les padouans nomment leur basilique Il Santo, considérée ici et dans le monde de la chrétienté comme un des sanctuaires les plus sacrés au monde.

On apprend qu’Antoine est le saint patron du Portugal, des marins, des naufragés, des animaux, des femmes enceintes, des cavaliers et des Amérindiens.

A défaut d’avoir une réservation pour la Chapelle de Giotto, nous pénétrons ici où les peintures dans leurs diversités d’époques et de styles est ce qui déroute de prime abord. On arrive à dénombrer des dominantes, comme à l’Oratoire saint Georges, et les merveilleuses fresques d’Altichiero da Zevio, le plus grand peintre de la fin du XIV°, dont l’extraordinaire Couronnement de la Vierge de 1384.

La Chapelle Saint Jacques face à celle du Tombeau, chef d’œuvre de la première Renaissance italienne, du même Altichiero.

Dans l’Ecole du Saint, un Saint Antoine faisant parler un nouveau-né, œuvre de la première manière de Titien, une Vierge à l’Enfant de Stefano di Ferrara, la Chapelle de la Vierge Noire avec une statue de Rinaldin de Puydarrieux, les innombrables Chapelles Rayonnantes  et la plus impressionnante, celle du Bien Heureux Luc, Luc Belludi, compagnon et disciple de Saint Antoine, des fresques de la vie des apôtres du XIV° siècle de Giusto de Menabuol.

Le déambulatoire est un jaillissement de bleu et d’or sur les murs et les piliers, qui me renvoie à de petites reproductions en bois que j’avais enfant, relatant des épisodes de la vie du saint.

Depuis le cloître des franciscains, au milieu duquel se lance de très hauts arbres, on peut apercevoir les deux clochers et, tour à tour, certaines des coupoles qu’on ne peut jamais embrasser du regard en une seule fois.

A défaut de Véronese, l’après midi nous verra de passage à Vérone.

Des pins géants nous accueillent et l’arrivée en ville se fait par une navette depuis le parking assez éloigné du centre historique. Nous descendons sur l’immense place aux pieds des arènes. Celles-ci, sans être aussi impressionnantes que celles d’Arles ou de Nîmes, paraissent bien conservées et la pierre au soleil a de belles tonalités de rose. L’angle le plus intéressant est, comme à Rome, celui où le mur d’enceinte extérieur se sectionne et n’achève pas la clôture complète de l’ovale.

C’est le début de la ville ancienne, par la rue principale qui, comme beaucoup de zones piétonne, ne présente pas trop d’intérêt et ne sont que succession de commerces. Nous arrivons sur une belle place, moins exposée que la précédente, mais où les maisons laissent apparaître de beaux ocres aux murs décatis et aux balcons festonnés. Toutes sortes de plantes poussent ici comme si le moindre espace donnant à l’exposition solaire était prétexte à faire de minuscules jardins. Un immense clocher semble être celui de la cathédrale face à ces maisons anciennes. C’est le marché du samedi qui se poursuit bien après midi. La plus remarquable échoppe est celle où on confectionne des quartiers de fruits aux origines les plus diverses qui composent de merveilleux tableaux éphémères aux harmonies de sang et d’or.

C’est non loin de là qu’on devine la maison de Juliette, à la densité de foule qui s’engouffre sur un mince boyau de ruelle, débouchant sur la place au Balcon.

Comme souvent, c’est sur les lieux victimes de leur histoire et de leur popularité qu’on voit les scènes les plus ridicules se produire, comme ces jeunes et bien moins jeunes femmes qui se pressent sur le balcon afin d’immortaliser leur image en Juliette. Les ridicules sont si nombreux à se presser que le temps de passage est limité.

Par contre, au pied du balcon, une bien étrange coutume veut que des messages écrits sur de petits billets d’amour et d’espoir soient exposés attendant une éventuelle réponse parmi les milliers d’autres qui réclament le même amour et le même espoir.

La petite ruelle qui mène à la maison est assaillie par une majorité de jeunes filles qui viennent aussi graffiter leur amour sur les murs, leur désespoir et leurs espérances amoureuses, composant dans les entrelacs violents des signes, des cœurs et des mots devenus indistincts, une sorte de tableaux vivants in progress.

C’est un peu plus au nord qu’on prend la route du Lac de Garde. Il n’est pas facile à la sortie de Vérone de rejoindre le sud de celui-ci où commencerait la vraie succession des villages sur la rive occidentale. Après avoir quitté des petites villes se succédant sans autres charmes que d’être des station balnéaires durant l’été, nous nous trouvons enfin sur le chemin des bords du lac, non loin de Salo, exposé au soleil couchant, comme le sera toute la bordure de route nous menant à Limone sul Garda.

La pierre des maisons, sous les feux déclinant de la fin d’après-midi, en est d’autant plus dessinée au pied du lac, qu’elle contraste avec le bleu profond de celui-ci, faisant une sorte d’harmonie composée de jaune et d’outremer. Après la ville de Salo, la route n’est qu’une succession de grandioses paysages sur un chemin à flanc de montagne où répondent de l’autre côté, sur la rive orientale, les dessins fortement accusés des montagnes opposées. Les fleurs et les haies de cyprès font escorte sur le serpentin de route devenu plus étroit.

Nous assistons au coucher de soleil qui passe maintenant de l’autre côté des rives, pour en apprécier les derniers feux orangés et de vert pastel mélangés sur l’eau du petit port de Maderno.

Les derniers kilomètres sont bien longs jusqu’à ce que l’on atteigne Limone à la nuit.

L’hôtel del Sole se trouve être à même le bord du lac que l’accès en voiture ne peut se faire qu’après qu’une navette nous ait conduit à un parking. Ensuite c’est la partie inaccessible et totalement réservée aux hôtels, aux restaurants et à tout ce petit coin de paradis en rues protégées et en maisons à bougainvilliers autour de la petite anse enserrant une poche d’eau pour quelques barques amarrées. Les rues sont immédiatement montantes et pavées de bonnes intentions puisque ceux-ci poussent la délicatesse d’être roses et blancs.

Dimanche 14 Octobre

Depuis la terrasse à l’heure du petit déjeuner, c’est toute la perspective sur le lac et les montagnes qui jaillit dans sa luxuriance.

Ce qui intrigue lorsqu’on est sur le quai, c’est d’apercevoir d’étranges piliers tout au bout de la rive, à la sortie du village, dressés vers le ciel avec une grande régularité, donnant l’impression d’un cimetière. Il s’agit des anciennes cultures du citron sous serre.

Dans le village, juste au-dessus de l’hôtel, se trouve sur trois niveaux une des dernières serres qui se visite. La « Limonaia del Castel ».

Avec quantité de variétés rares de citrons dont certaines ont grandi comme de petits melons. Ces arbres à citron sont sur des terrasses, enchâssés dans des fenêtres dont les piliers de bétons ou de bois, pour les plus anciens, tiennent lieu d’encadrement. L’hiver venu, on jette des bâches qui protègeront des rudesses du climat de montagne.

Depuis les terrasses du dessus où sont les citrons médicinaux, on a la plus belle vue sur les tuiles rouges des maisons se jetant dans le lac. Ces piliers à la verticale donne une lecture du paysage comme le feraient les piliers des temples antiques, rendant celui-ci intelligent.

Le parfum des citrons envahit tellement l’espace qu’on se croirait une écorce odorante dans le paysage.

Le village est maintenant saturé de promeneurs du dimanche et ferait croire que la densité de fréquentation est aussi forte qu’à Venise. La petite anse qui abrite les quelques barques voit défiler maintenant, derrière le petit port protecteur des maisons aux bougainvilliers et aux cactées diverses, de plus grands bateaux à vapeur qui embarquent ou déposent à quai.

Nous remontons, pour finir le voyage, par la ville de Riva di Garda.

La lumière de la fin du matin rend le miroir du lac, les montagnes et  les maisons jaunes qui s’y plongent, d’une belle encre de sérénité.




BORDIGHERA 

Avril 2019


Plein soleil ce samedi. Il aurait été impardonnable de se contenter d’une tablée, fut-elle joyeuse, chez Sauveur. Un besoin, un appel printanier nous incite à changer quelques habitudes, et c’est du côté de San Remo, vers le Ponente, que nous nous échappons. La vue matinale depuis le promontoire autoroutier sur l’anse de Menton est un spectacle dont on ne se lasse jamais, la perspective à cet endroit fut-elle fugitive au passage au-dessus de la ville. Nous passons Coldirodi sans plus nous attarder aujourd’hui pour filer vers la longue descente sur San Remo grouillante et saturée par la circulation qu’on ne peut pas même trouver à garer.

L’église russe est encore dans l’ombre et accablée d’échafaudages comme un  martyre de Saint Sébastien, percée de flèches, de poutres de bois et de métal sur tout son pourtour.

Bordighera est beaucoup moins encombrée, comme somnolente. Autant San Remo offrait une frénésie chaotique de fin de semaine, autant l’arrivée à Bordighera et la montée vers la ville historique se fit dans une sorte de dolente et douce paresse de fin de matinée. Les trottoirs, et c’est une des caractéristiques dans toute la ville, sont composés de briquettes rouges orangées, en damier alternant avec des briques noires ou mauves suffisamment colorées en tous cas, tout le long de la montée vers les jardins.

On croirait, durant cette escalade vers la vieille ville, que nous sommes à Rome, tant la densité, la multitude et la hauteurs des pins enveloppent la petite place qui prélude à l’entrée de ce qui fut une citadelle.

Mais la merveille, qui saisit au détour d’une ruelle pentue, est le gigantesque ficus des Indes, multiséculaire, qui impose son ombre sur une surface immense. Les racines en terre doivent s’étendre sur un espace non moins impressionnant, tant les ramifications des nombreuses divisions du tronc projettent de branches comme autant de boas imaginaires et tortueux dont la moindre de ces branches aurait la circonférence d’une cuisse d’animal fabuleux. Il y a comme une sensualité et un sentiment de force immobile dans le mouvement ondulant de leur déploiement dirigé tout autant en largeur que vers le ciel. Ce qui donne une impression d’assise et de gravitation extrêmement trapue.

L’entrée étroite sur une tranchée abrupte de la ville vieille se fait par une porte d’encadrement qui demeure comme un rare vestige de l’ancienne enceinte fortifiée. L’ombre alternant avec les trouées d’ensoleillement dans le dédale sinueux où se succèdent de petits bistros, et des restaurants de poche jusqu’au débouché sur une grande place d’où émerge le vieux clocher et une église au centre de la place. L’intérieur baroque, sous le patronage de San Ampelio, possède un orgue qui n’est pas sans rappeler ceux qu’on rencontre sur le chemin des orgues de Provence.

Des femmes tressent les rameaux pour demain dimanche.

Face à la mer, sur un promontoire, visible de très loin, la maison Charles Garnier, blanche et éblouissante avec sa haute tour où on distingue un escalier en colimaçon et ses multiples fenêtres donnant sur la mer.

Nous remontons, vers l’intérieur de la cité, par le chemin Monet, sinueux et pentu, au milieu des cactus, des glycines, des orangers aussi abondant ici que les citrons à Limone, et des premiers coquelicots aperçus entre les pierres des murs qui suivent le sentier.

Celui-ci semble grimper sans fin dans la plus folle poésie végétale, probablement jusqu’au sommet de la colline d’où le peintre avait une vue d’ensemble sur le panorama qui embrasse toute la ville au travers des arbres aux branches caractéristiques des peintures de Monet, tortueuses et comme électriques, avec la baie pour tout horizon. Nous ne poursuivons pas au-delà de la Villa Pompeo Mariani noyée dans la plus luxuriante forêt de cactus, de glycines, et de palmiers dans la paix la plus totale.

Nous déjeunons de ces fameux gamberoni que les ligures préfèrent aux langoustes, à l’ombre de la terrasse de la trattoria Garibaldi, un de ces délicieux restaurants dont la Ligurie a le secret des délicates décorations.

Bordighera a ce charme qui combine à la fois le luxe insolent d’une végétation dont on comprend que les artistes ont pu vouloir s’inspirer, une lumière intense, et des rues où les moindres maisons gardent cette particularité d’être dans l’harmonie des couleurs, la libre ouverture sur des terrasses ou des balcons tout en gardant une modestie d’architecture qui côtoient les riches demeures dont Garnier a pourvu en partie les quartiers modernes.

Dans un des jardins isolés, redescendant le chemin Monet, nous avons la chance de voir un gigantesque massif de glycine, enveloppant presque totalement une large villa dont un des murs de façade possède un très grand médaillon incrusté d’une Vierge à l’Enfant de della Robbia.

Nous prenons un dernier verre de frizzante sur une des terrasses du bord de mer, à l’ombre de grands cèdres.




LISBONNE

Avril 2019


Maintenant c’est sûr, je suis au seuil de mes soixante sept ans. Il n’est pas concevable de perdre le temps qui reste. Le vol a du retard. Nous devions embarquer vers vingt et une heure. Le vol pour Lisbonne partira trois heures plus tard. Ce sera finalement un plein vol de nuit. C’est suffisant pour aiguiser la réflexion. Comme le pèlerin du seizième siècle qui écrivait sur les murs de Tolède « il n’y a pas de chemin, il faut cheminer », j’arrive à tisser des chemins pour le proche avenir. Pas trop loin dans le temps toutefois, l’avenir s’étant rétréci à pas de géant. Ce printemps s’inaugure par un premier jalon à destination de Lisbonne, avant Porto et Séville.  Il n’y a pas de hasard, la capitale lusitanienne est tournée vers le large, vers l’ Atlantique, ses souffles effrayant au sortir du Tage, la nostalgie d’être éternellement tournée vers l’ailleurs des grands voyages, vers des terres qui furent longtemps inconnues. Et puis les collines, qui sont ici plus abruptes qu’ailleurs. Comme un défi.

Depuis l’avion qui caresse le ciel proche de la ville, les lumières féeriques partagent celle-ci en deux comme un gâteau d’anniversaire  à l’endroit où le Tage coule dans sa nuit d’encre. 

L’arrivée dans la ville se fait dans le feutré du taxi qui avale les interminables avenues fantomatiques des deux heures du matin de ce vendredi dix neuf Avril.

Depuis la fenêtre et le balconnet de la chambre d’hôtel, rua Vitoria, après une nuit très courte, on aperçoit plus haut sur un sommet de colline, la partie supérieure des ruines du Couvent des Carmes. Déjà, sur le large promontoire, un fourmillement de promeneur s’est levé tôt pour la vue panoramique et sans pareille depuis la haute plate-forme de l’Ascenseur (Elevator de Santa Justa).

La Place du Comercio est un peu décevante. Bien que très étendue et ouverte sur le Tage, large comme déjà jeté dans l’océan, ce cœur du sud de la ville ne paraît pas les dimensions qui le caractérise quand on en a une vue aérienne.  Le ciel est d’un gris sale que la faible différence de tonalité entre le ciel, le fleuve, et les enfilades de rues tirées au cordeau à cet endroit, semble banaliser et uniformiser tout le paysage urbain.

C’est donc le fameux petit tram 28E que nous prenons et que nous laissons nous guider à l’aveugle pour plonger dans la Lisbonne de montagnes russes qui parcoure une première trouée vers le nord ouest de la ville, traversant les rues et les placettes peu arborées dans ces parages, menant vers le quartier d’Estrella, son église, ses commerces timides, et les quelques bistros ouverts. C’est jeudi, mais on se croirait un dimanche du temps où les commerces étaient résolument et interminablement fermés.

Ce séjour à Lisbonne sera évidemment marqué par le rythme de la fin de la semaine pascale, avec ses conséquences de vie ralentie et les contraintes imprévues imposées aux visiteurs.

Le petit 28 est aussi nerveux qu’un taurillon de race et nous brinqueballe en tous sens, ce qui n’est pas la meilleure manière de se laisser aller aux charmes des premières impressions d’une ville. D’autant que durant la demie-heure que durera le trajet, une cohorte d’italiens exubérants n’en finira pas de se répandre en exclamations. 

Après la traversée assez lugubre de rues et de ruelles où le tram semble avoir juste ce qu’il faut de place pour passer, nous arrivons sur l’esplanade du terminal de la ligne, avec comme seule curiosité à offrir un sombre ensemble de sculptures en l’honneur et à la mémoire de don Bosco.

Repartis en sens inverse, le visage de la ville se prend à sourire plus, à mesure que le soleil apparaît timidement, là où commencent les premières maisons aux façades de faïences, souvent bleues sur blancs, parfois partiellement décorées, parfois présentant tout une façade d’azulejos.

Les parcs, les arbres, ont maintenant plus d’épaisseur durant cette chevauchée qui traverse des quartiers dont les noms nous échappent encore.

C’est toute une colline, celle qui voit surgir Alfama la tortueuse, le plus ancien quartier de la ville, la Cathédrale , la Sé, austère et romane, contournée à son flanc gauche par le goulet montant ou descendant, puis au point culminant le barrio En Graça, avant de redescendre vers l’autre terminal du 28, après des avenues redevenues austères et à nouveau assaillies par le gris du ciel. Lisbonne est maintenant affairée, réveillée, sortie de ses ébouriffements matinaux.

Notre première halte se fait au sommet, à En Graça. La lumière est maintenant progressivement rayonnante, Lisbonne ayant quitté sa timidité matinale pour un florilège de couleurs réfléchissantes aux maisons. Et sur les petites places l’ouverture sur les étroites descentes sillonnées par les rails du tram. Au loin, au large, par certaines béances dans la perspective des toboggans, la mer et ses horizons.

Je pensais, avant de partir, que le Lisbonne de Pessoa pouvait être un guide essentiel à la traversée de quatre jours pleins. Ce qui aurait pu être un guide idéal. Une sorte de révélation d’une ville parcourue par son meilleur ambassadeur comme son meilleur promeneur solitaire. D’un solitaire de l’intérieur déployant pour nous la meilleure poésie de la ville. Sauf que la lecture d’un tel projet nécessite un plan avec soi afin de lire parallèlement l’énoncé du guide et sa projection graphique sur le plan. Ce qui est assez rapidement inconfortable.

Sinon il ne s’agit que d’un déploiement de phonèmes en forme de noms propres, d’axes géographiques et giratoires, d’intersections et d’avenues abstraites débouchant sur de non moins abstraites et mystérieuses ruelles à l’angle de statue ou de monuments qui nous attendent comme un aveugle qui entendrait défiler devant lui le nom des lieux qu’il désirerait voir. 

C’est donc dans l’improvisation au gré de l’instinct du voyageur que nous poursuivons de descendre ce que nous avions gravi en repérage avec le 28.

C’est l’antique Lisbonne de la nostalgie. Cela est inscrit sur le devant des petites boutiques, dans la douce désuétude des entrées de cafés et l’étroitesse des trottoirs, dans la vertigineuse pente que les premiers habitants ont du gravir pour se hisser vers ces horizons d’où viendraient les vents du large et les chansons des femmes qui pleurent l’antique tragédie du monde.

De minuscules restaurants affichent des plats de morue et de tout ce que la mer peut offrir. On annonce souvent, en gros caractères, que la nuit venue ces tragédies de fado seront largement répétées pour ne jamais oublier que le lisboète est nostalgique comme d’autres sont volontaires ou silencieux.

A En Graça de nombreux axes signifient que les tortueux dédales de rues se démultiplient comme autant de bras d’avec la trouée principale. A hauteur de l’église du même nom, c’est un plateau qui casse en deux la pente et offre un belvédère sur l’ensemble de la ville, avec ses toits oranges, ses clochers baroques dans les lointains, des blancheurs infinies de maisons et à l’horizon, le port, la mer.

C’est le temps de la contemplation sous les pins qu’on croirait romains, les tables à touristes, les petits squares et les pavés des ruelles alentours formant colimaçon entre deux niveaux de la colline.

C’est la Calcada da Graça, comme son nom l’indique, l’église baroque de l’Enfant Dieu sur le Beco dos Frois. Plus bas encore, l’autre extraordinaire vue sur tout le sud et l’est de la ville, le panorama de Santa Luzia. La particularité de ce promontoire donnant sur l’échappée du bas de la ville est qu’il est constitué en forme d’arc de cercle sur lequel s’étire des murets de faïence surmontés de piliers circulaires qui rythment la promenade, à la manière des temples grecs, enguirlandés de bougainvilliers et de végétaux dont cet écrin de pierres et d’enlacement résument l’âme même de Lisbonne. Le cœur de la ville semble ici s’être donné rendez-vous.

Puis c’est le Teatro romano, à l’angle de la Rua do Saudade, la bien nommée, la tristesse de la pluie froide. Nous trouvons refuge dans le musée d’antiquités romaines que nous parcourons distraitement, bien à l’abri dans un petit pavillon circulaire, dit pavillon des fresques, le temps que le ciel se dégage.

Dans le sillage des rails, c’est maintenant, plus bas encore, la place de la cathédrale sous ses arbres maigres et ses petits pavés. Sous le gris électrique de l’humidité récente, la matité de la pierre tire sur le jaune délavé et l’ocre. Nous goûtons les premier beignets de morue avant de rejoindre l’intérieur de la Sé qui est saturée de pèlerins dont on ne sait si ce sont les cérémonies du Vendredi saint qui les a réunis ou si c’est la nécessité de s’abriter du ciel encore menaçant que le parvis comme l’intérieur sont maintenant investis. Nous n’échappons pas à cette double circonstance de nous abriter et de nous recueillir parmi les multiples fidèles de ce jour. quinze heures, heure de la Passion.

Depuis l’arrivée, j’ai toujours l’impression que la terre tremble sous mes pieds, comme jadis à l’aéroport de Bogota, après plus de dix heures de vol, je sentais le sol se dérober sous l’effet de la grande fatigue.

Deux grands orgues se font face à la croisée du transept depuis deux cents ans. Issus d’une facture due au néerlandais Fentrop, réalisés dans la tradition hispanique, avec une batterie d’anches en chamade.

Il reste aujourd’hui celui que nous entendons, côté évangile, l’autre, côté épître, est resté muet. 

L’orgue se fait donc entendre doucement, ponctuant le déroulement de la cérémonie. Celle-ci est d’une grande sobriété, une lente procession dans la travée centrale, des ecclésiastiques qui s’humilient de tout leur long, les chœurs faisant alterner des psalmodies légèrement dissonantes (en rappel de la gravité du jour) avec des parties plus réconfortantes et comme totalement dépouillées.

Je ne comprend pas un mot de portugais. Il me semble que les  chuintantes des paroles sur le parvis aient investi le lieu autant qu’un ballet de parapluie, de kway ruisselants et de cliquetis de tram qui continuent leur ascension tout là-haut.

Descendant toujours l’Alfama, sur le peu d’espace que laisse le trottoir, un arbre prend toute la place, le Bel Sombra au tronc surdimensionné, hideux d’une certaine manière, dont certains bulbes composant la base sont aussi gros que des ballons de football.

C’est la valse des restaurants, des petits commerces de bimbeloteries et de souvenirs. Lisbonne regorge de ces petits riens (ici de qualité très attractive) comme les carreaux de faïence, les magnets et les fameuses reproductions, allant des plus modestes jouets à l’objet de collection, de son tram 28.

Le pavé est encore luisant, nous revoici sur les avenues rectilignes, quasi romaine dans leur architecture, Augusta, de Aurea, de Prata, pour ne pas nous égarer, respectivement, l’Auguste, l’aurifère et l’Argentée, piétonnes et assaillies de tourisme facile. Toutes convergeant vers la Place do Comercio, rendue au plein grand soleil.

L’esprit d’une ville n’est jamais le même selon qu’il est perçu sous le soleil ou dans la grisaille de la première impression. Lisbonne n’a pas dérogé à cette règle. Valparaiso m’avait semblé laide et dépenaillée comme Neruda disait d’elle lorsque nous y sommes entrés sous la grisaille. Lisbonne est soudain devenue, après que le soleil fut apparu, une ville que je commençais à sentir par tous ses pores, ses fleurs et ses pierres, ses calvaires montant et ses places dégagées, ses sinuosités intimes et ses emphases urbaines, ses gloires de pierres et ses parfums au détour des ruelles.

Depuis la Rua Vitoria où nous sommes logés, Alfama l’ancienne est à quelques centaines de mètres. Pour y parvenir nous avons appris à traverser le tunnel d’où partent les métros bleus et verts, et à poursuivre en pente raide les escaliers mécaniques qui vous hissent quelque cent mètres plus haut au sommet de Chiado.

Dès la sortie de la bouche de métro, le soleil de la Place vous happe. Les gros nuages ne sont là qu’en suspension, battus par des nappes de vent qui découvrent le ciel.

Fernando Pessoa est assis à sa table de bronze et semble nous attendre depuis toujours, la main posé sur un verre, le regard vers le lointain. A deux pas de là, en perspective, dans une posture à la Voltaire, aux gestes de conteurs et au sourire malicieux, en un bronze vert de gris, courbé et sarcastique, « Antonio Ribeiro Chiado, poète moine portugais du XVI° siècle, qui a jeté son froc aux orties pour devenir une espèce de vivante incarnation de la verve et de la joie de vivre de l’époque et finir dans la peau du poète le plus aimé du peuple ». Fernando Pessoa.

Le hasard a-t-il voulu que ces deux grands noms de la vie de Lisbonne se retrouvent figés pour toujours à quelques pas l’un de l’autre ? Mais déjà des badauds et des touristes veulent aussi s’asseoir à la table de l’homme intranquille. L’intérieur du bistro « O Brasileira » est un peu comme les deux Magots ou le Flore, une sorte de mythe inapprochable.

Plus haut, au Largo Bordalo Pinheiro, une façade en trompe l’œil, avec les quatre éléments « l’eau, la terre , le commerce et l’industrie » … et le Largo do Carmo, place arborée avec ses petits pavés, d’une poésie toute montmartroise, les ruines de son couvent déjà fermées, et à deux pas, du moins ce qui semble en perspective lisbonnaise une proximité de plusieurs centaines de mètres, la plate forme où les hommes sans vertiges  de l’Elevator contemplent la ville. Le soleil est au couchant lorsque nous abordons le tout rose Teatro de la Trinidade.

Les ombres du fado sur l’Alfama se dessinent déjà. La morue s’invite à toute les tables et sous toutes les déclinaisons. C’est sous le portrait d’Amalia Rodrigues et la voix  d’une chanteuse peu convaincante que la nuit commence, depuis le balcon de Santa Luzia où s’allonge Lisbonne.

Samedi 20 Avril

Le gris plombe le ciel au petit matin, ce qui ne semble pourtant pas démentir l’idée d’une journée ensoleillée.

Trois cent morts dans diverses explosions criminelles dans des sites chrétiens au Sri Lanka en cette veille de Pâques…

C’est tout au Nord, après plusieurs rames du métro bleu et au delà du Parc zoologique que le bus nous mène en un endroit isolé de maisons basses et de jardins à l’entré du Palacio Marquès de la Fronteira. Lieu intemporel, encore déserté par les visiteurs.

Dès l’entrée c’est la symphonie des bleus de faïences et du bleu à la Klein sur les murs des jardins harmonisés par les mousses et les coulures noircies de l’eau des fontaines.

Ce qui était un pavillon de chasse au XVII° siècle est aujourd’hui Palais isolé, fortement influencé par la Renaissance italienne, habité par le Marquis, douzième du nom, de la Fronteira.

Ce matin nous sommes seuls jusqu’à une heure bien avancée de la matinée. Un bassin au cygnes noirs, peu farouches, encadré de statues de personnages mythologiques donne bien la note renaissante à l’ensemble du jardin.

Les azulejos du palais illustrent la transition de la polychromie présente sur les murs et autour de la fontaine de fraîcheurs à la monochromie dans le jardin classique. La partie la plus impressionnante et la plus illustrée est celle du Bassin des Chevaliers et la Terrasses des Rois où les faïences relatent les faits historiques de la famille qui se reflètent magnifiquement dans le bassin quand le soleil perce les nuages.

La meilleure vue sur le jardin classique est en haut de l’escalier baroque.

 Le jardin de Vénus est plus poétique et plus secret encore, dans une végétation plus luxuriante et bien plus débridée. Les grenades rouges répondent au rouge cinabre de la bâtisse. Les feuilles de bananiers masquent les faïences du côté privé de la résidence, et les murs bleus, de ce bleu Klein si vif, donnent une impression caraïbe à ce jardin échevelé.

La façade de la chapelle du jardin de Vénus est incrustée de graviers et de coquillages, de morceaux de verre, de nacre et de porcelaine chinoise brisée. On dit que le marquis s’est servi d’assiettes volontairement brisées pour ne pas avoir à les utiliser à nouveau…

Le pavillon de chasse est devenu la résidence principale des marquis successifs après le tremblement de terre de 1755. Mais au cours des siècles, le domaine s’est retrouvé petit à petit dans la ville. Le stade de Benfica apparaît au loin…

Et c’est justement Benfica que nous traversons en bus avant de rejoindre une correspondance, le 259, qui se fait attendre interminablement. Dans ce quartier c’est tout le Portugal populaire et inchangé depuis des décennies qui défile au travers de ses commerces désuets, peu éclairés, aux charmes simples et pauvres qu’on a pu connaître dans l’enfance.

Nous traversons le Parc de Monsanto, gigantesque, que nous ne faisons que longer vers le sud de la ville, jusqu’à ce quartier de maisons basses, coloré et vivant en bordure du Tage aux alentour du Monastère de Hieronimus.

Ici, tout a la blancheur réfléchie par l’immense portail sculpté du monastère et par la chaleur de midi.

C’est sur l’emplacement d’un ermitage dédié à la Vierge de Bethléem (Bélèm), fondé par Henri le Navigateur, que le roi Manuel I entreprend en 1502, en remerciement du retour de Vasco de Gama, de bâtir ce magnifique monastère destiné aux religieux de l’ordre des hiéronymites.

Le musée des antiquités, en prélude à la visite, sur une aile à l’entrée de l’édifice, présente un ensemble d’antiquités romaines, de mosaïques, de stèles, de têtes et de bustes, et surtout un ensemble égyptien de sarcophages d’époque Ptolémaïque. Ce qui fait qu’en quelques semaines nous nous retrouvons dans l’obscurité des musées, sans compter l’exposition parisienne que nous n’irons voir, où l’Egypte est à l’honneur.

L’intérieur de la nef surprend par le raffinement et la virtuosité de la voûte. La décoration des piliers, de la voûte et de tous les murs en fait, par la méticulosité et l’extrême ciselure en dentelle de la pierre, le pur chef d’œuvre de style manuelin. A l’entrée de l’église on peut voir le tombeau de Vasco de Gama.

Le cloître possède une richesse sculpturale impressionnante et s’étage sur deux niveaux. Depuis 1985, sur un mur du second niveau, se trouve maintenant le tombeau de Fernando Pessoa.

Ce qu’on ressent en premier, traversant les allées, c’est l’impression d’espace, de blancheur que la pierre réfléchit au soleil, et  l’extraordinaire harmonie de proportion malgré la grandeur de l’ensemble. De magnifiques sculptures de Saint Jean, de Saint Pierre, et d’autres apôtres que je n’ai pas identifiés, se trouvent aux angles de chacun des cinquante cinq mètres de côté.

Le quartier proche du Tage et tout autour du Monastère, qui fait effet de gravitation, l’animation est extrême qu’on croirait être dans un centre ville. En fait Lisbonne présente autant de visages que chacun d’eux présente de caractères différents. Celui de Bélèm est, à cette heure, saturé de touriste et de visiteurs aux terrasses des cafés qui cherche l’ombre et la fraîcheur des intérieurs. Il est malgré tout étonnant de voir des foules disposées sur plus de cinquante mètres faisant la queue pour ces fameux petits Pasteis de nata lisboètes, qui sont une pâtisserie de crème anglaise sur un tapis rond de pâte feuilletée.

C’est à quelques minutes du monastère que l’on aperçoit le Musée des Carrosses.

D’un grande sobriété d’architecture, qui contraste avec la luxuriance des voitures d’apparat qui se présentent sur deux immenses salles au premier étage.  Il n’existe à mon sens aucun autre musée de ce type dans le monde.

Je pense même que si un souvenir de Lisbonne se présente à ma mémoire ce sont encore de vagues images de ces véhicules chimériques qui se seraient imprimées dans la conscience de l’enfant de quatre ans que j’étais.

Le plus ancien carrosse étant celui de Philippe II d’Espagne, et donc datant du XVI° siècle. L’ensemble de la collection allant de ce XVI° au début du XX° siècle avec les premiers attelages de voitures de pompiers.

Je me suis contenté de noter les noms de presque tous ces véhicules qui paraissent aujourd’hui d’une civilisation antidéluvienne. Et pourtant, c’était presque hier…

Carrosse de Francesca de Savoie, carrosse de Philippe II, Landau de Philippe II, Berline de la Couronne, Litières du XIX° siècle, voitures de promenade, chaises de poste, berline de la reine Maria I, berline de parade, carrosse du cardinal Joao da Motta, carrosse de Mariana Victoria Silva, berline de la maison royale d’Espagne, berline de la maison royale du Portugal, carrosses de don José du Portugal, des Infantes du Portugal, des enfants de Palhava, carrosse de triomphe (le plus excentrique, s’il se peut), carrosse de la couronne, carrosse du Pape Clément XI, carrosse du roi Joao V, carrosse de Marie Anne d’Autriche, carrosse des Patriarches de France offert au Patriarcat de Lisbonne, carrosse de Marie France de Savoie….

Certains châssis étaient si étranges qu’ils semblaient avoir été taillé dans le bois en ciselures rococos à l’extrême, rivalisant entre elles dans ces temps où le décoratif s’exerçait aussi à l’extrême, bien loin de nos critères de lignes épurées et fonctionnelles. Les dorures et les peintures ajoutaient à en faire de réelles œuvres d’art.

Il est déjà quinze heures.

Nous trouvons un restaurant qui, malgré l’avancée de l’après-midi semble ne pas désemplir. Et je n’hésite pas à choisir le plat de poulpe entier !

Le soleil commençant de décliner, l’heure devient propice pour les clairs obscurs des ruines du Couvent des Carmes. Le taxi nous dépose sur la si jolie Largo do Carmo déjà dans l’ombre des arbres.

Comme à Jumièges qui lui ressemble, dans le cas de ces ruines, nous sommes dans l’axe est-ouest, avec les murs de chaque côté. Le ciel est à découvert, bien bleu, sans nuage. La nef est à nu, comme les deux collatéraux. On a presque la tentation de rester là, les yeux dans le ciel, après toutes ces fatigues du corps accumulées. Malgré tout, l’herbe n’est pas comme dans les ruines rurales, ici ce sont des plaques de gazon artificiel où se vautrent les touristes…

Il y a même un miroir qui fait face au chevet pour faciliter les selfies…

Dans la partie musée, dès l’entrée, un pèlerin médiéval en buste, un gisant remarquable qu’on pourrait croire de la même facture que le Jérémie dansant de Souillac, puis dans un désordre organisé, des antiquités Chibcha, des mexicains aux plumages de cérémonie, des stèles hindous, des sarcophages égyptiens

Encore Alfama qui nous prend dans la tombée de la nuit. A l’ouest cette fois. De belles rues qui montent, une placette rose en demi-cercle, que je prendrai plus tard en photos, avec un peintre accroupi de dos, qui lui même peint la place rose, comme un jeu de poupée russe…

Et puis le plus émouvant, ce fut cette petite église qu’on a cru dans l’abandon de Pâques, où j’ai pensé un instant voir une assemblée d’alcooliques associés, tant les quelques fidèles répartis de part et d’autre du demi cercle paraissaient pauvres et humbles, et gauches dans leurs mouvements, comme on pourrait imaginer les premiers fidèles dans les catacombes. Je m’aperçus que c’était l’église orthodoxe qui célébrait dans l’ombre et l’extrême timidité, quand j’eus aperçu enfin les icônes au-dessus du minuscule autel.

Les rues d’Alfama sont de la plus belle poésie nocturne. Comme des Rembrandt en plein air, avec l’écho assourdi des trams qui montent et des petites places qui s’animent. La vue sur le port depuis Santa Luzia, avec les premiers navires de croisières qui arrivent pour Pâques, porte le regard jusque tout là-haut, l’église San Vicente de Fora, paraissant bleue dans son habit de nuit. Comme des fantômes, nous goûtons cette si silencieuse quiétude des rues pavées et jaunes. Il n’y a presque plus personne dans les ruelles. Croiser un couple de passants semblent sonner comme un tintement de cristal tant la nuit devient limpide et fragile.

A une fenêtre de rez-de-chaussée , comme si la nécessité devait le mettre sur notre chemin, quelqu’un nous indiqua le « Conquistadores » pour y dîner, sur une petite esplanade, de la meilleure morue et de la bouteille de vino verde qu’on servit pour nous sur une table d’intimité, à l’écart des autres, en manière de salon improvisé, le dos au mur écaillé et les yeux dans les étoiles.

Dimanche 21 Avril

Peu de monde dans les rues. C’est Pâques. Par la ligne bleue du métro nous descendons à la Praça de Espanha qui est plutôt un grand carrefour, un tentaculaire point de croisement des directions. C’est là qu’on aperçoit le Musée Gulbenkian, une architecture qui ressemblerait à une Fac quelconque. Les jardins sont ouverts mais le musée fermé.

Les avions passent très bas au-dessus de la ville.

Nous reviendrons demain. En sens inverse, nous descendons à Place Marques de Pombal.

La Place est tout le symbole de la Lisbonne républicaine. Elle est située entre l’Avenida de la Liberdade et le parc Eduardo VII. La statue a été érigé en 1934. C’est l’hommage à un homme d’état qui conduisit le pays vers les Lumières, ayant gouverné entre 1750 et 1777. La statue en haut de la colonne, la main levé posée sur le lion, symbole de pouvoir, les yeux tournés vers Baixa, le centre ville que Pombal fit reconstruire après le tremblement de terre.

C’est une sorte de Champs-Elysées au cœur même de la ville. Sur la droite de l’avenue aux jardins labyrinthes taillés à la française, une très longue promenade rectiligne, séparée par une allée d’arbres qui donne l’ombre, mène au monument célébrant la Révolution des oeuillets.

Au milieu, le drapeau du Portugal, le plus grand d’Europe. Plus encore sur la droite, une église austère et rose avec des azulejos géants représentant des batailles et des scènes d’amour. Dans un coin du parc, une magnifique maternité de Botero de 1999. De là, la perspective vers le centre ville et la vue embrassant tous les jardins est impressionnante.

Par le métro encore, le port. En attendant le 259 qui mène au musée des azulejos. Un petit bar en terrasse pour un mauvais verre de rouge, avec face à nous trois grands bateaux de croisières. Les beignets de morue y sont excellents. Nous sympathisons avec une petite dame alerte qui vient de faire le trajet à pieds depuis Fatima. Elle est de la Réunion. Et nous accompagne dans notre déconvenue de constater ce second musée fermé, lui aussi. Par contre, le quartier au nord du musée est un havre de tranquillité, de construction basses, de villas fleuries, de chemins arborés, avec à certains endroits des échappées sur la mer.

De retour sur le port, cette fois nous affrontons Alfama depuis le petit bistro. La pente est horriblement dure, mais nous découvrons par une autre face ce vieux quartier coloré où les maisons jaunes vanilles côtoient des maisons bleus ciel puis d’autres rouges carmin, le linge pendant aux fenêtres, et ainsi, à bout de souffle jusqu’à l’église San Vicente de Fora qui domine la colline et qui était perçue la nuit d’avant depuis Santa Luzia toute éclairée dans des tonalité bleues au sommet du plus vieil endroit de la ville.

La plus belle maison de faïences est certainement sur une de ces petites places comme il y en a tant dans Lisbonne, où les carreaux alternés de bleus et de jaune se voient au travers de poivriers et d’arbres grêles donnant une fragilité et une poésie ineffable à cet environnement paisible.

Des escaliers descendant comme une tranchée vers le bas de la colline laissent apercevoir les lointains jusqu’à la mer, les toits rouges, les maisons blanches.

Nous nous séparons de la petite dame qui poursuit vers le Castel de Sao Jorge, et nous vers Bélèm.

Une rue montante, pavée toujours, et des graffitis criards mais s’harmonisant aux aspérités des arbres crochus. Une tranchée marginale qui m’a fait penser à ce quartier alternatif de Lljubiana.

La tour de Bélèm fut construite aux environs de 1515 par le roi Manuel I. Elle évoque l’Afrique en plein Lisbonne et servait à abriter les capitaines du port tout en voyant passer les caravelles en partance pour la Guinée.

A quelques centaines de mètres du Monastère des Hiéronimus, la tour a les pieds dans l’eau et de petites vagues viennent lécher la jetée. C’est la presque rencontre du Tage et de l’Atlantique. La lumière, au soleil déclinant, donne des tonalités de sable à la pierre qui est comme rongée par le sel. Le vent froid souffle aujourd’hui, et se pose en rafale comme un baume sur la peau.

Après un verre de rouge sur un minuscule terrasse face à la tour, le taxi nous laisse sur En Graça, en haut d’Alfama, où nous avons posé les pieds pour la première fois vendredi.

Descendant la rue étroite du tram 28, un miraculeux bistro ouvert sur l’étroite portion de trottoir où sont réunis des amateurs de fado. C’est chez Jaime, O Jaime, ou Tasca do Jaime. On entend à l’intérieur la voix forte et venue du fond des âges, cachée dans l’ombre, d’une femme qui chante Lisbonne, le vent et le temps des amours. Je n’en sais rien en fait, mais je suppose. Il n’y a que sept ou huit tables, les afficionados s’entassent tout le long du zinc ne laissant plus aucune  possibilité d’atteindre le comptoir, des faïences tapissent tout le fond, deux luths et une guitare. On croirait être chez Sauveur (qui cultiverait plus frontalement l’amour du chant…). C’est le cœur même du fado. Tous ici le respire. Sur la table où nous arrivons à nous asseoir, des affiches, des coupures de journaux des années quarante. Des noms, probablement des mythes. Hermina Silva, Natalia dos Anjos, Guilhermo Janeiro, Noemia Cristina… C’est déjà la fermeture. Aujourd’hui on ferme tôt.

A mesure que la nuit arrive, nous descendons le plus lentement possible, sur les étroits trottoirs, suivant la ligne du 28, passant insensiblement de En Graça à Alfama.

Lisbonne est la ville des Largo. Le Largo c’est la Place. Il y en a finalement plus que dans les nombreuses villes dont on vante leur qualité et leur célébrité. Discrètes comme à l’invite d’un rendez-vous, larges et opulentes comme celle du Comercio, presque parisienne comme celle de Chiado au débouché du métro, ou montmartroise comme celle do Carmo.

La nuit venue, les éclairages rendant leur lumière jaune sur les terrasses des place de l’Alfama, nous nous installons sur l’une de ces terrasses d’un petit resto en équilibre entre deux numéros de rue en pente, jusqu’au moment où une intempestive sri lankaise (?) nous proposa une bouteille de vin pour patienter et ne revint plus.

Nous dînons finalement sur le trajet du 28, dans ce minuscule endroit que nous avions aperçu dès le premier soir et qui semblait un cabaret immense. La raison qui le laissait croire est qu’il n’y a que neuf tables dans la pénombre des éclairages de chandelles, mais que tout le mur du fond est tapissé de miroirs, ce qui décuple l’impression d’espace, laissant l’illusion d’un très grande profondeur. La morue y est encore excellente  et la chanteuse de fado Maria Estrelle Soares, vient nous parler à l’entracte de son tour de chant avec des accents de tragédiennes, bien plus convaincante que celle du premier soir. La nuit de Pâques est redevenue calme et silencieuse sur le chemin du retour.

Lundi 22 Avril

Le parc du musée Gulbenkian est vaste et abrite des pièces d’eaux où s’ébattent des canards, des tortues et quelques cygnes. C’est un havre pour les rêveurs et pour ceux qui attendent l’ouverture du musée. On peut y flâner sous l’ombre d’une végétation luxuriante, de forêt de bambou, d’arbres anciens, de bancs de pierre et même d’un théâtre véritable aux fauteuils en pierre, ce qui laisse supposer que des spectacles sont donnés en saisons et que la scène est permanente. Dans le fond du parc, au lieu où s’expose la partie contemporaine des œuvres du donateur, une très belle sculpture en bronze de la Tristesse  de Hein Semke.

L’intérieur de la partie principale du musée est exceptionnel, tant par la qualité que par la quantité et la variété des œuvres proposées. De toutes les cultures et de tous les horizons. De l’Egypte aux tapis persans, des faïences ottomanes aux incrustes calligraphiées des vases, des manteaux perses aux niches de céramiques du treizième siècle, les laques japonaises, les jarres et les paravents chinois, les boîtes Edo, les Inro qui servent à transporter les objets essentiels comme les pièces de monnaie ou les bijoux de femme, jusqu’aux boîtes à pique-nique japonaises du XVIII° siècle.

Le mobilier ancien, principalement français, un impressionnant buste de Louis XIV de Jean Warin, une bibliothèque du XVI° siècle, du mobilier du XVIII°de Meissonier, de Desforges, une horloge de Bernard Burgh, une commode de Cressent notamment, des œuvres de Martin Carlin, Jean-Joseph de Saint Germain, des fauteuils, un paravent de la Savonnerie, des horloges de Desparges et d’Antoine Foullet  et tant d’autres.

Dans les salle de peintures, surgissent dès l’entrée un Carpaccio, la Sainte famille, deux Rembrandt dans les ténèbres, un Nicolas Lancret, les Fêtes Galantes, beau comme un Watteau, des scènes de ruines romaines de Hubert Robert, un Fragonard, et puis aux rayons des livres rares, Une Antiquité expliquée et représentée en figurines de Bernard de Montfaucon, suit une salle aux Turner et Gainsborough qui côtoient un très beau Troyon, les Pêcheurs, Daubigny et Millet, Théodore Rousseau et Diaz de la Pena, et retour aux livres, des éditions originales de Balzac, La Physiologie du Mariage, Eugénie Grandet, mais le plus émouvant ce sont les livres enluminés dont un a particulièrement attiré mon attention, celui d’un livre de philosophie et de sagesse de Boèce, traduit à l’intention de Jehan de Meun. Ensuite, de magnifiques Corot, comme le Pont de Mantes et la vue de Château-Thierry qu’on croirait peint avec des cils tant il y a là de finesse de trait et de délicatesse.

Des Degas, dont un autoportrait, la lecture de Fantin- Latour, Un Bourgeois de Calais la corde au cou, solitaire et gigantesque de Rodin, esseulé au centre d’une salle, et l’extraordinaire Enfant aux Cerises de Manet. Le portrait de Madame Monet de Renoir, et les bateaux sur Honfleur de Monet. Le miroir de Vénus de Burne-Jones, et à l’entrée d’une salle à lui seul consacré : « Votre père était un ami très cher, et au regret de l’avoir perdu s’ajoute la peine que nous éprouvons devant la disparition d’un grand homme…

Sa place est parmi les plus grands dans l’histoire de l’Art de tous les temps et sa maîtrise si personnelle, son exquise imagination, feront l’admiration des élites futures. » qu’on peut lire en entrant dans la salle des Lalique…

A la sortie, mais comme la visite semble circulaire, nous l’avions aperçue dès l’entrée, la magnifique sculpture du Printemps de Jean Goujon.

La partie contemporaine assez dense est surtout consacrée aux artistes portugais dont peu présentent un grand intérêt. J’ai noté parmi ceux hésitant entre avant-garde et tradition, un très beau bronze de Francisco Franco, un Joao Moniz Pereira (la fatigue), et un sans titre de Julio Resende représentant deux belles jeunes femmes à la fenêtre. Enfin une Grande Sauterelle de Germaine Richier.

La visite du Gulbenkian aurait pu durer plus des deux heures que nous lui avons consacrée.

A la sortie, dans les jardins, un canard peu farouche m’a carrément et insolemment frappé à l’épaule en prenant son envol…

Puis c’est le retour au port, son verre de vin vert et ses navires repartis pour la suite de leur croisière.

Le musée des azulejos est définitivement fermé malgré une deuxième tentative…

Restait à découvrir en ce milieu d’après-midi, la Place do Rossio, vaste et animée, aux nombreuses terrasses et commerces, avec ses deux très belles fontaines de bronze vert aux personnages mythologiques, donnant sur des immeubles de couleurs , ce qui compose une harmonie tout à fait surprenante. La statue d’une célébrité occupe le centre de la place au sommet d’une colonne tellement élevée que finalement ce n’était pas faire honneur à cette célébrité qui restera pour nous anonyme.

Et comme Lisbonne est décidément la ville des places, nous faisons une pose à l’ombre d’une terrasse sur le beau dégagement oblongue, à deux pas du Rossio, rythmé d’arbres fraîchement plantés, pour un Porto de dix ans d’âge.

Comme souvent, à la fin des voyages, on aime à retrouver ce qui nous a le plus attiré et ce qu’on a aimé le plus, c’est dans le cœur de cette Alfama dont les ressources semblent infinies, que nous flânons encore dans les tortueuses ruelles, prises cette fois sur une perspective nouvelle, que nous parcourons Rua Marques de Ponte do Lima avec ses arbres fleuris.

Je l’appellerai toujours la rue du printemps fleuri. Ses échappées vers le haut, vers le bas de la colline, s’harmonisent aux faïences des maisons bleues, jaunes, aux murs parfois graffités, renvoyant plus encore un florilège de couleurs inattendu dans ces hauts de Mouraria. C’est le Lisbonne cabossé des enfants qui jouent et qui crient dans la rue et aux fenêtres, c’est la nuit qui descend lentement.

Pour le dernier soir, nous sommes « Chez André », repéré dès la première fois à En Graça, avec sa devanture colorée annonçant les fados de la nuit. Deux grandes chanteuses (Maria de Lourdes Guedes ?) vont pleurer successivement la nostalgie d’ici comme nulle part ailleurs.

Sur le chemin du retour vers l’hôtel, c’est la pluie qui est là, faisant luire le double serpentin des rails du 28, comme une rivière turbulente, le pavé devenu dangereux, les lumières vertes, bleues et hagardes de ce Lisbonne halluciné.

Mardi 23 Avril matin

La pluie n’a pas cessé. Il fait froid. Les trottoirs sont maintenant glissants, et pour rejoindre le peu qui nous sépare du tunnel du métro, nous marchons comme sur un lac gelé. C’est le dernier débouché, l’au revoir sur Chiado, le sourire malicieux du poète Ribeiro, et Pessoa qui est bien seul sur la terrasse du Brasileira. C’est le vent, et le silence des parapluie qui se hâtent.

Les lisboètes rentrent dans leur nostalgie.




PORTO

Mai 2019


Cinq heures cinquante, arrivée à Porto. C’est le complément d’un premier volet portugais commencé il y a à peine plus de trois semaines à Lisbonne. Comme si l’intervalle de temps du retour vers Nice n’avait été qu’une vague parenthèse dont on ne retiendrait que l’élan ou le rebond qui allaient nous mener encore vers un séjour inévitablement attaché au précédent.…Rua Cedofeita n° 193, Hôtel Estoril, assez loin de la station de métro, rue piétonne avec ses petits pavés jaunes et noirs disjoints et souvent cassés, déjà rencontrés en Avril. Le dernier soleil nous accueille avant les pluies prévues pour très bientôt. La curiosité nous mène sans plus tarder sur le toboggan permanent qu’est Porto, les montagnes russes de ses avenues partant d’un point sommital pour plonger abruptement  et remonter à la même altitude quelques centaines de mètres plus loin, voire plus encore. Et comme le regard n’est pas attiré par la partie plongeante mais par l’église San Ildefonse tout là-haut, face à nous, nous avons la trompeuse illusion qu’elle se situe à deux pas plus loin.  L’exposition de cette merveilleuse façade toute de bleues et de blanches faïences sur une large et assez vaste place est au couchant, et les derniers rayons, mêlés aux faibles éclairages du centre de l’édifice, semblent faire vivre  celle-ci d’une lumière spirituelle entre deux passages de nuages gris et cotonneux.  San Ildefonse est comme un résumé de l’art portugais du XVIII°, ou même de tout ce qu’on peut imaginer, sans avoir à nous y rendre, du Brésil baroque de Salvador de Bahia.

Cette confusion est facilement entretenue par l’imagination. Mais peut-être les azulejos d’ici donnent-ils un plus beau relief aux édifices.

Il n’est évidemment pas question de se contenter de cette première approche sous un ciel incertain et de cette lumière de crépuscule timide qu’on a l’impression d’avoir pris en cours de route sans l’avoir pleinement savouré dans son évolution. Ce n’est qu’une tentation, comme souvent en début de voyage, de tout voir le plus rapidement possible.

La Place de la Liberdade est toute en longueur, avec la statue équestre de Pedro IV et, de part et d’autre, de somptueuses architectures du siècle précédent. Comme un résumé, en un seul lieu, de la richesse et de la splendeur de l’urbanisme de Porto. En point d’orgue, tout au Nord de la Place, légèrement plus en hauteur, faisant face à la large et tranchante Rua dos Clerigos, le très imposant Palais du Conseil.

Dans le milieu de la Rua dos Clerigos, l’autre façade de l’église dos Congregados également décorées d’azulejos faisant face en contrebas à la gare de Sao Bento que nous négligeons pour prendre vers la large Rua dos Flores que jalonnent de multiples terrasses de café, de la façade sombre de la Misericorde, de placettes animées jusqu’à la grande artère suivante, Mouzinho da Silveira, le marché couvert de Borgès en ferraille rouge, puis c’est la trouée sur le Douro, après l’église San Nicolau et le Palais de la Bourse avec l’imposante statue de l’Infante Henrique.

Depuis les quais que nous venons d’atteindre, le Douro large et calme, est maintenant éclairé par les reflets mouvants des multiples lumières de l’autre rive, celle du Sud, ses péniches , ses barques de tonneaux arrimées et au-dessus de ce paysage urbain, le pont de métal San Luiz et à sa hauteur, sur la colline au Sud, la rotonde du Monastère Serra do Pilar, grandiose dans son habit de lumière nocturne.

Porto est pauvre. L’approche d’une grande ville est toujours dépendante des premières impressions que feront les édifices, la couleur dominante de ses rues et des ses lumières nocturnes, ce qui est le cas ce soir de notre arrivée, avec la vie qui s’y exprime à travers la densité des ses bars, de ses cafés et des ses terrasses qui ici, sur les quais, sont larges et démesurément longues, comme si tout ce qui flânait dans le vieux Ribeira battant le pavé s’était donné pour seul but de regarder couler paisiblement le Douro.

Les maisons colorés à l’extrême descendent aussi jusqu’à rejoindre les quais et sont maintenant noyées dans le ciel noir. Il ne reste plus qu’à se fondre dans les ruelles tortueuses, montantes et descendantes et se laisser tenter par quelque restaurant où la morue sera à l’honneur, comme l’excellent vin rouge du Douro.

La nuit venue, les pentes du retour vers l’Estoril sont dures à présent.

9 Mai   -jeudi- 

Il bruine sur la ville. Le ciel ne laisse aucun espoir d’un répit dans la grisaille qui envahit le paysage alentour. Comme la lumière semble favorable aux végétaux à dominantes vertes et à certaines tonalités humides , c’est l’adorable petit jardin, sous les fenêtres de notre hôtel qui fait l’objet d’une belle visite. Les roses de Porto sont reines, les rouges et les jaunes. Mais aussi des enfilades d’arums que je ne voyais plus depuis longtemps, de gigantesques hortensias qui verront bientôt épanouir leurs fleurs, et quantités d’autres variétés de couleurs que plutôt que l’opulence d’un jardin d’exception, c’est la douce harmonie d’un ensemble fleuri dans la maestria d’un jardinier amateur et amoureux qui se dégage dans sa plus belle simplicité en ce lieu odorant et enivrant de nuances végétales.

De petites îlots avec des fauteuils de jardin, enserrés par les végétaux font d’idéaux refuges pour la méditation. Seul manque évidemment un peu d’ensoleillement.

La pluie ne contrariant pas encore de possibles promenades, c’est vers la grande Place des Carmes et son église au flanc droit tapissé de faïences que nous faisons une première halte, avant de descendre sur les pavés mouillés et durs à l’austère Notre Dame de Vitoria qui se voit depuis les perspectives les plus lointaines de la ville. Un très bel orgue baroque et des niches dorées peuplées de martyrs et de saints que ne trouble le silence à cette heure frileuse du matin.

Les ruelles labyrinthiques descendent abruptement et, sur la colline adjacente, remontent tout aussi sévèrement vers San Lourenço, austère, d’où émerge le son d’un orgue splendide, aux trompettes en chamade comme il semble que se soit une habitude de facteur d’orgue au Portugal. L’organiste ne paraît pas plus troublé que ça de notre présence où nous pouvons bien voir l’instrument depuis la tribune sous celui-ci.

Pour la première fois nous voyons un maître autel typique de l’art portugais dans ses forêts de dorures et ses contorsions baroques poussées à l’extrême.

Qui contrastent avec quelques belles statues de bois romanes dans les couloirs du Musée d’Art Sacré et d’Archéologie.

Redescendant de San Lourenço, je m’aperçois qu’ici, un même édifice ou un même lieu peuvent avoir deux noms différents. Ainsi San Lourenço se nomme également église de los Grilos. La Cathédrale, la Sé…

Il est étonnant de constater que les jalons d’une promenade, que ce soit dans de petites villes ou de grandes capitales, ressemblent souvent à un parcours ordonné d’art sacré.

Certains prennent même le bateau pour affronter de forts vents, et parcourent des landes à perte de vue pour voir les ruines de Seven Churches en Irlande…

Des escaliers noirs, humides et moussus par le temps, nous mènent à la Sé, la Cathédrale, sombre et brunie sur une place très dégagée où commencent à s’agglutiner les touristes les moins réfractaires à la grisaille. Le cloître, qui est la partie la plus séduisante, présente une alternance, sur ses murs, d’ ensembles d’azulejos, de piliers et d’ogives gothiques. Depuis la galerie supérieure, il eut été admirable d’embrasser, par beau temps, une perspective profonde sur l’ensemble de la Ribeira et plus loin encore, au-delà du Douro. Jouxtant le cloître, la chapelle San Vicent avec son orgue doré enchâssé dans des reliefs en bois.

Au Largo do Pena Ventosa, ce ne sont plus les dorures et les ébouriffants symboles du baroque religieux qui étalent leurs richesses patrimoniales mais les goulets pavés qui affichent avec certitude une pauvreté et un lent abandon de son tissu urbain.

Deux maisons, comme jumelles, jaunes et bleus, rehaussent d’une tonalité poétique les serpentins gris du vieux quartier.

Porto chante une grisaille, due tout autant au sentiment qu’on a de traverser des rues et des ruelles en accord à ce que notre âme ressent de gris et d’abandonné qu’elles ne doivent être perçues sous d’autres ciels.

Une ancienne publicité disait du Portugal, le pays où le noir est couleur. Cela participe bien à ce ressenti d’une âme doloriste à l’extrême dans ses manifestations baroques poussées bien plus loin qu’ailleurs dans cette ville.

Depuis l’autre rive, celle du Nord, franchie à pied par le pont San Luiz, c’est enfin la vue panoramique qui embrasse le cœur de Ribeira.

Si Lisbonne est associée à Pessoa, Porto est associée à ses portos.

De ce côté, ce sont des maisons sombres et décaties qui procèdent d’un laisser aller (je dirais cultivant un certain abandon) où de vastes demeures, certainement florissante naguère, sont laissées en ruines  côtoyant de crasseux ensembles modernes.

C’est sur cette rive que sont concentrées les quinze maisons du plus célèbres vin du pays. Sandeman, Barros, Calem, Casal Jordoes, Cockburn’s, Croft, Cruz, Dow’s, Graham’s, Offley, Osborne, Quinta do Passadouro, Ramos Pinto, Rozes, Taylor’s, dont on peut lire, du moins pour celles-ci, depuis la rive de Ribeira les enseignes comme distillant sur toute la longueur du quai la concentration de ses vins, avec sur les bords du fleuve, les barques qui naviguent depuis les vignes jusqu’ici, sur ces sortes de jonques à porto. La lumière en cette fin de matinée est bien sûr voilée et pesante. On aurait préféré découvrir Ribeira sous d’autres ciels, mais l’heure du premier porto est là, dégusté sous le crachin qui redouble de menace et le vent qui maintenant fait rage.

Ce ne sera pas le jour des paysages épanouis, mais plutôt des refuges que peuvent proposer les églises et la gare Sao Bento et ses azulejos bleues et blanches, mais aussi ses frises de couleurs multiples aux parties supérieures des murs de l’entrée. Des batailles, des scènes amoureuses, un peu de l’Histoire du pays s’inscrivent surs ces magnifiques faïences.

On serait presque tenté de prendre le train pour la cité historique pleine de poésie de Guimarès.

Un essayiste disait, il y a bien longtemps, qu’une ville était le visage porté par les sons qui émanaient d’elle-même.

Porto serait alors une ville concerto où fréquemment on surprend un éclat de voix qui s’élève au-dessus d’une mêlée informelle de conversations, pour disparaître et se fondre peu après dans l’ensemble.

Cela fait penser aux bribes de voix qui éclairent le silence de certains quartiers isolés, ou tout simplement les petites clameurs indistinctes des enfants qui jouent dans la rue avant la nuit de nos villages.

La pluie devenant maintenant envahissante, après avoir quitté la rive et la terrasse au petit porto réconfortant, après avoir pénétré à la gare et fait un salut à l’église dos Congregados, c’est en métro qu’on rejoint l’autre rive et Sao Francisco qui nous offre refuge sous les rafales de vent et de pluie froide.

Dès l’entrée, ce sont les profusions de gloire des ors et des contorsions à l’apogée de l’art portugais. Les piliers, les retables de Notre Dame de Bon Secours, celui de Notre Dame des Roses, celui, émouvant, des saints martyrs du Maroc, de l’Annonciation, qui se noient dans l’informelle apparence de la matière dorée. Une avalanche terriblement expressionniste d’ors et de bois ciselés qui ne trouble la rigide structure gothique de l’édifice, fondant ainsi dans celle-ci un délire doloriste à la manière des extases de Sainte Thérèse d’Avila en volutes ascendantes, en courbes et déhanchements et en des ciselures de cette même douleur, qui marquera bientôt un point de rupture engendrant un processus de décadence de l’art religieux au XIX° siècle.

Et le joyau qui à lui seul vaudrait l’appellation de sommet de l’art baroque au Portugal est l’Arbre de Jessé.

L’arbre sculpté en bois polychrome représente les douze rois de Juda ; debout, ils s’appuient sur les branches d’un arbre qui monte du corps allongé de Jessé et se termine avec la figure de Saint joseph.

L’œuvre est surmontée d’une niche avec la Vierge à l’Enfant que semble bénir, si ma vue ne m’a pas trahi, une bénédiction de Jean-Baptiste.

C’est l’œuvre de Felipe De Sousa et de Antonio Gomes vers 1718.

Ce travail perçu dans son ensemble laisse une impression similaire à cette Pentecôte du Greco exposée au centre d’Amsterdam il y a deux ans.

Les catacombes présentent ensuite des tombes sans intérêts de personnages nobles ou d’ecclésiastiques des 17 et 18 ° siècles et le musée justifie par la profusion des grandiloquences des statues et des symboles poussés à l’extrême, l’inintérêt porté à cet art religieux qui rendra bientôt l’âme par tant de boursoufflures.

La bruine et la pluie ont maintenant laissé place au brouillard. Porto donne des accents de Liverpool en novembre. Ce que nous ne savions pas c’est que l’influence de l’Atlantique laissait la ville dans une grande incertitude climatique jusque vers la fin Mai. C’est donc là les dernières turbulences de saison.

C’est dans un minuscule bistrot près de Mouzinho da Silveira, chez Barrete incarnado, en pente raide, que nous prenons un verre, attendant la fin des rafales de vent glacé.

Avec le Calem acheté dans une cave ressemblant à une grotte, aux milliers de bouteilles exposées comme des œuvres d’art dans la demie obscurité. En guise de plaisanterie, le patron probablement, indiquant à la caisse le prix de cinq cent euros, lequel Calem ne valant que cinq euros cinquante, mais du meilleur porto…

Sous les fenêtres de Dona Porto où nous dinons, le paysage est fantomatique, comme cristallisé dans un halo de poudre blanche autour des éclairages de la nuit tombée. Au loin on distingue les passants hallucinant les rues dans un ralenti fugitif. La Torre dos Clerigos se dresse comme un long cierge jaune, solitaire et glacé dans le flou de son ciel. Etait-ce Londres ou Porto ?

10 Mai  -vendredi-

La grisaille du matin, dès le rideau tiré sur la journée qui s’annonce, laisse entrevoir de possibles trouées dans le ciel. L’épais brouillard a disparu. La première curiosité sera la Librairie Lello qui nous permettra de patienter sous un ciel indécis. Une longue file patiente, la plus dense qu’on aura à subir, souvent composée de jeunes filles asiatiques, le regard fébrile d’avoir à aller à la rencontre d’un lieu où Harry Potter a été imaginé par son auteur. Il n’en faut donc pas plus pour transformer l’univers du rêve d’une sorte de Disneyland pour adulte, dans le cadre d’une librairie. C’est probablement l’escalier qui est cause de toute cette agitation. D’un style néo-gothique, avec une double échappée en colimaçon, on pourrait se croire un instant descendant les marches d’un Chambord miniature, avec une répartition des visiteurs montant qui ne croisent jamais ceux qui redescendent. La librairie en elle-même est de petite dimension, ses plafonds et ses boiseries montent très haut et les rayons de livres ne comportent aucune rareté, sinon de disposer de multiples traductions du Petit Prince, de quelques œuvres de Jules Verne, des grands classiques de la littérature universelle, de Pessoa dont les poésies en français de chez Christian Bourgois, et surtout ces Lusiades de Luiz de Camoës qui forment une petite montagne sur les présentoires.

Comme la première de couverture de cette épopée présentait des illustrations de faïences, j’ai cru que l’auteur de ce qui constitue dans le cœur des portugais la saga nationale des aventures maritimes de l’auteur, qu’il était le principal pourvoyeur des illustrations d’azulejos contant les épisodes de la Conquistà dans le pays.

Par la rua Conceçao nous traversons vers la Trinidade et débouchons sur la Capela das Almas, à la façade à un seul clocher et recouverte entièrement de faïences. D’une harmonie sublime. C’est à l’angle de Santa Caterina qui est une des plus importante rue protégée de ce quartier de commerces essentiellement, faisant étrangement penser au Corso del Popolo à Rome.

Le ciel s’est partiellement et timidement découvert.

La dégustation de porto est initiée par une dame parlant un français sans aucun accent.

Il est étonnant de constater, qu’avec le temps, et sous toutes les latitudes, la langue française a perdu de son prestige, du moins perdu de son efficacité. Mon coiffeur portugais me disait pourtant que les portugais n’attendait qu’une occasion pour avoir à parler notre langue. Nous n’avons rencontré qu’une aimable personne, le premier jour, au sortir du métro, qui, nous entendant parler français se fit visiblement un plaisir de nous indiquer notre chemin dans un français venant plus du cœur d’ailleurs, et probablement d’une bonne volonté d’ancien émigré, que d’une réelle maîtrise de celui-ci.

Trois portos donc. Un blanc de la Quinta do Estanho de dix ans d’âge, puis, dans un ordre de qualité croissante, un rouge de la même provenance, en vingt ans d’âge, et pour finir, un vintage millésime 2000. En de tels moment, dans le calme du bistrot, ce sont toutes les effluves de la terre et la patience de la longue pratique de celle-ci qui définissent l’âme qui chante dans les verres.

C’est de nouveau un ciel bas lorsque le 200 nous laisse à Foz do Douro, traversant toute l’étendue du bord de mer par une avenue parallèle sur plusieurs kilomètres avec différents types de quartiers, surtout de maisons basses et de villas qui sentent déjà le balnéaire, de beaux immeubles, souvent entamés par la rouille et rongés par les corrosions de sel aux balcons.

L’Atlantique nous saisit dans le vent et les embruns odorants. Le sable des plages est d’un grain épais, humide où le pas s’enfonce et la marche est difficile. Tout au loin, au bout d’une longue jetée rectiligne apparaissent deux phares, dont le premier semble le plus ancien, battu par l’assaut des vagues. Au bout de la jetée où nous sommes au bord du vertige, ça sent l’algue et l’iode, le vent aigre.

Nous faisons halte dans un bistrot improbable, proche du rivage attendant que ne se découvre le ciel pour poursuivre le long du bord de mer, sa promenade bordée d’immeubles face à l’océan où la vue uniforme pourrait inciter aux méditations sur l’infini ou quelque chose d’avoisinant. La lumière sculpte maintenant jusque très loin au travers des pins échevelés, de sa célèbre pergola, des rochers léchés par les vagues. Le paysage est évidemment méconnaissable, comme une fille parée sous le soleil, avec le sourire que les tumultes de l’Atlantique refusaient encore hier.

Une belle sculpture représentant la symbolique du naufrage vient jeter une ombre sur la violence exubérante de ce front de mer.

Par le bus du retour c’est tout le bord de mer que nous longeons. A l’entrée de la ville apparaissent les maisons de couleurs, les balcons de guingois, serrées les unes contre les autres à Miragaïa.

Porto a l’allure d’une sanguine mûre sous les jets de soleil.

La nuit est maintenant tombée sur les quartiers qui s’animent, et nous dînons au pied de San Lourenço, au Barrete incarnado de cette morue rôtie simplement et d’un vin de Douro de la propriété du patron.

Puis à pied, le long des quais, hors de la frénésie des abords du pont San Luiz et des terrasses encombrées, dans le quasi silence des quartiers populaires où sont les solitaires, déjà presque endormis, et les éclairages jaunes qui donnent un teint blafard à cet endroit des quais, la pauvreté des lieux aboutit à l’église San Pedro des Miracles sur une petite place, sans beaucoup de dégagement et de recul, qui paraît un compromis architectural entre San Ildefonse et la Capela das Almas, toute couverte d’azulejos. C’est sous le soleil de fin d’après-midi que sa beauté serait à son comble. Des enfants jouent dans les ruelles prolongeant leurs ombres, de faibles éclats se font entendre alentour, quelques femmes apparaissent au seuil des maisons. Dans l’église, et malgré l’heure avancée, mais peut-être est-ce parce que c’est vendredi, les femmes portugaises ont cette couleur des vendredis de douleurs, sortes de modèles qui ont donné ces statues de stuc si affectées, d’un mélange d’éternelles repentances et de contorsion de l’âme à genoux.

Nous rentrons par la même rive où le fleuve se pare du bleu, des verts et du jaune se reflétant dans l’eau. Passant par les quais maintenant endiablés aux terrasses de Ribeira, Porto s’étire dans le bruit et les lumières jusqu’à bien loin dans la nuit.

11 Mai  -samedi- 

Derrière les rideaux  qui donnent sur le jardin de l’hôtel on sent que l’air vif est là. Qu’il n’y aura plus de nuages sur la ville. Porto est enfin sous un grand soleil.

Dès l’arrivée, le Palacio de Cristal présente une coupole géante semblable à celle du Parc Phoenix à Nice. En complète restauration. A tel point qu’on croit un moment que le parc est fermé en cette saison. Il suffit simplement de prendre une allée contournant les travaux pour être saisi par la luxuriance d’une vue sur le Douro depuis les jardins et les balcons successifs en escalier, et embrasser pleinement du regard toute la rive nord de la ville au travers des arbres et des pergolas qui habillent des perspectives inouïes. Porto paraît toute rose de là-haut. Plusieurs jardins sont consacrés aux roses, les paons font la roue et semblent accompagner de leur ballet des myriades de fleurs et de couleurs. Des plan d’eau tracent des allées rejoignant d’autres escarpements où d’autres jardins de caractères différents nous attendent. Ce sont des parterres cultivés à la français, des petites gloriettes et des arcs de temples grecs qui se succèdent. Les paons envahissent tout autant que les coqs en pleine liberté qui chantent à une heure bien avancée de la matinée. Du plus haut point de vue, sur le plateau de la colline, à l’ombre d’une chapelle, on peut apercevoir en contrebas un jardin trilobé au centre duquel jaillit l’eau d’une fontaine, et tout au fond le pont Arrabida, du même lignage que celui de San Luiz, le dernier pont de Porto avant l’Atlantique. Ce Palacio de Cristal est tout autant le poumon de la ville qu’un havre de paix. Le plus émouvant jardin, après ceux consacrés aux thèmes des plantes aromatiques, des plantes médicinales, le jardin des sentiments, à la fois le plus sobre et le plus dépouillé à flanc de colline sur la rive rose orangée qui s’étire le long du fleuve. Son pavement compose un labyrinthe enserré d’oliviers et de citronniers menant à une statue de poète en posture d’extase.

En pente douce, la ligne du tram, au sortir du parc, nous mène, bien à l’ombre, vers Miragaïa, d’où surgit une nouvelle église de même type que San Pedro ou la Chapelle des Ames, aux faïences blanches et bleues. C’est le Corpo Santo do Massarelos. Une vague indication à l’entrée parle de Henri le Navigateur qu’on aimerait penser qu’il fut né par ici.

Midi. A l’angle de San Pedro que nous avons rejoint, c’est l’heure du vino verde. Puis suivant les rails du tram, apparaissent très proches de Ribeira, les maisons entrevues lorsque nous revenions de Foz, dans leur décati, leurs lèpres colorées et toute la pauvreté qui fait le paradoxe des maisons qui attirent le plus l’intérêt du visiteur. Derrière ces demeures à niveau du Douro, de là-haut s’élève vertigineusement toute la colline aux teintes sublimée du Miragaïa.

Ribeira est traversée par les ruelles les plus à l’ombre possible, révélant une physionomie opulente à l’heure du soleil au plus haut.

Cette fois nous prenons le pont San Luiz vers treize heures. L’affluence de ce samedi est rendue plus compacte encore par l’animation dans Ribeira d’une compétition de motos. On se croirait, au bord du Douro, pour un événement aussi tumultueux que le Grand Prix de Monaco. On ne sait si c’est nous ou le pont qui manquent de chavirer de bruit et de fureur solaire.

Et enfin rendus sur l’autre rive, c’est l’enchantement. Porto de face, rive sud, sur toute la panoramique déployée, de ses ocres orangées, ses jaunes, de ses trouées tranchantes partant du fleuve jusque là-haut vers les lieux de prières innombrables, San Lourenço, la Sé , les chapelles multiples, toutes devinées du regard pour les avoir conquises dans des escalades abruptes au hasard des ruelles sur les collines.

… « Il présente une couleur brune dorée ainsi que des arômes de fruits secs et d’épices. Il est velouté, balancé, avec des nuances de fruits secs. Idéal pour servir avec des gâteaux et des fruits secs. »… C’est évidemment Un Calem Special Reserve. Plus loin, mieux encore. Devant la profusion des petits verres et la joie indéniable d’une assemblée d’américains exubérants, nous décidons à quelques tables de là, d’essayer cette fameuse dégustation de cinq portos, allant des plus frais blancs, aux plus veloutés rouges, ruby et tawny, passant par le rosé nouvellement développé dans la gamme des portos.

Derrière les caves que nous croisons, les noms de Graham’s, Cruz, Sandeman et d’autres défilent, et tout contre les rives, les jonques chargées de tonneaux des mêmes noms. La ville se déploie dans une lumière qui ferait penser à une approche de Tanger au sortir du détroit de Gibraltar. Peut-être est-ce une vieille image imprimée depuis mon enfance…

Une petite église, d’un baroque sobre, apparaît comme un hiatus aux confins de cette rive nord au delà de laquelle les habitations deviennent plus rares.

Le retour par le centre de Ribeira étant ceinturé pour les raisons de la compétition de motos, nous grimpons, comme pour notre calvaire, des centaines de marches d’un dénivelé qui laisse derrière nous en contrebas le pont San Luiz lui-même, pour atteindre tout en haut, et comme par enchantement le quartier de Batalha d’où émerge San Ildefonse. Rendue à ses parures blanches et bleues, éclatante, gorgée de clarté au centre de la Place qui la laisse entrevoir sous n’importe quel angle.

Par la Rua Santa Caterina, rectiligne et piétonne, la ville entière semble s’être donné rendez-vous sur ce passage à l’affluence extrême. La Chapelle des Ames, pareille à San Ildefonse, rayonne comme une fulgurance dans ce quartier de commerces et son flot de fureur animée.

Le crépuscule tombe sur Porto à près de vingt heures. La ville offre une lumière de grenade, une sanguine saturée depuis le promontoire au pied de N.D. de Vitoria. Avec les docks au loin, sur la rive que nous avions quitté quelques heures avant, les enseignes des marques de vin, les façade des édifices majeures sur chacune des collines, et au premier plan, un goéland peu farouche qui se prête aux caprices de l’objectif.

Chez Berette Incarnado nous sommes les derniers clients. Les sardines grillées étaient énormes. Le Topazio, le meilleur vin du Douro.

Depuis notre balcon la lune est calme.

12 Mai  -dimanche-

Porto a déjà tout donné de son ciel, de ses jardins et de ses pierres, de ses camélias japonais qu’on confondrait avec les roses. C’est dimanche, les rues sont calmes et désertes dans le quartier du cimetière d’Agramonte, un peu au nord de notre rua Cedofeita.

Les allées sont bordées d’arbres et donnent l’ombre en ce début de matinée. Des mausolées semblables les uns aux autres, dominés souvent par des anges ou des représentations de l’au-delà dans un goût ostensiblement grandiloquent. Comme à Caucade, comme souvent dans les vieux cimetières. D’autres tombes sont fleuries à même la terre, sans apprêts et sans décorum.

La Casa de Musica, sur la Place en forme d’étoile aux grandes avenues  qui filent en toutes directions, est une architecture comme on en voit partout dans le monde. Un cube plus ou moins irrégulier, taillé à la manière des formes qu’on donne aux diamants, de larges baies vitrées et un environnement composée de vallonnements lisses à usage des skateboarders, donc volontairement identique à ce qu’on peut s’attendre à voir dans toutes les villes modernistes. Les programmes pourraient être prometteurs, avec des concerts Ligeti, des solistes de hautes réputations etc, si ce n’était que le dimanche on ne visite pas et que les visites sont essentiellement commentées, payantes et proposent simplement la découverte des différents auditoriums.

C’est sans regret qu’on affronte la très longue et large Avenida Boavista, qui part de cette Place et débouche sur la mer après plusieurs kilomètres. Tranchant plus au sud, la très poétique Rua Guerra Junqueiro, aux jasmins et aux rosiers sous le soleil, les oiseaux  endimanchés, les maisons résidentielles et la très ténébreuse synagogue cadenassée et close comme une fortification.

Dès l’entrée du Jardin Botanique, dans la non moins belle Rua de Campo Alegre, un immense cercle sur lequel sont inscrit en latin des milliers, peut-être des millions de noms de plantes et de végétaux.

La très belle maison à deux niveaux, dans son carmin violent, Casa Andresen, invite à se fondre sous les voûtes d’arbres et les parterres de végétaux rares. Le premier jardin est dominé par un arbre nain aux tintes automnales qu’on se croirait à Kyoto. Suivent des carrés aux roseraies, aux haies de camélias, et aux pièces d’eau aux nénuphars. Un mur d’ombre et de lianes en désordre sous lequel est installé un banc aux azulejos à multiples motifs colorés, permettent de se protéger du soleil et de contempler les larges îlots de massifs fleuris alentour.

Le second niveau, par des escaliers qu’on croirait issus d’une cité perdue précolombienne ou d’une quelconque Arcadie, plonge vers des dalles rongées d’humidité et d’algues, une pièce d’eau entièrement recouverte de lentilles comme un tapis de billard, dans le plus bel émeraude. Il y fait presque frais sous les arbres gras, les lianes et les mousses environnantes. C’est un petit îlot d’atemporalité.

Après le lac aux nénuphars et aux fleurs de lotus, le jardin des plantes xérophytes avec les différents cactus dont certains grimpent bien haut qu’on dirait un petit coin d’Arizona ou de Mexique. Des plantes succulentes comme les figues de barbarie s’insèrent au cœur de ces cactus géants.

Au dernier niveau, se trouve l’arboreum où s’épanouissent les collections de conifères et le plus grand lac du jardin.

Ce que le Palacio de Cristal avait d’ordonné et de clarté, contemplant de son élévation la ville entière, est complété ici par un sentiment d’enfouissement au cœur d’une végétation échevelée, hors du monde.

Je me donne l’impression, en relisant ces quelques pages, que je ne fait qu’une description des villes que je traverse, un peu comme Pessoa laisse vainement, avec son petit Lisbonne, une sorte de guide où vaquer et traverser lorsqu’on s’y rend. Un catalogue des curiosités. Mais il est absolument inévitable qu’un séjour, qui plus est, un bref séjour, ne peut s’appréhender qu’au travers des rues, des espaces et de toutes sortes de jalons comme autant de labyrinthes, et de monuments qu’on y découvrent fugitivement. Le monde intérieur avec lequel les lieux sont intégrés en nous se confondant dans les lumières et les parfums, les événement se confondant aux choses, dont il est tentant et peut-être impossible de faire ressortir la quintessence.

Nous rejoignons la mer par la Campo Alegre à une heure où on ne rencontre personne, sinon cette église de Sao Martin de Lordelo, église à faïences sous la lumière de treize heures, et débouchons sur le bord du Douro, non loin du pont Arrabida. Depuis la terrasse d’un petit café perdu sur cette rive, on aperçoit de l’autre côté, la Marina do Douro et ses maisons de couleurs. C’est un port de pêche, le dernier avant d’atteindre la mer. Pour y accéder, il faudra revenir à la gare Sao Bento où même les chauffeurs de taxi ne connaissent pas le nom de cette Marina. Celui qui nous y mènera ne semble d’ailleurs pas savoir lire un plan. L’endroit est plus connu sous l’appellation d’Arufara. Pour y accéder il faudra passer sur la partie supérieure du Pont et descendre ensuite vers le petit port. C’est San Pedro do Arufara, les lieux ayant souvent deux noms différents suivant les caprices ou l’histoires de ces lieux.

De charmantes petites rues saturées d’odeur de sardines nous attendent. Elles sont grillées sur des grills géants, à même le trottoir, et les fumées, au gré du vent, traversent tout le quartier des pêcheurs. Arufara est au cœur de la sardine, et celle-ci semble au cœur de l’âme portugaise. Ici l’odeur est si forte que le dimanche, il n’est pas rare que les gens de Porto vomissent leur nuit de samedi. Les maisons sont d’adorables petites constructions ayant toutes un seul étage et deux entrées, leur donnant ainsi de belles proportions, rehaussées par la stridence des couleurs, les harmonies se faisant des mauves à côtés des vertes et les jaunes à côté des rouges. Mieux encore, pour un œil avisé, face à une coquette maison rose qui jouxte une autre vert bouteille, toutes les deux à gros carreaux, stationne une bicyclette vert amande aux jantes rose. Un petit Burano inattendu.

Les rues étroites au cœur du village étant offertes aux seuls piétons.

Une rue montante, un peu à l’écart, m’attire par la parfaite enfilade de couleurs qui semble aller jusqu’au point d’horizon. L’harmonie de cet îlot de pêcheurs n’a pas changé depuis très longtemps. Quelques vestiges de maisons trahissent le fantomatique passé qui n’attend que sa destruction comme si leur âme s’accordait encore un peu au temps de leur splendeur. Sur une placette des travailleurs torse nu, allongés sur des transats, profitent de la force du soleil en ce milieu de dimanche. Le café des supporters du F C Porto est saturé de ses emblématiques bleus et blancs. Je rejoins Cécilia non loin des dernières fumées des grills mais protégée des senteurs à l’angle d’une ruelle pour le vino verde avant le long retour à pied sur la rive qui mène aux quais des dégustations.

Et nous voyons défiler les quartiers de Miragaïa, la maison de l’Architecture toute blanche dans son écrin de verdure, ses cubes et ses géométries, le Palais de Cristal tout là-haut, vu maintenant de l’autre côté, le sommet des églises de Ribeira, la Cathédrale pain d’épice dans le feu du soleil d’après-midi, les jonques qui portent les touristes du dimanche, les travaux sur les plaies de l’église du Corps Saint de Massarelos dont seuls les clochers montent vers le ciel, les bannières qui disent que le Portugal et Porto ont un cœur plein de sève comme ivres d’eux même et de la richesse de ses barriques navigantes.

Plus loin, San Pedro des Miracles et l’entrée dans Ribeira.

Le taxi nous évite la dureté de la colline vers Cedofeita.

La nuit est tombée. Une dernière promenade sur la rive de notre colline, ses quais et ses lumières, le pont San Luiz éclairé, les reflets pâles sur le Douro, et un dernier dîner dans Rua da Fonta Taurina, la ruelle étroite du premier soir.

La remontée vers l’hôtel ressemble à un petit calvaire…

13 Mai  -lundi-

Beaucoup de vent ce matin. Comme une anticipation de notre prochain départ.

Au-delà de Foz, le 200 longe une belle avenue bordée  de maisons enviables, d’autant que le soleil rend le bord de mer plus riant que lors de notre premier passage. Tout au bout de ce long boulevard de plages, le bus nous laisse sur la place en étoiles qui fait pendant à celle qui se situe au pied de la Casa de Musica. Entre les deux, c’est la longue Avenida Boavista qui vient s’échouer au pied des plages.

C’est avec une sorte de tristesse muette que nous longeons ce bord de mer où la lumière sature le paysage de couleurs qui se délavent et blanchissent l’horizon. Les immeubles sont luxueux et n’ont plus la simplicité fragile et un peu vieillie de ceux situés près du phare. Les plages sont d’un sable étonnamment fins et pourraient figurer au tableau des plages idéales si ce n’était une certaine monotonie due à une platitude de l’étendue que ne viennent briser des arythmies de rochers ou de criques naturelles, mais plus encore, la désolante présence des raffineries aux monstrueux cylindres et aux architectures industrielles qui s’offrent en paysage tout au nord du côté de Matosinhos.

Une monumentale sculpture dressée face au rivage, à même le sable, dans son étendue plate et monotone, représente la Tragédie de la mer. On l’aurait mille fois imaginée plus à proximité des rochers et des phares à l’autre bout de Foz.

L’ensemble sculpté est composée de cinq femmes portant un foulard sur la tête, à la manière des secouristes et des infirmières ou simplement comme portent la coiffe traditionnelle les femmes portugaises, les bras tordus d’angoisse et de désolation vers le ciel devant un danger qu’on imagine être un naufrage au large. L’une d’elle, au premier plan, porte un enfant dans ses bras, ajoutant un supplément dramatique à la scène.

Puis c’est la longue traversée de la ville, le début du retour vers Ribeira. Nous traversons des quartiers très contrastés, populaires et luxueux, et des milliers d’images et de sensations défilent, difficiles à fixer tant le métro ne laisse de répit pour la méditation entre les multiples stations.

Lisbonne l’aristocrate, au Tage hautain, et distant de la ville, aux collines et aux placettes dissemblables les unes en regard des autres, Lisbonne de Pessoa et de Chiado, fiévreuse et nostalgique, puis Porto tumultueuse et son tangage de tonneaux sur la ville, son Orient proche à force de voyager sur son Douro, ses deux rives se faisant face et se défiant quelque part dans leurs expositions solaires opposées, ces deux villes n’existant que comme complément l’une de l’autre.

La dernière station du métro aérien franchissant le Pont San Luiz, dominant la ville du plus haut, finit sa course au pied du Monastère Serra do Pilar au Jardim do Morro.

C’est le point culminant, aujourd’hui sous l’insolente lumière qui découpe la rive de Ribeira jusque loin, au-delà des clochers, des autres collines, comme vue déjà depuis les airs.

Le vertige me saisit. Le pont est à quelques mètres et je ne peux embrasser du regard le panorama grandiose en sa plus belle exposition qu’en gardant une distance avec le gouffre sous nos pieds.

Derrière nous, le tram continuera sa course vers la vallée et les vignes du Douro plus au sud.

C’est maintenant proche de midi. Il est temps de voir une dernière fois la façade de San Nicolau qui n’a pas de chance avec moi, et qui présente toujours son côté d’ombre à l’heure de nos rencontres.

Les parasols sont nécessaires le long de l’étroit petit promontoire qui surplombe suffisamment le quai au-dessus du fleuve et qui propose toutes ses caves de dégustation.

L’heure de s’asseoir dans cet étroit goulet, de demander un porto. Un Mongès, tawny, de dix ans d’âge, puis un second, suivi d’un Graham’s…        

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Bien plus tard, dans le bus qui mène à l’aéroport, à un feu rouge, comme une ultime surprise, se dresse la splendide façade d’une église à faïences qui, à elle seule, tenait à la fois de la Chapelle des Ames, de Sao Martin et de presque toutes celles de Miragaïa. J’ai juste le temps de déclencher au travers des vitres sales avant que le bus ne reprenne sa route. Je ne saurais jamais son nom. Elle avait l’air de sourire sous le soleil.




SEVILLE

Samedi 8 Juin 2019


L’Andalousie sera brûlante. Nous devrions être à Séville en fin de journée. Hôtel Simon, Garcia de Vinuesa, 19… Ca sonne comme un nom de notaire, tout prêt des arènes, si ce n’était près des remparts …

Depuis l’avion qui descend maintenant résolument vers Séville, ce ne sont que des marqueteries de bocages, des jaunes et des verts, enserrant des villages ou de petites villes que l’on prendrait pour des forteresses tant la densité de leurs tortueuses rues vues du ciel dans leur compacité, les fait paraître comme des îlots solitaires dans cette mer agricole.

Au cœur de la ville, au bord du Guadalquivir. Immédiatement, une statue dédiée à Mozart, peu réussie, mais comme un signe.

Après un dédale de ruelles aux badigeons jaunes et ocres sur fonds blancs, les balcons avancés aux fenêtres closes par des verrières qu’on appelle cierros (un peu ce que sont les échauguettes de nos châteaux) donnent l’impression qu’on ne veut jamais tout à fait se départir d’une jalousie latente en ayant en même temps un regard sur le rue.

Les rues sont donc terriblement animées, et le seront peut-être même au-delà de la nuit. C’est ici comme le plein jour avec le soleil en moins. Mais à l’heure de notre arrivée la nuit est loin d’être tombée. La Giralda surplombe de son aura tout le quartier avec l’Alcazar qui donne ses derniers feux. Vers vingt heures on peut encore se promener à l’extérieur des jardins et sur la Place de l’Alianza.

Pour les premiers tapas, c’est en traversant simplement la rue pavée de l’hôtel que nous entrons chez Diaz Salazar, bistro plus que centenaire, où nous attendent le vin de Jerez, les brochettes de bœuf marinées au safran, le boudin noir et les supions au beurre aillé.

Nous déambulons sous les mille feux de la ville entre la Place San Francisco, le Palais de l’Inquisition en remontant les ruelles de Santa Cruz par la Calle Guzman el Bueno, et la Calle Matteos Gago qui semble le poumon touristique des alentours de la Giralda. Devant l’un des multiples bar restaurant deux portraits en médaillon du matador Juan Belmonte. L’ancien minaret brille comme un énorme cierge dans la nuit sévillane avec à ses pieds les premières calèches aux traditionnelles roues jaunes.

Nous rentrons épuisés à près de minuit. Le patio de l’hôtel est une vraie oasis, avec son bassin au jet d’eau qui coule délicatement sur fond de céramiques aux motifs abstraits, aux plantes grimpantes et aux miroirs géants dans un véritable décor mauresque que surmonte tout en haut une verrière.

Dimanche 9 Juin

Dans la salle du petit déjeuner c’est tout un décorum oriental qui nous attend, des faïences ocres et jaunes, des arcades et depuis le patio, le tintement léger du jet d’eau.

REAL ALCAZAR

Il faut avoir entendu les volées de cloches de la Cathédrale, drues et graves sur plusieurs tonalité durant la longue file d’attente à l’entrée du Real Alcazar, avec les calèches qui se rassemblent et viennent se positionner pour la journée qui commence petit à petit dans ce décor de carte postale.

L’entrée du Palais se fait depuis une immense place ouvrant sur une façade austère. Mais décrire par le menu cet Alcazar relève d’un bien difficile défi, tant la luxuriance et l’abondance de l’architecture et de l’environnement sont complexes.

Dans le maelström de tant de luxe on ne peut qu’être interdit et silencieux.

L’Alcazar de Séville, avec ses plus de mille années d’histoire, est l’un des édifices les plus riches au monde, de par la diversité et la singularité de ses pièces qui sont presque parfois des labyrinthes conduisant à chaque pas à travers les moments clé de son histoire. Depuis l’arrivée des rois des taïfas, le califat almohade, la transformation castillane etc. Dans ces espaces résonnent encore les pas des personnages aussi fantastiques qu’Al-Mutamid, Ferdinand III « le Saint », Pierre Premier « le Justicier », Isabelle de Castille ou l’Empereur Charles.

L’histoire de l’Alcazar islamique est l’histoire même de la ville. Une histoire dynamique et grandissante, tant en politique qu’en terme d’architecture. Actuellement encore, une grande partie de ses murailles et l’ensemble du corps du palais sont conservés, bien que masqués ou retouchés par les différents pouvoirs installés depuis la reconquête espagnole.

Les murailles entourant le Patio de Banderas, sa façade originale, ainsi que le Palacio del Yeso et une grande partie du Patio del Crucero appartiennent à la période islamique.

A partir du XIII° siècle, les castillans se sont adaptés à la vie de palais, en transformant le sens et l’usage de ses différents espaces.

Les différents maîtres des lieux ont choisi de superposer un édifice emblématique nouveau  par sa qualité et sa symbolique sur ce qui avait été le principal palais almohade.

Le Palacio Gotico a mis en scène la transition drastique du nouvel ordre chrétien mais dans le reste des édifices de la casbah islamique chaque édifice a continué d’être habité en ne modifiant pas sa physionomie au cours des siècles postérieurs à la conquête.

Les fouilles archéologiques ont mis en évidence les deux processus en soulignant le spectaculaire changement provoqué par le roi Pierre Ier à partir de 1356 qui a entraîné la disparition définitive de l’organisation interne almohade.

Le cœur de l’actuel Alcazar est son Palacio Mudejar, son joyau le plus précieux, fidèle témoignage d’une époque de splendeur, de panache et d’une personnalité rare de l’histoire de l’Andalousie.

L’Alcazar ne s’envisage pas non plus sans ses jardins, dont la diversité et l’harmonie témoignent de la splendeur de Séville à partir de la Renaissance. Confrontés au grand Palacio Gotico et au Palacio Mudejar, les jardins à l’italienne de Las Damas, La Donza, Troya, Galera  et Flores, s’étendent vers le sud de manière ordonnée, à l’ombre de la muraille almohade.

Et sur leurs flancs est et ouest, se développent les jardins del Marquès de la Vega Inclàn, de style français, et le Jardin Inglès, démonstration des styles dominants au début du XX° siècle.

Au cœur des jardins, solitaire, le palais mauresque de Charles Quint.

C’est là que viennent et montent en plein midi, les évocations et les exhalaisons de ces Nuits dans les jardins d’Espagne de Manuel de Falla que je n’aurai jamais respiré d’aussi près.

….

Après ce bain d’esprit et d’histoire, il se trouve qu’il est déjà treize heure trente. Il aura fallu trois heures pleines pour prendre la mesure de la merveille de Séville. Pour n’en considérer que ce que je crois être une première approche, furtive et comme issue maintenant d’ une réalité diaphane.

Le vin de Jerez se prend à l’ombre de la Giralda, au bar Manolete, où l’on peut voir quantité d’affiches tauromachiques dont celle, l’originale du 28 Août 1947 à Linares où figure, de pied en cap, Manolete avant son dernier combat.  En bas de l’affiche, le nom de celui qui l’accompagnait déjà, Luis Miguel Dominguin.

Comme la Catedral  ne se visite pas dans son ensemble à cette heure de l’après midi, on se contentera d’un bref passage dans les allées latérales où l’orgue se fait entendre sur les grands jeux. Quel meilleur complément à la délicate vision des merveilles architecturales de l’Alcazar ?

A la Bodega Diaz Salazar, qui existe depuis cent onze ans, c’est la deuxième pose, bien à l’ombre, pour un autre type de Jerez, désaltérant à un euro soixante, le prix d’un affreux rouge chez Sauveur…

La lumière est encore forte, elle découpe parfaitement les reliefs . Les lunettes noires s’imposent pour une polarisation parfaite.

Par l’Avenida de la Constitution , perpendiculaire à celle de notre hôtel et parallèle à la Cathédrale, on accède à la jolie Puerta de Jerez et son grandiose hôtel Alphonse XIII (où séjourne à l’occasion la famille royale qui ne va plus à l’Alcazar), dans le grand style andalou, de ferronneries, de balcons en cierros sur ses quelques cinq ou sept étages.

Sur l’Avenida San Fernando qui fait suite, d’une belle largeur, c’est la trouée du tram qui trace en diagonale le centre de la ville, aux maisons franchement ocres, alternant avec celles de la plus grande blancheur. C’est sur la partie la plus rectiligne que l’on s’aperçoit, que l’on y pense parfois ou non, que nous sommes au pays de Carmen. Tout le long de l’avenue et légèrement en retrait, s’étire la grande Manufacture des Tabacs que de petites faïences le long des murs rappellent en de jolies lettrines torsadées.

PLAZA DE ESPANA ET PARC MARIA LUIZA

Puis c’est enfin la Place d’Espagne dans la pleine lumière, sans aucune ombre sur tout le gigantesque demi cercle qui la compose. Deux cent mètres de diagonale, peut-être plus. On ne mesure pas les impressions d’infini.

C’est l’orgie de la faïence.

La Plaza de Espana a été conçu pour l’expo Ibérico-américaine de 1929. Symbolisant par sa forme, l’Espagne accueillant à bras ouverts ses anciennes colonies. Elle regarde vers le Guadalquivir, ce dernier représentant le chemin vers l’océan Atlantique et vers l’Amérique. Un canal parcourt l’arrondi de la place ainsi qu’une grande partie  de son côté rectiligne, ne s’interrompant que pour laisser accès au centre de la place et à la fontaine, ce qui donne parfois à ce lieu un petit côté vénitien..

Quatre ponts consacrés aux royaumes de Castille, d’Aragon, de Navarre et de Léon relie la place centrale et le palais, symbolisant l’unité politique de l’Espagne.

Ce qui éblouit dès l’approche de la place c’est la succession des cinquante deux bancs de pierre revêtus d’azulejos, non pas bicolores comme souvent au Portugal, mais de toutes les couleurs, représentant les cinquante deux provinces d’Espagne, avec à leur pied la carte colorée de chacune des provinces. Les espagnols se faisant souvent photographier devant leur province d’origine ou de leur province de cœur.

Ici, en effet, chaque banc relate un événement, une bataille ou un haut fait glorieux concernant chaque région.

La chaleur y est difficilement supportable, à moins de trouver refuge sous les arcades au-dessous du palais.

Plus au sud, à la recherche de quelque banc et surtout d’un peu de fraîcheur, il n’est qu’à poursuivre vers l’immense Parc de Maria Luiza qui borde le Guadalquivir et qui par sa superficie est un des poumons de la ville.

Le Parc abrite de nombreux étangs et de fontaines. Parmi les plus célèbres, la Fontaine aux Lions, la Fontaine aux Grenouilles et l’Etang des lotus d’or. C’est un lieu réellement romantique qui doit donner toutes les puissances de son charme au printemps et à l’automne. Il y a même un parc destinée à la lecture et à la mélancolie. Je prends ces notes sous un merveilleux parasol de Chine aux branches de boa comme surgies de terre dans l’urgence.

Des monuments ponctuent ces havres de fraîcheurs, parmi lesquels le Monument à Cervantès et celui à Gustavo Adolfo Becquer. A la droite de celui-ci, Cupidon lançant des flèches à trois jeunes femmes. Puis, Cupidon mourant. Une scène inspirée des vers d’un recueil de poésie de l’auteur, Rimas.

La Fontaine aux Lions montrent quatre d’entre eux portant chacun un bouclier placé sur quatre des huit faces d’une fontaine octogonale dans laquelle ils crachent de l’eau.

Nous éloignant des sortilèges tranquilles de ce Parc, nous longeons le Guadalquivir , puis remontons vers le centre ville par la Calle Roma et la Calle Adriano qui donne le dos aux arènes., pour un Tio Pepe chez Baratillo.

Maintenant, ce sont les Arènes. D’abord, nous tournons autour. Les souvenirs des héros de l’arènes ne manquent pas. Les sculptures dominant de leur piédestal le très large boulevard au bord du fleuve, le paseo Cristobal Colon, celle de  Curro Romero, Manolo Vazquez et celle de Pepe Luis Vazquez. Et à l’ombre des arbres, presque à l’abri des regards, face aux arènes, en forme de défi, Carmen, que les sévillans n’ont pas manqué de faire figurer dans leur mythologie tauromachique.

19 h 30

S’il me fut donné un privilège, c’est bien ce soir de dimanche où j’ai pu me trouver seul avec Cécilia au cœur même de ce temple de la tauromachie.

Le soleil était déjà bas, la lumière semblait rejaillir avec plus d’intensité, les statue des matadors de légende prendre une ampleur tragique avant la tombée du jour.

Je désirais simplement pénétrer dans les arènes et photographier le gigantesque cirque d’ocre et de rouge dressé aux murs blancs ceinturant du même rouge plombant l’ovale de la cendrée immaculée.

Pour cela il eut fallu perdre une bonne heure de visite guidée obligatoire et manquer cette qualité de soleil qui ajoutait au drame de cette enceinte pure d’architecture et de légende tauromachique.

C’était risqué, mais devant la contrainte de supporter les généralités d’usage sur le sujet, les faits saillants de l’histoire des arènes et tant d’autres considérations sur la qualité des taureaux, ce qui en soi, dans d’autres circonstances eussent été intéressantes, nous prîmes le risque de refuser la conférence, prétextant que je maîtrisais mal l ‘anglais et que mon espagnol serait défaillant sous l’avalanche des détails et la rapidité du discours de la conférencière.

Nous dûmes être convaincants, puisque totalement désarmée, la responsable de la visite nous invita à nous diriger directement vers le mur d’enceinte et l’entrée dans l’arène… Seuls.

J’ai mesuré immédiatement l’ampleur de la situation. Seuls dans l’ovale magique de l’arène la plus prestigieuse qui fut ! A une heure où le feu de la lumière ajoutait un dramatique silence à l’épure de cette architecture conçue pour la plus grande des solitudes des matadors, de l’homme et de la bête, délivrant la mort et la gloire, l’ombre et la lumière, la géométrie initiatique du prélude au sang..

Je devais être minuscule au centre de cette arène faite pour des jeux de mort et de gloire, de combats d’homme et d’animaux, de bruits et de fureur, là où ce soir, exceptionnellement, je pouvais mesurer dans le silence coupé parfois par quelque oiseau dans le ciel, la dimension gigantesque de ce terrain de jeu, d’angoisse et de défi, jusqu’à la ligne d’horizon, entouré au loin par les limites du terrain où rien ne peut plus venir du monde extérieur.

Les photos furent parfaites mais comme venues d’une irréalité tant ma présence ou celle de Cécilia sur ces lieux devenues désertiques par enchantement pouvaient sentir un artifice de studio de cinéma.

Mais c’est bel et bien un moment unique, véridique et presque inespéré dans ma vie, qui venait de se produire.

Ma grand-mère maternelle, celle du Tarn, née Taurines, m’aurait-elle donné ce goût pour l’arène ?

CANTAOR

S’il est un paradoxe, ou simplement une surprise, c’est qu’il est devenu difficile, voire impossible, d’assister à Séville à une soirée de Cante Jondo. Dès le premier soir, l’accueil de l’hôtel nous promit de réserver pour nous une soirée flamenco. Je me méfie souvent des gens parlant de flamenco. Dans leur esprit, et plus peut-être pour des sévillans ayant affaire à des touristes, flamenco signifie danses gitanes frénétiques et sensuelles dans des costumes de traditions, de jupes compliquées, de chants mixtes à plusieurs, d’éventails et de claquements de talons endiablés, accompagnées de quantité de guitaristes sombres et résolus. Ce type d’exercice évidemment peut se trouver fréquemment et même à n’importe quelle heure dans la ville. Mais trouver une soirée de ces chants venant du plus profond de l’âme depuis la nuit des temps est chose devenue rarissime.

A l’origine, c’était les maréchal ferrants qui chantaient les douleurs de toujours accompagnés du marteau sur leur seule enclume. La guitare n’est venue que bien plus tard.

Il est d’autant plus rare d’entendre ces chanteurs aux voix venues des entrailles de l’âme qu’un même chanteur de légende peut être mauvais le lendemain même d’une soirée d’anthologie où le duende s’est manifesté.

Donc, ce soir de dimanche je restais méfiant quant à la soirée qu’on nous a finalement conseillé de passer à la « Carneria », tout en haut de Santa Cruz. Pour y accéder, les ruelles et les tortuosités du quartier semblaient bien s’accorder à cette perspective de chants des grands tourments.

Et c’est dans une première enceinte de terre battue, d’arbres sous lesquels quelques tables aux bouteilles vides laissaient penser que devaient se faire les entractes ou les pauses des spectateurs.

A l’intérieur de la seconde enceinte, qui n’était autre qu’un méchant hangar surchauffé, une foule compacte dont une grande majorité de femmes se serrant autour de quelques tables et de consommations répandues, que jaillit de la plus lointaine douleur la voix du cantaor.

Pleine, velouté, âpre. Assis sur une chaise, un verre d’alcool fort à ses pieds, accompagné à sa droite par un guitariste à l’écoute des moindres frémissements, entrecoupés des olé d’encouragement comme des incises incitant à trouver encore plus dans les profondeurs, du danseur qui interviendra comme en forme d’interlude, l’artiste égraina les chapelets de coples  de son répertoire.

Manifestement les femmes étaient venues pour le jeune danseur et le brillant de leurs yeux trahissait le plaisir de la contorsion.

Je fus même gêné par ce que j’ai cru être une américaine blonde qui se comportait à l’écoute du grand chant dans l’attitude de la connaisseuse dodelinant de la tête à la manière qu’elle aurait eu pour un concert d’Eric Clapton.

J’ai pu échanger quelque mots à la fin, avec le chanteur qui me vendit son disque, tout en m’excusant pour le public et sa médiocre qualité d’écoute.

-Necesito algo para comer…

Ce n’était peut-être pas Camaron ou Mairena, mais ce Javier Allende avait tout de même du Jondo dans son art.

Au sortir de ce fond du Santa Cruz, le grand cierge éclairé du clocher ocre et rouge de San Bartolomeo laissait voir les plaies de ses plâtres et de ses badigeons sous les éclairages de la nuit.

Pour revenir à l’hôtel, nous prenons plaisir à faire semblant de nous perdre dans les dédales du Santa Cruz encore effervescent.

Lundi 10 Juin

TRIANA

 Isaac Albeniz a écrit une Iberia pour piano, chef d’œuvre de la musique pianistique espagnole du début du XX° siècle et de tous les temps, ciselée à tel point que chaque note est accompagnée d’une intention d’attaque, de respiration ou de rythme d’exception, d’un geste musical extrêmement contraignant, notés par le compositeur. Les titres sont largement inspirés par des quartiers de villes andalouses.

J’aimerais un jour futur connaître l’ El Albaicen de Grenade et le Lavapiès, autres lieux de la plus pure inspiration de veine andalouse. Aujourd’hui, ce sera ce fameux Triana qui nous fait signe depuis deux jours depuis l’autre rive du Guadalquivir, avec ses maisons alignées bleues, blanches, jaunes et rouges vues du nord.

Ce matin le réveil a été évidemment plus tardif. Il devient inutile d’avoir des doutes sur les intentions du ciel. Dans un pays où la passion fibre la pierre, la chair et la moindre inflexion de l’esprit, le temps ne peut que se fixer au beau qu’on croirait qu’il peut le rester éternellement.

Aux abords du  Puente de Isabel II , avant de le franchir, comme un signe de gitan qui a été éternisé dans le bronze, le grand cantaor Antonio Mairena, toutes veines saillantes au front, premier d’une dynastie flamenquiste du plus pur jondo, semble jeter un cri nocturne dans ce matin éblouissant.

L’arrivée sur la Place Altozano où se trouve le Castillo San Jorge et le minuscule square au buste fier de Juan Belmonte donne une note populaire vive et saillante, où pleurent aux façades des maisons, des Vierges couronnées dont les couronnes sont deux fois plus larges que les têtes des Vierges, comme pesant d’une charge de royauté qu’on ne saurait estimer, des cierros plus accusés, et cette merveilleuse pharmacie Murillo de Santa Ana dont les murs sont entièrement revêtus entre les étalages des familles de médicaments, de faïences à dominantes jaunes et vertes.

Plus surprenant, dans cette sculpture du flamenco, l’enclume du chant profond sur laquelle se dresse la représentation féminine qui le symbolise.

Triana semble soudain d’un monde différent. A la fois plus pauvre, plus humaine et plus fière.

Le temps y semble ralenti aussi. Les touristes plus rares à cette heure. Nous longeons la Calle San Jacinto jusqu’au Collegio Salesianos, imposant comme un château autrichien. A l’intérieur de l’église du collège, une grande, douloureuse et splendide Vierge en robe de velours sombre attire les sévillans muets qui se signent en ce lundi de Pentecôte. De l’autre côté de la rue, la reproduction de cette même Vierge est plaquée de faïences entre deux étages d’un immeuble de dentistes pour pauvres. Et ainsi, dans chaque rues de Triana, une Vierge protectrice et couronnée défend  la rue ou la maison dont elle dépend et où elle est probablement reine des lieux.

Le plus pur du quartier se situe aux abords de ces ruelles souvent très étroites qui longent le Guadalquivir qu’on aperçoit aux angles de chaque pâtés de maison et par la calle de Triana, qui mènent, pour le plus beau des décors de poésie à la Chapelle Santa Ana et la petite place du même nom, aux magnolias gras et aux troncs géants comme ils le sont tous à Séville, et où le silence est tel, que l’on n’entend que les exclamation du garçon de café , visiblement maître des lieux.

Par contre le verre de Tio Pepe est toujours servi dans des verres de tradition aux cols tellement étroits que je sens en moi passer la fable du Renard et de la Cigogne…

La chapelle domine, par sa seule autorité et comme son centre de gravité, le quartier, qu’on en a installé alentour les principaux cafés encore endormis à cette heure.

A l’intérieur, le retable du chevet est la partie la plus majestueuse avec ses images de Sainte Anne, de la Vierge (XIII° siècle), entourés d’une quinzaine de tableaux du XVI° aux XVIII° narrant la vie de la Vierge, de Saint Pierre, Saint Paul et tout au centre du retable, Saint Jean Baptiste et saint Jean.

A l’entrée, un retable tout en largeur, d’un bois apparemment fragile, une œuvre importante de Alejo Fernandez des environs de 1525, la Vierge à la rose et  les niches latérales contant les aventures de Saint Philippe Neri et de Saint Jean Népomucène.

La lumière de presque midi renforce encore les reliefs, fait flamber la multiplicité des tonalités des façades, des ocres aux mauves et des roses aux moutardées, dans le désordre le plus artistique, rehaussé de bougainvilliers et de cierros tout le long des rues du quartier.

J’ai noté un café aux céramiques bleues qui doit bien rendre l’âme ancestrale de Triana, le Bistek, encore solitaire, mais sûrement éveillé la nuit aux premiers accords de guitare, à l’heure où les parfums commencent à respirer.

Triana a une âme qu’on ne confondrait avec aucune autre. Nous nous fondons dans ses multiples replis qui ont le charme de sa langueur, de ses vierges qui pleurent et de ses femmes aux balcons qui exposent à la curiosité tout le tragique goyesque d’une antique errance gitane.

C’est ainsi qu’après la chapelle de los Marineros, emplies de merveilles avec sa Vierge protectrice en robe rouge, on rejoint, pour finir notre boucle, la Pharmacie Murillo Santa Ana sur la place Altozano et le marché couvert à l’heure du Tio Pepe servi dans un large verre et la barquette de fruits frais.

Plus à l’ouest dans Triana, c’est le quartier des céramiques, des ateliers aux merveilles artisanales, des entrées de maisons préludant aux patios fleuris, à l’ombre et au silence.

Puis le Pont Saint Isabelle en sens inverse, où la Giralda et la Cathédrale, vues de loin dominent la rive nord de la ville et le Guadalquivir qui souffle un léger vent et un air de fraîcheur fugitif, la remontée par la large Calle San Pablo jusqu’à la Magdalena, toute rose et bleue enserrée par les maisons qui lui ont pris son espace qu’on ne peut qu’en deviner la coupole, et parfois le clocher, suivant les points de vues alentour.

On achète un petit picador avec son taureau pour Y, dans une boutique au parfum de naphtaline semblant sortir du temps de l’enfance.

Sur la Place Dona Carmen, arborée, le buste fier du Nino Ricardo, guitare à la main, et quelque maisons bleues et jaunes s’harmonisant aux troncs géants de magnolias comme issus de forêts tropicales.

Le Metropol Parasol est une parenthèse dans cette belle unité qui mène du fleuve aux boulevard grouillants débouchant au nord. Son allure de champignon géant percé d’alvéoles et de replis ne masque pas la matière déjà vieillie qui est le propre des grandes architectures urbaines métalliques contemporaines.

Depuis une étroite ruelle, on aperçoit comme vue d’une tranchée ouverte sur le ciel, le bulbe rouge et bleu d’une église comme il y en a tant dans ce quartier où les larges boulevards ont fait place à de minuscules trottoirs, à des chaussées pavées et des véhicules qui ont à peine de quoi éviter les passants.

Saint Ildefonse apparaît, carrément ocre et jaune, aux couleurs exagérément soutenues, telles les couleurs du drapeau de l’Espagne, et au débouché du chemin improbable, le petit enfer de la file d’attente devant la Casa de Pilatos, où une statue sur la placette du même nom, d’un sévère Zurbaran, anguleux et ténébreux, nous observe une heure durant.

La « maison de Pilate » est un palais aristocratique, qui avec l’Alcazar est le prototype même du palais sévillan. Bâtie essentiellement aux XV° et XVI° siècle, elle marie, autour de plusieurs patios et jardins, les styles mudejar, gothique et renaissance. On croirait parfois se sentir traverser une peinture de Delacroix ou émerger d’une vision d’un clair obscur de Rembrandt et peut-être mieux encore d’un scénario idéal d’un orientaliste fin du XIX°.

Des bancs de pierre recouvert d’azulejos incitant au repos et à la contemplation se trouvent aux pieds de chaque large et haute fenêtre à deux arcades séparées par de fines colonnettes. C’est un décor de mille et une nuit sculptant les ombres et les trouées de lumière s’insérant et participant à l’architecture même des allées du palais.

De très bienfaisants courants d’air soulagent des fatigues et nous trouvons quelques instants de repos sur ces bancs qui encadrent chaque fenêtre donnant sur la grande cour.

L’escalier constitue sûrement l’un des plus beaux trésors du lieu. La cage étant pourvue d’un riche décor de faïences surmontée d’un plafond de marqueterie et d’une impressionnante coupole sur trompe en bois doré.

Les jardins révèlent la conception plutôt intimiste servant d’écrin à des espèces végétales qu’on pourrait trouver dans tous les jardins tenus dans la simplicité par les amoureux des jardins : arbres fruitiers, palmiers nains, orangers, magnolias, jasmins de Madagascar.

Le plus grand est organisé autour d’une fontaine, au milieu d’un beau beau décor architectural, dominé par une galerie et une loggia.

Le plus petit marque une influence mauresque intimiste inclinant aux rêves qu’on fait à l’écart du monde.   

La maison de Pilate est l’oasis du luxe du calme et de la volupté au cœur d’une ville baignée de ce soleil andalou qui ne nous aura pas quitté de tout le jour.

Cécilia est attirée par un magasin de céramiques, sur la jolie place de Jesùs de la Pasion, représentant des petites maisons en faïences vernies à toits pointus faisant penser à l’enchantement de celle d’Hansel et Gretel.

Nous rentrons par les ruelles qui portent des noms différents tous les cinquante mètres, dès que celles-ci inclinent à droite ou à gauche sans prévenir, en essayant de nouvelles Manzanilla dans divers bistrots, tous excellents, jusqu’au buste de Cervantès, mi sérieux mi moqueur, aux portes de la Place San Francisco où s’achève le périple du jour et son lent crépuscule.

C’est la dernière soirée dans Séville, Calle Gago, chez Belmonte, à défaut de trouver un équivalent à notre Diaz Salazar fermé depuis le début des festivités du dimanche.

Il y fait frais, le poisson est bon. La nuit tombante sur Santa Cruz traverse en silence ses rues et ses secrets.

Par le hasard d’une cour ouverte éclairant un espace aménagé en cinéma improvisé en plein air, on nous propose, en forme de promotion pour un film documentaire de voyage, un portrait de nous, avec pour fond, une destination de notre choix. Nous avons opté pour le Japon.

Mardi 11 Juin

Revenus tôt ce matin vers les larges avenues menant au Musée des Beaux-Arts, seul, dans un square qui mène au musée, enserré entre une banque, et quelques immeubles modernes, le buste de Velazquez, sur piédestal, moustache au vent et pinceau inspiré, semble bien réussi en regard des sculptures généralement insipides et simplement considérées comme du mobilier urbain se remémorant les gloires de l’Espagne.

Devant le Musée, cette fois c’est Murillo, si haut dans le ciel qu’on doit lire le cartouche à mi piédestal pour connaître le nom du personnage triste et solitaire qui flotte tout là-haut, comme un veilleur inquiet.

La Pinacothèque de Séville a été érigée sur l’emplacement d’un ancien couvent et ouvre ses portes vers le milieu du XIX° siècle comme « musée de peintures ».

Réparti sur une quinzaine de salles sur deux niveaux, l’intérieur conserve cette allure de vieil hôpital aux galeries hautes et aux escaliers incertains. Elles se repartissent dans un sens chronologique, allant du Médiéval espagnol dont on remarque surtout un Bartolomé Bermejo, aux peintres espagnols du XX° siècle.

C’est surtout les salles intermédiaires qui attirent l’attention avec le maniérisme et le baroque européen où un seul Velazquez se fait difficilement remarquer par les tons sombres et la composition inattendue.

Deux Bruegel le Jeune présentent un Paradis terrestre et un Paradis aux animaux, Cornelis de Vos, collaborateur de Rubens, un Portrait de Dame, puis toute une litanie de peintres espagnols dont trois se démarquent à mon sens, Juan de Uceda et une grandiose Dormition de saint Hermanégilde, une Vision de saint Basile de Herrera le Vieux et un Martyre de Saint André de Juan de Roelas, tous trois de l’école de Murillo. Quelques tableaux ténébreux de Ribera dont un Christ aux outrages d’un grand réalisme.

Nous étions venus surtout pour Zurbaran le sévillan. Pour le saint Hughes au réfectoire, les Christ aux ténèbres, Saint Grégoire le Grand mais la surprise est venue de ses portraits de femmes, de pied en cap, tout à la fois dépouillés de décor, rendant austère l’ensemble, contrastant avec l’extrême réalisme des expressions des visages et des attitudes presque sensuelles.

Dans l’empressement de découvrir ces Zurbaran nous avons omis, ce qui est peut-être le chef d’œuvre du peintre, l’Apothéose de saint Thomas d’Aquin, exposé dans la salle de Murillo et l’école sévillane du baroque.

Un Goya et un Greco inattendus complètent cette visite où nous fûmes, à part un groupe d’étudiants assez ébahis et comme perdus, parmi les rares visiteurs à cette heure matinale.

Poursuivant « par les rues et par les chemins », les maigres colonnes solitaires et abandonnées d’Hercule et de César à leur sommet, ne semblent pas nous voir au bout d’une longue esplanade.

Je ne saurais dire le charme de ces rues et de ces chemins, qui s’écartant soudain des avenues plus larges, deviennent, sans prévenir, de maigres boyaux pavés, cherchant le nord de Macarena, comme hier ils cherchaient le cœur et les entrailles de la ville jusqu’à la placette de la Casa de Pilatos. C’est toute l’âme andalouse sans apprêt ni beauté particulière qui murmure aux pied de maisons modestes et de trottoirs qui souvent n’excèdent pas quelques centimètres pour s’élargir timidement un peu plus loin. D’une fenêtre entre ouverte jaillit parfois la voix d’une fillette ou le grondement de la maman très vite disparus de la scène sonore lorsque la rue incline en une courbe imprévisible, à l’aveugle, poursuivant plus loin le charme inattendu d’une nouvelle échappée tortueuse dans des goulets successifs.

Et ceci jusqu’à l’Eglise San Marco, au cœur de cette Macarena, comme s’il s’agissait d’un havre ou d’une étape obligée dans la connaissance de ce quartier, s’ouvrant sur une minuscule place où les premiers jerez commencent à se boire à l’ombre d’une terrasse.

A San Paula, couvent ou ermitage, le temps n’a pas de prise. Nous sommes reçus par de vieilles bonnes sœurs qui ne nous laissent pas visiter sans avoir préalablement refermé les portes précédentes derrière nous avant d’ouvrir les suivantes. La chapelle resplendit de ses voûtes en céramiques de mille couleurs, là où habituellement la pierre fine couronne celles-ci.

Séville, comme Rome, dispose d’une église dédiée à Saint Louis des Français. C’est le cœur de Macarena. Située dans la Calle San Luis, mitoyenne des construction voisines, elle ne dispose d’aucun recul pour qu’on en apprécie la belle façade, et surtout ses tours et sa coupoles vernissées. Elle est nettement inspirée de l’église Saint Agnès en Agone de Rome.

L’intérieur est organisé selon un plan en croix grecque, dotée d’absides semi circulaires, richement décorées, constituant un des sommets de l’art baroque sévillan. Des représentations des grandes vertus figurent à l’autel de chacune des absides, avec au sommet de la chapelle sous terre, la magnifique génuflexion en bois polychrome de ce que je crois être saint Louis.

Nous parvenons tout près de là, à la Casa de las Duenas. Du nom du monastère cistercien de Santa Maria de las Duenas. Le poète Machado y naquit et y vécut ses premières années comme le rappelle une plaque dès l’entrée de la maison.

Comme la plupart des palais sévillans, ce sont les luxes des divers patios et de ses jardins qui accueillent le visiteur, avec ses senteurs, ses palmiers et ses orangers, ses multiples murs de bougainvilliers et ses fontaines discrètes aux faïence de couleurs, dans la structure de ses styles renaissance, sans renoncer ici à l’esthétique gothico-mudejar et plateresque typique de la région. La merveille du palais est sans doute le portique qui entoure les quatre côtés du patio formé de deux étages d’arche et du bassin au centre de celui-ci. Nous longeons les allées aux senteurs multiples au gré des bougainvilliers, des petits bassins essoufflés qui n’ont plus la force de faire tinter leur jet d’eau et les patios donnant sur des salons saturés de bibelots, de mobiliers, de toiles et d’objet d’art amassés depuis le XVII° siècle à aujourd’hui. J’ai retenu un très bel Antonio Carracci et suis resté en extase devant le Ribera du Christ aux outrages, lugubre peinture ténébriste.

Revenus plus au sud, dans le quartier de la Magdalena, sur le bruyant boulevard de la Calle San Martin, à plus de midi maintenant, nous prenons la Manzanilla fraîche à la terrasse du magnifique immeuble qui abrite à l’angle de la Calle Cuna, le café Victoria Eugenia, ses faïences bleues et blanches et les caractères du nom de l’établissement dans un relief de lettres dorées. L’endroit se nomme aussi Baco, Bacchus. L’intérieur qui mène vers des salons de luxe est un patio à l’imitation des plus vrais palais de la ville.

Dans la même Calle Cuna, c’est le Palacio de la Contesa Libreja, la troisième maison mauresque, après l’Alcazar, que nous rencontrons depuis hier.

La maison présente, dès l’entrée dans le patio, un caractère plus intime de par ses proportions plus petites que celle de la Duenas. C’est en 1901 que la comtesse de Lebrija restaura cette riche maison pour y abriter ses œuvres d’art dont des tableaux de van Dyck, de Bruegel l’Ancien, d’autres de l’école de Murillo et des antiquités gréco-romaines innombrables.

Dans le centre du patio, la partie la plus enchanteresse par son élégance, on peut y admirer les colonnes de marbre des piliers du portique et les mosaïques romaines des II° et III° siècles.

Dans l’une des pièces jouxtant le patio, une exposition temporaire de deux tableau de Rubens, d’un Hercule et d’une scène sensuelle de femme à moitié nue comme le sont les opulentes femmes de Rubens qu’on n’attendait pas ici, vient clore la visite d’un lieu isolé des agitations de ce quartier qui transite vers le centre de la ville.

La Cathédrale est enfin ouverte en ce début d’après-midi, mais j’avoue ne pas avoir compris les heures et les jours d’ouverture et de fermeture de celle-ci, d’autant que cette fin de Pentecôte devait restreindre encore le rythme des moments accessibles. Nous n’y avions fait qu’une brève déambulation à notre arrivée, mais pas eu le plaisir d’en embrasser toutes les parties maintenant ouvertes au public.

L’intérieur, avec la nef la plus longue d’Espagne, est impressionnant de hauteur même si elle est moins élevée que celle de Beauvais  ou d’autres en Europe. Dans le corps principal de l’édifice se distingue le chœur qui occupe le centre de la nef, avec ses deux grands orgues que nous avions entendu un bref moment la fois précédente. Ce chœur s’ouvre maintenant sur la Capilla Mayor, dominé par le colossal retable gothique de bois doré, si monumental qu’on ne distingue pas les différents épisodes proposés à l’admiration, ses quarante cinq panneaux sculptés représentant des scènes de la vie du Christ. Ce chef d’œuvre unique est l’ouvrage de toute une vie du sculpteur Pierre Dancart. C’est le tableau d’autel le plus grand et le plus riche du monde et l’une des plus somptueuses pièces sculptées de l’art gothique.

Dans la chapelle royale sont enterrés les rois Ferdinand III le Saint et Alphonse X le Sage. Et non loin de l’immense retable, le tombeau de Christophe Colomb.

La Cathédrale n’en est pas moins aujourd’hui un lieu de frénésie bruyante, où l’aspect muséal  donne une idée de ce que seront Notre-Dame de Paris ou celle de Chartres dans quelques années. Les chinois, très nombreux, y ont déjà leurs guides et leurs audiophones.

A quand les starlettes chinoises minaudant en selffies devant un christ en croix ?

La sortie se fait par la grande esplanade arborée donnant tout à la fois sur la belle façade de dentelles gothiques et sur la Giralda qui domine l’ensemble.

C’est maintenant quinze heures passées. La Casa Morales, dans la rue de notre hôtel, qu’on nous avait  indiquée comme offrant « le meilleur de l’Espagne du sud » étant fermée, nous passons ce moment de la dernière halte sur la terrasse brumisée de chez Belmonte du côté de la petite rue montante et pavée, Calle Meson del Moro où nous sommes servis par une jeune sévillane aux yeux d’ici, qui ne sait pas que nous quittons Santa Cruz pour longtemps.

Séville, ville des madones couronnées de couronnes lourdes à porter

De madones aux robes de vierges mariées

Séville qui sent aussi la queue de taureau confite la manzanilla et le vieux jerez

Séville aux calèches aux roues d’or

Séville la mauresque, de la solitude des arènes, des vieilles rues pavées, des parcs innombrables, et des cierros

Il est encore temps de garder en tête ce Triana d’Albeniz qui respire le parfum des nuits anciennes, le rythme âpre de ses sorcelleries et de ses incessants sortilèges.




LES CYCLADES    

14 / 21 Août 2019


Mercredi 14 Août

Devant la multitude des îles grecques qui s’offraient à la curiosité, il fallait bien choisir.

Ce sont quatre îles qui furent élues parmi les deux cent cinquante existantes et la quarantaine habitées. Mykonos, Délos, Naxos et Santorin, pour un temps évidemment compté.

C’est encore un vol différé. Cette fois l’attente se fait dans l’avion même durant une heure en bout de piste, comme du temps des déconvenues terroristes.

Nous décollons au crépuscule d’Août, donc bien tard. La nuit est bien tombée déjà pour voir depuis le hublot de gauche l’impressionnant spectacle qu’offre la Rome éternelle à quelques milliers de mètres au-dessous, un tissage féerique d’électricité comme une toile de Pollock, avec des trouées noires signifiant les espaces inhabitées.

Saint Exupéry, parlant des paysages, disait qu’on ne pouvait mieux en apprécier la valeur qu’en prenant de la hauteur.

L’arrivée à Mykonos se fait vers vingt trois heures. Le taxi se fraie un chemin (où ne devait passer que des mules auparavant) et nous dépose à l’ «Orphéas Rooms », charmant petit cube d’un blanc immaculé, aux fenêtres et aux balcons rouges. L’hôtesse nous expose le plan de la cité et les divers lieux qui pourraient nous intéresser. La fenêtre de notre chambre donne sur la mer au loin et la lune est ce soir une lune rouge.

Puis c’est la descente à pied vers le cœur de la ville où les commerces ne ferment apparemment jamais. La violence de la lumière électrique prend les entrailles de Mykonos dans un étau de couleurs glauques. Ce qui prend aussi physiquement à la gorge, et qui saisit, sans qu’on puisse s’y soustraire, c’est l’horrible fond sonore qui tapisse le moindre recoin des ruelles, les placettes et tout le dédale de ce qui serait le cadre le plus parfait d’un paradis terrestre.

Je ne sais le nom des rues, des lieux publics, puisque les inscriptions ne sont qu’en alphabet grec. Quelques chapelles immaculées se rencontrent au hasard des rues, entre deux tavernes et un restaurant saturé.

Comme à Venise, mais pour d’autres raisons, tout descriptif me paraît inutile, pas même les quelques échappées de ruelles semblant se perdre dans quelque inopinée douce obscurité où l’on devine les tons traditionnels de l’architecture aux escaliers et aux fenêtres de bois bleus sur des murs d’une blancheur limpide.

Et je me pose cette question qui en devient lancinante « que pouvait bien être ce paradis naturel il y a cinquante ans ? »

De paradis, les humains y ont installé le pire de leurs artifices, la laideur de leur enfer.

La petite Venezzia, la nuit tombée, est l’image même de cette frénésie décadente et barbare de bruit et de fureur de jouir.

Pourtant, au détour d’une petite place, un trait d’humour ne m’aura pas échappé : un minuscule bistro propose, à l’entrée, des manteaux de fourrure avant d’aller consommer au bar où la température est celle d’un frigo. On peut apercevoir, au travers d’une fenêtre, des clients comme autant d’ours blancs patauds et hilares.

Nous tentons de prendre un verre, d’un vin exécrable, à l’heure où la fatigue commence à se faire sentir sur des fauteuils qui s’enfoncent dans leur faux cuir à l’un des multiples établissements encombrés, malgré la gentillesse d’un serveur affable.

Les femmes sont extraordinairement endimanchées pour la nuit qui va suivre, parées dans leurs élégantes robes à frisson qui seront souillées de leur sueur dans quelques heures…

Les moulins du haut de la colline, à quelques pas de notre résidence, semblent insensibles, et dressent leur hiératisme comme d’éternelles sentinelles.

Et puis cette nuit la lune sera rouge.

Jeudi 15 Août

Et pourtant Mykonos est belle. C’est comme des fantômes que nous pénétrons dans les rues qui rendent leurs lots épars de fêtards, mais ces rues respirent maintenant de leurs boyaux étroits, avec ces fameux pavés bicolores qui indiquent comme des cailloux de petit Poucet la ligne de fuite des perspectives. Ces rues de gros dallages joints par de l’enduit blanc forment aussi une sorte de fil conducteur continu comme une peau de serpent. Cela donne l’illusion que c’est la rue qui nous montre le chemin où sont les maisons de couleurs encore endormies.

Le vent nous prend le long des quais du port de plaisance. Les gros navires de croisière accostent déjà.

Les moulins, comme celui de Don Quixote, sont face au soleil, les pieds dans la poussière jaune, ne reçoivent jamais d’ombre et sont les phares repérables de n’importe quel point de la ville.

Depuis une église orthodoxe, dans tous le quartier alentour , nous parvient une liturgie grave et profonde, avec des voix solistes, ténor et basse, alternant avec des chœurs. C’est évidemment le 15 Août ! Donc depuis une de ces églises principales, puisqu’elle est traversée par une rue que nous emprunterons fréquemment, s’élèvent les longues litanies du grand Chant Octogonal à la Vierge qui prennent à la gorge tant l’intensité du rituel des fidèles semble sourdre du fond de leur foi.

C’est une réflexion que je me fais en songeant à toutes ces errances que les différentes conférences catholiques ont pu entreprendre pour détruire l’essence même du lien rituel qui se fonde dans le chant religieux, dans la mystique musicale. Le Concile de Trente avait définit les canons de la musique liturgique, avant que, par abandons successifs, l’élévation et la mystique ne sombrent et ne cèdent à l’appel de l’attraction du monde. Depuis Vatican II, le vide s’est installé en matière de ciment liturgique pour faire place à des ritournelles à la limite de la chansonnette qui seraient juste appropriées pour la veillée de jeunes scouts.

Le Pape François a même déclaré récemment que la musique de l’église catholique se devait d’être à l’écoute des expressions les plus représentatives de notre temps… 

Loin en effet de cette ferveur hors du temps qui se répand ce matin dans les rues d’une ville pourtant peu enclin à donner d’elle un tel visage.

La foule se presse silencieuse jusque loin à l’extérieur, après le parvis de l’église.

Le vent souffle fortement sur le port. La mer a sa couleur de cobalt avec des frisottis blancs d’écume et le sel mange la peau en un rien de temps.

Au loin, face au port, les maisons blanches sont bâties sur des sols arides où ne se profile aucun arbre. Quelques moulins désossés tiennent compagnie à une multitude de chapelles blanches aux coupoles rouges ou bleues se confondant avec le ciel.

Et en début d’après-midi, c’est l’embarquement pour Délos.

DELOS

Délos la déjà africaine, Délos, royaume de pierres et de ronces. La mer à l’encre la plus bleue, la mer d’Egée, la mer des îles, la mer rugueuse où à l’arrière du navire le sillage laisse un remous large et profond jusque loin derrière nous.

« Nous espérons l’infini dans les possibles de l’homme » (Livre des Répons, p. 146)

Nous espérons l’éternité derrière l’aridité de la pierre, des solitudes et des espérances closes dans la vanité de ce qui meure, même si la mer, la terre, les bleus infinis marquent un monde qui a cru un jour s’approcher du parfait.

Le paysage aux abords de l’île, embrassée du regard, respire le dessèchement sur toute l’étendue du site archéologique, jaune et austère.

Des colonnes isolées, par deux, ou par trois, émergent droites et solitaires, des murets et des murs d’enceinte forment les seuls vestiges visibles, donnant un semblant de verticalité à l’arrivée du petit port.

C’est la petite et humble île de Délos que choisit comme pays natal Apollon Phoebus, le superbe dieu de la lumière. Sans doute a-t-il fait le meilleur choix possible parce que nulle part ailleurs on ne rencontre cette lumière céleste dans laquelle baigne le paysage granitique et nu de l’île, cette sérénité surnaturelle qui se répand dans l’air à Délos.

Et qu’est-ce que Délos ? Un rocher de granit au milieu de la mer. Tout autour, les Cyclades parsèment le centre de l’Egée, elles semblent définir la circonférence d’un cercle magique, dont le centre serait l’île  sacrée.

Comme un noyau tellurique rayonnant.

Ses petites dimensions ( à peu près six kilomètres de long sur moins de quinze cent mètres de large), ne suffiraient d’elles-mêmes à justifier le destin que lui réservait l’Histoire. Seule la protection des dieux pouvaient l’expliquer.   

Plusieurs légendes sont liées à l’île. C’est Homère qui chante l’hymne à la naissance d’Apollon dès la fin du VIII° siècle avant J.C. L’ancienne petite Astéria, la sœur pétrifié de Letô, ne pouvant pas jeter l’ancre, devient Délos (l’Apparente) et prend appuie sur de solides colonnes au fond de la mer. Les Cariens sont donnés comme les premiers habitants de Délos et Thucydide les associe aux morts accompagnés de leurs armes de fer découverts dans les tombes pendant la Purification. Les vestiges archéologiques prouvent que les premières traces de vie sur l’île datent du III° millénaire avant notre ère.

L’époque mycénienne (1580- 1200 av. J.C.) est mieux représentée. Un habitat complexe est localisé sur le rivage près du port.

En 1873 commencent les fouilles de l’Ecole Française d’Athènes dont Maurice Holleaux fut Directeur et Organisateur des Fouilles de 1904 à 1912 comme l’indique une plaque à l’entrée du Musée. Ces fouilles se poursuivent jusqu’à nos jours, mettant en lumière la majeure partie de la grande ville riche, avec ses temple et ses ports, ses marchés et les quartiers aux somptueuses villas, agrémentées de cours et d’atrium, décorées de mosaïques et de fresques.

Les visiteurs que nous sommes, qui vont errer dans les rues et les places de cette ville antique unique, palpitante de vie, resteront sous l’impression que ses habitants viennent juste de la quitter, laissant derrière eux, parmi les ruines, toutes leurs possessions, ainsi que leurs espoirs et leurs rêves.

C’est par l’Agora des Compétaliastes, l’Exèdre en marbre, devant les Propylées, l’Agora des Déliens, l’Oïkos des Naxiens, du Colosse des Naxiens, quatre fois la taille naturelle dont il ne restent que quelques fragments du torse, les colonnes redressées des Artémisiens que l’on arrive à cet extraordinaire allée qu’est celle du quartier des Lions, que l’on associe à l’image de l’île, sorte de vitrine et emblème de Délos que les visiteurs et les amateurs d’art antique connaissent déjà pour les avoir vu sur des livres d’art. Ils bordent l’avenue d’une manière qu’on ne retrouve que dans les sanctuaires de l’Orient et d’Egypte. Ces fauves impressionnants ressemblant plutôt à des panthères, par leur absence de crinière et une certaine maigreur (on voit saillir leurs côtes), sont assis sur leurs pattes arrières comme de vrais gardiens du Sanctuaire.

Suivent la maison des Tritons, la Maison du Lac, dont le sol de l’atrium est recouvert de mosaïques aux simples motifs géométriques, le gymnase aux arcades, la Fontaine Minoé, l’Exèdre de Dionysos, la Maison de Dionysos dont le détail le plus célèbre est la sublime mosaïque de la cour qui constitue une des créations les plus remarquables de l’art de la mosaïque hellénistique. Dionysos est représenté les ailes grandes ouvertes, couronné de lierre sur un tigre qui porte autour du cou une couronne de feuilles de vigne et des grappes.

Tous les motifs sont des symboles du dieu du vin qui est peut-être représenté ici revenu de son retour des Indes.

Puis c’est la Maison de Cléopâtre l’Athénienne (et non l’autre), la statue de la maîtresse de maison et Dioscoride, peut-être parmi les plus belles à ciel ouvert.

La Maison du Trident dont l’intérêt est qu’elle représente le type de péristyle que l’écrivain Vitruve qualifie de « Rhodien », le Théâtre, la Maison des Masques avec une fois encore une mosaïque de Dionysos monté sur une panthère sur fond noir.

La Maison des Dauphins aux animaux fabuleux.

Puis le sanctuaire et l’Antre du Cynthe, sommet de l’île que nous ne grimperons pas sous la fournaise de ce jour, mais où l’on peut accéder par une rue montante aux escaliers taillés dans le granit.

Héraïon, et enfin l’édifice le plus célèbre et le plus spectaculaire, le temple d’Isis aux colonnades doriques et au fond de la cella, la statue de la déesse.

Redescendant, c’est la « Maison à une seule colonne » celle de l’Hermès à deux niveaux, une des plus belles, et le temple d’Aphrodite.

Le Musée en forme de fer à cheval, où est déposée à l’entrée la plaque au nom de Maurice Holleaux, s’ouvre sur une fantastique série de statues du haut archaïsme, de la période archaïque récente, des périodes classiques, et des périodes hellénistiques.

La concentration d’autant de chefs d’œuvre fait de ce lieu un des plus attractifs qu’il m’ait été donné de voir. Et c’est sur cette petite Délos.

De retour à Mykonos, c’est la chapelle blanche aveuglante au soleil d’après-midi, mangée de plantes grasses sur le côté gauche de la façade, la Chapelle Paraportiani, faite comme si elle était née de la pierre même de la ville tant elle semble inséparable du paysage au Sud de la ville. Malgré la relative petitesse de taille et la sobriété de la chapelle, elle n’est pas le fruit d’un élan spontané, mais d’une sorte d’assemblage autour d’une construction d’origine. Cet ensemble est surtout le résultat des jeux du hasard, des temps et du vent. Œuvre d’un artisan mykoniate, anonyme et mystique, qui réussit à transformer un tas de ruines de ce qui était un modeste édifice  en un chef d’œuvre architectural non moins sobre mais d’une beauté plastique irrésistible.

Sur la petite Venise, à peine calmée de ses fureurs nocturnes, nous longeons le chemin étroit et dallé, léché par les vagues. La perspective des maisons de couleurs sur des semblants de pilotis donne l’impression de défier le front de mer. Nous grimpons ainsi en bout de promenade littorale jusqu’aux moulins dont l’exposition solaire est maintenant au dos des ailes, mais dont la perspective  perfore en vue plongeante sur la petite Venise et les maisons à pilotis maintenant tout au bout de la jetée.

C’est le repos du milieu d’après-midi, gorgés de soleil, écaillés de fatigue.

Vers vingt heures nous rencontrons, dans l’église orthodoxe du plein centre de la ville, le bien étrange Père Georges qui veille sur d’admirables fresques dont les toujours présentes Dormitions de la Vierge et de l’immanquable Saint Georges au Dragon. Le père Georges en ce jour de la fête de la Vierge est intarissable sur les beautés qu’il a rencontré dans son existence, sur ses voyages, sur les différentes langues qu’il semble pratiquer (auprès de quelques autres visiteurs qu’il salue au passage), que nous en arrivons presque à quelques familiarités en nous risquant à parler de vin. Des cinq traditionnellement admis comme plus grands vins blancs de France, dont je me pris à décliner les noms, buttant sur le cinquième, bien que je les cite chaque fois presque sans y réfléchir. Le Père Georges me fit promettre de lui transmettre le nom de ce fameux inconnu dans les plus brefs délais…

Puis c’est le soleil qui décline, c’est l’heure où depuis les fenêtres de la chambre, les oiseaux entonnent une symphonie électroacoustique qui ferait pâlir les meilleurs Pierre Henry.

C’est ensuite le début de la nuit dans les vieilles ruelles, le T. Bone de veau, le vin blanc de la région, avant la paisible méditation sur le balcon blanc aux boiseries et aux chaises rouges de la chambre d’hôtel, avec le rhum blanc à boire devant la lune qui n’est plus rouge cette nuit mais qui se reflète sur les petites vagues dont on devine les clapotis sereins le long du rivage.

Vendredi 16 Août

Depuis la fenêtre de la chambre j’aperçois maintenant nettement l’île oblongue de Délos. C’est comme si le côté sacré devenait aujourd’hui évident, le regard ne pouvant s’empêcher de s’attarder sur elle plus que sur les autres éléments du paysage qu’offre la lumière matinale.

La chaleur semble aujourd’hui plus intense encore, et ce sont les moulins sur la colline qui se présentent tout vifs au soleil du levant, et plus loin, après la Petite Venise, merveilleuse et solitaire, la chapelle Paraportiani, dans sa blancheur de chaux, qui expose aussi sa façade dans sa grande nudité. 

Par les rues et par les chemins, puisque c’est un privilège ici d’avoir le cœur de la ville à soi avant le réveil de toute les cohortes de touristes. Il n’est que les camionnettes de livraison qui encombrent de leur mouvement les ruelles qu’elles parcourent de leurs pétarades.

C’est ce cheminement curieux du matin qui donne l’impression dès aujourd’hui de connaître déjà toutes les petites traverses de la ville, avec ces différences d’éclairage que la lumière expose, durant la trajectoire du jour, sculptant différemment les pierres et la densité des couleurs.

Chateaubriand disait : « Ce ne sont pas les objets qui constituent les paysages admirables, ce sont les effets de la lumière ».

Dans une de ces rues près du port déjà soufflé par le vent frais, il est une étonnante boutique, une sorte de caverne d’Ali Baba, une caverne de merveilles qui regorgent de peintures religieuses sur bois. Nous sommes chez Sofoklis Georgiadis, au salon de l’esprit comme il est indiqué sur l’enseigne Konstantinos. Toutes sortes de thèmes sont représentés dont les Vierges à l’Enfant, les Saint Georges et les apôtres, les Anges et Archanges sveltes et dans les plus stricts canons de la représentation orthodoxe. Il s’agit dans cette boutique, d’une entreprise familiale dont Sofoklis Georgiadis fait partie, de peintres reproduisant depuis 1902 et quatre générations, à partir d’originaux, les exactes copies qui se trouvent être des commandes pour d’autres monastères ou des acquisitions à la demande de particuliers.

L’homme est affable et nous présente une sublime Vierge à l’Enfant au lourd vêtement prune et aux mouvements de membres d’une exquise composition, la tête de la Vierge légèrement inclinée comme il se doit dans les portraits traditionnels orthodoxes. Seule la position assez hiératique de l’Enfant trahit l’importance du sujet sous le regard attendri de la mère.

Nous restons longtemps en admiration devant ce magnifique travail qu’on ne peux plus qualifier d’artisanal tant la reproduction est maîtrisée par l’artiste qu’elle peut être considérée comme une réappropriation originale.

L’artiste proposa de nous céder l’œuvre pour quelque cinq cent euros sans pour autant se départir d’une attitude qui n’envisageait pas le seul aspect commercial et sans appuyer avec insistance sur sa proposition. Ce qui dans ces cas donne des regrets de ne pas saisir ce genre d’opportunité. D’autant que cette reproduction sur bois valait largement le prix demandé.

L’homme de l’art accepta que je prenne une photo de l’œuvre et même une seconde avec l’artiste tenant la Vierge à l’Enfant entre ses mains. 

Le vent souffle toujours sur le port de plaisance et n’en est que plus encore ressenti par contraste avec l’espace confiné de la petite boutique.

C’est maintenant l’embarquement pour Santorin.

Le navire qui se présente, face au quai bouche ouverte, est un mastodonte proche du sourire du requin, sur deux ailes latérales à la manière des catamarans pouvant ici tracter plus d’un milliers de passagers et une quantité impressionnante de véhicules.

C’est le taxi des mers qui se répand un peu partout entre Paros, Ios, Naxos, Héraklion et le terminus pour nous, Santorin en moins de deux heures trente, à raison de cinquante nœuds (quatre vingt treize kilomètres/heure).

Depuis les vitres du navire on a pu apercevoir Naxos, son portique érigé sur le maigre promontoire battu des vents et du sel marin, l’anse du port et la blancheur des habitats que nous reverrons bientôt… Ios a été également une étape sur notre chemin. Peu de passagers sont descendus dans cette île qui aurait été, mais d’autres le revendique aussi, le lieu de naissance de Homère.

Puis enfin les hautes falaises de Santorin, anormalement abruptes, falaises de plusieurs centaines de mètres, tranchées dans le volcanique rouge de la pierre, où de loin on peut constater, au-dessus de nous, que les nids d’habitations ont été érigés sans aucune espèce de crainte du vide et du vertige. A certains endroits, selon les points de vue on pourrait croire en plissant les yeux légèrement, que la neige s’est fixée au sommet de ces masses colossales de granit rouge.

Nous n’accostons pas , comme les navire de croisière, au pied de la ville de Fira au cœur du volcan englouti dans cette petite mer qu’on nomme Caldeira, d’où la vue sur le théâtre naturelle rappellerait un peu celui du cirque de Gavarnie, comme une sublime panoramique et d’où en quelques minutes, les visiteurs sont hissés par un téléphérique vertigineux au pied des habitations.

L’impossible route des ânes à flanc de rochers n’est évidemment pas pratiquée par les touristes.

Pour nous la route sera plus longue. Le gros navire nous dépose sur un petit quai qui ne fait pas face à la ville d’en haut, mais sur une petite anse de côté qui donne sur une sorte de petit port furieusement animé qu’on croirait à un village western de studio.

Le bus prendra une route aride et dangereuse, où les car qui montent croisent ceux qui descendent durant de longs kilomètres, rendant sublimes certains points de vue, depuis les virages, sur les îlots au pied de la falaise dans le décor d’un coucher de soleil extraordinaire qui semble s’annoncer lentement dès le milieu de l’après-midi.

L’arrivée à Fira se fait donc par l’arrière de la ville. On pourrait presque dire par les coulisses qu’on ne visite généralement pas, sorte de banlieue qu’on imagine déplacée dans ce décor habituellement connue comme décor de carte postale face à la mer.

Le car nous laisse finalement à la gare routière grouillante et bruyante, sur des pavés coupants, généralement en pente, avec une distance à parcourir qui paraît interminable avec nos valises roulantes, au travers des ruelles commerçantes qui nous détournèrent, par tant de confusion, du chemin menant au modeste complexe hôtelier, le « Sweet Pop » excentré mais heureusement isolé.

La vue sur la mer promise lors de la location n’est pas la vue imaginée au pied des falaises sur la mer de Caldeira, mais la vue sur l’autre rivage de l’île, celle de l’est, qui n’est finalement distant que de quelques kilomètres à vol d’oiseau depuis notre terrasse.

La déception viendra d’apprendre que le chemin de corniche qui surplombe superbement toute la crête de l’île est coupée depuis de longs mois du à l’effondrement de certaines roches rendant périlleux le passage obligé le long de ce sentier poétique. Il faudra un détour par de caillouteux sentiers pour parvenir au raccordement donnant sur la vue splendide de Fira où les lumières des maisons troglodytiques livrent toutes la majesté d’un spectacle de lumière.

Nous dînons dans un restaurant à plusieurs niveaux de terrasses, d’un bœuf Stroganoff en guise de compensation, et par le plus grand des paradoxe, notre restaurant se situe à quelques mètres de l’arrivée habituelle du funiculaire.

La pleine lune éclaire maintenant notre terrasse et enveloppe de ses reflets d’argent toute la mer qui regarde vers la Turquie.

du fond du verre la tête armée

le sommeil au fond des clartés

le sommeil du fond des plaies

(Livre des Répons , p. 104)

    

Samedi 17 Août

Lettre à Bernard :

Santorin : Oïa est une ville tout au nord de l’île, sublime. C’est ce que montrent toutes les photos de voyage qui font rêver. Fira , l’autre ville, au centre, est beaucoup moins séduisante. C’est un peu St Trop ou St Paul.

D’une manière générale, les villes sont les plus photogéniques qui soient pour les yeux du touriste, mais à y mettre les pieds, même au plus poétique des ruelles et des chemins, tout est affreusement sale. Parfois mal odorant.

On dirait que les ramassages de déchets sont en grève permanente. Et visible sans que ça gêne. On est réellement aux portes de l’Afrique du nord. Les grecs sont rarement affables. Plutôt impatient, surtout dans les lieux où on attend un peu plus d’amabilité et de compréhension comme les offices de tourisme ! On a eu des réponses cinglantes du genre " I don’t know" sur le ton le plus mal approprié. Parfois quand la préposée ne connaît pas le lieu, l’imagination supplée à l’ignorance : "on ne vous mènera pas sur ce site, car personne n’y va" ou une variante "ça vous coûtera 200 euros en taxi" alors que le site en question est accessible par le car toutes les vingt minutes. Et ainsi pour tout. Quand il faut aller à droite, on vous indique d’aller à gauche. On y a senti comme une certaine malveillance pour tout dire. Et le plus triste c’est l’absence d’information. Un mépris absolu pour tout ce que nous considérons comme culturel ou digne de curiosité.

On dirait que la taxe carbone est réservée aux pauvres français qui devraient comparer avec la Grèce. La pollution due aux 2 roues (cinquantenaires souvent) et les déchets de plastique qui jonchent les terres arides ne peuvent pas s’expliquer par la seule pauvreté du pays. Les voitures peuvent donner l’impression de n’avoir jamais été lavé. Les sièges défoncés où ne manquent que les ressorts qui vous rentreraient dans les fesses…

Nous sommes devenus des tyrannisés de l’écologie quand l’Europe tolère ce qui se passe dans ce pays. C’est le pays cancre de l’Union. Le Portugal est un parangon de civisme à côté.

Platon est mort il y a longtemps. Comme pour l’Egypte, il y a eu une mutation entre les peuples antiques et ceux de maintenant.

J’assiste au lever du soleil qui troue la ligne d’horizon. C’est l’avantage d’être logé côté Est de l’île.

La traversée de Fira, très tôt, par le sentier des mules mal odorant, n’est pas propice à embrasser le village et sa partie troglodytique qui n’est pas encore dans la lumière face à la mer. Dans l’un des tournant de la descente, la pente est tellement raide au-dessus de la falaise qui regarde la mer, à plus de trois cent mètres, que je dois me profiler le plus près possible le long de la paroi rocheuse. Il est sûr que je ne remonterai pas par le même chemin.

L’intérêt se trouve être maintenant sur l’autre orientation de l’île, vers le Nord. Et comme les ânes et les pèlerins qui vont à pied, nous cheminons jusqu’à Firostefani par le sentier tortueux, accidenté de cette route de crête, qui traverse les merveilles qui s’offrent en traversant les hameaux et les habitations qui ont parfois l’insolence de plonger le regard bien haut au-dessus de la Caldeira et de n’avoir d’autre obstacle que l’infini horizon. Ce chemin présente ce qu’il y a de plus poétique jusqu’au sommet de la ligne de crête. Les vues successives, au hasard du cheminement, prennent des accents allant du plus riant panorama à ceux qui confinent au sublime. Les chapelles sont nombreuses qui jalonnent le parcours. Celle qui ponctue la sortie du quartier de Firostefani avec ses parures d’ocre jaune, de carmin et de bleu, surplombant la falaise, est la plus éblouissante.

Parvenu au monastère dont la coupole était visible depuis la sortie de Fira, il nous est impossible d’y pénétrer. De pieux zélotes en défendent l’accès, ne recevant pas de promeneurs, surtout les femmes en petits pantalons.

L’austérité du lieu est d’autant plus remarquée que des popes de hautes tailles, tout de noirs vêtus en accentuent la sévérité. La pureté de l’orthodoxie, paraissant prendre le pas sur la tradition de l’hospitalité chrétienne. La maîtresse dame accompagnant l’un d’eux est passée devant nous sans un salut, ou plutôt nous offrant le regard du mépris, portant une lourde charge de victuailles et de ce que je crois avoir reconnu comme étant ce fameux vin blanc de Santorin.

Dommage, la coupole que l’on suivait des yeux depuis longtemps, dans son bleu se confondant avec le ciel, restera momentanément un regret sur notre chemin. Celui-ci est toutefois chaotique et douloureux après quelques heures de marche, que nous décidons de faire une halte en sortant de la route de crête, pour un havre ombragé et le verre de blanc de l’île.

Il est clair que la raison nous dicte de rendre les armes et il n’est maintenant plus question de rejoindre Oïa à pied, désespérément distante d’encore plusieurs kilomètres, les plus pentus, les plus arides.

C’est au bas d’une pente s’enfonçant vers des paysages plus communs et sans trop d’intérêt, dans des végétations abandonnés, aux maisons inachevées, que se trouve l’arrêt de bus, en pleine campagne.

Le bus va sillonner la côte sèche, ingrate et dépouillée jusqu’à longer le littoral Est, contournant le chemin que nous aurions du poursuivre à pied et que de jeunes courageux ont adopté, montant au travers d’un chaos de pierre et de fournaise, où leur silhouette apparaît tout là-haut comme des fourmis clairsemées, sur ce que je crois être l’enfer que nous avons évité avant de parvenir à Oïa.

Cette fois, le bus n’aura pas à nous laisser loin du but de notre excursion. C’est en pleine Oïa, d’où émerge tout de suite des clochetons et une coupole bleue, que commence la découverte de la ville.

Oïa est immédiatement beaucoup plus attractive que Fira, d’autant que la lumière est orientée de telle manière que le soleil passe puissamment sur les maisons troglodytiques dans une course d’Est en Ouest sans être contrarié par aucun contre-jour.

Les ruelles souvent bien étroites ont le charme des fleurs et des murs qui se marient aux divers débouchés sur le bleu des coupoles elles-même mêlées à l’azur où ils se confondent.

La rue principale qui longe la ville du Nord au Sud, délaissant les pierres disjointes et sombres de Fira, est pavée d’une sorte de marbre gris, plat et uniforme, infiniment moins douloureuse pour les pieds, réfléchissant la lumière limpide sur tout le parcours, où il y a comme un parfum aristocratique qu’on ne trouvait pas à Fira.

De quelque côté que ce fut, Oïa est soumise à la lave, au volcan antique, à cette Atlantide dont certains pensent qu’elle est au cœur de cette Caldeira plongée au pied de la falaise.

La ville est nichée, et comme des champignons qui se sont développés sur l’assise de ces roches de volcan, au sommet et aux flancs de cet assemblage granitique, à la manière d’une neige vue de loin, où ont poussé les dômes, les églises et les maisons dans le plus beau désordre anarchique pour l’émerveillement du monde.

Une femme disait voir, très au sud, une traînée de blanc qu’elle ne pouvait comprendre, au sommet des falaises. Devant tant d’évidence, je répondis en toute univocité, semble-t-il, que c’était de la neige au sommet de la lave au lointain. Elle rétorqua sèchement : « pas du tout, j’ai cru voir au loin quelque chose qui ressemble à un clocher… »

L’humour, avec certaines personnes, ressemble à un mur qui se casse lorsqu’on veut le retenir, et l’absence d’humour un désert d’imbécillité comme une mort dans l’âme.

Après avoir été jusqu’aux lisières Sud de la ville, revenant par l’artère principale, nous avons suivi les dalles de couleurs qui parsemaient les petits boyaux à flancs de falaises nous menant vers cette sorte de trouée où le paysage devient sublime en contrebas, avec les moulins au loin et les trois églises à coupole bleue, en une vision de carte postale, se détachant sur la mer Egée et le couchant. Depuis un emplacement où était sûrement un ancien fortin, la vue sur l’ensemble des maisons, des dômes aux petits drapeaux grecs flottant fièrement, des ruelles serpentines, des églises parsemées, et la blancheur aveuglante sur tout l’ensemble, en était le point  sommital.

De retour à Fira, la soirée se passe dans un petit bouzouki faisant entendre, sans cesse, mais discrètement, la musique de Zorba le Grec.

Rendus à notre terrasse, face à l’Egée, et dans le prélude à la nuit, le vent qui passait sur nos visages lavait de la fatigue de tant de lumière, de coulées troglodytiques, de ruelles serpentine à Oïa dont je ne cache pas la déception de n’y avoir trouvé que des chambres d’habitation à louer de très haut luxe, alors que je les imaginais dans la liberté de leur enracinement sur l’île.

Je me suis pris à rêver à cette possible Atlantide, comme à toutes les Atlantide qu’on a dans le cœur.

La lune rouge a passé à nouveau du côté Est, pourpre, sous nos fenêtres confuses, puis a grimpé dans un voile de pâleur comme une Ascension, quand je me suis aperçu de toute l’intensité lumineuse que drainait cette côte Est qu’on avait cru dans la discrétion endormie du jour, avant ce merveilleux spectacle des lumières scintillantes sur la plaine.

Des cloches résonnent encore avec au loin la lumière verte clignotante du petit aéroport qui attend les rares avion de la nuit.

La terre découpée dans ses plaies aveugles

la nuit à l’englouti théologique

(Livre des Répons , p. 68)

Dimanche 18 Août

L’ANTIQUE THERA

Le soleil est encore à peine sorti de la ligne d’horizon et fait pâlir le grand îlot tortueux d’Anafi qui est légèrement sur la droite face à notre fenêtre.

C’est une petite distance que l’on parcoure en bus depuis le terminal, menant à la côte au Sud Est. Le village est charmant avec ses maisons basses clairsemées dans une physionomie qui n’a pas d’âge et qui m’a fait retrouver un peu de ces villages colombiens sans ordre et comme sortis d’une amnésie.

Kamari est aussi une délicieuse station balnéaire sans bruit et sans grande prétention sinon d’avoir la beauté de celles qui savent qu’elles sauront charmer.

Nous profitons quelques instants du bord de mer, de la plage en contrebas avec son sable fin et noir comme la lave qui l’environne, ses chaises longues, ses parasols de paille et tout là-haut un grand escarpement de montagne sévère.

C’est depuis la petite agence de tourisme que le minibus, par une route pentue à dix pour cent, comme l’annonce le panneau dès le début de l’ascension, que commence le chemin menant à l’Antique Théra.

Quelques kilomètres plus loin, nous voici au pied d’une immense masse montagneuse présentant un chemin balisé, caillouteux, fortement pentu et rendu plus aride par les rafales d’une force inouï qui menacent à tout instant de faire vaciller. L’air est incroyablement pur, dégagé, et à mesure que l’ascension se poursuit, on voit se profiler tout en bas, à flanc de falaise, le village de Kamari qui dévoile progressivement toute l’étendue de son paysage.

Et là, c’est un petit miracle qui s’est produit. Je sais que mon organisme est sujet à une sensibilité totalement irrationnelle au vide et à certaines configurations fussent-elles vertigineuses en mode ascensionnelles (sentiment de perte de la gravité). D’un côté je marchais sur ce sentier très étroit donnant sans protection sur le vide de la falaise, offrant le spectacle du village diminuant à mesure de l’escalade, de l’autre la montagne écrasante de majesté. Dès le début de l’escalade j’ai pensé qu’il me serait impossible d’aller plus loin, mais les symptôme de mon trouble n’apparaissant pas, je poursuivais le cheminement dans les rafales du vent, l’escarpement de plus en plus étroit et le vide menaçant sur ma gauche. Et c’est là que par ce que je nomme un petit miracle, les manifestations de mon mal ne se réveillèrent pas.

Le chemin n’en parut pas moins long et douloureux. Parfois il s’écartait du vide et le village n’était plus perçu sur la gauche. La pente semblait plus abrupte à mesure que nous approchions du plateau de la cité antique.

Et puis soudain, après ce petit calvaire d’ascension, sur le plateau enfin dégagé, un autre univers, intemporel et silencieux, si ce n’était le vent solitaire et complice de l’azur, s’est offert à nous.

Un paysage serein dominant de près de quatre cent mètres la mer Egée, avec au premier plan les premières ruines antiques et les arbres méditerranéens sombres et courbés par ce vent éternel, l’herbe sèche, brûlée et jaunie.

C’est là, dans l’harmonie de cet environnement de tous les éléments végétaux, la pierre taillée, l’azur sur le fond de mer lointaine, le souffle du vent, que l’on est saisi par ce sentiment du paysage classique.

La Grèce éternelle.

Nous venions de loin à la rencontre d’un temps lointain.

Au 8° siècle avant notre ère, des colons doriens, originaires de Sparte, s’installent à Callisté, comme l’île s’appelait à cette époque. Leur chef, Théra, donne son nom à l’île et à la ville qu’il fonde, qui sera, tout au long de l’Antiquité le centre administratif et religieux de la Cité de Théra.

Pour fonder cette ville, il choisit la colline de Mesa Vouno qui appartient au noyau prévolcanique de l’île dominant la côte Sud-Est entre des plaines de cendres volcaniques.

Des routes pavées à flanc de colline relient la ville à la plaine et aux côtes où sont fondés des ports, Oïa au Nord et Eleusis au Sud. Probablement dépourvue de muraille, la ville s’étend sur le sommet de la colline où nous sommes. Les bords étroits et escarpés de la colline abritent des lieux de culte, tandis que la partie centrale, plus régulière, permet le développement du centre urbain de la ville. Les fouilles ont révélé la forme qu’avait la cité aux époques hellénistiques et romaine, c’est à dire les plus récentes. La continuité de l’occupation a détruit les vestiges des périodes antérieures, comme les inscriptions archaïques gravées sur les rochers, qui attestent du plus vieil alphabet grec de l’Egée.

Des sanctuaires à ciel ouvert, des temples, des bâtiments publics, un théâtre, une agora, des boutiques, des quartiers d’habitation composent l’image de la ville et reflètent son apogée à l’époque hellénistiques, quand Théra constituait une base navale et une possession des Ptolémée, les souverains du royaume hellénistique d’Egypte.

A partir du III° siècle après J.C. la ville décline, et à partir du VIII° siècle, elle sert de refuge contre les Arabes aux habitants de ses ports. Peu à peu la cité cesse d’être habitée.

Il me vient en tête une réplique de Beckett à je ne sais qui : « je me sens bien dans vos ruines »

Qui ai-je aimé de ce dur désir de la pierre ?

 (Livre  des Répons , p. 136)

Revenus à l’arrêt où le bus nous avait laissé, le vent continue de siffler, c’est la lente descente vers Kamari qui reprend son visage de petite station de bains de mer, à l’heure tardive du déjeuner, sous le calme des parasols et l’île de Anafi qui se découpe cette fois face à nous.

La plage est couleur de cendre, le vent souffle encore violemment. La mer a la couleur de l’émeraude sombre.

Le vent et le sel nous baptisent de ce morceau d’Egée qui va dormir jusqu’au prochain soleil de demain, de son âme classique comme toutes les âmes qui ont été porté par ces souffles d’éternité chaque jour recommencés.

C’est depuis le balcon d’un petit restaurant indien qui domine la place et la rue piétonne du Fira populaire et animée que nous dînons au vent frais du soir, avec le spectacle des lumières qui s’allument sur les promeneurs de cette fin de dimanche.

Ce soir la lune est redevenue rouge, mais semble avoir perdue une partie d’elle-même comme si on l’avait grignotée telle un pain d’épices.

Le petit aéroport près de Kamari fait descendre ses avions. Demain nous quittons ces rivages volcaniques et son cratère d’Atlantide.

Lundi 19 Août

Les jambes sont bien lourdes ce matin. C’est une brève visite, à l’heure calme et au soleil bas, de l’église catholique à l’intérieur aux voûtes ogivales d’un bleu marial et au clocher qu’on a pu apercevoir durant tout le temps qu’on a passé dans le quartier.

Fira et ses maisons troglodytiques sont toujours dans l’ombre et le sommeil du matin.

Puis le car nous même par la même route vertigineuse qu’à l’aller, aux pierres rouges, jusqu’au petit port toujours en effervescence dans l’attente du départ pour les autres îles.

Il y a, dans ses odyssées d’îles en îles, un aspect auquel on ne pense pas avant de partir dans les Cyclades, c’est l’épuisement des attentes aux quais, les retards et la soif sous le soleil. Cela donne momentanément un petit côté exode dans ces enchaînement d’îles où les cohortes de touristes se croisent. Ceux qui attendent l’arrivée du navire, ceux qui en sortent en longs chapelets ininterrompus.

Nous quittons Santorin.

L’Atlantide et ses rêves laissent ces mystères millénaires sur le sillage insensible des remous du navire revenant vers Mykonos.

Le vent frais est toujours là aidant à supporter la chaleur au sortir du navire.

C’est chez Spanelis, tout près du port, qu’un chemin improbable nous mène sans indication aucune, comme c’est de rigueur dans le pays, vers un portail bleu comme la mer un jour de grand vent. Au sommet d’un promontoire, juste avant le portail, une petite église présente sa solitude face à la mer. La mer odorante dans ce coin de l’île, exposée ici au vent plus que du côté des moulins d’Orphéas.

Même la table de jardin qui nous accueille au pied de la maison a la couleur profonde de la mer Egée. La terrasse de notre chambre donne au couchant, droit sur la mer, et en contrebas, on peut apercevoir les grands ferries prêts à l’aventure.

C’est par cette approche opposée que nous descendons vers le port de plaisance, progressivement vers l’anse du vieux Mykonos.

Je prend un cliché apparemment improbable, mais la tentation était forte, d’une barque tanguant sous l’effet d’une houle légère, dans un contre-jour presque parfait, laissant tout l’espace inférieur de la photo dans un coulis horizontal de noir et blanc qui exclut toute autre couleur.

Les rues sont animées en ce milieu d’après-midi et l’église orthodoxe Métropolis est fermée. Je ne peux donc pas dire au Père Georges, qui nous avait si bien reçu lors de notre visite, que le cinquième des meilleurs vins blanc de France était le Château Chalon qui venait tout ensemble avec Montrachet, Château Yquem, Château Grillet et La Roche aux Moines et sa Coulée de Serrant…

Nous déambulons longtemps comme pour nous imprégner fortement, en territoire bien connu maintenant, dans les ruelles et les rues de ce côté Nord de la ville, présentant les mêmes caractères de pavés scellés par ces larges enduits blancs, les balcons saturés de couleurs et les ciels qui les enserrent pareillement à ceux que nous avions traversés dans les quartiers Sud de la cité, vers Orphéas.

C’est chez Funky Kitchen, qui, malgré son appellation passe partout et finalement banale, que nous goûtons, et c’est presque un luxe, dans une ruelle à l’abri des frénésies de la ville, la meilleure des cuisines qui pourrait venir de Lyon ou d’une belle tradition de France. Le rouge de Crète complétant cette élégante pause à la tombée de la nuit, d’autant que les lumière s’allument rendant une belle transfiguration à cet îlot de quiétude à l’heure où Mykonos s’embrase à deux pas d’ici.

Le retour chez Spanelis sur le sentier hagard de la nuit ne peut cacher la fatigue évidente ressentie au terme du sixième jour.

Mardi 20 Août

Le vent a claqué les volets et les portes de toute la terrasse d’un souffle de tempête que la nuit en a été écourtée. Le ciel a gardé ce matin toute la limpidité et la sérénité que peuvent avoir  ces îles bénies où l’on ne lève plus même jamais les yeux au ciel pour savoir quel temps il fera.

Naxos est bientôt en vue. Y-aura-t-il une Ariane au cœur de notre séjour ? au cœur de notre rencontre durant les quelques heures de notre passage ?

« Es gibt ein Reich… Il est un Royaume » dit la longue mélodie de Strauss. Il y a une Naxos pour l’Histoire, et une pour les légendes.

Dès l’arrivée par l’arrière du navire, comme la baleine de Jonas, nous sommes déversés sur l’embarcadère, et tout de suite sur la gauche, le promontoire battu des vagues et du vent, telle une sentinelle qui connaîtrait seule les secrets de l’histoire, se dresse le monument peut-être le plus connu, le plus symbolique des cyclades. C’est la Porte de Naxos. C’est aussi un grand moment d’émotion en parcourant la jetée qui mène à cette extrémité tout au bout du port. Nous recevons les embruns qui sifflent, les vagues qui fracassent tout le long du maigre passage.

La mer est émeraude, la mer est de cyan.

C’est la porte qui domine les ruines d’un temple dédié à Apollon. Son plan ionique à trois nef est encore discernable.

Selon la légende, c’est là que Thésée abandonne Ariane à son retour de Crète après avoir vaincu le Minotaure. C’est là aussi que la belle fut secourue, enlevée en fait, par Dionysos. On suppose donc que c’est ici que se développa le premier culte de Dionysos.

On peut entendre, mais encore faut-il bien écouter ce que dit la mer, la longue plainte du Lamento d’Arianna.

La porte est là, tournée vers la ville et donnant loin sur la mer, blonde, patinée jusqu’à l’os, mangée de sel comme une punition, le vestige nu comme une épave se dresse donc à la proue de Naxos.

Les vagues se font violentes que la peau est déjà imprégnée de ce sel que le vent charrue loin, bien loin des rivages et jusque dans l’intérieur des terres.

Naxos est encore légende. La plus célèbre est celle opposant Poséidon et Athéna pour Athènes. Le dieu de la mer fut aussi défait à Naxos où Dionysos fut préféré.

C’est ainsi que, même avant d’avoir franchi un pas à l’intérieur de la ville, le rêve et l’histoire nous saisirent.

Les ruelles montantes, à l’heure où le soleil est encore ascendant, ne favorise pas les rencontres. On n’y perçoit que nos ombres qui passent sur les murs.

L’église orthodoxe, dans l’agora est silencieuse. Les icônes même semblent accablées. Le décati des maisons et la nudité des ruelles nous renvoient à un vide et à la réalité d’une pauvreté que ne masque plus le pittoresque que les pauvretés savent parfois vêtir de la féerie que tissent les harmonies irrationnelles de la ruine et de l’imagination.

L’église catholique à peine plus loin, au cœur de la cité qu’occupèrent les ducs francs jusqu’au XVI° siècle, présente le même silence de l’abandon alentour, de gravats, de poussière à peine masquée par la blancheur et la dignité des dédales où gît peut-être l’âme de Naxos.

Du haut de la citadelle, qui combattit probablement, de là où nous sommes, Barberousse, le dernier à conquérir la belle qui deviendra très vite une possession ottomane.

Du haut de la citadelle, devenue aujourd’hui un rendez-vous immanquable des promeneurs, la vue sur l’ensemble aux quatre coins de la ville est imprenable. C’est depuis cette citadelle que s’est développé depuis 1739, l’Ecole des Ursulines avec son école de musique et sa carte de la France viticole (!) et qu’aujourd’hui, la vue panoramique sur Naxos au « 1739-Terrasse-Café », juste en dessous de la rue Nikos Kazantzakis, propose cette perspective sur les collines, sur tout le paysage jusqu’à l’horizon, et tout au loin comme un cœur dans la ville, le dôme bleu d’une église orthodoxe plus vaste que la cathédrale d’ici.

La ville d’aujourd’hui semble avoir appris et faite siennes les paroles du Lamento d’Arianna, Lasciatemi Morire.

Déambulant au hasard des quartiers périphériques à la recherche de quelque vestige médiéval, les rues sont sales et brûlantes vers midi, que même les cactus aux figues de barbarie paraissent pétrifiés et livrés à la calcination.

Une ancienne chapelle grise dans la pelade de ses murs semble avoir échoué au bord de la mer.

La Chôra est mangée par la jaunisse de l’abandon des hommes.

Est gibt ein Reich… Je n’ai trouvé à cette heure méridienne que tristesse et absence de cet esprit qui parfois habite les lieux dont les œuvres d’art portent les traces d’anciennes harmonies.

Mais peut-être n’ai-je pas rencontré Ariane ?

Le retour en ferry vers Mykonos se fait à l’heure de la tombée du soleil. Le vent n’ayant renoncé à souffler, les maisons sont effectivement comme la neige à la crête des roches à volcan.

Les terrasses des Spanelis sont le meilleur promontoire pour l’heure équivoque du soleil qui rentre doucement dans la mer.

Un couple de jeunes, charmants anglo-saxons (lui à l’accent trahissant fortement l’Irlandais, elle Australienne de Perth, qui n’a jamais ouïe « La Jeune Fille de… » la même ville, pas plus que le Carmen de Bizet, nous invite à boire leur blanc sec sur cette terrasse de la résidence sans que l’on ait su les raisons de leur invitation, sauf à partager ce moment où l’horizon mauve et triste, pathétique et toujours recommencé, dans ce décor où plonge les sensibilités d’une sorte de langueur après les fatigues du jour.

Rentré dans notre appartement, depuis la terrasse, ne restait plus qu’à voir mourir de manière plus aiguë encore les derniers mauves et les jaunes lancinants sur la mer Egée, dans son bleu de cyan, où maintenant les quelques gros navires immobiles brillent de tout le prisme de leurs guirlandes de couleurs électriques.

Mercredi 21 Août

C’est avec le car parti du vieux port que nous faisons connaissance avec l’intérieur des terres, que nous rejoignons le monastère de Panegia Tourliani dans le village de Ano Mera.

C’est tout de suite à l’entrée, sur un surplomb dominant la vallée désertique, à l’intérieur des terres. Le monastère est composé d’une façade surmontée d’un triple clocheton à peigne et d’un élégant clocher de marbre beige sur la droite de l’édifice. Le bâtiment est enceint d’une galerie à arcades blanches qui donne sur les chambres des moines suivant le pourtour de l’église.

A l’intérieur, des joyaux de l’art orthodoxe, comme le très fréquent Saint Georges au dragon et une extraordinaire Dormition de la Vierge. Le thème de la Dormition est étonnamment présent ici alors que la thématique est quasiment inexistante dans le christianisme occidental, sinon au Liget dans une minuscule rotonde dans des champs de fèves en Touraine.

La coupole centrale est décoré d’un Christ Pantocrator, rappelant celui de Céfalù, sur des murs de bleu marial.

L’isolement du village en fait un lieu propice au silence et à l’oubli du temps.

La place principale offre malgré tout ses tavernes et ses échos de bouzoukis entêtant.

Partout alentour c’est le désert.

Puis sur le retour vers Mykonos, nous échangeons quelque mots avec d’étranges passagers venus de Casablanca, et faisons halte à Klouvas, où dans ce désert de rocaille et le brûlé des herbes, des ronces et le jauni des étendues, se dresse une oasis à l’édifice bariolé de teintes extrêmement vives qu’on le croirait issu d’une hacienda mexicaine ou de l’imagination débridée d’un architecte de Las Vegas. C’est tout bonnement l’hôtel « Sun of Mykonos » qui a fait le choix de se perdre à plusieurs lieues de la ville. Plongé dans ses végétations de bougainvilliers, ses plantes grimpantes et ses successions de boiseries bleues et rouges, d’escaliers menant aux chambres sur d ‘éclatant murs blancs s’étageant sur plusieurs niveaux avec en fond de décor une minuscule chapelle où sont de merveilleuses icônes dont deux Jugement Dernier anonymes qui rivaliseraient avec les plus beaux spécimens du genre dans la peinture occidentale.

L’Oasis est ainsi tellement hors de contexte dans l’aridité de cet intérieur des terres que tout ce décorum me fait hésiter à le qualifier d’architecture de poupée ou, suivant comment on l’envisage, de la plus belle imagination qui soit pour un prochain séjour à moins de quatre kilomètres de Mykonos. Le jardinier, paraissant lui aussi d’un autre monde, arborait un sourire rayonnant tout à la fois humble et fier de ses créations, ne parlait apparemment pas un seul mot d’anglais.

Puis c’est le retour, jusqu’au surplomb où sont ces deux moulins isolés faisant face à l’autre extrémité de la ville, ceux-ci dominant la colline  du port et dégageant une superbe vue sur toute l’étendue menant le regard vers les départs pour Délos et les autres îles.

Pour cet ultime après-midi, c’est la lente déambulation dans les ruelles, les douleurs du corps étant depuis longtemps devenues vives par tant de curiosités offertes au travers des sites et des chemins où nos pas ont épousé le pavé.

J’ai une pensée pour le vieil étudiant de philosophie, venu si tard sur le sol et les rivages de la pensée occidentale, de sa trajectoire, comme un archéologue qui aurait œuvré sur un site qu’il n’aura jamais foulé que vers la fin de sa vie.

Rentrés au déclinant du jour, rendant le relief du paysage plus acéré, c’est au havre de chez Spanelis, sur la terrasse, que la lente procession du drame du couchant peut commencer, avec le gros navire, hier encore amarré au port, qui suit perpendiculairement la route de la ligne d’horizon, et donner l’illusions de vouloir aussi se jeter comme la trajectoire du soleil devenu oranger, derrière une petite île dont on ne saura jamais le nom.

Maintenant l’horizon s’est paré de ses plus beaux roses et mauves, et la féerie se poursuivra encore profonde et lyrique jusqu’à notre départ de nuit pour l’aéroport.

Le vent souffle, le silence s’est installé dans le cœur. C’est tard dans la nuit que nous serons à Nice.




PARIS  

12/17 Septembre 2019


12 Septembre

Cette fois c’est en train, comme il y a cinquante ans, lorsque je m’en allais avec Henri de Cacérès, vers cette capitale où j’allais pour la première fois. 

Tous les amis du Pub Latin nous avaient accompagnés sur le quai de la gare. C’était comme aller vers un inévitable paradis.

Démunis mais souverains.

J’allais y retrouver Jo qui ferait sa classe de Terminale, loin de Nice où ses parents voyaient pour elle trop de tentations.

C’était fin octobre.

A quelques semaines près, cela a la couleur d’un pèlerinage.

Cinquante années plus tard, j’accompagne Cécilia valider les années d’activité qu’elle aura passées en Colombie. Et bien entendu, ce sera l’occasion de prendre ces quelques jours à flâner dans Paris, pour la première fois ensembles.

Je n’aime pas le train bien sûr, mais je ne suis pas insensible à ces gares où on sent que des mains se tendent, des mains vont se séparer, d’autres se retrouver.

Avant, mais n’est-ce pas toujours le cas, on agitait des mouchoirs ?

Et puis il y a ces sifflets et ces vapeurs, même si aujourd’hui tout marche à l’électronique, j’ai toujours, malgré moi ces illusions de sifflets et de vapeurs qui préludent au départ de ces toujours monstrueuses locomotives. Et déjà le bruit des rails, l’accélération…

C’est avec une relative lenteur que jusqu’à Marseille et Aix, le train se traîne, après il prend vraiment de la vitesse et insensiblement on voit le paysage changer. Lorsque le soleil descend après Lyon, je ne me lasserais pas du paysage bourguignon, de ce presque crépuscule qui s’annonce, de ces pâturages blonds et lisses à contre jour, de ses vaches blanches encloses dans des champs infinis. De ces fermes et de ces hameaux épars, aux toits rouges et aux clochers modestes.

Puis c’est fugitivement Cluny, dont le transept de l’abbaye, unique, aperçu de loin pour un œil avisé, les ruines de sa nef, laissent imaginer quelle était sa puissance sur le monde chrétien il y a quelques siècles. Cela ne dure que le temps d’y rêver un peu.

L’arrivée en gare de Lyon se fait vers vingt heures. La tour au gros horloge est toujours d’une grande majesté et me fait penser inévitablement à une cousine de Big Ben.

Le Train Bleu accompagne la sortie sur la Place de la gare à une heure où les rues ne sont pas encore vraiment éclairées, mais ou les Uber et les taxis sont pris d’assaut. Les terrasses de café font sentir que la journée est finie et que le parisien vient y épancher ce besoin de terrasse et de liberté avant la nuit. Mais les terrasses à Paris ne désemplissent jamais. Comme une nuit éternellement bleue qui va venir, avec le jaune des éclairages donner la mesure de cette liberté qui se répand aux quatre coins de la ville.

Un premier malentendu s’installe lorsque le taxi nous dépose au pied de l’hôtel « des Buttes-Chaumont ». Si celui-ci se nomme ainsi il n’en est pas moins éloigné du parc du même nom de plus de six cent mètres, ce qui en terme d’espace parisien peut changer énormément le caractère et la physionomie des lieux. Le quartier des Buttes dont je gardais le souvenir d’un passage en 74, entre Bolivar et Botzaris, me semblait calme, pavés et propice à la sérénité qui se fait souvent sentir en certains autres quartiers vers les marges de la ville.

En fait, notre « hôtel des Buttes Chaumont », rue Secrétan, se situe exactement à l’entrée du métro Jaurès, avec au nord Stalingrad, Louis Blanc et au sud Colonel Fabien. Au pied du Bassin de la Villette et du canal Saint Martin de l’autre côté. Quartier grouillant, fortement africanisé, populaire et criard, pauvre, bariolé et anarchique.

L’hôtel est tenu par des algériens, l’inévitable moquette est souillée et l’espace de la chambre exigu. Depuis le balconnet on voit la ville qui gronde et qui tremble par le passage du métro aérien et qui s’impatiente dans le plus féerique des paysages de lumières de véhicules, avec les klaxons comme lointain souvenir de Bamako ou d’Alger.

Le second malentendu arrive lorsque l’homme de l’accueil nous demande d’où nous venons :

De Nice.

Et vous y êtes depuis longtemps ?

En ce qui me concerne, depuis plus de cinquante ans. Mon épouse depuis trente cinq ans.

Et auparavant ?

Ma femme est colombienne et je suis né à Rabat, au Maroc.

Et de conclure en toute logique:

Ah ! vous êtes juif du Maroc !

Silence de la surprise.

Je n’ai pas dit ça…

Déductif :

Ah ! vous êtes donc français né au Maroc.

Exactement, comme mes parents.

Et de là s’ensuivit chez l’homme intarissable, une improbable ébauche des mérites du Général qui auraient pu être plus grands s’il avait mieux saisi la situation en Algérie, dont lui était originaire, sur cette affreuse Guerre qui n’avait fait que des victimes de part et d’autre, avec d’ailleurs tous ces algériens qui venaient chercher ici du travail et…

Avant de monter par un minuscule ascenseur, harassés, vers la chambre de nos cinq nuits à venir.

Dans la rue, les lumières sont maintenant métalliques et le grouillement plus intenses encore depuis la nuit complètement descendue sur nous. Sur la terrasse d’un bistro d’en face, où nous n’avons d’autres forces que de dégringoler quelques verres de vins, les jeunes filles sont souvent en petites bandes, entre elles, pour des secrets de filles, et des cigarettes qui se consument à la vitesse de leur volubilité.

La nuit est jalonnée par le féroce passage régulier du métro sur le métal du pont tremblant de toute sa carcasse, le temps de disparaître dans les profondeurs balisées.

Vendredi 13 Septembre

Derrière la faible lumière que filtrent les rideaux en fin de nuit, c’est évidemment la grisaille parisienne. La grève des transports en commun promise.

Nous sommes dans l’ambiance.

L’impression de glauque est rendue par la triple conjonction du temps triste, de la circulation anarchique et improbable au milieu de travaux qui semblent ceux d’Hercule en vue des Jeux de 2024, et la résignation qui se lie sur les visages pressés et automatisés, dès huit heures du matin face à la paralysie de la grève, rendant les arrêts de bus habituels gonflés de cette population résignée et silencieuse.

Le grand taxi Uber conduit par un africain nonchalant nous laisse sur un angle des Champs-Elysées et de la rue de Berri où est le cossu Consulat de Colombie.

L’attente ne sera pas insupportable et les démarches administratives de Cécilia achevées, nous reverrons le ciel vers les onze heures.

Nous longeons les Champs jusqu’au Rond Point des Champs-Elysées et les très massives et paradoxalement si élégantes architectures du Petit et Grand Palais.

L’entrée au Petit Palais en ce jour de grisaille reste comme une parenthèse avant l’éclaircie.

Une grande galerie très claire présente des bustes et des sculptures de pied en cap. On y rencontre au hasard, Bernard Palissy, des Carpeaux et des Sèvres au bleu royal, des tapisseries et du mobilier Louis XIV et Louis XV. Des chinoiseries aussi.

Construit à l’époque de l’Exposition Universelle de 1900, le panorama des œuvres est très large qu’on ne sait si il sera possible de tout voir.

Ce qu’on retiendra c’est probablement les peintures, celles peu connues de Gustave Doré, d’un romantisme violent, un Ambroise Vollard de Cézanne aussi sculptural que les portraits de Madame Cézanne où les humains sont traités comme les cailloux, les pommes ou les natures mortes qui ont fait sont génie.

En face, un Monet immédiatement reconnaissable parce qu’il paraît être Impressions Soleil Levant. Il s’agit du même motif dans les gris d’où émerge ce soleil rouge sur l’horizon à petites touches et deux barques noyées dans le flou du fleuve. On peut situer l’œuvre comme antérieure au Soleil Levant qui donnera le nom au mouvement Impressionniste, parce que daté de 1870-1872, alors que le plus célèbre est de 1874.

Défilent des Delacroix (le Combat de Giaour et du Pacha), des Courbet dont la Blouse de Proudhon, des Renoir et des Toulouse-Lautrec. Un tableau qui s’apparente au fameux « la Liberté guidant le Peuple », le « Combat devant l’hôtel de ville, 1830» de Jean-Victor Schnetz, reprenant le même mouvement du drapeau tricolore qui montre le chemin.

Des Corot diaphanes, des Théodore Rousseau.

Sisley et le chevet de l’Eglise de Moret dans l’incendie de son crépuscule.

Tout une salle est consacrée, en musique, aux icônes de l’Orient Chrétien, avec les fameux thèmes vus il y a peu dans les Cyclades.

La Renaissance, dont j’ai remarqué surtout cette Vierge à l’Enfant d’un anonyme lombard.

La flânerie, attendant le lever de la lumière, aura duré une belle partie de la matinée, avec un regard au jardin intérieur qui ajoute un charme à la longue découverte des lieux.

C’est vers midi que nous prenons le vin blanc sur le Quai d’Orsay, non loin du Pont Alexandre III, dans la tonalité qu’a le ciel, gris rehaussé des dorures jalonnant toute la longueur du pont.

Le ciel se montre timide, mais déjà quelques moutons s’étirent dans les lointains, laissant apparaître quelques trouées de bleu.

Sur les quais, la maison Kugel présente à la vente de somptueuses pièces d’Antiquités. Nous sommes les seuls curieux à cette heure et tellement suivis à la trace que l’on a l’impression de marcher sur des œufs.

Plus loin dans la même direction, c’est le Musée d’Orsay, un des plus fabuleux d’Europe. Aujourd’hui le temple de l’Impressionnisme depuis 1986. Nous n’épuiserons pas les ressources d’un tel lieu bien que toutes les œuvres présentées ne concernent que la période allant de 1848 à 1914.

C’est au cinquième étage, après avoir traversé toute la longueur de l’immense verrière que nous allons directement aux Impressionnistes.

Mille cent toiles nous attendent.

Le Déjeuner sur l’Herbe et l’Olympia de Manet, immenses toiles, la petite danseuse de quatorze ans de Degas, l’Origine du Monde, l’Enterrement à Ornans et l’Atelier du peintre de Courbet de dimensions impressionnantes. Les Joueurs de Cartes de Cézanne, le Moulin de la Galette de Renoir, et puis le plus émouvant, parce que peut-être résumant ce qu’est l’Impressionnisme, la série des Cathédrales de Rouen de Monet, où les différentes expositions solaires au chevet de la Cathédrale, comme celle de Moret vue le matin, sont autant d’entités et de variations sur le thème de la lumière et de ses féeries éphémères.

L’art du temps suspendu dans ce qu’il a de plus irréversible.

En parallèle, nous avons, durant cette même période, les orientalistes, éblouissant par la concision du trait, la sélection de la couleur gourmande, les clairs obscurs délicats, et la mise en scène de l’invitation au voyage, aux rêves que faisait la bourgeoisie, de cet ailleurs qui se projetaient du temps des grandes odyssées orientales sous Napoléon III.

La cohabitation des deux univers est aujourd’hui possible dans le grand vaisseau de ce Palais d’Orsay.

Depuis l’intérieur de l’édifice, à hauteur de l’immense cadran horaire, se dresse, dans les lointains, sur la Butte, le Sacré Cœur.

Entre la rue du Bac et la rue de Beaune, c’est le carré prestigieux des antiquaires.

Nous prenons un verre au Voltaire, sur le quai du même nom, avec au-dessus de nos têtes la plaque qui indique que c’est ici que l’auteur est mort.

L’après-midi déroulent ses quais, maintenant inondés de soleil, ses bouquinistes et les derniers vestiges de nuages ont fait place à la blondeur réfléchie de la pierre. Le Pont Neuf exerce une attractive lumière de crépuscule. Les badauds laissent pendre leurs jambes au dessus de la Seine, d’autres investissent le pavé sous les arbres qui habillent la perspective pour le spectacle du jour finissant. L’institut est déjà dans l’ombre. La beauté de la ville dans cette féerie est comme la quintessence de ce qu’on idéalise de la lumière parisienne, dans ses bleus, ses blonds et les gris de ses bleus de l’âme.

L’épuisement bien compréhensible nous mène vers Jaurès, où nous dînons au restaurant du même nom qu’on va finalement adopter à deux pas de l’hôtel.

Samedi 14 Septembre

L’apôtre Raoul Follerau, l’apôtre des lépreux, est sur le chemin du Canal Saint Martin. Sa statue du moins.

Il est neuf heures ce matin et ce n’est pas sans une certaine détresse que Paris me semble dans le sommeil. Peut-être est-ce parce que la fin de la semaine a commencé hier soir.

Que penserait Bernard, avec qui j’avais longé le canal voici deux ans, riant et vivant, et qui me parait aujourd’hui dans l’abandon, livré à l’incivilité que je ne croyais possible que sous les négligences de la Grèce des îles ? Les ordures, les bouteilles flottant vides dans l’eau du canal, les ignobles graffitis s’affichant et ne laissant aucun espace libre dans le périmètre des maisons et des berges.

Même l’hôtel du Nord, pour rendre un peu plus l’impression de désolation, est fermé, et tout alentour semble abandonné et livré à la plus noire des négligences. Tout ce qui fait surface pourrit au fil de l’eau où les feuilles d’automne dans la tristesse des lieux, accompagnent ce catalogue de misères.

 Je croyais que Madame le Maire avait pour priorité la préservation et la défense de l’environnent.

Les trottinettes vertes n’y suffiront pas.

Les écluses elle-même sont pétrifiées. Dans l’eau morte, l’ombre du matin et la rouille des aciers.

D’un tel site, l’impression que j’en ai ressentie est la même que pour une usine abandonnée dans laquelle on aurait travaillé une partie de sa vie.

Une jeune asiatique, sur le même pont que moi, ne semble pas remarquer ces petits désastres toute préoccupée qu’elle est de se selffier sous toutes les coutures.

La Place de la République est en vue. Nous y faisons la halte du café croissant au bistro du même nom. Tout y est excellent.

Par la rue de Turbigo il n’est plus qu’à suivre les longues perpendiculaires  menant à la transversale de la Rue Saint Martin où est le Passage de l’Ancre, avec ses cent mètres de longueur seulement. Un petit coin oublié des urbanistes, ou du moins un coin épargné de maisons séculaires et bariolées, de plantes grimpantes où est la dernière boutique de réparation de parapluies, et de parasols, précise-t-on.

Un peu plus bas, dans la rue Montmorency, se trouve la belle demeure en gros moëllons jaunes de Nicolas Flamel, dont les inscriptions d’époque sont encore lisibles au-dessus de l’entrée, et juste après encore, la Place Beaubourg, ses commerces, ses cafés innombrables et planté au cœur, le monstrueux vaisseau du centre Pompidou, toujours aussi unique et génial, comme échoué d’une quelconque planète inconnue.

Des tonnes de tubulures, d’acier et de métaux aux teintes criardes et sans recherche d’harmonie, dans le côtoiement presque aléatoire des jaune et des verts, des rouges, des bleus sur des gris. C’est comme une baleine pétrifiée face à la Fontaine Stravinsky qui étale ses sculptures et son bassin d’eau. Il ne manquerait plus que les sirènes annonçant un quelconque échouage sur les lieux.

S’il est un monument où on peut dire que la somme des parties est plus importantes que les parties elle-mêmes, c’est bien dans ce gros navire dont on ne connaît d’équivalent ailleurs.

Dans la continuation de la rue Saint Martin, les pavés arrivent, et le gothique, le baroque tout ensembles de la Chapelle saint Merry. C’est à la fin du XV° siècle, quand Paris redevient une ville prospère que l’église est de nouveau reconstruite dans le gothique, après avoir été simplement un petit Oratoire Saint Pierre des bois. Ce saint Merry deviendra le patron de la rive droite.

Dernier édifice avant de franchir le pont pour l’Ile de la Cité, la majestueuse Tour saint Jacques.

Notre Dame est tant cernée de clôtures que nous n’en aurons qu’une fugitive vision à contre-jour, sans plus, parce que le cœur n’y est pas.

Depuis la rue de la Cité et ensuite la Place Lépine, c’est la vue générale du Palais de Justice et de la sainte Chapelle qui s’élève avec élégance au dessus de l’ensemble.

LA SAINTE CHAPELLE

 Avant de pénétrer dans la Sainte Chapelle, je suis étonné que la longue file d’attente soit épargnée aux moins de vingt six ans. Lorsque je demande à l’accueil quelle en est la raison, je m’entends dire qu’il s’agit d’un privilège qui depuis Emmanuel Macron, et à sa suite Anne Hidalgo, ressemble fort à un encouragement à faire voter la jeunesse pour eux. Il fut un temps où des tarifs préférentiels étaient attribués aux étudiants et aux personnes âgées. Aujourd’hui, les retraités n’entrent pas dans les priorités de nos gouvernants et peuvent bien faire la queue… Sera-ce suffisant pour gagner les prochaines élections ?

La sainte Chapelle est édifiée, selon la volonté de Louis IX, futur saint Louis, pour conserver les reliques de la Passion du Christ. Parmi celles-ci, la plus célèbre, la Couronne d’Epines, acquise en 1239 pour une somme dépassant largement le coût de la construction de l’édifice lui-même.

Les reliques appartenaient aux Empereur de Constantinople depuis le IV° siècle. En les achetant, Louis IX accroît le prestige de la France et de Paris, qui devient, aux yeux de l’Europe médiévale, une Nouvelle Jérusalem, et par-là même, la seconde capitale de la chrétienté.

Pendant la révolution, la Sainte Chapelle, symbole de la royauté, subit de nombreuses dégradations, mais les vitaux restent miraculeusement en place. En 1846, l’édifice fait l’objet d’importantes campagnes de restaurations qui donne au monument son visage actuel.

A l’intérieur de la Chapelle basse, c’est la statue de la Vierge qui accueille le visiteur. La restitution du décor polychrome date de la période de restauration, avec ses magnifiques arcatures aveugles trilobées et des médaillons des douze apôtres. Les fleurs de lys sur fond azur des voûtes se retrouvent sur les colonnes en alternance avec des tours sur fond pourpre, armes de Blanche de Castille, mère de Louis IX.

Dans l’abside de gauche, une fresque du XIII° siècle représente l’Annonciation. C’est la plus ancienne peinture murale de Paris.

Dans la Chapelle haute, sculptures et verrières donnent l’impression d’accéder à la Jérusalem Céleste, baignée de lumière.

Les 1113 scènes des quinze verrières  sont un vrai poème qui raconte l’Histoire de l’Humanité, de la Genèse à la résurrection du Christ.

Aujourd’hui la Sainte Chapelle et la Conciergerie sont les seules parties encore visibles du plus ancien palais des rois de France.

Cécilia me demandait, durant notre longue file d’attente , comment il était possible que de cet édifice de l’Ancien Régime put côtoyer le Palais de Justice actuel.

Je n’ai pu trouver d’autre réponse que de lui dire que la légende faisait que saint Louis avait l’habitude de rendre aussi la Justice sous un chêne.

Ma préférée est là, juste avant la rue Danton. La Fontaine Saint Michel. Avec ses colonnes roses qui donnent la lecture et le mouvement vertical dans des proportions du plus beau classicisme. Saint André des Arts, un petit cœur de Paris, au sein même du cœur de Paris.

Depuis Danton, il est aisé de rejoindre le Boulevard Saint Germain, saturé de bistros, bruyant, large et assommé de chaleur. Je me suis toujours demandé comment un boulevard si large avait pu être le lieu attractif de tant de caveaux à jazz, d’intimité et de création intellectuelle. Devant les Deux Magots et le Flore, où les places sont investies et où chacun donne l’air de participer au renouvellement de la pensée parisienne, je doute tout de même que Sartre y ait composé son Etre et le Néant.

Si au pied de l’église Saint Germain des Près, un ensemble de jazz de vieux faiseurs perpétue l’illusion, le sentiment que j’éprouve devant tant de signifiants laisse à penser que ce temps là est vraiment révolu.

Comme promis nous déjeunons à la Brasserie Lipp. On nous réserve une table sur la minuscule terrasse, légèrement aérée, d’où l’on peut observer le va et vient incessant de l’abondante clientèle, et celui toujours aussi zélé des vrais professionnels que sont les serveurs..

Puis, par la rue des Saints Pères, nous remontons vers l’Ile de la Cité, jusqu’à un extraordinaire magasin de jouets, R. et D. Duchange, qui expose de véritables chefs d’œuvre de damiers, de jeux d’échec en ivoire, de monopolys en matière rare, de jeux de l’oie dans des tonalités de bleus et de jaunes qui feraient surtout rêver les plus grands des enfants. C’est encore une rue où les antiquaires abondent.

Par les quais, et une grande arche traversée, c’est l’immense espace de la Cour du Louvre.

La grande fête permanente. Le bonheur de découvrir la ville dans son déshabillé, dans son simple plein air  sous une telle lumière, justifie qu’on ne sacrifie pas à une visite d’une partie de cet immense Louvre.

C’est là le spectacle de l’eau de l’acier du verre et de la pierre, le jeu des transparences anguleuses mais fragiles contre l’éternité des masses semblant porter le poids de l’Histoire. Les jets d’eau ajoutant, à l’art de l’éphémère, une clarté différente à chaque angle de l’immense carré de cette Cour. Le bonheur encore semble traverser l’espace où l’illusion du silence se pose sur toute l’étendue du lieu. Un cerf volant vient ajouter sa note d’insouciance dans ce samedi après-midi.

Un Louis XIV équestre semble régner sur l’ensemble.

Revenant du côté du Pont neuf, je fais un bref passage à Saint Germain l’Auxerrois, puis depuis le Pont, c’est la descente sur le Vert Galant, le Square, puis le minuscule rostre de saule pleureur infesté de promeneurs et pire encore, de pique-niqueurs sous le petit espace d’ombre de l’arbre.

Jacques de Molay, le dernier Maître des Templiers fut brûlé dans le périmètre de ce square.

TOUTHANKAMON

Vers vingt heures, après une pause à l’hôtel, c’est le départ pour le Parc de la Villette. Vaste espace d’où émerge le tout nouvel édifice abritant la Philharmonie de Paris, aux courbes lisses et métalliques comme un vaisseau profilé.

L’été est encore bien là et une foule innombrable et éparse investit les pelouses alentours pour une soirée qui a du mal à entrer dans la fraîcheur.

L’exposition Touthankamon en est à son dernier soir. C’est maintenant ou jamais. Devant le vaste Palais des Expositions, déjà des files interminables patientent. Il devient évident que se procurer un billet pour un tel événement revient à participer à ce qui sera probablement la nouvelle « expo du siècle » aux dires des billets vendus à ce jour. Le Pharaon ne reviendra plus, c’est sûr. Il résidera définitivement dans le nouveau Grand Musée Egyptien du Caire.

L’entrée en matière, quelque peu agaçante dans l’attente de l’ouverture du sanctuaire, à la manière des combats de boxe ou des événement propices à dramatisation, on nous assène des commentaires à la voix fébrile avec accompagnement de bandes son plutôt proche de la Guerre des Etoiles que du repos après la mort d’un monarque fut-il égyptien, et antique.

Après les préambules, c’est l’émerveillement dès l’entrée au cœur des ténèbres d’une visite d’un monde admirablement présenté. Peut-être trop. Certains visiteurs, de peur de manquer une information passent de longs moment à lire chaque cartouche au risque de monopoliser tout l’espace au premier rang des objets présentés, faisant s’impatienter ceux qui se situent juste derrière.

De tels élans de la part des organisateurs et des responsables de l’expo du siècle aurait pu être tempérés par de simples indications concernant les objets ou les personnages exposés derrière les vitrines.

L’exposition telle que nous l’avons découverte eut été idéale pour une visite pédagogique d’un groupe d’amateurs ou pour une classe d’étudiants spécialisés.

Puis, c’est le défilé que l’on se risque à faire de manière informelle, puisque ce qui nous intéresse c’est l’aspect visuel de ces trésors exceptionnels. De Thouthankamon chevauchant une panthère noire, de sa statue colossale usurpée par Ay el Horemhed, de tant de pectoraux et de colliers, de divinités et de masques et de faucons, de rigidités sereines au-delà de la mort, de parcours initiatiques et de secrets connaissables qu’après le passage de celle-ci.

Comme tout un chacun, je cherchais vainement ce que je pensais voir en final de l’exposition, à savoir l’impressionnante représentation du pharaon dans son grand sarcophage qui servit d’affiche dans toute la France.

Cécilia me dit qu’elle l’avait déjà photographié et que je n’avais pas à attendre autre chose que cette petite canope délicate de quelque trente centimètres où devait probablement se trouver une infime partie des restes du souverain.

Je ne dirais pas que c’était une déception mais je n’avais pas imaginé que cette affiche, rencontrée mille fois depuis le début de l’année, eut été autrement qu’une représentation grandeur réelle de cet énigmatique Touthankamon. Toute représentation égyptienne d’envergure étant dans mon insigne ignorance d’une toujours monumentale dimension.

J’avais pourtant appris, il y a longtemps, qu’on peut obtenir du monumental avec des réalisations de très infimes dimensions dans les terres cuites précolombiennes que Cécilia m’avait faites découvrir.

C’est devant une soupe à l’oignon merveilleusement gratinée au Jaurès que nous finissons, avec ce début de nuit, les étoiles dans les yeux. 

Dimanche 15 Septembre

PERE LACHAISE

Ce n’est pas Paris tu m’as pris dans tes bras, mais le Père Lachaise qui est, à sa façon, un ventre de Paris, suivant le modelé capricieux de la terre mamelonnée sur tout l’espace de ce vaste cimetière qu’il en paraît avoir une autonomie dans la ville, un implant sur un arrondissement dont il éclipse forcément les autres caractéristiques. Un ventre où se seraient engloutis nos poètes, nos illustres écrivains, mais aussi des hommes d’épée, de guerre ou d’engagement politique. Mais aussi des anonymes. Les concessions sont parfois à vie , parfois on découvre des plaies béantes attendant un nouveau venu.

Ce matin pourtant, sur le quai du métro, une femme visiblement de sortie d’hôpital psychiatrique pour le dimanche, nous a croisé avec un « bidochon ! » sonore que nous aurions pu prendre pour un présage néfaste pour la journée qui s’annonçait. C’est vrai que malgré les quelques quinze à vingt kilomètres parcourus tous les jours, l’embonpoint est là.

Ce sont les pavés, larges, souvent disjoints, en pente, ou sur des allées infinies, qui finissent par user les jambes.

Arrivés par la ligne presque directe depuis l’hôtel, l’entrée du cimetière nous accueille avec la liste des centaines de milliers de morts parisien, par ordre alphabétique, entre 1914 et 1918, sur un panneau rigide s’étalant sur une centaine de mètres à l’extérieur de l’enceinte. Les morts célèbres eux, ont droit au repos et à un regain de curiosité, à l’intérieur de l’enceinte. Ce sont donc les Chopin, Piaf, Proust, Balzac, les plus illustres de nos morts que les visiteurs viennent honorer d’une simple visite. L’ombre est encore à cette heure un bienfait en attendant la lumière vive et la haute chaleur annoncée.

Mais sans plan du lieu, il devient vite aléatoire de trouver les grands noms. C’était l’erreur commise dès l’entrée où des plans étaient mis à disposition. A ce jeu de découverte et d’identification, il n’est que le hasard, sur un tel vaste périmètre, pour tomber sur un de ces noms recherchés.

Suivant un groupe visiblement guidé par un habitué, nous trouvons Chopin, encore enguirlandé des couleurs du drapeau polonais, et le lieu de naissance, Zevavola zola, que j’avais retenu, pour l’avoir prononcé devant des foules d’étudiants durant mes cours des années quatre vingt, puis plus loin, sans le vouloir, c’est la palette tenu entre les doigts et le Radeau de la Méduse qui signifie Géricault.

Puis les pieds s’usent, le petit désespoir de répartir irrationnellement nos effort nous gagne.

Après avoir acquis un plan dans une boutique funéraire hors du cimetière, qu’un guide croisé un peu plus tard nous annonce comme étant truffé d’erreurs (!), on se concentre sur Eluard et Edith Piaf qui semblent être voisins. Après de longues distances parcourues, Piaf se trouve un peu en arrière de Henri Salvador et de son épouse, en second rideau, presque cachée par tant d’anonymes alentour. Quelques adorateurs s’y trouvent déjà, discrets et recueillis. Pour Eluard, une fois avoir compris le sens du carré lui correspondant, l’étonnement fut grand de constater qu’il n’était visiblement pas seul, mais entouré strictement de ses amis Thorez, Duclos, du Colonel Fabien et de tout ce qui semble constituer le carré des communistes. Jusqu’à des caveaux collectifs concernant les grands morts de la RDA, et tant d’autres victimes et de martyrs dans la défense de justes causes. Il est même un caveau récupérant les victimes de la shoa.

Pas un n’est enterré, après la trêve de l’au-delà d’une vie bien remplie, de combats et de convictions, auprès d’un proche de la famille, de leurs femmes ou de leurs enfants.

Les communistes, même dans la mort, sont enterrés entre eux, entre camarades, et dans un coin de terre séparé des autres.

Dans un cimetière bien bourgeois et de privilège d’accès.

Plus bas, dans un carré restreint, d’où venait doucement la musique des Doors, la tombe de Jim Morrisson, déplacée après tant de marques d’idolâtrie passée, est aujourd’hui clôturée et comme enchaînée et prise en tenaille parmi d’autres.

Pourquoi, en effet, ce jeu, ce besoin d’aller à la rencontre des sépultures ? Il eut été plus poétique de simplement se laisser aller à la grâce des arbres, des allées pavées et hors du temps, des douces lumières filtrant les larges végétations et les ruelles montantes vers quelque croisement d’allées un peu plus haut dans le hérissement des caveaux de part et d’autre de ces allées. De cheminer sans autres raisons que de traverser pour elle-même la quiétude de ce lieu nécessaire de méditation et de beauté indélébile.

MONTMARTRE

A main gauche du Moulin Rouge, propret dans sa toilette écarlate, qu’on croirait un gros jouet conçu il y a peu, la Rue Lepic monte en croisant la rue des Abbesses, et poursuit plus haut vers le Virage Lepic, ouvert en ce dimanche, pour raison de changement de propriétaire. On y déguste le Brouilly que les parisiens semblent priser puisque proposé dans bon nombre de restaurants. C’est presque midi, mais nous ne pourrons pas déjeuner là, le nouveau patron ayant fêté plus que prévu son samedi soir et fait encore aucune prévision culinaire pour ce jour.

Au bout du chemin, le Marcel Aymé de bronze qui traverse la Muraille du square, et plus loin le Moulin de la galette, l’ancien inaccessible au public, et le faux qui s’harmonise malgré tout au paysage devenu réellement montmartrois à ce moment de la pente. 

C’est donc insensiblement vers le sommet de la Butte et sa Place du Tertre que nos pas nous mènent.

Avec Montmartre, et notamment la Butte, il y a toujours ce désir de trouver dans cette colline de Paris, un impossible village idéal tel qu’il a pu exister il y a longtemps. Il ne reste aujourd’hui qu’une vaste carcasse de maisons, de rues pavées où déambulent des hordes de visiteurs, les commerces et les restaurants les plus improbables à mesure qu’on approche la Place du Tertre, devenue une mangeoire sous chapiteau. Les quelques vrais/faux rapins sont relégués entre le pavé de la chaussée et les immondes structures de bois sombre au cœur même de la place.

Les quelques arbres frêles, qui faisaient le charme et donnait cet équilibre de poésie sous le ciel de Paris, ont disparus sous les ombrages ainsi accordés aux restaurants.

Un vaste charroi permanent de touristes, de badauds venus des quatre coins du monde transpercent les espaces de la colline devenues irrespirables d’où émergent quelques vestiges, où sont encore les vignes, bien qu‘enserrées de clôtures, les maisonnettes roses et le Lapin Agile, rue des Saules, que les curieux n’osent descendre, et qui rappelle que Utrillo y puisait la poésie de ses magies colorées de rêveur fragile.

Les escaliers de la rue Foyatier, et les autres trouées montantes vers la Butte, si caractéristiques il y a quelque trois ans, en novembre, ont perdu sous le grand soleil, ce charme de la grisaille et du vert minéral, ce qu’ils ont gagné en lumière tranchante et en agitation trépidante.

Tout l’environnement du Sacré Cœur est un paroxysme de cet envahissement de visiteurs et de saltimbanques (toujours fortement appréciés ici), où ne manque que le cracheur de feu.

Depuis la rue de Steinkerke, c’est la descente grouillante et vivante des commerces bariolés vers la Place Clichy.

Nous déjeunons tard dans l’après-midi dans un petit restaurant colombien de la rue d’Amsterdam où Cécilia trouvent enfin le fameux chocolat qu’aime Y.

Ce n’est que vers dix huit heures que nous émergeons de l’ombre de notre chambre d’hôtel, en direction de la Place des Vosges, devenue sous le regard équestre de Louis XIII, un immense espace de repos estival, à même l’herbe des pelouses à la manière des pique-nique de Glynbourne, enserré par les ocres sereins et les architectures majestueuses qui jettent leurs derniers feux avant le crépuscule. Le premier graffiti historié de la ville, introuvable aujourd’hui, aurait été gravé par Rétif de la Bretonne sur un des piliers de cette place.

Depuis le Pont de Sully Henri IV, se profile le vaisseau Est de Notre Dame et à sa gauche, tout à l’infini, la crête de la Tour Eiffel. L’incendie de cette descente progressive de la lumière, grave et saillante pourrait presque passer pour le même incendie de ce printemps dernier, et offre, à cette heure, une dernière draperie de sanguine sur tout l’Ouest de la capitale.

La rue Bautreillis, a vu une partie de la jeunesse de Pierre Boulez dans sa phase ascendante, et la mort de Jim Morrisson.

Sur le dessus de l’entrée de la dernière demeure parisienne de celui-ci, il est un petit encart qui dit discrètement, et justement : Jim Morrisson did not die here.

Depuis la Place de la Bastille et son opéra, il est difficile de garder les yeux ouverts tant est aveuglante la lumière vers l’Ouest et son couchant. La déception est grande de ne pas trouver Montaigne et la Louve romaine  dans ce square que j’avais découvert de nuit près de la rue des Ecoles et du square Paul Langevin.

C’est donc vers le Panthéon, où quelques pâles blondeurs de lumière accrochent encore la pierre, que nous prenons la rue Soufflot, bien connue de moi il y a cinquante années pour y avoir séjourné une nuit au commissariat, transis de froid. Derrière nous, la belle église de Saint Etienne du Mont dans son baroque clair et classique.

Aux étonnants balconnets à hauteur des tribunes latérales. Jean-Paul II y aurait fait une halte lors d’un séjour parisien.

Il n’ y a apparemment plus de commissariat dans cette rue, mais nos pas nous mènent, après l’avenue saint Jacques, vers Saint Michel et près des quais, la Fontaine du même nom et la placette de saint André des Arts où nous dînerons.

Un dernier regard vers la si belle fontaine, creusée par l’éclairage nocturne, et les inévitables artistes de rues sous le charme discret des petites colonnes roses.

Lundi 16 Septembre

(Paris a inventé le sous bock personnalisé d’un genre nouveau. Tous les bistros de chaque arrondissement proposent des dessous de verre, non plus en carton, insignifiants et jetables, mais en plastique fin et sur leur verseau, vierge de publicité, un guide rapide des changements de métros à partir de la station la plus proche du bistro allant dans toutes les directions où un changement est nécessaire. Par exemple, d’une station proche de la Rue des Ecoles et donc du bistro X, en direction de chaque terminal de ligne, vous changez à X et vous filez directement  à votre destination Z. Ainsi pour chaque grande ligne ayant un changement pour votre destination, partant du bistro où vous vous trouvez… Le prix du café en est un peu augmenté. C’est le sous bock à la demande. Mais la formule classique coexiste aussi pour toujours le même prix du café.)

J’étais ainsi à rêver à ces histoires de métro et de changements de lignes devant mon café croissant, Rues des Ecoles. Depuis hier, je ne comprenais pas pourquoi, passant devant le square Langevin, il n’y avait pas mon Montaigne et ma louve romaine.

Nous sommes donc revenus dans les parages pour refaire le parcours présumé et comprendre l’erreur survenue la veille au soir. L’endroit de départ ce matin est un bistro auvergnat très agréable où nous prenons le café devant la grande vitre donnant sur la terrasse. Au-dessus de nous, sur les toiles du bistro il est écrit : « ici on sert de la race d’Aubrac ». L’endroit ne pouvait être mauvais. En sous sol, où était les toilettes, une grande salle avec des tables et des fauteuil confortables. Je me suis souvenu de ce que disait Georges Gombert et ses moustaches frétillantes sur la fraternité des aveyronnais de Paris.

Mon Montaigne et ma Louve, je les ai finalement trouvés ! L’erreur de la veille tenait simplement à une question de Paul. Dans la nuit embrumée d’il y a trois ans, rentrant avec Bernard pour prendre la station Monge, j’étais persuadé que mon Montaigne était au pied de Paul Langevin (à cause de Monge). En fait, nous étions sur le trottoir d’en face et en sens inverse. Le square du Montaigne au pied usé était dressé devant le square Paul Painlevé… et on ne peut plus en face de la Sorbonne.

La journée remettait enfin les choses dans l’ordre.

Cette matinée propose un plein soleil de plus sur notre petit séjour. Nous longeons donc les quais, sur les pavés allant vers le Pont Neuf et le Vert galant, les larmes tombantes de son saule, voir comment est celui-ci vers les neuf heures.

La lumière est rase, quelques grosses péniches sont amarrées dans leur sommeil, et le quai à la pointe du saule où était la frénésie de ce samedi après-midi, a fait place à une douce sérénité matinale, envahie de lumière crue, rasante encore, et où, à la proue, deux jeunes filles, des amies dans l’intimité de l’heure propice, se faisaient quelques confidences, comme seules au monde, comme les seules ombres légères et à contre jour, anonymes, sur le tableautin.

L’OPERA

L’opéra se dresse face à nous. Imposant, majestueux. C’est toujours la même surprise devant l’ampleur des volumes, de l’équilibre serein et opulent, la grâce dans les proportions et la rythmique monumentale.

Le bassin de la Pythie mène au Grand escalier et à la somptueuse nef de trente mètres de hauteur. Cette nef de marbre abrite les degrés de l’escalier à double révolution qui mène aux foyers et aux différents étages de la salle de spectacle.

La merveille est cette longue galerie qui compose le Grand Foyer, comme un petit Versailles de jeux de miroirs, au plafond peint par Paul Baudry en milieu de XIX° qui décline l’histoire de la musique. La lyre est l’élément principal, elle règne sur tout le vocabulaire décoratif. Orphique.

La salle de spectacle dans le pourpre feutré de l’éclairage d’aujourd’hui, est dans la tradition des théâtre à l’italienne mais son architecture en fer à cheval est dite à la française, en raison de la disposition des places selon leur catégorie, et conçue pour voir et être vu.

Et puis le plafond de Chagall. Nous avons accès à celui-ci par une des loges. C’est un peu pour la lumière et la poésie aérienne et tranchante et une toujours impression de décalage sur la conception globale et l’esthétique de l’ensemble de ce vaisseau que les regards viennent s’extasier. De purs bleus, des jaune et des verts saturés, et des rouges où dansent des épisodes de la Flûte Enchantée, des Ballets de Stravinsky et d’un peu tout le répertoire lyrique qui semblent embarqué dans un manège tournoyant en apesanteur. Je me suis longtemps attardé à trouver la scène d’amour de Pélléas et Mélisande.

Puis quelques bustes, au hasard. Je me suis trouvé devant celui de Adolphe Nourrit, ténor universel du milieu du XIX° siècle où tous les plus grands théâtres d’Europe s’arrachaient ses interprétations. Interprète régulier des ouvrages de Rossini, Nourrit est en fait le dernier d’une tradition qui va se voir éclipsée par Gilbert Duprez qui sera le premier à tenter un contre ut de poitrine. Dépressif, Nourrit se défenestra d’un troisième étage.

Ce qui m’attriste ce matin, c’est cette ironie de sort qui continue de s’acharner sur cet illustre chanteur, par une maladresse ou un mauvais goût des décorateurs de l’opéra, qu’on n’a pas trouvé mieux que de placer son buste triste dans le hall des toilettes, entre deux illustres anonymes de la profession.

En sortant, une famille de chinois pique niquait sans autre souci que de bien prendre ses aises, nappe dépliée sur les marches de la façade, entre cornichons et tube de ketchup.

Depuis la Place de l’Opéra nous descendons la Rue de la Paix, ses hôtels et ses vitrines du plus haut luxe. La Place Vendôme, une des plus élégante de la ville, réserve aujourd’hui une double surprise qui ne la révèle pas sous ses meilleurs atours. Les travaux de ravalement et de restauration, dont il semble qu’ils fassent partie d’un vaste plan général avant ces fameux Jeux de 2024, balafrent malheureusement une partie du paysage urbain. A Vendôme, on a masqué les échafaudages et toutes les plaies qui brouillent les façades des immeubles, par de très vastes publicités aux visages de femmes idylliques, de plages ou de pays de rêve, au nom évidemment des marques de Chanel, Dior et de tous ceux qui officient habituellement ici.

Les orfèvres ne perdent jamais au change.

L’autre désagrément viendrait d’une cohorte de cars de CRS massés agressivement en ce jour promis d’agitation syndicale dont on attend maintenant, comme les fois précédentes, les débordements habituels.

Mais la Place Vendôme garde tout de même cette élégance rationnelle et sobre sous un soleil plein qui l’aura plus encore rendue admirable.

Rue de Rivoli, les jardins des Tuileries que nous longeons. C’est bientôt la raréfaction de tout le périmètre habituel des bistros et des commerces grouillants, pour le Paris historique des parcs et des monuments en deçà des Champs-Elysées. Dans la petite rue Rouget de l’Isle on y boit tout de même notre verre de Baume-de-Venise.

La Place de la Concorde règne sur une vaste plaine qu’on a du mal à lui trouver le relief qui permettrait au regard d’absorber les lointaines Assemblées nationales d’une part, et de la Madeleine à son opposé. La circulation, comme un manège capricieux, tourne sur ce périmètre qui en fait la Place la plus vaste des grandes capitales.

Raymond Dumay qui a toujours une manière d’étalon qui rendra toute chose bien figurée, remarque que la Place de la Concorde a exactement les dimensions du Domaine de la Romanée Conti. De là à dire que celui-ci est un miracle viticole sur un écrin de dimension relativement restreinte…

Les deux Fontaines des Mers et Fontaines des Fleuves confirment, en plus du génie naval de la France, cette volonté symbolique d’en faire un espace d’immensité. Depuis l’obélisque, de loin, au fond des Champs- Elysées, dans le mirage brûlant de la perspective, l’Arc de Triomphe.

Les arbres des Tuileries sont dénudés, la poussière des travaux environnant dessèchent jusque loin dans les jardins tout espace de verdure. C’est l’automne.

NYMPHEAS

 C’est côté Assemblée Nationale que l’on pénètre à l’Orangerie. A l’entrée, donnant le dos à la place, le baiser de Rodin à l’ombre des marronniers. Du moins l’une des multiples copies qui ne laissent de surprendre où on ne les attend pas.

Le vestibule a été dessiné par Monet afin de créer un espace entre l’agitation de la ville et son œuvre. Les autres salles ne sont pas accessibles au public pour raison de travaux ici aussi.

En offrant les Nymphéas à la France, au lendemain de la Première Guerre , Monet invitait à une contemplation de la nature peinte à l’infini : « les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là, selon l’exemple de ces eaux stagnantes, et à qui l’eut habitée, cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation au centre d’un aquarium fleuri » écrit-il en 1909 alors qu’il commence à méditer son projet.

Véritable testament artistique, ces immenses décorations constituent l’aboutissement de toute une vie. Conçues de 1914 à sa mort en 1926, elles s’inspirent du jardin d’eau de Giverny. Dès 1886, Monet s’attache à représenter son jardin au rythme des variations de la lumière.

Les huit panneaux présentés dans les deux salles évoquent la marche des heures, depuis le matin à l’est, jusqu’au couchant à l’ouest. Monet ne représente ni haut, ni bas. Les quatre éléments se mêlent dans une composition sans perspective seulement rythmée par les nymphéas.

Le peintre donne ainsi l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage.

Par la nudité et la sobriété de l’ensemble, par l’encerclement d’un repli diaphane sur l’espace, la sérénité résultant d’une presque abstraction lyrique, c’est un petit Japon, ou une Chine d’avant Zao Wou Ki qui se profilent en bordure même de la place de la Concorde.

L’arrivée au pied de la Tour Eiffel n’est pas si aisée par le long Chemin poussiéreux des Australiens, longeant la Seine.

Le sentiment d’espace, de grandeur, si fréquent dans le Paris des grands monuments, est aujourd’hui confusément amoindri entre le Champ de Mars et le Palais de Chaillot qui lui fait face, par une forêt de grues, et d’installations gigantesques à des fins de concerts nocturnes défigurant la limpidité habituelle des lieux, comme dirait Nougaro de Notre Dame, s’appliquant à la Tour Eiffel, aujourd’hui vieille dame hissant son mouron.

PATRIMOINE

Le Palais de Chaillot abrite le Musée de l’Architecture et du Patrimoine (anciennement Musée des Monuments français, jugé peut-être un peu  trop vichyste d’appellation ?) est le plus vaste musée de ce type au monde.

Dès l’entrée, c’est un rappel de tant de voyages et de géographies dans la France des villes, des clochers et des campagnes, qui s’exposent en un espace condensé de tympans, de façade d’églises, et de sculptures médiévales. Les cinq plus beaux tympans, ceux de Conques, de Vézelay, de Beaulieu, de Moissac et de Saulieu.

L’ange au Sourire de Reims, d’un sentiment pré-botticelien, côtoie la Vierge de l’Annonciation quasiment hellénique par le drapé et le mouvement ample.

Les sculptures des niches de Conques, si hautes dans la basilique originale, sont visibles à quelques pas, à portée de toucher.

Puis Strasbourg et ses vierges sages et folles. Les conversations mystiques de Pierre et Paul au narthex de Vézelay. Le chapiteau énigmatique du Moulin Mystique de Vézelay qui cite symboliquement le passage de l’Ancien Testament en Nouveau Testament, de grains à moudre, en pure farine.

J’en avais fait en d’autre temps un chapitre particulier dans mes cours sur l’art roman.

Puis les longues statues colonnes du portail de Chartres qui invitent à pénétrer, les plus  impressionnantes figures tout à la fois bibliques et royales à l’entrée de la Cathédrale, le saint Jean Baptiste du portail nord, la Vision d’Adam dans la pensée de Dieu, la création du même Adam modelé par les mains de Dieu aux cordon de voussures, qu’on peut ici presque toucher.

Puis la sculpture romane toulousaine, languedocienne, celle de Saintonge et la pierre d’Auvergne rude et granitique, ici moulée et sûrement légère comme une simple écorce, les chapiteaux colorés de Saint Nectaire, et ceux, sombres de Notre Dame du Port à Clermont, la Danse de Salomé devant Hérodias, le trumeau d’entrée de Souillac avec le sacrifice d’Abraham dans un mouvement de haut en bas d’une compacité et d’un raccourci vertigineux. La danse furieuse de Jérémie.

Il n’était plus nécessaire de poursuivre, l’essentiel de l’âme formelle de nos basiliques, du génie médiéval, pouvait laisser place à des époques ultérieures se poursuivre dans d’autres salles, d’autre sensibilités, la promenade suffisait avec ce voyage dans les formes qui résumaient d’une certaine manière les voyages que j’avais entrepris dans le passé, durant tant d’années.

Restaient encore les peintures de la même période. Dans des salles à la presque obscurité, dans le plus rapproché des éclairages d’origine et souvent cryptiques.

Les souvenirs passaient des images aux absides de Montoire dans l’Indre, de la Rotonde en plein champ de fèves du Liget, sa dormition de la Vierge en pastel de Touraine, la reproduction de la chapelle de Vicq- Nohant, à deux pas de chez Georges Sand en Berry, aux personnages en dégradés d’ocres et aux traits nerveux des contours, l’immortel baiser de Judas. Du fabuleux Saint Martin tendant la main au pauvre du cul de four de Saint Aignan, dans les tonalités si douces des peintres d’Indre et Loire.

Berzé la Ville et ses peintures de l’abside, son saint Laurent sur le gril, son Christ en mandorle. L’entière crypte de Tavant que nous avions utilisé avec Bernard dans un vieux Photos/poèmes de mes créations.

Et enfin, la somme de toutes les théologies de ce temps là, la Sixtine du Moyen Age dit-on, mais avec tant d’esprit en plus et moins d’agitation, les voûtes et le narthex de Saint Savin sur Gartempe qui, bizarrement, ont trouvé leur monumental refuge dans la bibliothèque du Musée.

Un clin d’œil sur l’Arc de Triomphe et  aux trépidations des Champs-Elysées pour y sentir la vague large et plongeante jusqu’au lointain de la Place de la Concorde, avant le retour vers Jaurès et le dernier dîner en bordure de la terrasse de la Brasserie, le parfait carré d’agneau, le dernier Brouilly.

Mardi 17 Septembre

L’Histoire de France, depuis le XIX° siècle, est indélébilement liée à l’Histoire de l’Algérie. La Mouzaïa est le nom d’un col près de Blida en Algérie, qui vit les combats, lors de la Conquête de celle-ci par la France en 1830, entre le général Clauzel et les troupes du bey de Tittery, puis plus tard, entre le général Lamoricière et les troupes d’Abd el Kader. C’est aujourd’hui une rue du XIX° arrondissement.

Ce matin le ciel est couvert sans être menaçant. C’est le ciel qui convient pour une fin de séjour, pour un départ. En se disant qu’on aura vécu Paris sous un beau grand soleil. Presque un privilège.

Puisque les Buttes-Chaumont sont au bout de la rue Secrétan, à six cent mètres à peine, c’est en cette direction que je finirais le séjour, dans ce 19° arrondissement que j’avais connu il y a quarante cinq ans, dans des souvenirs de quiétude, de rue tournantes et pavés. Décidément, au chapitre des souvenirs, les chiffres sont ronds.

BUTTES CHAUMONT ET MOUZAIA

Nous prenons le café à la Brasserie Bolivar, dans un intérieur feutré, aux fauteuils profonds. Montant vers le parc, à un moment, la rue Secrétan croise le Boulevard Bolivar qui continue sur notre droite, et au bout de Secrétan nous arrivons à la rue Manin qui borde l’entrée Ouest du Parc des Buttes Chaumont.

A cette heure, les allées sont peu fréquentées, quelques promeneurs, les joggers du matin et surtout, sur le sommet des collinettes, les fameux chinois qui s’exercent à la sagesse avec des mouvements au ralenti, en des gestes décomposés et sûrement codifiés, accompagnés par une musique chinoise discrètement audible.

Les arbres, souvent centenaires et majestueux, ont les couleurs de la saison, les feuilles jonchent de grandes parties des pelouses et certains sont déjà dénudés.

Ce quartier n’a guère changé apparemment. De beaux immeubles sages ont l’avantage, à Botzaris, de donner sur le Parc et sur tout l’Ouest de la ville au loin. Derrière le lac, au cœur du Parc, se trouve le point culminant de la Butte, avec son kiosque dans le style romain. Malgré le gris matinal, de là haut, l’échappée sur les toits d’ardoise et les mansardes le long de la rue Manin probablement, donnent un aspect romantique et très XIX° siècle au quartier. Le dénivelé entre le sommet de la Butte et le pied de celle-ci est étonnamment élevé, ce qui ne paraît pas lorsqu’on ne s’y aventure.

Redescendant par le Boulevard Botzaris, nous croisons la rue de Crimée, et au-delà, c’est le Boulevard du colonel Brunet et la rue Mouzaïa.

Celle-ci a déjà des allures de rue de province, de quiétude et de simplicité, étrangère à l’agitation environnante. C’est l’extrême Est avant le périphérique. La rue Mouzaïa dessert, à notre grand étonnement pour si peu d’originalité, la rue Liberté, que suivent les inévitables rues Egalité et Fraternité. Ces rues ont été percées en 1889 en mémoire de la Révolution, un siècle plus tard.

Depuis celle-ci, c’est toute une série d’allées ombragées, secrètes, flanquées de maisonnettes et de minuscules jardins, les Villas ( les allées se nomment d’ailleurs Villa) de la Mouzaïa.

C’est un réel enchantement que de bifurquer de la rue Egalité et de prendre la Villa qui plonge en pente douce et pavée, entre deux rangées d’arbres qui cachent discrètement toute une série de maisons simples, les anciens pavillons ouvriers du siècle passé, et d’imaginer la vie telle qu’elle a pu être vécu dans ces petits paradis humbles qui semblent aujourd’hui des vestiges d’un temps oublié.

Une fois parvenu au bout de l’allée, si elle n’est pas en cul de sac, il suffit de prendre la rue d’en bas et de remonter « une villa » en sens inverse.

Une fois remontée une Villa, parvenus au sommet, on en reprend une suivante, en descendant à nouveau.

Ainsi on revient à tout un passé au gré des Villa des Lilas, de la Villa Alexandre-Ribot, des Villa Amalia, Fontenay, Marceau, celle des Boers, Cronstadt et Hauterive. Les jardins sont souvent minuscules, négligés, ce sont de simples habitations et souvent colorées en harmonie avec les voisines, des roses et des bleues, jaunes ou vertes, souvent jalouses de leur intimité, cachées par des haies végétales, depuis lesquelles on imagine des intérieurs sans aucun luxe, des havres de poésie échoués là, avec parfois certaines maisons à cheminée.

Je suppose que de vivre ici représente maintenant, par un juste retour des chose, un privilège, à voir certaines maisons apparemment à la revente, entièrement nues et restaurées de fond en comble.

Au-delà de cet îlot bienfaisant du XIX°, plus à l’Est, à portée de périphérique et de regard, j’imagine l’enfer contemporain des ahurissantes tours à mille étages qui nous parlent de notre temps.

Revenus par le bout de Botzaris, la rue Manin qui laisse à main gauche le Boulevard Bolivar, c’est un simple escalier quittant la rue, qui grimpe de façon abrupte sur une centaine de marches et débouche sur un autre îlot inattendu. La Butte Beyregère.

Ce n’est rien d’autre qu’une rue circulaire, ou plutôt en ovale, sur un sommet, la rue Georges Lardennois, pavée et sans issue sinon de revenir sur elle-même, coupées par deux fois, par la Rue Edgar Poë et la rue Rémy de Gourmont.

C’est un autre havre, discret, coupé du monde dans la sérénité de ses immeubles d’habitation, de ses arbres qui flanquent certaines maisons et où l’accès en véhicule ne se fait que par la rue Lardennois, où tout ici est dans le calme baudelairien d’une poésie qui se dérobe à l’érosion du temps. On croirait traverser un bout de quartier des années cinquante.

Le petit jardin nous aura échappé ainsi que le vignoble, produisant un pinot noir , le « clos des chaufourniers », du nom de la rue, qui donne ses cent litres de vin par an.

Vivent ici, tout de même, ou ont vécu pour certains, Jean-Paul Goude, Clovis Cornillac, Jacques Audiard et le Directeur du Ballet de l’Opéra de Paris.

Sur le côté ouest de la colline, au croisement d’Edgar Poë et de Lardennois, un dégagement permet de saisir une vue large et originale,   maintenant bien ensoleillée sur le reste de Paris, en direction de Montmartre et tout en haut, du Sacré Cœur.

Il est plus de midi.  Une dernière bavette échalotte au PMU, dans une brasserie au bas de Bolivar. Sur plusieurs étagères on peut emprunter et échanger de vieux livres fatigués. Je n’ai pu m’empêcher de choisir un roman de Julien Green. Bernard viendra déposer quelques volumes à l’occasion.

Il est temps d’aller vers la Gare de Lyon. Sa tour de l’horloge est aujourd’hui en plein azur.

Il reste un peu de temps pour prendre un verre au Train Bleu. Sa remarquable architecture nous plonge dans le climat des années 1900. Les peintures, déjà nous rapprochent de notre Sud, puisqu’elles retracent les villes importantes où se destinent les trains en partance d’ici.

Les trois plafonds honorent Paris, Lyon et la Méditerranée. Avec des œuvres de François Flameng, élève de J.P. Laurens, de Dubufe et de Saint Pierre.

On sera surpris de la ressemblance des peintres figurant ici. Ce qui leur permit de concourir à un ensemble décoratif sans dissonance.

La Méditerranée et le Théâtre d’Orange d’Albert Maignan, le Villefranche et le Monaco de Montenard, Menton, Nice et sa bataille de fleurs de Henri Gervex. Et enfin le réseau des Alpes  qui évoque le Mont Blanc et la peinture de montagne.

Puis, dans le train « Ouigo », défilent ensuite les paysages de Bourgogne dans la lumière blonde. Les vaches blanches semblent n’avoir pas quitté les pâturages. De temps à autre, un village aux teintes brunes, des prairies brûlées, et un clocher roman. La nuit descend.      




ESPAGNE

9/19 Juillet


GERONE/GRENADE/CORDOUE/TOLEDE/

TARRAGONE

Demain nous serons en Espagne. Le passage à Séville avait suscité l’an passé un certain goût d’inachevé. L’Andalousie méritait d’être embrassée de plus près et sur le plus possible de ses replis, de ses faenas, de ses rudesses et de ses parfums de Sud. Loin des repentirs.

Il avait donc été promis de rendre une visite à l’Alhambra, sœur de l’Alcazar sur l’écrin des merveilles. L’Andalousie et Grenade sont le tourniquet, la porte qu’on ouvre de Nord au Sud et de Sud au Nord, la porte ouverte sur le Maroc de mon enfance.

El Greco, depuis cette Pentecôte qui m’avait illuminé à Amsterdam il y a quelques années, serait aussi un des fils rouges de notre séjour. Donc Tolède dans le cœur du pays, pour se hisser sur les oblongues de la mysticité et le feu qui ne manquera pas de nous porter.

Ce matin, la confortable Nissan n’a aucun mal. La chaleur n’est ressentie que lorsque nous faisons une halte. Les vitres teintées protègent du soleil qui monte. Les tronçons d’autoroute, les panneaux bleus défilent, Lyon, Montpellier. L’Aude bientôt. C’est toujours de bien loin qu’on sait que Narbonne arrive. Le vaisseau de la Cathédrale apparaît, comme l’église de la ville d’Ys, de son océan de plaine, et signale que la ville invisible de Narbonne est à ses pieds.

Furtivement, depuis un champ, un terrain vague, d’une casse, apparaît une 404 Peugeot désolée, un peu à l’écart, quasi désossée, dans sa classique couleur vert d’eau d’époque, qu’en une image lumineuse je crus voir celle qui nous menait, vers Grenade, il y a cinquante-huit ans, du temps de l’oncle André. Nous revenions d’un séjour au Pays Basque. En 1962 exactement. En Juillet probablement. Nous avions traversé et souffert avec la 404 sur les pentes sans ombres de la Sierra Nevada durant un temps qui parut interminable, avant la descente vers la ville orangeraie, l’oasis, après les affres de la montagne lunaire.

Le château de Salses émerge, puis avant même de nous en apercevoir, nous pénétrons déjà en Espagne catalane.

Les éoliennes jalonnent tristement de-ci, de-là, de leurs figures inopportunes les paysages propices aux vents, au défilé du moindre promontoire de ces pays au creux des Pyrénées, qu’on croirait qu’elles s’essoufflent plutôt qu’elles n’alimentent en énergie. Elles sont comme les statues de l’île de Pâques (ce serait la seule analogie quelque peu flatteuse pour ces mobiles contemporains) que dans mille ans on se demandera ce que c’est. Des invocations vers un ciel muet ? un désir de s’envoler, ou des moulins à pourfendre par la chevalerie errante ? J’opterais bien pour la troisième possibilité. Sans attendre mille ans.

 

GERONE

L’entrée dans Gérone arrive très vite, la ville est à l’heure des fantômes. Hôtel Ultonia. D’une architecture des années cinquante, presque romantique, qu’on aborde depuis une belle place dégagée. De notre septième étage et la petite terrasse qui prolonge la chambre, il n’y a pas plus charmant paysage urbain que cette vue sur la Cathédrale et l’ensemble de la cité ancienne, avec, nous faisant face, un admirable immeuble Renaissance aux cierros (sorte d’échauguettes fréquemment construites en Espagne, à usage des jaloux et des curieux), aux larges baies de vitres ondulées laissant apercevoir très nettement les intérieurs des appartements à chaque étage. Comme des fenêtres sur cour, des fauteuils somnolents, des jouets d’enfants, des meubles de style, toute une petite poésie de théâtre intime.

La couleur dominante de la ville est jaune. Comme la rivière, le Riu Onyar, qu’on franchit depuis plusieurs ponts. Rivière jaune et boueuse, morte ou endormie de charruer les fatigues des heures brûlantes. Le long des deux rives, la perspective est acérée sur des immeubles de couleurs en anarchie, des rouges, des ocres jaunes, des verts et des bleus délavés, mangeant la lumière d’une violence furieuse, qui rivaliserait avec les opulences somnolentes de Venise, avec modestie.

La vieille ville qui commence avec la rivière s’en va se percher par des ruelles pentues, perpendiculaires. On n’arrête pas de grimper, de redescendre des escaliers. Heureusement ce bijou historique n’est pas vaste. La cité ancienne est un mouchoir de poche. Les catalans et les espagnols sont à l’ombre. Le confinement est ici une discipline héréditaire comme la sieste en Corse. Le hasard de nos pas mène vers l’austère façade, close à cette heure, du couvent Sant Domenec, encadré de beaux cyprès noirs. Cette petite ville historique est jalonnée, d’escaliers en points de vue, de monuments et d’églises en églises, par de petites place dégagées, souvent ombragées qui donnent comme un rythme à prendre au cœur de la cité.

Du bas de l’escalier, la Cathédrale se dresse, de style Renaissance et baroque, majestueuse, avec son porche large, et comme à la Trinité des Monts, on embrasse la perspective en contre plongée. Sur la place qui lui fait face, on pourrait méditer des heures sur la terrasse à l’ombre des arbres.

A l’arrière de la Cathédrale, le Musée des Arts (qui aurait pu ajouter Catalan), est aménagé dans un ancien bâtiment à l’austérité de château-fort, aux pièce démesurément grandes, où les vierges romanes, les vierges de piété, dépouillées de toute magnificence, avec leurs visages de paysannes authentiques, sont l’expression de la foi des campagnes. Des christs en bois, pareillement, raidis sur la croix à la manière byzantine, sans aucune expression de douleur, parce que remplis des plus divines simplicités, et témoignant simplement de la dramatique finalité de l’homme. Parmi toutes les pièces présentées, j’ai été particulièrement ému par une sculpture, pareillement humble, représentant Saint Martin découpant son manteau avec, à sa droite le pauvre, les mains jointes, et à gauche la Vierge, encadrant tous deux le magnifique cheval, tête baissée, position génialement adoptée par le sculpteur dans la nécessité de faire entrer les quatre personnages de sa thématique dans l’espace réduit (la loi du cadre) qui avait dû être celui d’un chapiteau à l’origine.

Remontant à la lisière boisée de la vieille ville, se prolongent de vastes étendues de campagnes découvertes. Les ruelles étroites et pavées à main droite de la Cathédrale, mènent à un jardin d’où se dresse en contrebas Sant Père de Galligants, une des perles d’architecture romane du pays catalan. Il est très étonnant par ailleurs que dans la très sérieuse collection Zodiaque, éditée naguère par les moines de La Pierre qui Vire, aucune étude ne lui ait été consacrée dans la Catalogne romane vol. 2, alors même que la moindre chapelle rurale se trouve identifiée dans des inventaires régionaux plus qu’exhaustifs…

San Père s’aperçoit depuis le promontoire du jardin, dans un paysage franciscain, plus franciscain peut-être qu’Assise même, bordé de cyprès et flanqué à son chevet d’un petit parc avec un bassin d’eau qui accentue plus encore la quiétude environnant l’édifice.

Au-dessous, à hauteur des fondations de l’église, le Galligants qui longe celle-ci n’est plus qu’un lit étroit asséché aux couleurs de safran qui ne garde plus que le souvenir d’une ancienne rivière. 

La première impression que laisse cette église est cette similitude tout droit sortie du génie clunisien, perle bourguignonne en terre catalane. Avec un clocher au plan octogonal dont la délicatesse des arêtes lui confère un profil circulaire depuis l’endroit où on l’admire, et en parfaite harmonie avec son abside et sa série de deux absidioles de part et d’autres. Par le plus grand des miracles Sant Père peut être admiré de n’importe quel angle que ce soit. Depuis l’entrée au portail occidental, l’église semble engloutie par une forêt de cyprès.

Construite au XII° siècle, elle suit le plan basilical avec trois nef, séparées par des piliers qui soutiennent des arcs semi circulaires. Les chapiteaux de la nef centrale sont de grandes dimensions mais presque hors de lisibilité. Deux d’entre eux sont attribués au Maître de Cabestany, qui œuvra en Languedoc, notamment à Saint Guilhem le Désert.

Au cloître, les petits chapiteaux sont décorés de motifs végétaux et d’animaux fabuleux.

L’origine des bains arabes de Gérone reste inconnue. On sait seulement qu’en 1194, le roi Alphone I donna deux cent cinquante salaires prélevés sur les revenus des bains, pour le service de la cathédrale.

L’apodyterium, sorte de vestiaire de ces bains, est la salle la plus spectaculaire, avec sa piscine octogonale, entourée de colonnes couronnées de grands chapiteaux, de sa lanterne et de son dôme. La perspective d’ensemble dans la semi obscurité, avec cette lumière venue du haut de l’édifice est digne ici d’une beauté cistercienne ou d’un tableau orientalisant de la fin du 19° si on l’imagine du temps de sa splendeur.

Trois autres salles servaient aux autres nécessité des bains, le frigédarium, où le froid était permanent, puis la pièce tiède, transitoire, le tepidarium où les usagers se remettaient du froid intense, et enfin le caldarium, à la chaleur extrême, alimentée par un chauffage souterrain, l’hypocauste.

Après un passage à la basilique Sant Fellu, visible de tous les points de la cité grâce à son long clocher ciselé avec élégance, nous reprenons le pont qui lui fait face et avons une nouvelle série de maisons colorées qui se mirent largement dans la rivière jaune. Canaletto, ou plutôt Guardi, pour le dessin plus acéré et le clair-obscur des lieux, auraient aimé l’endroit.

La lumière creuse profondément les reliefs. Nous revenons vers la Plaza del Independenza pour un verre bien mérité.

Sur la terrasse du bistro, Cécilia est soudainement étonnée d’un grondement progressif. C’est l’heure où les espagnols s’éveillent à la fin de journée. La rumeur gronde presque, en effet. Les jeunes filles, à quelques tables de là, s’animent et font entendre des rires et des éclats gutturaux, comme après un long repos de la voix. L’avenue centrale délimitant le tracé de la ville nouvelle ruisselle maintenant de véhicules.

Il est temps de voir une fois encore le paysage panoramique depuis la terrasse de l’hôtel, et de descendre à la nuit venue sur la même place où les tables deviennent difficiles à trouver. L’animation battra son plein jusque tard dans la nuit. Les reflets nocturnes sur la rivière remplacent maintenant les foudres de couleurs depuis les ponts qui gardent la vieille ville.

Vendredi 10 Juillet

Des nuages couvrent le ciel. La petite place au pied de la Cathédrale est absolument déserte. Il est dur de se hisser en haut des marches interminables. L’intérieur, silencieux et frais, aux stucs baroco doloristes dort encore de son silence matinal.

(La description ne pourrait mieux en être faite que dans le volume de Zodiaque qui y consacre de larges pages.)

Au sortir du flanc sud, un petit chemin étroit mène au parc della francesa construit par une française amoureuse de ce carré inspiré de tendresse, qu’elle a voulu surplombant la vieille ville, d’où l’on voit maintenant Sant Père et tout le bas de ces lieux franciscains depuis ce charmant jardin aux cyprès, aux rosiers et aux différentes terrasses faisant un îlot en surplomb de la cité.

Gérone est triste sous la grisaille. La ville nouvelle est vite avalée, et la route menant au sud ne quittera que rarement des yeux les bords de la mer. Benidorm dresse monstrueusement ses immeubles jusqu’à des hauteurs impressionnantes, jaillissant à même le rivage, sur des kilomètres.

En contraste, les paysages s’uniformisent, du moins dans l’aridité et l’absence de relief, sur de vastes plateaux aux terres jaunes que peuplent des étendues d’oliviers et des grappes de cultures d’arbres fruitiers. Les villages s’emblent s’engloutir dans le jauni des paysages.

GRENADE

  Grenade, comme les femmes, peut s’aborder de diverses manières. Durant ces traversées de l’Espagne du sud au nord ou inversement, il nous arrivait de faire étape à Marbella, parfois à Cadiz. Les autoroutes des années soixante étaient encore peu développées et ne se profilaient qu’aux abords des grandes villes. L’inspiration tenait lieu d’itinéraires. Maintenant c’est l’étape de Grenade.

La lumière de dix-huit heures aujourd’hui allongeait déjà les ombres.

Comme il y a cinquante-huit ans, Grenade apparaît d’un coup. Mais cette fois la Sierra Nevada est noyée dans les lointains. C’est par un autre défilé en pente sévère qu’apparaissent par fragments, les éclats d’orange d’un fond pourpre sur sa grappe d’arbres et de maisons blanches, qui font de la ville l’oasis si attendue. Puis les premiers quartiers d’immeubles nouveaux, dans les carmins foncés rehaussés par le soleil tombant et les longues allées boisées, les chemins tortueux jusqu’à l’hôtel dans le périmètre sud de l’Albaicin.

Face à nous, bien haut, la colline de l’Alhambra.

Déjà la ville est plongée dans la lumière électrique, le bruit et le déhanché si particulier des nuits sans fin d’Andalousie. Aux tavernes, aux jambons noirs pendus au plafond comme des gourdins, au vin de Barbera et à la frénésie de l’heure avancée.

Soirée dans Grenade aurait écrit Debussy…

Samedi 11 Juillet

 L’ALAHMBRA

 C’est le bus 32 qui fait la grimpette par des lacets montants jusqu’aux portes de l’Alhambra. Il fait presque frais, les rues continuent de dormir. La lumière est idéale. Dès l’arrivée, et avant de pénétrer, les murailles exposent leur teinte safran sous les premières percées de soleil.

En ce moment de Covid 19, l’entrée est, comme on l’imagine, une occasion de multiplier les absurdités. Les gardiens, les responsables de sécurité, et toute une fourmilière hiérarchisée de petits bonshommes et de zélotes bien déterminées, d’ordinaire voués à un total désœuvrement, trouvent ici une occasion inespérée d’exister au travers de contrôles de photos, de pièces d’identité et de tout un tas de petites tracasseries, bien en contraste avec le silence majestueux des remparts qui sont maintenant à nos pieds.

Les touristes asiatiques mitraillent déjà la moindre pierre, fut-elle celle d’un bâtiment administratif, la photo étant pour l’asiatique un dédoublement schizophrénique d’une seconde vie parallèle, vécue en temps réel.

C’est dans l’allée du Palais Charles Quint que nous pénétrons sans plus de préambule, vers notre droite, les murs d’où vient s’ouvrir l’Acropole andalouse. 

La partie de l’Alcazaba, rugueuse au sommet de la colline, est ouverte par la Puerta del Vino, où la médina est visible dans ses ruines austères. (J’ai toujours cru que cette Puerta del Vino du deuxième cahier de Préludes de Debussy était une ouverture vers une route des vins d’Espagne ! …)

Là vivaient deux mille personnes du temps des rois Nasrides. Mais c’est en pénétrant dans les Palais, par une enfilade de raffinements successifs que l’Alhambra déroule ses trésors. L’ensemble des palais est divisé en deux : le Palais de Comares et le Palais des Lions. Leur disposition est typique des palais orientaux, c’est-à-dire, autour d’une grande cour, diverses salles de représentations, de dépendances privées et de bains à proximité.

Le Mexuar (Nonina et ma mère parlaient souvent du Méchouar de Rabat, au sein du Palais royal à deux pas de chez nous…), et son Oratoire donne, depuis son enceinte intérieure, une vue générale depuis la découpe silhouettée des fenêtres, sur le quartier de l’Albaicin. D’autant plus remarquable, ce matin, que le soleil vient frapper au levant ce quartier, au pied du palais où nous sommes.

***

L’Art Nasride : 

« C’est l’ensemble des manifestations artistiques qui se réalisèrent durant le royaume de Grenade crée en 1237 qui, étant un emporium indépendant, développa un style qui lui fut propre. On y observe une influence inévitable de l’Occident ainsi que la présence exceptionnelle de représentations animées, totalement interdites par le Coran. Mais ce qui caractérise surtout cet art, est sa grande richesse décorative. Il devient sublime à l’Alhambra dans les salles, les cours, et les jardins qui transmettent une atmosphère poétique et raffinée.

Les motifs ornementaux de ses arabesques sont végétaux ou purement linéaires et géométriques (entrelacs) outre les textes et épigrammes tellement bien intégrés qu’on ne les voit pas toujours. Il s’agit de textes religieux ou de poèmes, les uns en coufique (aux traits plus anguleux), les autres en italique ou nasji. Une phrase revient dans toutes les salles (« La gallib illa Allah » (il n’y a d’autre vainqueur que Dieu), devise de la dynastie Nasride.

Les couleurs, souvent aujourd’hui disparues, symbolisaient l’or, la royauté ; le rouge, le pouvoir ; le vert le paradis, et le bleu, l’espérance du paradis.

Nous trouvons aussi à l’Alhambra un riche trésor décoratif d »alicatados » (lambris d’azulejos). Ce travail d’azulejos reçoit le nom de l’instrument (al’qata’a) avec lequel on réalisait les pièces et les compositions géométriques, soit sur les surfaces lisses, soit sur les colonnes avec souvent une grande virtuosité, d’une complexité mathématique qui a fasciné les artistes du monde entier. Le rythme répétitif et la symétrie sont des constantes dans toutes les compositions.

Il est à signaler aussi le contraste entre la richesse intérieure de la décoration et la sobriété de l’extérieur. Il s’agissait de souligner que la vie intime, la vie familiale, c’est-à-dire la spiritualité était la richesse authentique ».

-Collection Guides Espagne –Escudo de Oro- p. 23/24

***

Le Patio des Myrtes, au centre du Palais Comares est conçu pour recevoir le soleil tout le long du jour. Quel que soit sa position, aucun élément d’architecture n’entravera et ne croisera sa course durant tout le jour. Et puis l’eau, vitale en tous lieux et plus encore dans la culture arabe, l’écoulement de l’eau dans son bassin ou par jets délicats contribue à l’architecture en en prolongeant l’aspect décoratif reflétée à ciel ouvert.

Le patio des Lions est au centre du second palais. Cent vingt-quatre colonnes fines de marbre blanc semblables à des palmiers entourent le patio. Elles sont regroupées par deux, à l’exception de celles des deux pavillons saillants.

Ces patios sont probablement le cœur même de l’Alhambra, donnant les images les plus classiques répandues dans le monde. C’est ici un authentique plaisir pour les sens. Tout y est délicatement ciselé dans la virtuosité des ciseaux de l’artiste. Les chapiteaux et les colonnes qui semblent toutes pareilles au premier regard, découvrent peu à peu leurs différences. On ne sait qu’admirer le plus des festons de pierre ou des proportions des ensembles architecturaux.

Les douze lions qui soutiennent la vasque furent taillés dans un style volontairement plus frustres, et datent d’une période antérieure. On les imaginerait bien dans un palais babylonien.

Contrairement aux Pyramides d’Egypte ou du Mexique, ce n’est pas par une foudre immédiate que le sublime de l’Alhambra se révèle. Mais par une graduation et une succession d’enclos, de ciselures aux murs des palais, d’alignements de fenêtres offrant encore des séductions en faisant jaillir une perspective sur le bas de la ville, faisant suite à d’autres enclos d’architecture ou de jardins, comme des enchaînements de prodiges se déroulant en une ondulation esthétique pour le bonheur du cœur et de l’esprit. Une manière quasi évolutive d’aborder les merveilles.

Et puis les noms chantent par eux-mêmes. La Salle des Rois (où une fresque de plafond réunit les dix premiers souverains de la dynastie Nasrides), la Salle des Deux Sœurs, le mirador de Daxara, le palais et la tour des dames du Portal, le jardin de Lindaraja. (Debussy n’en avait ouï les jets d’eau qu’au travers de cartes postales.)

C’est ensuite d’un point à l’autre des remparts, une succession de carrés de jardins, de perspectives luxuriantes avec souvent, en fond, la découpe d’un mur d’ocre austère ou de crénelures derrière lesquels s’abritaient des univers fabuleux de sensualités. La tour des Infantes est pour moi comme un déjà vu miraculeux de figuiers de barbarie, de bougainvillées, de rosiers grimpant et de peupliers séculaires, ajoutant à cet impressionnisme d’oasis marocain l’invitation vers les portes du désert.

La légende dit que la Tour de la Captive, auparavant Tour de la Sultane, avait été la résidence de Isabel de Solis, convertie à l’Islam et devenue favorite du sultan sous le nom de Zoraya.

Revenus au bout du chemin des murailles, nous retrouvons la longue allée menant au Generalife, la résidence secondaire des sultans nasrides, avec en perspective, les Tours de l’Infante et celle de la Captive qui se profilent maintenant au loin, de quelques points que ce soit depuis que nous pénétrons dans les luxuriants jardins, les plus beaux et les plus apprêtés de l’Alhambra. Je comprends que Manuel de Falla ait nommé le mouvement lent initial de son concerto pour piano « Nuits dans les jardins d’Espagne », « Dans les Jardins du Generalife ».

Les bassins de l’allée centrale sont entourés de cyprès et à chaque extrémité des bassins, des vasques déversent la fraîcheur dont les jets d’eau donnent l’impression de s’épanouir en une fleur qui s’ouvre sur une perspective plongeante vers les jardins du bas dans le damier des carrés de fleurs, de tournesols, de vigne vierges, (les fameux carmen), de néfliers et de magnolias, de mille espèces d’arbres et de fleurs, les cognassiers, les sophoras, les koéléries, renoncules, clérodendrons et gerberas, avec pour fond la plus extraordinaire vue sur les murailles et les tours de l’Infante et de la Captive. Certains carrés de fleurs dans leur cadre de cyprès rendent des bleus de saphirs, des tonalités d’émeraude aux ombres basses et des harmonies de roses qu’on croirait l’éclosion d’une luxuriance propice à faire naître un Monet ou un Renoir.

Du haut de son palais d’été le Generalife domine, dans son splendide isolement, ce lieu insolent de quiétude qu’on appelle la colline du soleil.

C’est par une allée aux rosiers grimpants sous la voûte végétale qui donne l’ombre que nous finissons par revenir à nouveau vers le Partal et ses jardins sous l’enceinte des murailles.

Midi est déjà là. C’est l’heure de la sortie des communiants tous vêtus de blanc à l’Eglise Santa Maria de l’Alhambra.

Et de quitter, dans le silence de l’heure torride, cette colline du soleil.

De rêver au dernier des Abencerages.

C’est aussi l’heure méritée du verre de Barbera chez « Manuel », à deux pas de l’hôtel. Le sourire de la serveuse à l’ombre devenue rare sous le feu de la ville, est aussi une oasis. Une générosité devenue suspecte en France. Face à notre petite terrasse, la Casa del Vino, bar à vin, lieu de rencontre traditionnel connu des amateurs si on en croit le nombre d’enseignes de recommandation du Routard. Depuis 1995. L’intérieur n’est qu’un couloir sombre avec quelques tables et tabourets et finit par un mur et une simple table basse tout au fond. J’y déguste avec Cécilia un Tio Pepe au comptoir, à la santé de Louis Toulet qui ne manquait jamais d’en boire en passant en Espagne. Le verre de blanc est à deux euros !

Le plomb du ciel incite à rentrer à l’hôtel jusqu’à une heure plus propice aux grandes marches dans la ville.

Depuis l’angle de la rue, on peut apercevoir le chevet de la Cathédrale, et juste sur ses flancs, le Chapelle Royale, la Capilla Real, que nous abordons vers seize heures.

En complément de la visite à l’Alhambra, j’ai compris depuis cette visite à la chapelle, qu’il y avait, avant l’arrivée au trône d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon, une Espagne en quatre royaumes indépendants : la Castille, l’Aragon, la Navarre et Grenade. Le royaume de Navarre le plus petit et celui de Grenade, le dernier territoire aux mains des Musulmans, et donc le plus convoité.

Isabelle et Ferdinand menèrent à l’unification tous ces territoires sous la domination d’une seule monarchie régnante. Les deux évènements décisifs dans la naissance de l’Espagne comme royaume moderne furent leur mariage et la conquête du royaume de Grenade. Par ailleurs, sous leur règne, furent aussi attachés à la couronne d’Espagne tous les territoires d’Amérique où Christophe Colomb débarquait.

D’où l’importance que cette Chapelle soit dans la ville de Grenade.

C’est ici que se résume l’Histoire de ces grandes conquêtes, dans les tombeaux, les gisants, le Sceptre de la reine, l’épée de cérémonie de Ferdinand, et le coffret à bijoux.

…L’âge d’or espagnol s’achève avec la destruction de « l’invincible armada » en 1588. L’Angleterre qui ne tolérât jamais d’autre empire que le sien, cautionna Francis Drake et la piraterie, détournant à son profit des butins revenus de l’Eldorado…

Parmi les trésors artistiques, des peintures de van der Weyden, et de magnifiques Memling dont une exceptionnelle Descente de Croix aux Pleurs des Saintes Femmes. Plus loin, la Vierge avec le Christ de la Pitié.

Dans l’angle d’une salle un très beau Ferdinand en bois polychrome.

En ce samedi, on s’attendrait à plus de mouvement dans le cœur de Grenade. Les rues sont quasiment désertes, et pas seulement parce qu’il y fait très chaud. De nombreux commerces ont rendu l’âme. Les rideaux de fer sont visiblement baissés depuis longtemps. Le chemin est tortueux pour rejoindre le Monastère de San Jeronimo, les portions de rues se coupant fréquemment à angles droits et les noms de rues se multipliant, on a du mal à s’orienter. Débouchant sur une petite place, ce n’est pas le monastère qui se présente à nous mais San Juan de Dios. On ne peut y pénétrer. Certaines de ses parties seraient en réfection, les portes sont closes aujourd’hui. En fait les rues sont tristes et sales comme un dimanche d’été qui prend à la gorge.

Seule la Plaza de Bib Rambla, large et dégagée sous le gris du ciel, foisonne de magasins de souvenirs, de fanfreluches et des tapis arabes de la rue de Zacatin.

Les nuages se sont estompés, le ciel se découvre franchement quand nous abordons la Plaza Nueva et le début de la Carrera del Darro.

Sur la place, c’est le rassemblement de toutes les gênes, de toutes les pauvretés, des misères à peine voilées. Les trottoirs sont mal entretenus et ne peuvent cacher les négligences dans l’entretien de la ville.

Les espagnols ont la passion des jeux de hasard. On y trouve des loteries dans chaque rue, des hommes sandwiches crient que la fortune est dans ces numéros qui sont à vendre. L’espagnol ne se contente pas de posséder les plus grands clubs de football, chaque socio est détenteur d’une part de rêve, d’une part de la fortune du club.

L’église Santa Anna présente sa façade à l’heure rougeoyante de tous ses ocres. C’est, après elle, le vrai début de la Carrera qui longe la rivière et épouse le pli naturel du pied de la colline de l’Alhambra. La rue se transforme en ruelle pavée où les véhicules ont peine à se frayer un chemin. C’est, de l’autre côté, l’Albaicin, le débouché des rues étroites qui montent au travers de ses maisons blanches vers le sommet de la colline.  Ce soir, nous longeons le cours du Darro que traversent quelques jolis ponts anciens qui ont l’étroitesse de la rivière. Son cours est quasiment asséché et comme assoiffé dans ses bambous et ses herbes folles. Quelques baigneurs se réfugient vers de rares poches d’eau encore vives. Le long serpentin de la rue mène à une esplanade (paseao del padre manjon) où se succèdent des terrasses de bistros depuis lesquelles on peut voir tout là-haut, l’enfilade des murailles de l’Alhambra, et saillantes et solitaires, les tours se profilant au pied du ciel.

Une femme aux interminables ongles peints nous indique un lieu où se joue le meilleur flamenco de la ville.

Vous direz que vous venez de la part d’Elena.

Comme pour midi, nous dînons au « Manuel » et plongeons à la Casa del Vino où je vois avec surprise que les clients sont surtout servis en bière. Les femmes en particulier. Je m’en étonne auprès de la patronne qui me dit en souriant « C’est une forme de préambule, ensuite ces dames boivent de nos meilleurs vins » Je suis rassuré, avec l’âge devant de telles attitudes, je me serais senti devenir intolérant.

 C’est un Paraje del Mincal de 2015 que j’emporte, à déguster plus tard.

Dimanche 12 Juillet

La ville est comme morte d’un dimanche mortel. La lumière ne tarde pas à se lever, tranchante sur toutes les arêtes de la pierre. Le seul bistro ouvert sur sa large terrasse est sur la Plaza de Bib Rambla. Les devantures des commerces sont fermées, rideaux de fer aux tags innombrables, c’est la désertification du centre-ville. Les rues, étroites autour de la place, vidées de leurs habitants. Il est presque neuf heures. Sur notre chemin sommeillent encore jusqu’en fin de matinée San Geronimo et San Juan de Dios à la belle façade baroque, aux proportions impressionnantes.

C’est en s’enfonçant un peu au-delà du périmètre historique, par les rues baignées maintenant de soleil, bien boisées et meurtries d’une précarité qui ne se cache plus, de quelques commerces qui durent être florissants il y a longtemps, que le chemin montant mène au monastère de la Cartuja, la Chartreuse de Saint Bruno, l’inventeur du silence.

Une cloche sonne au loin les dix heures, d’un son fêlé comme sonnent les cloches d’ici, d’un battement de détresse, aux harmoniques faibles, qu’on croirait l’angélus d’un western mexicain.

La façade de la Cartuja se situe sur une place bien dégagée. L’entrée se fait par un double escalier en pierre ciselée. Les salles autour du cloître, présentent des scènes de la vie du saint, des peintures de différents martyres, des persécutions par les turcs de moines chartreux, et de moines exécutés à Prague.

L’église baroque divise son espace en plusieurs parties. Dans la première se trouve les sept étoiles allégoriques de Saint Bruno et de ses six compagnons se retirant à « la Chartreuse » près de Grenoble. Dans la seconde, la fuite en Egypte et le baptême du Christ de José Manuel Vazquez. La troisième partie est complètement isolée comme l’exige la règle des moines chartreux.

Puis enfin la sacristie : « Il y a des moments où l’art ne nécessite pas d’être expliqué : la beauté et l’harmonie parlent d’elles-mêmes… mais pas encore parvenues au fameux « climax ». C’est comme franchissant un seuil nous entrions dans l’acte final de la neuvième de Beethoven ou l’adagio de la septième de Bruckner. La lumière nous envahit dans un espace encore plus éthéré. »

(-Grenade, éditions Miguel Sanchez-)

Ce sera ce que nous retiendrons dans ce silence de dimanche matin où nous n’avons pas rencontré une seule personne, sauf quelques moines venus plier et replier quelque nappe d’autel avec un œil par moments négligemment posé sur nous.

Redescendus vers douze heures trente, la ville du côté de San Jeronimo est plus animée. Pénétrer dans Jeronimo en plein cœur de la ville, c’est faire un bond contrasté de cinq siècles en arrière, au XVI°, au siècle de sa construction et de la mort du « Gran Capitan » qui œuvra à toutes les guerres de reconquête du royaume de Grenade. L’intérieur est d’une Renaissance triomphante, et c’est au transept que le passage se fait du gothique isabellin au pur style de la Renaissance. Il est soutenu par d’énormes arcs décorés par des figures de l’Antiquité : César, Hannibal, Pompée dont on pourrait trouver étrange qu’ils se trouvent dans une grande église catholique. La raison en est qu’elle laisse se hisser le Gran Capitan à hauteur des exploits de ces illustres aînés.

Le retable du chœur est probablement le plus grand de la Renaissance espagnole (sauf peut-être celui de Séville ?). Chaque sculpture, sur quatre rangées, à taille humaine, est l’œuvre d’une constellation innombrable d’artistes, ce qui, miraculeusement n’entrave l’harmonie parfaite de l’ensemble.

La dernière visite est pour San Juan de Dios. Nous n’avions pas eu de chance la veille. Aujourd’hui, le quartier tout alentour est soudainement animé. Le soleil embellit plus encore une façade monumentale avec ses deux clochers jumeaux. A l’intérieur, la coupole, très élevée au transept, est comme un oculus céleste qui s’ouvrirait sur le ciel, qui domine de sa perfection géométrique la sérénité des lieux.

Sortis de la pénombre fraîche, nous transitons à l’ombre du Charles I, où semblent se retrouver les habitués du dimanche. Le vin y est toujours aussi bon pour deux euros. Ce Charles I est en fait Charles Quint, comme je le soupçonnais dès l’entrée, et comme le confirmait le portrait dressé au-dessus de notre table.

Depuis la vitre du bistro, la foule se presse, sur la petite place, dans l’attente du concert dominical, en un baguenaudage très « sortie d’église ».

En venant à Grenade, il y a au moins une figure d’Histoire, native de la ville dont je me devais d’aller à la rencontre, c’est Manuel de Falla. Pour ses Jardins d’Espagne chantés dans le nocturne du Generalife comme dans la pleine lumière des deux autres mouvements de cette œuvre qui sentent l’oranger et la chaux blanche des murs de la ville, pour son Atlantida inachevée, dont il définissait une fois pour toute l’existence, non pas dans un passé mythique et disparu, mais dans la chance qui fut donné à l’Espagne de découvrir le continent futur des Amériques.

Malgré l’écrasante chaleur qui reste sensiblement humide à Grenade, vers seize heures, nous allons vers la maison natale du compositeur. Sur le plan, sa demeure est au flanc de l’Alhambra, du côté opposé où nous nous trouvions hier soir (paseo au bord de la rivière Darro), et au nord du quartier Realejo. Pour ne pas manquer la maison qui devrait être modeste d’après ce que je crois savoir de son enfance, nous allons à pied sur le chemin sensiblement le même que celui qui mène par le 32 à l’Alhambra. Les rues sont désertées, la pente est régulière mais ne présente que rarement un répit ombragé, et les trottoirs, comme à Séville, sont pratiquement inexistants. Nous rejoignons la Plaza de San Cecilio, d’où toutes les rues semblent converger, puis ensuite, les goulets, les rampes et les minuscules traverses sont autant de labyrinthes où se perdre.

Dans le silence des 42° affichés à un panneau lumineux, nous rencontrons deux jeunes filles qui viennent grimper aussi quelque part vers les sommets de l’Alhambra.

Elles disent aller vers cet hôtel de luxe qui se profile depuis le début de notre escalade, mais ne savent où se trouve la rue de Falla. Elles ont bien rencontré un écriteau ce matin, mais sans certitude. Ce ne doit donc pas être bien loin. Elles concluent d’un « C’est par là » avant que nos chemins ne se séparent. Elles disparaissent au loin, et par une boucle qui parait interminable nous les revoyons, assises plus haut, sur un banc où elles semblaient nous attendre, et d’un geste qui sauve, au moment où je sentais le découragement et le renoncement venir, un geste qui disait clairement, pointant du doigt : « C’est là ! » en toute certitude, et de nous dire au revoir dans la distance, disparaissant avec de grands moulinets du bras.

Eussé-je atteint un sommet alpin, je n’en aurais pas été plus heureux !

Une simple rue sans issue, pavé méchamment, à flanc abrupt de l’Alhambra, mangée de plantes grimpantes, d’une profusion de fleurs bleues en harmonie avec les volets pareillement bleus et fraîchement peints sur le blanc aveuglant des murs de la maisonnette, flanquée de beaux cyprès tout au bout de l’impasse… Et un panneau au mur : « Carmen Museo Manuel de Falla ». J’appris plus tard que carmen veut dire villa. Et dans les parages, il n’y avait que des carmens.

La maison musée, depuis la covid, est fermée au public, ainsi que le bâtiment discret et très moderne qui abrite le Centro musicale de Falla. Mais qu’importe, j’avais vu la maison. Je peux imaginer maintenant le compositeur dans cette petite demeure, son dénuement et sa solitude, qui virent naître l’austère et lyrique concerto pour clavecin, la Fantaisie Bétique ou ce lointain rêve d’Atlantida.

Et puis, pour que tout se rejoigne, mes tempes résonnent des dernières mesures du « Tombeau de Claude Debussy » de Falla, qui cite, dans les dernières mesures, la « Soirée dans Grenade ».

Redescendant le flanc de colline et traversant à nouveau du côté de la Plaza Nueva, le 32 se faufile sur l’étroite rue le long de la rivière Darro, frôlant parfois les murs à sa gauche ou le parapet du côté de la rivière. Il nous laisse sur la place du promontoire de l’Albaicin, depuis lequel l’Alhambra se dresse sur toute la dimension de ses murailles, d’un panoramique dans toute la sérénité de l’acropole. Au loin, la Sierra Nevada.

Le bleu pur du ciel sans mélange. On fait des photos de nous, évidemment.

Depuis ce promontoire, l’Albaicin embrasse toute la colline que rien ne sépare, et l’Alhambra plonge sur lui au-delà de ses murailles.

Il ne reste plus qu’à se perdre dans les rues et les ruelles de maisons blanches. Aux fenêtres pendent des pots de fleurs bleus comme autant de taches qui harmonisent les demeures immaculées qui rivalisent avec le ciel d’azur. Le temps n’a pas eu de prise sur l’Albaicin. L’inspiration poétique du Grenade de toujours est là. Entre les portes mauresques où débouchent à l’Arco de las Pesas, la Plaza Larga et ses terrasses bien à l’ombre, ses cafés aux faïences et aux fers forgés, ses pavés aux rues montantes, aux grappes de bougainvillées et aux échappées sur des restes sauvages de la colline. Les églises dorment d’un sommeil résolu. Le chemin continue vers le Sacromonte, le quartier des gitans (« les tribus égyptiennes »), sans que la démarcation des deux quartiers ne se perçoive sensiblement, sinon à la progressive raréfaction des maisons tout le long. Des cactus et des figuiers de barbarie jalonnent le chemin. De savants désordres apparaissent dans les jardins aux maigres cultures, des enfants jouent sur le pavé. Des maisons troglodytiques apparaissent, puis le Museo de las cuevas qui restitue un intérieur tel qu’il en existe encore aujourd’hui. Enfin, tout au bout du monde, la Venta el gallo, creusée dans la roche, comme indiquée par Elena hier au soir. Au-delà, je ne sais si c’est encore Grenade. Le restaurant flamenco, à cette heure, sort à peine de sa torpeur. Une armée de jeunes filles aux chignons serrés et aux robes à pois et à voilettes virevoltent avec grâce dans les salles désertes. Des portraits de cantaores célèbres tapissent les murs.  Camaron de la Isla trône au-dessus du miroir du bar. Photographié exactement à l’angle de celui-ci, il a dû chanter lors d’un passage ici. On nous sert les olives noires et le barbera rouge. La patronne s’enquiert de savoir si nous assisterons au spectacle de ce soir. La journée paraît avoir durée ce que pourrait durer un séjour entier. C’est avec regret que nous déclinons la proposition, et pourtant c’est certainement ici qu’on entend le meilleur de l’âme de Grenade. Mais le spectacle ne commence que dans plusieurs heures. Alors, pour nous remercier d’être venu à pied, la patronne nous prie de monter à l’étage. Par un escalier raide, à mi-chemin de la terrasse, par une porte entrebâillée, deux superbes danseuses sont au maquillage, face au miroir, dans des robes serrées et des chignons tirés ne laissant apparaître que le front haut et des lèvres incandescentes. Le rouge et le noir. Dans quelques heures, ce sera l’arène furieuse, la magie du duende, s’il y en a. Tout alentour est bleu et blanc, creusé dans la pierre, noyé dans des flots de fougères et de sauvageries africaines.

Depuis la minuscule terrasse tout là-haut, où sont déjà des cantaores souriants, le regard survole tout l’Albaicin et la partie du Sacromonte que nous avons traversé. Au-delà de la perspective des terrasses des maisons proches, des treilles et des murs fleuris, sur la ligne d’horizon, à toucher le ciel, l’Alhambra, tout là-bas, s’incendie dans le rougeoiement du soir qui descend.  

Lundi 13 Juillet

Le soleil est très bas, nous sommes sortis le plus tôt possible, comme si Grenade allait nous échapper, comme si on allait en perdre. La lumière rend des reflets presque mouillés aux arbres, une fraîcheur factice qu’on ne peut ressentir qu’aux premières heures. La Plaza Nueva est au ralenti, sommeillant sous les cris des seuls oiseaux. C’est à pied cette fois qu’on traverse les rues de l’Albaicin jusqu’au promontoire où l’Alhambra en face est à nu, débarrassée des vapeurs de chaleur. Les pentes douces du matin n’en rendent pas moins belles les ruelles devenues fantômes, les ombres profondes de certaines perspectives où tout respire le sommeil andalou. Nous pénétrons dans un des rares café ouverts sur la rue qui prolonge la Plaza Larga. De vieux andalous sont là, silencieux. Deux belles femmes au comptoir semblent poursuivre une histoire commencée la veille. C’est un peu notre au revoir à Grenade.

Nous franchissons une fois de plus l’Arco de las Pesas, qu’on croirait sœur jumelle d’une porte de Rabat ou de Marrakech. On se laisse descendre au hasard, de placettes en ruelles, par des chemins où nos ombres au sol rejoignent et dépassent parfois la taille des cyprès. Toute les perspectives, frontales ou transversales, mènent à hauteur de ciel, aux murailles en pleine lumière, contrastant avec la nuit encore présente dans les goulets profonds des rues qui leur font face. Sur une petite place, au pied d’un arbre, un oiseau s’est perdu. Il lui manquait une aile. Il n’aura pas le temps de devenir un oiseau d’Albaicin.

Puis c’est une rue qui longe le chemin parallèle à la rivière, puis enfin les ponts sur l’étroit goulet, le lit de la rivière, et déjà nous avons rejoint Plaza Nueva, l’hôtel, il est près de midi.

… 

CORDOUE

L’arrivée à Cordoue, par les quartiers neufs, respirent le propre et l’équilibre, un certain cossu, et rapidement nous nous retrouvons aux pied de la zone infranchissable des murailles. La vieille ville, le vieux Cordoue se gardent jalousement du moindre trafic automobile. Ce qui en rend encore plus perceptible ce sentiment, qui vient immédiatement, d’une mysticité silencieuse et âpre.

Une calèche nous indique la direction. La vie semble ralentie à treize heures. Le Guadalquivir est jaune. On l’avait quitté l’an passé à Séville, avec son débit lent traversé par le pont qui menait à Triana. Aujourd’hui il semble endormi parmi les roseaux, les joncs, fondu à la pierre du large pont qui le traverse.

La pierre est nue, décapée comme de la terre cuite. Nous longeons la partie de l’enceinte de la Mezquita, côté Torrijos, avec ses portes et ses arcatures mauresques brûlées de lumière, ses peintures passées au crible d’un soleil incessant. Au loin, j’aperçois le long cierge du campanile, et l’angle de la rue, la rue Cardenal Herrero où notre hôtel est à quelque pas de l’entrée principale de l’orangerais et de l’impressionnante muraille de la Mezquita !

L’impression de mirage est tellement forte qu’on croirait avoir sous les yeux une architecture d’argile jaune ou de sable fragile.

Je n’ai souvenir de Cordoue qu’au travers d’images, qui défaillent aujourd’hui, d’une traversée de l’Espagne, ce devait être en 65, d’un palace et peut-être de ces palmiers de rouge et de blanc où nous pénétrons après l’orangeraie et le campanile qu’on peut maintenant presque toucher en tendant le bras depuis le balcon de l’hôtel.

LA  MEZQUITA

Dès l’entrée, la pénombre suggère un espace immense, infini, un horizon improbable que la vision mettra un certain temps à se fondre dans les volumes de l’architecture.

Et puis la rythmique du rouge et blanc, des rangées d’arcs doubles l’un au-dessus de l’autre, tendus et quasi prébaroque, peut-être même d’une rythmique stravinskienne, puisque intemporels, en brèves verticales répétées infiniment dans l’océan spatial, vide de tout superflu, à la lumière descendue par les ouvertures latérales et par celles, artificielles et douces descendues des plafonds. La polyphonie des colonnes et des pilastres qui redoublent les arcs supérieurs sont autant de rythmes réguliers et répétitifs, qui forment la limpidité rayonnant sur tout l’immense volume rivalisant avec les plus pures abstractions.

Abstraction des courbes, abstraction des dynamiques où l’ensemble des motifs rythmiques en rend la sublimité d’un élan symphonique. Si la comparaison ne semblait déplacée, je dirais que c’est une fugue architecturale à plusieurs voix, de la meilleure manière de Bach.

Les arcs bicolores et la rythmique de la Mezquita sont aux pyramides d’Egypte ce que les colonnes de Buren seraient à la pyramide de Falicon.

« Jamais auparavant n’avaient été conçu des espaces intérieurs aussi vastes avec des moyens aussi simples comme des colonnes supportant des arcs de dimensions réduites.

Ni les temples hypostyles des temples pharaoniques, ni les basiliques romaines, ni les églises constantiniennes pouvaient être comparées. Jamais les espaces n’avaient été si légers et transparents. ». Henri Stierlin

En pénétrant dans la grande mosquée cordouane, on est saisi par un sentiment d’évidence, celui de toucher à une mathématique sacrée, le chemin d’une forme abstraite. On est imprégné d’un espace de sérénité quel que soit la direction prise dans cet océan répandu, dans lequel s’ordonnent les arcs nerveux, suspendus comme des palmiers au-delà de toute pesanteur.

Les piliers affirment leur verticalité et les chapiteaux sur lesquels des branches poussent en quête de lumière. A gauche de la Maqsura, les arcs lobulés confèrent une légèreté, même si les arcs trahissent une force dynamique, comme un entrecroisement de toiles d’araignées, créant des lignes de décharges d’un très bel effet.

L’enceinte de la Maqsura est ce lieu de prière du calife où l’art atteint sa pleine maturité et où apparaissent avec la plus grande force, comme en une synthèse, les forces combinées de l’Orient et de l’Occident. L’art califal a hérité de la période hispano-wisigothique, l’arc outrepassé (ou en fer à cheval), et le chapiteau de feuilles charnues, et du monde byzantin, la représentation figurée.

Ce qui serait essentiellement oméyade seraient le transept, les minarets de plan carré, les mosaïques et les coupoles. Des ennemis abbasides, ils auraient récupéré les arcs lobés. Les voûtes nervées seraient une création cordouane ainsi que les décorations géométriques.

Le Mihrab, point d’orgue de ce monde intérieur, est la porte symbolique surmontée d’un arc outrepassé qui conduit à un au-delà où s’élèvent les prières, un symbole de l’absolu, une affirmation du divin en ce bas-monde. C’est ainsi que dans la pénombre le mihrab semble noyé dans un scintillement de faïences tout impressionnistes, délicatement lumineux, contrastant avec les forces rythmiques des arcs qui jalonnent l’espace.

Le temps n’a pas de prise. Deux heures peut-être passent. Belles comme un songe. Il semble que nous n’avons rencontré personne durant ce passage en ces espaces hors du temps.

Fantômes lointains peut-être, silencieux comme l’irréalité du lieu.

Tout le contraire d’une visite de musée.

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La fraîcheur de la Cathédrale nous fit oublier toutes contingences. Cordoue est maintenant horriblement irrespirable bien qu’il soit près de dix-huit heures. L’air est plus sec qu’à Grenade, on y transpire moins mais les poumons brûlent.

Nous traversons le pont romain pour atteindre l’autre rive du Guadalquivir. Un étrange monument, de type ex-voto, est érigé en son centre. C’est l’archange Saint Raphaël qui, selon la tradition délivra la ville d’une épidémie de peste. De même qu’au pied de la Mezquita, à l’entrée du pont, un monument commémoratif est élevé sur la Place de la Victoire.

La ville ne semble pas débarrassée de ses pestes, la torpeur de l’été traînant des relents d’égout circulant par bouffées au gré des vents.

Sur la rive opposée, la lumière descend son miel sur la pierre des contreforts qui font comme autant de proues de navire sur le fleuve. Le quartier de Miraflores ne présente aucun intérêt, sinon l’église Santa Teresa badigeonnée de coulées d’ocre aux angles, sur un blanc fraîchement posé.

Depuis l’ancienne forteresse arabe, la vue sur l’ensemble de Cordoue est embrassée d’un doux crépuscule jaune et mat, avec le Guadalquivir se fondant en un paresseux camaïeu boueux.

Revenus sur l’autre rive, la fraîcheur d’un brumisateur nous est donnée à la terrasse d’un bistro sur une petite place jouxtant le Barrio de la Juderia. Une longue rue montante trace vers le nord de la ville, et comme à Séville, les noms de rue changent dès que celles-ci opèrent un léger changement de direction. Blanco Belmonte est suivi de Angel Saavedra, en un long goulet se faisant plus grouillant en arrivant, à ma plus belle surprise, au « Conservatoire de musique Raphaël Orozco ».

Une nuée de gardiens du temple me pourfend à l’entrée pour avoir négligemment omis de poser mon masque sur le nez, que je n’en poursuis pas plus avant ma découverte du lieu.

Nous continuons jusqu’à la large Plaza Tendillas fortement animée, contrastant avec de nombreux commerces fermés et les rues transversales presque désertes.

… C’est à la Casa Pepe vers vingt et une heure que nous dinons dans un charmant jardin d’hiver, le plus gentil et le meilleur endroit dans le quartier de la Juderia, aux belles maisons et aux lierres enveloppant comme pour en préserver l’intimité.

Depuis le balcon de la chambre, le campanile et la muraille d’enceinte sont jaunies de lumières nocturnes. C’est maintenant un silence plein d’étoiles. La Cathédrale se dresse de toute sa splendeur.

Mardi 14 Juillet

C’est bien tôt qu’il faut sortir, traverser le pont pour saisir la lumière sur la rive de Miraflores. Depuis le fortin au pied de la berge, le soleil sur le cœur de la ville semble avoir donné du poids à celle-ci, avoir dessiné fermement les contours des pierres et des reliefs qui se hissent vers le ciel. Des ombres encore bien longues accompagnent la densité colorée du paysage. Les arches intérieures du pont donnent un éclat comme autant de petits soleils qui jaillissent et laissent le Guadalquivir paresseux poursuivre vers les îlots d’herbes sauvages qui ralentissent encore sa course. La perspective est majestueuse d’un Corot qui aurait pu exister.

Les cloches cordouanes, comme à Grenade, sonnent fréquemment, d’un tintement grêle à la manière d’un gamelan pauvre en harmoniques, qui me laissent toujours cette impression d’un appel lointain depuis un village de peones.

L’Alcazar des rois est très proche. Nous longeons les murailles pour pénétrer dans de sévères bâtisses et des galeries abritant un sarcophage romain, des pièces d’archéologie, et le buste de celui qui revient comme un rappel récurrent dans la ville : Sénèque. Il est ici un peu à toutes les sauces. Dans les magasins, les ascenseurs, dans le nom d’une épicerie et celui d’un commerce de mobilier, quand ce n’est pas comme hier soir, dans une rue pleine de charme à l’enseigne d’un hôtel qui proposait aussi, à sa manière, des charmes bien vivants.

Des patios succèdent à d’autres galeries, et un salon de mosaïques, dont un splendide Polyphème et Galatée. Mais la principale beauté est le vaste jardin, tout en longueur et dressé dans toute une rigueur géométrique de type arabo-andalou, mais qui pourrait faire clin d’œil à certains de nos jardins à la française, sauf peut-être un quelque chose de purement méditerranéen. Les reflets de fleurs roses et jaunes et de hauts cyprès se mirant dans les bassins se poursuivent sur de longues allées jalonnées d’ombre et de statues wisigothiques. Le Guadalquivir est juste derrière une haie qui nous en sépare.

En remontant par Saavedra, le Conservatoire Orozco, au-delà de la Plaza Tendillas, nous croisons une artère animée, arborée, avec plus de commerces, de cinémas, avec les vendeurs de billets de loterie, certains enfermés dans un espace si réduit qu’on croirait que la bulle où ils sont est le prolongement d’eux-mêmes. Le chemin mène vers la grande place de Colon.

Sur le bas de Saavedra, à l’angle d’une rue, il y a la « Calle de las flores », une parfaite synthèse des parfums et des couleurs, d’où l’on aperçoit, entre géraniums et balcons aux pots de fleurs bleus, le clocher de la cathédrale.

J’ai mal à cette hernie qui à chaque voyage devient plus sensible. Mon pas se fait momentanément plus lent. Il n’y a plus qu’à invoquer Sénèque, Maïmonide et leur bénédiction. Puis descendant légèrement, on croise une magnifique tour d’enceinte, circulaire, lisse et fleurie à sa base, encadrant les immeubles de chaque côté. Nous sommes Plaza de los Dolores, ce qui préfigure donc quelque part l’état de mes douleurs. Descendant encore dans les ruelles redevenues tortueuses, sans arbres et chauffées à blanc, c’est la Plaza et l’église Santa Marina. Lui faisant face, encadrée de chevaux furieux, la statue de pied en cap de Manolete dans toute la splendeur et l’harmonie d’une placette qui paraît avoir été bâtie autour de cette représentation taureaumachique. Pour une fois, la psychologie du personnage est plutôt réussie. Le visage triste et fermé, le corps esquissant une légère torsion sur le côté, d’un geste fatigué. La tenue de la cape sobre, et l’épée pudiquement voilée. Sur l’autre partie de la place, comme étant là l’un pour l’autre, face à Manolete, l’église Santa Marina close et muette à cette heure, en harmonie austère avec la rugueuse simplicité de la place, le dépouillé architecturale des maisons, la nudité décorative de ce quartier parfaitement cordouan.

Dans le prolongement, finissant la boucle descendant depuis Colon, Plaza Don Gomez, une demeure à la façade ouvragée, sombre, à la manière des portes seigneuriales au relief accusé. C’est le Palais du marquis Viana, prototype des demeures cordouanes du XVI° siècle. De nombreuses maisons de Cordoue sont jalousement fermées à la visite, leurs patios bien cachés derrières d’épais murs blancs. Le Palais de Viana sera le seul qui nous sera offert à la visite de ses treize patios, et de ses jardins parmi les plus beaux de la ville. Avec de surprenantes échappées florales, parfois sauvages, quelques bassins qui susurrent de mélancolie de vieux secrets d’ombre et de silence. D’harmonie de bleus et de jaunes, de vasques se répandant sur de somptueux parterres fleuris.

Le mercure étant aussi des plus opulents, c’est à la terrasse d’un minuscule bistro, à même la rue que nous découvrons sous le parasol, de merveilleux cocktails de fruits et de légumes glacés, comme cet assemblage osé mais si frais, d’ananas, de persil, d’épinards, de concombre et de pamplemousse … Et face à nous, ces maisons si blanches que le regard a du mal à s’y fixer, aux bandeaux jaunes ou rouge à leur base, accompagnant le mouvement fuyant de la rue, qui nous disent que nous sommes bien dans ce bienheureux enfer andalou.

Le retour vers l’hôtel se fait au gré de ces ruelles serpentines, aux balcons fleuris, aux fameux pots bleus suspendus aux fenêtres faisant vibrer les alternances d’ombre et de blancheur extrême.

Nous rencontrons un très jeune cordouan qui nous accompagne, nous parle de la ville, de Grenade, avec qui nous traversons l’immense Plaza Corredera. Large et bordée d’arcades sur tout son périmètre, elle paraît tenir la même fonction urbanistique que notre Place Masséna.

Vers la Plaza Orive, la surprenante et troublante église San Andres d’un ocre sombre avec sa rangée supérieure de galeries, présentant une similitude avec Oviedo, de type préroman. C’est comme en songe que tous ces détails, parfois à contrejour, s’entremêlent et s’entrecoupent en ma mémoire…

Puis c’est la Plaza del Potro, celle qui restera ma préférée. Celle où on ne passe pas par hasard, puisque je savais que s’y trouvait la Posada del Potro (la fameuse auberge de Don Quichotte !), devenue l’Académie de musique Fosforito. Merveilleusement proportionnée, la place, entre ses maisons basses aux fenêtres et aux balcons sobres, ses commerces discrets, son cheval de pierre cabré au-dessus d’une vasque, et ses dimensions réduites, en font un espace aux harmonies et aux charmes simples et délicieux. Qui restera pour moi un des cœurs de Cordoue.

A l’extrémité du côté ouvert de la place, une colonne se dresse à l’effigie de Saint Raphaël, à la croisée d’une rue séparant l’espace qui va, non loin, vers le Guadalquivir.

Le jeune homme qui nous accompagnait disparaît discrètement d’un signe de la main. Un charmant marchand de souvenirs auquel nous achetons une bouteille d’eau, nous indique le chemin de la Mezquita.

14 heures

Depuis la fenêtre, et au balcon de notre chambre, le temps est suspendu. La rue s’est figée à cette heure. Aucune ombre sur le campanile. Quelques égarés à pas lent cherchent un coin d’ombre, un répit au soleil, d’autres ont trouvé l’abri d’un auvent ou un muret de protection. Les oiseaux mêmes ont renoncé à l’azur.

Dans la fraîcheur de la chambre, c’est la voix d’Antonio Chacon qui vrille dans le ciel, qui perce l’espace des misères. L’Académie Fosforito m’a donné des ailes flamenquistes, je passe donc en revue les grandes gloires andalouses. Antonio Mairena,

« … Por los siete dolores qui mi Dios paso

Por los grande dolores que mi Dios paso

Va a recibir la mare de mi alma … Dolores … », Ramon Montoya et Sabicas, aux doigts magiciens, voûtés sur les cordes, le chapeau bas sur le front, Manolo Caracol le styliste aux notes qui se distillent dans la mélancolie des brumes. Sa grand-mère l’avait surnommé Escargot parce qu’il en avait renversé une pleine marmite tout petit, Terremoto de Jerez à la voix de tremblement de terre qui finit pachydermique et explosa à cinquante ans, en plein vol comme une cigale, El Nino de Almaden insurpassable dans la malaguena. En pleine force du chant, alors que la phrase est lancée, la trajectoire arquée, il y a soudain une rupture dans l’intensité et la mélodie se prolonge dans un ralenti (les lyriques parleraient d’aigus pianissimi), les notes se prolongeant comme perdues dans les lointains avec une retenue, une fragilité palpable venue du fond de l’âme. Puis la Nina, la Nina de los Peines, celle qu’on dit la plus grande chanteuse flamenca de tous les temps, adulée de Garcia Lorca à Picasso, la nina gigante, sœur du cantaor Tomas Pavon et épouse de Pepe Pinto. Que des grands… A la fin de sa vie, lorsque les hommes la croisaient dans la rue, ils jetaient leurs chapeaux à ses pieds. Lorsqu’elle mourut un jour de 69 à Séville, c’est toute l’Andalousie qui pleurait. Son surnom de « la petite fille aux peignes » vient de cette habitude qu’elle avait, toute petite, de ficher de grands peignes dans ses cheveux.

D’autres disent que le surnom viendrait d’un vers d’une copla qu’elle chantait souvent : « Peigne-toi avec mes peignes, mes peignes sont de la cannelle. ».

C’est un peu de cette hérédité que j’entends dans le fond des gorges des femmes d’ici.

Cécilia s’est maintenant endormie

18 heures

C’est dans une petite impasse qu’on peut se prendre pour Samson écartant les murs du palais. L’étroitesse de la ruelle est telle qu’on peut prendre la pose, singeant celui qui écarte les murs sur son passage. Non loin de là, dans une autre ruelle aux pots de fleurs bleus, l’enseigne, comme souvent, d’un hôtel Seneca.

Cordoue a maintenant la douceur du velours qui descend sur la nuit. Les magasins de souvenirs regorgent de myriades de trésors inutiles en pleine lumière. Des sacs à dos arrivent depuis les murs d’enceinte, cherchant l’adresse de l’hôtel. Depuis la terrasse, le campanile est encore sous le feu du soleil au point de se coucher. L’ocre de sa pierre prend des teintes roses, pourpres et violacées.

Nous retournons chez Casa Pepe pour la queue de taureau confite, sous l’abri bienveillant de la petite salle fleurie et du portrait d’un Leopold d’Autriche ventru du XVI° siècle.

La nuit n’a pas d’étoile et tout le monde semble s’être donné rendez-vous sur le pont jaune. Sur l’autre rive, la mezquita tout au bout de la perspective est dressée sur la ville. On entendrait presque le Guadalquivir respirer.

Mercredi 15 Juillet

Réveil un peu plus tardif. Depuis la fenêtre l’immobilité de l’air fige le silence alentour que troublent seuls les oiseaux dans leur large cercle au-dessus de l’orangeraie.

De l’autre côté du pont le quartier de Miraflores est vite abandonné à ses vendeurs de loterie, à son église Santa Teresa un peu seule dans ce coin de ville pétaradant.

Ce matin, les abords du Guadalquivir sentent encore fort de ces émanations pestilentielles qui nous viennent par des nappes de vent.

Le bus n°1 nous mène, par la large avenue de Barcelona à la Plaza Corazon de Maria où se trouve l’église du même nom sous son capuchon de palmiers géants.

Sur la longue avenue Maria Auxiliadora se succèdent un sanctuaire ouvert aux quatre vents présentant l’arrivée d’une caravelle, puis San Lorenzo, à la ressemblance marquée du style italien à la façade à arcades, et enfin, nichée dans une petite place en cul de sac, San Agustin, avant de rejoindre par de tortueux fragments de ruelles, notre bistro à cocktails miraculeux. Cette fois, ce sera Guanabana, gingembre, citron vert et vanille… Ce coin de Cordoue exerce près de la Plaza de Gomez une attraction particulière. Peut-être d’y réunir un condensé de la ville dans sa blancheur, son absence de trottoir et d’arbre accentuant le sentiment d’une ville trésor enclose sur elle-même et une perte d’orientation.

Comme au cœur d’une passacaille, je ferme les yeux, j’entends « Par les rues et par les chemins, les parfums de la nuit et le matin d’un jour de fête » …

En poursuivant vers San Andres et son église à galerie, l’Avenue San Pablo. La physionomie de la ville reprend les airs qu’elle avait près de la Place Colon, avec ses rues animées et ses commerces. Face à l’Ayutamiento (La Mairie), une extraordinaire façade ouvragée baroque, et sur un léger promontoire au flanc de bâtiments modernes, les ruines romaines du Temple de Marcelo, qui rappellent que Cordoue témoigne de l’importance de Rome dans cette province de la Beatica.

Puis c’est à nouveau dans des serpentins de ruelles du très vieux Cordoue que l’on raccordera notre quartier, passant par de multiples maisons de plus en plus mauresques, jalonnées de places en cul de sac aux palmiers géants et aux cactus qui sentent déjà l’Afrique puis des rues encore plus étroites. Une chapelle baroque est blottie discrètement à l’angle de deux maisons qui en laissent admirer la façade.

Et c’est encore Sénèque que nous rencontrons. Parce qu’une taverne porte une enseigne à son nom, et un peu plus loin, une statue sans tête, d’un marbre négligé, et une inscription aux pieds du vieux sage. Sénèque est partout.

C’est dans la fraîcheur de la chambre que se passent les heures torrides. Depuis le balcon, les ombres sont au plus court. Quelques égarés, plan à la main, se risquent malgré eux à longer les murs des remparts.

Cécilia immortalise un portrait de moi depuis la fenêtre, et par l’illusion du second étage, je donne l’impression d’avoir le clocher juste à portée de main.

Puisque Sénèque en avait involontairement suggéré l’idée, l’après-midi passera à la recherche des trois gloires entre toutes de Cordoue.

Plus en haut de l’Alcazar des rois chrétiens, c’est derrière le quartier de la Juderia que les remparts, à la lumière déjà plus douce de fin d’après-midi, offrent aux pierres dentelées de délicieux reflets sur les bassins qui les longent. Plus peut-être qu’à Grenade, je crois rêver de cette illusion parfaite des tonalités d’ocre si particulière que j’ai pu connaître à l’entrée des Oudaïas à Rabat. Au pied d’une de ces tours crénelées, la sculpture d’Averroès apparaît dans une pierre tendre et blanche et sans grande qualité. Une plaque indique sous son portrait « la ville de Cordoba … fait en 1967. »

Remontant le long des remparts, jusqu’à une sorte de palmeraie, sur un espace dégagé, comme triomphant dans l’espace qui est le sien dans sa ville, de pied en cap d’un bronze noir et brillant sous les feux de dix-neuf heures, le geste auguste et presque césarien, l’inévitable romain d’Espagne.

« Le sage ne diffère de Dieu que par la durée. (Bonus tempore tantum a Deo differt) »

Si Dieu est exempt de toute crainte, le sage aussi. Si Dieu est affranchi de la crainte par le bienfait de sa nature , le sage a l’avantage de l’être par lui-même :

« Supportez courageusement ;c’est par là que vous surpassez Dieu. Dieu est placé hors de l’atteinte des maux, vous, au-dessus d’eux. »  Seneca  

Face à lui, s’ouvre à la vue toute la longueur des bassins qui va jusqu’à rejoindre, au-delà d’Averroès, l’emplacement des calèches et le triangle d’ombre et de verdures qui fait angle avec l’Alcazar. La perspective est somptueuse où l’eau stagne comme dans un vrai miroir où les fleurs et la pierre peintes dans de délicates arabesques de roses, de bleu de ciel et de toutes les nuances végétales de vert.

Par une des portes, le labyrinthe de la Juderia s’ouvre à nouveau sur des rues blanches et ocres comme tonalité majeure de la ville. A l’endroit le plus étroit d’un de ces goulets, au centre d’une place minuscule, la superbe sculpture au bronze profond de Maïmonide, posé, calme et pénétrant.

« Il n’y a aucun moyen de percevoir Dieu autrement que par ses œuvres ; ce sont elles qui indiquent son existence et ce qu’il faut croire à son égard, je veux dire ce qu’il faut affirmer ou nier de lui. Il faut donc nécessairement examiner les êtres dans leur réalité, afin que de chaque branche de science, nous puissions tirer des principes vrais et certains pour nous servir dans nos recherches métaphysiques . Combien de principes ne puise-t-on pas, en effet, dans la nature des nombres et dans les propriétés des figures géométriques, principes par lesquels nous sommes conduits à connaître certaines choses que nous devons écarter de la Divinité et dont la négation nous conduit à divers sujets métaphysiques ! Quant aux choses de l’astronomie et de la physique, il n’y aura, je pense, aucun doute que ce ne soient des choses nécessaires pour comprendre la relation de l’univers au gouvernement de Dieu, telle qu’elle est en réalité et non conformément aux imaginations »

— Moïse Maïmonide, Guide des égarés


Comme une synthèse entre révélation et vérité scientifique représentée par le système d’Aristote.

C’est le temps en Europe, où Maïmonide est contemporain de Philippe Auguste, de Saint François d’Assise et d’Aladin. Et aussi de Frédéric II Hohenstaufen.

Après cette incursion vers les esprits majeurs cordouans et ce bain de fraîcheur au pied des remparts, il est bien temps de prendre un verre. Le « Patio » contigu à l’Hôtel est encore dans l’engourdissement désespérant de la chaleur sèche qu’accentue la lumière au pied de la mezquita, que nous faisons halte dans un de ces bistros déjà actifs près de la Plaza del Potro.

Le téléviseur à voix basse ne nous ramène pas moins aux réalités universelles de l’épidémie d’aujourd’hui. Aux nombre de victimes, aux masques qu’il est urgent de porter…

Ici, le vin coule, les tablées s’animent, les ombres descendent, dramatiques comme une guerre d’Espagne, avec une huitaine ou une dizaine de cordouans gutturaux et enthousiastes. Les mouches nous reviennent du Guadalquivir, vigoureuses et tenaces, contrastant avec la douce mélancolie qui monte en songeant que ce passage à Cordoue est déjà sur sa fin.

De passar et de callar, notre passacaille pédestre nous rapproche du Guadalquivir, et c’est sur la Plaza del Potro maintenant dans l’ombre du crépuscule que nous arrivons.

Un vent presque frais nous parvient du couloir que forme la longue allée qui mène du Guadalquivir à la Plaza del Potro.

La nuit est maintenant tombée après le calmar géant du petit restaurant où nous étions parmi de rares clients.

La plaza est animée. De lumière électrique, de pavois qui traverse l’espace sur toute la largeur reliant les maisons qui se font face. Des tréteaux ont été dressés depuis le matin. Il y aura donc un concert sur cette place qui vit don Quichotte rêver à des pays de grandeur, de faste, d’honneur et d’exploits chevaleresques. Ce soir ce sont des membres de l’Académie de Fosforito qui seront sur scène.

De flamenco cordouan.

Depuis le début de l’épidémie de Covid, les concerts sont rares. Ce soir des chaises ont été disposées sur tout l’espace possible de la place, le plus simplement du monde, laissant la distance réglementaire entre chacune des chaises. Les familles sont venues, comme surgies des maisons alentour, certaines femmes en noir accoudées aux dossiers des chaises, en connaisseuses. Les hommes avec la canette au pied de la chaise. Les enfants impatients et distraits sont là aussi. Contrairement à l’an passé, il ne s’agit plus d’un hangar aménagé en taverne, mais d’un espace ouvert à la nuit étoilée. Par bonheur, deux chaises sont encore disponibles au pied de la colonne de Saint Raphaël, vers le fond de la place, avec à main gauche le magasin de souvenirs.

Elle apparaît dans une longue robe rouge à voilette, à gros pois noirs, tracée et dessinée dans le moule de sa silhouette fine et longue, par le faisceau de lumière qui plonge le reste de la scène dans l’obscurité. Le visage creusé, le cheveu noir et le chignon tenu serré comme modelé dans toute la fierté mêlée à la fois de sensualité et d’arrogance provocatrice. Le maquillage sur dimensionnant des yeux de charbons. Le nez fin et pincé. Puis les deux cantaores s’installent, guitare à la main pour l’un, et la pose droite et concentré de l’autre, debout prêt à entamer les longues litanies ancestrales de l’amour et de la mort.

Durant plus d’une heure, le ballet taureaumachique de la robe retroussée, agitée, déchirée de révoltes et des douleurs, le châle parfois aérien d’un soleil noir enveloppant comme une faena, parfois tordu et doublant dans un mouvement de caprice le battement frénétique des talons. C’est une mise à mort par la danse qui accompagne de son rouge et de son noir les voix successives de l’un et de l’autre des messieurs, soulevant proprement de leur chant alterné, la chorégraphie impeccable de la danseuse.

Brisée, résignée, son cou de cygne penchant à droite, tantôt à gauche, elle est à la fois le matador et l’animal vaincu.

Vers la fin du spectacle, sentant le grand élan lyrique à son paroxysme, je délaissais ma chaise pour venir sur le côté gauche du podium admirer mieux qu’à un premier rang, la dernière série de déhanchements de grâce et de désir symbolisé.

En toute fin de spectacle, la tornade rouge enfin apaisée, fit venir un angelot tout de blanc vêtu, de l’école de Fosforito, et entama avec lui une ultime série de figures, de jeux de talons et de mouvements de bras, les cheveux dénoués comme un soleil blond pour lui, et pour elle, le chignon toujours impeccablement raidi et noir au-dessus de son long et majestueux port de cygne.

Dans l’enthousiasme de la fin du spectacle, le vieux monsieur du magasin de souvenir se rappela de nous et nous en arrivâmes presque à des embrassades.

La dernière nuit à Cordoue ne pouvait avoir meilleur parfum que dans ses rouges et ses noirs sous les embruns apaisés du Guadalquivir.

Jeudi 16 Juillet

Ce matin, c’est un croissant de lune, une fine lame sur le ciel limpide et froid, qui se dresse depuis ma fenêtre, à l’heure où les oiseaux tournoient au-dessus de la palmeraie.

Quelques étoiles brillent, accrochées encore dans le paysage. Avec la nôtre, peut-être.

Nous quittons Cordoue dans le silence de ses rues, par le même chemin longeant le fleuve, le parc aux calèches, les remparts de l’Alcazar des rois…. Puis c’est la traversée de la ville neuve, ses artères et ses immeubles confortables.

L’Espagne est doloriste. Lorsqu’on voit les étendues désertiques, la terre qui se répand sur l’infini de tous les horizons d’Andalousie, de la Mancha vers laquelle nous remontons, il n’est pas étonnant d’apercevoir au loin des villes qui s’appellent Consolation.

C’est le cœur géographique de l’Espagne. Je le sens comme on sent un cœur qui bat. Plus rien n’existe que ce ventre jaune de paysages plats, d’oliveraies, de cultures et de vignes égarées, silencieux, à perte de vue.

Un ralentissement sur l’autoroute, puis l’immobilisation de longues minutes. Il s’agit d’un convoi lourd, gigantesque, qui nous croise. Chaque camion porte les éléments épars et encore détachés des éoliennes qui seront assemblées quelque part, au gré des vents et des collines dans le paysage. Les pals des hélices mesures vingt mètres, peut-être plus …

Chaque percée de la Castille qui se fond dans la Mancha est maintenant un vaste champ d’éoliennes. Le moindre mamelon à l’horizon présente son armada d’affreux bataillons d’ailes mécaniques.

C’est maintenant le lieu de naissance de Cervantès. Et même s’il est né aux environs de Madrid, c’est dans cette Mancha d’éoliennes et d’ailes fabuleuses que son nom s’immortalise.

Le pays des géants.

Depuis des kilomètres déjà, tout à l’horizon, une rangée de vrais moulins à vent. On s’en approche, on les contourne, ils disparaissent et reviennent dans le paysage, tout en haut d’un promontoire pelé. Il n’y a plus d’arbres. Un mince filet de route tracé dans la pierre et la terre d’ocre mène à la colline de l’Alcazar de San Juan, aux moulins de la Muela.

Tout là-haut le vent siffle, les plaines s’étirent à l’infini. Derrière le muret qui enclos le moulin de Rossinante, les plaines déclinent toutes leurs variétés de jaunes, striés de marqueteries vertes et de pompons d’oliveraies sur toute une languissante perspective.

Il est des paysages dont la calme monotonie, les tonalités tranchantes et contrastées peuvent atteindre à une forme de sublime.

Les ailes des moulins sont immobiles, muettes comme des aiguilles d’horloge qui n’indiqueraient plus le temps.

Un motard, comme un chevalier tout de cuir noir, vrombissant   dans le paysage livide au sommet de Muela, nous dépasse, redescendant vers la route principale. D’un geste de la main, il indique la direction de Consuegra.

C’est la route étroite, déchiquetée, vers Campos de Criptana, le lieu véritable des géants. Un peu perdus aux abords du grand village, un quidam intarissable nous dit d’aller là-haut où est la seconde série des moulins, ceux de la lance et du combat contre les géants. Et d’aller déjeuner tout au bout de l’enceinte, à Las Musas, ce qui veut dire les deux muses. Arrivant là-haut, au bout de l’enceinte, deux ombres chinoises sur fond d’un mur blanc immaculé, reproduisent deux petites vieilles voûtées côte à côte.

Sur un large plateau caillouteux de ronces et de poussière, dans la lumière de midi, se dressent à bonne distance les uns des autres, dominant l’espace et le village en contrebas, les douze moulins portant chacun le nom d’un personnage de Don Quichotte de la Mancha.

Laquelle veut dire terre sèche.

Depuis le plateau où nous sommes, on peut maintenant apercevoir très loin dans la plaine infiniment désolée, le sein menu, nettement dessiné sur lequel reposent les six moulins de la Muela dans leur solitude. Un terrain propice pour hisser la lance au ciel.

« Si vous me dissiez que la Terre
A tant tourner vous offensa,
Je lui dépêcherais Pança:
Vous la verriez fixe et se taire.
Si vous me dissiez que l’ennui
Vous vient du ciel trop fleuri d’astres,
Déchirant les divins cadastres,
Je faucherais d’un coup la nuit.
Si vous me dissiez que l’espace
Ainsi vidé ne vous plaît point,
Chevalier Dieu, la lance au poing,
J’étoilerais le vent qui passe.
Mais si vous dissiez que mon sang
Est plus à moi qu’à vous ma Dame,
Je blêmirais dessous le blâme
Et je mourrais vous bénissant.
Ô Dulcinée … »

(Chanson romanesque de Don quichotte à Dulcinée), mélodie de Ravel.

TOLEDE

Les longues plaines languissantes et austères sous l’accablement du soleil, dessinent au loin des villages qui se fondent dans les tonalités claires du pays. D’oliviers et de vergers.

Puis Tolède apparait vers dix-huit heures, au sommet de sa butte avec les capuchons de son Escorial.

                                                    ***

Je comprends maintenant la légende selon laquelle au quatrième jour de la création, Dieu prit entre ses mains le soleil et le posa juste au-dessus de Tolède

                                                                                        Rainer Maria Rilke

                                                    ***

Après le cœur de l’Andalousie, sur le chemin du retour, il me fallait composer des étapes. Tolède, à faible distance de Cordoue, était idéalement placée, d’autant que j’eus la révélation de cette immense Pentecôte de Gréco, il y a quelques années, en pénétrant dans la grande église sur la Place du Dam.

Gréco devenait donc l’attraction majeure pour cette visite nous menant lentement vers le Nord.

… 

Ce n’est pas un hôtel, mais un appartement que nous occuperons, dans une rue montante où la lourde maison de pierre orange paraît disposer d’autant d’ombre qu’une forteresse.

Nous sommes au cœur de la cité.

Tolède est une ville jalouse de ses ombres et de ses lumières. Elles transpirent de ce qui fit d’elle la plus importante cité durant des siècles, jusqu’au XVI°. Notre logeuse nous annonce que la ville est sur le point d’acquérir le concept du Puy du Fou.

A cette heure, dans toute la ville médiévale, les rues sont encore amorphes, d’une léthargie plongée dans tous les recoins d’ombre, les grilles des commerces sont fermées et le silence troublé de loin en loin par le sourd grondement de quelques rares véhicules glissant sur les pavés.

L’épidémie semble paralyser les énergies autant que ce soleil qui inonde tant qu’on a du mal à lever les yeux pour apercevoir la magnifique flèche ciselée de la cathédrale. Celle-ci est malheureusement voilées par une armée de tubulures recouvertes de bâches, le temps d’un ravalement de ses dentelles de pierre.

L’impression que donne ce silence, ajoutée à une très faible densité de promeneurs et de touristes, est celle de pénétrer dans l’intimité d’une cité battant au rythme d’une saison morte. Et nous sommes en Juillet.

Ici tout est en courbes et mamelons, sur des tapis de pavés. Les rues tranchantes comme des arêtes vives aux angles des rues où apparaissent de petites places débouchant sur d’autres ruelles jaunes et ocres. Ces tranchées montent et descendent sans jamais laisser le temps de respirer (l’ami Larché, grand voyageur, disait Tolède est le paradis des cardiaques). Ses maisons s’accrochent depuis toujours sur ce promontoire, avec ses épées d’acier entassées, ses heaumes de chevaliers et ses magasins de bondieuseries où tout est clos.

Tolède est la capitale de l’acier, le meilleur et le plus dense, à produire de magnifiques épées lourdes, des armures telles qu’on croirait certains magasins fournissant en accessoires les studios de cinéma.

La maison de Greco est là, entre les murailles, les jardins et les courbes des ruelles pavées dans le silence presque absolu de la soirée qui descend. Il est trop tard pour la première visite au Musée. Les horaires espagnols étant d’une variabilité dont je n’ai jamais saisi le sens.

La moiteur descend sur la ville. Les églises romanes surgissent dans l’impeccable austérité de leurs tours massives. San Roman, San Tomé, encore baignées de soleil.

Un bistro dans une ruelle montante, une enseigne illisible. Un bar à l’ancienne, probablement pour de vieux habitués. La salle est vaste, désertée. Une jeune fille sert, avant même qu’on ait demandé le rouge de la région, des tapas qui devaient nous attendre depuis dix jours. Au comptoir d’affreux assemblages de viandes décomposées sous une cloche de verre. Dans la cuisine, un grand gaillard jovial secoue les œufs d’une méchante omelette, mêlée à un infâme boudin déjà gris. Le vin est pourtant excellent. Evidemment, nous nous esquivons sur la pointe des pieds.

C’était certainement l’Auberge Rouge.

Une statue de Cervantès de pied en cap sort de sa tristesse au croisement d’une petite place et d’une rue descendant sur le Tage. Il est difficile de trouver une taverne convenable.

Vendredi 17 Juillet

 La lumière réveille peu à peu les reliefs des ruelles, modèle les édifices qui se dressent.

Une petite vieille à un balcon qui semble ne jamais avoir quitté son poste d’observation, nous indique le meilleur chemin pour voir le pont.

Pour avoir une vue de celui-ci qui enjambe le Tage à un endroit où la vallée est très encaissée, il n’est qu’à se laisser glisser sur les pavés jusqu’à un grand jardin d’où partent des sentiers qui mènent aux rive du Tage. L’exposition solaire y est parfaite à cette heure. Là, le fleuve s’enroule autour de Tolède, entre les ponts de Alcantara et de San Martin.

Une fois passée les arches de ce dernier, les eaux s’étalent nonchalamment à travers la grande vallée qui mène jusqu’à Talavera de la Reina et le Portugal, pour déboucher largement à Lisbonne.

De l’endroit où nous sommes la vue plongeante sur le fleuve paraît n’être encore qu’un lac endormi.

GRECO

 Le Musée Greco est situé dans la maison même où le peintre vécut. Sur une belle esplanade pleine d’arbres et de fraîcheur où on entend encore les premiers oiseaux. L’entrée se fait une fois franchi un vieux patio défraîchi et quelques escaliers de bois. Le musée est constitué à l’étage, d’une longue galerie sombre où est exposé sous un éclairage légèrement de biais et sans agressivité, le christ et toute une série d’apôtres.

A l’origine, six apôtres regardaient vers la droite, les six autres vers la gauche. Au centre la place du christ. Malheureusement il ne reste qu’une des trois séries d’origine visible aujourd’hui. Mais heureusement une des séries les plus abouties des années 1607/1608.

Des treize toiles, outre le Christ, ne restent que Saint Paul et Saint Pierre, Thomas, Jacques le Majeur, Philippe, Jean Evangéliste, Jacques le Mineur, André, Judas, Matthieu et Barthélémy. Au fond de la galerie, la vue de Tolède. Plus loin, dans un couloir adjacent des portraits de personnages et d’amis du peintre.

La sobriété du traitement, et l’extrême dépouillement des portraits, ne laissent de place qu’à la concentration spirituelle de chacun des apôtres. L’attention est vite attirée par le soin apporté aux mains finement étirées et aux regard, graves, les yeux au ciel ou dirigé vers les lointains dans l’absorption de quelque vérité céleste. Le plus caractéristique et peut-être le plus abouti à mon goût serait le repentir de Saint Pierre, ou plus exactement les larmes de St Pierre dont j’aurais la surprise de voir ultérieurement une version légèrement modifiée au Musée Santa Cruz. Chaque fois que je vois une reproduction de ce tableau j’entends son complément musical qui tourne autour d’un madrigal de Gesualdo ou proche des madrigaux de Lassus inspirés par ces mêmes larmes. Les couleurs, appliquées vivement, sous des blancs auparavant posés en première épaisseur, en des éclairs lacérant presque la toile, de tonalités immédiatement reconnaissables, que chacun des verts (Jean l’Evangéliste), des pourpres ou des bleus mûrement préparés, compensent le sentiment d’inabouti du geste de la fièvre intérieure.

Nous sommes les seuls visiteurs, ce qui pour une fois est une vraie bénédiction. Loin des foules et des commentaires souvent disgracieux… Une sorte de visite privée dans le silence du matin.

… Et le silence est tel dans la galerie principale qu’on entend craquer le sol au moindre de nos pas. On y voit le possible fantôme de Greco vivre et peindre à cet étage. Depuis certaines fenêtres, le patio carré au-dessous de nous laisse imaginer le va et vient et l’intimité de la maison. Le tableau de la Ville de Tolède chante les louanges des excellences et de la gloire de Tolède en tant que ville la plus ancienne d’Espagne créée, selon la légende, par Hercules lui-même. La vue panoramique est prise depuis la route de Madrid, avec au premier plan, l’Hôpital Tavera sur un nuage.

(parenthèse)

Greco est à la croisée des chemins qui mènent de la fin de la Renaissance dont il est un des ultimes représentants à la suite des vénitiens, et celui qui incarne le baroque triomphant de la Contreréforme.  Sa trajectoire, dans l’Histoire des Arts, est parfaitement parallèle à celle de Monteverdi. Lorsque celui-ci crée l’Orfeo, le premier opéra de l’histoire, c’est le couronnement de la musique de la renaissance. Trente-cinq ans plus tard Monteverdi, à la veille de sa mort, laisse devant lui l’œuvre majeure du premier baroque, le Couronnement de Poppée. Pareillement, si l’on excepte la période orthodoxe de la peinture de Greco, son Christ chassant les marchands du temple encore largement redevable aux vénitiens, s’affirme dans la troisième version du même thème comme un peintre étant devenu entretemps, le Greco des grandes manières torsadées, aux visages oblongues, aux très sensibles allongements des formes.

Autant Georges de la Tour et Philippe de Champaigne sont résolument Classiques, la Tour faisant accomplir à sa Maternité de Rennes, à ses différentes versions de ses Saint Sébastien, une sublime synthèse de la statuaire médiévale modelant les volumes des sujets traités, Champaigne pétrissant d’un geste économe l’ordre et le maintien épuré de son Louis XIII et de sa moniale de Port Royal, autant Greco est, dans ses torsades en mouvements, la furieuse incarnation de la lyrique baroque.

Baroque et lyrique, on pourrait dire, au sens musical, chromatique, usant des dièses et des bémols dissonants, là où d’autres useraient d’un jaune complétant un bleu, Greco associera un vert près du bleu, comme d’une dissonance que seule la vue d’ensemble justifiera.

Il fait faire un bond à la peinture du XVII° siècle qui se projette déjà vers les libertés du XX°.

… 

Le message du Greco dans l’art espagnol est celui du baroque, qui est un des aspects de la Contreréforme.

L’essor gothique de la foi qui allait directement au ciel par la verticale a rencontré opposition et la ligne qui le traduisait, a subi, comme un ressort, une compression, qui à son tour, produit une énergie réactive. De là ce goût désormais pour la voûte, pour le dôme, pour la colonne torse, pour le muscle, pour tout ce qui se tend et se tord et se bande, pour tout ce qui est capable de supporter, de vaincre, de soulever. Le géant catholique, d’une poussée d’épaule, essaie de remettre droit le char penchant de la chrétienté. La théologie prend la forme de la plaidoirie, de la controverse et de l’apologétique.

-Paul Claudel, L’œil écoute-

C’était à Amsterdam. Une seule œuvre de Greco exposée dans cette église de la Place du Dam. De plus de quatre mètres sur plus de deux mètres. La Pentecôte. Ce jour-là j’ai réalisé la grandeur d’une telle peinture. Et puis, depuis, je retrouve les mouvements qui ne sont qu’à lui. Cette position par exemple, d’un bras replié sur le visage, comme pour se protéger d’une trop grande lumière, le corps prêt à vaciller. Cette posture extraordinaire, que je n’ai jamais rencontrée dans aucun autre exemple de peinture au monde, de l’apôtre de la Pentecôte, sur le côté droit du bas du tableau, qui part à la renverse, foudroyé, avec cette toujours même intention chez le peintre d’extasier ses personnages.

Le mouvement du bras, tout muscles tendus, se protégeant aussi d’une violence réelle, celle du Christ chassant les marchands du Temple. Dans les deux cas, il s’agit d’une réaction contre un éblouissement, une lumière venue de l’intérieur autant que du monde environnant (je pense pareillement à la Conversion de Paul sur le chemin de Damas de Caravage). L’ouverture du cinquième sceau de l’ultime Greco, tord bien les membres de ses apôtres, de ses bras qui se lèvent en forme d’imploration et de protection contre trop d’aveuglante lumière. Et c’est toute la peinture de Greco qui nous chavire.

Pour partir aussi à la renverse.

C’est dans une chapelle attenante à l’église San Tomé que se trouve le joyau de Tolède.

« L’enterrement du Comte d’Orgaz » est l’œuvre la plus importante de Greco et l’une des pièces majeures de la peinture mondiale. Elle relate le miracle de la venue sur terre de Saint Etienne et de Saint Augustin qui président à cet enterrement en raison de la vie exemplaire que mena le noble tolédan.

Et ils sont tous là. Les amis, les proches, unis dans la sombre gravité des vêtements. Portant tous la collerette blanche, en une ligne qui délimite la partie supérieure du tableau, en une sorte de polyphonie au dessin ferme, la partie céleste, et celle du bas où sont les deux saints qui portent le corps du défunt. Les visages sont différenciés par l’inclinaison, le visage long, l’attitude digne et sévère. Aucun ne regarde devant soi, et tous ont une posture qui révèle leur méditation silencieuse. Les deux seuls, qui plongent leur regard dans les notre, qu’on perçoit au bout d’un moment, sont le peintre lui-même, qui s’est représenté au milieu de la rangée, regardant devant lui, et, au pied de Saint Etienne, le fils de Greco, Jorge Manuel, qui montre du doigt la lapidation d’Etienne sur un détail du vêtement de celui-ci.

L’enterrement se fonde sur l’équilibre inébranlable des deux espaces du ciel et de la terre, que tout oppose. De l’un à l’autre, aucun déchirement. La sérénité des gentilshommes tout en noir qui assistent au miracle repose sur l’heureuse alliance de leur foi et de leur raison. La mort ne saurait les effrayer, qui n’existe que pour ouvrir le chemin des Cieux dans son chatoiement de couleurs diaphanes et comme irréellement sans pesanteur.

Le tableau ne laissera jamais les tolédans oublier qui ils sont : ce que la puissance religieuse et intellectuelle de leur cité signifie, et à quel point elle pèsera face au pouvoir de Madrid. « L’Enterrement d’Orgaz » est le portrait de la grandeur de Tolède. Nulle part ailleurs, le ciel et la terre ne se seront si harmonieusement partagé l’âme d’une ville.

L’œuvre fait presque cinq mètre de hauteur sur plus de trois mètres et demi de large. Ce matin, par chance, nous sommes aussi les seuls visiteurs à prendre le recul nécessaire à l’embrasser sur l’ensemble de ses grandes dimensions, ou d’en isoler du regard les détails les plus infimes.

D’où que l’on regarde vers le ciel, il y a de grandes chances d’apercevoir la tour carré de San Tomé ou de San Roman. Celle-ci est la seule à conserver sa structure originelle du XIII° siècle et la majorité de ses fresques romanes. L’église a été désacralisée et abrite aujourd’hui le musée des conciles et de la culture wisigoth. Cette église de San Roman est la première construite à Tolède de style mudéjar. Sa structure est à trois nef séparées par des arcs en fer à cheval qui reposent sur des colonnes et des chapiteaux romains et wisigoths. Jusqu’en 1926 les murs blancs recouvraient les surfaces avant qu’on ne découvre sous l’écaille les magnifiques peintures des douze et treizième siècles. De l’art wisigoth, des objets épars, des restes de chapiteaux, des bas-reliefs plus proches des signes gravés dans la pierre de la Vallée des Merveilles que de de l’art médiéval à son apogée.

Depuis une petite place encadrée de cyprès, face à San Roman, une belle statue de Lope de Vega.

Mais le monument le plus extraordinaire de la ville, visible d’où que l’on vienne, est évidemment la Cathédrale.

Contournant la Chapelle Majeure, une des originalités de l’édifice qui donne à la lumière cette mysticité diaphane unique est le Transparent.

Dans de nombreuses cultures, Aztèque, Maya, Egyptienne ou Grecque, le solstice d’été a toujours donné lieu à réinventer et à sacraliser la lumière de ce jour-là. A Chartres, il s’agit d’un trou fait à un certain endroit d’un vitrail permettant aux rayons, à leur apogée de se poser sur une dalle où se trouve une épine de la vraie Croix. A Tolède, la transcendance de ce jour est magnifiée par ce Transparent de deux oculus qui laissent passer les premiers rayons du matin, donnant un nimbé lumineux tout à fait impressionniste. La lumière se pose donc avec une infinie transparence sur des représentations de prophètes, des scènes de l’Ancien Testament dans une parfaite harmonie de sculptures, de peintures et d’architectures.

Le maître-autel ou retable pourrait passer à lui seul pour une église ; c’est un énorme entassement de colonnettes, de niches, de statues, de rinceaux et d’arabesques, dont la description la plus minutieuse ne donnerait qu’une bien faible idée ; toute cette architecture qui monte jusqu’à la voûte et qui fait le tour du sanctuaire, est peinte et dorée avec une richesse inimaginable. Les tons fauves et chauds de l’antique dorure font ressortir splendidement les filets et les paillettes de lumière accrochés au passage par les nervures et les saillies des ornements, et produisent des effets admirables de la plus grande opulence pittoresque. Les peintures sur fond d’or qui garnissent les panneaux de cet autel valent, pour la richesse de la couleur, les plus éclatantes toiles vénitiennes ; cette union de la couleur avec les formes sévères et presque hiératiques de l’art du Moyen-Age, ne se rencontre que bien rarement ; l’on pourrait prendre quelques-unes de ces peintures pour des Giorgione de la première manière.

 -Voyage en Espagne –Théophile Gautier

Il y a en effet peu de maîtres-autels, sinon celui de Séville, qui puissent se comparer à celui-ci.

Et puis les tableaux de la sacristie, en avalanche. Un Saint Jean Baptiste de Caravage, une Déploration magnifique de Bellini, un tableau ténébriste de l’Arrestation du Christ au Mont des Oliviers de Goya, le magnifique portrait de Jules II de Titien, un Velazquez, et enfin l’autre version des larmes de Saint Pierre, tout en haut accroché, à peine visible, qu’il eut été dommage de ne pas avoir contemplé au calme et tout à loisir celui de ce matin.

Et puis le Partage de la Tunique du Christ : plusieurs versions existent. Je m’y attarde longuement.

Au milieu de la foule grimaçante, les yeux tournés vers le ciel, une masse de brutes vocifère, crie. Un soldat qui porte beau, tout en cuirasse nous regarde comme s’il était témoin privilégié de ce moment d’Histoire (un bienfaiteur ?). Mais l’essentiel c’est l’homme en rouge au centre de la composition et tenant des deux tiers de la hauteur du tableau. On va bientôt jouer la tunique aux dés, comme c’est l’usage dans la soldatesque romaine, la tunique rouge comme celle du sang qui ne coule pas encore. Le bourreau s’affaire, courbé sur la croix encore au sol, la main du Christ passe au-dessus de son dos comme en forme de protection, appeler la compassion du ciel sur cet homme qui perce un trou dans le bois. Le jeune bourreau ne voit pas le geste, il porte le vêtement jaune dont Michel Pastoureau dit qu’elle est la couleur de l’infamie. Les trois Marie sur le coin gauche de la toile, observent silencieuses, la traverse de bois, le trou dans le bois. Bientôt des clous dans la chair vivante. Greco annonce la mort dans le regard de celles qui savent. Les Evangiles ne parlent pas d’elles : elles n’auraient pas dû être là. Pas si près. D’autres sources apocryphes les situent dans la scène, mais plus loin. Greco a besoin d’elles, de leur douceur qui doit répondre à la violence de la scène.

Dans la scénographie du tableau, les figures agglutinées sur le plan de la toile suppriment toute réalité du lieu. Aucun décor, pas de paysage. Le tableau se passe de la profondeur devenue inutile, pour mieux resserrer son emprise sur le rôle des différents personnages. L’air manque, l’image est impitoyable.


Tolède est une ville de calvaire, mystique. L’été y est d’acier et de pierre.

Depuis le portail latéral de la Cathédrale, la rue s’anime vers midi. Une vieille dame nous aborde soudain à proximité d’une terrasse de restaurant. Je crois un instant me trouver dans certains lieux d’Italie, ou même de Nice, où on vous aborde pour vanter les mérites culinaires du commerce en vue. Une fâcheuse manière d’appuyer, qu’à Rome on m’a carrément pris la manche… La dame explique à Cécilia que son époux tient un endroit qui n’est pas sur le grand passage de la rue animée, mais juste un peu plus haut, « L’Officina », que la cuisine est la vraie, la meilleure cuisine de maison qu’on puisse trouver.

Nous pénétrons dans un endroit frais, lumineux, où les salles sont divisées en plusieurs angles autour d’un bar qui ne demanderait qu’à s’animer, et comme souvent nous nous retrouvons les seuls clients de midi. Pour le churrasco d’agneau. Le patron qui est aux cuisines s’affairent aussi autour de nous. Le fils est là pour le service et la conversation. Je vois qu’ils ont les larmes aux yeux. La Covid, les touristes qui désertent…

Je tente de me faire comprendre :

L’aigle de Tolède vit toujours ici ?

Et comme s’il avait attendu ma question, qu’elle avait été la plus prévisible qui soit :

Si senor, Federico Bahamontes vit toujours ici. On peut le voir quelque fois sur la place Zocodover. Mais vous savez il est âgé maintenant, il a plus de quatre-vingt-dix ans.

Mon père aurait été ému de savoir que le premier vainqueur espagnol du Tour en 1959 était vivant et qu’il régnait encore dans les cœurs populaires de Tolède.

Je m’aperçois seulement aujourd’hui que l’un des plus légendaires grimpeurs de l’Histoire du vélo vit dans une ville dépourvue de montagne alentour.

Et Tolède est entourée de vallonnements, de ressacs, de collines truffées de bosquets sombres tout au loin, de terres brunâtres et arides, sur lesquelles sont plantées de maigres maisons. Descendant vers Zodocover, sur sa petite place, Cervantès a toujours son sourire triste. La rue descend maintenant à l’heure zénithal vers le Tage qu’on ne tarde pas à voir depuis un beau jardin bordé de cyprès et d’arbres séculaires faisant l’ombre d’un début d’après-midi sur nos bancs de pierre.

C’est quasiment franciscain.

Nous baignons, le temps d’un répit, dans ce havre de quiétude. Sur l’autre versant du Tage, le paysage, la pastorale d’après-midi, n’ont pas pris une ride depuis des siècles.

Le silence respire la paix d’une cité fière. Je crois sentir du plus profond, comme sur les plaines de la Mancha, battre le cœur de l’Espagne.

En bas du promontoire le Tage, le pont San Martin ou l’autre, le Pont d’Alcantara, en haut, l’Escorial.

… 

Remontant par la même rue pavée, maintenant montante, à main gauche du Cervantès, le Musée Santa Cruz, à la façade baroque tout en arabesques de pierres décoratives. Bâti à l’emplacement d’un ancien hôpital.

Ce qui surprend à Santa Cruz, c’est d’abord la qualité de l’éclairage, la douceur du jaune des murs. Tout est magnifié avec le risque d’une tonalité vive, là où souvent les musées proposent la nudité des blancs. De longs couloirs égrènent des peintures de la Renaissance des XV° et XVI°, de Jean de Bourgogne et tout un ensemble de peintres locaux. Un buste en armure dont je n’ai su si c’était Charles Quint, Cervantès ou un gentilhomme barbu de la ville, ciselé de la plus fine manière, et puis encore les Greco, avec l’Immaculée Conception, encore très italienne dont l’inspiration vient directement de ce même thème traité par Titien à Venise.

L’Assomption est ici l’œuvre phare du peintre, une des plus spectaculaires. On y trouve la grande manière caractéristique des dernières années, où l’acidité des teintes n’hésitent pas à dissoner, où l’allongement des formes se risque jusqu’à l’ellipsoïde ascendante, démesurément, que les tableaux gagnent à être de plus en plus regardés de loin, comme si la synthèse de l’œuvre ne se saisissait qu’en entrant nous-mêmes dans la conception atrophiée de Greco.

Comme de Cézanne, on a parlé de problème de vision et de myopie. Il n’en est rien. C’est un nouvel ordre pictural qui se met en place chez le peintre depuis le début des années 1600. Un processus qu’on pourrait appeler de la flamme spirituelle.

A la droite et à la gauche de cette Assomption, deux portrait d’un Saint Pierre les yeux vers le ciel comme celui des larmes, et un évêque en grande pompe.

Dans les même bleus, la vision de Jean à Patmos, la Vierge monte vers les cieux dans le plus grand calme, ne perdant pas de vue Jean, l’apôtre préféré.

L’Annonciation, moins torturée dans le chromatisme, de la même dernière période, tout comme le Saint Joseph à l’enfant.

Puis, isolé, épuré comme les apôtres de la maison du peintre, Saint François et Saint Augustin, la Sainte famille, de l’ultime période et les Adieux du Christ à sa mère.

16 heures

L’après-midi s’allonge aussi. La fraîcheur de notre forteresse à l’ombre de l’appartement ajoute à la sévérité d’une ville fière et sombre, luxuriante de ses ombres, de ses aciers et de sa lumière.

Le récit des catastrophes pandémiques s’éternise sur les écrans, la mort rôde, les inquiétudes sur les visages contrastent avec la pierre sereine qui brûle jusqu’à tard dans la soirée.

Plaza Zocodover. Nous ne rencontrons pas Bahamontès, mais le jeune homme de l’Officina de ce midi, avec sa fiancée. C’est l’heure si étonnante où, comme à Gérone, le grondement d’une ville qui s’éveille se fait entendre sourdement, progressivement. L’heure des terrasses s’animent, les lumières creusent les reliefs de la pierre, les fantômes de la nuit s’installent. La Place Zocodover a le charme tout à fait espéré pour un adieu. J’ai encore des Greco dans l’arrière de la rétine.

Depuis la place jusqu’à la forteresse de notre appartement, la perspective plongeante, le long de la rue laisse enfin paraître la flèche de la Cathédrale éclairée, pointue et saillante de son côté qui n’a pas subi les affres des échafaudages.

C’est une sorte de cadeau inespéré.

La nuit est tombée.  Au menu, on mange encore de la perdrix à Tolède.

Samedi 18 Juillet

Nous quittons la ville, les pavés coupants et les ruelles encore sombres du début de matinée. Traversons les épais remparts pour prendre les premiers lacets à la sortie de la ville jaune et baignée de lumière. En se retournant on voit maintenant l’image emblématique et séculaire du piton que dominent l’Alcazar et ses capuches, la flèche pointue, les maisons accrochées aux pentes de sa colline, et on devine le Tage qui coule doucement dans ses eaux sombres.

Les paysages arides et souvent monotones ne laissent pas de temps pour la route cistercienne de Santa Cruz, Poblet et du monastère, niché haut, de Roda. Pour le prochain rêve.

TARRAGONE

Tarragone, le bord de mer, le vent léger, le sel. L’heure, une fois de plus, impose une arrivée aux Rambla Nova dans le silence de la sieste. C’est dans cette longue avenue ombragée et large, séparée par un terre-plein qui mène, de la Plaza Imperial Tarraco, au bord de mer, que nous avons notre chambre. La ville est immédiatement riante. La Rome antique a posé des racines visibles dans toute la ville.

Les romains en firent la capitale de toute une partie de la péninsule ibérique. Elle fut résidence d’Auguste, de Galba et d’Hadrien. Ce dont on ne tardera pas à s’apercevoir. La lumière et la densité de l’air ont changé. On croirait entendre la mer dans l’air que l’on respire. Contrairement à l’austère Tolède, cette mi-Juillet voit ici des flots de visiteurs sur cette longue promenade. Le forum à ciel ouvert apparaît au bout d’une ruelle, présentant de hautes et très élégantes colonnes délimitant l’enceinte, de ces pierres laissées dans l’oubli de leur fonction, vieillissants de leurs vestiges aujourd’hui périmétrés, de ce qui dut être un lieu de rencontres, peut-être d’assemblée de magistrats ou de sénateurs.

Puis tout au bout de la Rambla, au sortir de la longue avenue ombragée, au soleil couchant d’où nous sommes, surgissent sur une très large esplanade, la Tour de les Monges à l’angle de deux rangées de muraille et en retrait, la solide et austère tour médiévale. Parfaitement parallélépipédique. Elle regarde le front de mer du haut de ces cinquante mètres, présentant une façade ocre brun seulement entaillée de deux séries de triples meurtrières superposées comme deux postes d’observation absolument imprenables. A l’entrée de la tour, une louve romaine, puis des restes de murs antiques, et une statue de pied en cap d’un empereur romain au geste auguste donnant l’impression d’être pris dans les rets de l’azur en une impressionnante apesanteur.

Le règne de la pierre, les signes de la pierre où que l’on porte les yeux, parlent des superpositions de temps et d’histoire en des espaces qui s’entrechoquent.

Dès que l’ascenseur aux parois de verre eut fermé ses portes, je sentis le piège.  La montée vers la terrasse de la tour s’effectue doucement, au centre même de l’enceinte de celle-ci, laissant apparaître les quatre parois de murs. Je me sentais monter dans le vide au centre d’un trou. Le mouvement ascensionnel me parut aussi interminable que commençait à s’organiser en moi ma vieille phobie qu’on nommera tout à la fois de la terre qui s’ouvre et de la perte de gravité.

Puis c’est l’ouverture à l’air libre. La lumière inonde le périmètre de la terrasse nue, exposée aux vents, presque dépourvue de murets de protection. La vue embrasse comme en un triomphe toute la dimension de la ville, ses principaux monuments, les ocres variés de ses tuiles, ses bouquets de cyprès et ses maisons déjà dans le soleil descendant et l’azur silencieux. Et surtout, la cathédrale se dressant au-dessus de sa colline.

De là-haut on entendrait ce sifflement paisible que peuvent produire les grands oiseaux solitaires.

Je restais ainsi les yeux ouverts, m’agrippant aux parois de verre de l’ascenseur, attendant qu’on voulut bien le renvoyer avant que je ne m’évanouisse.

Depuis la tour médiévale, c’est la vieille ville qui s’ouvre à nous. Nous parvenons par des ruelles tortueuses, par d’autres rues plus larges, pavées, sous les doubles expositions de lumières sur les bariolés bleus, jaunes ou verts des murs, et les ombres qui s’y opposent. Avec tout dans l’air, comme à l’arrivée sur le Rambla, paraissant vif et enjoué. Entre deux maisons, à l’angle d’une façade, surgissent sans prévenir, des restes de murs romains, des colonnes solitaires.

On entendrait presque les voix anciennes qui hantent encore ces vieux quartiers.

La Cathédrale apparait au détour d’une petite place. Néogothique, avec des restes de périodes plus anciennes. Le porche d’entrée est démesurément ouvert et profond, surdimensionné par rapport aux proportions d’ensemble, mais habité de multiples statues aux angles et aux voussures. Comme au cœur inaugurale d’une longue rue descendant à escalier où semblent se donner rendez-vous la jeunesse vive de la cité.

De là sont donnés les tournois de castells, ces tours particulières où des grappes d’humain composent des étages successifs montant vers un sommet où souvent un enfant se trouve être tout là-haut, le dernier maillon de la pyramide. On peut échafauder jusqu’à dix étages. Ces castells expriment l’âme catalane et particulièrement Tarraconaise inventive et dynamique.

De la sombre entrée de la cathédrale, on glisse dans la nef, sobre, où apparaissent progressivement les multiples trésors qu’elle renferme. Le merveilleux retable de Sainte Thècle, qui donne le nom à l’édifice, une collection de vierges romanes de bois polychrome et d’orfèvreries, d’émaux recouvrant des châsses, des peintures médiévales anonymes et au sortir de ce musée diocésain, l’extraordinaire cloître. Cloître parfumé de roses, de bassins aux tortues et d’échappées de ciel au-dessus de la pierre au couchant.

La lumière irradie maintenant dans des cabossages d’or, des tranches jaunes contrastant avec des pans entiers d’ombre sur des rues pentues, des fenêtres ouvertes qu’on pourrait s’y projeter. Il y a ici des petits côtés Lisbonne avec ses rues qui chavirent.

Sur la terrasse sous arcades au sortir de la cathédrale, c’est le rendez-vous des préparatifs de fêtes du samedi. Les jeunes grimpent les larges escaliers, descendent vers les profondeurs de la ville. Tarragone a aussi de l’Italie dans ses vapeurs de bord de mer. Peut-être est-ce cette terrasse de café sous le rythme des longs piliers qui donne depuis ce parvis des airs florentins à l’heure du petit vin du soir.

Et puis tout converge, comme prévu en manière d’apothéose, vers cette Plaza de Font. Large et profonde, avec au bout de la longue promenade bordée de commerces et de restaurants, la façade classique de la Mairie. Comme sur toutes les plus belles places des villes d’Europe, l’élégance et l’harmonie des couleurs, le jalonnement des arbres, l’espace dévolu à la promenade contribuent à donner à cette dernière soirée espagnole, un parfum de temps qui ralentit.

Dimanche 18 Juillet

La Rambla Nova est toute mouillée, pimpante à l’heure du réveil des oiseaux, comme rénovée après la nuit. Depuis la sortie de l’hôtel, la perspective sur toute la profondeur de l’avenue est perceptible jusqu’au monument qui borde le front de mer. Les cafés commencent lentement à sortir les empilements de chaises ; tout est silence qu’on entendrait avec un peu d’attention le vent et les mouvements tranquilles du bord de mer. Quelques joggers rappellent que la ville s’éveille lentement d’un dimanche. Les croissants sont aussi bons que ceux de Paris, ce qui n’est pas peu dire. La lumière rayonne en reflets argentés sur la nappe de mer immobile, et par un chemin étroit, nous débouchons sur le Théâtre antique qui donne le dos à la mer. Le spectacle est unique de cette pierre blanche en demi-cercle, caressée par les rayons doux et encore bas, de la mer en fond de décor, encadrée de cyprès et de quelques ruines de colonnes posées au hasard du temps, avec en point d’orgue sur l’horizon, de larges pétroliers encore endormis.

La place qui donne sur les remparts et la Tour médiévale reçoit la lumière du levant et la sobriété toute militaire de ces monuments flamboie de tous les ocres qui n’étaient que timidement dessinés hier au soir.

Par le Rambla nous retrouvons à l’autre extrémité de l’avenue le très beau monument à la gloire des castells, imposant, massif, d’un bronze noir de huit ou dix rangées en pyramide. Levant les yeux, on croirait que la pyramide pourrait continuer de s’élever jusqu’aux plus haut des immeubles qui l’encadre.

Les rues sont désertes, on a la douce impression que la ville s’est rendue à notre fantaisie imaginative et qu’il suffirait de l’animer par un simple mouvement de l’esprit.

On imagine donc vivre à Tarragone. On y fait se mouvoir les commerces, l’intérieurs des maisons, ce qui s’abrite derrière les balcons.

L’immobilier affiche des maisons immenses à des prix qui feraient sourire les promoteurs niçois.

Par les rues et par les chemins, par La Cardenal Cervantès, l’avenue des Capuçins, c’est le Théâtre romain qui s’étire de ses pierres blondes et éparses.

C’est une rangée de cyprès et des pavés qui font mal aux roulettes des valises, dans le silence de la longue rue au sortir de l’hôtel, que se dressent en signe d’au-revoir, les derniers vestiges de colonnes et les épigraphies antiques sur la ville endormie.




FLORENCE

17/22 Septembre 2020


Jeudi 17 Septembre

C’est un avantage de vivre à Nice, et on nous envie. Pour trois raisons au moins.

Nous vivons au bord de la Baie des Anges, et certains y plongent en n’importe quelle saison. Deux heures plus tard, nous sommes à la montagne. La troisième raison des envieux, c’est que, partant vers huit heures, on est à Florence pour déjeuner.

Quelle ville peut se vanter d’une telle position géostratégique ?

Il est plus facile de parler des dieux que de parler de Dieu. Sauf pour les philosophes. Passant de la Grèce à Florence, une confusion nous égare dans un délicat impressionnisme de conceptions.

L’entrée en ville n’est pas facile. On sent le bourdonnement, la ruche humaine, compacte et en mouvement. Les scooters comme dans « Vacances romaines ». Bien qu’ayant maintenant pris un coup de vieux, ils sont sales et pétaradent. Loin des princesses anonymes et des Gregory Peck sourire au vent. Les florentins n’ont pas attendu la mode des deux roues pour se faufiler dans les plus improbables espaces. Par contre, si la célérité de leurs engins à moteur contournent n’importe quel obstacle, l’odeur infernale s’installe dans toute la ville grouillante et circulante. L’air en est vite saturé. La ville italienne est aussi une ville sonore à l’extrême. Comme le parler avec les mains, la pointe ultime de l’expression est la manifestation par le bruit.

Piazza Piave, sur la rive nord de l’Arno. C’est à l’angle de cette petite place, à l’ombre d’une tour médiévale et d’arbres drus qui perdent déjà leurs feuilles, que se situe l’appartement des Résidences San Niccolo.

Florence indocile, à l’heure la plus battue de lumière. Nous ne prenons pas les chemins longeant l’Arno qui ne gargouille pas, qui doit glisser tranquillement et muet, qui se voit séparé de notre vue par un gros parapet de briques tout le long de son cours. Sur l’autre rive, depuis San Niccolo, on aperçoit tout là-haut, sur des mamelons voisinant le ciel, les cyprès et les villas, volets clos, qui partagent des bucoliques muettes tutoyant l’azur.

On ne demande jamais le nom des rues. Ici, ce sont les Places qui sont les repères. On peut s’engouffrer dans les boyaux, sur les tortures encrassées des pavés de la ville, le lieu d’émergence est la Place.

Piazza Santa Croce au bout de la Via de Malcontenti (!). Sortis de l’ombre de cette rue, la Place est baignée de cette lumière douce du début d’après-midi de fin d’été. Par chance, elle est comme issue d’un tableau de Chirico, presque désertée. C’est le lieu qui a suivi l’évolution de la ville, depuis les premiers rassemblements du peuple venu entendre les prédicateurs de la foi, aux tournois de chevaleries du XV° siècle.

De forme rectangulaire, elle a pour fond la basilique du même nom, et se voit entourée d’antiques palais aujourd’hui réduits au silence.

C’est un bonheur que de s’immiscer dans ces sas que sont ces îlots de place à quelques pas, et pourtant comme entre parenthèses, des trépidations et des pétarades qui semblent faire cache-cache à quelques coins de rues plus loin.

La façade est blanche, striée aux angles par des coulées de bleues, comme des veines qui creuse la pierre. L’église de Santa Croce est l’une des plus belles églises franciscaines d’Italie.

Tout de suite on y voit clair.

Il n’y a pas ce moment intermédiaire comme dans nos cathédrales gothiques de France où la lumière ne jaillit pas immédiatement mais, progressivement, après adaptation au rythme interne et immuable du champ clos des édifices.

Mais Florence c’est l’Italie. Ce n’est pas que le soleil y soit plus présent ou plus intense, mais c’est une autre conception du solaire. Celui-ci se conçoit déjà comme préalable à toute approche intellectuelle et spirituelle. D’où peut-être cette similitude de l’extériorisation dans l’espace qui leur semble sans limite, dans le geste, les tonalités de la voix, et le fracas de la parole qui n’est jamais loin.

Après la surprise du marbre blanc rehaussé de ses bleus, l’intérieur jaillit sans préambule. La structure est immédiatement identifiable au plan de la croix égyptienne, à trois nefs. Et puis les tombeaux. C’est presque un petit Père Lachaise florentin. Ici gisent, avec plus ou moins de grandiloquence dans l’hommage rendu, Michel-Ange et son tombeau impressionnant, Giorgio Vasari. Rossini en verve, comme sa musique, presque de belle humeur. Et puis disséminés au hasard, les tombeaux de Galilée, de Machiavel et de Dante, d’Alberti.

Quelle densité de repos éternel !

Une chose est sûre, c’est que la qualité et le goût du faste et de sa pompe inévitable et déjà vieillie, auront présidés à ces hommages de pierre post mortem par uniformisation et banalisation de leurs génies respectifs.

Nous marchons de tous nos pas anonymes sur les emplacements de dépouilles non moins anonymes aujourd’hui, à même le sol. Dépouilles de prélats ? de moines oubliés, de personnalités célèbres, d’ombres définitives ? Les traces de leurs dates de passage sur terre et les quelques pauvres paroles d’oraison ou de signes signifiants ce que put être leur existence inscrite dans ces sépultures sont destinées à s’obscurcir à force de piétinements.

Dans Santa Croce j’avais, dans un premier réflexe de respect, comme un scrupule à marcher sur ces signifiants de morts. Mais bien vite on apprend à lever les yeux vers la lumière et à ignorer ces vieilles dépouilles sans défense.

La magnificence des peintures incite au silence et décourage la description détaillée. Ce sont les chapelles du fond qui retiennent le plus longtemps l’attention. On en dénombre une douzaine reliée les unes aux autres, toutes dans des teintes claires et des tonalités appelant l’apesanteur et la légèreté de l’esprit.  Chacune d’elle a été édifiée par les plus puissantes familles florentines.

On y voit dans l’éblouissement les fresques de la vie de l’archange Saint Michel peint par un élève de Cimabue.

On se trouve nez à nez avec un ensemble de Giotto, précédemment recouvert d’autres fresques et finalement restaurées au XIX° siècle. Ce sont, à la paroi droite, les épisodes de la vie de Saint Jean Evangéliste, du haut en bas, les visions dans l’île de Patmos, et à la paroi de gauche les épisodes de la vie de Saint Jean Baptiste.

La chapelle Bardi est aussi décorée par Giotto avec les sublimes épisodes de la vie de Saint François. L’extraordinaire position droite des moines (la mort de St François) dont les plis non moins droits de leurs bures se chevauchent en une polyphonie lisse, parallèle et sans aspérités à la manière des mélismes de Roland de Lassus.  

Puis au centre de la chapelle, le fameux crucifix de Donatello critiqué par Brunelleschi pour son trop grand réalisme.

Par contre, discrètement placée à l’angle d’un mur, l’Annonciation de Donatello est certainement une de ses plus belles réalisations, dépourvues de certains maniérismes qu’on aura l’occasion de rencontrer plus tard.

On est comme immergé tout le temps de la contemplation dans un îlot de pastels soyeux, d’images signifiantes et de lumière silencieuse.

Dans le jardin clos, sous des cyprès, isolée, une statue de Henry Moore.

En sortant, la façade est maintenant entièrement baignée du soleil descendu sur l’ouest de l’édifice.

Sur les bancs de pierre les gens donnent l’impression de poser en harmonie avec la beauté des lieux. Comme une reconstitution d’un tableau de maître à des fins cinématographiques.

Par-dessus les toits, le chemin est tout tracé. Il suffit de se laisser guider par le sommet de la tour du Palazzo Vecchio qui émerge au hasard à l’angle de certaines rues. On sait ainsi qu’on est proche de la Place de la Seigneurie.

La ville historique, sortie des Places inondées de soleil, est englouties dans des boyaux d’ombre aux trottoirs improbables, et, contrairement à certaines rues espagnoles, la circulation des véhicules et les pétarades d’engins en tout genre y sont cruellement installées. Combien de fois Cécilia m’a-t-elle dit « Attention, tu es en plein milieu ! ». Lever les yeux vers le ciel est tout une gymnastique sachant qu’on risque l’accident à chaque intersection. Les éternels travaux de la voirie aggravant encore l’anarchie urbaine au cœur de la vieille ville.

C’est sous les brumisateurs de la modeste Piazza di San Firenze que nous prenons le premier chianti. Face à nous, l’austère Palais du Bargello, puis le Palais Vieux d’un côté et une autre immense bâtisse aux moellons cubiques de l’autre, comme le sont beaucoup de ces palais anciens, aux couleurs pain d’épices, aux fenêtres toujours chapeautées de frontons surbaissés. Ces architectures sévères et appliquées n’empêchent pas d’imaginer quelque prince renaissant dicter une politique florissante mais néanmoins de fer. Ces fenêtres sérieuses, abritant souvent des administrations, sont fréquemment entourées d’angelots géants, de Neptune barbus ou de quelque autre personnage mythologique.

Autant le dire maintenant : le chianti de cet après-midi est comme tous les chiantis que j’ai bu il y a longtemps à San Geminiano ou à Sienne. Ils manquent de longueur en finale et leur attaque est banale. Le bouquet aromatique sans surprise avec une pointe de jeune acidité, et même la robe, d’un rubis vineux, n’incitent pas à en boire un second par cette chaleur. Je sais que vont se lever des volières entières de cris d’horreur, mais c’est ainsi, je ne raffole pas des vins toscans. Et ce n’est pas faute d’en avoir fait déboucher durant ce séjour.

La Piazza di San Firenze, sans avoir la grandeur et le prestige d’autre Places florentines m’a tout de suite séduit par son ovale, ses proportions qui font ressembler à une avenue qui se serait élargie à l’endroit où se trouvent ces terrasses où nous sommes, face aux épais Palais de pierres sombres aux allures de fortins.

Puis c’est le débouché par la cour intérieure du Palazzo Vecchio sur la Place de la Seigneurie, si grande qu’une partie est déjà dans l’ombre alors que le reste est baigné de lumière.

Cette place fut le théâtre de harangues, de cérémonies et d’exécutions publiques, dont celle, la plus célèbre, de Savonarole, brûlé comme hérétique en 1498, à l’emplacement aujourd’hui marqué d’une plaque devant la fontaine de Neptune. Peut-être que c’est ici que j’assistais lors de mon second séjour à une sorte de jeu de ballon traditionnel pratiqué sur un espace de sable épais, par des joueurs en costume renaissant comme en portent les appartenant aux différents quartiers de la ville pour le fameux Palio à Sienne. La musique diffusée ce soir-là était la Pie Voleuse de Rossini.

La Loggia della Signoria présente d’un orgueil naturel le Persée de Cellini dans son bronze noir qui jaillit serein et de loin, dès la cour du Palazzio Vecchio, tout muscles bandés, saillants et triomphants avec les statues de l’Enlèvements des Sabines discrètement en retrait.

Les visiteurs transitant dans Florence semblent toucher à bon port lorsqu’ils s’asseyent enfin sur les margelles de pierre au pied du Persée.

Les Neptunes et les autres nymphes marines paraissent illustrer un chapitre d’Ovide sous les jets paisibles de la fontaine au pied de la haute tour du Palais.

Le David de Michel-Ange est dans l’ombre, et depuis ma précédente visite paraît s’être couvert de grisaille et d’un peu de tristesse, avec toujours ce souci au front à l’idée de frapper Goliath. Il demeure malgré tout, et bien que n’étant qu’une copie, la proie principale des photographes.

La Loggia dei Lanzi porte ce nom venant des Lanzichenecchi, les fameux Lansquenets, mercenaires germaniques à la solde du terrible Cosme Premier. Il trône quant à lui en statue équestre tout à côté du Neptune.

Peut-être est-ce une impression, mais ce lieu au cœur de Florence laisse toujours planer pour moi l’ombre silencieuse de Machiavel, comme le Ponte Vecchio, quelque part sous les arcades, le lieu de rencontre et du regard furtif de Dante à Béatrice.

L’arrivée sur la Place du Dôme se fait comme naturellement par un enchaînement de rues à peine plus larges et une densité de visiteurs plus compacte. Moins dégagée que celle de la Seigneurie, la Place s’ouvre frontalement sur la merveille non moins sublime que la vision première de la Basilique Saint Marc à Venise.

C’est une gigantesque meringue de marbre blanc avec une alternance de plaques de Carrare de couleur vert bouteille. Nous avons la bonne idée d’aborder l’édifice par le campanile initié par Giotto. Et il faut lever bien haut la tête pour en prendre intégralement la dimension dans le champ visuel, le recul à cet endroit ne permettant un large dégagement.               

L’équilibre et les proportions du dôme, du haut campanile et de la façade embrassée du regard laissent la rare impression d’une perfection sans mélange. Le rythme des marbres verts qui accompagne la blancheur embrasée de ce milieu d’après-midi, la rosace et les divers motifs architecturaux qui composent l’architectonie de l’édifice couronné de l’immense coupole est le cœur même de la Florence triomphante. Comme un vaisseau serein de sa puissance au cœur de la cité et comme témoin d’une religion qui pose ses certitudes.


Puis sans plus subir l’attraction de cette cathédrale, nous dérivons vers l’Arno par d’autres ruelles, d’autres bâtiments épais et rugueux, le Palazzo Strozzi, jusqu’au Ponte Santa Trinita. De là, on ne pouvait avoir meilleur approche du Ponte Vecchio à l’heure où l’ocre est accentué par le soleil qui nous donne le dos. De part et d’autre du fleuve, les maisons séculaires offrent les crénelures, les tourelles, et des milliers de fenêtres qui s’étirent dans la perspective jusqu’au fameux pont qui à lui seul rassemble Florence en une seule image. Image qu’on a plaisir à zoomer du regard pas à pas, par une approche lente, cherchant les détails et les angles de l’architecture qui s’offre différemment à mesure que nous avançons, profitant de la lumière bénie qui descend déjà.

Le Ponte Vecchio n’est apparemment plus habité. J’ai longtemps cru que sa célébrité était dû au fait qu’il y ait encore des habitants. Aujourd’hui c’est plutôt le quai des orfèvres. Les bijoutiers règnent, les marchands de cuir et les horlogers de luxe. Ils semblent tous s’être concentrés sous le buste altier de Benvenuto Cellini. Le pont garde son charme, et on imagine bien par-là Dante traverser d’une rive à l’autre à l’heure du crépuscule, hanté de visions célestes.

Fabrice est ici de passage. Je lui téléphone mais il paraît harassé et à l’autre bout de la ville.

Ma tante Lucia m’avait dit un jour « en Italie on mange rarement du bœuf, mais à Florence la spécialité c’est la bisteca à la fiorentina ». C’est le T bone découpé en tranches avec les parts proposées à l’hectogramme.

Pas moyen de trouver de l’escalope milanaise. Cécilia est déçue. Je luis dit, sans trop savoir, que c’est une vieille rivalité entre les deux villes.

Tout le quartier autour des berges de l’Arno, malgré l’épidémie, est sous les lampions des terrasses. Près du Ponte Vecchio qui est maintenant éclairé et clos pour la nuit, dans le plus beau des silences, les lueurs font miroir sur le fleuve, lui donnent un reflet de carcasse jaune et rouge avec la lumière émergeant de l’intérieur du pont comme un vaisseau fantôme échoué à l’ancre de la nuit.

Vendredi 18 Septembre

Si Rome est la ville qu’on ne peut imaginer sans les pins de la Via Appia, (bien qu’on y trouve les plus beaux cyprès peint par Corot depuis le Palatin), Florence, toujours par l’émerveillement du même Corot, est à coup sûr la ville des cyprès. Mais on y trouve évidemment de merveilleux pins comme celui qui me fait sortir de cette douce rêverie sur les bords de l’Arno en cette journée radieuse où se profile au loin le Ponte Vecchio, cette fois éclairé depuis la Piazza Piave. C’est un réel bonheur de longer ainsi le fleuve, en imaginant depuis la rive nord, ces villas, ces jardins et ces palais tout là-haut sur la rive opposée, magnifiés par ces arbres qui se dressent dans les silences de l’azur.

Maintenant le Dôme apparait éclairé sur tout le demi-cercle que constitue le mouvement de l’abside. Au sommet, l’immense coupole rouge octogonale, comme soutenue par deux répliques de coupoles coupées en deux formant une harmonie forte et souveraine. Le Dôme de Florence est probablement l’édifice le plus achevé, du moins le plus représentatif de la puissance toscane. Le sentiment que j’éprouve dans la position du spectateur au pied du chevet, c’est que le mouvement d’ensemble du terrible édifice partirait du sommet et descendrait comme une coulée progressive et merveilleusement proportionnée vers le bas où s’enracine l’ensemble. Contrairement à nos cathédrales gothiques, où inversement, la volonté des architectes était de créer un sentiment ascensionnel depuis le sol jusqu’à ce que se perde le regard vers les flèches et au-delà, vers le ciel.

A aucun moment, le Dôme ne rend ce mysticisme de la pensée ascendante des temps gothiques. Etant édifié tardivement si on le compare aux diverses Notre-Dame, le passage à la Renaissance est nettement amorcé, par l’ambivalence de la puissance terrestre qui descend, massive, mêlée à la foi qui s’y assied encore.

Sur une petite place avec un beau dégagement on a toute la façade rugueuse de San Lorenzo. C’est ce qui la caractérise dans son état primitif, le reste ayant été reconstruit par Brunelleschi, et à l’intérieur c’est une vraie construction Renaissance. A l’intérieur de la façade, le balcon du haut est l’œuvre de Michel-Ange.

La grande fresque du bas-côté gauche décrit le Martyre de Saint Laurent, œuvre du Bronzino. Les épisodes de la vie de Saint Jean Baptiste sont de Donatello. Au hasard de la promenade, un Filippo Lippi, et enfin le tombeau de Donatello. Poursuivant encore plus au Nord, les chapelles Médicis, dont on retiendra celle des Princes à la coupole ornée de fresques de l’Ancien et du Nouveau Testament. Dans la nouvelle sacristie, des œuvres de Michel-Ange, le tombeau de Laurent le Magnifique, duc d’Urbin, le tombeau de Julien duc de Nemours, une superbe Vierge à l’Enfant toujours de Michel-Ange entre Saint Côme de Montorsoli et de Saint Damien de Montelupo.

En sortant par le portail de gauche, au dernier moment, surgit l’immense tableau d’un martyre hissé sur une croix, les membres bandés sur le dos, que contemple une soldatesque à ses pieds, et qui ne laisse encore supposer le nom de ce martyre, ne sachant le type de supplice qui lui est réservé. Je contemple longtemps ce que je voudrais croire être un Sébastien.

Le Palazzo Medici Riccardi. La grâce maintenant. Tant sont fragiles les chefs-d’œuvre qu’on nous oblige à porter des protections couvrant les chaussures au-dessus et au-dessous (!) avant de pénétrer et de fouler le sol de marbre dans cette salle au trésor, à l’éclairage le plus subtil qui soit, la Chapelle des Mages. Dans la pénombre apparaissent quatre surfaces murales jaillies d’un miracle de grâce et de raffinement. Anciennement chapelle privée de la famille Médicis, les fresques sont l’œuvre de Gozzoli (celui de la Chapelle saint Augustin à San Geminiano), élève de l’Angelico.

Les peintures déploient le thème des Rois Mages en une évocation brillante, de lourds velours à imprimés coulant comme une musique de chambre (est-ce la petitesse et l’intimité de la pièce qui fait penser à ce rapprochement ?). Parmi les cavaliers, on reconnait Julien le frère de Laurent, accompagné d’un guépard.

Les membres des Médicis s’y mêlent à d’exotiques personnages venus d’Orient en l’honneur du Concile qui eut lieu à Florence en 1439 et qui œuvra beaucoup au prestige de la famille et à celui de la ville.

Un cortège bariolé comme paradant, défile sur fond de paysage et d’animaux, de scènes de chasse, de rochers fantastiques, de châteaux et de murailles hérissées de tours. La magie de ces peintures tient aux proportions des murs et à l’éclairage subtile d’une minuterie épargnant les fresques et ne permettant pas de s’attarder de trop.

Passant dans la Salle Luca Giordano, au contraire on est dans une sorte de galeries des Glaces, tout en faste orné de stucs dorés, de panneaux sculptés et de grands miroirs. Mais la gloire de cette salle tient à sa voûte recouverte d’une fresque représentant l’Apothéose de la deuxième dynastie des Médicis, composition baroque tout en mouvement, ornementations et apesanteur.

Dans la salle des sculptures, un amoncellement de bustes, de marbres et de copies de maître se trouve en une sorte d’exposition démontrant tout le savoir-faire des élèves de l’Académie. Sur la partie supérieure d’un mur, au-dessus d’une rangée de dieux antiques, une magnifique reproduction égale à l’original d’une Assomption de la Vierge de Titien vue à Venise.

Et puis, la Galleria del Accademia, un des musées les plus célèbres pour y abriter le fameux David de Michel-Ange recevant cette lumière particulière d’un gris mat, descendue d’une coupole et prenant plus d’espace qu’aucune autre œuvre, livré à l’admiration des foules. J’avoue ne pas aimer plus que ça ce David trop connu, trop adulé qu’on en a fait des miniatures pour touristes de toutes sortes. Porte-clés, statuettes en plastique, cendriers pour table de nuit, remplissant parfois des vitrines entières de magasins de souvenirs.

La Galerie des Prisonniers est plus intéressante avec cette série des Esclaves et surtout sa Piétà dite de Palestrina. Dans ces œuvres, Michel-Ange donne l’impression de sortir de leur gangue de marbre la dynamique de ces humains qui se libèrent de la matière même. Les humains de Michel Ange, malgré leurs attitudes et leurs postures baroques, maniérées, sont épais et sentent la terre, le noueux.

Mais le Michel-Ange qui me bouleverse vraiment n’est pas là. Il viendra plus tard, en un autre lieu.

Le chemin paraît long pour rejoindre la Piazza Beccaria qui nous remet dans le périmètre de la ville nouvelle par l’Avenue qui mène à l’hôtel San Niccolo. Nous prenons un verre sur les midis dans un minuscule bistrot à l’ombre d’une terrasse où le passage est si étroit que de rares véhicules hésitent à s’y risquer. Quelques placettes avec des églises à coupole, des chapelles romanes, nous aident à tracer notre chemin jusqu’à sortir de ce cœur historique.

C’est tout là-haut maintenant que nous allons nous hisser, vers ce long balcon qui longe la colline et que l’on voit depuis l’hôtel, où un fourmillement d’humains contemple depuis le promontoire la plus belle vue d’ensemble de Florence. La Piazza Michel-Ange.

C’est le 13 qui nous mène sur l’autre rive de l’Arno et nous dépose sur la large place. Des vendeurs de souvenirs, quelques bistrots, et puis la terrasse au bord de laquelle la ville est embrassée du plus loin que le regard peut porter. Le balcon idéal.

Nous restons près de la rambarde un long moment à photographier, à retrouver dans le paysage, les différentes places, les grands palais, le dôme qui triomphe et la tour du Palazzo vecchio qui servent d’orientation. Au loin, Santa Maria Novella, le Ponte Vecchio, et même l’hôtel, au bord du fleuve où nous étions il y a peu, et jusqu’à la fenêtre de la chambre. Nous faisons partie maintenant de ces fourmis que l’on doit voir depuis le long des berges.

Encore une fois, une copie du David s’élève sur un piédestal et contemple la cité. Il n’est pas jusqu’à la coulée verte de Nice qui ne possède son David de bronze verdâtre.

Et dire que depuis la Piazza Michelangelo, nous étions à deux pas de l’église San Miniato qui domine le paysage et que l’on voit comme un sommet de colline depuis les berges de l’Arno. Il a fallu que je demande à des quidam le chemin qui promettait d’être enchanteur, au cœur des allées, des pins et de cyprès, sur des sentiers montant pour atteindre la façade le l’église. Au lieu de faire simple, on nous conseille de prendre le 13 qui continue vers la Porta Romana et de descendre à cet arrêt pour l’église San Spirito. Evidemment, dans la fougue de mes explications, je m’étais trompé de nom d’église. Remontant par le chemin inverse, par le même 13, c’est l’occasion de voir le long de la route, de superbes villas, ou plutôt des maisons à deux, voire trois niveaux sous les arbres démesurément hauts, souvent cachées dans la simple pudeur du calme et de la volupté de s’être hissées si haut dans le paysage. Dans l’ocre toujours. Mais j’ai surpris aussi quelques heureuses fantaisies de vert se fondant plus encore dans l’harmonie, des mauves pâles, chacune faisant balcon sur le plus beau panorama de la ville. Le 13 nous dépose dans une clairière de pierre et de sentiers grimpant à gauche et à droite, comme un escalier à double échappée par des marches assez raides. Faisant boucle parmi les pins qui cachent momentanément la vue, c’est un arc en ciel de senteur durant cette courte ascension. Les cyprès se hissent sur le gris des pierres. Derrière soi on ne voit plus le cœur de la ville. Jusqu’à un dernier raidillon de marches où à la dernière de ces marches, surgit la façade éblouissante, incendiée du soleil sur tout l’ouest.

Depuis le plateau complètement nu où se tient San Miniato al Monte, la blancheur du marbre est encore plus lisse, entrelacée de parements verts qui impriment le rythme serein et régulier.

C’est à n’en plus douter le plus bel endroit de Florence pour la poésie. A l’écrin extérieur de l’église répond en se retournant, une vue plus belle et bien sûr plus haute encore que depuis la Place Michel-Ange. Des cyprès géants viennent donner un cadre vertical unique à la perspective sur la coupole du Dôme, un enchevêtrement de végétaux, de maigres oratoires de pierres rongés, sont comme oubliés et posés sur ce flanc de colline pour en souligner le bucolique, en même temps que la noblesse toscane dans son essence.

Il est très probable que c’est depuis ici que Corot nous a laissé les plus belles et les plus sereines vues sur la ville. Il y avait ajouté quelques moines méditant, devisant auprès d’un muret. Peut-être même depuis l’endroit qui nous sert aussi de point de vue sur la ville.

Au pied du petit cimetière en léger dégradé depuis le plateau où est la façade, on indique discrètement le caveau de la famille Zeffirelli.

Décor qui ne déparerait pas pour le plus grand des empereurs romains.

La poésie à l’intérieur de l’église m’a émue plus que n’importe quelle autre. Par ses proportions qui en ferait plutôt une chapelle. Par les tonalités de bleu profond et de blanc sur ses trois nefs. Le chœur est surélevé, et sous celui-ci, abritant des tombeaux, dont celui de Saint Minias, une crypte plongée dans la pénombre où filtrent d’irréels rayons du couchant. Ce qui fait de l’ensemble un vaste et pourtant très intime espace qui souligne plus qu’ailleurs l’essence même du recueillement Au centre s’élève la chapelle du Crucifix, et de part et d’autres les murs d’enceinte sont recouverts de fresques.

L’abside est dominée par un christ à la vierge dans une très certaine posture byzantine, sombre et sévère.

Ce décor naturel de San Miniato, au sommet de ce fragment de colline, n’a pas changé depuis plusieurs siècles. Les monstruosités de la ville grouillante et circulante n’y sont pas concevables. Les quelques habitants sont les morts du petit cimetière, et plus près encore de l’église quelques maisons posées là pour la protection jalouse de cette harmonie miraculeuse.

La redescente se fait par un autre sentier de pavés disjoints, entre les pins et les cyprès, le parfum des résines et l’azur entre les branches des arbres. Depuis une petite place donnant en cul de sac, on aperçoit le clocher sombre qui s’élève, au flanc gauche de l’église, comme ne voulant pas faire d’ombre à la splendeur de sa façade.

Le 13 nous laisse cette fois encore à la Porta Romana où semblent déboucher la Viale Francesco Petrarca et tous les embouteillages de Florence. Cette porte est probablement une ancienne entrée d’enceinte par laquelle des ruelles filent à nouveau vers le cœur de la ville. Le quartier est assez arboré et bientôt, après un kiosque et sa divinité un peu triste et esseulée sous des feuillages, un obélisque qu’on est étonné de voir dans tant de romanités, la Place où se dégage la façade de l’Eglise San Spirito lisse et aussi jaune qu’un soleil sans aucun autre décor. Une des plus pures architectures des débuts de la Renaissance.

C’est l’heure où la place est envahie de florentins. Il n’y a plus aucune table disponible à l’ombre des arbres monumentaux. C’est aussi l’heure de trinquer avec ce vin de Toscane.

Et si Dante et Machiavel s’étaient donnés rendez-vous eux aussi sur cette place ? Parler du Prince et de l’harmonie des sphères, assis sur ces bancs de bois et ces tables de bois.

Je coule dans une rêverie où je ne les imagine pas ailleurs que sur cette place qui reçoit un marché le samedi, et qui grouille de jeunesse en fin de semaine comme ce vendredi.

Dante aurait confié les secrets de son cœur. On aurait parlé de Béatrice entrevue furtivement. Je ne sais rien de la fiancée de Machiavel, mais on aurait aimé être à la table voisine.

C’est dans ce quartier populaire et criard que m’est revenu comme une évidence que c’est sûrement à San Lorenzo, devant la sobriété tout aussi rugueuse de San Spirito, que lors d’un séjour dans les années soixante-dix, j’entendis résonner les plus suaves polyphonies de Palestrina et de Lassus. Mais peut-être était-ce tout simplement ce San Spirito que j’ai maintenant sous les yeux. Fermant les paupières, il s’agit toujours d’une entrée sobre, sans ornement et sans défaut.

Pourquoi a-t-on construit tant d’églises, tant de basiliques ? Pour faire entendre la polyphonie. Imagine-t-on les plus beaux mélismes, les plus exquis entrecroisements de lignes sonores au sommet d’une colline, la plus bucolique soit-elle ? Il serait impossible que cela fasse corps avec une assemblée attentive, disposée à se rejoindre sur des motifs convergents. Les églises sont bâties pour faire résonner la polyphonie, faire bouillir le vaisseau jusqu’à ce que ça monte à la cervelle.

Et puis il est un mystère que je ne pourrais jamais élucider, c’est que lors de mon tout premier séjour ici, je fêtais, dans la nuit de mon arrivée, mes dix-neuf ans, que nous logions avec ma compagne du moment dans une méchante cage d’escaliers improvisée, enveloppés dans un sac de couchage où le sommeil ne vint jamais. C’était la rue des Maestri Pianisti. Une belle entrée d’immeuble, cossue. Les parlophones n’existaient pas encore.

Je ne l’ai pas retrouvée. J’ai cherché sur les plans, en levant les yeux sur la plaques de noms de rues, des ruelles ou des très modestes impasses ; elle semble avoir disparue. Peut-être a-t-elle simplement été débaptisée.

En ce temps-là nous n’étions pas bien imaginatifs. Le voyage jusqu’à Florence, dans des camions qui avaient pitié de ces pauvres vagabonds que nous étions, nous avait affaiblis. Je n’ai pas d’autres souvenirs que d’avoir lu quelques pages d’Henri Michaux dans un parc où des feuilles de journaux volaient aux quatre vents, d’y avoir dormi profondément et d’avoir traversé le Ponte Vecchio pour être bien sûr d’être dans Florence.

 

Samedi 19 Septembre

Pour le Palais Pitti, il n’y a qu’à traverser l’Arno et filer vers le Ponte Vecchio sur l’autre rive que celle de la veille. On ne peut faire plus simple.

Et le chemin qui mène à pied le long du fleuve n’est pas sans charme. Le soleil est dans notre dos et les rayons rasent la pierre. Seuls quelques joggers se sont levés à cette heure. A l’angle qui fait basculer sur la rive que nous longeons, j’aperçois une terrasse fleurie où des lianes descendent d’un arbre comme des serpents qui se répandent aux ras des tables, et sur la façade, écaillées de prendre éternellement le soleil, un écriteau dont la maison doit être fière, puisqu’y est apposée en de beaux caractères, bien visibles même au-delà des grilles, « Ici vécut James Joyce durant l’année 1954 ». Il avait donc à lui l’écoulement lent de l’Arno, qu’il devait apercevoir depuis une fenêtre à l’étage, se mêlant aux caprices des lianes descendant des murs de l’édifice. Il avait une vue sur cette tour en ruine qui fait face à notre hôtel de l’autre côté, qui a l’élégance d’habiller de ses croûtes de pierre en creux, les vestiges d’un colimaçon menant jusqu’à un promontoire au sommet.

Au-dessus de nous des villas imposantes, roses et vertes, des cyprès déjà qui ne finiront pas d’accompagner, comme des gardiens de ciel, les villas de plus en plus luxueuses à mesure que le sommet de la colline approche.

En contreplongée, nous passons sous les escaliers et les terrasses peignées finement des jardins Bardi.

A mesure que nous avançons le Pont grandit qu’on peut voir les échoppes de bijoutiers s’activer. On ouvre des panneaux de bois, des vitres laissent soudain apparaître le ciel en aval de notre cheminement. Le fleuve est d’un noir d’encre sous la clarté jaune des murs qui se réveillent.

Le Palais Pitti est à main gauche après quelques boyaux de rues dans l’ombre, et apparaît enfin sur une large esplanade avec les jardins dans son dos.

Seuls les puissants bossages en dégradé atténuent la rigueur quasi militaire de l’énorme façade dont ils rompent l’unité.

Mais le pire, c’est l’utilisation de cet immense espace au pied de l’édifice. Est-ce par le caprice d’un édile de la Municipalité, ou pour une quelconque autre raison, qu’une exposition, qu’on espère temporaire, intempestive, d’une profusion débridée de loups, nous reçoit dans l’ombre de neuf heures du matin. Une cinquantaine, peut-être plus, de loups en bronze, toutes babines et crocs menaçants, disposés comme au hasard après un coup de pétard. Pas un seul ne parait animé de bonnes intentions. Le contraste est saisissant entre cette façade austère et la nature hostile disposée sens dessus-dessous de ces créatures plus laides encore que le plus laid des Koons. Certains y verront paradoxalement une inclusion de la nature dans ce temple culturel, en ces temps de planète et d’espèces à sauver.

Hélène Grimaud accepterait-elle que les meutes de ses protégés fussent présentées ainsi comme les plus dévoreuses et les plus hideuse des bêtes de Gévaudan ?

Pour se perdre dans les allées et les diverses traverses des jardins de Boboli, il n’est qu’à se laisser aller au gré des diverticules, des allées d’ombres mystérieuses. A cette heure, nous sommes presque seuls une fois de plus. Ce qui laisse bien imaginer les fêtes que donnèrent du temps de Come Premier, les grands ducs, sur cette petite colline enserrée par la campagne toscane. Il suffit de suivre les escaliers menant au sommet et il n’y a plus de ville. Par-delà celle-ci, donnant dos au Palais, c’est toute la campagne mamelonnée de son herbe noire qui s’étend sous la lumière rasante. Le jardinet du sommet est assoiffé et n’est plus entretenu. La façade rose d’une villa, qui a dû être somptueuse, fait immédiatement penser à un pavillon idéal pour des entrevues galantes. Redescendant par les allées extérieures, la perspective offre un panorama large sur toute la ville, et c’est encore Corot qui dut le mieux en restituer la poésie.

Les dimensions du parc sont telles que nous oublions la grotte rococo et sa façade saturée, son nain ventru et barbu (peut-être est-ce un petit dieu ou un empereur satyre, une caricature de Médicis ?) juché sur le dos d’une tortue et tout un ensemble de folies sculptées bien dans la mode des grotesques d’époque.  Les allées bordées de cyprès et de citronniers, jalonnées de quelques statues tristes et comme égarées, redescendent en rejoignant l’allée principale, vers l’amphithéâtre, le bassin de Neptune, et le retour vers l’entrée du Palais.

Pitti est le nom d’une famille rivale des Médicis, d’où l’aspect militaire de l’immense édifice qui est le plus imposant de tous ceux de la rive sud de la ville. Mais la façade qu’on lui connait aujourd’hui, toujours aussi rigoureuse, sur plus de deux cent mètre de longueur, date du XVII° siècle.

Il abrite un des musées les plus riches de la ville, si riche qu’on se demande si un conservateur n’a jamais présidé à ses destinées !

Dès les premières salles, ce sont des myriades de chefs d’œuvre en avalanche, serrés les uns contre les autres comme si une panique les précipitait en désordre de peur de les perdre, qu’on ne sait plus ce qui est mis en valeur. On a plutôt l’impression d’un trop plein, d’une saturation que l’on ressent assez rapidement.

Mais le pire est l’éclairage. Des lampes jaunes, si proches des peintures qu’on doit se décaler vers la gauche ou la droite pour éviter des reflets qu’on ne pourra de toute manière éviter, lacérant parfois les deux tiers de l’œuvre.

Quand ce n’est pas la conjonction de la lumière de l’extérieur qui vient interférer avec ces affreuses lampes qui fatiguent la matière à force de mettre leur nez sur la toile.

La conception de telles expositions n’a probablement pas évolué depuis l’éclairage à la bougie.

On croirait au bout d’un moment baigner dans le feutré saturé de Barry Lyndon. Ce qui serait idéal pour une promenade dans la campagne florentine, mais désastreux dans le parcours où s’enchevêtrent tant de beautés. Celles-ci ne demanderaient que plus de sobriété, plus de respect pour des peintures pluri séculaires qui crient de se voir infliger des rayons qui les tuent, lacérées par des épées qui les transpercent.

Et c’est dans le plus grand des amoncellements que défilent les plus beaux Titien, les Raphaël et quelques Velazquez équestres, une série de Murillo, le Baptême du Christ de Veronese, dégringolant les uns sur les autres, trainant parfois sans raison dans leur sillage, étouffant la pièce maîtresse, de petits maîtres ou des anonymes d’une autre époque.

Malgré tout, je prends plaisir à retrouver ce Jeune homme aux yeux gris du Titien qui a perdu un peu de cet aplomb et ce petit peu d’anxiété de condottiere que je lui trouvais jadis. Cette Vierge d’Adoration de Perugino que j’aime autant que les très classiques et dépouillés portraits des Sforza de Raphaël. Les irremplaçables madone : la Madone du Grand Duc, la Madone à la Chaise à la douceur et à la grâce d’un artiste à son sommet, et la Madone au Voile qui serait peut-être la Fornarina aimée du peintre.

A mesure que les salons de Vénus, d’Apollon et de Mars défilent, je perds en route tant de chefs d’œuvre qu’il m’eut fallu les avoir tous notés rigoureusement. Bruegel, Murillo, de multiples primitifs…

Dans la dernière salle avant de quitter le Palais, un Caravage sombre, si sombre que l’éclairage, au lieu de le mettre en valeur, finit de l’achever par un harcèlement de faisceaux lumineux donnant l’impression au visiteur d’une fictive intrusion de sa part dans un intérieur de maison où, par un quelconque flambeau tremblant et clandestin, le fantôme de ce Caravage dans sa tranquillité troublée serait exhumé malgré lui.

 Sur le Ponte Vecchio, les petites boutiques semblent, au travers des vitres aperçues dans la profondeur de leur exigüité depuis la chaussée, se tenir en suspens au-dessus de l’Arno. Certains commerçants peuvent ainsi rester blottis dans ces minuscules espaces clos qui leur servent de petites prisons privilégiées.

Sous le regard de l’orfèvre Cellini, dominant la situation à égale distance des deux berges.

C’est midi, le chianti blanc pour changer, sur la place du Dôme. Nous sommes au centre, au cœur attractif de ce que le grouillement des visiteurs est venu chercher à Florence. Et puis, depuis deux jours, nous avons adopté une toute petite trattoria où l’on grignote trois fois rien pour trois fois rien, avec de larges sourires. On peut presque, depuis la table, toucher les larges panneaux de marbres verts qui alternent comme des colonnes de géants, avec les marbres blancs vénulés de gris de l’immense chevet. Comme un navire dont on prendrait du regard la mesure depuis le quai.

L’après-midi s’ouvre par la visite du Musée de l’Œuvre de la Cathédrale.

Alors que généralement j’évite de pénétrer dans les musées lors de mes voyages, privilégiant la spontanéité de la ville à ciel ouvert, il est impossible ici de s’en tenir à cette règle ; le ciel ouvert de Florence, comme dans l’autre exception, Venise, ce sont les trésors enclos entre les quatre murs des églises ou des musées qui constituent leur respiration même. D’ailleurs le cheminement est simple : au centre de la place, la cathédrale, au chevet le musée où nous allons pénétrer, et à l’opposé face au Dôme, le Baptistère qu’on se promet de visiter avant de quitter la place.

Ceux qui ont œuvré à embellir, magnifier l’édifice figurent parmi les excellences du monde de la sculpture. Les plus grands. Nous étions venus pour ce Michel-Ange, cette Piétà, plus grandiose encore que les œuvres de l’Accademia. Et les Donatello.

Ça commençait pourtant par un malentendu. Nous allions faire, par une erreur de parcours initiale, la visite à l’envers, en commençant là où les visiteurs termineraient le leur. Ce qui nous permit sans l’avoir voulu, une fois de plus, comme des Belphégor ingénus de déambuler à l’écart parmi l’ensemble des collections.

La densité des sculptures, tant des ensembles qui couvraient des pans entiers de la cathédrale, que les chefs d’œuvre marqué de signatures insignes, est telle, que je retiendrais surtout les Donatello, dont le magnifique Sacrifice d’Abraham, des personnages tout en long, parfois maigres, des dignitaires, tout à la limite d’une finesse qui traduit le mouvement acéré, noble et soucieux de la pensée.

Puis, le Michel-Ange, parmi d’autres Michel-Ange, celui que j’attendais, la fameuse Piétà sculptée dans le marbre d’un antique temple romain. Dans ce musée, il faut monter des étages, descendre, et sans prévenir, la salle de la Piétà ! D’un marbre brun très accusé, derrière une immense vitre de protection, elle est en restauration. C’est un peu comme si on assistait à un moment de la création de l’œuvre. Des outils, des caméras, jonchent le sol. On peut malgré tout admirer l’ultime chef d’œuvre d’un artiste de soixante-dix-huit ans qui réalise dans cette dernière piétà ce que Monteverdi fit avec son Couronnement de Poppée : le testament et le couronnement de l’ensemble de l’œuvre.

Et puis Cécilia manque une marche. C’est comme si, de tout son poids, de toute cette chute, j’avais cassé moi-même tous les marbres de la création.

Le temps de l’éclair prend la mesure du pire. Déjà, l’an passé à Porto, près des rives du Douro…

La douleur est vive sur le fémur. A l’accueil on nous donne une poche de glace.

Apparemment elle peut marcher. Mais je sais sa résistance au mal, et je ne cesserai d’être inquiet. Le rythme du séjour va forcément ralentir.

C’est par deux portes d’un lourd métal qu’on pénètre au baptistère. Portes dues à Lorenzo Ghiberti, portes lourdes de vingt-huit bas-reliefs chacune, racontant des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament, gravés dans du bronze doré. Nous pénétrons par la porte qui suit directement la sortie de la Cathédrale qui lui fait face.

L’intérieur est comme un ciel qui descend par ses coulis octogonaux. On a l’impression qu’on est dans le fond d’un puits qui s’ouvrirait sur un ciel en myriades de pluie d’or, avec pour œil de cyclone, le sommet de la coupole. Encore une fois, comme pour le chevet du corps principal de la cathédrale, et contrairement à l’effet des édifices gothiques, le mouvement que produit la masse architecturale se fait de haut en bas, comme une descente d’évènements, d’enseignements bibliques, d’un ressenti de la matière qui fondrait en coulant et se fondant sur le spectateur.

L’œil s’habitue à la pénombre et les ors deviennent plus scintillants, le Christ en majesté de huit mètres de long, étonnamment, ne se trouve pas à la clé de voûte de la coupole mais dans une des parties inférieures. Les motifs ornementaux se distinguent progressivement avec les hiérarchies célestes, puis ceux de la Genèse, de la vie de Joseph, de Jean-Baptiste et de la vie du Christ.

C’est une vision circulaire et presque animée à la manière d’un manège que la tête du minuscule spectateur finit par tourner au centre de tant d’évènements.

Plus au Nord, la lumière du début d’après-midi se voile et banalise, en une grisaille sans relief, la pierre de Santa Maria Novella. La place est large, plus qu’à Santa Croce, mais son harmonie y est aujourd’hui largement moins expressive. Peut-être est-ce dû à la proximité de la gare centrale qui semble communiquer une agitation traduite, comme souvent aux abords des gares, par une dispute de clochards aux pieds des marches de l’entrée principale.

L’intérieur frappe immédiatement par cette extraordinaire crucifixion de Masaccio, tendue et à la fois dépourvue de tout pathos.

L’architecture traduit l’influence cistercienne en une version adoucie par la vision italienne, mêlant un zeste de gothique ornemental à la structure sobre de l’ensemble.

Sur un châssis, dans une des travées de la nef, un peu à l’écart, deux splendides Giotto semblent attendre d’être remis à neuf par quelque mystérieux médecin des formes et des couleurs. Comme à La Scuola di San Rocco de Venise, les opérations de restauration des œuvres se font apparemment sur les lieux même où elles sont destinées à être exposées.

L’église compte six chapelles, chacune appartenant à un notable de la ville. On remarque une Naissance de la Vierge de Ghirlandaïo à la Chapelle du Maître-Autel.

Le Cloître Vert est le premier de l’ensemble architectural avec des peintures de Paolo Uccello auquel on doit les épisodes de la Genèse.

C’est dans le cloître des Morts que se trouve la chapelle funéraire de la famille Strozzi et des fresques de la Résurrection. L’ensemble est somptueux et l’un des plus émouvant par la variété des épisodes, le réalisme des scènes et la variété des coloris dans un espace gothique où les artistes ont merveilleusement joué des éléments d’architecture. Depuis celui des Morts, on accède au Grand Cloître aux peintures murales d’artistes toscans des XV° et XVI° siècles très affectées et dont des pans entiers demeurent illisibles.

Sur l’un des murs d’une allée on peut voir la hauteur qu’a pu atteindre l’eau durant l’inondation de Novembre 66. Elle dépasse largement la taille d’un homme très grand. Autant dire que la ville était entièrement noyée et ces scènes murales en portent encore les stigmates.

Le quartier de la gare est maintenant dans le gris d’un ciel uniforme. Nous poursuivons sur la Via Nazionale, aux trottoirs étroits et à l’animation dense qui caractérise les quartiers populaires et bruyant.

A la devanture d’un magasin, de vieux vinyles en vrac, et « Good bye Cream » de 1969, la pochette d’origine ! Comme un clin d’œil des trois compères musiciens dans leur tenue de soirée exagérément brillante, nœud papillon, esquissant un pas de côté façon comédie musicale américaine. Evidemment, c’est tout un passé qui surgit d’un fond de la mémoire, jusqu’à ce retour même de la mode des vieilles cires. Lors de mon précédent passage ici en 75, c’était une affiche d’Arthur Grumiaux qui me fascinait. Elle portait la mention « le plus grand violoniste du monde ». Longtemps après, je considérais encore le musicien avec une vénération particulière. Cette affiche rivalisait avec les nouveautés de l’époque, particulièrement celle de la parution récente de l’Otello de Verdi qu’interprétaient Mirella Freni et Jon Vickers dirigés par Karajan. Quarante-cinq ans après, on peut encore considérer la version parmi les références historiques. Au hasard des trouvailles, je rapportais les deux sonates pour violoncelle de Brahms par Fournier et Firkusny. J’avais été guidé par la seule pochette qui présentait une photo noir et blanc du compositeur, mélancolique et légèrement flou, regardant la pluie au travers d’une fenêtre.

Aujourd’hui, ce sont des paires de chaussures Schekers, douces comme des pantoufles que nous avons trouvées dans une boutique aussi fascinante que la caverne d’Ali Baba.

Florence est souvent une ville de souffrance. L’épouvantable chaleur peut y devenir intolérable au point que j’en avais coupé les manches d’un pantalon la fois précédente.

Le taxi épargne aujourd’hui, depuis le pied de la Cathédrale, le chemin restant jusqu’à l’appartement San Niccolo.

C’est tout près, dans une ruelle qui n’en finit pas, que dans un renfoncement on lit : « Le Carciari ». Drôle de nom, les Prisons, pour un restaurant indiqué par internet. Mais le plus proche de la Piazza Piave, évitant à Cécilia d’avoir trop à marcher.

Loin des attractifs restaurants des environs du cœur historique, ces Prisons apparaissent dans l’une de ces rues longues et sans pittoresques près de San Niccolo après un couloir suivant l’enseigne sur le mur, et débouchent sur une large place plantée d’arbres, comme un décor espéré au centre d’un complexe d’immeubles en pierre saillantes comme des galets agglomérés, de couleurs multiples et dont les fenêtres ressemblent à des meurtrières. Ce sont d’anciennes prisons qui sont aujourd’hui devenues de paisibles appartements d’habitation dans un renfoncement de la ville, à l’abri des fureurs nocturnes des quartiers voisins.

C’est ici l’îlot rêvé pour une soirée sous des arcades romantiques. Malgré l’insolite et l’éloignement du lieu, il n’y a plus de place disponible. Ce n’est que devant le boitement ostensible de Cécilia que le patron finit par trouver pour nous un des meilleurs endroits de sa terrasse. Où l’on aura mangé excellemment.

Dimanche 20 Septembre

C’est l’automne avec un jour d’avance. Depuis les volets on entend la pluie qui crépite lourdement sur les pavés ; les rigoles font un bruit de gargouille.

Traverser l’Arno sous une pluie devenue bruine est une expérience qui ressemble au franchissement d’un pont à Saint Pétersbourg ou une ville grise d’un pays de l’Est, vidée de ses habitants et sans horizon apparent.

Ce matin, la Galerie des Offices n’est pas assaillie comme on l’imagine habituellement.

Le Palais et son extraordinaire Corridor est un chef d’œuvre architectonique de Vasari.

Chaque salle est traversée latéralement par ce long corridor pour rejoindre une autre salle, et ainsi tout le long de ce couloir, véritable fil conducteur.

Dès les premières salles, ce sont les primitifs des XIII°, XIV° siècle.

Giotto bien sûr, Vierge en trône à l’Enfant et aux Anges. C’est la peinture italienne qui se sépare de l’influence byzantine pour plus de réalisme. Deux œuvres insignes de Cimabuë et Buoninsegna encadrent cette Vierge à l’Enfant.

Dans les salles suivantes, des peintures de l’école de Sienne et des œuvres de disciples de Giotto, de Bernardo Daddi et Giottino.

Puis suivent les XIV° et XV° siècle qui unissent le style de Giotto au gothique flamboyant, maniéré.

Défilent Masaccio et son maître Masolino, et tout un pan entier consacré à la célébrissime bataille de San Romano de Paolo Uccello. Puis une tache d’or jaillit d’un ensemble. L’Angelico du Couronnement de la Vierge et de la Vierge à l’Enfant.

Puisque nous sommes décidément dans les vierges de hautes volées, je reste longtemps devant celle de Fillipo Lippi. Il me semble que je l’ai toujours eu sous les yeux, puisque je ne sais si Nonina ou Maman (l’une a dû la transmettre à l’autre) en avaient une reproduction dans un médaillon posé sur leur table de chevet. C’était un portrait qu’on finissait par ne plus voir. Et je l’ai maintenant sous les yeux dans ses vraies dimensions.

Les salles X-XIV sont consacrées à Botticelli. Longtemps j’ai détesté cette Naissance de Venus dont je trouvais que la composition était maladroite, organisant un vide autour de la Vénus, trop centrale, sortant de sa coquille. Il faut dire que lorsque je travaillais à cette Vénus en Histoire de l’Art, mes goûts me portaient plutôt vers Cézanne et Renoir.

Et là, surgissent, outre le très beau Printemps, des scènes de Vierge à l’Enfant, la Madone du Magnificat, la Calomnie. Botticelli d’un coup, rentre en grâce dans mon panthéon personnel. Ces yeux de madone démesurément grands, ces contours nets et concis du dessin et toute la science de la composition s’affichent maintenant tout le long de salles lui étant consacrées.

Les salles qui suivent sont consacrées aux flamands. L’idéal humaniste fait place à un réalisme concis, aux visages de femmes allongées et grisâtres, les traits tirés sous des coiffes bourgeoises trahissant leur rang d’épouses de riches marchands. Chez les nordiques, le vêtement de velours, lourd et compliqué remplace le voile de couleur vive et sobre des madones italiennes.

Le plus remarqué serait le Triptyque Portinari de van der Goes. Sous un paysage d’automne, les femmes agenouillées portent des couronnes pareilles à celles des Vierges.

Puis un Dürer, des portraits de notables aux traits épais et sévères. Le soleil est souvent absent de ces vues nordiques.

Passant à l’aile occidentale du Musée, on aperçoit au travers d’une fenêtre, à quelques dizaines de mètres plus bas, en vue plongeante, la traditionnelle perspective sur le Ponte Vecchio et les collines au loin.

Le soleil nous attendait à la sortie, comme si tant de couleurs et tant de lumières de l’esprit avaient obligeamment devancé le retour du beau temps.

Qu’on en a oublié de voir le premier niveau de la Galerie, avec ses Caravage (le fameux Bacchus malade) les Raphaël, les Léonard et la suite de la Renaissance la plus tardive… Mais comme pour la visite du Louvre, on n’épuise pas la matière des Offices en une seule visite.

Le vin blanc sur la place de la Seigneurie est meilleur bien avant midi.

Le Palais Bargello est à deux pas. C’est le plus vieil édifice avec le Ponte Vecchio. Bargello veut dire chef de la police. Le bâtiment était donc à l’origine une prison. Et ne devint musée national qu’au XIX siècle. Il est consacré à la sculpture toscane du XVI° siècle où tous les grands noms de la renaissance s’y trouvent représentés. Benvenutto Cellini, Michel –Ange et son Bacchus ivre, et les Donatello qui complètent ceux du Musée de l’Œuvre. Et notamment le David. Il était destiné à être placé dans une fontaine. Sa silhouette, totalement androgyne, entièrement nu, le mouvement des bras ne laissant pas supposer la force d’un héros antique mais une fragilité toute féminine accentuée par le port d’un casque à plume, porté comme une coquetterie rendant plus manifeste la nudité. Il n’en représenta pas moins pour les florentins, le symbole de la république indépendante. Le David de Verrocchio, en comparaison, paraît plus conforme à l’idée qu’on se fait du héros biblique.

La grande surprise du musée est à l’étage, où il lui est consacré tout un large espace, la salle des Della Robbia. Ce sont des ensembles de terres cuites vitrifiées aux magnifiques figures de Vierge à l’Enfant principalement. Mais plus rares, des scènes d’Evangiles en dimensions inattendues, où chacune est traitée comme une composition picturale. La Nativité, les Rois Mages, une Déposition de Croix, noli mi tangere traités dans des tonalités sans mélanges de bleus vifs, de vert et de jaunes dans des harmonies franches.

La maison de Dante est située dans un périmètre de ruelles tortueuses et précédée sur une petite Place par un portrait de son visage sculpté en bronze, au pied de la tour austère, quasi hautaine, qui laisse supposer les trois étages de la bâtisse. L’intérieur n’a d’intérêt que pour l’itinéraire littéraire et tout florentin du poète, la division des diverses sphères de l’Enfer au Paradis, avec de multiples cartes, de tableaux de synthèses, et certains documents qui passent pour être des mains même de Dante. On y voit, au travers d’un œilleton une reproduction de sa chambre, un lit, un rideau et l’ombre du géant. Et dans toute les salles, la voix récitant les vers. Et la plus célèbre évidemment, celle de Matteo Belli.

Après bien des difficultés, car à Florence il n’est pas simple de réserver ses billets, (après lesquels il est ensuite nécessaire de valider l’heure de visite), nous avons enfin rendez-vous pour découvrir l’intérieur du Dôme.

Il est également impossible d’accéder à une visite librement. C’est donc avec un groupe que nous suivrons une guide en costume officiel. Et devant les difficultés de plus en plus évidentes de Cécilia, on nous propose une chaise roulante…

J’avoue avoir ressenti une certaine déception. Autant l’impression de perfection architecturale est saisissante depuis quelque endroit depuis l’extérieur, autant l’intérieur apparaît soudainement austère et réduit à une sobriété inattendue. Suivant, nous dit-on, la conception toute florentine de la maison de Dieu.

En fait, je m’attendais à un intérieur proche de celui de Sienne, flamboyant et de marbre lisse de ce vert et blanc alterné, dans un espace aéré et en apesanteur.

Le large vaisseau qui n’est pas sans lourdeur, à la pierre fade, reste désolément dans l’ombre et semble si ample qu’il en fait ressentir une certaine nudité qu’elle a du mal à habiter ses cent quarante-huit mètres de long et ses quatre-vingt-onze de large.

Je suis vite attiré à la quatrième travée de la nef de gauche par le célèbre bois de Domenico di Michelino représentant Dante avec le Livre ouvert de la Divine Comédie, avec sur sa gauche, Florence, sur la droite l’Enfer, au fond la montagne du Purgatoire, et comme il se doit en haut, le Paradis.

Et puis, l’objet de toutes les attentions qui justifie la visite dans sa partie interne, la Coupole de Brunelleschi. On passe donc dans le grand octogone haut de cent quatorze mètres au diamètre de quarante-cinq mètres, à la fresque grandiose qui représente le Jugement Dernier. Par un étrange jeu de lumière, au centre de la coupole, à l’endroit le plus haut, celui du clocheton, on croirait une ouverture donnant directement sur le bleu du ciel. C’est donc dans cet océan de grisaille que la lumière jaillit sous ce dôme, avec ses anges, ses saints et tout le monde des cieux.

C’est au bord de l’épuisement que le taxi nous laisse à San Niccolo où nous n’avons d’autres forces que de reprendre dans la soirée le chemin de nos fameuses prisons où une table est cette fois réservée.

Lundi 21 Septembre

Parmi les incompréhensions, et les désagréments de Florence, il y a les lignes de bus. Il se trouve que dans certaines villes, un quidam de la rue puisse vous indiquer votre chemin, tenter de vous mettre dans la direction, vous donne le numéro d’une ligne qui vous y mènera. Ici, pas même le chauffeur de bus ne vous écoute. Il a toujours mieux à faire avec son portable. Ou pire, s’il vous donne une indication, vous risquez d’avoir à faire demi-tour. Il est arrivé de le prendre tout de même, comme ce matin pour nous rendre vers notre dernière importantissime visite, à Santa Maria del Carmine où est la Chapelle Brancacci. Le trésor de peinture murale qui fit accélérer le cours de l’Histoire de la peinture.

La logique voudrait que la ligne 23 traverse l’Arno pour accéder à la rive ou trois jours auparavant nous découvrions le quartier de San Spirito. Brancacci se trouvant à quelque cent mètres ou à peine plus.

Au moment de traverser l’Arno, le bus bifurque et reste désespérément sur la rive opposée à notre destination. Cette expérience s’est répétée presque chaque fois que nous avons tenté de nous épargner trop de distances. Quant à lire sur les arrêts de bus le plan fonctionnel des différentes lignes, autant passer un diplôme d’ingénieur informatique.

Le taxi nous laisse donc sur une large place, sans charme particulier, ce qui est rare à Florence. Mais peut-être est-ce l’heure matinale du lundi. C’est un quartier populaire aux maisons décaties et grises, assez distant déjà des grands ensembles historiques. L’entrée de l’église est dans l’ombre et apparemment les grandes foules ne se sont pas précipitées vers ce haut lieu de l’art.

Durant toutes les visites de sites importants en cette période d’épidémie, le nombre de visiteurs est limité afin de permettre un flux régulier et raisonnable. Par chance, nous faisons partie d’un groupe très restreint et silencieux. La Chapelle est bien petite et l’intimité spirituelle s’installe dès l’entrée. Comme après l’ouverture d’un tombeau sacré.

Les fresques diffusant une lumière pastel et douce sur toutes les surfaces murales.

….

Ce qu’en disent les Guides : « La Chapelle fut construite à la fin du XII° siècle et décorée à partir de 1425 sur commission du riche marchand florentin Felipe Brancacci. Celui-ci confia les travaux à Masolino, artiste encore influencé par le gothique mais sensible aux innovations qui faisaient leur apparition dans la peinture toscane de l’époque.

Ces fresques marquèrent un moment primordial de l’histoire de l’art occidental.

Le précurseur de ce renouveau fut sans aucun doute le collaborateur que choisit Masolino, Masaccio.  Celui-ci remplaça ensuite son maître mais pour une raison inconnue n’acheva pas lui non plus son œuvre. C’est Filippo Lippi qui l’acheva entre 1481 et 1485.

C’est pourtant dans cette chapelle que Masaccio donna le meilleur de son talent : le caractère grandement dramatique des scènes et le naturel qui empreint les représentations, dénuées de tout ornement superflu, rappellent Giotto.

Les deux cycles de fresques sont consacrés au Péché Originel et à la vie de Saint Pierre

En commençant par le côté gauche en haut

1) Adam et Eve chassés du Paradis terrestre de Masaccio

2) Le paiement du tribut de Masaccio

3) La prédication de saint Pierre de Masolino ; à droite de l’autel 4) Saint Pierre baptisant les néophytes de Masaccio.

5) la partie gauche de la fresque représentant Saint Pierre guérissant le boiteux est de Masaccio, tandis que la partie droite

6)  saint Pierre ressuscitant Tobit est de Masolino.

7) La Tentation d’Adam, de Masolino.

En bas, sur la gauche,

8) Saint Paul visitant Saint Pierre de Filippo Lippi

9) la gauche de la fresque représente saint Pierre ressuscitant le neveu de l’Empereur, commencé par Masaccio et fini par Lippi sur le côté droit.

10) Saint Pierre en chaire de Masaccio

11) Saint Pierre guérit les infirmes par son ombre

12) Saint Pierre et saint Jean font l’aumône de Masaccio

13) la Condamnation et la Crucifixion de Saint Pierre de Lippi

14) L’ange libère Saint Pierre de sa prison de Filippo Lippi »

C’est du moins une répartition de l’espace mural que l’on considère avoir été ainsi distribué, bien que dans l’étude très fouillée de Alessandro Cecchi, la collaboration de Masolino et de Masaccio dût être plus étroite. Au point que certains thèmes peuvent avoir été, pour un œil averti, commencé par l’un puis continué par l’autre, avec un beau souci d’unité.

Mais dans « le Tribut », un des sommets de la Chapelle, c’est le visage du Christ, peint par Masolino, que les artistes ont considéré, pour une joliesse plus marquée par les manières du temps, que les traits graves et monumentaux dessinés par le génie parlant l’avenir de Masaccio.

… 

Si l’on compare simplement la tentation d’Adam et Eve de Masolino et Adam et Eve chassés du Paradis de Masaccio, on réalise le nouveau pas qui est franchi. Avec Masolino les deux personnages sont comme pétrifiés encore inexpressifs dans une simple narration, avec la symbolique de l’arbre et du serpent, alors que dans la scène de désolation d’Adam et Eve de Masaccio, les deux malheureux expriment réellement l’affliction qu’ils ressentent de devoir quitter ce Paradis perdu. On pourrait considérer cette fresque comme une des premières expressions de subjectivité dans la peinture du XV° siècle.

Ce petit miracle de chapelle garde une grande unité de facture, malgré trois artistes œuvrant à des périodes différentes et sur des espaces aussi restreints. De même que se dégage cette très nette impression de monumentalité dans une extrême sobriété de moyens et une gamme de tonalité aérienne qui ne s’égare jamais dans les trop faciles dramatismes de l’obscur.

La sérénité qui se dégage du lieu n’empêche pas parfois un petit hystérique photographe, malgré l’infime nombre de visiteurs, de se croire seul à monopoliser le devant des murs. « … Mais c’est mon droit, c’est mon droit ! ».

Devant tant de beauté, d’expression de sacré hors des folies humaines, seule la patience…

La place est toujours déserte aux environs de midi. Personne pour indiquer le prochain arrêt de bus, ni aucun abri visible aux environs. Reste le vin blanc sous l’azur d’une petite terrasse à l’autre extrémité de la place, au petit tabac à l’angle d’une ruelle qui plonge déjà dans ses pétarades et ses autobus qui passent sous notre nez sans jamais que l’on sache où ils se destinent.

C’est donc à pied que Cécilia est contrainte de marcher jusqu’aux environs de la Seigneurie. Sous le porche d’une rue donnant sur une placette où personne n’a l’air de vouloir s’aventurer, nous déjeunons chez « Buca Poldo », dans un silence seulement troublé par les quelques tintements d’assiettes provenant de tables lointaines.

Nous cherchons désespérément un cadeau pour Y. On avait aperçu, le premier jour, un magasin de marionnettes en bois, des Gepeto et des Pinocchio, de personnages qui auraient contribué aux petites scénettes que nous faisons parfois avec des rois, des reines et des guignols quand il vient à la maison. Mais aujourd’hui pas moyen de retrouver le magasin en question. C’est lorsque nous cesserons de le chercher qu’on saura qu’il était juste à l’angle de notre fameuse Piazza di San Firenze.

Les ombres toujours, sur les ruelles étroites, les murs austères aux tailles de pains brunis par le temps, l’érosion et les diverses pollutions, contrastent avec l’aveuglante lumière sur le maelsröm du cœur de la cité ; l’après-midi se dénoue lentement à la recherche de ce cadeau. Ce qui nous fait découvrir d’autres artères, d’autres places au hasard d’un pas de piétons tranquilles. Les nuages reviennent, en gerbes compactes et grises et déjà menaçantes.

Il est dix-huit heures.

Maintenant la plaie est bien visible. D’énormes boursouflures apparaissent à hauteur du fémur. La contusion est rougeâtre, crevassée et forme des plis de peau brûlée par la poche de glace restée trop longtemps sur l’endroit de la douleur. Brûlure au second degré dira plus tard le médecin de l’hôpital.

Puis c’est le cheminement, comme deux petits vieux, Cécilia s’appuyant de tout son poids sur mon épaule, remontant vers la Place Beccaria, jusqu’à la Via Ghibellina, et les Carceri, où ce soir on nous attend avec impatience.

Les nuages sont tombés, le pavé sur le chemin de San Niccolo est luisant de la petite pluie fine qui annonce à sa façon la fin du séjour.

Je me perds avec délices, avant le sommeil, dans des pages du « Voyage d’Italie » de Dominique Fernandez.

Mardi 22 Septembre

Le soleil est réapparu. Cécilia reste dans la chambre, elle prend un peu de force avant le chemin du retour.

La lumière basse et rasante de l’heure matinale éclaire parfaitement la rive de San Miniato, les escaliers du jardin Bardi, les cyprès et les maisons d’ocre dans l’ombre de leur secret bucolique.

Elle accentue le jaune de la pierre des édifices. Je passe devant la Bibliothèque Nationale, les bordures de l’Arno, le Ponte Vecchio tout au loin dans son éternel incendie.

Etant seul, je m’imprègne de ce peu de fraîcheur qu’on a encore le matin. Je marche le plus lentement possible, je me retourne souvent. Je pose ma main sur des statues comme si je leur donnais rendez-vous, promettant cette fois de ne pas tarder autant.

Comme Tolède a ses épées d’acier, Florence a ses sacs et ses ceintures de cuir. Les arcades abritent déjà les premiers commerces de plein air entassés les uns sur les autres. Les joailliers n’ouvriront que plus tard.

Je déambule comme une récapitulation de ce séjour, après tout ce temps sans venir ici, comme on revient visiter un parent, une famille qu’on n’avait pas revue depuis longtemps.

Florence se lève doucement, les camions d’arrosage et les volets métalliques des cafés commencent leur ballet de chaises et de jets d’eau.

Le Persée est maintenant seul, mais toujours triomphant.

Je prends un plaisir extrême à rentrer le plus lentement possible le long de la berge à contrejour, où l’Arno rend les reflets d’or des maisons où l’ocre et les ombres noires se conjuguent et se figent une dernière fois.

Nous partageons, évidemment le même privilège avec ceux qui vivent à Florence, faisant pâlir d’envie les mêmes qui nous envient de vivre à Nice, sachant que partant vers midi, nous serons à coup sûr rendu à l’heure de l’apéro.




PAQUES SUR LES ROUTES DE SUISSE

Pâques 1971


Il y a cinquante ans, le car parti de la Place Masséna nous laissait au centre de Genève, Hôtel Saint Gervais. On a gardé le souvenir de ce séjour qui n’était pas oubliable, où les routes restaient longtemps immobiles, les avancées en stop laissant matière à réflexion. On pouvait voir le soleil tourner sur le paysage durant une heure, parfois plus. Parfois au bord du désespoir. Le soleil d’Avril étant souvent dur, réfléchi par le macadam. Nous avons tracé au centre de la Suisse, par le lac d’Yverdon, vers Lucerne, la chambre tout en haut sur les toits, dans des combles près du ciel, la lucarne qu’on peut voir encore sur des cartes postales : Hôtel Zu Pfistern, au pied du pont de bois et de la rivière. Puis Zurich, la vieille ville pavée, les ruelles qui montaient et descendaient, et l’Oliver Twist, le pub de tous les rêves et de toutes les ivresses. Mais la première soirée à Genève, ce fut la Place du Molard, la croûte et le fendant frais, puis très tard, la Rue du Prince, sa discothèque où Stef et moi avons rencontré Marianne et son amie, deux allemandes. Autant l’une était blonde que l’autre était brune. C’est Marianne la brune qui m’a foudroyé en marchant sur mon pied entre deux éclairs stroboscopiques. Le lendemain, elles allaient vers le sud. Tout allait déjà trop vite. Elles ne savaient où loger ; Stef eut l’idée de soudoyer le portier de nuit de l’hôtel, (cinquante francs de l’époque, follow me, follow me disait ce portier), pour nous laisser monter tous les quatre dans notre petit réduit qui n’était pas même une chambre, mais l’espace réservée à la blanchisserie. J’ai fait connaissance le lendemain avec Monsieur et Madame Molinier qui s’étaient improvisés une visite au Saint Gervais (« Dépêche-toi, dépêche-toi mes parents sont là, je ne les attendais pas… ». Pas de téléphone portable en ces temps-là… S’ensuivit une soirée où nous avons tenté de faire bonne figure et bien caché nos désarrois. Puis une autre nuit au cœur même du paysage agricole chez des jeunes suisses ébahis d’héberger des français qui traversaient Flamatt, leur village qui sentait l’écurie ou l’étable, sur une plaine hirsute et improbable dont je ne saurais aujourd’hui situer la position géographique. Une des dernières étapes fut à Saint Luc, dans le Valais, au croisement de Martigny, Sion, Sierre, venté d’un dimanche à pleurer, puis la longue montée en car jusqu’au village de chalets, chez Yves Rio, le beau-fils de ma tante Lucia. Avec un diner sous les étoiles, entourés d’arbres gigantesques qui devaient être des cèdres du Liban et des sapins dépassant le toit de l’hôtel où l’on se donnait cette dernière fête. Quand nous sommes revenus après une quinzaine de jours, on avait toujours en tête les musiques de Jethro Tull, Aqualung et cette rengaine de Robert Wyatt qu’on chantait sous les étoiles, Moon in June.




CIELS EN VAL DE LOIRE

8-18 juillet 2021


 Jeudi 8 Juillet

PRELUDES

Partir vers le Val de Loire, c’est s’accorder à ses ciels incertains, ses pierres, la grâce de ses constructions et la douceur légendaire des paysages, la terre des rois anciens. Nous partons donc ce matin avec légèreté vers Angers.

J’apprends que Mick Jagger possède le château de La Fourchette, juste au pied d’Amboise. Les érudits de Chez Sauveur m’ont appris ça. Il suffit aujourd’hui d’être une star (durant cinquante ans tout de même) pour acquérir un domaine en Val de Loire. Il fut un temps ce n’était que le simple miroir du pouvoir royal. On a fait tomber des têtes pour ça.

«Touraine est un pays

Au ciel bleu, comme un regard tendre.

Rien ne la vaut, Artois ni Flandre,

Bourgogne ou Comté mêmement.

Touraine est un pays

Au ciel bleu, comme un regard tendre,

Rien ne la vaut !

Les blés y sont plus hauts et les femmes plus belles !

On n’y voit que des fleurs, des nids, des colombelles…

C’est un vrai paradis ! un paradis !

Touraine est un pays

Au ciel bleu, comme un regard tendre,

C’est mon pays !» Panurge – opéra de Massenet

J’ai toujours eu peur d’oublier ces paroles qu’on chantait dans les soirées arrosées avec Michel Guillon dont Tours était le pays. Bourgueil, Chinon, Montlouis à boire…et à chanter avec ce léger tremblement de vin blanc que seul Vanni-Marcoux avait à la perfection quand il déclamait ce passage.

De toutes les espérances, de tous les petits soucis des jours qui s’étirent, du temps qui passe sur les paysages, la pierre, et les plus insondables des instants, à l’instar d’un clignement des yeux, c’est du ciel, ou plutôt des ciels infinis d’ici, que nous dépendons. Du caprice qu’ils prennent dans la course du jour et de l’habillement qu’ils décident de revêtir. Le gris, le bleu…

Dans les axes théoriques du bonheur, Teilhard de Chardin définit trois attitudes différentes face à la vie:  1) Les fatigués (ou les pessimistes), les mal engagés qui quittent assez vite le jeu. Ceux qui pourraient aboutir à la sagesse hindoue, pour qui l’Univers est une Illusion et une chaîne, ou à un pessimisme schopenhauerien. «A quoi bon chercher?»

2) Les bons vivants (ou les jouisseurs). Pour cette deuxième espèce, mieux vaut être que ne pas être. Jouir de chaque moment, pour lequel l’idéal de vie est de boire sans jamais étancher sa soif.

3) Et enfin, les ardents. Pour eux, il vaut mieux être que ne pas être, mais en plus, il est toujours possible de devenir plus. C’est d’eux que s’apprête à sortir la Terre de demain.

Bonheur de tranquillité. Bonheur de plaisir. Bonheur de croissance.

Si on exclut la première catégorie, nous devrions nous situer quelque part entre la seconde et la troisième espèce, parmi les voyageurs curieux qui creusent les jours vers toujours plus d’harmonie et de beauté sur l’écorce de la terre où nous mènent nos pas.

Arrivée à Angers vers dix-huit heures, au pied des fortifications et à l’entrée de la vieille ville. La lumière est légèrement voilée comme accompagnant ce voile de fatigue après dix heures de route.

De suite, on sent que la ville ancienne est désertée à l’endroit où les premiers pavés, les premières maisons anciennes se dressent. Le ciel, peut-être. Ou le coronavirus ayant frappé. La ville calme, le rythme plus lent. On entend l’écho des enfants qui jouent à l’angle d’une rue. La pierre blanche des lourds bâtiments historiques. La douceur de la lumière pénètre doucement, comme par progrès, couronnée de nuages qui quittent rarement le cadre du paysage. Les enluminures des Livres d’Heures de Jean Fouquet. On a comme besoin d’une certaine accoutumance à cette lumière qui caresse. La fameuse douceur angevine… Ce n’est plus la lumière à coups de serpe.

Ce qui change, au sortir du véhicule, c’est aussi cette absence de chant des cigales, quittés hier au soir.

En fait ce n’est pas la Loire, mais la Maine, qui baigne la ville à cet endroit. Depuis ses quais, la pente fait gravir par degrés progressifs, jusqu’au pied de la cathédrale. Et à chaque halte, grimpant vers le parvis, des bordées de saules pleureurs saluent à la manière des anciens temps, en forme de révérence, la grimpette que l’on se garderait de précipiter sans prendre la mesure des points de vue sur cette petite ascension aussi ravissante que la lumière dessinant le déclin tranquille du soleil sur les maisons et les jardins de chaque côté. Des groupes de jeunes désœuvrés jouent sur les marches entre l’ombre et la couleur des maisons fleuries. Comme d’un temps d’innocence. Les flèches de la cathédrale sont plantées dans un amas dru de nuages. Où que l’on regarde dans le ciel, les nuages sur le bleu, n’abandonnent jamais le cadre du paysage comme une signature. L’orgue est magnifique, assoupi et profond au revers de la façade.

Et puis les ruelles serpentent avec des successions de maisons à colombage, l’autre empreinte originale de la ville, comme elle le sera de Tours, d’Orléans et de toutes les villes des pays de Loire. De proportions et d’harmonie parfaite bien que dégringolant parfois les unes sur les autres comme s’épaulant, avec la descente du jour et les alternances de couleurs qui semblent n’avoir laissée aucune place au hasard, mais bien au mariage ancestral des fibres de la terre qui se prolongent dans les subtils passages des ciels éphémères.

C’est le premier verre sur la Place du Théâtre, maintenant gorgée de monde, et c’est un Savennières. Comme de l’or vert…

La Doutre est de l’autre côté de la Maine. Le vieil Angers y est ici sur des strates de temps superposées et tout à la fois s’interpénétrant. Les projets de rénovation et de réhabilitation de cette partie de la ville encouragent la construction de types d’habitats se mêlant à celui de grands ensembles de sociétés à venir. Le risque était grand de voir engloutir le vieil héritage d’architecture, de maisons à colombages, de jardinets fleuris et de constructions traditionnelles avec tourelles et toits en pointe. La fusion y est aujourd’hui plutôt heureuse. Les maisons modestes des débuts du siècle dernier s’étirent sur tout le long de rues communiquant vers de lointains quartiers de la ville. Les parties arborées s’étendent sur toute cette rive comme un vin tranquille. C’est la poésie du Du Bellay des toits d’ardoise et des cheminées qui fument l’hiver. Avant de traverser à nouveau la Maine, c’est sur une péniche du genre guinguette que nous prenons le Vouvray du crépuscule. Le gérant colombien s’y est installé il y a quelque temps déjà et arbore fièrement le drapeau au mât de la coque flottante. Il n’y a ici que des jeunes qui parlent bas et qui dégustent. La lumière de porcelaine est dans le couchant. Il n’y a pas de point de vue plus classique embrassant l’ensemble de la ville que celui qui nous est offert. La pierre de la forteresse, la façade de la cathédrale qui jette son reflet sur l’eau, et les maisons sur la partie haute de la ville, sont enserrées de teintes de pain d’épices sur un ciel serein parsemé des quelques indispensables nuages effilochés. Sur la berge qui fait face à notre péniche, les saules pleureurs opulents penchent jusqu’à tremper dans l’eau du fleuve. Des migrants, par groupes discrets s’apprêtent à investir les lieux pour la nuit.

Nous remontons doucement vers l’autre rive, au pied de l’escalier qui se dresse jusqu’au parvis de la cathédrale. Ces escaliers paraissent le théâtre de jeux et d’animation improvisés. Des jeunes filles aussi vives que des peaux-rouges en peintures de guerre m’encerclent et me demandent de parler dans leur enregistrement vidéo où je dois simplement dire «je m’appelle Serge». Ce qui aussitôt fait, provoque l’enthousiasme de la petite équipée.

Nous dînons «A la ferme», sous de gros arbres, relativement tard pour nos habitudes, sur la placette de l’évêque Freppel, apparemment très célèbre ici. Le clocher, au flanc sud de la cathédrale, est déjà éclairé mais le ciel reste encore incroyablement azuré. Pour finir la soirée bien avancée, nous nous perdons avec délices dans les rues tortueuses et étroites du vieil Angers, peu éclairé, mais dont on peut apercevoir au travers des fenêtres toute une vie intime et silencieuse. Les quelques éclairages rendent surdimensionnées les ombres des colombages et des toits pointus qui paraissent s’affaisser et tanguer plus encore que dans une peinture de Soutine.

Il est vingt-deux heures vingt. Nous sommes sur le promontoire qui donne sur la forteresse du Château d’Angers. La ville au pied de celui-ci rend son reflet de lumière qui se distille irréellement en vagues mirages sur l’eau du fleuve, jaune et bleu, encre et flamme de bougie. Le ciel rend encore un bleu de cobalt avec à l’horizon quelque fond de rougeoiement. C’est l’Ouest qui résiste.

Les cafés et les terrasses près de l’hôtel resteront encore longtemps animés d’une douce effervescence sur ce pourtour du Château. C’est le bien nommé «Promenoir du bout du monde».

Vendredi 9 Juillet

Depuis la fenêtre de l’hôtel, le ciel est boudeur. Mais les fortifications sont encore pour quelques temps dans la lumière. En en faisant le tour, on voit bien que le château a été voulu par Saint Louis. Il a en effet un petit côté Aigues-Mortes en plus resserré, donnant une plus grande impression de monumentalité. Ce qu’on ne voyait pas hier soir, ce sont les très beaux parterres à la française aux douves, entre murailles et château. La statue du roi René restera dans l’ombre sur la place de l’hôtel. Après la traversée du pont, la Doutre est encore endormie. Aucune effusion alentour, mais de gros chênes qu’on est surpris de voir au cœur d’une cité, de la pierre de manoir, des colombages toujours au détour d’un angle de rue. Les ensembles de maisons neuves, ultra modernes ne dépareillent pas de ce côté-ci du fleuve en bordure des ruelles anciennes qui grimpent et qui descendent, bordées de roses trémières, ces roses qui font racines au cœur du macadam. L’harmonie des maisons basses sommeillantes et médiévales ont un visage plus pâles ce matin; les rues portent des noms d’un âge qui s’apparente à celui des rues aux plaques bleues de Paris, Rues des Filles-Dieu, Rue Plantagenêt etc.

Sur la Place du Théâtre, qui en fait est la Place du Ralliement (à la Révolution? au Roi, au Général?), les croissants et le café y sont excellents, et celle-ci présente tout à fait le caractère parfait d’un départ de découverte de la ville vivant apparemment à un rythme espagnol. Les commerces n’ouvrant pas avant dix heures, même en Juillet. Un monsieur, ayant entendu ma réflexion, nous dit d’un calme inattendu «c’est assez scandaleux, en effet, mais vous savez, on a tout de même une certaine manière douce de vivre. Enfin j’espère que vous saurez en profiter…» et il continua son chemin du même pas tranquille.

A Nice, une telle réflexion de notre part sur la lenteur des autochtones aurait été suivie d’une autre assez bien sentie…

La Tapisserie de l’Apocalypse –

La tenture de l’Apocalypse est le plus ancien ensemble de tapisseries de cette dimension, cent mètres. (Cela pourrait surprendre, mais celle de Bayeux, est une broderie). J’ai bien retenu que cette œuvre de grand prestige, véritable révélation dans tous les sens du terme, a été commandé en 1375 par le duc Louis I d’Anjou, frère de Charles V, et réalisé en sept ans. Jean de Bruges en a donné les cartons. Entièrement tissée en laine, elle était à l’origine constituée d’un ensemble de six tapisseries de six mètres de haut sur vingt-trois de long. Chaque pièce débute par un grand personnage suivi de deux registres de sept scènes entre une bande de ciel et une bande de terre. L’Apocalypse relate évidemment les luttes entre le Bien et le Mal, le cortège des catastrophes s’abattant sur l’humanité, le triomphe du christ, mais aussi le contexte dans lequel la tapisserie fut conçue. Les ravages de la Guerre de Cent Ans, les famines, la peste… Comme celle de Bayeux à laquelle elle fait penser, par la monumentalité et la lecture qu’on pourrait dire en bande dessinée, on est saisi tout à la fois par l’ensemble qu’on embrasse sur cette centaine de mètres, et par la vivacité de chaque détail, de chaque scène, les trompettes du jugement, l’effondrement des palais, l’apparition des bêtes fantastiques. Et non pas comme à Bayeux, où la broderie reste inachevée, la tenture de l’apocalypse s’achève par la destruction de Babylone et l’arrivée de la Jérusalem céleste.

Depuis une des meurtrières de l’enceinte du château, on voit bien au-delà du fleuve, la Doutre et ses architectures composites, le long du quai, les arbres géants et les péniches éclairées qui, hier à la presque nuit, se reflétaient comme des gerbes de lumière mouvantes en mille reflets sur l’eau.

A la sortie d’Angers, c’est le plus paisible des cheminements qui s’étirent sur plusieurs dizaines de kilomètres d’une route où les vélos sont rois. Des familles en petits pelotons suivent le cours délicat des paysages au travers de grandes étendues de forêts, de ponts, de berges, de villages et de hameaux d’où émergent quelques clochers anciens, des rangées de vignes et le mirage de quelque château au travers des trouées de roseraies et de guirlandes fleuries. C’est l’enchantement d’une quintessence comme on imagine cette fameuse douceur d’Anjou dans du Bellay. On traverse comme on glisserait plutôt successivement, ce chemin de Gennes, Cunault, Trèves et Chênehutte jusque vers Saumur.

C’est à Cunault, dans l’écrin d’un village de vert minéral que les roses trémières poussent aux seuils des maisons, que les roses grimpantes se répandent sur les murs et que se dresse un peu à l’écart l’abbatiale dans sa pierre jaune, son clocher massif et sa nef majestueuse qui n’attend qu’un chœur pour en remplir l’espace. Un peu à la sortie du village, un large portail s’ouvre sur un jardin mouillé encore de la dernière ondée. On y sert un petit vin «naturel» à l’Association «L’Idiot» qui promeut de vieux objets d’art et qui siège dans ce qui fut en 1934 une école de filles, comme on peut lire au fronton du bâtiment. Le jardin est parsemé de parasols de toutes les couleurs, ce qui rehausse les gris et les verts de cette Chênehutte.

Et la route enchantée continue jusqu’à Saumur, dans une succession de villages souvent troglodytiques. Le tuffeau est cette pierre qu’on pourrait simplement façonner avec ses propres ongles.

Puis je ne pouvais passer à Souzay-Champigny, sans ce clin d’œil promis à notre baryton de légende. Gérard Souzay s’appelait de son vrai nom Gérard Tisserand et crut plus habile de choisir le nom de ce petit village pour faire carrière. Et sa sœur choisit comme nom de mélodiste lyrique, Geneviève Touraine. Deux beaux artistes qui ne renièrent pas leurs racines. J’envoie donc mon portrait à l’ami Jacquot qui en comprendra l’allusion où je montre du doigt la plaque de Souzay à l’entrée du village. Le sommet de celui-ci est un vaste plateau dévolu à la vigne, au chenin, le plus noble cépage de la région qui donne le Savennières, le Cheverny et les fleurons des blancs de Loire. Et tout en bas du village, une carrière à ciel ouvert montre des boyaux de roches creusés qui ont servi un peu plus loin à bâtir des maisons troglodytes.

L’harmonie des fleurs, des pierres et du ciel, par un mystère inexpliqué, prend une dimension de musique de chambre où le plus petit assemblage de parterre de roses fait un éclat discret et inimitable de paysage à peinture rendant une matité de gris de ciel où pointent de temps à autre quelques coussins de bleu sur d’épaisses franges de nuages.

C’est enfin l’étape de Chinon. Sur la rive sud. Comme le nom de notre hôtel en bordure de route, avec à l’angle de la rue, la perspective de la forteresse et le gros de la ville en face. Il n’y a que le pont à traverser. La vieille ville est somnolente sous la grisaille qui fait ressortir le jaune de la pierre et les devantures «médiévales». Des galeries d’art, des bistrots au luxe ostentatoires. On n’a pas envie de s’y laisser séduire. Une cave, tout au bout de la ruelle principale, propose dans un profond creux troglodytique, des dégustations à dix euros le dé à coudre! De quoi prendre la fuite. Ces nuages rendent décidemment l’arrivée un peu triste dans ce qui devrait être la riante cité de Rabelais. La véritable animation se situe en fait un peu au nord des quais, sur une place du «centre-ville» où se succèdent en effet tous les bistros, les restaurants, et c’est d’ailleurs dans le fond de la rue Rabelais à nouveau sous le soleil que nous trouvons notre bonheur à «l’Ardoise». Le vin blanc et la lumière viennent fleurir ce vieux Chinon jusque vers vingt et une heure d’un crépuscule brûlant.

Puis revenu sur les bords de la Vienne, la nuit arrivée, le panorama de la colline sous l’éclairage savamment dosé vaut toutes les opulences de Taj Mahal qu’aucun objectif photographique ne saurait rendre faute d’en capter l’atmosphère des harmonies des derniers rougeoiements, et du rosi sous le ciel encore bleu, dramatisée d’épais nuages dans la luminance de la ville haute. C’est toute une vision de la Touraine culturelle dans son imaginaire le plus classique qui défile sur l’horizontal de la colline. Toute une quintessence de l’Histoire du paysage de France.

Samedi 10 Juillet

Comme tous les matins, la cérémonie d’ouverture des rideaux. Les promesses du ciel… Eh bien, très gris aujourd’hui. Désespérément. Candes-Saint-Martin, si jolie lorsqu’on l’aperçoit depuis la rive d’où elle s’offre entièrement n’est qu’un amas de grisaille dont on ne voit que la haute façade de l’abbatiale qui domine au cœur du village. Il fait presque froid. Il pleut. La petite terrasse en escalier, aujourd’hui bâchée au flanc gauche de l’entrée de l’église, nous attend pour un café sans croissants et sans pain. Un lieu habituellement si riant. Même l’intérieur de l’église est dans la torpeur du silence et l’absence du moindre visiteur. Quelques belles sculptures aux voussures de l’entrée, mais comme souvent, rénovées en laminant la pierre au risque d’amenuiser et de ronger leur relief. Le seul intérêt qui parvient à surprendre est cette plaque au sol, dans une niche autour de l’abside où on apprend, sur une tombe de la plus grande sobriété ces quelques mots «ici est le lieu où mourut Saint Martin le 8 novembre 397». Les ruelles et les échappées sur la Loire n’en sont pas moins d’une belle harmonie, certains points de vue se jetant en miroir sur la nappe grise de l’eau se fondant dans le ciel. Avec toujours, et dans des teintes variant avec la densité des ciels, les roses de rues qui sortent en gerbes et se dressent au pied des maisons. Sur fond de gris, dans de timides trouées de bleu. Depuis le panorama fléché, des chemins pentus en éboulis comme en grappes de vélos tout terrain qui dégringolent sans états d’âme, mènent à un plateau dégagé d’où l’on devine la convergence de l’Indre, de la Loire et de la Vienne. Avec la légère déception de ne pas même voir le village en vue plongeante. Dans la solitude grise et les massifs de forêts sombres, on aperçoit très nettement au loin, les cratères fumants des centrales de Chinon.

Au-dessous de l’abbatiale, descendant une rue jusqu’à la berge de la Loire, la maison de Henri Dutilleux. Depuis les fenêtres, il n’y a rien qui sépare celle-ci du spectacle des lumières mobiles et changeantes du fleuve impassible. On comprend que derrière ces fenêtres et à cet étage dominant le panorama, le compositeur ait quelque part entendu Le Mystère de l’Instant ou la Nuit étoilée, le Jeu des contraires ou Figures de résonnances. Les fulgurances torpides de certains mouvements de ciels…

Seul le jardinet s’interpose entre la Loire et la façade de la maison. Les roses et les gerbes de fleurs portent ici le nom de musiciens sur de petits cartons épinglés au pied des ensembles de fleurs, noms d’auteurs-compositeur, parfois de noms d’artistes très éloignés de l’univers habituel de Dutilleux. Callas bien sûr, pour une rose écarlate, mais aussi un rosier en croissance Claude Debussy, mais aussi, plus inattendu, quelques noms d’artistes lyriques et de chanteurs de variétés.

Puis c’est la dive surprise de la Devinière à sept huit kilomètres de Chinon. Méconnaissable depuis ma visite de 82. Les restaurations apportées à l’ensemble des différents bâtiments rendent riant ce cœur de l’âme de la bouteille divine. La pluie a bien sûr favorisé l’éclat d’une lumière minérale, autant sur la pierre sombre de la maison que dans les jardins aux multiples variétés de fleurs et de plantes. On y voit même quelques arbres à fleurs d’opium. La demeure est à l’image de l’intimité et de la familiarité de ton des œuvres de Rabelais. Une salle est maintenant consacrée à des affiches de caricaturistes, des portraits, et des textes sont récitées dans une des pièces de la maison. Les caves sont ouvertes, tout au fond de la roche creusée, aux tonneaux et aux bouteilles géantes. On peut voir les cheminées, les salles où l’auteur vécut, les fenêtres depuis lesquelles les paysages lisses et sereins fuient jusqu’à des horizons chimériques.  J’ai rapporté une poire d’un des jardins. Elle ne mûrira pas.

Le château de Montsoreau a les pieds dans la Loire, du moins la partie haute du village sur lequel on l’aperçoit de loin est baigné par la Loire. Les ruelles montantes sont rythmées par les bouquets de roses trémières omniprésents, et la montée vers les hauteurs du village donne la plus belle des perspectives de fleurs aux murs qui habillent la perspective sur le Château. Comme à Chinon, les tuiles des maisons aux toits pointus au-dessous de mon point de vue, le Château en plan intermédiaire, et enfin la Loire qui s’étend tout le long de la perspective, donnent l’image d’une Histoire qui s’est surajoutée le plus sereinement à l’harmonie naturelle des paysages de Touraine.

Une fête de mariage se prépare sous les voûtes de verdure d’une hostellerie au pied du Château, avec des froufrous de robes, des fleurs, les traînes de la mariée et tout le décorum qu’on pourrait croire sorti d’un décor de cinéma.

Saumur à l’heure de la fin du marché. En pénétrant vers le cœur historique, le château se dresse sur un promontoire, inaccessible, solitaire et gris, puis c’est le débouché sur la place principale où sont concentrés les étals qu’on replie, les commerces de bouche qui battent leur plein et l’église disproportionnée vue du bas des marches. L’orgue est sombre et monumental. Il pleut doucement. On rejoint la Loire.

Le village de Tavant est déserté. Et l’église heureusement entourée en cette saison, sur sa façade Ouest, d’un délicat parterre de fleurs jaunes et de végétaux taillés en labyrinthes, épousant le gris forcené de la pierre. La visite de la crypte est d’un intérêt majeur. De dimension réduite mais de proportions parfaites, elle possède la quintessence de la peinture romane tourangelle. En verts pales, jaunes et ocres légers, en trait fins aux mouvements amples de thèmes transcendants: Le Christ issu des enfers, notamment, où se mêlent des scènes familières de travaux des champs, de jongleurs et diverses scènes de musiciens. Ces peintures habillent avec science aux parois supérieures les arcs des voûtes donnant une dynamique à l’architecture de cette chapelle souterraine. Devant tant de beautés pâles et retenues, il est difficile de ne pas se rendre en ces lieux à une sorte de méditation solitaire. Mais aujourd’hui il n’en est pas question. La visite guidée est obligatoire et ne dépassera pas le quart d’heure. Avec interdiction de photographier même sans flash, sauf si autorisation administrative sur demande écrite. Nous sommes bien au pays de Balzac. Il s’ensuivit un dialogue incertain avec une «ombre préposée» à la visite, et j’ai préféré aller à mes méditations dans le jardin, et laisser Cécilia seule, bénéficier du quart d’heure autorisé.

Prenons un verre à l’Ile Bouchard, dont nous manquons l’édifice d’intérêt, tout encore à la rage de ce passage que j’espérais plus rayonnant à Tavant. Dans le bistro tout le monde à l’air sévèrement alcoolisé.

Des panneaux à l’intersection des routes. Défilent les noms majestueux d’Azay-le-Rideau, de Riveau, Saché, Forêt de Chambord, mais la pluie nivelle la valeur des sites jusqu’à les rendre à l’insignifiance seule de n’être aujourd’hui que des noms.

 Nous dînons pour le second soir à «L’Ardoise», dans le petit salon à l’étage.

Cheverny, Chinon… Le ciel se dévoile comme du papier glacé sur la ville éclairée. Des étoiles enfin.

Comment diable grimper vers les hauteurs, par quel chemin atteindre une perspective sur la ville et sur les flancs des murailles hautes?

Par un ascenseur miracle, tout simplement indiqué sur la place où se presse maintenant toute une liesse en fête. Nous grimpons à la presque nuit, tout au sommet de la ville, en bordure du très coquet cru du Clos de l’Echo que longe une rue cossue bordée d’arbres. C’est l’allée principale où se situe, semble-t-il, le siège de tous les producteurs de vin de la ville. Puis tout un océan de vignes et de silence. Les toits des maisons commencent de pointer par myriades leurs ardoises de bleu et d’anthracite. Les lumières viennent à la nuit par le dedans des fenêtres, comme des lucioles. Nous avançons dans les rangées de vignes ou en bordure de celles-ci. La ville est tout en bas comme un vaisseau à peine éclairé. Deux personnes surgies de nulle part nous indiquent un chemin détourné des vignes, et franchissant une barrière de clôture, nous voici maintenant face à la tour majeure, du côté du petit pont qui la relie au-dessus d’un gouffre vers les vignes où nous sommes. Chinon dans ses murailles est déchirée de lumière nocturne et violente, d’un crépuscule qui bascule ses bleus et ses rouges de sang, ses sombres incendies d’une fulgurance hugolienne où manque seul le vol d’oiseaux sur les ruines.  Chinon se dévoile dans les contrastes extrêmes avant la nuit complète. On entend aussi, depuis la Place principale, les rumeurs, les cris et les éclats de la fête nocturne, loin tout en bas.

Une autre féérie se dessine après la violence du passage à la nuit, dans une paix revenue. Ces ardoises de bleus et de gris des toits de la ville jusqu’à la lisière des faubourgs semblent, d’une douceur devenue uniforme, sortir maintenant d’une enluminure de Fouquet.

Dimanche 11 Juillet

Fontevraud nous reçoit dans le plus grand silence. L’abbaye est évidemment le centre de gravitation de ces plaines lisses, visible depuis bien loin. De par ses dimensions, elle englobe un périmètre impressionnant qui en fait l’ensemble clunisien le plus vaste après l’abbaye mère dont il ne reste que de sublimes vestiges.

Il est encore tôt. La boulangerie jouxte le grand portail d’entrée de l’abbaye:

Cécilia: «- Pourrions-nous avoir deux cafés?

La Boulangère:  – Je n’ai pas le temps. J’ai autre chose à faire»

C’est malheureusement le genre de réponse qu’on s’expose souvent à entendre dans les bistrots, les restaurants et aux terrasses auprès des garçons de café de notre pays. Avec ce sentiment de gêne qui s’empare de celui qui ose solliciter. Nous apprenons un peu plus loin, de la bouche intarissable de la sacristaine que la boulangère est décidemment trop riche dans le village.

Le ciel est maintenant au laiteux. Le pire qui soit pour apprécier les reliefs extérieurs et surtout les tonalités qui se noient, indifférenciées, dans un gris poisseux. C’est pourtant à l’exposition solaire du matin qu’il se doit d’admirer le vaste chevet, d’autant qu’il se situe sur un profond dégagement à l’est, avec un recul nécessaire pour être envisagé dans son ensemble. Et puis, le chef d’œuvre de poésie, à l’autre extrémité, les cuisines romanes.  Là encore, la déception. La partie supérieure de cette sublime dentelle n’a plus ses bleus d’ardoise à l’endroit où l’élévation se fait en cône, la couleur s’uniformisant de trop avec la partie basse de la construction. Ce qui donne une méchante impression de gros gâteau de sable… C’est d’autant plus regrettable, que le temps d’un cliché, une trouée de soleil permet d’embrasser ces cuisines dans un cadre flambant de fleurs d’été.

(J’apprends qu’il s’agit, à la date de notre passage, d’une étape provisoire dans la restauration qui prévoit naturellement de rendre son bleu aux tuiles de l’édifice.)

L’intérieur est si vaste qu’on a l’impression qu’on pourrait s’y perdre. La nef est d’un seul tenant, sans bas-côté, ce qui accentue encore la profondeur et le sentiment d’un volume infini. Tout au fond, les quatre gisants de Henri II et d’Aliénor d’Aquitaine, celui de Richard Cœur de Lion et celui d’Isabelle d’Angoulême. Les Plantagenêt. Un chapitre violent et essentiel de notre Histoire dort ici depuis longtemps. La polychromie de bleu royal et de rouge des vêtements d’Aliénor attire plus que les autres l’attention comme deux taches brûlantes dans l’uniformité de la pierre nue et blanche. Puis enfin, le chœur et l’abside d’une virtuosité sereine et d’une acoustique qui a reçu depuis très longtemps des concerts d’anthologie des Arts Florissants ou de l’Ensemble Clément Janequin.

Il y a maintenant une queue impressionnante à l’entrée de la boulangerie.

Et puis le paysage change progressivement de visage. Nous traversons et retraversons l’Indre beaucoup plus étroit, au travers de routes intérieures, par Savigny et Huimes, jusqu’à Ussé, le château dit de la Belle au Bois dormant. On le croirait en effet sorti d’un studio pour les besoins d’un conte de fées. Jaune uniformément, aux tourelles crénelées, aux multiples toits pointus, entouré de gros massifs de forêts, il semble avoir servi d’inspiration à ce Moyen-Age caractérisé par Viollet-Leduc. Ce sont, alentour, des paysages d’étangs, de saules pleureurs et de peupliers qui griffent le ciel. C’est le plomb de midi qui nous mène vers Langeais, très animée à l’heure du marché. Le Bourgueil y est excellent. La particularité de Langeais est que le château, contrairement à bien d’autres, ne se situe pas sur un promontoire ou isolément, à l’écart de la commune, mais siège au cœur de celle-ci. Et Langeais est en liesse.

 Depuis notre arrivée, nous voyageons au gré des châteaux, des édifices romans, mais aussi, avec le plus d’application, aux gammes de vins, aux cépages multiples qui jalonnent et nuancent les terroirs.

Passage furtif à Lignères-de-Touraine et ses peinture murales comme un secret bien gardé aux voûtes de l’église. Et le château de l’Islette à peine plus loin, au sud de l’Indre. Dès l’entrée on nous annonce que c’est le château qui abrita les amours de Camille Claudel et de Rodin. L’environnement et les aménagements qui l’entourent sont aussi soignés que le cœur même du château et les salles qui le composent. Un étang à lentilles d’eau laisse se refléter les pierres de l’édifice, des pelouses et des jardins à labyrinthes prolongent ce sentiment que l’Islette désire se faire aimer. Les branches des arbres descendent en miroir jusqu’à la surface de l’eau, des barques librement laissées sur la berge, attendent la promenade romantique. C’est le bonheur bucolique domestiqué des dimanches où ne manquent que les robes à longues traines et les déclarations d’amour. Le parc est en fête, on nous sert un vin de Chinon lorsque j’ose la question: «Chinon et Bourgueil semblent ne pas toujours s’accorder sur la supériorité en matière de vin» et qu’on me réponditaprès avoir pesé d’un silence «C’est plus que probable».

La lumière revient par fulgurance, entre deux masses compactes et profondes de nuages quand nous abordons Azay-le-Rideau. Azay devait s’élever au rang de trésor national. L’arrivée elle-même est une très large allée bordée d’arbres gigantesque sur quelques centaines de mètres. Et tout au fond la perle de la Renaissance. Si l’Islette incitait à la promenade sentimentale, Azay prolonge l’essence même de la Renaissance rêvée, par autant de force calme que d’élégance. Si Versailles dans la symbolique royale s’accorderait à la démonstration de la force et de l’autorité politique, Azay la prolongerait comme pour une mélancolique retraite solitaire. L’écrin y est jalousement protégé dans un bois où ici tout respire la discrétion, la délicatesse et l’harmonie. La lumière au gré des passages de nuages, assombrit ou fait, le temps d’une trouée, vibrer la pierre blanche.

Le passage du vent prolonge l’infinie variation d’ombre faite par les branches d’arbres sur les ailes de l’édifice, les rides et les reflets sur l’eau du bassin.

L’autre grandeur de la journée, c’est Villandry. La lumière est un peu plus douce, plus rasante au moment où nous abordons cette belle route toute droite bordée d’arbres avec d’un côté de celle-ci un élargissement de la chaussée menant à l’entrée du château. Le bistrot s’appelle «le Colombien», ce qui évidemment nous intrigue. C’est devant mes premiers rillons du séjour que le serveur nous apprend que ce sont les habitants de Villandry qui se nomment ainsi. Cela fait bien sûr son petit effet, mais c’était bien nous cacher que précédemment Villandry se nommait, durant tout le Moyen-Age, Colombiers. «La Paix de Colombiers» au cours de laquelle Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre vient reconnaître sa défaite devant Philippe Auguste, roi de France.

Henri II Plantagenêt roi d’Angleterre, son fils Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste. Philippe et Henri, deux ennemis de toujours…

Henri, vieux, malade, se morfond au château de Chinon.

Philippe, grand vainqueur, vient de conquérir la ville de Tours.

Henri se met en route vers Colombiers. Dur, pénible périple…

Plusieurs fois, il doit s’arrêter. Il arrive exsangue au château.

Philippe voit bien l’état d’Henri. Roi ou pas, ennemi ou pas, il reste humain…

Alors, il lui propose un manteau pour s’asseoir.

Mais le vieux roi refuse, digne, à peine soutenu par ses hommes de confiance.

Il dit seulement qu’il veut « entendre et voir ce qu’on requérait de lui, et pourquoi on lui

enlevait sa terre. »  4 Juillet 1189

Henri devait mourir quelques jours plus tard, à Chinon… trahi et abandonné.

A Villandry, pourtant proche et presque contemporain d’Azay-le-Rideau, les influences italianisantes et les souvenirs médiévaux-tourelles, clochetons, mâchicoulis-ont entièrement disparus au profit d’un style plus simple, purement français qui, notamment dans la forme des toitures, préfigure Fontainebleau et ce que sera plus tard le style Henri IV. L’originalité de Villandry ne se situe pas seulement dans une conception architecturale novatrice, elle est aussi dans l’utilisation qui a été faite du site, pour y construire en pleine harmonie avec la nature et la pierre, des jardins d’une beauté remarquable.

Pour avoir une vue d’ensemble, le mieux est de monter jusqu’au belvédère. On y distingue quatre carrés au jardin d’ornement: «l’amour tendre, l’amour passionné, l’amour volage, et l’amour tragique». La symbolique de chacun se matérialisant par contorsions plus ou moins articulées des formes du cœur.

L’origine du jardin aux légumes remonte au Moyen Age. Les moines dans les abbayes aimaient à disposer leurs légumes selon des formes géométriques, en particulier la croix. La seconde influence venue d’Italie apporte des éléments décoratifs: tonnelles et carrés de fleurs. Les jardiniers français du XVI° siècle vont réunir ces différentes inspirations afin de créer ces jardins pour les roses et les légumes venus des «Amériques».

Le jardin d’eau, d’inspiration classique, centré autour d’une grande pièce d’eau en forme de miroir Louis XV est entouré d’un cloître de tilleuls. L’espace idéal dans toute sa nudité réduite à l’essentiel de géométrie et de sobriété, propice à la méditation.

Le labyrinthe, autre merveille en plein ciel, contrairement au labyrinthe grec, ne présente pas de voie sans issue.

Quelques soient les points de vue dans la magie de ces lieux, les marqueteries végétales, les bouquets de lavande du jardin «des simples» et l’extrême clarté des paysages morcelés dans leurs différentes conceptions, laissent une impression unique d’ordre, de délicatesse et de hauteur d’esprit.

C’est comme avec frénésie que se fait l’arrivée dans Tours. La lumière franche, à couper au couteau, est revenue. De prime abord nous sommes logés dans un deux étoiles, près des Halles. Et comme c’est dimanche, l’hôtel Saint Jean semble bien étriqué, isolé et dans une rue désertée. Et puis, une fois franchie la première enceinte, je comprends que l’espace est divisé dès l’entrée par la partie bistrot, indépendante de l’entrée proprement dite où nous attend l’hôtesse. Ce qui rend la découpe des lieux assez originale. La chambre se situe au second sans ascenseur et d’une pente qui n’aurait d’équivalent que celle que nous avons connue à Amsterdam, où l’hôtel semblait vouloir grimper directement vers le ciel. Mais notre hôtesse se montre d’une telle gentillesse, qu’en peu de temps nous savons nous situer dans la ville, repérer le centre-ville, la Loire et la direction de Saint Gatien à portée de mains. 

 Remontant vers l’Est les avenues s’élargissent, la basilique Saint Martin est une forteresse spirituelle. Mais elle manque d’unité à force de mutilations, morcelée dans l’espace, qu’on croirait qu’on a construit ses parties à des endroits indépendamment les unes des autres, où depuis, le temps, les habitations et des morceaux de rues sont venus manger les vieux restes. C’est en imagination qu’on restitue son ancienne découpe romane, dont il reste peu. Plus loin, comme isolée, la Tour Charlemagne.

Et quelques rues plus loin c’est le débouché sur Saint Gatien. L’inclinaison solaire baigne la façade d’un ocre jaune au meilleur moment du jour, sur ses reliefs et ses saillies.

J’ai toujours eu un faible pour cette cathédrale dont savait parler Michel Guillon. Lorsqu’on pense aux édifices gothiques majeurs, on omet toujours celle-ci. Peut-être à cause de ses parties hautes à clochetons, d’époque renaissante, qui auraient désuni le caractère d’ensemble. Il ne reste pas moins que son unité de façade est un miracle d’équilibre. Et ce soir particulièrement, baignée de lumière.

Comme si Saint Gatien avait su notre venue, les grandes orgues sont aux pleins jeux. L’intérieur de la cathédrale n’est jamais sombre. La rosace de façade et celles des parties latérales rendent constamment une lumière douce à la nef tranchante comme une lame. Durant une vingtaine de minutes la nef résonnera de chorals et de préludes de Bach. Depuis le transept, je vois les mains anonymes de l’organiste au buffet tout là-haut. Quelques jeunes recueillis restent dans le silence et la paix grandiose. Saint Gatien n’a jamais été si bien habitée.

Nous promenons notre curiosité jusqu’aux rives de la Loire à hauteur du pont suspendu. Le pont de pierre qui l’enjambe est encore bien loin. Puis nous traçons notre chemin (rue Colbert?) par les ruelles animées au soir descendant. Les senteurs des cuisines du monde transpirent tout le long. La flânerie nous mène de maisons à colombage en placettes arborées jusqu’à la maison de Jeanne d’Arc, dite maison de «la Pucelle Armée» d’un ocre vif comme les flammes. La large rue Nationale, empruntée par le tram, semble se perdre à l’infini jusqu’à disparaître de notre vue. Puis c’est le débouché sur la Place Plumereau encadrée des plus belles maisons médiévales dans le grondement sourd de terrasses de cafés et de restaurants au coude à coude.

(De plus ce soir c’est la finale de l’Euro de football qui passe sur écran géant). Défilent donc toutes les jeunesses, les universitaires, les artistiques, vraies ou fausses, les marginales, les surenchères de couleurs, les débridés de chevelures peintes, que j’eus l’impression, le temps d’avoir la tête qui tourne, que Tours rivalisait aujourd’hui avantageusement avec le tourbillon de modernité urbaine de villes comme Amsterdam ou Bruxelles. Nous trouvons une des rares cartes de cuisine locale sur la rue du Grand Marché perdue entre deux restaurants japonais et coréens, quelques italiens et autre indien. La jolie brune qui nous sert semble parfois se dédoubler bien loin du périmètre de notre terrasse, jusqu’à la pizzeria d’à côté, ce qui finit par m’intriguer, jusqu’au moment où je vois apparaître deux serveuses parfaitement identiques en chair et en os dans le même costume tout classique de noir et de blanc.

«- Mais vous êtes donc jumelles?»

Deux rires fusèrent identiques eux aussi.  Ce sont deux étudiantes que Leur gémellité réunit par chance jusque sur le lieu même de leur travail. Notre jumelle n’ayant jamais mis les pieds sur la Côte d’Azur, et devant tant de spontanéité, Cécilia griffonna pour elle son adresse Facebook.

Lundi 12 Juillet

Une petite pluie crépite doucement sur la vitre. Pas bien méchante, mais qui donne le ton d’un début de matinée. La partie bistro étant séparée de l’accueil de l’hôtel comme le sont du salon les cuisines équipées, nous prenons les croissants sous l’immense miroir côté bistro. Sur ce miroir figure tous les portraits des habitués. «Les gueules de Saint Jean» est-il précisé. Après le soleil d’Austerlitz de l’arrivée à Tours, la pluie donc. Par un petit miracle météorologique comme la nature aime à en façonner souvent, c’est aux abords du village de Saché que le soleil se dévoile juste ce qu’il faut, laissant de belles et grosses traînées de choux fleurs gris et blancs dans le ciel. Le château où Balzac écrivit quelques-uns de ses chefs d’œuvre, est une grande bâtisse solitaire de la Renaissance, à trois niveaux, un peu à l’écart de la place du village. Depuis les jardins et les espaces alentours, un océan d’épis de blé jaune ploie sous l’effet de leur propre opulence, mariant les jaunes de leur mer uniforme à celui de la pierre de l’édifice et aux bleu moucheté de nuages dans l’éphémère harmonie des traits et des couleurs. C’est dans le calme absolu d’un tel parc que l’on comprend la plénitude des paysages de Touraine, le ciel dans ses caprices, ses traînées fugitives aux métamorphoses incessantes. Sous les gros chênes, des fauteuils de jardins attendent les visiteurs, comme une politesse rendue aux curieux venus vers le géant littéraire.

Un peu en contrebas de la place du village, l’église romane dresse son clocher massif sous le capuchon des arbres qui l’encercle.

Pourquoi ne pas avoir pénétré dans la demeure? Pourquoi ne pas avoir visité l’intérieur, les collections, les éditions annotées de la main même de Balzac?

Moi qui avait pourtant envisagé de faire partie de l’association des amis de l’écrivain… C’était l’occasion pour le moins de toucher du doigt l’univers monumental des œuvres et des objets intimes, depuis les coulisses où il écrivait. Probablement que je trouve assez indécent de faire visiter les intérieurs de châteaux, les demeures intimes là où des files de curieux écoutent avec distraction, traînant parfois les pieds. Je ressens ces intrusions comme une sorte de violation à rebours de ces lieux chargés d’intimité et d’Histoire.

Nous avons fait exception à la Devinière en évitant les grappes de visiteurs.  De même au Prieuré de Saint Cosme où, par chance, il n’y a personne.

Ronsard, comme Rabelais vécurent tout à la fois dans un cadre qu’il faut repenser dans le temps qui fut le leur, mais dont on est sûr qu’il était propice à la solitude. Le prieuré de Saint Cosme est enfoui dans des bouleversements de lierres et de feuillage qui grimpent aux murs d’enceinte. Il n’est ici que paix et quiétude. Restent de la dernière demeure de Ronsard que les vestiges de l’ancienne église où repose le poète, aux jardins que les chanoines du XII° siècle voyaient comme un «paradis sur terre». L’ancien monastère a gardé sa dimension historique, ces pierres éparses dont la grande arche de la croisée du transept qui fait une belle ogive, tout en laissant imaginer les diverses parties manquantes. De toute part, ces pierres qui se dressent à nu proposent une poésie naturelle au cadre de ces multiples jardins de parfums et de fleurs. Il est possible de visiter les chambres, d’imaginer les hivers près de la cheminée depuis lesquelles la vue sur l’ensemble est exquise. Le plus bel endroit est celui où ce matin même des jardiniers travaillent aux potagers. Derrière une haie voutée, les vergers aux pommiers et poiriers encore grêles. Je n’ai pas résisté à la tentation de cueillir une poire, dure comme un poing, acide au point que je n’ai pas tardé à avoir une petite alerte… L’allée qui délimite le verger d’avec les confins de la propriété est voûté de feuillages comme de la dentelle de soie et forme une demie ogive sous laquelle Cécilia donnait l’impression de marcher sur des parterres de paradis perdu.

Il est écrit sur la pierre tombale, au pied de l’église:

Ronsard repose ici

Qui hardy des enfance

Détourna d’Hélicon

Les muses en la France

Suivant le son du luth

Et les traits d’Apollon

Mais peu valut à sa muse

Encontré l’aiguillon

De la mort qui cruelle

En ce tombeau l’enserre

Son âme soit à Dieu

Son corps soit à la terre

                                       1524-1588

Louis Marchand des Raux:«je suis né à Tours, à Fondettes exactement. En 1902. C’était un hameau en lisière de Tours. Je suis devenu jardinier et je peignais la nuit. J’ai été embauché au château de Léon Daudet. C’était un temps où les tomates n’étaient pas calibrées, elles pouvaient avoir la taille des pastèques. On faisait aussi des pastèques et des courges qu’on avait du mal à prendre à bras le corps. Puis je suis venu avec ma petite famille dans le sud, à Villefranche-sur-Mer et surtout Cap-Ferrat. J’y ai dessiné les jardins de la Villa Ephrussi, je les ai entretenus durant des années. Je peignais la nuit dans le petit cabanon où on nous avait logé, à flanc de propriété. J’y ai rencontré Matisse, Picasso, je les ai peints, ils m’ont servi de modèles le temps et l’espace d’un instant! J’y ai découvert la lumière.»

Fondettes est aux abords de Tours, les autoroutes y mènent d’où que l’on vienne. En fait de hameau, en un siècle, celui-ci s’est métamorphosé. Il s’agit aujourd’hui d’une banlieue pavillonnaire, sans centre de gravité, avec des avenues propres, aux angles saillants, aux noms de poètes, André Chénier, Lamartine, Musset, aux maisons basses et à l’absence de points de repère. Le ciel était gris et les cantonniers de la place de l’Hôtel de Ville ne connaissaient pas la place Louis Marchand, peintre-jardinier. Il existe depuis deux ans une petite place au nom de l’artiste, né ici, et connu d’admirateurs silencieux, dévoués, qui exposent ses œuvres de loin en loin, à Cap Ferrat ou ici à Fondettes. On a poursuivi au hasard sans grand espoir, sous la petite pluie.

Louis Marchand: «Non, je ne fais pas partie des naïfs auxquels on voudrait m’assimiler. Ceux-là ne savaient pas leur ignorance. Moi, je peins comme je construis mes jardins.» J’ai compris depuis cette âme des jardins en Touraine, et chez les «colombiens» de Villandry.

Ce n’est qu’aujourd’hui que se révèle le mystère de Fondettes: le lieu-dit «la chattière», rue de la cheminée-ronde, qui joignait la maison des «Ruaux» où naquit Louis Marchand.

Comment aurions-nous pu trouver dans ce satellite de Tours devenu un espace improbable, les lieux consacrés au petit bonhomme?

Sur le fil de l’eau, toujours serpentant au rythme de la Loire, l’église de Rochecorbon, massive et protégée en une sorte de cul de sac par de gros sapins. Sur une pancarte discrète on peut lire que nous approchons de la Grange de Meslay. Nous ne la trouverons pas. Des randonneurs affirment que nous avons largement dépassé l’embranchement qui mènent à la Grange. Dommage. L’architecture monumentale de bois et l’acoustique du lieu firent du festival annuel, discret et à l’écart des tumultes urbains, un des plus prestigieux de la région. Sviatoslav Richter a contribué, parmi d’autres, à la légende du lieu.

J’imaginais Vouvray, comme Montlouis, d’ailleurs, comme des villages à la hauteur de la réputation de leurs vins; de vieux villages, chargés du patrimoine de leurs vignes et de vieilles pierres, d’un clocher et peut-être quelques ruelles attrayantes. Assoupis par la réputation universelle de leur or vert (à la manière de Montrachet). Ce sont en fait des communes qui s’inscrivent dans la dynamique viticole et qui ne conservent rien de pittoresque, sinon peut-être la plaque d’entrée du village où j’ai délimité, le temps d’un cliché envoyé aux amis, l’espace géographique chargé du prestige de ses vins. Pire encore, à Montlouis, on ne trouve qu’un seul bistrot qui fait face à l’hôtel de ville. Et un bistrot qui sentait le neuf, aux moleskine grises et sans plus de caractère que ça. Par contre, le vin qui nous a été servi, comme un simple vin de comptoir, reste le meilleur souvenir de dégustation du séjour.

Comme c’est la journée des rencontres manquées, le Clos Lucé, annoncé sur la route qui serpente, sous de magnifiques arbres millénaires, a dû s’égarer.

Montlouis. Sur le bord de la route à gauche, une enseigne gigantesque, en gros caractère rouge:«Cave», visible de très loin. Un large portail ouvert sur une cour. Au fond de la ferme une entrée sur une sorte de grotte, un âne empaillé, ou en matière imitant le vrai, grandeur nature, nous attend. En pénétrant dans ce qui est la cave, une longue table encore encombrée de verres et de bouteilles laissées là, comme après un banquet ou après des dégustations successives, ne manque pas de nous étonner. Une impression de négligé pour le moins. Derrière le comptoir de vente, des milliers de bouteilles scintillent, tapissant les parois de pierre de la grotte. Il n’y a personne.

« – Il y a quelqu’un?!»

Pas de réponse.

Vers les communs non plus. Derrière les fenêtres de la partie principale de la ferme, rien qui indique la présence d’âme qui vive. Dans la grotte, des portes se laissent ouvrir… Et c’est la stupéfaction qui confirme la première impression de chaos. Un désordre monumental d’horribles objets hétéroclites jonche les sols en terre battue. On n’aurait pas été plus surpris d’y découvrir un cadavre en décomposition.

« – Il y a quelqu’un?!»

Des bouteilles encore. Vides. Puis des vêtements de ferme laissés sur d’affreux tableaux aux chromos décomposés, des selles de chevaux au cuir écaillé posés sur des rangées d’énormes bougies consumées, une affreuse odeur de graisse, de sueur, des chaînes de bicyclette servant de cordages à des objets sans nom, des machines-outils démantelées, des poupées d’enfants d’un autre temps souillées et éventrées, des avalanches de rideaux déchirés, des peluches côtoyant des magazines des siècles passés, des cirés de marin et des porcelaines mêlés sur un meuble brisé, des bottes de cavaliers près de truelles de maçon maculées de ciment. Tout un entassement d’horreurs qui aurait pu s’amonceler comme charrié après le passage d’un tsunami ordinaire, laissant l’impression d’avoir ouvert les portes d’un insupportable enfer. Comme si des couches de temps superposés témoignaient d’antinomiques objets d’usage qui n’auraient jamais dus se rencontrer. Une collusion d’anarchie de matière en voie de pourrissement.

Au fond de la cave voûtée, une plaque d’entrée de village, gondolée et sale: Montlouis. Nous faisons une fois encore le tour de la table des dégustations, perplexes. Il semble que les fantômes ont définitivement disparus. Que personne ne répondra plus.

C’était la journée des rencontres manquées. Des milliers de bouteilles de Montlouis dans un décor factice de théâtre qu’on préfèrerait cacher, et un mirage de cave de vins merveilleux…

Sur le point de rejoindre la voiture: «Et si on revenait prendre une bouteille?»

A bientôt soixante-dix ans! Cela doit bien faire cinquante ans que je n’ai pas dérobé la moindre moitié d’un œuf! Quelques livres de poche, il y a si longtemps. C’était un rituel que de voler d’affreux profiteurs…

«– Oui, il n’y a vraiment personne. Ou bien ils dorment encore pour un bon moment. Ils ont dû faire une de ces fêtes!». Peut-être étaient-ils ailleurs en effet.

Les jambes tremblent un peu, bien qu’une certitude me dit qu’il n’y a vraiment personnes dans cette ferme. Je passe derrière le comptoir vers le mur de bouteilles faiblement éclairé. Les étiquettes brillent dans la pénombre, les noms des divers crus de Montlouis dansent avec leur millésime. Au hasard, devant tant de possibles, je me risque à saisir la première venue de la rangée du bas, à hauteur de bras tendu. Montlouis sur Loire, cru… 2013. Aussitôt rangée dans le sac à dos.

C’est le silence dans la voiture. Comme après un moment tout autant inattendu qu’insolite. Nous sommes déjà hors de portée.

« – Tu penses comme moi, non?»

« – Oui, on aurait dû en prendre bien d’autres!»

La cave entière…

Bref, la liberté, c’est quand les regrets remplacent les remords.

Nous dînons maintenant près de la place Plumereau. A quelques tablées de celle d’hier. C’est l’autre jumelle qui officie sur la terrasse.

Mardi 13 Juillet

C’est maintenant sûr, la pluie ne quittera pas cette veille de 14 Juillet. On entend le crépitement sur les toits de l’étage du dessous. C’est après un chaleureux au revoir à notre hôtesse, à l’heure où les premières «gueules de Saint jean» s’annoncent au zinc du bistrot, que nous quittons Tours par l’interminable et mythique avenue de Grammont.

Cormery. Le village est animé et ruisselant, la grande abbaye est totalement démembrée qu’on ne sait l’orientation de la vieille architecture. La pluie est froide, les K Way sont transpercés en peu de temps. Il ne reste qu’un très haut mur qui flanque la rue principale du village et des vestiges des parties supérieures dont on voit encore les marques des arcs qui soutenaient les galeries disparues et les salles voûtées. Une partie du chevet se devine encore, isolée de ce qui fut l’ensemble du corps de l’abbaye. La grisaille laisse à peine imaginer la majesté des lieux. Un petit puis fleuri donne ici la seule note de couleur et de lumière.

J’avais souvenir qu’à proximité, au cœur même de cette Touraine, la Chartreuse du Liget possédait, à quelques kilomètres, une adorable chapelle circulaire, de tuffeau immaculé contenant des scènes murales de la Crucifixion et de la Dormition de la Vierge. Du plus délicat de ces pastels de bleus et de verts qu’on ne trouve que dans la région.

Chapelle du Liget, en petits caractères, indiquant au milieu d’une ligne droite interminable et couverte d’arbres gigantesques, le chemin tortueux menant aux champs de fèves. La rotonde est là, solitaire, toute blanche sous la pluie qui continue de saturer les K Way. Nous pataugeons dans l’herbe et la boue jusqu’à pleine cheville. Porte close. Je passe désespérément la main sur le bois et essaie de lever en vain le lourd battant. Dommage pour les Crucifixion et la Dormition. Il ne restera que ma tête basse sur un cliché, une tâche de bleu sur l’immense espace vert, avec la rotonde blanche et lisse comme une borne fichée dans la terre. La dernière fois, il faisait soleil. Cécilia et moi allions nous marier, et on se souvient encore d’avoir, à ce même endroit, rempli un plein panier de fèves qu’on a fait cuire sous la tente à l’île d’or d’Amboise, avant que n’éclate le plus gros orage de 14 Juillet qui soit.

Dans les pays de pluie, il faut toujours avoir un joker sous la main. Prévoir comme transition, une journée sans paysages, sans ciel bleu. Prévoir la tournée des musées ou des curiosités à l’abri du ciel. Aujourd’hui, il y aura mieux, puisqu’en soi, la visite du petit village de Nouans-les-Fontaines qui ne parlerait pas à un voyageur quelque peu distrait, possède un joyau, un trésor inestimable en sa Piéta peinte par Fouquet, quinzième siècle. Le village dort encore, du moins il attend des heures meilleures. L’église est reconnaissable à son toit pointu. On y pénètre par une porte largement ouverte que j’ai toujours pensé qu’avec une camionnette de déménagement, deux acolytes peu scrupuleux, il serait aisé de faire s’évanouir de l’église le chef d’œuvre de Fouquet. Il serait plus difficile aujourd’hui d’y parvenir avec les multiples protections et alarmes de vidéo surveillance. Dans la pénombre, on voit au bout de la nef, trônant à hauteur de l’autel, la Piéta de plus de deux mètres de large. Il n’y a personne en cette moitié de matinée, sauf une ombre, un fidèle au beau milieu d’une allée, silencieux et immobile, en oraison surement. Nos yeux commencent à s’habituer et à distinguer les sujets et les couleurs de la déposition de Croix. Les tonalités douces et les formes sans aucun heurt dans le mouvement des formes. Nous nous trouvons seuls maintenant, le prieur de l’ombre ayant disparu sans bruit. Photographier une telle œuvre monumentale avec un éclairage si faible est bien compliqué. Lorsque surgissent deux ombres cette fois, celle qui avait disparue, et une autre bien plus remuante qui nous dit, avançant vers un côté du mur:

« – Avec la lumière, ce serait mieux! Je suis l’ancien maire du village et je veille sur l’entretien. Avec deux euros dans ce tronc vous verriez bien mieux.»

La Piéta apparut en effet incomparablement éclatante dans la beauté de ses tonalités tout à la fois franches et toutes en nuances de verts déclinés en leurs gammes subtiles, d’ocres bruns et de blancs. Les blancs du visage de Marie, du Christ allongé, répondant aux vêtement à plis finement et extrêmement dessinés du donateur, représenté à la droite de la scène, à genoux en adoration.

La contemplation de cette œuvre pourrait ne jamais finir.

Quand la première des ombres réapparut cette fois dans l’éclairage franc de la nef. Un petit homme vieilli autant par le froid et la pluie qu’il dut subir depuis longtemps que par cet aspect qu’ont les pèlerins frappés d’une éternelle lassitude. Il portait assez ostensiblement une croix sur la poitrine et dit être un misérable voyageur errant, venant autant prier la discrète et banale statue de stuc de la vierge que les curieux venaient pour le tableau.

«– Si vous pouviez contribuer de votre obole». Sans un mot, je tirais un billet de dix euros, comprenant la démarche lente et patiente du pèlerin, plus efficace que toutes les supplications des mendiants de rue.

J’ai connu il y a fort longtemps, un quidam qui faisait encore beaucoup mieux: vêtu de manière très digne, il affectait d’avoir perdu ses papiers et s’adressait exclusivement à des propriétaires de voitures de grand luxe et leur demandait de façon très frontale de le dépanner de cent francs. A moins, ce n’eût pas été crédible…

Paraît-il, à ses dires, que ça marchait quelques fois.

 

Nouans a le mérite de posséder donc cette Piéta insigne, et d’avoir aussi conservé la maison où vécut le peintre. Où la rue se nomme évidemment Rue Jean Fouquet. L’intérieur laisse simplement un étalage sous verre de fragments d’enluminure des célèbres Livres d’Heures ou des reproductions du Charles VII et de Guillaume Jouvenel des Ursins.

Saint Aignan sur Cher, 19 Kilomètres, sur le panneau indicateur! C’est là que nous irons… C’est le complément absolu à cette première visite.

Sous la pluie la ville n’en est pas moins riante de ses commerces et de ses cafés ouverts, aux terrasses pourtant désertées. Après la Vienne, la Loire, l’Indre et la Maine, les bords du Cher. Aux longs quais bordés d’arbre que nous ne verrons pas aujourd’hui à cause de cette grisaille et de cette pluie froide. La ruelle descendant vers la collégiale mène au pied d’un porche imposant où se dresse le clocher visible de loin.  L’intérieur est d’une belle structure clunisienne à la pierre régulière et à la blancheur que prennent tous les édifices en majesté dans le pays. Puis enfin, ce qui avait motivé le détour, la crypte. Circulaire et vaste, divisée en plusieurs absidioles décorées dont la plus spectaculaire est celle d’un magnifique Saint Martin partageant son manteau. Les tonalités, comme toujours ici, d’ocre brun et de jaune, quelques bleus et une aisance dans les courbes, une finesse de conception, tout à la fois d’une extrême simplicité où l’artiste atteint la plus impeccable spiritualité. Sans user des lois de la perspective, dans une esthétique regardant encore vers quelque byzantinisme, les mouvements simples et l’intensité des échanges entre le saint et le pauvre composent une danse sacrée. Dans une autre absidiole, c’est une véritable polyphonie de personnages qui s’interpénètrent dans l’illusion d’un continuum horizontal créant une profusion de mouvement d’une masse compacte et sereine allant vers un même but. Face à cette assemblée, en sens opposé, la même polyphonie de personnages avec un christ bénissant, propose, un siècle ou deux avant Giotto, une conception, aux moyens d’expression des plus dépouillés, un monde visible spiritualisé aussi moderne dans le temps.

Devant tant de beauté, il est bien naturel de poursuivre cet élan de griserie allègre devant un blanc de Cheverny. On entend le crépitement régulier de la pluie sur les carreaux. Quelques habitués au comptoir attendent la fin des temps.  Le patron rêve de retourner en Floride. Le bistrot est dans une lumière qui contraste vivement avec celle de la crypte, mais n’entrave pas ce bonheur d’être venu dans ce petit lieu, cette crypte silencieuse et comme égarée dans sa modestie, jouir de ces sublimes témoignages des profondeurs.

Il est à peine midi quand nous pénétrons dans Montrésor. La pluie donne à la tonalité générale du village une densité de gris et de minéralité de vert à la moindre parcelle de paysage. Nous nous réfugions dans le seul café de la placette pour un autre blanc de pays. Passé le pont qui coupe le village dans sa partie presque limitrophe, la rivière délimite le large pré de l’ensemble des habitations aux toits rouges. Un poulain et sa mère broutent l’herbe haute sans se soucier de la pluie. Des massifs de fleurs aux fenêtres des maisons et sur les murets des ruelles rendent la douceur riante de ce village qui résumerait à lui seul tous ceux de la région. Mais Montrésor est un joyau d’équilibre, et la vue sur le château, au plus haut de la perspective, ne manque pas d’habiller d’un charme serein et un peu cossu la beauté panoramique du village. La pluie redouble et les pieds commencent à s’enfoncer dans les larges trouées d’herbes. Nous trouvons refuge au pied d’un saule pleureur géant, que nous partageons à l’occasion avec une charmante espagnole venue au même endroit, attendant que le plus fort de la pluie passe. La pluie provoque ainsi des hasards qui n’auraient eu lieu. Elle vient souvent en France, y consacre la plupart de ses vacances et parle un français à peine trahi par un accent de Barcelone.

La campagne est de plus en plus profonde. Nous sommes sortis des grandes départementales et les labyrinthes dans les ornières rurales finissent de nous perdre. On nous attend au Moulin de la Follaine, ancien rendez-vous de chasse du marquis de La Fayette. Il s’agit d’un vrai moulin aménagé et compartimenté en quelques cinq ou huit chambres seulement. Perdu dans les environs de Loches, un peu au sud, loin des fleuves longés jusqu’à présent. Depuis la fenêtre, tout là-haut près des combles, on aperçoit un cours d’eau tranquille sous les grands arbres où est la grande roue du moulin. Nous pourrions nous croire revenus au XIX° siècle. Rien dans le paysage ne trahirait la présence de notre siècle turbulent de machines et d’électrons.

Loches est bien sûr dans le gris. Ça ne lui va guère, du moins la pierre de son château et de sa terrible tour de donjon un peu plus loin, auraient à gagner dans ce pays de fleurs, de pierre douce et de toits pointus. Tout au sommet de la ville se partagent la place forte du château, l’église Sainte Ours et la ruine médiévale du donjon. Les travaux de rénovations ne permettent pas l’accès à l’intérieur de l’église dont on n’apercevra que les massives assises de ses deux flèches, et la nef qui les relie. Depuis un promontoire de ce qui dût être le cloître on a une vue d’ensemble sur la ville comme une bouillie de glaise. Un vernissage tumultueux se répand sur le pavé de la ruelle, ce qui occasionne un contraste assez prononcé entre la grisaille réfléchie par les vieilles pierres et les violents éclats venus de la galerie d’art.

Nous ne verrons, pour palier à l’absence de visite de l’intérieur que des affiches du portrait d’Agnès Sorel peint par Fouquet, mais le véritable gisant de celle-ci à l’entrée de Saint Ours. Le visage et le front lisse et ouvert de toute leur rondeur, comme ceux de filles d’ici, avec cet effet de porcelaine fragile qu’elles peuvent avoir entre Angers et Orléans et nulle part ailleurs. Comme sorties d’un héritage génétique d’histoire de France.

Les enfants sont turbulents sous les tours de Saint Ours.

C’est un léger brouillard maintenant sur Loches. Il est temps de se réfugier à l’un des rares restaurants ouverts: Le Bistro Latin. A une table voisine, j’observe les grands-parents, fiers d’avoir invité leur petit fils, comme nous aurions pu aussi l’être à notre table avec Y.. Lorsqu’ils s’apprêtent à partir, le courant de sympathie nous fait échanger quelques banalités sur le temps, puis rapidement la dame nous parle de son séjour lointain en Colombie, à Cartagena de Indias, et la soirée se finit plutôt bien par des souvenirs réciproques de vins, d’amour et de voyages.

Loches est sous les éclairages artificiels de la nuit avançant, nous parcourons les ruelles montantes et descendantes. La Cave de dégustation des vins est bien triste, avec son enseigne qui clignote et son gérant, debout et raide sur le seuil, comme un commandant de navire prêt à affronter l’absence complète de client.

Le retour sur les petits chemins donne l’impression de s’enfoncer dans une nuit épaisse et sans repère, jusqu’au moment où débouche le moulin fantomatique au bout d’un chemin. Notre chambre au second est nommée la Crapaudine, que j’ai cru au premier abord être le nom un peu léger et un peu leste pour une chambre de moulin, avant d’apprendre qu’il s’agit du nom d’une des parties assurant auparavant le fonctionnement du moulin. Comme du reste, tous les autres noms plus communs des chambres voisines.

Je crois soudain être en présence d’un puma. C’est un énorme animal aux oreilles taillées en pointe, le regard large et étiré, le pelage jaune et luisant, la démarche ondulante et tranquille. Pour me rassurer on me dit qu’il s’agit simplement d’un gros chat. Car il y aurait plus gros «Vous savez, les plus gros sont les chats norvégiens». L’hôte des lieux ne manquent pas de nous rappeler que la douche ayant été mal conçue, il serait bon demain, de nettoyer au cas où quelques débordements surviendraient. Dans le silence de la chambre, l’odeur de fougère est particulièrement forte. Mais c’est ici la fougère artificielle du flacon de shampoing, qu’elle semble en avoir été tapissée. J’essaie de lire quelques pages des «Bestiaires» de Montherlant, trouvé dans la boîte aux livre de Montrésor. Mais les caractères sont devenus si petits…

Mercredi 14 Juillet

Réveil aux rillettes de Tours, au fromage de Sainte-Maure et gâteau maison à la fleur d’oranger. Ce n’est certes pas un petit déjeuner au thé anglais. Le puma garde la porte du moulin, les oreilles à l’affût.

Nous sommes à quelques kilomètres de Loches revenue sous un ciel partagé de nuages épais et de trouées de bleu, comme il semble que ce soit la tradition paysagère du pays. Aujourd’hui les ruelles montantes et descendantes de la ville débordent du marché du jour. Certaines variétés de tomates peuvent avoir la taille des melons. Je pense à Louis Marchand et à ses potagers d’un temps où le calibrage des fruits et légumes ne s’imposait pas. Certainement que ce matin les produits viennent des producteurs des terres voisines. Dans la profusion des Sainte-Maure et des énormes charcuteries locales. Les pavés mènent forcément tout là-haut, au donjon, austère et vertigineux. Saint Ours domine toujours le paysage de toitures grises et bleues. Vue depuis l’angle d’une rue, l’église fait étrangement penser à un tableau de René Rimbert dans la sobriété des traits et l’anguleux des verticales austères, à quelque influence de la peinture hollandaise classique. Parvenus au château et au donjon, c’est toute la ville qui se dessine tout en bas, dans une douceur sereine. Depuis le parc municipal, une fois redescendus, c’est la vue attendue sur le château, cette fois en contre plongée du regard, le bassin sombre au premier plan, et tout en haut Saint Ours et le donjon. Les trois inséparables du paysage de la ville. Avant la probable prochaine rincée, nous revenons à la petite cave, hier si désertée, où on nous sert un Reuilly sec. Le gérant décidément peu optimiste parle d’une saison qui n’en finit pas de faire fuir la clientèle.

Mais le soleil est entièrement revenu à l’entrée dans le minuscule village de Chédigny. Village de poupée, fleuri, riant de ces pierres claires, de ces fenêtres colorées et de son impeccable clocher massif. Pas un seul commerce visible où que ce soit. Les villageois vivent de respirer le parfum de leurs fleurs. Un village jeté dans des bouquets et des jarres d’hortensias. On nous a promis des centaines de variétés de roses. Des milliers d’espèces de fleurs. Toujours est-il que l’harmonie des maisons, du léger bruissement d’un ru traversant le village et les perspectives coupées à l’angles des ruelles, donnent, dans le silence de ce matin de 14 Juillet, l’impression que les villageois concourent à ce qui sera le plus bel ensemble d’architecture rurale planté dans une profusion échevelée de massifs de fleurs.

Avec une pensée délicate pour André Bauchant que je ne serais surpris de rencontrer au détour de la rue avec son chapeau de paille et son sourire espiègle.

Pour ne pas être en reste, cette fois c’est Montrésor, lui aussi, qui resplendit dans son écrin exceptionnel de maisons et de jardins fleuris, de sa pierre ocre et grise. La rivière a tant gonflé depuis hier qu’elle a débordé du côté de la prairie. Le poulain et sa mère sont encore là, et les pieds ont du mal à trouver un sentier où ne pas s’enfoncer dans l’herbe grasse. L’immense saule pleureur où nous nous étions abrités hier s’est secoué de ses énormes gouttes de pluie. Nous longeons bien plus loin aujourd’hui, sur la rive limitrophe, le sentier qui longe le village.  Le château a repris une tonalité de pain d’épice, et d’où qu’on porte le regard, on voit son double reflété dans la rivière. Il en est de même pour la partie de ruines qui surplombe des bouquets de maison en contrebas. On pourrait dire que Montrésor se mire en son miroir. Comme les branches de ses saules, il se baigne dans le reflet de lui-même.

Dans la boîte à livre du village: «Sur le bonheur» de Teilhard de Chardin.

Mille ans d’histoire ici. En 1005 Foulque Nerra, comte d’Anjou pose la première pierre de la forteresse sur un éperon rocheux. Ce sont les vestiges du donjon du XI° siècle qu’on voit donc aujourd’hui plongés dans les nénuphars. A la fin du XV°, le comte de Bastarnay construit le château Renaissance qui domine le village et la vallée de l’Indrois.

Le chemin au pied du château se laisse gravir facilement, la vue en contrebas nous fait pénétrer au cœur du village. Des roses trémières, des sourires de la pierre. Rien n’a changé depuis Jehan et Pirlouis.

Remontant plus au nord, nous retrouvons le chemin de l’Isle d’Or qui partage la Loire en deux, et la façade du Château d’Amboise sur son promontoire dominant majestueusement le paysage. L’été sied à merveille à cet îlot de peupliers géants, aux roses trémières qui vont jusque dans l’eau, et à ses effilochés de nuages au-dessus de la ville.

Les trente-deux hectares des jardins de Chaumont que nous n’aurons aperçus que de loin seront le regret du séjour.

C’est en fin d’après-midi de pleine lumière que nous abordons Montrichard. La chambre de la grande villa qui nous héberge est située à l’étage sur une terrasse qui donne sur le Cher et tout un ensemble de maisons basses sur une longue ligne droite menant à la cité historique.

Je reconnais la belle façade de l’hôtel de ville dans sa pierre blanche, aujourd’hui pavoisée comme il se doit. Nous longeons, parallèle au Cher, la rue principale, aux deux maisons à colombage jaune et orange comme des soleils magnétiques. Parmi tous les commerces, une librairie de bandes dessinées de collection. Je m’enquiers des ouvrages de Peyo, mais pas de «Sire de Montrésor». Certains ouvrages paraissent fort rares. Je revois, le temps d’un tour de la librairie, un âge où j’avais à peine la taille des présentoirs de la librairie Horizons à Rabat, et passais des heures sous les étagères de livres à lire les aventures de tous les héros de ce temps, antérieurs souvent à Astérix.

Foulque Nerra a dû régner dans de nombreuses cités d’ici. Après Montrésor, c’est au sommet d’une butte qu’on aperçoit en position dominante, que se dressent les belles ruines d’une forteresse flanquée d’une église à toit d’ardoise. C’est grâce à elle que les deux maisons de couleurs soleil doivent de ne pas avoir été détruites lors d’un éboulement.

Sur une minuscule terrasse à même la chaussée, nous goûtons le Chardonnay aux rillons et champignons gratinées à la crème.

Les quais du Cher deviennent roses. Depuis l’autre rive, on peut avoir la vue d’ensemble de la ville ancienne jusqu’à l’heure où le ciel se drape de nuages incendiés. Une barque immobile coule doucement sur le bleu reflété du fleuve.

Nos hôtes nous invitent à voir le feu d’artifice, républicain celui-là, depuis le dessus de la maison aménagé en jardin secret.

Jeudi 15 Juillet

Le soleil nous mène enfin sur la route du château du Clos Lucé. La brique rouge de la façade est à peine éclairée à cette heure matinale. Les pelouses vont loin vers des labyrinthes de chemins soignés, jusqu’à un étang encore dans la brume légère. Les végétaux plantés dans l’eau stagnante ont des airs flous d’ouverture de Vaisseau Fantôme. Dans les salles du château parcourues assez distraitement, se déploient les reproductions des inventions multiples de Léonard. Ce qu’il en ressort, après le passage en revue de tous ces engins, c’est le génie mécanique de l’artiste. Comme souvent les commentaires dans les salles successives donneraient envie d’écourter le parcours. Un beau jardin, et une maisonnette, un peu à l’écart, sous les parties hautes du Clos, sont les vrais refuges où travaillaient Léonard.

Cécilia tenait à ce moment récréatif, et on peut dire presque résumant le passage sur les bords de Loire, qu’est le Parc des Miniatures à l’entrée d’Amboise. Il était évident que nous ne serions pas à poursuite du moindre château qui se dresse sur ces bords paisibles du pays. Ce parc a le mérite d’en représenter quarante. Certains donnant réellement l’illusion de parcourir la région depuis le ciel, d’autres, dont l’illusion du réel est plus difficiles à rendre. Ils font la joie des enfants qui s’ennuient souvent lorsque la visite de tels lieux est à dimension réelle. Ici, le survol se fait en un clin d’œil et on peut en plus gambader au milieu d’une assemblée de paons. Je patiente en profitant de magnifiques massifs de coquelicots qui durent bien longtemps ici quand chez nous ils disparaissent dès la mi-juin, coquelicots mêlés de bleuets et de marguerites jaunes ou blanches sur des parterres infinis d’herbe jaillissantes.

L’azur est à son plein lorsque nous entrons dans le vieil Amboise. C’est l’heure nonchalante et paisible au pied de l’immense base du château, où l’esplanade regorge de bistrots et de restaurants. Dans une boutique où l’on vend de tout et de rien, nous trouvons exactement ce qui fera le bonheur de Y.. Un heaume de chevalier, l’écu et l’épée qui vont avec. Finissant par la chasuble aux écusson de quelque fief d’ici. Je vois déjà la cérémonie d’intronisation à la maison…

Chenonceau, comme Azay, c’est une sorte de haut de la pyramide des châteaux. Autant par la majesté que par l’harmonie absolue des formes, des proportions, et de l’intelligence avec laquelle on a su les édifier dans un environnement exceptionnel. Azay et ses enveloppes de végétaux dans l’écrin d’un bassin d’eau circulaire et Chenonceau enjambant avec génie de tout son long le large bras du Cher. Aucun autre château, de quelque époque ou de quelque endroit au monde n’aura réalisé cette merveille d’affirmer sa majesté immobile sur le cours perpétuellement mouvant d’un fleuve.

Aujourd’hui, une infinité de canoës glissent sous les six arches que forme le long vaisseau de pierre. Le ciel alterne entre les jaillissements des trouées bleues et les masses compactes de grisaille qui enserrent le parc, la pierre blanche et les multiples reflets changeant sur l’eau. La visite des intérieurs de château m’ennuie toujours, d’autant que la poésie des berges, surtout celle du Parc de Francueil, où les branches donnent l’illusion à certains endroits du chemin, de se poser, d’enserrer ou d’envelopper le château dans son ensemble.

J’apprends en ouvrant un guide de visite, que la partie où je me situe à l’instant même, le parc Francueil, sauvage et désordonné, constituait la partie libre de la ligne de démarcation lors de la Seconde Guerre Mondiale. L’entrée du château et ses jardins à la française constituant la limite de la zone d’Occupation.

Ce qui revient à dire par logique que la grande galerie traversant le Cher aurait été en quelque sorte une zone indépendante si elle ne fut probablement sous contrôle de l’occupant.

La dame la plus célèbre des lieux, dont Henri II offrit d’ailleurs le château, fut Diane de Poitiers. C’est elle qui fait créer les jardins les plus spectaculaires et le pont sur le Cher qui permit au château d’être édifié de tout son long sur le fleuve.

Catherine de Médicis, veuve de Henri II, éloigne Diane et embellit encore les jardins et poursuit les travaux d’architecture, notamment la galerie à double étage. Régente de France, elle y installe les fastes italiens et instaure l’autorité du jeune roi.

Louise de Lorraine, à la mort de Henri III marque la fin de la présence royale à Chenonceau, dès le début du XVII° siècle.

Louise Dupin, représentante des Lumières redonne son faste au château et s’entoure de tout ce qui fait l’élite savante et philosophique de l’époque.

Le plus curieux de cette galerie de femmes serait Simonne Menier, qui, infirmière major lors de la première Guerre Mondiale, fit installer un hôpital dans les deux galeries, au frais de sa famille, celle des chocolats Menier.

Les guides de visite, à défaut de donner envie de languir à la suite de commentaires le long des galeries, des couloirs et des chambres à lambris, révèlent parfois de subtiles moments d’Histoire de France.

Nous longeons les rives, nous traversons les allées des jardins, et les sous-bois débridés qui s’écartent de l’ordonnancement général du château. La poésie est là, présente de quelque part qu’on tourne le regard. Cela sent les roses et comme un parfum venu du cours même du fleuve.

Blois est une ville cossue et donne le sentiment de cette noblesse bien royale que donnent les moindres pierres de ce pays. Le château est visible de quelque côté qu’on se tourne. Une sorte d’énorme point de repère. Le musée de la magie, sur une place bien dégagée, laisse voir ses monstres en métal doré qui feignent de sortir par les fenêtres du Musée. J’ai attendu ce jour pour apprendre l’existence de Robert-Houdin, le plus célèbre magicien (de tous les temps, dit-on). A l’autre extrémité de cette place, il y a une des entrées du château d’où l’on a aperçu le fameux escalier de dentelles torsadées derrière les grilles de la façade.

Depuis la maison de la magie, la ville plonge en contrebas, par de vertigineux escaliers qui mène aux rues interdites aux véhicules, et aux placettes arborées. Les terrasses de bistrot et de restaurant se succèdent. Nous adoptons le Cheverny d’une terrasse presque silencieuse et sombre, où trône à l’entrée de la première salle, un extraordinaire juke-box au style années cinquante, aux lumières fluorescentes et aux proportions d’œuvre d’art. il n’était pas malheureusement au repos, mais il avait le mérite de ne diffuser ses vieilles cires de quarante-cinq tours qu’en sourdine. Je ne l’en ai que plus apprécier.

Nous n’avons pas cherché la Maison du Doute(14, rue de la Paix) ; Ben Vautier aurait été trop content de savoir que même à des centaines de kilomètres je venais vers lui. Sur les guides de la ville, le bâtiment qui accueille la Fondation est joliment décorée de panneaux de couleurs et d’inscriptions bien connues de la main de l’artiste. Il y aurait des œuvres de John Cage et de Yoko Ono.

 « – Oui! , est-ce bien l’Hôtel New, à Vineuil? nous avons réservé pour ce soir…

« – Oui, non, ce n’est pas à Vineuil, en fait c’est à …»

En fait c’est à Saint Germain la Forêt. A la lisière de deux communes. On croirait un autodrome, pour l’asphalte propre, le désert alentour. Les véhicules de l’autoroute vrombissent sous les fenêtres comme par peur d’être happés par ce qui pourrait ressembler à une zone commerciale lambda ou même un centre-ville d’un bled américain. Des hangars, des tôles ondulées inamicales et les lettres en gros caractères qui disent ce qu’on y vend. Ce soir, nous sommes loin des douces rives de la Vienne ou du Cher. C’était le seul hôtel disponible dans la zone géographique de notre cheminement.

Je ne retiendrai que le jarret confit sur la terrasse du Maître Kanter.

Vendredi 16 Juillet

Pour rajouter encore à ce sentiment de désolation, les nuages sont à nouveau retombés sur nous. Monotones et sans menace, sans nuances non plus, mais résolument plantés dans le ciel. C’était Chambord qui était prévu pour ce matin. Mais comment aller à Chambord avec cette lumière? Mieux vaut y renoncer. Chambord, la perle dans son écrin de forêt immense, grande comme la superficie de Paris. La première superficie forestière d’Europe, un poumon au cœur du pays, une petite Amazonie. Le château est quelque part au-delà de cette longue trouée de route, une saignée impressionnante qui défile durant longtemps entre deux masses compactes d’arbres immenses; le ciel en est parfois caché sous les énormes déploiements des branches. Ce qui fait penser que Chambord n’est pas bien loin, est cette scène que nous ne sommes pas surpris de vivre quand un cerf résolument tourné vers nous se dresse immobile, à quelques cent mètres peut-être sur cette portion rectiligne de la route, et nous fixe, la jambe bien campée, le rameau attentif, l’espace d’un instant. De l’autre côté sa compagne attend de le suivre sur l’autre versant de la forêt. C’était un avertissement du cerf.

Ne manquait plus que le son du cor.

Puis, derrière une trouée, une immense clairière d’où émerge au loin le plein vaisseau. Comme une dentelle de pierre à la verticale, profondément creusée et solitaire.

L’énorme espace comme vidée de tout superflu qui entoure le château semble un mirage d’ordonnancement de sérénité. Depuis le contrebas d’un chemin où stationne un instant le véhicule, j’avance à pied dans l’axe de l’allée infinie, bordée de multiples alignements d’arbres taillés au carré, avec tout à l’horizon, seul et comme échoué sur un plateau au cœur de la forêt qui l’enserre, et sous le gris des nuages, Chambord. Deux cavaliers, posés sur des chevaux très haut de garrot, me dépassent lentement et se placent dans la perspective infinie de l’allée, jusqu’à disparaître au loin, se confondant avec le mirage de pierre. Mais Chambord sans lumière gagne peut-être à n’être admiré que de cet instant fugitif d’une vision d’ensemble de dentelles et de soies blanches. Ce sera, avec Chaumont, la seconde raison de revenir un jour, dans la pleine lumière.

Nous traversons des villages gris et comme pris dans une gangue d’hiver. Jusqu’à Germigny-des Près.

Je ne peux que m’appesantir, plus qu’à d’autres endroits traversés, sur ce simple et minuscule édifice qui à lui seul fait détourner le promeneur. Nous approchons de la fin d’un périple qui nous aura mené depuis Angers, tout à l’Ouest, jusqu’à remonter ici sur ces rives Est de la Loire.

A moins de cinq kilomètres l’une de l’autre, se dressent deux églises qui contribuent au prestige de l’une des plus belles boucles médianes de la Loire: la basilique romane de Saint Benoît-sur-Loire, et l’oratoire carolingien de Germigny-des-Prés. Le rapprochement n’est pas seulement géographique, et la forte parenté symbolique des édifices n’est pas le résultat du hasard. Un lien historique et spirituel les unit. Né l’un et l’autre du choix fait par les hommes de chercher «la plus grande gloire du ciel», à l’école du Père des moines d’Occident, Saint Benoît.

Par le plus grand paradoxe, le saint Benoît fêté (le 11 juillet!) sur ces bords de Loire, est le grand Benoît, celui de Norcia (5° siècle), alors que Benoît d’Aniane, ami et proche du fils de Charlemagne, Louis le Pieux, grand réformateur de la règle bénédictine, était contemporain lui, de la construction de Germigny. Benoît d’Aniane est né dans le village éponyme, non loin de Saint Guilhem-le-Désert, autre haut lieu du Languedoc sacré.

Près du porche s’agitent en tous sens un groupe de petites vieilles tressautant à la moindre vue d’un pèlerin descendu d’un autocar, ou du mouvement immobile d’un ange de pierre à l’entrée de l’édifice. Elles me poursuivent malgré elles jusque dans mon désir de méditer sur le pur et simplissime étagement du chevet de l’église, en poussant des aigus d’admiration et des gestes d’enthousiasme qui me firent les fuir.

Des petites «jeannettes» (je ne sais si on les nomme encore ainsi), en costumes uniformes bleus, foulards rouges noués autour du cou, et bérets vissés, vestige d’un catholicisme désuet et provincial, investissent l’église carolingienne comme des pèlerins pénètrent d’admiration et de turbulence dans le Vatican. Tout le monde se presse au chevet, à la mosaïque byzantine. Aux anges d’or sur éternité bleue.

«La scène principale de la mosaïque montre quatre anges qui indiquent du doigt l’Arche d’Alliance. Entre les deux plus grands anges, une main sort du ciel étoilé et pointe le tombeau vide de la résurrection. Cette scène est totalement atypique. On ne trouve nulle part ailleurs ce thème de l’Arche d’Alliance à l’abside principale d’une église. Ordinairement, à cet emplacement privilégié apparaissent le Christ, Marie ou les évangélistes. La raison s’inscrit dans la volonté du commanditaire de la mosaïque. En effet Théodulphe, évêque d’Orléans, qui était opposé à la représentation d’image à figure humaine, de peur que les fidèles ne les adorent, et ne tombent dans l’idolâtrie, était iconophobe.

Les Livres carolins s’inscrivent directement dans le contexte de la querelle des images dans le monde byzantin: c’est la réponse de Charlemagne au Concile de Nicée II (787) qui venait à nouveau d’autoriser les images dans les églises. L’empereur carolingien et ses théologiens (dont Théodulphe) en considéraient les conclusions hérétiques. Il est vrai que la traduction grecque qui parvint à Charlemagne était fautive puisque «proskynesis» était traduit par «adoration» au lieu de «vénération»

L’architecture intérieure, au plan en forme de croix grecque, où la croisée du transept est aussi longue que large, est d’une complexité et d’une harmonie de proportion presque sans équivalent. Peut- être quelques églises perdues et oubliées de ma mémoire défaillante.

Un véritable transept qui abrite.

Comme Chartres émergeant de son infinie plaine de blé, Saint Benoît apparait sous un ciel livide et incertain, émergeant d’un méandre de la Loire, laissant apparaître les ardoises éparses des premières grappes de maisons très loin avant l’entrée dans le village.

«Saint-Benoît sur Loire n’est pas un paysage pittoresque, et je me souviens que lorsque j’y demeurais, mes premiers visiteurs s’étonnaient que j’ai choisi une plaine aussi dépourvue d’agréments pour y vivre: une plaine à perte de vue, coupée de maisons, de bouquets d’arbres, une plaine à moisson et à légumes. Je répondais qu’il y a autre chose que la ligne dans la beauté, que la couleur dans le paysage, il y a l’esprit. Or l’esprit règne au-dessus de Saint-Benoit. On le sens dès la première maison de la ville, on ne le sent plus au-delà».

                                                                                                            Max Jacob

Max Jacob fut l’un des premiers guides de la basilique entre 1936 et 1944.

Et puis dès qu’on arrive, évidemment, le porche. Un carré parfait et douze piliers. Et tout là-haut les petits personnages de la cité céleste. Les petits personnages qui fascinent et qu’on cherche à rapprocher de nous tant ils paraissent élevés sur leurs piliers. Le porche qui subit le froid, l’aridité des étés et le vent de la plaine. Le porche qui nous a attendu depuis la dernière fois, il y a si longtemps. La pierre est aujourd’hui nettoyée, peut-être un peu trop décapée par la restauration, qu’elle semble nue dans sa profonde couleur de safran.

Et les petites «jeannettes» qui s’égaient soudain tout autour…

… 

Nous étions sur le chemin du manteau de Martin la déchirure même de ces nuages qui s’effilochent

de ce temps laissiant son manteau

La cité Céleste et les chapiteaux du porche: des mains qui s’élèvent, des mains disproportionnées, des anges et des épées qui coupent. La ville dessine un carré avec douze piliers. Nous retrouvons les principaux thèmes de l’Apocalypse. Le premier chapiteau, au centre à gauche en entrant est signé Umbertus me fecit. Est-ce le nom d’un des premiers artistes, du maître d’œuvre? D’une imitation libre de l’antiquité, de type corinthien. Puis viennent les chapiteaux historiés. Sur la face sud, un des plus célèbres qui illustre le thème essentiel de l’imaginaire médiéval: l’ange et le démon, au jour du jugement, qui se disputent une âme, représentée sous forme d’un petit bonhomme au tribunal céleste. Puis celui qui retient le plus longtemps l’attention, celui de la Fuite en Egypte. Une Vierge en majesté portant l’enfant, le cheval, Joseph, le soldat d’Hérode, et la main de Dieu, là-haut, à la droite de la Vierge. A gauche, le dragon rendu à l’impuissance par la lance de Saint Michel.

Dans le chapiteau qui fait face, Saint Martin, jamais bien loin dans les pays de Loire, partageant son manteau.

L’intérieur baigne d’une lumière constante d’où qu’on porte le regard. Le maître d’œuvre a ouvert dans la partie supérieure de l’abside, cinq fenêtres, audace inhabituelle en ce premier âge roman. Le matin, par les grandes verrières de l’abside, par celle du centre surtout, le soleil illumine, travée par travée, le sanctuaire, le dallage, le transept et la nef. C’est l’heure de Laudes, autour des équinoxes particulièrement. Vers le milieu du jour, par les grandes fenêtres du côté méridional, le soleil vient éclairer le mur nord de la nef et l’inonder de lumière jusqu’au soir.

Autour de l’autel, c’est la perplexité. L’immense superficie du dallage. Des morceaux de marbre, taillés en disque, triangles, losanges, réunis en motifs géométriques. La variété des dimensions des morceaux de marbre, le jeu des coloris, joints à une certaine rigueur dans la répartition des formes, donnent une impression de paix et d’harmonie. Le dallage enserre le discret gisant de Philippe I.

Max Jacob s’arrêtait longtemps dit-on, devant la grâce de la Vierge du XV° siècle, la candeur de son albâtre, le geste dont elle étreint l’enfant, la douceur du sourire.

Le plus extraordinaire, reste à mes yeux, les chapiteaux de la nef, encore beaucoup plus élevés que ceux du porche, et qui échappe souvent, pour cette raison, à une complète contemplation. Le style même, me paraît unique et on peut dire, que deux de ces chapiteaux ont une originalité qu’on ne retrouve aucune part ailleurs dans la statuaire romane: Adam et Eve chassés du Paradis, et le sacrifice d’Abraham. Ils paraissent à la fois plus archaïques que ceux du porche, ou ceux rencontrés dans d’autres édifices riches en sculpture, et à la fois d’une pénétration dans l’attitude et l’occupation de l’espace qui en font des chef d’œuvre tout à fait à part. Dans le chapiteau d’Abraham surtout, les cheveux des personnages semblent coiffés d’un bonnet, leur donnant une allure égyptienne, et ce qui renforce cette impression d’étrangeté archaïque, la manière d’accentuer le regard en forant largement au trépan, ou encore plus curieux, en bridant les yeux à la manière des asiatiques.

De la même veine, le Saint Benoît du chapiteau à l’entrée du chœur. Et un autre Saint Benoît dans la colonnade du côté nord, qui offre à la Vierge un livre d’un moine écrivain de Fleury.

Le village et sa longue avenue bordée d’arbres est dans la torpeur de midi et de son ciel uniformément gris. Nous prenons la route vers Orléans.

 Je n’imaginais pas la ville dans tout l’éclat d’une jeunesse sur autant de terrasses de café et de petites places débouchant sur des maisons à colombages. La Cathédrale est prolongée par une longue avenue qui partage cet axe en rues et ruelles d’innombrables restaurations de ces maisons anciennes. Tout cela ressemble à une route Jeanne d’Arc. La statue équestre sur une large place dévolue aujourd’hui au marché des brocantes et des bouquinistes, est un petit chef d’œuvre. La cathédrale, elle-même, voisine de Saint Gatien de Tours, avec laquelle paraît une certaine ressemblance, est surprenante dès qu’on pénètre à l’intérieur. La nef est pavoisée aux couleurs de provinces de France, de baronnies, de duchés, et de tout ce qui fait cette coloration d’histoire traversée par Jeanne d’Arc. La nef est spacieuse et l’autre surprise vient de cet ensemble de moyen relief relatant la semaine de la Passion. Le déambulatoire de l’abside est largement peint aux couleurs royales de bleus et de rouges et de fleurs de lys et de tout ce qu’on peut imaginer de cette ville qui colle à la Pucelle d’Orléans. C’est devant un verre de Savennières qu’on contemple la façade noyée maintenant dans le bleu et gris du ciel.

La Pension de la Madeleine à Saint Benoît est sur la large esplanade bordée de deux rangées d’arbres où se tiennent les marchés en fin de semaine, quelques cafés et de rares commerces. Nous y serons de retour vers vingt heures. C’est souvent vers cette heure que le rideau laiteux de nuages fait place à un ciel qui caresse maintenant les moindres nuances des champs de blé, les parterres de fleurs le long de la Loire, un enchantement de bleus et de verts sur l’or du fleuve. Le soleil a basculé sur l’autre rive. Nous longeons à pieds l’étroit chemin qui borde la Loire dans le plus paisible des silences. C’est le moment de tous les orangés et les jaunes languissant, l’heure de la loutre qui passe au fil de l’eau et glisse sans un bruit. Les toits des maisons deviennent autant de Pissarro rouges sur des prairies vertes piquées de fleurs blanches et jaunes. On entend au loin quelques cris d’enfants qui s’unissent au cours paisible du fleuve baignant d’un rythme lent le temps qui coule.

L’abbaye est maintenant dans le bleu de cobalt de la nuit sereine, et jaune sur sa pierre, comme parsemée d’un coulis d’or.

Samedi 17 Juillet

POSTLUDES

Au réveil on apprend que l’Allemagne et la Belgique ont été ravagées par d’affreuses et violentes inondations, en une seule nuit ou presque. Plus d’une centaine de morts…

En quittant Saint Benoît, c’est la bifurcation vers le sud. C’est la fin des flâneries et des méandres autour de la Loire, pour piquer déjà vers le Berry par la route Jacques Cœur. A mesure, les paysages vont opérer des métamorphoses, rencontrer des végétations plus rugueuses. Les châteaux ont moins d’élégance et trahissent plus visiblement leur origine féodale, voire leur appartenance à la caste des petits propriétaires fonciers, des hobereaux des XVIII et XIX siècles. En fouillant bien dans ce cœur de Berry, on ne serait surpris de rencontrer, au détour de quelque route, le manoir de Georges Sand, quand sans prévenir, le panneau annonce La Chapelle d’Angillon.

En lui-même, le village est un village comme un autre, traversé dans son centre par une seule et longue portion de route, comme ailleurs on aurait traversé ces longues lignes droites bordées d’arbres, sans que rien de remarquable n’attire particulièrement l’attention, sinon que le nom même de La Chapelle d’Angillon venait de résonner comme la madeleine de Proust, de tout un univers ressurgi que les adolescents de mon âge ont vécu en imagination et en romantisme dans «le Grand Meaulnes». Et c’est instinctivement que je cherche du regard le château, ce château qui figurait sur toutes les couvertures des livres de poche, au travers de feuillages, comme pour en accentuer le mystère, le fameux manoir du roman d’Alain-Fournier. Et peut-être que j’aurais croisé sans savoir, au bord de la rivière que nous longeons maintenant, le lieu même des fêtes et des jeux de paradis, de ce temps béni qui traverse le roman.

Quelques citations, comme des nuées qui s’effilochent, comme des ruines de lectures réapparues:

«Il lui sembla que le vent lui portait le son d’une musique perdue…

Lorsqu’elle me tendit la main pour partir, il y avait entre nous, plus clairement qui si nous avions dit beaucoup de paroles, une pensée secrète que la mort seule devait briser et une amitié plus pathétique qu’un grand amour…

Lorsque j’ai découvert ce domaine sans nom, j’étais à une hauteur, à un degré de perfection et de pureté que je n’atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme je te l’écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté de ce temps-là…

Notre aventure est finie. L’hiver de cette année est mort comme une tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée…

Il s’agit d’une noce, sans doute, mais ce sont les enfants qui font la loi ici?…

Mais aujourd’hui que tout est fini, maintenant qu’il ne reste que poussière de tant de mal, de tant de bien, je puis raconter son étrange aventure…

Un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, comment pourrait-il s’accommoder ensuite de la vie de tout le monde?…

Je suis comme cette folle de Sainte Agathe qui, à chaque minute, sortait sur le pas de la porte, et regardait, les mains sur les yeux, du côté de la gare, pour voir si son fils qui était mort ne venait pas…

Comme deux passagers dans un bateau, à la dérive, ils sont dans le grand vent d’hiver, deux amants enfermés dans leur bonheur…

 Le givre fondait et l’herbe mouillée brillait comme humectée de rosée…

Roman d’amour et de mort, qu’on lisait d’une traite. On était entré dans ce Berry de fantasmagorie, d’enfance qui disparaît, de châteaux et de feuillages, de secrets, d’amour et d’amitié comme on scelle un pacte avec les temps passés et celui qui va venir. De ce qui était encore une virginité de pensée avant la Guerre.

Le temps de traverser et de passer la sortie du village, de porter les yeux tout autour sur ce qui pouvait ressembler à une bâtisse d’un temps ancien, d’un toit pointu, et d’un manoir une nouvelle fois perdu, que ces pensées et surtout, le dolent relent de mort et de paradis perdu, s’en allèrent sur ce chemin qui mène à Bourges.

Voilà un lieu où faire résonner le Dies Irae de Berlioz. Celui de Verdi aussi. Mais dans celui-ci les parties trop théâtrales, qui languissent un peu après le «Jour de Colère», ne sauraient aussi bien convenir à l’essence même de cette Cathédrale.

Tout de suite, en bordure de la ville historique, toutes les rues montent jusqu’à cette culmination, où la cathédrale se voit perceptible depuis bien loin avant l’arrivée. Les rues tortueuses, comme dans celles du val de Loire, dressent de magnifiques maisons de types Renaissance, certaines souvent en état de restauration, ce qui laisse supposer qu’on leur accorde toujours une réelle valeur patrimoniale. Et que les guerres les ont épargnées.

Sur une petite place où coule l’eau d’une fontaine sous les arbres, le blanc frais de Montlouis perdure sous le palais les réminiscences de la Loire.

Le parvis de l’immense vaisseau gothique n’est pas assez profond pour pouvoir embrasser la totalité de la façade, tant celle-ci est large; on devine dès avant l’entrée, ou du moins on se souvient, qu’elle possède un double déambulatoire au nord et au sud, et une nef de largeur imposante. Qui correspondent aux cinq portails d’entrée au-dessus desquels s’ouvre un Jugement Dernier.

Bourges possède effectivement la cathédrale gothique la plus large de la France du Nord. Ce que confirme cette impression d’espace, de sérénité et de lumière. La déambulation y est confondante de points de perspective et d’harmonie.

L’une des caractéristiques de l’architecture globale est l’absence de transept, même s’il existe des portails latéraux (nord et sud). Cela reste rare dans l’architecture gothique: les cathédrales de Sens et de Senlis n’en comportaient pas non plus dans leur première version. De plus, la façade comporte cinq portails alors que la plupart des autres cathédrales ne comportent que trois portes. D’un point de vue architectural Bourges a eu une influence sur d’autres cathédrales européennes: Notre-Dame de Paris, Le Mans, Coutances et Tolède.

En poursuivant la visite intérieure de la cathédrale, et en se dirigeant vers le chevet, c’est le début de l’émerveillement. Les vitraux du XIII e siècle sont sans aucune contestation parmi les plus beaux chefs d’œuvres de l’art religieux. Comparable aux plus beaux de Chartres.

Outre l’histoire très documentée de la vie des Saints, la qualité de ces vitraux demeure exceptionnelle dans le travail de restauration des années 80.

Comment lire un vitrail ? Ce n’est jamais une question simple, et nous prendrons pour exemple un vitrail qui se lit sans trop de difficultés, ce qui n’est pas le cas de tous les vitraux, en tout cas pour l’auteur de ces lignes…
Ce vitrail est celui du Mauvais Riche. Tout d’abord, un vitrail se lit de bas en haut et de gauche à droite, c’est la règle et la tradition. Il arrive toutefois que lors des démontages réalisés en catastrophe, avant une guerre, comme à Bourges en 1939, certaines parties aient été remontées avec quelque inversion…

Au bas du vitrail du Mauvais Riche, figurent les ouvriers maçons qui en sont les généreux donateurs, on les voit préparer le mortier et transporter leurs matériaux .
La seconde ligne montre un homme riche, cela se voit à l’ampleur de ses vêtements, et il est en train de se demander où il va bien pouvoir stocker sa prochaine récolte, il songe à abattre ses greniers afin d’en construire de plus grands. Mais Dieu veille et lui rappelle cette parole contenue dans Saint-Luc : " Cette nuit, on va te redemander ton âme". Et l’homme va mourir.

A côté de cet homme qui avait bien réussi dans sa vie, un pauvre apparut près du portail du riche, c’est Lazare, il est malade, on aperçoit les pustules. Il est léché par les chiens. C’est aussi un symbole des vitraux, les animaux savent reconnaître les bons des mauvais.

A la cinquième ligne, le pauvre meurt, il est emporté par des Anges, alors que le riche s’en va lui aussi dans l’autre monde.
La mort est toujours représentée par un petit personnage nu qui quitte la bouche du défunt.

A la sixième ligne, nous entrons dans le royaume des morts. Un diable précipite l’homme riche dans les flammes. Parabole simple, mais qui situe la valeur pédagogique des vitraux d’un temps où les lettrés étaient l’exception et les livres n’existaient pas….

Enfin la morale de cette parabole se situe à la septième et dernière ligne, Abraham rappelle au riche qu’il a reçu beaucoup de biens au cours de son existence, alors que le pauvre n’a reçu que des maux. Maintenant, "le pauvre trouve ici la consolation, et le riche est à la torture", pour reprendre Saint Luc. Parabole simple, mais qui situe la valeur pédagogique des vitraux d’un temps où les lettrés étaient l’exception et les livres n’existaient pas… Tous les vitraux du XIII e siècle se lisent ainsi, il est donc prudent d’amener sa dernière bible pour tout comprendre !


Maintenant, après Clermont, la lumière est plus massive, elle porte en elle quelque chose d’un air plus lourd. Les paysages ont tourné le dos à toute influences fluviales, et la profondeur des paysages se compte en vallonnements et en chemins tout en courbures. Il y a alternance entre les parcours autoroutiers et les petites départementales qui serpentent. Rien ne presse encore pour parvenir à l’étape du jour. Des champs de tournesols s’étalent sur des espaces qui semblent vouloir meubler l’environnement en l’alimentant de larges pans de vert et de mouchetés de jaunes. A la manière que les impressionnistes avaient de jeter négligemment des touches échevelées.

Un panneau indiquant Ebreuil à quelques kilomètres. Un village classé «village de charme» pour l’harmonie et la sérénité de sa somnolence. Et pour ses peintures murales du XI° et XII° siècles à l’église Saint Léger. Parmi les plus belles d’Auvergne. Elles se présentent comme une sorte de triptyque réalisé sur les murs sud, ouest et nord de la tribune au-dessus du narthex. Elles ont été réalisées en deux périodes 1085-1090 et 1115-1120. Notes griffonnées dans le silence des lieux:

Sur le mur sud sont représentés d’une part, des personnages en pied: l’évêque saint Austremoine, le pape saint Clément et un saint dont le nom nous est inconnu, et d’autre part, une scène de décollation, le martyre de saint Pancrace.

Sur le mur ouest est peinte, en quatre étapes, l’histoire du martyre de sainte Valérie. Avec au-dessus de la voûte, une scène d’épée qui se transmet d’un personnage à l’autre, soulignant le magnifique passage et la continuité de l’action.

Sur le mur nord sont illustrés trois scènes faisant intervenir les trois archanges.

Dans la nef, sur le second et troisième pilier sud figurent des peintures murales de style gothique réalisées après 1416. Sur le deuxième pilier figurent saint Blaise, saint Laurent, saint Antoine et saint Léger, et sur le troisième pilier figure saint Georges terrassant le dragon et un crucifiement selon le thème de la Mater dolorosa.

Merveilles d’ellipses! …

Revenus dans la cuvette autour de Clermont, la chaîne des Puy se dessine dans les vapeurs de chaleur sur l’horizon. Je me souviens qu’ici, se trouvent en lisière de Riom, à Mozac, les plus extraordinaires chapiteaux qu’on puisse voir, de très grandes dimensions qui se trouve à hauteur d’homme, suite à un écroulement ancien d’un mur, et posés donc aujourd’hui à même le sol et qu’on peut contempler frontalement.

D’abord, il a été difficile de trouver la commune, tant Riom et Mozac sont fondues l’une dans l’autre. Puis, comme les centres d’intérêt ne sont pas forcément universels, nous entendons à un feu rouge un égaré dans sa voiture décapotable nous hurler: «Savez-vous où est le château des contes de Perrault?!»

C’est jour de mariage. Il semble que toute la bonne société de la commune se soit donné rendez-vous pour enguirlander de leurs costumes, de leurs couleurs et celles des dentelles de la robe de mariée accompagner notre passage dans la modeste église.

Les merveilles sont là, qu’on pourrait les toucher: le chapiteau principal présente sur une face, les saintes femmes le jour de la Résurrection portant des fioles de parfum. S’il est un exemple du génie des sculpteurs à rendre, au forage du trépan, l’expression parfaite des regards humain se hissant jusqu’à une évidente psychologie du regard, c’est ici, dans ces chapiteaux de l’âge roman. Sur la face qui est contigu, un ange assis, comme dans un geste de joueur de harpe, annonce le ciel, d’un même regard d’une douceur infinie. Sur la face opposée aux saintes femmes, le sommeil des gardiens du tombeau, debout, dans une attitude d’abandon sous le poids de leur cuirasse.

Enfin sur le second chapiteau, de même dimension, d’une parfaite expressivité des mouvements, les Atalantes.

La route sillonne maintenant les paysages le plus reculés, sur des voies étroites en légère pente, jusqu’à apercevoir soudain, au sortir d’un virage, tout en creux dans la vallée, le village de Saint Nectaire et sa célèbre église du Mont Cornadore, à pyramide.

Depuis ce matin, l’habitat a bien changé. La pierre est faite ici de moellons austères, brune et taillée grossièrement. Les couleurs et les formes semblent plus décousues et très contrastées. Pays d’hivers arides. Sur la place dégagée au pied de l’église, il y a ce fameux vin qu’on ne trouve qu’en Auvergne, ou à Paris, paraît-il, à la Maison de l’Auvergne, ce vin de Chanturgues dont le nom, à lui seul, évoque quelque druide ou quelque vieille force gauloise. Vin millénaire dit-on. Evidemment, c’est plus en archéologue de terroir que ce vin doit se comprendre. Après la finesse des multiples crus de la Loire, ce Chanturgues a des allures de bûcheron. Mais dégusté ainsi au pied du mont Cornadore, en fin d’après-midi, sous un soleil serein, il paraît drapé des ailes du velours.

Le chemin est étroit, les escaliers sont raides et peu entretenus. La réceptionniste de l’hôtel nous a conseillé, pour rejoindre la place du village, au pied de l’église, qu’il serait préférable de l’emprunter. L’hôtel étant en contrebas du village, à deux lacets de route. Pour éviter un énorme massif d’ortie je me vois tout déséquilibré par l’étroitesse de la marche, et bascule sur une de ces vieilles pierres. Le sang jaillit, et je ne sais si c’est la douleur de la chute ou la brûlure des orties qui est la plus vive. 

En un éclair, je revois mes jambes et mes genoux surpris par ces orties blotties dans l’ombre qui longeait la maisonnette de mon enfance.

Les chapiteaux dressés aux piliers du chœur de Saint Nectaire, dont l’intérieur me paraît plus petit que lors de ma dernière visite, sont polychromés et parmi les plus éblouissants de la région. Tout y est, du portement de croix, de l’ensevelissement au tombeau, aux gardes endormis la nuit du sépulcre. Dans de parfaites harmonies dont on sent pourtant la rugosité de la matière sous les doigts du tailleur de pierre.

Plus loin en majesté, la Vierge à l’enfant du Mont Cornadore est un des trésors des plus humbles et des plus monumentaux dans sa simplicité, tout en bleu marial et de rouge bordé d’or sur sa sculpture de bois. Et sous sa carapace de verre, le buste reliquaire de Saint Baudime, comme la Sainte Foix de Conques, est recouvert entièrement d’une pellicule d’or fin, de grands yeux en extase, les index pointés, les doigts démesurément longs. Huitième merveille du monde non monumentale dit-on…

Dans la grande salle aux boiseries et à l’immense cheminée, ce soir c’est la truffade au jambon des montagnes.

Dimanche 18 Juillet

C’est le jour de grand marché. Tout y est, et plus encore. Sur tout le pourtour de l’église, les charcuteries noires comme de la terre grasse et moelleuse, les tommes géantes du Saint Nectaire, les olives rares et vertes de la région, grosses et fermes comme de petites balles oblongues, des pains de montagnes dont on sent encore le brûlé de la croûte. Nous rapportons de ces saucissons dont la région a le secret. Des classiques, et même une variété d’un mélange de porc et de bœuf très surprenant. Le charcutier nous parle de son ancien séjour en Colombie. Les marchés incitent à parler. Et bien sûr, nous ne manquons pas de rapporter deux tommes entières de Saint Nectaire que nous partagerons avec les enfants.

Avec le Montlouis acquis de haute singularité…

Nous parvenons en fin de matinée à Issoire, autre sœur auvergnate, Saint Austremoine, qui dégage ses magnifiques proportions en pyramide à étages.

Elle fait partie des cinq églises romanes d’Auvergne dites «majeures», avec la basilique Notre-Dame-du Port à Clermont, Orcival et sa vierge noire, Saint Nectaire que nous quittons, et la petite église de Saint Saturnin.

L’intérieur, dès l’entrée, surprend par la vivacité d’une harmonie confondante de couleurs, et de sa dominante rouge. Fruit d’une restauration au XIX° siècle d’Anatole Dauvergne, elle retrouve en quelque sorte l’éclat d’origine qu’avait les basiliques. Comme à Saint Nectaire, l’arc de cercle des piliers du chœur sont surmontés de chapiteaux commentant les scènes principales de la semaine de la Passion.

La ville est déserte jusque tard en ce dimanche. Issoire s’est embellie mais il est difficile de trouver des commerces ouverts. Nous prenons un des derniers vins blancs sur une placette charmante avant l’ultime étape à Brioude.

Les champs de tournesols foisonnent sur des espaces à perte de vue. Les fleurs semblent porter leur regard vers nous autant que vers le soleil. Serait-ce que nous deviendrions rayonnants?

Brioude est maintenant une ville protégée, une ville qui a retrouvé un environnement digne de sa principale curiosité, sa cathédrale Saint Julien. C’est sous un ciel éblouissant de treize heures que les rues, les maisons anciennes, la fontaine et les petites places successives apparaissent dans le silence à peine troublé de ses terrasses, dans l’harmonie du centre-ville.

Ce qui frappe, plus encore qu’à Issoire ou n’importe où ailleurs, c’est la lumière. Irréelle et tout à la fois la plus exquise, de tonalités hybrides, assez indéfinissables, mais d’une mysticité qui lui confère une sorte de rayonnement qu’on s’attendrait plutôt à voir dans une gothique de grande volée. Des jaunes entremêlés de pourpre clair et de vert pâle qui accrochent la pierre, avec des rayons qu’on peut presque matérialiser venant des fenêtres latérales, caressant les piliers faisant jaillir la lumière intérieure de la pierre.

La Basilique avait perdu ses vitraux anciens à la révolution.
C’est en 2008 qu’a été achevée la mise en place des trente-sept vitraux des baies de la nef qui ne possédaient que de simples vitrages.

Ces vitraux semblent avoir été créés dans la plus belle osmose avec l’édifice, alors qu’il s’agit de créations récentes d’un moine coréen frappé par la foudre intérieure de la basilique.


Et puis, ce qui jaillit comme un arc en ciel, là-haut, à la chapelle St Michel dans la partie gauche de l’édifice. Une symphonie tout en courbe, en une myriade de couleurs que viennent frapper les rayons à l’heure de notre passage…

 C’était la chapelle funéraire des chanoines-comtes de Brioude. Elle est placée sous la protection de saint Michel. Ange le plus important de la milice céleste, il conduit les âmes des morts au Paradis. Peint à la fin du 12e siècle, le décor occupe tout l’espace architectural.

Le Jugement dernier selon la vision du prophète Isaïe, le Christ en Majesté apparaît dans une mandorle aux ondulations nuageuses. Le Christ avec son nimbe crucifère est assis. Il bénit de la main droite et pose l’autre main sur le livre de l’Apocalypse. Il est entouré du Tétramorphe, représentation symbolique des quatre évangélistes. Nous retrouvons l’Aigle de saint Jean, le taureau de saint Luc, le lion de saint Marc et l’ange de saint Matthieu. Autour d’eux, une centaine d’anges se déploie sur la voûte comme une vague.

Ma «névrose paroissiale, ma névrose abbatiale» arrive à son terme.  Et je sais que Cécilia en partage de plus en plus les divines sinuosités…

C’est face aux vitraux, perçus à présent de l’extérieur, sur une petite place délicieusement ensoleillée que nous goûtons le dernier vin blanc sous un parasol, songeant qu’il reste encore à percer bien plus encore vers le sud.

 La Loire disparaît maintenant dans les ciels laiteux et changeant de mes paupières qui se ferment.

C’est juste un peu avant Saint Raphaël qu’apparaissent les premiers palmiers du bord de mer.




RABAT

16-23 Mars 2022


En pensant à Bernard qui attend ce récit avec impatience et qui vécut quelques temps à Casablanca …

                                                 … «comme une trouée d’Arenberg»

«ON NE REMET JAMAIS SES PAS DANS SES PROPRES TRACES» (comme aurait pu dire Héraclite)

                                       ***

«Dans un voyage comme celui-là, ce qui compte ce sont ceux qui m’ont précédé» ( comme je le dis-moi-même)

                                       ***

Cette autocitation est la première réflexion que j’ai eue dès mon arrivée dans la ville. Avec cette pointe d’amertume que revêt le risque que peuvent avoir le premier pas, les premiers regards et les premières constatations au lieu d’un séjour qu’on a beaucoup considéré comme un pèlerinage aux sources.

A Bernard(24 Mars) :

Nous sommes enfin arrivés vers 23 h hier. Fatigués, mais pleins de lumière dans les yeux.

J’ai pris un bon coup de soleil sur tout le crâne. Le soleil renvoie des embruns salés. Avec le petit vent frais c’était presque un temps de Grèce. En mieux. Mars a été le bon choix.

Reste à écrire le récit.

A Bernard:

Pour le récit il faudra patienter. J’ai du mal à introduire un séjour si particulier. Bizarrement je ne devrais pas, j’ai pris plus de notes qu’à l’habitude, le soir après des journées bien remplies.

Cela me fait d’ailleurs drôle d’être déjà revenu d’un voyage qui était si attendu. Encore un sort que me jette le temps qui ne m’a pas attendu pour déboucher bientôt sur Avril.

Le retour a été ressenti dans le feutré du taxi de nuit qui contrastait terriblement avec le chaos sonore et coloré, le débridé des heures et des jours qui avaient précédés.

Mais tout s’est déroulé à peu près comme je l’espérais. Je n’ai rien manqué d’essentiel. Pour ce qui concerne les lieux que je dirais de pèlerinage, je n’en ai manqué aucun puisqu’ils existent toujours. Y compris l’école où j’ai fait ma maternelle… Bien sûr, il ne faut pas rêver (quoique), cinquante-sept années ont laissé des traces. Des immeubles remplacent de petites maisons basses, des bâtiments modernes des architectures anciennes. Souvent les transformationsont été désastreuses eut égard à la qualité mauvaise des matériaux. Et puis on ne singe pas le contemporain sans s’en donner les moyens. Mais dans l’ensemble Rabat se veut dynamique, ouverte à l’avenir, et le roi en est le premier promoteur.

Je me suis rendu compte à quel point ce qui a le mieux résisté au temps sont les architectures protectorales, celles du temps de Lyautey. Chefs-d’œuvre… Et elles sont pour partie condensées dans le centre occidental, le long de l’avenue Mohamed V (que tu commences à connaître à force de m’en entendre parler).

Ce qui m’a le plus désolé ce sont les espaces vierges qui ont été comblé par de méchants immeubles en lieux et places de champs ou de terrains libres de toute occupation.

Je n’ai pas failli à l’orientation. J’aurais pu me rendre n’importe où les yeux fermés. Les cinémas surtout tiennent toujours, jusqu’aux noms qui n’ont pas changés. Et comme tu as pu le voir, le café de la "Renaissance" de mon grand-père est toujours debout (avec le cinéma du même nom qui lui est accolé). Bien sûr ma connaissance des lieux s’arrête là où la ville commence à s’élargir jusqu’au vertige. Plus d’un millions d’habitants dit-on entre Rabat et Salé. Mais rien que Salé me semble infiniment plus étendue et peuplée que Nice.

Les filles de Rabat portent des jeans déchirés aux genoux par les tigres, comme celles d’ici, et les plus évoluées ne portent pas le voile.

J’en garde un peu pour le récit que nous attendons tous.

Ce pèlerinage aux sources, je l’avais pressenti, mais sans urgence, depuis quelques années. On m’a souvent demandé pourquoi ne pas être revenu, ne serait-ce que pour un court séjour, et mieux encore, de temps à autre, dans le pays de mes parents et celui qui nous a vu naître. Peut-être que le temps est allé très vite, et même un peu trop. Les horizons défilent dans le désir des humains à la mesure de l’espace qu’ils aiment à découvrir. D’abord ce fut mon pays, celui de mes ancêtres, les régions de proximité, les départements de la Haute Provence qui devinrent par la séduction de leurs paysages et l’enracinement inconsciemment recherché, les premiers modèles de mes évasions géographiques. D’autant que Cécilia découvrait dans ces années quatre-vingt, un monde nouveau. Puis, ce fut le reste de la France, comme pour justifier sa splendeur, ses richesses patrimoniales et enfin ce fut l’attrait des pays étrangers, des pays voisins, l’attrait pour les cultures influentes, l’Autriche où nous avons su tissé des attaches privilégiées, la Californie et la fascination des Rocheuses, Prague, Rome, l’Italie et l’Espagne de toujours, pour ne pas remonter à ce fameux séjour initiatique aux Indes, il y a si longtemps.

Je regrette par-dessus tout de ne pas avoir trouvé, le temps d’une parenthèse, un moment propice pour venir à Rabat, ne serait-ce qu’une fois, avec maman lorsqu’il était encore temps. Mon père disparu trop vite, n’y aura jamais remis les pieds.

Ce n’est qu’avec l’âge qui avance, mais dire quand, je ne saurais le dire exactement, que cette petite musique des vagues anciennes, des couleurs et des lieux de la petite enfance remontent nettement en écho. Une sorte de vague à l’âme dans l’élastique du temps, qui fait entendre en retour les sortilèges des premières sources de notre existence.

..

Comme les saumons…

Puis tout est allé très vite depuis la crise sanitaire, et le désir conscient de fouler du pied la ville de Rabat a pris la tournure d’un projet réel.

Depuis mon retour ce vingt-trois Mars, il est plusieurs degrés d’approche et de compréhension d’un périple comme celui que je viens de vivre: la couche que j’appellerai antérieure, celle qui a imprimé tout ce qui s’est gravé dans mon vécu d’alors, la seconde épaisseur qui se trouve être la confrontation entre ce qui fut et ce qui est le réel d’aujourd’hui, et enfin ce que je nommerai l’archéologie de la mémoire, ce temps qui a agi sur les objets, les choses, les maisons, et qui est la résultante active et mouvante du phénomène de dégradation, voire de disparition des choses. Du moins le visage écaillé à proportion du temps qui a passé, qu’il sera impossible de revenir à l’émergence initiale.

Et puis le paradoxe: un voyage comme celui-ci n’est pas une addition d’images exotiques, un entrelacement de décors, de saveurs et de couleurs inédites. Ce qui en fait une traversée unique, est qu’il est peuplé d’un supplément d’absences. On dira qu’il est peuplé de l’âme des absents.

Tous les lieux qui vont défiler dans ce récit ont en leur temps été habités par tous les membres aujourd’hui disparus de ma famille. Des deux côtés de ma famille. C’est ce qui en fait un séjour dédoublé d’une réalité que je redécouvre à laquelle répond en écho ceux qui en ont été l’âme du décor.

A chaque endroit que j’aurais visité j’ai comme senti que quelqu’un avait oublié quelque part une veste, un sentiment plaqué à l’angle d’une rue, ou un serment oublié ou pas su prêté à un vieux fantôme lui aussi disparu.

Parce que cinquante-sept années, c’est énorme à l’échelle d’une vie humaine.

PS. Le caveau de famille des Deydier se trouve au cimetière de Rabat : à ma connaissance, Eugene et Josephine et Germain Sol Dourdin, le mari de Lili.

Je me demande ou se trouve la mère de Germain ?
Il doit y avoir celui des Batty.
Mon frère Francis le fleurissait chaque année .
Si tu y vas, n’oublies pas de prendre une photo ( dates très lisibles ). Germain serait sans doute heureux de recevoir une photo.

Mireille Deydier

Mercredi 16 Mars

Paris nous reçoit pour deux heures de transit. Parce qu’en Mars, et en cette période encore mal définie de crise sanitaire, il y a encore peu de demandes de vols directs vers le Maroc, d’autant que la Covid aurait frappé sévèrement le pays. La traversée des Alpes a été bien turbulente comme toujours.

C’est donc depuis Paris que la liaison est assurée par vol Air France. Roissy est flambant comme un sou neuf. C’est un univers lui-même transitoire, une immense zone autonome.

J’imagine, à mesure que le vol avance, que nous passons au-dessus de Madrid, de Tolède, que l’Andalousie est en vue, puis Tanger peut-être. L’écart entre l’Espagne et le Maroc est si mince…

Puis c’est la lente descente et la plongée vers la terre ocre, aride. Ce n’est pas sans un frisson que «d’un seul coup d’aile ivre», j’aperçois au travers du hublot les bouquets d’arbres nains desséchés, le rouge du paysage et plus loin, les vagues de l’Atlantique, paisibles et se mouvant comme au ralenti. L’avion se pose sur cet aéroport minuscule où je venais avec mon père assister à des meetings aériens et vu les démonstrations des premières Caravelles.

Puis c’est déjà le ballet des guides et des porteurs de valises qui quémandent en guise du moindre service, une poignée de dirhams. Celui qui prend d’autorité ma valise se dit directeur de l’aéroport. Le chauffeur de taxi, jovial, lorsqu’il apprend que je ne suis pas venu ici depuis tant d’années, ne semble pas surpris et croit d’ailleurs me reconnaître.

La circulation est d’une intensité que je n’aurais pas imaginée, anarchique et cahotante. Au premier abord je ne reconnais plus les longues avenues, devenues démesurément larges, traversées à coup de klaxon. Le ciel est uniformément gris mais laisse filtrer une lumière blanche et aiguisée. De loin, je reconnais comme un phare à l’horizon, la Tour Hassan. L’arrivée dans le cœur de Rabat se fait le long des remparts du Palais Royal et coupe transversalement l’Avenue Mohamed V sans que je ne m’en sois aperçu. Le Musée d’Art Contemporain, avec son énorme Botero sur le parvis donnant sur l’avenue, m’auront assurément troublé. Tout au bout de l’Avenue Moulay Hassan, la triple porte d’enceinte semble n’avoir reçu pour toute restauration qu’un plâtrage rosâtre lui donnant un véritable air de faux. Nous sommes logés tout en haut de l’Avenue Moulay Youssef, à l’hôtel NJ, un confortable quatre étoiles. Tout à l’autre bout, dans la descente, nous tombons directement sur la gare. Depuis la fenêtre de la chambre, la vue s’ouvre largement sur la Porte des Ambassadeurs du Palais royal et sur la gauche apparaît le minaret qui fait face à l’avenue Mohamed V.

A Bernard(30) :

Les Pouilles c’est très bien, c’est le Sud. Rien à voir avec la Toscane ou le Piémont. On y vit autrement. Je voyage de plus en plus au Sud. Je m’y sens toujours un peu chez moi.

Qui gagnera la guerre ? Du moins qui sortira vainqueur des futures négociations.

Ma fille est tellement stressée qu’elle pense émigrer en Colombie (elle a déjà la double nationalité). Je trouve ça ridicule.

Pourquoi pas imaginer comme tu le fais, que l’on en arrive à faire de la terre une croûte brûlante.

Mais les Pouilles c’est déjà assez sec

J’ai commencé bien délicatement, très doucement mon récit. Je me trouve devant la page blanche chaque matin. Les récits de voyage sont ce qui me donne le plus de mal. Pas que je n’ai rien à dire ou que je sèche en imagination ou en détails sur le vécu, mais parce que cet exercice est paralysant. Je voudrais à chaque récit qu’il soit une photo réaliste de mes excursions. Et ce voyage-ci est si particulier! J’ai peur de ne pas être fidèle au ressenti vécu. Voilà pourquoi je n’enverrais le carnet que quand tout sera bouclé. Mais tu auras la poésie de Mars très bientôt.

Ma première curiosité est, comme avec empressement et avec au fond de la poitrine une sourde angoisse, pour la rue Taillandier. L’hôtel a l’avantage d’être au cœur stratégique de ce centre de la ville où tout ce petit royaume qui fut le mien tient en un périmètre condensé. J’apprends qu’elle s’appelle rue Kerbala. Taillandier, je n’avais jamais su qui il était. Je ne suis pas plus avancé avec Kerbala. J’y ai vécu de 1957 à 64.

Voilà, nous tournons depuis la rue qui monte de l’hôtel jusqu’à cet angle que je franchissais chaque jour il y a soixante ans. Les proportions de la rue, la taille, tout est entrevue en une seconde, j’y retrouve la distance, la longueur même qui n’est ni plus grande ni plus petite. On dit toujours que les enfants s’illusionnent sur les proportions et sur les tailles réelles, mais là, la rue m’était restée fidèle. Une série de maisons à deux étages, reliées les unes aux autres, jumelles identiques, dans la sobriété art déco, conçues par Jean Balois et Marius Boyer, les architectes qui ont collaboré et œuvré durant la décennie 20/30 à Casablanca et à Rabat. On y voit encore dans la porte d’entrée au numéro 6, l’entrecroisement en arabesque des deux lettres B à la partie supérieure des ferronneries. Le fer est rouillé, une désinvolte peinture noire masque à peine l’indifférence dans laquelle on tient la nécessité de continuer de faire vivre aujourd’hui les édifices et les harmonies urbaines. Ce qui faisait la blancheur éclatante de ce boyau de rue modeste au soleil levant est aujourd’hui sali et écaillé à de nombreux endroits, comme tout ce qui relève d’un temps qui a passé, balafré d’éclats, de fissures et pour tout dire, laissé mourir sans soin. Le trottoir sur lequel les bicyclettes de Bernard Chalençon, mon voisin du rez-de-chaussée, et la mienne, semblaient glisser sur un velours lissé, est devenu une croûte qui aurait été soufflé par une secousse tellurique. Pas un mètre carré qui n’ait subi un désordre et un éventrement, au risque même de chuter sans prendre garde devant soi. Des touffes d’herbes séchées s’invitent même dans ces crevasses. Une tristesse m’envahit à l’idée d’avoir dérangé une séquence du passé, en constatant avec stupeur ce que constate le voyageur que je suis devenu, comme un endormissement, une fatigue opérée par le temps.

Je me précipite à l’étage du numéro six. Dans les parties communes de l’escalier, les mosaïques de pavement des trois couleurs, noire, rouge brique et blanche en motifs abstraits ont conservé leur belle harmonie sans avoir trop souffert. Depuis le haut de l’escalier de l’entresol je revois l’image de l’enfant qui descend tous les matins, jetant un regard vers la porte d’entrée sur la gauche où vivaient les petits amis Chalençon. Plus haut, la grande croisée de fenêtres vitrées que nous avions détruite avec nos flèches aux bouts en caoutchouc en jouant aux indiens, est remplacée par une plaque de plastique presque opaque empêchant aujourd’hui la lumière de pénétrer franchement. Du moins on n’aura plus à remplacer périodiquement les vitres.

Et puis doucement à l’étage, la porte d’entrée de notre ancien appartement. C’est comme la limite extrême à ne pas franchir. La simple porte qui fut la nôtre a été remplacé par une pré grille de fer, laissant ensuite apparaitre une porte doctement ouvragée à l’orientale.

Depuis l’autre côté de la rue, je peux voir le balcon qui donne sur la fenêtre de la chambre de mes parents. A droite, derrière d’épais rideaux, l’autre fenêtre visible qui donnait sur le salon.

Rien n’était plus prémonitoire que la scie du film du même nom qui circulait dans ce début des années soixante: «Pour moi la vie va commencer en revenant dans ce pays, là où mes amis, mes parents, avaient gardé mon cœur d’enfant» …

Dans le même élan, c’est le débouché à quelque cinquante mètres de là, sur l’artère principale, l’avenue Mohamed V, et l’immeuble du plus beau style protectoral. C’est ici que mes grands-parents vivaient lorsque je suis né. Pour en avoir une vue d’ensemble, il faut traverser l’avenue et s’asseoir sur la rive où était auparavant une sorte de jardin échevelé et vierge où l’herbe poussait librement. On y pénétrait par un simple portail de bois. C’était le refuge sur les branches des plus gros arbres pour répéter les scènes les plus spectaculaires des péplums et des westerns que nous venions de voir. Depuis cet espace aujourd’hui complètement aménagé de bancs et de pelouses rases, l’immeuble apparaît comme un vaisseau dans toute sa majesté, solitaire et chargé de tant de présences et d’évènements considérables, de Noël et de veillées de jour de l’an, d’anniversaires et de midis autour de la table du dimanche. Je ne peux m’empêcher de caresser des yeux les balcons du second étage, le merveilleux encadrement en saillie formant un rectangle tout en ocre depuis le second étage jusqu’au dernier, faisant relief et une lecture à la verticale sur la blancheur de la façade, donnant un caractère inimitable de sobriété à cette architecture 1900 qui habille pratiquement toute l’avenue.

Les arbres ont tellement poussé qu’ils grimperaient aisément jusqu’au second niveau si on ne les avait taillés en hauteur mais également en largeur. C’est depuis un balcon de cet étage que je vis en hiver 1961 le cortège funèbre du roi, flanqué de sa garde rapprochée, qui a donné son nom à cette avenue.

L’immeuble a bien aujourd’hui quelques rides et quelques écailles de négligence mais demeure une des plus nobles réalisations de Rabat.

La porte d’entrée était close.

Et comme partout, les trottoirs décatis, éventrés. Le parc aujourd’hui aménagé et par trop dégagé, dépourvu de ses mystères anciens, a vu ses arbres grandir et grossir. Des hommes en djellaba dorment à même l’herbe rase, des cartons d’emballage sont perchés entre deux branches, dans l’attente de servir de paillasses la nuit venue.  L’église protestante longeant le parc n’a pas pris une ride

«Plus tard, quand je serai grand, je viendrai travailler ici avec toi…». C’est la phrase que j’avais répétée à Angela bien des fois durant mon enfance, dans ce qui était ma vraie cour de récréation. Elle était devenue propriétaire de la librairie Horizons l’année de ma naissance.

Depuis l’immeuble de l’Avenue Mohamed V, juste après l’Eglise protestante, il y a ce bout de rue (Rue Normand?) que je ne reconnais que parce l’orientation m’indique qu’elle débouche indubitablement, à peine quatre cent mètres plus loin, sur la petite place. Les immeubles bas y sont remplacés par de méchantes constructions à quatre ou cinq niveaux, les trottoirs y sont étroits et la chaussée élargie. La blancheur des murs a disparu. Mais le petit goulet débouche bien sur la placette dont j’aperçois très vite les toiles rouges baissées sur la devanture d’Horizons. Un vrai cirque! La circulation se fait dans tous les sens, compacte, dans une anarchie de couleurs de taxis bleus et de pétarade de motos, mais tout au bout, face à la pharmacie qui continue de faire clignoter son enseigne au néon vert, la librairie tient toujours un angle de la place. Comme un miracle. Et c’est le même marbre qui encadre la façade et les trois vitrines, les mêmes caractères du nom de la librairie en bois joints par des rivets et cloutés d’origine, puis la rouille qui a posé ses rides sur les stores métalliques. En fermant les yeux on peut encore imaginer les grosses motos de la garde royale tout de rouge vêtue venant le vendredi depuis le Palais, prendre l’ensemble de la presse dans d’énormes sacoches, pour les différents cabinets de l’entourage du roi. Angela était fière d’avoir eu la confiance des ministères.

Elle avait parfois ses entrées au Palais, et la confiance d’un certain Rachidi dont je crois sans en être sûr qu’il était une sorte de secrétaire d’Etat auprès du roi lui-même. Lorsqu’elle avait fait savoir qu’elle quittait le Maroc, nous avions, Angela, ma grand-mère et moi, eu droit à une invitation dans l’enceinte même du Palais. Le sieur Rachidi avait fêté l’évènement avec force émotion et pas mal de verres de whisky au point que j’ai le souvenir d’un dignitaire en chaussettes dont les filles, avec humiliation durent exfiltrer le père en le soutenant par les aisselles.

A l’intérieur d’Horizons, les mêmes vitrines, les mêmes présentoirs, le même escalier en colimaçon étroit montant vers l’étage et les différentes réserves de papeterie. Jusqu’aux boiseries encadrant la caisse et ses stries verticales reconnaissables entre milles, la même matité à l’usure visible aujourd’hui, et jusqu’à l’emplacement du calendrier derrière la caissière. Les marocains d’aujourd’hui, lorsque cela leur est permis, ne touchent rien de ce dont ils ont hérité, et cette librairie en est un témoignage frappant. Ils laissent simplement le temps faire son œuvre.

Puis-je faire quelques photos? C’est ma marraine qui a inauguré cette librairie en 1952. Je venais de naître, j’ai grandi ici… Je sais que c’est Lahcen, un de ses employés, qui a repris l’affaire lorsqu’elle a vendu.

Oui, c’est Lahcen me répond le nouveau propriétaire, les yeux ronds, écarquillés.

Je n’ai pas osé demandé si le numéro de téléphone était toujours le 277 07 37.

Puis au-delà, c’est la place Pietri. Il y avait auparavant un grand marché aux fleurs et des étals innombrables de fruits et légumes. Ces commerces étaient plantés dans une forêt de ficus géants (ou de cette sorte de famille d’arbres). On y voit maintenant avec désolation une esplanade sans ombre creusée au-dessous du niveau du sol, abritant quelques bistros, bétonnée de gris et surmontée d’une affreuse architecture d’un jaunâtre criard, faisant sans doute allusion au champignon métallique géant inauguré à Séville lors de l’Exposition Universelle. Le génie en moins. Et vieillie depuis même sa conception.

Traversant la longue avenue Moulay Hassan par laquelle nous étions arrivés en taxi, nous sommes face à un immense immeuble administratif aux fenêtres opaques. Mon orientation seule me dit qu’à la droite de cet immense vaisseau se trouvait un terrain vague, théâtre d’un de nos affrontements entre bandes rivales de garnements de huit ou neuf ans de l’école Pierre de Ronsard.

L’oncle Jopassant là par hasard :«tu te rends compte, te battre contre des voyous qui font une tête de plus que toi…». Mais le cœur y était.

C’est précisément vers l’école que s’étendent maintenant des rangées d’immeubles qui furent neufs entre l’époque du terrain vague et le vieillissement dans lequel je les découvre avec tristesse.

C’est à ces détails qu’on mesure que cet écart immense dans le temps aurait dû, dans la logique de ce même temps, faire passer du terrain vague à un ensemble moderne et neuf d’immeubles, là où ce temps a paradoxalement, pour le témoin que je suis devenu, déjà rendu désuète et délabrée cette parenthèse «de la modernité» qui s’était installée alors. Comme pour en mieux souligner une couche archéologique temporelle elle-même finissante.

Le chemin me paraît moins long (la verticalité nouvelle du chemin donnant l’illusion d’un espace plus court à parcourir) pour parvenir à l’angle de la première transversale qui se nommait auparavant la Rue de Sète. C’est à la fois la rue de l’école Pierre de Ronsard et la rue où vécurent mes oncles et tantes, Jo et Henriette, et mes cousins et cousines, Georges et Anne-Marie. Je passais ainsi tous les jours sous des fenêtres fleuries, et mangées de bougainvilliers sur la blancheur éclatante des façades. La rue se nomme aujourd’hui Rue Bejaad. Les fleurs ont disparu, la blancheur s’est écaillée et les bougainvilliers ne laissent plus apparaître que quelques rares lianes qui ont du mal à se hisser vers le ciel. Face à l’immeuble de ma famille, d’autres immeubles en contrepoint, gris et salis, d’autres en réfections ou en transformation dans le bruit des tronçonneuses, là où poussaient ces riants végétaux dont Rabat était inondée.

J’entends encore ma tante Henriette en fin d’après-midi des jours où je leur rendais visite, dire d’une voix qui s’étranglait dans l’aigu, «Georges, le piano, Anne-Marie, la musique!…» Etait-ce parce que c’était pour moi l’heure qu’on vienne me chercher?

Georges me disait aussi: «Ici tout le monde est d’accord dans l’immeuble. C’est Adamo qu’on préfère. ‘Tombe la neige’…»

L’école est à l’autre bout de la rue. C’est toujours Pierre de Ronsard. Une plaque blanche en atteste l’existence. Mission culturelle française. Le portail largement ajouré et donnant sur la cour est remplacé comme pour l’emprisonner, par une porte de métal qui ne laisse rien paraître de l’intérieur.

C’est à une autre entrée latérale que la porte s’ouvre sur un guichet derrière lequel est un Préposé aux entrées et sorties de l’établissement. J’explique en quelques mots l’essentiel de ma démarche. Pénétrer quelques instants, le temps de photographier la cour de récréation et l’ensemble de l’édifice. Celui-ci contrairement au reste de la rue de Sète a conservé son caractère, ses lignes sobres et fonctionnelles. Et toujours aux portemanteaux, les petits tabliers, les anoraks accrochés avec négligence comme dans le reste du monde.

«Vous savez, j’étais là quand l’école a été créé en 1960. J’ai été parmi les élèves qui ont inauguré l’école. Ça sentait encore le bois neuf des bancs de classe et la peinture fraîche aux murs.»

Là aussi les yeux s’arrondissent et s’écarquillent. Emu et grave, le gardien devant un tel retour imaginable dans le passé nous laisse pénétrer «pour quelques minutes seulement». Mes paroles furent le sésame imparable pour revoir une fois encore de l’intérieur la cour et ses peintures murales sans cesse renouvelées, ses dessins d’enfants et ses arbres incroyablement grandis que je n’en reconnus plus le mur nu devant lequel tous les ans se faisaient les photos annuelles de classes. Chaque année les arbres prenaient de l’ampleur jusqu’à faire disparaître tout arrière-plan.

Et puis, revenant sur nos pas, la voie royale. La traversée depuis le carrefour du minaret, jusqu’à longer entièrement en direction de la mer, l’Avenue Mohamed V, l’artère principale du centre européen historique.

Défilent de part et d’autre la double rangée d’arcades que surplombent les architectures des années 20, reconnaissables entre mille dans la sobriété des tons ocres des motifs en bas-relief et aux fenêtres aux balcons sans ornement.

Rythmant le parcours, au centre de l’avenue, la double rangée de palmiers défiant aujourd’hui en hauteur les étages des immeubles jusqu’au cinquième. Le Palais de Justice (mais n’est-ce pas le Parlement) a gagné en élégance, repeint en tonalités sombres lui donnant la profondeur qui sied à sa fonction. L’hôtel Balima qui était à lui seul un symbole de l’opulente élégance de la ville, à mi-chemin des extrémités de l’avenue et en retrait de la chaussée, a perdu semble-t-il de son lustre, assailli de toutes parts de panneaux de chantier et d’échafaudages préludant à des années de restauration. Au flanc de l’hôtel, le garage Citroën, où l’oncle Jo était chef d’atelier, est devenu le parking du Balima.

Plus nous descendons vers la partie qui rejoindra la médina, plus la foule se fait dense. Des hommes exclusivement, aux terrasses des cafés sous les arcades, sans mouvements, et comme frappés de cette curiosité discrète qui ne scrute que par le regard lourd, semblent posés là depuis toujours. Cafés au lait et verre d’eau sur tables rondes. Des librairies ambulantes, aux livres posés à même le sol, soigneusement rangés, laissent à penser que les vendeurs passent plus de temps à les déballer le matin et à remballer le tout en fin de journée.

Des commerces comme Derby existent encore. On y trouve de tout, c’est-à-dire à peu près n’importe quoi dont personne n’a besoin. Le cinéma Le Colisée où passait souvent des films qu’on appelle maintenant d’art et d’essai est toujours là, sur la rive droite de l’avenue, dans le même décor dépouillé, et puis c’est le dernier feu rouge avant la large place où siège d’un côté la grande Poste, probablement le premier bâtiment public installé en même temps que la Banque du Maroc qu’on voit déjà sur des photos des année 1910. Deux magnifiques édifices que Rabat a conservés, témoignages et symboles de cette ville qui s’est malgré tout pérennisée dans l’imaginaire comme fixateur d’un temps qui refuse de mourir.

C’est devant cette banque du Maroc que, ma main dans la main de ma mère, j’entendis, à ce même feu rouge : «Non, je ne serai pas toujours là, ton papa non plus, non, nous partirons un jour pour le ciel, la vie est ainsi…». Depuis ce jour, et sur ce lieu même, je scellais pour toujours, glacé d’horreur, une vérité qui continue à faire froid.

Après cette grande place, l’avenue se fait plus étroite. C’est le second segment avant les remparts et l’entrée de la médina. La densité des va et vient sur les trottoirs se fait plus intense. A l’angle d’un immeuble resté intact, c’est l’ancien bistro La Renaissance, où le Nono, mon grand-père, avait ses habitudes. On n’y buvait que de la menthe à l’eau, mais on y tapait le carton. Le cinéma du même nom passe encore des films populaires. Le bistro est devenu une sorte de bar à jus de fruits, plus flashy que jamais en couleur et en décor, avec un côté volontairement bollywoodien, comme pour y bien affirmer qu’on n’y consomme que de la santé.

Tout au bout, l’ancien bouleverd Gallieni, aujourd’hui boulevard Hassan II. C’est l’artère parallèle à la mer qui délimite la ville moderne de la médina. Les travaux à chaque intersection rendent un chaos anarchique d’éventrement des chaussées en même temps qu’un fracas sonore qui se mêle à celui de la circulation. A l’orée des remparts, le Marché Central. Comme tous les marchés couverts, c’est une petite cité dans la cité. Et c’est là que se trouve toujours le marché aux poissons aux étals creusés dans la pierre couverte de mosaïques que j’imaginais bleues comme la mer mais qui sont en fait d’une teinte Sienne brûlée, et qui, à l’heure de notre passage, étaient sous les jets d’eau signifiant la fin de la journée. Parmi les commerces déjà fermés, une boutique ouverte nous permet d’acheter deux bouteilles de vin. Ce qui n’est pas évident dans tout ce chaos de bruit et de fureur. Le Maroc étant le second producteur de vin d’Afrique, après l’Afrique du Sud, il est paradoxal de ne trouver que quelques rares débits affichant la vente d’alcool. Islam oblige.

Nous remontons l’avenue par l’autre rive, côté Palais de Justice, jusqu’à la gare. Il est toujours inscrit au fronton Gare de Rabat-Ville , une appellation de ville qui se construit. Nous pouvons imaginer que nous sommes en 1900… Le grand cercle du cadran horaire en fer forgé indique les heures en chiffres arabes et romains. En pénétrant à l’intérieur, le kiosque à journaux a fait place à un magasin de bonbons. De multiples baies vitrées abritent comme dans toutes les gares des magasins et des agences de voyages. La seule horreur, comme le champignon de la Place Pietri, est cette massive architecture contemporaine composée d’immenses lamelles de métal qui semble vampiriser et vouloir engloutir le parallélépipède de la gare en l’enveloppant dans son entier.

Face à la gare, comme dans les westerns, l’hôtel Terminus. A l’époque où les communications se développèrent, il n’y avait que la gare, et traversant la chaussée, l’hôtel abritant les rares pionniers voyageurs. J’imagine l’espace désertique, environnant ce qui deviendra l’Avenue Del Maghzen (plus tard Cours Lyautey, puis avenue Mohamed V).

L’hôtel Terminus qui reçoit au soleil levant une blancheur qui faisait travailler mon sens de l’idéal durant les promenades du dimanche avec mon père, est en fait un édifice qui s’arrondit et surmonte une série de piliers sous arcade à l’angle de l’avenue, et de l’autre côté (Moulay Youssef où nous sommes logés), partage son espace avec l’hôtel d’Orsay.

C’est le cœur réel de la ville. Du moins dans la géométrie de mon imaginaire.

En grimpant sur la terrasse, au quatrième niveau, l’hôtel appartient maintenant à la chaîne Onomo, la vue est exceptionnelle. On y prend un cocktail d’un mélange de vanille et de citron vert sur des canapés de plein air. Vers la mer et la médina, on a depuis la place de la gare à nos pieds, toute la perspective de l’avenue qui se perd jusqu’au bout, au-delà même de la Banque du Maroc, rythmée par l’enfilade des palmiers. En regardant à l’opposé, vers le Minaret, nous avons le haut de l’avenue, le jardin côtoyant l’église protestante et dans la même enfilade que le Terminus, l’immeuble de mes grands-parents. Le cœur réel de la ville.

Un pèlerinage est une psychanalyse. En lieu et place du trauma, il y a la nostalgie, le retour impossible dans le temps. Une sorte de petit bonheur amer comme une musique de chambre dans son mouvement lent.

L’hôtel Terminus n’étant pas à un miracle près, c’est exactement à l’angle de l’édifice que s’ouvre le Bar Restaurant du même nom que nous adoptons pour la soirée. C’est à peu près l’heure de l’appel à la prière. L’hautparleur a remplacé depuis longtemps la voix réelle du muezzin que j’entendais les soirs où je dormais chez les grands-parents.

C’est un bistro qui a la nostalgie des années soixante. Avec un comptoir d’une longueur impressionnante, où l’on compense la prescription des interdits coraniques par un étalage infini de marque de whiskies et de boissons alcoolisées sous une lumière rouge tamisée, confortablement distribuée dans tous les espaces, aussi bien au niveau inférieur qu’à l’étage. Des affiches noir et blanc de Jimi Hendrix, de Sinatra ou de Brel et Piaf rythment le pourtour ovale entre les deux niveaux. Durant deux heures, tout le répertoire de Dylan défile, de ses premiers albums jusqu’à certains inédits que je reconnais à peine, entre le tajine et le vin Médaillon.

On pourrait se croire à Amsterdam ou à Copenhague. Beaucoup d’hommes évidemment, mais aussi quelques femmes, et parfois certaines, attablées seules.

Nous rentrons avec le muezzin fantomatique de vingt et une heure.

Jeudi 17 Mars

Derrière de la baie vitrée, la pluie fine et tenace de l’Atlantique. Une petite pluie qui rend luisant le pavé sous la grande porte des Ambassadeurs. Le drapeau rouge frappé de l’étoile verte flotte avec frénésie au-dessus de l’enceinte du palais.

(parenthèse) –

La première journée a été la journée de l’urgence, celle des priorités aux lieux habités et aimés charnellement durant les premières années de ma vie. Je donne dans le désordre le plus confus, comme peut l’être la confusion des sensations et des sentiments, les impressions cahotantes d’un retour aux sources après un tunnel de cinquante-sept années:

D’abord les disparitions de terrains en friches ou de terrains vagues. Des maisons basses, remplacées systématiquement par d’anarchiques, et déjà vieillies, constructions modernes contemporaines. Les avenues ont souvent été déboisées et élargies, et ce qui continue de vivre en laissant pérenne ce qui fut, a été abandonné ou utilisé tel quel, avec simplement le passage des outrages du temps. Seules ont été préservées dans le périmètre du cœur de la ville, les architectures coloniales ou protectorales de l’avenue Mohamed V, comme une épine dorsale, et celles qui ont survécu çà et là dans divers quartiers plus isolément.

La circulation, comme dans tous les pays en développement démographique, a pris une dimension désespérément tentaculaire.

Et puis enfin, la distorsion des dimensions et des distances. S’il est vrai que la rue Taillandier m’a paru restée fidèle à la taille dont j’avais gardé le souvenir, la descente menant au quartier des Orangers qui passe par l’immeuble de mon ami Bernard Balmelle, est beaucoup plus courte. Elle est en fait à quelques dizaines de mètres de chez moi. Et l’entrée de son immeuble, toujours aussi somptueusement haute. (A l’entresol d’un escalier obscur, dans l’arrière-cour, j’ai revu le mur, où nous tapions des balles de tennis durant des heures, qui s’est aussi dangereusement écaillé.)

Le petit déjeuner de l’hôtel peut tenir lieu de véritable festin. Comme à la rencontre de l’Europe et de l’Afrique, on y trouve un condensé du meilleur du Maroc, ses dattes, ses olives, ses pains cuits craquants et ses galettes fines, ses fromages crus, son miel et ses pâtisseries qu’on peut aussi tout banalement associer aux traditionnelles omelettes natures, aux petits gratins de courgettes et poivrons, ses boulettes en sauce à la coriandre, qui éviterons d’avoir à faire la pause déjeuner de midi.

Un bédouin saoudien (?) enturbanné vif, apparaît dans le décor comme une figure hautaine et au ralenti d’une apparition de théâtre.

J’oubliais presque que nous sommes en Afrique.

Je sens instinctivement que la pluie n’est pas une menace en ce début de journée.

Je m’étonne par contre de ce que dans aucun des endroits de l’accueil, parmi les fauteuils de cuirs et les informations habituelles d’activités, on ne trouve de prospectus touristiques et de plans de la ville. L’étonnement du personnel d’accueil ne fait que confirmer le mien.

Vous pouvez trouver des renseignements dans les librairies.

???

Peut-être même à la Librairie Centrale, mais elle ouvre à dix heures.

N’avez-vous donc pas d’Office du Tourisme dans le centre-ville, ni d’informations à l’hôtel?

???

Je compris qu’il n’y aurait rien à tirer du personnel de ce pourtantquatre étoiles. Il y a bien un Office du Tourisme, mais étrangement éloigné du centre. A quelque trois kilomètres! … 

C’est l’occasion d’essayer le tram qui passe devant la gare, et de patienter sous un ciel qui n’est plus menaçant mais encore timidement gris.

Nous traversons donc des quartiers dont seuls les noms évoquent pour moi l’existence passée de la périphérie de Rabat: l’Agdal, le Souissi que bien entendu je ne reconnais pas. La ligne du tram semble creuser un parcours inexorable vers des étendues infinies bien au-delà de mes connaissances de la ville hors les murs

A l’arrêt indiqué il faudra encore marcher plusieurs centaines de mètres. La densité des habitations modernes finit de brouiller en moi tout sentiment d’appartenance à la ville de ma naissance. Et puis, de plus en plus de fonctionnaires de police sur les trottoirs. Des policiers tous vêtus comme des amiraux. Nous sommes probablement à proximité d’une caserne ou d’habitats réservés à l’armée ou la police.  Il est presque risible de voir tout ce déploiement d’uniformes dont nous ne saurions dire les différences de grades ou d’autorité, tant la somptuosité de ceux-ci est également évidente. Probablement que seuls les intéressés savent la graduation hiérarchique de ces petits ballets de casquettes vissées aux ras des yeux, de gants blancs à manchon de faux cuir, et de pantalons impeccablement taillés. Le marocain vit en royauté et aime tout ce qui touche à l’apparat. Du plus haut de l’échelle au sans grade.

Dans une rue étroite et presque noyée de végétation, d’un calme qui ne prélude pas à trouver un office de tourisme, on aperçoit l’enseigne attendue au pied d’un immeuble croulant sous la verdure.

Derrière son comptoir d’accueil, l’individu à l’air d’avoir une conversation sans fin avec son épouse. Il ne comprend évidemment pas la raison de notre venue: «Attendez, quelqu’un va venir, je ne suis pas sûr de comprendrece que vous demandez ». A voix basse la conversation domestique continua.

Dans le hall, une jeune femme apparut, et une conversation pour le moins burlesque acheva de confirmer que nous n’étions pas au bon endroit.

«- … En fait, nous ne sommes pas un office du tourisme …

???

Nous travaillons pour la télévision, nous créons les spots publicitaires afin de maximaliser l’image touristique du Maroc

???

 Voyez-vous, nous menons une politique d’économie de papier, différente de la vôtre en France, nous avons choisi de décarboner sérieusement dans tout le pays… Vous ne trouverez donc aucune information sur support papier dans les hôtels. Google et le GPS suffisent pour nous repérer…»

Je venais de me voir asséné ce que cette jeune femme avait dû synthétiser, avec une foi vive, admirative, et toute administrative, des fruits d’une quelconque réunion de technocrates professionnels de l’écologie politique, résumés et débités avec toute l’absurdité de ce vocabulaire dont le sommet était de «décarboner».

Décarbonagedu pays … de la planète». Entre bouffonnerie et tristesse.

Je venais d’apprendre par la même occasion que les portables étaient sources de «décarbonné».

Mais ce mot commence à me plaire.

Je me consolais en pensant qu’on pourrait, en effet, faire un pas dans ce sens en France, en supprimant toute édition papier de «L’Etre et le Néant» durant une pleine génération. Renouvelable si nécessaire…

Nous croisons, par un des chemins verdoyant de ce quartier, une magnifique mosquée blanche et bleue, flanquée de quelques palmiers dans le ciel redevenu clair.

Par le même tram nous reprenons en sens inverse la direction de Salé. Défilent à nouveau les beaux immeubles des quartiers de l’Agdal, de longues rues fuyant à la parallèle des rails du tram, ce qui en dit long sur l’étendue de ces quartiers grandis à la mesure de la démographie d’aujourd’hui, puis la gare, la Cathédrale qu’on avait aperçue de loin jusque-là, et tout ce chemin qui mène au-delà de la Tour Hassan au Bou Regreg et à la traversée du pont rejoignant Salé. C’est devant les remparts extérieurs de la cité que nous laisse le tram, sur une vaste étendue plane d’où on aperçoit au loin déjà la Tour Hassan derrière nous, et devant, une longue avenue longeant les murs de la vieille ville. Au sommet de l’avenue, avec la chaleur revenue, sur une petite place, une stèle avec l’étoile chérifienne et des inscriptions en bas-relief décrivant de probables faits historiques.

« Ah!madame, Ah! monsieur, vous avez là le précieux monument commémorant la Libération du Maroc en 1944! …»

Le monsieur, les bras au ciel, rondouillard et court sur pattes paraît tout à fait rassurant dans son costume cravate. Il devient intarissable sur les faits qu’il égrène, sur le roi Mohamed revenu de Madagascar, sur l’Indépendance en 56 etc. Je ne suis pas en reste en lui disant que j’avais assisté depuis le balcon de chez ma grand-mère au convoi funèbre de ce roi, que j’étais né à Rabat, que ça faisait tant d’années que je ne venais pas etc. Je suis d’ailleurs né avant ce monsieur dans ce pays, ce qui ne manque jamais de me positionner avec fierté quand je parle à quelqu’un d’ici.

Le monsieur dit être docteur en économie politique et en sciences sociales; il nous donne sa carte de visite où il est dit qu’il possède un Etablissement de ventes de plantes, de palmiers, de cactus, d’oliviers et de fleurs (sic), puis une autre carte de visite d’une Association Marocaine pour les handicapés dont il est Président. Une rencontre chaleureuse et étourdissante. Nous faisons un cliché de lui et moi et de lui et Cécilia.

«Vous continuez en longeant la route qui borde les murs extérieurs et vous allez vers la droite jusqu’à la grande porte qui mène au nord vers le Minaret et la mosquée».

Puis monsieur Mohamed Sahif Sbai se dirige vers un modeste véhicule où l’attendait son chauffeur.

Le chemin est tortueux entre les maisons de la vieille ville et le haut parapet qui donne abruptement sur la plage et le fleuve très loin en contrebas. Les trottoirs sont presque inexistants. On n’aperçoit que le ciel au-dessus de nous, le chemin rétréci par endroits, et les véhicules qui nous frôlent. Il n’est pas encore midi.

Profitant d’un léger élargissement d’un trottoir, je grimpe sur le parapet qui surplombe le côté qui donne sur le fleuve, et c’est l’éblouissement, la surprise majeure.

A mes pieds, et jusqu’à se jeter dans le Bou Regreg, s’étend sur des centaines de mètres le cimetière musulman. En un vaste tableau pointilliste, le regard embrasse toute la baie de Salé composée de ses stèles qui, vue de ce point précis du mur où je suis, composent au-dessous de moi une myriade de taches de couleurs jointes les unes aux autres occasionnant une première impression  d’une violence sublime, mêlant les couleurs les plus vives d’une vaste fresque, dans le plus grand désordre de jaunes surtout, de verts et de rouges, puis en milliers de nuances, tout en dégageant un sentiment de calme absolu sur toute l’étendue plane qui rejoint à l’horizon la rencontre du fleuve dans l’entrée de l’océan. Et plus loin encore, se confondant dans le reste de gris du ciel, les Oudaïas de Rabat, fantomatiques.

Nous restons de longues minutes à contempler ce véritable tableau de pointillisme diffus, à imaginer le degré de vieillissement de l’ensemble de ces tombeaux.

La démographie du Maroc a du mal à trouver aujourd’hui des terres pour ensevelir ses morts. Les cimetières sont démesurément grands et malgré leurs dimensions vertigineuses permettent difficilement d’absorber les nouveaux venus.

Un peu plus loin, une brèche dans le prolongement du mur permet de pénétrer discrètement dans l’une des parties supérieures du cimetière. L’accès à ces lieux étant exclusivement réservé aux musulmans, je mesure le degré d’indiscrétion qui est le mien. Mais je peux ainsi approcher de près ces pierres tombales, ces stèles souvent laissées à l’abandon, aux herbes drues grimpant parfois jusqu’à recouvrir certaines tombes.

Une odeur de mort se fait de plus en plus prégnante au détour d’une allée. Cécilia dans une attitude d’effroi me signifie qu’à ses pieds un chat mort en décomposition complète, mais encore reconnaissable, gît tout près de la sortie que nous avons empruntée.

La route semble s’éloigner en une large boucle loin des habitations de la vieille ville, longeant toujours le parapet qui s’ouvre sur des espaces lointains, dans une lumière blanche et sèche.

Puis c’est enfin la grande porte où nous pénétrons sur les hauteurs de la ville et le début de sinueuses ruelles qui mènent à la grande mosquée. Nous y sommes reçus par un guide, (mais qui n’est pas guide au Maroc?), zélé et fin connaisseur, vêtu moitié en djellaba, moitié baroudeur de safari aux Ray Ban anachroniques, personnages plus pittoresque encore que son cadre de travail.

L’édifice religieux a d’abord été construit comme la Tour Hassan, au XIème siècle, puis rénové et agrandi en 1196 par le sultan Yacoub el Mansour. Il la dota d’un minaret majestueux et d’une porte monumentale (où nous attendait le guide), décorée d’arcs lobés en pierre de Salé. L’ancienne école coranique, la medersa, est devenue un musée. La cour offre un émerveillement immédiat d’un bel exemple de raffinement de l’art hispano-mauresque, avec ses marqueteries de céramiques aux formes géométriques alambiquées et ses panneaux de stuc finement ciselés. Un escalier abrupt permet d’accéder à la galerie qui donne sur les chambres des élèves, sans fenêtres et sans lumière.

Depuis la porte monumentale, sur la placette, on a une vue fuyante sur la ville qui descend en pente douce. En nous quittant, notre guide ne manque pas de nous indiquer le chemin le plus intéressant. Par le marché de ventes aux enchères (les esclaves), au souk El-Merzouk réservé aux juifs et aux bijoux. On déambule avec ravissement parmi les étals baignés de lumière irréelle.

Redescendant par les ruelles et les boyaux étroits, c’est une véritable remontée, ou plutôt un arrêt fait dans le temps le plus ancien, médiéval et ancestral de l’humanité marocaine. Des visages sortent de l’ombre de maisons où l’électricité n’existe peut-être pas, des personnages en vêtements qui adopteraient les couleurs d’un Delacroix, de turbans, de rayures de djellabas d’un temps sans âge. On rencontre même un âne surmonté d’une djellaba qui frappe doucement, obstinément et en rythme, le dos de l’animal au détour d’une rue, puis des commerces sur le pas des portes, des murs gris et maculés, des cendres oubliées, des femmes informelles aux regards chastes et fuyants, des odeurs grasses, et puis des aveugles, beaucoup d’aveugles, des vieux dont certains ont, à la place du globe des yeux, une membrane de peau qui a fini par remplacer l’organe de la vue.

Combien, parmi ces habitants de Salé sont-ils seulement allés au-delà du Bou Regreg?

Comme dans Pélléas, cheminant vers la sortie du mellah, on peut retrouver la porte d’enceinte d’où nous étions partis, et parodier: «Ah! Je respire enfin! J’ai cru un instant que j’allais me trouver mal dans ces énormes grottes, et maintenant, tout l’air de toute la mer!…»

Retour par la même ligne de tram depuis Salé et sa grande esplanade au-dessus du Bou Regreg jusqu’à la gare. Les journées sont souvent coupées en deux avec la pose nécessaire entre midi et quatorze heures, pour soigner quelque plaie, reprendre quelques forces, et pour moi consigner dans la chambre les notes successives de ce pèlerinage.

A chaque retour depuis la gare jusqu’à l’hôtel, tout au bout de l’avenue Moulay Youssef, nous croisons à la perpendiculaire, l’immeuble où vécut Bernard Balmelle. Je ne peux m’empêcher, à chacun de ces passages, de lever les yeux sur cette rue en pente où était l’entrée pharaonique de sa porte d’entrée d’immeuble, d’apercevoir un peu plus haut, l’entrée toute en rondeur, toute art déco, de l’immeuble des Razzino, des amis de maman chez lesquels j’allais parfois, attendant le ramassage pour l’école, puis juste en face, l’immeuble disparu où vécurent très peu de temps, les deux dernières années, Lucia et Laurent Rio, «jeunes mariés», avant leur départ pour Nice. En si peu d’espace, combien de «disparus», d’absents, croisons-nous …

Et dire que jamais Bernard Balmelle, s’il est encore quelque part dans ce monde, ne se doutera que je croise encore, plusieurs fois par jour, cette rue descendante où est son immeuble qui m’impressionnait sur le chemin des Orangers, et que j’aurais cette émotion, à chaque fois renouvelée, des plus intenses et toute remuée, sur les vestiges de nos enfances.

Nous avions enterré dans une petite boîte en carton, dans le terrain vague (encore un de disparu), du coton et des tessons de verres de couleurs polis par l’usure, une perruche, dans la plus solennelle des afflictions.

L’avenue Delcassé porte un autre nom maintenant. C’est l’artère qui part de la place de la gare et qui s’en va en une perpendiculaire à l’avenue Mohamed V, passant derrière l’immeuble circulaire lequel, de l’autre côté, monte vers la Cathédrale et la Librairie «Horizons». Il est regrettable que l’on n’ait pas conservé sur les plaques de rue, le nom de Delcassé.

Retour quelque cent ans en arrière, Arnaud Tessierdans sa biographie de Lyautey, l’inventeur du Maroc moderne,  situe le rôle de Delcassé aux origines du protectorat:

« Les confins algéro-marocains,sont au sud du 34° parallèle, le domaine où vivent en toute liberté les tribus nomades. Des attaquent sont fréquemment organisées contre des postes français. En 1901 et 1902, je jeune sultan Ab-del-Aziz n’exerce qu’une autorité partielle… Le 31 Mai 1903, une attaque spectaculaire a lieu au col de Zenarga. Le gouvernement français est désormais déterminé à utiliser cette insécurité permanente comme argument de pénétration au Maroc. Delcassé sait qu’il entre en concurrence avec l’Angleterre et l’Espagne, puissances régionales, et surtout avec les ambitions allemandes.

La diplomatie française parvient à maintenir la pression, grâce à l’action de son ministre Saint-René Taillandier, et malgré une alliance germano-britannique de circonstance. L’arme financière française a vite fait de prouver son efficacité auprès d’un sultan fortement endetté. Les grandes banques françaises sont bientôt sur les rangs: le Crédit Lyonnais, le Comptoir d’escompte – émanation de la puissante Banque de Paris et des Pays-Bas – ainsi que la Compagnie marocaine, crée en 1902 à l’initiative de l’industriel du Creusot, Schneider, qui voit venir avec convoitise d’immenses marché dans le domaine des infrastructures. L’Angleterre, bientôt accaparée par la guerre de Boers, à l’extrémité méridionale de l’Afrique, finit par laisser les mains libres à la France, dans l’espoir qu’elle renonce de son côté à contester son hégémonie sur l’Egypte. C’est la Banque de Paris et des Pays-Bas qui délivre le premier emprunt au sultan à la fin de 1902. L’engrenage est lancé, le sultan Ab-Del-Aziz passe rapidement sous le contrôle français. Delcassé a pris soin de verrouiller le dispositif en écartant toute participation de banques étrangères et en contraignant Schneider et la Compagnie marocaine à un rôle de second ordre auprès de la Banque de Paris, en attendant les grands marchés de travaux publics que les investissements vont financer, et où chacun pourra y trouver son compte. L’emprunt de 1904 (48 millions) met définitivement le sultan dans la main de la Banque de Paris, à qui il «confie» de surcroît la mission de doter le Maroc d’une Banque d’Etat.»

Cette même Banque d’Etat du Maroc inscrite en toutes lettres de métal au fronton de l’édifice, devenue Banque du Maroc en 1956. Aujourd’hui Banque el Magrib, toujours en métal noir et au même emplacement à chaque changement d’appellation.

Lisant donc Arnaud Tessier, je sais maintenant qui est Taillandier, ministre relatant les Origines du Maroc français (1901-1906), récit d’une mission.

Mais le nom de Delcassé aura disparu, non seulement des plaques de rue, mais des mémoires des marocains.

Seuls, les historiens…

Cette rue reste donc attachée à un des artisans du renforcement des liens historiques avec le Maroc, mais aussi du seul magasin de musique, «Le Clavecin» crée vers 1910 avenue Mohamed V, qu’on voit sur des photos d’époque («musique, piano, phono»), puis déplacé rue Delcassé où ma mère et mes tantes m’achetèrent mes premiers disques. Il a disparu sous les verres et les bétons de nouveaux immeubles. C’est au «Clavecin» qu’avec Bernard Chalençon, on vit pour la première fois (1963?) en vitrine du magasin, une pochette d’un 45 tours des Beatles. C’était «I want to hold your hand» sur fond bleu. Nous étions d’accord pour les trouver très laids.

C’est aussi, quelque part sur le même trottoir, qu’exerçait le docteur Messouak, dont le blogueur Roland Benzaken cite le nom dans sa rubrique des médecins et praticiens des années qui nous concernent. J’y avais été opéré des amygdales et des végétations, comme on le faisait fréquemment pour la moindre fragilité de la gorge ou du nez. Une mode qui a disparu. J’ai souvenir aussi d’avoir soufflé dans une sorte de ballon jaune avant de m’endormir. J’ai appris à connaître également la douleur vive chez ce médecin, lors de mes premières otites où je crus qu’on me perçait le tympan avec une épée.

La seule chose qui subsiste dans cette rue est «La Petite Duchesse» (depuis 1945 est-il écrit), sur le trottoir d’en face, boulangerie pâtisserie où mon grand-père, le Nono, allait, avec le costume des grands jours, chercher la baguette viennoise qui était le vrai luxe du dimanche. Je n’aurais pas eu l’occasion de vérifier si la qualité n’a pas changé. Le magasin était fermé, comme abandonné au vent. L’entrée est évidemment défraîchie mais le nom du lieu a subsisté.

Plus loin, toujours dans le prolongement de l’avenue Delcassé, le cinéma Royal. Avec sa large façade, ses bas-reliefs sobres et art/déco, Cinéma Royal en grosses lettres. Si le Colisée et la Renaissance étaient discrètement situés sous les arcades le l’avenue Mohamed V, le Royal a une position indépendante et solitaire bien que traversé par une intense circulation à cet endroit de la ville. Il faut dire l’importance du cinéma pour les enfants que nous étions dans les années soixante. C’était l’ouverture sur l’imaginaire, le déroulement d’actions en costumes sur un écran surdimensionné, avec de vrais et lourds rideaux rouges qui s’ouvraient sur des musiques qui préludaient à la gravité de ce qui allait suivre, la découverte de l’Histoire ancienne, Rome évidemment, Babylone parfois, et la Grèce, la Bataille de Marathon, les chevauchées dans les majestueux décors de l’Ouest américain. C’était aussi Jean Marais le justicier, les capes et les épées des dix-septième au dix-neuvième siècle. Le Miracle de loups, les Mystères de Paris. Autant de domaines que nous n’aurions pu aborder autrement que durant ces deux heures de salles obscures. Le Royal se faisait une spécialité des grandes fresques, des péplums et des westerns. J’ai pu y voir l’immense odyssée du Roi des Rois avec Jeffrey Hunter, Christ aux yeux bleus délavés et blond comme un suédois. Tous les John Ford avec John Wayne. Ma mère me priva un jour de cinéma et j’ai toujours considéré comme un handicap de n’être allé à la séance de «The Alamo» avec mes copains Polizzi. J’y aurais pourtant appris, mieux qu’à l’école, la leçon de sacrifice d’un groupe de héros défendant leur fort afin de retarder l’avancée de l’armée mexicaine et donnant, après la bataille de San Jacinto, l’indépendance du Texas. C’était aussi Davy Crockett, le héros dans l’imaginaire des enfants de cette époque, si courageux que quand il était petit, il tua un ours du premier coup de fusil disait la chanson de Jacques Hélian…. Quel livre, quel enseignant auraient pu illustrer avec tant de force, de bruit et de fureur, une telle leçon de morale!

Les jours qui suivirent, tous les initiés qui virent le film à Pierre de Ronsard, parlaient de John Wayne (Crockett) se sacrifiant et mourant cloué à l’immense porte du fortin, par une lance ennemie.

Je me sentais exclu…

Aujourd’hui le Royal est toujours face à un square assez large et boisé, abritant parfois pour de longues files d’attente (le Jour le plus Long par exemple) mais aujourd’hui grignoté par une école coranique interdite aux non musulmans.

Puis c’est la remontée vers le Terminus, l’hôtel, et encore vers la rue Taillandier par le bas, depuis Moulay Youssef, donc en sens inverse d’hier. L’épicerie de dépannage, à mi-chemin entre l’immeuble de Balmelle et la rue Taillandier, est toujours comme un îlot ne voulant mourir, ouverte dans ses rouilles, ses ferrailles éternelles et ses bouteilles de butane, son espace de quelques mètres carrés, ses eaux minérales et ses bonbons, toujours indispensable et jamais remplacée.

A l’angle de Taillandier, nous tombons sur un amiral, casquette vissée et manchons blancs, col impeccable. Je lui demande le nom actuel de la rue, celle-ci ayant perdu sa plaque «Taillandier». Il semble être le gouverneur du quartier, du moins de la rue, tant il croise du regard des gens qui le saluent. Lorsque je lui dis que l’endroit a bien changé de l’autre côté, que le moulin Baruch a disparu, qu’on y entendait, depuis même les chambres de l’appartement de ma grand-mère, le bruit des meules mécaniques qui soufflaient comme des forges jusque tard dans la nuit, il me considéra avec curiosité et étonnement. Ce qui me mit un peu à la hauteur de ce commandant de quartier.

C’est vrai, il y avait là le moulin Baruch, comment le savez-vous?

Je suis né à Rabat, je n’y suis pas revenu depuis très longtemps.

Vous avez donc vécu au n° 6?

La conversation se faisait entre le vouvoiement et le tutoiement.

Bien sûr, les gens sont très accueillant, il est possible que la personne qui habite au 6 vous ouvre la porte. Ils sont ici très simples, je connais bien les habitants.

Et comme la veille devant le n° 6, après un instant d’hésitation, je dis à Cécilia: «qu’est-ce qu’on risque? Une porte close? quelqu’un qui refusera de nous recevoir? Au moins il n’y aura pas de regrets».

Je frappe à la porte, et après un temps qui me parut long derrière la grille de métal et le huis à l’oriental, un visage penché dans l’encoignure, encadré par un voile ne laissant paraître que les parties lisses du visage, comme une supérieure carmélite, qui semblait dire avec les yeux: «c’est pourquoi?»

Pardonnez-moi de frapper à votre porte. J’ai habité ici avec mes parents dans les années 50/60 et je n’ai pas résisté à l’envie de revoir quelques instants cet appartement de mon enfance.

Ce visage fermé de femme antique, sembla soudain confiant, et j’entendis, comme si elle dévidait tout un système de protection, ouvrir très franchement la porte.

Elle ne devait pas mesurer plus d’un mètre vingt, son voile était prolongé sur le reste du corps par un vêtement traditionnel, entre la djellaba et un habit traditionnel de fête, recouvrant tout le corps, ne laissant apparaître que les poignets fermement maintenus, et les mains.

Et alors, comme après l’ouverture de la lampe magique et du djinn miraculeux, je vois surgir autour de moi, les volumes de l’appartement dont ma mémoire avait arpenté les moindres recoins. Le couloir dressé en une droite, sur quatre, cinq mètres, créant l’axe de l’appartement, les mosaïques de pavement aux trois tonalités comme celles des parties communes, et le long des murs les bandeaux géométriques qui délimitaient une marge, donnant le sentiment de profondeur au couloir. Au fond de celui-ci, à l’emplacement du «kelvinator», notre premier frigo, la vieille dame a aujourd’hui disposé une fine armoire orientale. A droite la porte s’ouvre toujours sur la chambre des parents, sur la gauche la mienne, et au-delà, entrouverte, laissant passer une lumière vive à la Redon, la porte de la salle de bain. Rien n’a changé, pas même les boutons de porte, la couleur de ces mêmes portes, l’emplacement des placards, les griffures et les écailles visibles,  les moulures des plafonniers, comme n’avaient changé les moindres matériaux à «Horizons», sauf peut-être, ce qui ne modifie en rien l’impression structurelle de l’ensemble, les magnifiques cheminées qui trônaient ici dans chacune des pièces principales.

La vieille dame n’hésite pas à nous introduire dans les chambres, décorées comme pour l’arrivée de Shéhérazade, les divans le long des murs, les théières de grands modèles, les coussins brodés, les tentures pendues aux murs et des tapis de toutes sortes, des plateaux d’argent et des descentes de lit. Les teintes pastels choisies pour les murs sont aussi profondément harmonisées à ce décor des mille et une nuits. Manquent seulement la dimension olfactive et l’inévitable parfum du thé à la menthe.

Mais c’est sans effort que je revois dans toutes leur sobriété et pour tout décor, nos tableaux de Picasso et de Vlaminck au salon, sur des murs implacablement blancs, le tapis uniformément rose d’un Rabat sans aucune arabesque, au centre de la pièce, la table et les chaises au salon qui servaient le midi de salle à manger, et enfin les légers rideaux aux fenêtres donnant sur la rue.

C’est dans ce salon que j’ai fêté mes dix ans avec une douzaine d’enfants de l’école Pierre de Ronsard, les Polizzi, les Chalençon, Bernard Balmelle, Papini, Maumus, Lo Iacono, et mes cousins de la Rue de Sète. Il en reste les photos d’un vrai professionnel, Pottecher, que maman avait fait venir pour la circonstance.

Tout au fond, la cuisine me parait bien plus petite, plus étroite que dans l’espace où nous prenions les repas du soir. La petite dame qui a fait disparaître la buanderie et les bassins en ciment, où maman et la servante faisaient la lessive, a fait place à un prolongement de la cuisine. Le balcon donnant au-delà de celle-ci sur le jardin des Chalençon, est maintenant obstrué d’une paroi de verre isolant de l’extérieur.

La petite dame habite maintenant cet appartement depuis cinquante ans, ce qui fait que les sept années manquantes, de 1965 à 72, durent être occupées par les locataires qui succédèrent directement à mes grands-parents eux-mêmes logés dans cet appartement entre notre départ (64) et leur départ du Maroc (65).

C’est avec une grande gentillesse que notre petite dame nous propose un thé à la menthe avant que Cécilia immortalise un cliché de nous sur le pas de la porte.

En sortant de l’immeuble, je regarde sur le trottoir d’en face le fantôme de cette moto italienne qui se garait tous les matins à l’angle du bâtiment administratif. On allait souvent la voir, le petit Chalençon et moi, admiratifs:«elle est belle cette Djoudgi» disait-il, et il ne pouvait dire autrement, en lisant sur le réservoir la marque de cette moto rouge qui était une Guzzi. On avait fini par l’appeler comme ça, la djoudji.

Aujourd’hui la porte est ouverte ! La porte immense de l’immeuble de Nono et Nonina sous les arcades de la grande avenue… Ouverte sur un couloir.

C’est étonnant comme dans les mécanismes de la mémoire, il y a toujours des couloirs en préambule. Le couloir de l’appartement au Numéro 6, les couloirs de la mort, les longs tunnels avec leur lumière blanche etc.

Les murs tapissés de faïences jaune, blanche et noire sur le tiers inférieur de ces murs. En petits rectangles de quelque cinq six centimètres chacun, en alternance, d’une harmonie hors du temps. Au bout du couloir l’ascenseur. Et ainsi, dans les larges corridors qui mènent aux étages, les faïences et les motifs décoratifs aux dallages, arabesques de géométries et de végétaux abstraits qui m’apparaissent maintenant comme si j’avais ouvert un trésor oublié depuis longtemps, dans la plus évidente des clartés mémorielles, ces couloirs où je me revois (est-ce possible?) emmailloté d’une couverture ou d’un vêtement pour traverser le coin de rue venté, porté par mon père qui mènerait de chez mes grands-parents au numéro 6 de chez nous.  Ce second étage avec vue plongeante sur la porte où habitaient au premier les van den Buch dont la fille, plus âgée que moi nageait à la piscine comme une ondine sous les regards admiratifs des garçons, dont le frère Bruno avait un éternel sourire figé sur le visage, et la mère qui expliquait à Nonina qu’elle avait fait un cocovin dont celle-ci mit longtemps avant de comprendre qu’il s’agissait d’un coq au vin, ce qui nous fait encore sourire, cet escalier qui retentit toujours des Noël et des veillées de Jour de l’An où les tablées, attendant le douzième coup de minuit, se passaient à jouer au sept et demi, le divan au salon où je dormais les soirs où mes parents allaient au Colisée ou au Marignan, la chambre où Angela et Lucia vécurent comme des enfants sages  jusqu’à l’âge de quarante ans, le couloir de l’appartement décoré comme les parties communes de l’immeubles des mêmes motifs de pavement, devenu certains soirs terrain de jeu de ballon avec la Nonina, les photos qui témoignent du mariage radieux d’André et Claudine vers 1959, du soleil qui perçait le matin dans les moindre recoin de l’appartement, les couscous qui se confectionnaient dès cinq heures du matin et du pain à l’huile agrémenté de sel et poivre pour mon goûter de l’après-midi qui valait plus que n’importe quelle viennoiserie. Depuis la terrasse, comme dans bon nombre d’immeubles à Rabat, on étendait le linge, et de tout là-haut, on avait une vue extraordinaire sur la ville et le regard pouvait porter même jusqu’à la mer.

Il est presque dix-sept heures.

Cécilia craint qu’on ne nous enferme, l’immeuble ayant été en partie divisé en bureaux universitaires, et pour partie en logements de fonction. La boulangerie, qui jouxtait l’entrée de l’immeuble et vendait la kesra qu’achetaient mes grands-parents, a disparu

….

Entre chien et loup, le soir tombe sur l’avenue qui allume ses lumières, ses arcades et ses palmiers. Au Bar Le Terminus c’est l’heure du Médaillon de rouge à l’étage où la voix de Dylan a repris son tour de chant.

Le nom du restaurant, sur une traverse de l’avenue Delcassé, ne laisse pas indifférent, «le Petit Beur». Un serveur, peut-être le gérant, nous dit qu’il est né en Bretagne et que cela fait cinquante ans qu’il n’y est retourné. Il vit maintenant à Rabat. Le bleu de ses yeux ne l’aurait évidemment pas fait passer pour quelqu’un d’ici.

… Et moi, ça faisait presque soixante ans que je ne venais ici.

Ce soir c’est le tajine à la cervelle d’agneau. Tout au fond de la salle, un joueur de luth, aussi noir qu’un homme bleu du désert, frôle à peine les cordes de son instrument et fait entendre d’une voix retenue, pour rester décorative, des mélopées que je suppose enfiévrées.

Vendredi 18 Mars

Le Chellah ou Sala Colonia, est située à environ deux kilomètre du centre de Rabat. C’est une nécropole, qui correspond en s’y confondant, à l’antique cité de Sala. L’ensemble de ces ruines, avec ses milliers d’oiseaux, ses cigognes et sa végétation sauvage, forme l’un des lieux les plus attachants de Rabat. Protégée par une enceinte importante; à laquelle on accède par une porte monumentale, la nécropole se révèle être une oasis tranquille, un jardin paisible et fleuri, avec une salle d’ablution et un oratoire, le minaret mérénide aux faïences émeraude et plusieurs salles funéraires.

C’est à l’Est de notre centre-ville que se poursuit l’avenue Mohamed V, passant sous le très haut minaret qu’on aperçoit depuis notre chambre. L’avenue change de nom pour cette longue portion montante une fois passé le minaret, et se change en avenue Yacoub El Mansour qui longe les remparts du Palais, ses divers ministères et secrétariats d’Etat jusqu’à la quadruple porte qui délimite l’enceinte de la ville antique.

Sur la gauche, la forteresse, du moins c’est la première impression qui se dégage de cet austère cité du Chellah, se dresse un grand ensemble couleur pain d’épice, isolé des chemins qui mènent vers l’extérieur de la ville, vers le quartier de l’Aviation à main droite, et plus loin encore, vers l’intérieur du pays. Nous passions presque tous les jours devant cet imposant vestige antique sans que jamais je n’y ai pénétré.

Les remparts sont réellement impressionnant, crénelés et austères. A mesure qu’on approche de la grande porte, celle-ci semble avoir servi de cadre à la scène peinte par Delacroix du temps du sultan abd-er-Rahaman sous son parasol et sur son magnifique cheval, au milieu de ses serviteurs à la rencontre de ses hôtes du moment. La scène a-t-elle jamais eu lieu à l’entrée du Chellah? Il semble qu’à y regarder en détail, cette scène a dû être peinte près d’un fragment de rempart si restauré qu’on ne saurait le distinguer aujourd’hui avec certitude.

Des groupes de véhicule se tiennent près de l’entrée, des caméras, des pieds d’appareils photographiques professionnels pénètrent la lourde porte qui se referment derrière eux.

-L’entrée du Chellah est interdite aux visiteurs depuis deux ans. Certaines parties sont en totale réfection. Mais je peux vous montrer le minaret depuis l’extérieur. La vue est plus belle encore que depuis l’intérieur.

Avons-nous d’autre choix que d’accepter ce guide «improvisé»? Il faut renoncer évidemment à approcher la partie nécropole, les ruines phéniciennes et romaines, ce qui fait habituellement la beauté toute silencieuse des ruines qui parlent la langue de l’ordonnance muette et de l’éloquence des temps disparus. Décidemment, à venir tous les cinquante-sept ans, c’était le risque …

C’est par un sentier bien délimité, longeant les remparts que s’en va un serpentin balisé en descendant de façon assez abruptes des marches larges et nettement dessinées. Le guide nous précède d’un pas nonchalant et à mesure que nous avançons, je sens que la visite prendra du temps et que nous nous en remettrons, pour une fois contraint, à ce guide qui connait tous les méandres et les moindres recoins des environs. Et puis, il n’y a personne d’autre que nous. Le paysage s’ensauvage, les herbes encore sous la fraîcheur du matin de ce mois de Mars, restent encore humides sous les pas, et le chemin a complètement laissé place à d’étroits sillons à peine perceptibles, tracés dans des coulées d’herbes vierges. Le guide se retourne parfois et indique un point de vue, puis un autre. L’ensemble de la forteresse parfois s’éloigne, donnant une perspective totalement aérienne au paysage, parfois semble s’approcher au point de croire qu’on va trouver une faille et pénétrer dans l’enceinte. Puis nous nous éloignons à nouveau.

Dans le ciel, des myriades de cigognes, des ibis plus petits, des nids sur plusieurs étages d’un même arbre.

-Mon ami, c’est la plus belle saison pour les cigognes. Elles partiront pour le Sénégal en Mai (il montre les cinq doigts de la main pour être sûr du chiffre du mois de départ). J’étais devenu l’ami, me voilà devenu le frère:

-Les cigognes font les petits en ce moment. Elles ont souvent des portées de quatre petits, mon frère. Regarde, on en voit tout autour des remparts. La reine c’est celle qui a son nid sur le sommet du minaret.

Du point où nous sommes montés, on voit bien maintenant le minaret à la colonne supérieure dotée d’un revêtement de faïences d’un bleu vert émeraude, et au sommet, le nid débordant de morceaux de bois, de paille séchée et la cigogne seule tout en haut.

Elles partiront en Mai vers le Sud, puis remonteront tout au nord, et reviendront vers chez vous, en Alsace, c’est bien connu non?

C’est toute la quintessence du Maroc, à deux petits kilomètres du centre-ville. Les fleurs, timides de ce début de printemps semblent encore hésitantes, mais les ronciers sont aigus, les figuiers de barbarie se déploient sur les chemins montants, parfois le hasard de la configuration nous fait plonger vers des arbres à portée de main dont la densité d’ibis fait penser à la concentration des Oiseaux d’Hitchcock. Parfois une cigogne passe si près de nous qu’on voit entre les deux parties de son bec des morceaux d’étoffes de tissu ou de belles branches d’arbre qui vont compléter l’assemblage des nids.

Dans les champs d’un vert dru et intense, on distingue ces si familière petites fleurs jaunes que je n’ai jamais rencontrées qu’à Rabat, ces énigmatiques tiges qui, mordues sur toute leur longueur, donnaient dans la bouche des enfants, un goût très acide de vinaigrette.

Le Chellah n’est qu’à quelques kilomètres d’où nous sommes partis ce matin, et pourtant on pourrait s’imaginer déjà au cœur même de cette nature marocaine riche de son âpreté, de ses couleurs dominantes de verts et d’ocres foncés, ses variantes plus chaudes et plus claires de terre aux remparts, ses épineux et ses bois séchés aux arbres surdimensionnés, ses cactus meurtris et desséchés, ses vastes étendues d’herbes et ses eaux dormantes et mortes au détours d’un vallon à l’ombre.

-Mon ami, mon frère, d’ici la vue est la plus belle.

C’est le déploiement d’un paysage d’équilibre entre le ciel timidement bleu, les ocres soutenus des remparts, le minaret flottant au centre, les crénelures et, entre les failles de celles-ci, les vestiges intérieurs à la nécropole qu’on peut apercevoir en vue plongeante, entre quelques ruines d’architecture dans leur sérénité, comme Après une Lecture de Dante, toute une poésie en un fragment suspendu de terre ancestrale composée dans la succession de ses diverses époques, rassemblées et concentrées ici, et mises sous protection de cette enceinte qui défilent sous nos yeux.

Nous n’aurons pénétré au cœur même de la citadelle, mais aurons survolé par la vision toute externe de ces lieux d’Histoire, la perspective sans cesse renouvelée de ce Chellah près duquel, après presque deux heures d’une promenade par des collines et des vallonnements, nous approchâmes au plus haut point de ce parcours, le quartier de l’Aviation qui montrait ses premières maisons et immeubles derrière nous.

Nous sommes revenus par le même sentier au pieds des remparts dont les dernières marches semblèrent incroyablement hautes et épuisantes. Mon frère et mon ami nous ayant précédé depuis un petit moment, sans plus même s’inquiéter de nous et nous attendant à l’entrée où nous avions fait sa connaissance pour le pourboire attendu qui fut évidemment à la hauteur des services qu’il nous avait rendus.

Mon frère, mon ami…

Un taxi nous ramène par la même Avenue Yacoub El Mansour, rythmée par ses guérites de militaires au seuil des ambassades et des divers ministères, cette fois en redescendant, jusqu’à revenir au minaret et son avenue Mohamed V.

Comme le Bou Regreg se jette dans l’Océan, l’Avenue Mohamed V aboutit, en allant vers la mer, à la médina. C’est un peu la rencontre tumultueuse du monde occidentale qui a poussé à l’origine vers l’Est de la ville et du monde musulman immuable qui regorge de tortuosités, de boyaux étroits, d’animations frénétiques, de couleurs et de tumultes. L’ancien boulevard Gallieni est l’axe qui délimite sur toute sa longueur le périmètre de la ville arabe séculaire, enclose en-deçà de ses murailles, du monde moderne symbolisé par le déroulement perpendiculaire de toute cette avenue Mohamed V.

C’est à hauteur du Marché Central que se concentrent le plus les remous chaotiques des transformations de la ville, les éventrements de trottoirs, les travaux intempestifs et les murs qu’on abat. Comme d’une ville en perpétuelle évolution, l’impression générale est que la ville ne semble pas donner de sens à cette frénésie de trous, de câbles et de gravas dans la plus grandiose anarchie, au cœur même de la rencontre de la ville moderne et de cette entrée vers la médina.

C’est dans la Rue Souïka, tout de suite à droite, après avoir pénétré dans le périmètre des ruelles anciennes que bat le cœur de cette médina.

C’est l’heure du muezzin en ce vendredi de début d’après-midi, l’appel à la prière, au moment même où nous pénétrons dans ce long cortège d’échoppes, d’étals d’étoffes, de cuivres, de cuir et de terres cuites. La rue Souika, c’est la rue dont parlait la Nonina quand j’étais gamin et que je ne savais s’il s’agissait d’une personne (la Russe Souika), ou un phénomène que j’avais du mal à saisir (la Ruse Souika), n’imaginant même pas qu’il pût s’agir simplement du nom de la rue en question. Les enfants cherchent souvent un sens caché là où la réalité est si simple.

Les tapis sont déployés à même la chaussée, dans des perpendiculaires à la rue centrale, en rangs serrés. Les fidèles, à rythme régulier, s’inclinent et s’arc-boutent face contre terre. Le soleil renvoie des vagues de couleurs désordonnées qui descendent et remontent jusqu’à présenter des visages douloureux et enfiévrés. Certains fidèles semblent étrangers à ces rythmes de prière et ces prosternations, et sont mus dans la fluidité des mouvements plus que par l’intensité de la ferveur. Ils paraissent compter ceux qui ne sont pas dans les rangs, ceux qui n’ont pas jeté sur leur échoppes une tenture montrant bien qu’ils sont à l’appel rituel du muezzin. Ainsi, on peut voir des commerces éclairés et ignorant l’agitation provoquée par les déplacements de ferveur religieuse et les autres dont on a pris bien soin de couvrir l’entrée par un large tissu. La frénésie dure longtemps sous le soleil. La rue Souika est longue, avec des parties de son long corridor protégé par des toitures de bois sculptés largement ajourées, laissant filtrer des pans de lumières troués de larges flaques d’ombre. Malgré la prière à cette heure, les foules avancent sur cet étroit passage, dans une anarchie de djellabas, de voiles et de foulards. Il y a peu d’étrangers en ce mois de Mars, ce qui nous donne l’impression de nous fondre complètement dans le flux de la médina. Deux minarets, l’un brun et monolithique, l’autre bicolore, rythment l’intégralité de la rue Souika, très haut dans le ciel, et dans la partie qui n’est pas sous la protection des toitures.

Quelques ruelles, parfois sans issues, attirent l’attention par le charme délicat des portes bleues et des fenêtres fleuries, de végétaux grimpants, dans des harmonies de rouges et de roses plaquées sur des murs à la blancheur éclatante. Certaines tonalités heureuses de portes ornées de ce bleu se fondent entre le meilleur azur et une tonalité que doivent revêtir les meilleurs coins de paradis. (Les chats y sont paresseux, maigres et totalement somnolant, s’alanguissant dans un temps qui s’est arrêté).

La multiplicité des commerces explique bien pourquoi la Nonina parlait si souvent de cette rue où, vraisemblablement, on y trouve tout ce que la création peut offrir d’ustensiles à faire le couscous, les terres cuites à tajine, les objets les plus insolites que seuls les habitants des lieux savent dénicher, les commerces de tissus, les djellabas de fête et celles des jours ordinaires, les coiffes de femme et les broderies, les babouches de cuir, les plateaux de cuivres ciselés, les robes traditionnelles, les bimbeloteries multiples, et enfin la grande fierté de Rabat, ses tapis.

Et puis la médina est grande. On pourrait s’y perdre. On cherche en vain à retrouver au cœur même de de cette médina les ruelles aux maisons bleues, aux portes de couleurs, comme celles traversées au moment de l’appel à la prière. On nous indique bien des chemins où des fragments de rues colorées font vite place à d’autres ruelles tristes et sales, négligées et sans intérêt.

Tout l’intérêt dynamique de cette vieille ville est donc centré sur cette rue Souika, où tout au bout, à angle droit, sur la gauche, la rue des Consuls prolonge la vie commerçante. A la pointe de la rue, c’est la sortie de la médina et l’avenue qui longe le Bou Regreg qui apparaît, paisible, traversé de ses navires à voiles et de ses barques ancestrales. Et tout en haut de l’avenue qui mène vers l’océan, la grande porte des Oudaïas, porte principale de la fameuse casbah.

Cette porte est considérée comme le joyau de l’art almohade, construite en pierre de taille. La plupart des vestiges visibles remonte au XII° siècle. La plus ancienne mosquée de Rabat se situe dans la casbah et son minaret, orné de petites arcades décoratives est l’œuvre de l’un des premiers souverains alaouites.

Mais aujourd’hui, comme pour le Chellah, les Oudaïas sont frappés du syndrome de la réfection. Rabat, dans son désir d’une inscription au Patrimoine de l’Unesco, fait peau neuve et chamboule ce qui est, de toute éternité, joyaux historiques et culture millénaire. Dès l’entrée de la porte principale, des éventrements de sol, des pelleteuses et des ouvriers en tous sens obéissent à des ordres improbables venant dans la stridence de cris et apparemment de décisions contradictoires, à voir les engins mécaniques avancer et reculer en un ballet surréaliste. 

Nous nous sommes laissés dire que ces travaux comme ceux de Sisyphe, seraient sans fin, les ouvriers étant payés à la fin des travaux quel que soit la durée des chantiers.

De toute évidence, en allant plus avant, on constate que ce sont les allées dallées qui font l’objet d’un surfaçage en profondeur. Mais au travers de cette joyeuse anarchie, les dédales où nous avançons au gré des ruelles, laissent apparaître la vraie poésie de ce promontoire qui domine le fleuve se jetant dans la mer. De petits fragments de rue, comme des repaires jalousement protégés du temps, dans la plus simple délicatesse de leurs bleus, un bleu ineffable, qui n’est ni un bleu Klein, ni un bleu d’azur, mais un bleu original et identique dans chaque rue, dont la densité sur le premier tiers inférieur des murs blancs, donne la profondeur et l’aspect inimitable de ces petits bouts de paradis intemporels. Les portes sont souvent d’une tonalité différentes ou décorées d’incrustations de faïences ou encore encadrées de dorures s’harmonisant à ces simples bleus qui ont fait le charme de cette citadelle depuis toujours. On attend, à chaque bout de ruelle, à voir le miracle se reproduire un peu plus loin. C’est là aussi le paradis des chats dans les renfoncements de certaines entrées de maison ou sur le rebord des fenêtres, celles-ci toujours fleuries, mouchetées de rouge, de verts ou de jaune ou d’une autre tonalité dans l’harmonie de ces couloirs enchanteurs.

Les clichés les plus insolites et les plus extraordinaires sont les quelques rares fois où une femme est passée à la hauteur d’une porte, ajoutant une touche colorée supplémentaire et habillant ainsi d’une mise en scène, un coin de rue.

Dans le labyrinthe qui se dévide sous nos pas, nous trouvons, dans une impasse qui n’a pas été touché par le bouleversement des travaux, une magnifique porte bleue où nous attend un jeune homme qui nous invite à le suivre aux étages. C’est un havre, et presque une oasis, hissée sur trois niveaux donnant chacun sur d’extraordinaires perspectives sur le croisement du Bou Regreg et de l’Océan. On nous réserve une minuscule terrasse aux ferronneries bleues comme tout ce qui décore la citadelle, et le citron à la cassonade qui désaltère des premières chaleurs de la saison. Depuis notre point de vue, on voit les divers étagements de maisons blanches au-dessous de nous, les rues qui coupent de franges d’ombres les maisons riveraines, et au plus loin, la Tour Hassan au pied du fleuve que sillonnent d’antiques bateaux à voiles et les barques de pêcheurs.

Plus loin, à la fin du labyrinthe, une vaste esplanade nous indique que nous sommes tout au bout de la casbah, à flanc de falaise, face à l’Océan que vient rejoindre le fleuve. A l’autre extrémité du fleuve, Salé, dont on aperçoit, au pied de la plage, les myriades de taches colorées que font les stèles funéraires du cimetière légèrement perdues dans les embruns et le lointain de la perspective.  Au-dessous de nous, sur l’autre rive, les vagues s’écrasent sur les blocs de béton de la jetée dans un fracas sublime, en s’élevant très haut et s’évanouissant dans un sifflement d’embruns bien au-dessus de la jetée.

Les jardins andalous où je venais à de rares occasions, lorsqu’une de mes tantes était prise d’une nostalgie de pittoresque, sont aujourd’hui inaccessibles, et c’est avec regret que je peux apercevoir depuis la muraille de la citadelle, les hauts cyprès et les espaces ombrés des petits labyrinthes.

Pour rejoindre le café maure, à l’autre extrémité de la Casbah, nous faisons le même chemin en sens inverse, jusqu’à la sortie de la grande porte, toujours aussi prise de frénésie d’éventrements et de va et vient d’ouvriers. Un camion manque d’effondrer un pilier à l’entrée devenue trop étroite par le fait des ornières et des tranchées.

C’est en prenant la seconde porte extérieure, sous les enceintes de la citadelle, qu’on s’engage dans d’autres boyaux tortueux avant d’entrer sur les larges terrasses à ciel ouvert du café maure. De larges bancs de pierres, marquetés de faïences colorées protégés par des auvents en forme de tonnelle tout autour des tables, dessinent les espaces où s’installent les clients. D’autres, plus isolés font face à la mer. Depuis le café, des grappes de bougainvilliers grimpent vers le ciel, la vue est à flanc de casbah, avec le fleuve à nos pieds et la roche brune sur laquelle est blottie celle-ci.

En ressortant par cette même porte d’enceinte, le long du mur, un ouvrier s’affaire à porter une brouette de sable afin d’en faire un tas. Quelques secondes plus tard, il remplit sa brouette du même sable et s’en va le remettre à son point d’origine: Sisyphe…

C’est par la rue des Consuls qu’on pénètre à nouveau dans la médina. C’est l’heure du muezzin de dix sept heures. Celui-ci se fait plus polyphonique qu’à quatorze heures, presque mélismatique, avec une fièvre palpable dans l’accord des deux voix qui paraissent tant exhorter à quelque frénésie mystique, que durant la traversée de la rue Souika, on croirait voir vibrer les minarets.

C’est l’heure des premières odeurs de cuisine du soir. Des fritures, d’opulentes fantaisies de parfums de viandes, d’oignons et d’odeurs de graisse, de couleurs aux étals, et le retour des premières pétarades qui préludent à l’arrivée sur la porte du monde occidental. Il y a comme une douce frénésie «par les rues et par les chemins, et par les parfums tournant dans l’air du soir» de Baudelaire et Debussy.

Le crépuscule tombe sur Rabat. Nous remontons doucement l’Avenue Mohamed V à l’heure des premiers éclairages avec le ballet incessant des taxis bleus. La fontaine aux mosaïques est investie par les badauds, les enfants et les volières de pigeons. Puis c’est aussi le moment de faire provision à la petite cave abondamment fréquentée à côté du Bar Terminus où nous avons dorénavant notre place à l’étage et un serveur qui s’habitue déjà à nous.

Remontant l’avenue, nous restons dans la pleine lune, face à l’immeuble endormi de chez Nonina. Je guette les fenêtres du second étage. Elles restent dans l’obscurité.

Samedi 19 Mars

Ce matin c’est le premier vrai grand matin de plein soleil. Sans l’ombre du moindre nuage. C’est le matin idéal pour le vaste espace de la Tour Hassan. Qu’on aille vers Salé ou qu’on passe à proximité du Bou Regreg, on l’aperçoit. Elle se dresse toujours dans le paysage. D’ailleurs, lorsque nous sommes arrivés, à l’horizon, c’est elle qu’on a vu de très loin, longtemps avant la proximité des quartiers qui m’étaient familiers.

La Tour Hassan, c’est comme la Tour Eiffel pour les parisiens. On n’y va jamais. On sait qu’elle est là, qu’elle domine de toute sa hauteur la plaine du Bou Regreg. On se dispense de la visiter. Il a fallu que j’apprenne que je devais quitter Rabat, pour qu’un jour, dans ma douzième année, revenant de la piscine, je franchisse l’enceinte de ce monument insigne. On y grimpe par une sorte de spirale sans véritables escaliers, comme l’image qu’on se fait de la tour de Babel, d’une spirale ascendante. L’absence de marches facilitait la montée des chevaux. Je n’ai pas même le souvenir de m’être hissé au sommet. Celui-ci est sans parapet et il est étonnant qu’il n’y ait pas eu plus de personnes qui se soit jetées dans le vide. Pour mesurer la progression de la montée vers la plateforme supérieure, on a les meurtrières qui rythment l’escalade.

Le sultan Yacoub el Mansour de la dynastie des Almohades projetait de construire la plus grande mosquée du monde musulman, après celle de Samara en Irak.

On ignore beaucoup de choses de cette œuvre gigantesque, à commencer par son nom dont on ne connait pas l’origine: nom de lieu, nom d’une tribu ou nom du maître d’œuvre. Pour certains historiens du XVIII° siècle, notamment espagnols, l’architecte serait un dénommé Jabir ibn Aflah, latinisé au XVI° siècle sous le nom de Guever, sévillan mort vers l’an 1197, qui aurait conçu à l’identique la Giralda de Séville, la Koutoubia de Marrakech et le minaret de la mosquée Hassan à Rabat. Cette hypothèse n’a jamais été confirmée. Pour la grande majorité des historiens, l’architecte Ahmad Ben Baso, concepteur de la Koutoubia et de la Giralda de Séville, sous le même modèle, est aussi l’architecte de la Tour Hassan. Une tierce hypothèse plus logique retient la coopération de plusieurs architectes dont les plus éminents sont Ahmad Ben Baso et Jabir Ibn Aflah. La seule certitude historique est la date de débuts des travaux, 1196, et le nom du commanditaire.

Les travaux furent abandonnés après la mort de Yacoub El Mansour en 1199. Le minaret devait culminer à plus de soixante mètres, mais n’atteignit que quarante-quatre mètres. La mosquée Hassâne fut donc improprement appelée tour Hassan.

Elle est construite avec une pierre rouge dans le style caractéristique des palais et édifices religieux du Maroc. A l’intérieur, pas d’escaliers typiques des minarets mais des rampes d’accès permettant au muezzin d’arriver au sommet à cheval pour l’appel à la prière.

Le tram nous laisse avant la grande descente vers le fleuve, à l’arrêt du 16 Novembre. C’est sur un plateau dégagé qu’apparait la Tour, environnée de maisons basses, de villas fleuries, et à l’heure de notre passage, du calme des samedis matin.

C’est le mausolée qui apparait tout d’abord, construit pour Mohamed V le libérateur du Maroc. Depuis on y a déposé aussi la dépouille de son fils Hassan II. Puis depuis le fleuve arrive deux cavaliers en costumes d’apparat rouge à la coiffe verte, la lance au poing. C’est le moment de la relève de la garde. Les deux cavaliers se positionnent à l’entrée d’une porte sur de superbes montures blanches tandis que deux autres s’en vont d’un pas lent au-delà du mausolée. L’esplanade est presque déserte et visiblement les portes sont encore fermées.

On voit apparaître une sorte d’officier venu de l’intérieur de l’enceinte qui distribue des consignes aux gardes royaux. Je me risque à lui demander la raison de la fermeture des grilles.

Les travaux de restauration. Cela fait presque un an que le monument ne peut être visité. C’est le roi qui décidera de la durée des travaux dit-il avec un sourire qui laissait entendre que ce n’était pas pour demain.

Bien heureusement les portes sont largement ajourées et laisse apercevoir le magnifique édifice, monolithe d’ocre brun sous le plus pur des ciels d’azur.

Bien sûr, il eut été préférable de jouir de perspectives variées sur le monument et sur le rythme que jouent les rangées de colonnes au pied de l’édifice. D’imaginer par exemple une vue partant de sous la voûte du mausolée, qui irait embrassant l’immense esplanade en plan intermédiaire pour atteindre en fond de tableau la tour Hassan. Puis d’en imaginer d’autres aussi riches les unes que les autres. L’espace où s’est éternisé cet édifice étant exceptionnellement dégagé, les plans visuels peuvent s’imaginer à l’infini. Il faudra se résoudre à contourner les différentes portes d’enceinte et fixer nos regards depuis l’extérieur vers la tour qui a le bonheur de ne pas être parasitée d’obstacles entre les grilles où nous sommes et l’objet de notre contemplation.

Cette fois nous sommes côté Bou Regreg, somnolant tout en contrebas. Un magnifique cavalier sur un cheval blanc est immobile à l’entrée de la porte latérale, et ne prête pas plus d’attention que les policiers londoniens à l’agitation qui se fait autour de lui. De par l’interdiction de pénétrer sur le site, des groupes de curieux commencent à investir les points de vues aux enceintes extérieures, et nous nous trouvons au milieu d’une volière de touristes françaises et leur demandons d’éterniser un cliché de nous avec en fond les murs d’ocre et la tour qui s’élève dans l’azur.

Le Bou Regreg remonte, de ce côté Nord du site, jusqu’au bout des plaines, à l’horizon qui mène vers Kénitra. Rien ne gêne la vue sur toute l’amplitude de ces calmes étendues que viennent rythmer deux édifices récents, semble-t-il, que sont le nouvel opéra et une sorte de pachyderme de pierre, de verre et d’acier, poussé à la verticale sur des centaines de mètres à la manière des architectures actuelles du Moyen-Orient. Il s’agirait d’un complexe multifonctions, d’hôtelleries, de casinos et d’activités en tous genres. Le paysage en est quelque peu intempestivement investi, mais montre que le souverain, l’actuel Mohamed VI, est un fervent amateur de modernité.

Du plus loin que je fasse remonter mes souvenirs, je n’ai pas retrouvé avec certitude le chemin simple que j’empruntais lorsque je revenais de la piscine du Club Nautique. Nous passons donc par une avenue qui monte plus que je n’aurais cru, et pour cause, il s’agit de l’Avenue d’Alger, théâtre des défis à vélo que nous avions, mon cousin Georges et moi, qui remontions sans presque respirer cette longue pente, partis de la plaine de Kénitra pour parvenir au sommet de la colline, à quelques dizaines de mètres de l’Institution des Frères de La Salle. J’ai donc perdu définitivement le chemin qui menait du fleuve jusque vers la librairie où je me rendais, attendant que ma mère vint me chercher.

Par contre presque soixante ans plus tard, et pour avoir pris un faux chemin, je me vois souffrir le martyr en montant pour la première fois à pied cette fameuse avenue d’Alger de nos duels d’antan.

Parvenus au sommet de la côte, sur un large rond-point, un amiral ganté de blanc nous indique le chemin du centre-ville. Je crois reconnaître l’une de ces avenues où les flèches de la cathédrale commencent à poindre. Puis après «le petit resto», c’est la grande place où s’ouvre grande au soleil de presque midi, la façade de la cathédrale Saint Pierre. Nous n’avions fait depuis notre arrivée que la frôler en tram, allant vers Salé. Aujourd’hui je me trouve devant l’édifice qui rappellent toutes les ennuyeuses messes de dimanche, le mariage de mes parents qui surgit sur de vieux clichés noir et blanc, où de petites filles tenaient le long voile nuptial de ma mère, mes tantes Angela et Lucia en tenue de demoiselles d’honneur, d’autres photos de ma première communion, celles de la confirmation, puis enfin avec l’aube blanche, auprès de Jean-François Papini et d’autres de Pierre de Ronsard dont j’ai oublié le nom.

L’édifice est de style néo-byzantin, comme on peut en voir aussi en Afrique noire, d’un blanc immaculé, rehaussé de pierres ocres, et la légende, (mais d’où est-ce que je la tiens) voudrait que mon grand-père, le Nono, aurait hisser, comme le drapeau du pont d’Arcole, ou ce geste de triomphe d’Armstrong sur la lune, la croix au transept de cette cathédrale. Comme maçon il n’eut jamais d’autres titres de gloire que cette légende dont on s’est toujours accommodé.

A l’intérieur les stations du chemin de croix en petits carreaux naïvement composés continuent de rythmer l’espace des murs latéraux, la grande verrière du chœur de style 1900 présente toujours une déposition de croix aux dominantes bleues et la croisée du transept baigne encore de cette lumière adoucie que filtrent les baies latérales. Une petite lumière mystique. Nous sommes seuls à cette heure, ou presque, quelques africains, séminaristes probablement, se recueillent sur une allée latérale et deux magnifiques statues en pierre lourde représentant Jeanne d’Arc les yeux aux ciels, restent la seule surprise dans cet édifice que je retrouve comme si je ne l’avais jamais quitté.

Créés en 1952 par l’ingénieur horticole français Marcel François, les Jardins exotiques de Bouknadel se trouvent sur la route de Kenitra, à environ vingt kilomètres de Rabat. Etendus sur 4,5 hectares, ce site extraordinaire regroupe plus de six cent espèces végétales venant du monde entier, plus de quatre-vingt espèces animales et surtout une architecture très élaborée faite de ponts, d’allées d’étangs, de huttes, de labyrinthes et de volières. Les Jardins de Bouknadel sont d’ailleurs organisés selon trois ordres: la Nature, la Culture et le Didactique. Son créateur écrivit:«C’est finalement vers toi ô Maroc que je suis revenu, et c’est là que j’ai essayé de réaliser, grâce à Dieu, mon rêve de jeunesse: un paysage à la mesure de l’homme où pâquerettes et boutons d’or ne se fermeront jamais! C’est la poésie qui recrée les paradis perdus; la science et la technique seules en sont incapables».

Le jardin ouvre au public après dix années d’aménagement. On y trouve principalement des plantes originaires de Chine, d’Asie méridionale, du Congo, du Japon, du Brésil ou de Polynésie. Mais entièrement privés, ces jardins se dégradent peu à peu et deviennent mal fréquentés. La Fondation Mohamed VI pour la Protection de l’Environnement, avec l’aide des banques, prend en charge ce patrimoine inestimable en 2002, et après plusieurs années de travaux rendant l’esprit du créateur, rouvre ces jardins au public au début de 2005.

14 heure 30

Le tram nous laisse sous un soleil idéal, rendant la ville de Salé qui se profile dans une blancheur que nous n’avions pas l’autre matin. C’est à la gare que nous prenons le taxi en direction de Bouknadel.

La route est rectiligne et sans charme. Le long de la route il n’y a qu’une bande végétale maigre laissée en friche où l’on peut rencontrer des groupes de chevaux entre la chaussée et ces bandes d’herbes abandonnées, des moutons sans pasteur et même des vaches qui n’ont pas grand-chose à mâcher. Tout le long du chemin qui mène aux Jardins exotiques, ce sont des habitats gris et jaunes dans le lointain, à perte de vue, des grues qui continuent de faire monter des immeubles vers le ciel. Parfois ce sont des ensembles plus bas mais comme comprimés, sans aucun espace sinon dans la compacité même de ces habitats tristes et vieux avant d’avoir respiré le neuf. La brique et le ciment laissant apparaitre en toute nudité l’inachèvement de ces ensembles.

Il y a ici un petit côté banlieue de Bogota ou de toute autre ville de pays en développement frénétique ayant poussé dans l’urgence de sa démographie.

Puis sur la gauche, discrètement indiquée, l’entrée du Jardin Exotique. Comme une oasis luxuriante. Il est extraordinaire de penser que ces jardins ont pu être conçus en un temps où ces banlieues n’avaient pas encore poussé, repliés sur cette route, non loin de la mer, mais aujourd’hui entourés comme des lianes vivantes par ces plans d’habitations contrastant cruellement avec ce havre organisé de végétation exotique.

C’est donc une succession d’allées souvent tortueuses où se croisent des espèces végétales qui ne se rencontrent habituellement jamais puisque poussant parfois sous des hémisphères différents et en tous cas à des milliers de kilomètres les unes des autres. Des bassins d’eau surgissent au détour d’une allée, puis des raretés animales cohabitant derrière des protections clôturées, des flamands roses, et des toucans, des grives d’Afrique ou de gigantesques perroquets. Au hasard des rencontres, des arbres surdimensionnés et robustes, créant des espaces d’ombre ne laissant pas même apparaître le cœur de leurs branchages ni même la couleur du ciel à leur voisinage.

Un insolite vivarium aux serpents, dont un horrible tout de jaune fluorescent, des lézards, des tortues, amphibiens, scorpions et mygales…

Puis de fausses portes précolombiennes enserrées de parterre de végétaux aux senteurs de fougères amazonienne, des lianes qui enserrent les pierres comme depuis des ruines dans les jungles d’Amérique Centrale.

Des petits ponts japonais, où d’ailleurs deux japonaises, sur l’un d’entre eux, immortalisent leurs baisers dans des poses sophistiquées. Des ponts indonésiens et des bambous géants, des croassements et des miroirs aqueux où seules les lentilles d’eau en surface brisent l’illusion complète du miroitement des arbres et de tout ce qui s’y reflèterait parfaitement. C’est surtout cette perfection, dans l’harmonie des formes végétales, de l’eau dormante et d’une lumière parfaite qui donne à certains endroits une impression de nymphéas tant la grâce des formes et les épousailles de ces éléments conjugués renvoient à d’exquises abstractions. Ce que je me plais à rendre, si possible, au travers de nombreux clichés qui deviendront des illusions de véritables peintures lyriques. Nymphéas de Bouknadel

Et puis tout au bout des derniers sentiers, la maison d’origine du créateur de cet univers avec, en perspective, des bassins rectilignes à fond de faïences bleues où coule une eau chantante dans une lumière que nous avons eu la chance aujourd’hui de rendre à son meilleur une visite qui eut quelque peu manqué sa perfection sous un ciel troublé.

Sur le bord de la route nous attendons pour le retour, le bus n° 3, celui qui va jusqu’à longer les remparts de Rabat et finit à Bab-el-Had, la porte du marché. Des familles entières attendent, les vaches et les chevaux sont livrés à leur solitude, et c’est avec les yeux encore emplis de lumière que l’on voit durant tout le trajet en sens inverse, les mêmes immeubles identiques, à la droite comme à la gauche du trajet, dans leurs jaunes salis, leur absence de finition, avec la seule modernité fière et affichée, comme souvent dans les pays de pauvreté, la plus grande avancée dans l’inutile en matière de technologie, les antennes démesurées, au sommet des immeubles, de la 5 G.

Entre Bouknadel, la traversée de Salé jusqu’à l’esplanade qui mène au cœur de la ville, des millions d’habitants ont trouvé ici à remplir ce qui fut un espace vierge lorsque nous allions il y a soixante ans à la plage des Nations.

Cette plage aurait pu se faire élire comme la plage du premier matin du monde. La plage d’un «Macondo» africain. Elle avait tous les attributs de la sauvagerie sereine, des grands calmes qui masquent des pouvoirs de traîtrises et de désastres. On l’appelait, sans le dire trop fort, la plage des noyés. Il ne se passait pas trois dimanches sans qu’elle ne rendit son lot de noyés, qu’elle eut happé un malheureux baigneur qu’on retrouvait un jour ou deux plus tard à presqu’un kilomètre du lieu de baignade. Une sorte de plage vénéneuse, et comme les plus belles d’entre les fleurs toxiques, une plage à déserter.

Longue de plusieurs kilomètres sur la route de Kenitra, avec parfois plus de largeur que d’autres plages au sud de Rabat, elle avait d’impressionnantes dunes qui la surplombaient. On ne mesurait jamais ni son commencement ni là où elle finissait. On n’y venait d’ailleurs très peu. Les ensembles immobiliers étant inexistants à cet endroit, on voyait la plage depuis le sommet des dunes et on pouvait garer les véhicules n’importe où. J’ai le souvenir d’un lieu très venté, hostile. Paradoxalement ce n’était pas une plage pour les familles, mais pour les nageurs et les amateurs d’espace vierge.

J’ai le souvenir d’une fin de semaine où nous étions avec Yves Rio, que les vagues que nous affrontions étaient si fortes que lorsqu’elles nous roulaient jusqu’au rivage, on en perdait le maillot. On en riait et on recommençait.

Mais ce n’est pas tant les vagues qui présentaient un danger. Celles-ci malgré la puissance de leur rouleaux, réguliers et d’une grande amplitude, ne faisaient que nous rendre d’où nous venions, sur le sable du rivage.

Le danger venait justement lorsque le nageur franchissait la barre des vagues qui commençaient de se former, là où la mer devient apparemment calme et sans éclat. Passé cette barre, des courants invisibles aspiraient les malheureux par les fonds pour ne les rendre que bien plus tard, jusqu’à les retrouver sur des rivages loin du point de noyade.

Un matin, où Gilles Maumus, un de mes camarades qui figure sur la photo de mes dix ans, était absent, Monsieur Jacquemin le directeur entra en classe et nous dit: «Gilles ne sera pas là, ni aujourd’hui ni demain. Vous serez gentil de vous montrer bien aimable avec lui et de ne pas le brusquer. Sa maman s’est noyée hier à la plage de Témara». La plage de Témara, la plus tranquille et la plus paisible des environs de Rabat.

Drapeau vert, baignade sans danger

Drapeau rouge, baignade dangereuse

Drapeau noir, baignade interdite

A la plage des Nations, c’était toujours entre le rouge et le noir.

Lors de mon dernier séjour en 1965, il y a une photo que j’ai prise de mon cousin François à la plage des Nations. Il se jetait d’un petit muret du haut de ses quatre ans. Je l’ai saisi en plein vol dans le flou photographique du mouvement, et dans un magnifique rire d’enfant avant qu’il ne retombe sur le sable.

C’était la dernière visite à la plage des Nations.

… 

Le bus n°3 nous laisse enfin au feu rouge, face au cinéma Royal. Nous remontons cette rue légèrement courbe qui monte sous des arcades au-delà du square arboré, comme je me vois descendre cette même rue que j’empruntais forcément les après-midi de cinéma.

Et nous revenons ainsi au soleil déclinant vers le Terminus, pour les pop-corn qui nous attendent et le sourire de notre nouvel ami et frère qui apporte déjà le whisky coca et le Médaillon.

Aujourd’hui notre bistrot est relativement calme. C’est le jour où les Rbatis vont à la campagne, ou chez eux, pour ceux qui possèdent une résidence secondaire ou de la famille en dehors de la ville.  Ces samedis sont un peu leur dimanche à eux. Dylan est donc en sourdine, mais l’écran géant fait toujours défiler des vidéos de matchs de légende. Notre table à l’étage est située à hauteur des magnifiques chapiteaux sobres et coloniaux qui sont là, à l’extérieur et qui enveloppent de leur rythme l’édifice depuis les années 1900. Je ne les aurais jamais vus d’aussi près.

-Oui, le meilleur restaurant tout près d’ici, c’est le «Tajine wa Tanjia». C’est à cinq minutes d’ici, sous les arcades, le long du chemin de fer.

Je fais confiance à mon ami et mon frère qui est né dans la vallée du Drââ.

Le long du chemin de fer la rue sous arcades mène tout au bout à cette porte d’enceinte qui s’ouvre sur le quartier des Orangers que j’empruntais en direction de l’école du même nom.

Dès l’entrée du Wa Tanjia, la lumière éblouit de ses projecteurs bleus, rouges et jaunes, un antre de couleurs lancinantes et d’arabesques de ferronneries. On nous propose une table contre un des murs un peu à l’écart. C’est une cuisine de désert, un tajine de chameau. Un virtuose du chant berbère ponctue la soirée de mélismes d’une poésie insaisissable.

Je n’ai pas compris les paroles, mais j’ai été ému vous savez, merci encore

je sais mon ami, au revoir

Nous sommes à Rabat, faisant en même temps une incursion aux portes mélancoliques de l’histoire du grand sud.

C’est par le chemin remontant de la porte des Orangers à la nuit noire que nous rejoignons par les cabossements d’un trottoir autrefois lisse, ce bout de rue jusqu’à notre hôtel.

Dimanche 20 Mars

Le Palais Royal est la résidence actuelle du roi du Maroc. Pourvue de cette cité royale et de tous ses monuments, Rabat peut rivaliser avec ses aînées, Fès et Marrakech. Elle peut aussi se prévaloir de son caractère sacré, qui a façonné son histoire et modelé son paysage. Dâr-el-Makhzen, qui date de 1864, a été érigé sur les ruines de l’ancien palais royal construit à la fin du XVIII° siècle par Sidi Mohamed ben Abdellah. Aujourd’hui plus de deux mille personnes résident dans cette enceinte. C’est un complexe architectural qui s’étend sur une aire immense (pratiquement aussi vaste que la médina!) -le méchouar- entouré d’une enceinte particulière. On y trouve la cité du gouvernement, qui comprend le palais proprement dit, une mosquée, des casernes pour la garde, un collège royal, un petit champ de courses et divers édifices ministériels éparpillés dans de vastes jardins soigneusement entretenus.

On reconnait nettement dans ce palais moderne l’organisation traditionnelle de l’espace palatial hispano-mauresque qui constitue la structure typique des palais royaux marocains: ainsi de la division en trois entités distinctes qui communiquent entre elles. Le méchouar d’abord, partie accessible au public, qui sert de parvis d’accueil pour les grandes manifestations, comme la fête du trône où des centaines de notables du pays, et autant de silhouettes blanches encapuchonnées venues faire allégeance à sa Majesté, célébrant ainsi l’équilibre du royaume. Allégeance ou engagement par lequel les hauts fonctionnaires reconnaissent l’autorité du roi.

Puis la salle du trône avec le diwan, le lieu de réception qui est la partie la plus ornementée et la plus monumentale de l’édifice. Enfin le harem, composé de demeures entourant traditionnellement des patios et des ryads, qui est l’espace privé de la famille royale.

Tous ces bâtiments sont structurés selon le modèle de la maison citadine traditionnelle: orientés vers de vastes jardins et cours intérieures très agrémentés.

C’est ainsi qu’on se présente à la porte des Ambassadeurs qu’on peut déjà voir depuis la fenêtre de la chambre d’hôtel. Deux gardes, filtrant les entrées et les sorties de l’enceinte, nous confirment que la visite du palais commence par la seconde porte de l’enceinte générale, qui se situe avenue Yacoub el Mansour. Donc sur cette avenue menant tout à l’est, vers cette triple porte qui donne sur le Chellah. Avenue montante et rude, dénuée de toute partie ombrée.

Nous sommes reçus dans une sorte de capitainerie somnolente en ce dimanche, où un fonctionnaire nous demande nos passeports et notre provenance. Puis il consigne notre présence dans le palais sur un registre, et nous laisse pénétrer dans cette vaste étendue qu’est le méchouar, totalement plane et sans charme à force d’espace nu et sans relief. D’abord des bâtiments sobres et spacieux, abritant les différents fonctionnaires des ministères aux portes ornées et décorées parfois de mosaïques d’écailles fines.

Au loin, ou ce qui nous paraît très éloigné, la mosquée toute en longueur. Et enfin, derrière celle-ci, le palais et ses deux portes d’entrée frontale.

C’est là que commence le mystère des rituels et des codes de ce qu’il faut faire ou ne pas faire.

Au pied de la première porte, deux magnifiques gardes en costumes traditionnels rouges, la lance au poing. Nous n’allons tout d’abord pas plus loin que le canon qui se situe dans la perspective de la porte, disposé de façon transversale à celle-ci, faisant un très beau plan d’ensemble de l’architecture précédé du canon comme symbole de défense tout en jouant un rôle ornemental.

Lorsque nous nous présentons de manière plus frontale et dans l’axe de la porte la plus haute, il a suffi d’un geste de l’un des gardes, geste serein et ferme à la fois, pour signifier que la tolérance ne permettrait pas que l’on avance de plus qu’il ne faudrait.

La seconde porte, plus basse, semblant être une entrée annexe du palais, est gardée non plus par des gardes en apparat traditionnel mais par des fonctionnaires en costumes et cravates qui paraissent tourner sur eux-mêmes avec force mouvements d’agitation comme savent faire les fonctionnaires qui désirent qu’on prenne leur agitation pour une profondeur d’activité à mener aux yeux de leurs supérieurs. Ils paraissent aussi passablement intéressés par notre présence à voir les regards que l’on perçoit même à distance raisonnable.

Et c’est quand nous parvenons dans l’axe de la porte, bien qu’encore assez éloignés de celle-ci, que l’un d’entre eux nous intime de ne pas aller plus loin, et surtout de ne pas essayer de nous positionner dans l’axe. Et pour que l’on comprenne bien, il insiste de façon assez comique en sautant à pieds joints plusieurs fois (façon de Funès), faisant des gestes de la main et de tout le bras comme pour nous refouler à la manière que ferait un balai, afin qu’on reste sur une ligne imaginaire dans un angle qui lui semblait le plus raisonnable pour la décence et le respect des lieux…

Il est ainsi des énigmes royales que l’on ne saurait percer.

Et c’est paradoxalement par la porte des Ambassadeurs que l’on prend congé du palais royal dans la monotonie de la dernière longue ligne droite du méchouar et que l’on débouche hors les murs sur l’avenue Moulay Hassan d’où nous étions venus.

Nous n’avons donc pas fait un pas de plus dans l’axe des portes d’entrée du palais.

Le roi a eu tort de ne pas nous recevoir, même à l’improviste. J’avais un projet à lui soumettre qui aurait favorisé et rehaussé l’image d’un Maroc de luxe et de volupté avec les peintures numériques que je désirais lui faire partager. On sait l’intérêt que Mohamed VI porte à l’art contemporain. J’avais conçu tout exprès une série qui ne craindrait aucune concurrence en matière d’image pour le pays. Une série intitulée «Fès aux teinturiers» et une autre «Maroc», plus générale, mais dont les assemblages de couleurs touchent à l’âme même du Maroc. Une sorte de condensé des tonalités et des teintes proprement identifiables d’un seul regard, autour de tous les essentiels de l’ocre, des verts et des sables, rassemblés sur quelque vingt peintures dont le but serait d’être tirés et distribués en autant d’exemplaires qu’il en faut pour donner, aux travers d’affiches ou au cœur de spots publicitaires, la plus exceptionnelle symbolique de l’âme du pays en matière de promotion. Le roi aurait pu tout à loisir décliner ces images pour les circonstances les plus variées, telles qu’une vitrine internationale pour l’inscription au patrimoine de l’UNESCO à Rabat ou pour toute autre contribution au rayonnement du Maroc.

On peut rêver…

On en rit encore dans la chambre d’hôtel.

13 heures 30

Depuis l’hôtel, nous sommes à deux pas de Bab-el Rouah, «la porte du vent» ouvrant le rempart sud de la cité, qui donne sur l’interminable et rectiligne Avenue de la Victoire.

Nous avons donc, une fois franchie la porte du vent, l’avenue de la Victoire qui se profile et qui fait presque un effet de mirage à l’horizon tant elle est longue, et sur la gauche, suivant le cheminement du tram, l’avenue que je pense être l’avenue de Dijon ou celle du Maine, celle qui menait vers la maison de André et Claudine, celle où nous venions souvent lors de ce dernier été de 1965. Les chaussées ont tellement été élargies qu’on a du mal à garder son flair malgré l’orientation évidente.

 C’est une longue courbe que je revois mentalement identique à celle que nous prenions quand je promenais le dimanche avec mon père, avec sur la droite des maisons basses encore existantes, quand sur la gauche apparut une minuscule plaque blanche dont les caractères usés et à moitié effacés indiquait «… Olympique 1919». Derrière l’enceinte on peut en effet deviner les bâtiments décrépis et noircis qui furent ceux du club de tennis où je venais parfois avec Bernard Balmelle.

Un peu plus loin, sur un espace dégagé, au pied d’une colline, la Bibliothèque Nationale. Il est évident que je ne suis pas sur la rue de Dijon ou du Maine, ce qui ne m’a pas privé du plaisir d’avoir revu ce chemin que je faisais avec mon père pour rejoindre le stade marocain et sa piste d’athlétisme. (En fait ma mémoire se souvient au moment où j’écris, que pour prendre la rue de Dijon, il fallait continuer après la porte du vent et à quelque cinq cent mètres sur la descente de l’avenue de la Victoire, raccorder sur la gauche la rue où habitait mon oncle André). D’instinct je sais que, d’où nous sommes maintenant, pour retrouver la rue de mon oncle il faut bifurquer sur la droite, rue el Bayroun qui rejoint ce que je crois reconnaître comme la rue de Dijon au début du quartier de l’Agdal.

Des maisons basses sont encore sur cette rue légèrement en courbe, et j’ai la certitude qu’à l’angle de la rue el Battani et ce qui est aujourd’hui un immeuble de trois étages accueillant une Ecole d’Ingénieurs, était la maison d’André. Cette certitude est confirmée par la présence un peu plus avant de l’enceinte des Jardins d’Essais qu’on apercevait depuis le balcon de l’appartement.

Crée en 1914 sur une superficie globale de dix-sept hectares (dix dans la partie en amont, et sept hectares en aval), le jardin, qui a fait l’objet d’une réhabilitation sur Hautes Instruction de Sa Majesté le Roi, renferme des trésors biologiques d’une valeur exceptionnelle.

On y trouve plus de six cent cinquante espèce ornementales et fruitières d’origine diverses: locale, tropicale, subtropicale et désertique. L’arboretum à lui seul renferme une grande diversité génétique constituée de vingt-sept familles réparties en quarante-quatre espèces.

Le jardin abrite un programme de recherche scientifique sur l’exploitation des plantes d’origine exotique, et également une maison mauresque à l’architecture arabo-andalouse avec son musée permanent mettant en relief la thématique de l’eau et de la lumière.

Je n’ai pas souvenir d’être venu bien souvent dans ces jardins. Il existe une photo de mon cousin François, assis sur une pelouse, vêtu d’une djellaba d’enfant, que Angela avait dû prendre lors de mon dernier voyage.

Le soleil est timide à l’image de ces dimanches qui semblent passer au ralenti sous de maigres nuages et une triste grisaille. Ces jardins sont exposés en escaliers descendant en pente douce depuis l’avenue de Dijon, jusqu’à l’avenue de la Victoire où, sur l’autre côté de celle-ci, se trouve l’autre partie des jardins.

L’esprit de géométrie saute aux yeux dès les premiers paliers, avec ces bassins rectilignes aux bordures bleues, abritant nénuphars, grenouilles et anémones. Des enfants, comme mis en scène sur une peinture, jouent lentement à faire trainer leurs mains dans l’eau ou naviguer des navires en papiers au rythme triste de ce dimanche. Ce jardin respire le temps immobile qui a passé. Je les regarde partir jusqu’à disparaître du tableau avec leur mère, longeant la rue de Dijon, me disant qu’il y a longtemps cela aurait pu être François et moi.

Des bassins circulaires sans jets d’eau, aux fonds bleus mouchetés de jaunes, de vert émeraude et de pièces de monnaie, composent des tableaux imaginaires de peintures abstraites que j’aurais bien proposés au roi…

Des arbres gigantesques et centenaires longent les allées descendantes, et des fontaines posées à intervalles réguliers sur des géométries à la française ponctuent le long cheminement qui mène vers l’avenue de la Victoire où commence, de l’autre côté, la seconde partie des jardins.

Le soleil réapparaît franchement pour éclairer magnifiquement les parties arabo andalouses où, là encore, la mise en scène fait entrer en jeu deux jeunes adolescentes qui posent et se photographient dans la nonchalance de leurs gestes, sous les orangers et les bougainvilliers géants, les bassins d’eau, les magnolias, les arbres à pigments vifs et quelques tonnelles qu’enrobent des glycines. Dans le plus beau des soleils et dans la plus lente indolence du dimanche.

En sortant des jardins, nous nous trouvons aux deux tiers de l’avenue de la Victoire, c’est-à-dire que nous avons descendu celle-ci presque jusqu’à l’extrémité sud de cette longue ligne droite. Il y a quasiment deux kilomètres pour remonter jusqu’à la porte du vent que l’on aperçoit tout là-haut dans l’axe même de l’avenue.

Cette porte du vent se distingue des précédentes (Oudaïas et Zaaer), par sa monumentalité et la richesse de son ornementation. Son arc outrepassé, déployé entre deux tours, s’inscrit dans une bâtisse massive rectangulaire. Sa façade de couleur fauve, surtout à cette heure où le soleil inonde la pierre, s’orne de deux arcs décoratifs aux lobes semi-circulaires et pointus, qui dessinent les lignes fondamentales et confèrent à l’ensemble la majesté et la robustesse. C’est cette porte que j’ai franchi des centaines de fois revenant des dimanches au bord de la mer. Et puis on la voit depuis les deux kilomètres et demi à l’autre extrémité, comme un arc de triomphe. C’était comme la véritable arrivée chez nous. Cette magnifique avenue de la Victoire que nous remontons dans sa presque totalité est une sorte de Champs-Elysées de Rabat, avec ses larges trottoirs et ses arbres taillés à la manière de cubes de feuilles drues sur toute la longueur de l’avenue.

C’est en franchissant la porte des Orangers, qui ne porte pas de nom, mais est située entre la porte du vent que nous venons de franchir et la porte du marché (Bab-el-Had), que nous pénétrons dans le quartier dit des Orangers. Je reconnais, au-delà des murailles, franchissant la rue qui les longent, les petites rues qui font pénétrer dans un dédale de ruelles, de maisons basses, et de villas occidentales. C’est la seconde sur la droite qui mène vers l’école du même nom. Cette partie de la ville est devenue grise à force de s’être oubliée dans le temps, d’avoir peut-être refusée de se voir vieillir. Et puis un voile de nuages est venu accentuer cette impression désagréable de ne pas retrouver l’aspect riant qu’avaient ces lieux privilégiés d’orangers et d’arbres aux feuilles grasses et taillés comme tous ceux de la ville. Nous cheminons dans cette petite rue qui coupe à angle droit bien d’autres petites rues où les oiseaux, dans le calme de ce dimanche se font plus entendre dans les jardins des nombreuses villas. C’est après que la rue a dessiné une légère courbe sur la gauche qu’on rencontre un mur assez élevé, et immédiatement après, la rencontre de l’avenue des orangers qui donne son nom au quartier et à l’école qui apparaît à main droite. L’absence d’orangers est par ailleurs devenue énigmatique. Il me semble avoir encore les senteurs des oranges en mémoire, tant ces arbres étaient en quantité abondante.  Au lieu d’orangers, ce sont encore des arbres d’hiver, somnolents et dépouillés qui longent le trottoir naguère plongé dans l’ombre de feuillages drus et riants. Le soleil rayonnait sur la blancheur des murs et les plantes grimpantes se hasardaient sur le flanc des maisons, là où la négligence et une désolation d’ensemble se dégagent de tout le quartier. L’école est évidemment close. On peut lire un panneau en langue arabe et en une autre langue aux caractères presque grecs (un arabe classique?), ce qui laisse à penser que le français n’y est plus privilégié. Les trottoirs à hauteur de la grille d’entrée sont éventrés et les herbes de l’oubli poussent comme dans la rue Taillandier. La perspective sur la cour ne laisse apparaître aucun arbre et les dimensions de celle-ci plus petite que ce que ma mémoire avait conservé de ces murs où, juin arrivant, on vendait des objets exposés au pied des murs et la valeur marchande n’était pas de l’argent, mais fixée par un certain nombre de noyaux d’abricots. La plus grande fierté était d’arborer un sac volumineux remplis de noyaux. Le jeu consistait à toucher avec des jets de noyaux, depuis une certaine distance, l’objet convoité, un nombre de fois préalablement établi entre le vendeur et celui qui voulait se l’approprier. C’était des soldats de plombs ou de plastique, des cartes postales, des vignettes publicitaires, et tout un tas de futilités qui faisaient rêver les petits que nous étions.

On ne s’attarde donc pas plus, devant ce sentiment d’abandon et de vieillissement que ces Orangers perdus dans la somnolence d’une après-midi désertique, ont laissé en moi.

Le chemin mène maintenant immanquablement vers la porte d’enceinte à deux pas de Saint François. C’est là que je suis né, c’est là que ma mère est née aussi, dans cette clinique qui est toujours dressée face à l’église saint François d’Assise. Sur le portail, il est indiqué dans le plus pur style rbati administratif, «Hôpital de Maternité et de Santé Reproductrice les Orangers».

Et puis, l’église. Sans autre intérêt que d’avoir accueilli dans la cour adjacente, le patronage des jeudis après-midi. C’est à cette époque que je découvrais avec ravissement ce que le curé de la paroisse nous montrait de films accessibles pour des enfants de nos âges. C’est dans ce patronage que j’ai dû connaître les frères Polizzi, Bernard et Joseph qui seront ceux avec qui je partagerais toutes les impressions et les univers imaginaires que faisaient sur nous les westerns et les capes et d’épées que l’on commentera par la parole et par l’action, dans les jardins sauvages, face à l’immeuble des grands-parents, avenue Mohamed V. J’ai souvenir du plus comique des Laurel et Hardy, véritable chef d’œuvre,  Laurel et Hardy au Far West, devenu un immanquable du genre, ainsi que toute les séries du duo comique, des Chaplin et des Joselito.

Cette église était bourrée à craquer les dimanches matins lorsque j’accompagnais parfois Angela. L’espace étant plus réduit qu’à la Cathédrale, elle était rapidement saturée. C’est aussi l’église où Lucia avait décidé de se marier en 1963, à la quarantaine passée, avec Laurent Rio qui devint en quelque sorte un nouveau tonton tardif.

Il avait été décidé qu’à l’heure convenue du mariage tout le monde se donnerait rendez-vous devant l’entrée de l’église. Mon Nono, comme toujours partit longtemps avant les autres pour se rendre à la cérémonie. Il aimait habituellement déambuler ou flâner avant l’heure d’un rendez-vous, et partait en solitaire, endimanché, en costume cravate qu’il portait à merveille.

A l’heure dite, tout le monde était présent, famille et amis. On attendait avec étonnement et inquiétude le Nono parti bien avant. Il ne vint jamais. Ce fut un mariage qui eut un petit côté dramatique, puisqu’après qu’on eut retardé la cérémonie de plusieurs minutes, peut-être d’une demie heure, le mariage fut célébré non sans un sentiment d’inachèvement, le père de la mariée s’étant volatilisé.

C’est ainsi, pour épilogue, que le Nono n’assista pas au mariage de sa fille aînée, ayant attendu longtemps, seul, devant la cathédrale Saint Pierre alors que le mariage eut lieu à Saint François d’Assise.

Et Nonina de dire: «Ma! è stonato il nonno!», ce qui peut se traduire du sicilien par«mais il est étourdi le grand-père!», avec une nuance intraduisible qui fait la part aussi à la notion péjorative d’un âne buté qui n’en fait qu’à sa tête.

Tellement stonato le Nono que la première fois qu’il prit l’avion à soixante-dix-neuf ans, un peu agacé de ne pas sentir l’avion décoller, il demanda à l’hôtesse «mais quand est-ce qu’on démarre? », il se vit répondre «mais monsieur, nous sommes au-dessus de Madrid». J’ai eu un grand-père maternel qui relève de la légende…

L’église était close. C’est depuis les arcades, de l’autre côté de la rue, qu’on a fait un cliché pour le souvenir.

-vous n’avez pas le droit dit une jeune fille passant devant nous, indiquant les gestes que faisait le policier dressé au pied des marches de Saint François.

Sur la photo on verra en effet le pauvre fonctionnaire agiter les bras en signe de mécontentement.

Ce qui nous apprend que les marocains sont très méfiants quant aux prises de vues qui laisseraient des traces du visage d’un quidam qu’on pourrait éventuellement reconnaître.

On pense encore aux sbires de ce matin au Palais Royal. Pas le droit non plus de photographier les cimetières, pas le droit de prendre le visage des femmes etc.

Le ciel est couvert sans être menaçant, les rues un peu humides et moites dans ce périmètre en lisière de la médina où les terrasses de café sont saturées. Nous flânons au milieu des librairies ambulantes, nombreuses du côté de la Poste. Le café de la Renaissance est brillant de ses mille feux et de ses couleurs de fruits. Puis à l’angle de l’avenue, je tiens à en avoir le cœur net. L’ancienne rue de la Paix, aujourd’hui rue Gazzah, après avoir été rue de la Libération, est riche en immeubles de style colonial, dont le très bel hôtel de la Paix, et c’est aussi une rue mythique qui abritait la quincaillerie d’un malicieux juif albinos, aux lunettes à verre épais, qui me faisait un peu peur, Monsieur Chicheportiche. Le magasin était saturé de l’odeur du savon et d’une anarchie de mille ustensiles en plastique et en métal léger. C’est aujourd’hui un très chic magasin d’objets d’art avec éclairage tamisé. Je n’ose y pénétrer pour mesurer mentalement l’espace et les volumes de l’ancienne boutique.  Mais le plus important était à l’angle de la rue, Le Nain Bleu. Le seul magasin de jouets de toute la ville. Existerait-t-il encore? Eh bien, il est encore là, bien vivant avec ses toiles bleues et ses deux vitrines donnant, l’une sur la rue de la Paix et l’autre sur la rue à arcades qui remonte vers la gare. C’est le magasin qui est à l’origine de tous ces objets de désirs que peuvent déclencher ces lieux de rêves d’enfant. J’y cherchais surtout les modèles réduits de voitures à l’échelle 1/43, en particulier celles des marques Dinky Toys et Solido. Et mes parents m’en offraient généreusement à certaines occasions. Je rangeais ces petits trésors sur le manteau de cheminée de ma chambre, et n’osais que rarement les faire rouler de peur de les abîmer. A m’en rendre malheureux. Ces voitures miniatures finiront bien plus tard dans le capharnaüm de la chambre de mes cousins qui ne prirent pas tant de soins avec ce qui n’était, pour eux, que des jouets qui ne demandaient qu’à s’entrechoquer.

Devant cette vitrine du Nain Bleu, j’eus probablement ma première interrogation sur l’avenir, ma première question métaphysique. Une réflexion sur le temps et sur la finitude déjà, à l’âge de sept ans peut-être, qui peut se résumer ainsi:

Si je devais mourir maintenant, devant cette vitrine, qu’est-ce que j’aurais manqué sur cette terre?

La réponse est venu cet après-midi, au même endroit: plus de soixante années de mon existence pourrait défiler sans qu’on omette un seul instant. Voilà ce que j’aurais manqué.

Nous faisons notre provision de vin à la petite cave qui jouxte le Terminus. Sur quelques mètres carrés, à peine éclairés les clients (ceux du bar?) entassent les bouteilles dans des cabas, des sacs, on croirait qu’ils s’approvisionnent pour tenir un siège.

Ce soir nous restons fidèles au Bar Terminus où nous sommes attendus, si j’en crois la célérité que mettent les serveurs à nous indiquer les bonnes tables disponibles à l’étage. L’ambiance des grands soirs est revenue. Au comptoir, dans la lumière rouge, les buveurs sont au coude à coude, les petites canettes de bière envahissent les tables et Dylan a repris du volume sonore.

C’est l’heure où le ciel se découvre dans un franc crépuscule, les éclairages commencent aussi de jalonner l’avenue, et du haut de notre étage on peut voir l’essentiel de cette carte postale féérique du cœur même de Rabat. J’ai comme le pressentiment que c’est la dernière fois que j’assiste, depuis ce Terminus mythique et de ses rangées de piliers à hauteur de notre regard, la féérie qui crible de lumière cette fin du jour.  

Lundi 21 Mars

Encore un soleil sans nuage au réveil. Ce sera forcément une journée de lumière pleine.

C’est par le tram que nous descendons à l’arrêt du 16 Novembre, en lisière de la Tour Hassan en majesté. Arrivé sur le bord de la rive du Bou Regreg, les quais d’aujourd’hui ont été très largement élargis qu’ils en font une véritable promenade rectiligne.

Malheureusement la piscine du Club Nautique de Rabat, sur cette rive, a été détruite. C’est là que j’ai appris à nager vers sept ans, me laissant guider par un géant qui n’était autre que le gardien de but de l’équipe du club de waterpolo. Il était russe, s’appelait Ignatiev. Avait-il dix-huit, vingt ans? Il est le seul à ma connaissance qui eut pied dans cette piscine et quand il levait les bras il est rare que le ballon passât au fond des filets. Le club du CNR partageait ses adhérents entre ceux du club proprement dit et ceux du CVAR (Club de Voiles et d’Aviron de Rabat), ces derniers étant plus turbulents, et aucun ne faisait ni de la voile ni de l’aviron. Les rivalités et les provocations entre les bonnets rouge et bleu et les vert et blanc étaient incessantes. Il y avait parmi les plus âgés des adolescents, des figures de matamores et des enfants de milieux défavorisés qui trouvaient là un exutoire bien innocent. Un de ceux-ci allait devenir une vedette de la fin des années soixante, Vigon, qui eut probablement la fierté de fréquenter, du moins une photo en atteste, Johnny et Sylvie. Et sur une autre photo, on le voit aussi poser avec Jimmy Hendrix à ses débuts, à qui il ressemblait par le métissage et le chapeau cherokee. Il avait peut-être seize, dix-sept ans lorsqu’il faisait le beau à la piscine.

C’est là aussi que la fille Van Den Buch (Véronique?) jouait les sirènes, plongeant inlassablement, fendant l’onde et les cœurs, et ressortait luisante, la peau tannée et brune comme un pain d’épice.

La piscine disparue (il ne reste que de très rares vestiges photographiques sur internet), les quais permettent certainement, pour ceux qui prennent le temps, de longues flâneries sur cette rive largement aménagée. Tout au bout du quai, une sorte de galion se positionne merveilleusement comme observatoire permanent de ces lieux sublimes.

La lumière du matin présente la dernière boucle du Bou Regreg avant qu’il n’embrasse, en passant au flanc de la citadelle de pierre, la casbah des Oudaïas, et ne se jette dans l’océan.

Celle-ci, depuis les quais de cette rive, apparaît émergeant dans la lumière comme un îlot au-dessus de son rocher, tout à la pointe extrême de la ville. Cette lumière, à ce moment optimal du jour, en rend le moindre relief comme des ciselures blanches et de taches de couleurs entre le fleuve et le ciel dans sa pleine pureté. Dans une parfaite harmonie, le tableau présente trois nuances de bleu. Celui du ciel, celui du fleuve plus sombre, et celui des bateaux, le plus souvent des barques bleues.

Une ou deux fois des pêcheurs à l’affut nous hélèrent, nous proposant une traversée en barque pour quelques dirhams.

Pour varier la perspective, il faut passer de l’autre côté du fleuve, enjamber l’immense pont, à deux stations de tram de distance, sur la rive de Salé.

Après le port de plaisance tout nouvellement aménagé, nous pénétrons dans l’enceinte de la Marina et ses longues rues parallèles qui longent le Bou Regreg. Les constructions sont tellement récentes que la plupart des appartements ne sont pas encore habités, les emplacements réservés du rez-de-chaussée indiquent seulement par des panneaux ce que seront les futures activités commerciales.

 Un des rares commerces déjà en activité est une agence de location de véhicule. Devant l’entrée trône une superbe Lamborghini du plus électrisant rose métallisé, avec deux hôtesses souriantes, donnant au quai une petite allure de Miami sur Rabat/Salé …

….

Depuis ces alignements de petits immeubles, la vue sur l’autre rive est à couper le souffle. Le regard porte jusqu’en amont de la tour Hassan, et se perd jusqu’à la pointe extrême de la citadelle des Oudaïas. Avec le fleuve qui souligne, en plan intermédiaire, la panoramique unique du paysage.

Entre les allées de la Marina et le fleuve, il y a un gigantesque espace naturel, sablonneux et laissé en friche peuplé d’oiseaux et de varechs, où l’on peut longer de près les quais où sont accostés les bateaux. Certains sont de très vieux pointus sur le dos, qui attendent d’être repeints, d’autres sont simplement échoués à même le sable, paraissant abandonnés, d’autres, des thoniers sont au flanc du quai, et la tonalité qui en ressort est toujours ce bleu marqué de quelques liserés de jaune ou de rouge sur les coques, avec tout en fond de tableau, les mille nuances colorées de la casbah juchée sur son ciel.

C’est une harmonie ancestrale et unique que cette alliance du fleuve impassible, des taches mouchetées que font les barques, et du ciel comme un drap bleu, que pas même Marrakech ou d’autres villes du Maroc ne sauraient avoir: l’alliance de l’eau, du ciel et de la ville entre les deux.

Avant l’embouchure, les espaces sablonneux font place à la vraie plage de Salé, comprise entre l’extrémité de la Marina et la rencontre du fleuve et de la mer.

Nous marchons longtemps sur ces étendues grisâtres jusqu’à une jetée où les vagues inlassables viennent frapper, dans un grand boucan océanique, la pierre, se métamorphosant en de grandioses giclées vers le ciel et disparaissant en de diaphanes voiles d’embruns.

Et c’est au pied de la citadelle et de ses murailles que se fait la jonction du fleuve et de l’Atlantique dans des remous impressionnants.

Nous immortalisons, au pied de la casbah, quelques clichés de nous, avec des bouquets de genêts, des fleurs sauvages de ce début de printemps, et les sinuosités naturelles du relief.

De l’autre côté, sur la vaste étendue plane qui donne sur le vieux Salé, on aperçoit dans un halo lointain et presque indistinct, le cimetière musulman fantomatique dont on devine les taches minuscules de jaunes, de rouges ou de vert.

Revenus vers la Marina à près de midi, nous rêvons devant un verre de rouge de Meknès, dans l’un de ces restaurants du port de plaisance à peine sorti su sommeil.

Par curiosité, nous pénétrons dans une somptueuse agence de promotion des marinas, l’agence Fairmont, promotrice des plans d’ensembles urbanistiques. Le catalogue est éloquent, et l’on se prend encore à s’imaginer propriétaires d’un deux ou trois pièces face au fleuve, sur une terrasse avec vue tout à la fois sur la Tour Hassan et sur la casbah, la rive aux thoniers et aux barques bleues.

Pourrais-je réellement habiter de nouveau dans une ville qui m’avait vu enfant, mais vidée de tous ceux qui surent m’aimer, développer mon éclosion et protéger mon âme?

Et puis les dangers, les risques de ces plaques tectoniques civilisationnelles qui nous sont inconnues, qui se réveilleraient un jour… Le Maroc a vécu en paix, d’une paix royale entre 1912 et la fin des années soixante. Quarante-quatre ans exactement jusqu’à l’indépendance reconnue de 1956. Puis les occidentaux sont partis progressivement, dans le calme. L’œuvre de Lyautey a été reconnue par la royauté et le Maroc en garde un souvenir respectueux. Les cendres du Maréchal, en 1961, lors du rapatriement vers la France et le Panthéon, ont été saluées silencieusement tout le long de l’avenue Mohamed V. Le Maroc a su éviter les fins affreuses de l’Algérie française. Qu’en sera-t-il demain dans ces pays où nous avions grandi ensembles?

Dans la médina, nous allons au gré des couleurs, des parfums, hostiles ou non, à la rencontre de portes ciselées, de ruelles sombres. C’est l’heure où le soleil est encore très haut.  Nous pénétrons dans le Marché Central où les étals des poissonneries viennent à peine de passer les grands jets d’eau, et dans la direction du sud, franchissons Bab-el-Had, la porte du marché.

C’est en fait le débouché d’une très large place, un nœud où stationnent les bus, les cars qui sortent de la ville. Une sorte de terminal au pied des remparts, le point de rencontre de ceux qui partent et de ceux qui arrivent. C’est aussi le lieu où règne une grande confusion, où certains véhicule stationnent comme ils peuvent, chargés d’animaux de la campagne, de meubles et de tout ce qui fait la rencontre de la ville et des banlieues éloignées.

C’est donc en taxi que nous prenons la direction du bord de mer. La sortie de la ville est interminable. Je ne reconnais rien de ces quartiers qui mènent vers le sud, dans le grouillement d’une circulation intense, d’immeubles vieillis, de commerces de rue, de triporteurs et de marchands ambulants. De cliniques en tout genre. Beaucoup de cliniques dentaires. Dans des immeubles on ne peut plus troubles. Le chemin s’éclaircit et la circulation se fluidifie lorsque nous approchons les bords de mer.

Et puis nous passons devant un long mur blanc et une entrée au-dessus de laquelle on peut lire «Pax». C’est là le cimetière chrétien, à l’écart de la ville. Le lieu de larmes et de souvenirs pour Nonina qui a enterré dans les années trente, le premier de ses garçons, le premier André. Je n’ai pas le cœur d’y aller, ni d’y revenir un autre jour. De même que Cécilia me proposait d’aller à Aïn-el-Aouda. Mais la ferme familiale a disparu. Des témoins m’ont raconté qu’en un premier temps les bâtiments servirent d’entrepôts pour les troupeaux itinérants, puis bien plus tard, tout fut rasé, même la maison. Il ne resterait donc plus que la terre revenue à son état primitif. Quant au village il est certainement méconnaissable tant la corne de Rabat a poussé jusqu’à avoir englobé le village. Pauline y est morte à trente-trois ans et je n’ai personnellement que de vagues réminiscence du village lui-même. Que sont devenues l’auberge du « Lapin qui fume» et la boulangerie des Foulana? Des vestiges pour la mémoire.

Le taxi s’engage un certain temps sur un tronçon autoroutier, ce qui fait que l’ancienne route côtière, sinueuse et parfois dangereuse, a disparu, soit elle se situe bien plus près des falaises surplombant la mer. C’était une route serpentant le long des rochers hostiles et périlleux où parfois jaillissaient des écumes de vagues qui venaient frapper les creux des rochers et parvenaient tout là-haut sur notre passage à lécher d’embruns nos véhicules.

Le taxi finit par rejoindre une route plus conformément près de la mer. Nous croisons des anses formant de petites criques que je crois déjà reconnaître, et après le panneau signalant Témara, il nous dépose au lieu indiqué Plage des Sables d’Or. Il aurait pu nous laisser n’importe où ailleurs que devant ce panneau dont je veux bien croire qu’il s’agit de l’endroit sauvage et quasi désert qui était celui que j’avais connu, aujourd’hui peuplé de petites maisons de bois, de quelques débits de boissons ambulants et de chemins étroits menant à la plage.

C’était une des plages que nous fréquentions le plus souvent le dimanche. Il y avait aussi les contrebandiers et surtout avec l’oncle André nous allions plus loin, sur l’une des plus isolées, la plage de Skhirat.

Avec l’Atlantique on comprend immédiatement les mouvements de la mer. Les contours et les récifs semblaient faire émerger une sorte de ville d’Ys à marée basse. Et là nous arrivions à marée montante. Il est donc impossible d’apercevoir, ce qui faisait la physionomie si particulière de cette plage, l’étonnant banc de rochers faisant face au rivage, se révélant progressivement couronné d’un bloc surmontant l’ensemble comme un chapeau ou une tour de tank nettement visible à marée basse, donnant de l’ensemble l’étrange similitude avec un sous-marin émergé. Ces bans rocheux étant totalement engloutis à marée haute.

Et puis la sensation si particulière du sable sous les pieds. Un sable réellement doré et fin. Et sur la gauche du rivage la grande jetée de rochers avec tout au bout à contrejour, le phare.

Avec Cécilia, nous jouons de la position du soleil, des vagues à rythme sonore et régulier. On dispose de chaises de plage et d’un parasol abandonné, comme il y en a, étrangement au hasard, à distance, sur toute l’étendue de la plage, pour donner du relief et un cadre à nos portraits, dos aux vagues et au rivage. L’étendue est quasiment déserte, on n’aperçoit que quelques groupes épars au loin, et seulement le bruit monotone et régulier de la marée qui continue imperceptiblement de réduire la bande de sable dans sa largeur. Le soleil est déclinant mais encore haut dans le ciel. Nous marchons à l’opposé du phare sur la bande de sable au plus près du rivage jusqu’à de petites dunes sur lesquelles sont des habitations d’été. Au pied de celles-ci, des massifs de plantes grasses et vertes, avec quelques touches de fleurs roses ou mauves contrastant vivement avec la blancheur dénudée des sables. Certaines de ces maisons paraissent abandonnées, aux marches de bois souvent disjointes, et depuis la terrasse de l’une d’elle, des perspectives s’ouvrent sur l’ensemble de la plage avec le phare presque disparu dans un halo à l’horizon.

Face au soleil déclinant mais encore fort, des avalanches de clapotis de vagues, de lumière insolemment réverbérée sur des rochers crochus et sur les sables brunis et lissés par les flux et reflux du rivage.

Deux cavaliers apparaissent, cheminant lentement le long du rivage, jusqu’à offrir le plus beau des Gauguin à contrejour jamais peint.

Dans ces espaces désertés, une seule oasis parmi les maisons fantômes, la «Felouk», le seul hôtel ouvert en cette saison, où nous prenons un verre derrière une immense baie vitrée, pour y vivre le spectacle permanent et immobile de ces immensités, en attendant ces fameux couchers de soleil qu’aime tant Cécilia.

C’est vers dix-neuf heures trente ou plus que le soleil semble rejoindre le phare tout au loin, que la surface de la mer se couvre d’une pellicule d’argent et qu’à contrejour les rochers forment des masses obscures et fantastiques avec lesquelles s’inscrivent violemment en contrepoint lumineux, les sables dorés.

La dernière photo est une prise de Cécilia, totalement silhouettée dans le contrejour, regardant le ciel avec une sorte de grosse explosion solaire à l’horizon et le phare sur l’arrière-plan, une chaise vide au premier plan.

Comme un au-revoir à ces sables que je ne reverrai probablement plus.

Ces abords de la plage, où les voitures garaient sur des petits chemins de sables froids, mangés de joncs, depuis lesquels l’on voyait déjà la mer, ont fait place à de somptueuses villas à portails ostensiblement ornés et démesurément élevés à proportion de l’idée que se font les propriétaires des lieux. Quelques maisons modestes demeurent parmi ces riches villas, mais la mer n’est plus visible d’aucun endroit.

Pour ces maisons riches ou moins riches, de partout le sable s’impose.

Sur le chemin du retour, le taxi semble prendre cette fois la route que nous prenions au plus près de la côte déchiquetée. Sur le bord, des vendeurs d’énormes pastèques qu’on avait mal à embrasser complètement tant elles étaient volumineuses, attendaient le passage des baigneurs près de leurs carrioles chargées plus qu’il n’en faut. Des paillotes abritaient des vendeurs de poissons encore frétillants dans d’immenses paniers, et le soleil bas faisait d’impressionnantes ombres sur le devant de notre retour. Les paillotes ont disparu, les vendeurs de pastèques, apparemment n’étaient pas là aujourd’hui, mais les ombres se profilent toujours devant nous dans une lumière crépusculaire qui sculpte les reliefs comme coupés aux angles, et rendent d’hallucinantes saturations de tons sur des paysages que je crois reconnaître par endroits. Comme dans un film qu’on n’a plus vu depuis longtemps, il est une illusion, ou est-ce une réelle réminiscence, d’avoir traversé tel ou tel paysage, cheminé sur telle ou telle route. Ce qui est très nettement l’impression ressentie en ce retour de plage.

Posant le regard à l’opposé du rivage, sur les mamelons qui se dressent à l’intérieur des terres, certaines barrières en bois en forme de rectangle barré sur leur diagonale, et certaines maisons posées à l’écart, me disent que ce sont celles que je rencontrais lorsque nous longions ces rivages. Avec ce sentiment, si on peut dire, de «déjà vu» dans un chaos d’images qui, elles, sont les paysages reformés d’aujourd’hui.

Mais toujours dans cette lumière si particulière du soleil qui se couche. L’impression est encore plus forte à mesure que nous pénétrons dans Rabat, par les tortueux virages qui précèdent l’entrée réelle dans la ville. Ces immeubles bas qui recevaient les jours de grosses vagues les embruns et les écumes léchant presque le devant des édifices, les jaune et les teintes blafardes que prenaient soudain les fins du jour.

Et puis au détour de quelque virage, la mer disparaît sur notre droite et nous voici rendus près des remparts de Bab-el-Had. La lente remontée après le marché central sur l’avenue Mohamed V à peine encore dans le jour mais subtilement éclairée jusque chez notre breton du «Petit Beur». Le joueur de luth continue depuis toujours la longue litanie, esquissée du bout des doigts, et paupières closes, cette histoire fiévreuse du désert éternel.

Mardi 22 Mars

Je ne suis jamais allé au Lycée Descartes. Je ne saurais même dire où il se situe.

Pas plus que le lycée Gouraud où la génération qui m’a précédé avait fait ses études. Je sais que l’architecture de ce lycée était dans la lignée des édifices coloniaux du centre-ville. Lorsque j’eus fini mon cycle d’école primaire à Ronsard, mes parents ont pris la décision que j’irai à l’Institution La Salle où était déjà le cousin Georges. Après la déception de ne pas suivre Balmelle et tous ceux qui avait été mes collègues du primaire à Descartes, je me suis rendu conscient de mes capacités d’adaptation. Cette dernière année passée en sixième, dans un lieu où je ne connaissais personne, fut une des plus belles tant l’organisation et la qualité de l’Institut était de haut niveau.

Le mini bus gris Mercédès conduit par le frère André venait me prendre à l’angle de ma rue pour poursuivre vers le quartier de l’Agdal où le ramassage scolaire commençait. Il y avait peu de place dans le véhicule, une dizaine, et chaque matin on avait droit à un circuit qui menait sous les peupliers d’une belle forêt. Lorsque la tournée était accomplie, nous longions pour finir, sur toute leur longueur, les remparts à l’est de la ville. On passait donc devant la triple porte qui donne sur le Chellah, et on continuait jusqu’à la descente d’où l’on apercevait la plaine du Bou Regreg. C’est dans cette large descente que se situait l’ambassade des Etats-Unis. Je me souviens que durant toute la fin de l’année 63, le drapeau américain était cerclé d’un bandeau noir. On appelait ça un drapeau en berne.

L’Institution avait aussi un goût très sûr pour l’organisation de séjours à la montagne ou à la mer durant les vacances ponctuant l’année, dans des régions d’exception, ou simplement pour des sorties d’une journée, mais toujours merveilleusement ciblées. J’ai ainsi fait connaissance sur le sable d’une plage idyllique, avec le premier scorpion que je ne vis jamais en remuant maladroitement une lourde pierre. Je fis connaissance avec des cèdres du Liban géants ployant sous la neige des vacances de Noël du côté du Moyen-Atlas.

Ce matin, ce n’est pas par cet immense détour que nous rejoindrons l’Institution La Salle, mais par le chemin qui était celui que je faisais habituellement à pied venant de l’école jusqu’à la maison. L’orientation en est facile. Il suffit de prendre, depuis notre hôtel, l’avenue Moulay Hassan, passant devant l’immeuble des Phosphates et rejoindre sur la droite légèrement en montée la partie haute de l’avenue d’Alger. Comme dans d’autres quartiers, le temps a passé, les rues se sont élargies, des immeubles neufs se sont installés et ont eu tout le temps de vieillir. Je reconnais à leur vétusté certaines constructions qui ont bravé la frénésie de construction, mais j’avoue ne pas avoir située la fameuse clinique Dubois-Roquebert que je croyais être à mi-chemin sur la montée de l’avenue d’Alger. C’était la clinique du chirurgien du roi.

A-t-elle disparue, elle aussi ?

Mais par la plus grande des surprises, une enseigne modeste indique, au-dessus d’un immeuble décati, «Office d’information». Ça y est! C’est en y pénétrant que nous savons que le Maroc n’est pas encore tout à fait décarboné!

Nous sommes reçus par un personnel d’une grande gentillesse, mais complètement affolé devant notre demande de plans de la ville et de renseignements pratiques. On ne vient plus depuis bien longtemps chercher ici ce qu’il reste de prospectus et de vieux plans concernant la ville. Et pourtant on nous déniche plusieurs guides touristiques en français, en espagnol ainsi que des plans anciens de Rabat. C’est maintenant plus pour le souvenir que pour faire usage de ces précieux documents durant ce séjour qui tire plutôt à sa fin.

L’avenue d’Alger culmine sur ce grand rond-point avec à droite la montée vers l’ambassade des Etats-Unis (que le petit Mercédès descendait tous les matins), la descente vers la Tour Hassan au milieu, et sur la gauche, la discrète rue de Tunis (?), légèrement en courbe, où était l’Institution de la Salle. Aujourd’hui rebaptisée Institut Culturel du Bou Regreg. On y enseigne toujours. Depuis la maternelle jusqu’à la fin du secondaire.

Il y a du monde à l’accueil. On nous demande de patienter un moment. Quelques minutes plus tard, c’est le Directeur de l’établissement lui-même qui se présente et nous fait les honneurs de la visite. La cour de récréation est toujours sur la même structure, avec un vaste espace dégagé, mais sans arbre et sans ombre, avec le léger mouvement arrondi que font les enfilades de classes et les piliers bleus à rythme régulier, constituant le corps de l’établissement. Puis proche de l’entrée, l’escalier qui grimpe aux classes de l’étage. Depuis le haut, j’ai souvenir que les jours de rêverie et de paresse, je me perdais dans la vue délectable sur ma gauche, de la plaine du Bou Regreg qui se perdait dans les vapeurs d’un paysage indistinct à l’horizon. C’est l’heure de la récréation au moment où nous arrivons. Pour les photos souvenirs il faudra attendre que la cloche sonne… Le Directeur nous fait la visite du sous-sol où une belle salle de projection a été aménagé tout en ayant l’air de déplorer que l’espace de la chapelle ait disparu. Chapelle sombre où se déroulait à tour de rôle, les confessions auxquelles devaient se soumettre à un aumônier ceux qui était en préparation de la communion solennelle.

Lorsque la cour s’est enfin vidée de ses volières d’élèves, on peut mesurer le bel espace récréatif, et sur les photos que Cécilia a prises on peut apercevoir au loin le Directeur et moi un peu perdus entre les piliers bleus rythmant l’arrondi du bâtiment et l’espace de la cour paraissant immense, dans le silence et l’absence des frénésies de la récréation.

La vue sur la plaine est toujours aussi majestueuse si ce n’était l’implantation du nouvel opéra et du gigantesque ensemble vertical encore en construction. Revenant vers le centre par le même chemin, le long du mur aveugle qui jouxte l’Institution, il y a aujourd’hui l’école André Chénier qui a dû être délocalisée, mes souvenirs la situant bien loin des frères de La Salle.

Les écoles relevant de la Mission Culturelle avaient toutes de beaux noms (Albert Camus, ainsi baptisée dès l’année de sa mort, André Chénier, Paul Cézanne, Pierre de Ronsard, et peut-être d’autres que j’aurais oubliées). Je suppose qu’elles existent toujours dans les différents secteurs de la ville.

Sur le chemin, un peu à l’écart, à hauteur de l’école Chénier, une somptueuse villa qui pourraient être celle d’un prince ou d’un proche du roi. Avec façades plaquées de céramiques d’un bel émeraude, d’arcs outrepassés, un étage avec corniches, fenêtres larges et environnement boisé. L’abord de l’édifice est évidemment largement sécurisé, mais une plaque discrète à l’angle de l’entrée laisse apercevoir Ambassade d’Angleterre. Effectivement, après le fameux rondpoint de l’avenue d’Alger, nous sommes à l’orée du quartier des ambassades.

Cet après-midi, c’est un peu le pari risqué d’une prospection loin des lieux de tourisme, allant peut-être au-devant d’une franche déception, car déjà dans des périphéries extérieures aux remparts Est, à nous rendre au quartier de l’Aviation, celui qui m’a vu naître ou presque, entre les premiers mois de mon existence jusqu’à l’âge de cinq ans et demi.

La distance dans le temps remonte ici à pratiquement soixante-cinq années et plus en arrière.

La lumière est forte lorsque le taxi franchit Bab-el-Zaër (porte est) avec le Chellah à gauche, comme on l’apercevait tous les soirs en rentrant avec la 4CV de mon père. Le taxi est prévenu qu’il s’agit d’aller en direction de la cité Mabella. Puis c’est une longue ligne droite qui finit en légère montée, aujourd’hui large de quatre couloirs où il n’y en avait que deux. Le chemin redescend et peut, si l’on ne bifurque plus, aller jusqu’à Aïn-el-Aouda, mais je sais sans l’ombre d’un doute, qu’il y a un virage à gauche, à angle droit, que je reconnaîtrais entre mille, autant par intuition qu’en me fiant à la distance approximative, qui devait durer, à allure moyenne, le temps que m’indiquait mon horloge intérieure, avant le moment de tourner, celui de pénétrer au quartier de l’Aviation.

Et dès que le véhicule a passé le virage, à ma grande surprise, je vois à peu de distance, l’école qui porte le nom de ce quartier et que j’aurais imaginée visible seulement un peu plus loin. Je la reconnais dans toute la simplicité immuable de son parallélépipède à deux étages, tout en longueur, d’un simple ocre clair, avec ses fenêtres à intervalles réguliers.

Le taxi nous dépose sur le trottoir opposé et je ne peux que confirmer que ce ne peut en être une autre. Elle a survécu, alors que tout l’environnement pourrait être un environnement qui me serait presque étranger, tant les constructions ont poussé en hauteur, parsemés de ces rides invisibles que la vie dépose même sur les pierres.

Dans l’allée perpendiculaire à la façade, c’est bien ce petit chemin qui allait droit vers de grands arbres, autant qu’il y en avait aussi sur l’autre bord de ce chemin. L’entrée est toujours la même, avec ses massifs de bougainvilliers grimpant jusqu’au-delà de la porte, vers le haut des murs.

La porte est ouverte. Il n’y a aucun accueil, aucun guichet. C’est immédiatement que je me retrouve au cœur même de la cour avec un drapeau chérifien sur ma droite, et tout au fond les salles de classes de maternelle. On n’en voit pas les baies vitrées, fermées par de larges volets verts. Mais c’est bien derrière elles que plonge le mystère de ma première existence d’écolier et de première vie sociale du plus loin de mon enfance.

La végétation dense tout autour a donc été mangé par des immeubles, et le champ que l’on parcourait parmi les herbes et les fleurs à la même saison n’existe plus. C’est dans ce champ que l’on cueillait ces fameuses fleurs jaunes dont la tige avait ce goût de vinaigrette quand on les mordait.

Il y a maintenant, probablement dans ces espaces disparus, un collège ou un lycée où les garçons ont un uniforme et les filles portent le voile.

Après l’école, dès la sortie, le chemin vers la maison tournait légèrement sur sa gauche, puis ensuite, une longue ligne droite, avec la succession de toutes les villas et maisons basses qui étaient la caractéristique de ce quartier étendu et tranquille. C’est là que j’ai vécu, dans les dépendances d’une belle villa où s’étaient installé la tante Louisette (tante de mon père) et celui qu’elle avait épousé, qu’on appelait l’oncle Batty. La villa, après la grille d’entrée, avait une belle allure avec son chemin de graviers, qui se divisait en deux, contournant la maison et son arsenal de fenêtres en arrondi, avec un bassin qui faisait face et une multitude de plantes, de nénuphars, et de fleurs qui assiégeaient les murs. Nos dépendances étaient bien plus modestes à l’arrière du bâtiment. Nous n’avions qu’une seule pièce et les toilettes étaient à l’extérieur.

Certains samedi matin j’attendais sur le pas de la porte la traction Citroën de l’oncle Jo dont j’entendais le ronflement et le bruissement sur le gravier du chemin, bien avant qu’elle n’apparaisse à gauche de la villa, ce qui était, le cœur battant, le signe que nous partirions pour la ferme d’Aïn-El-Aouda.

C’est sur une des parties contournant la villa, que sur les bordures d’arbres j’appris à connaître la morsure des orties. De l’autre côté de ces arbres il y avait un vaste champ où l’on allait chercher, par paniers entiers, les petits gris.

Tout cela a bien sûr disparu. Et toutes les autres maisons basses qui donnaient une sorte de rythme régulier le long de la route jusqu’à la cité Mabella, cité qui abritait les casernes de la police, sont maintenant remplacées par une inévitable enfilade d’immeuble gris et noirs, d’immeubles qui grimpent à quatre ou cinq étages, avec à l’entrée d’improbables épiceries, de commerces d’urgence et de strictes nécessité.

Soixante années ont décapé toute trace qu’on ne pourrait ressusciter que dans d’hypothétiques et miraculeuse cartes postales noir et blanc.

Il y a bien encore quelques maisons ruinées, quelques arbres antiques qui attendent la pelleteuse et l’érection de nouvelles constructions. J’essaie mentalement d’y voir des vestiges improbables de lieux que j’aurais croisés.

Je n’ai pas le cœur de poursuivre plus loin, n’espérant plus évidemment trouver même quelques poussières de ces habitations qui seraient aujourd’hui centenaires et qui ont rendu les armes à l’urbanisme d’aujourd’hui.

Une fois, m’a mère dut être passablement distraite, et crut me perdre aux environs de cette villa. En ce temps-là les enfants de quatre ans n’étaient pas surveillés d’aussi près qu’aujourd’hui. C’est la petite chienne «Katy», un fox-terrier dont on avait du mal à voir les yeux, qui la tira par le bas de la robe et lui indiqua en trottinant devant elle, jusqu’à la cité Mabella au lieu où ma mère me retrouva, un jardin d’enfant que j’avais déniché seul, jouant dans le bac à sable.

Nos pas nous mènent à nouveau vers l’école, le seul point où l’imagination et la réalité tangible des soixante-cinq années de distance se rejoignent. Sur le trottoir d’en face, il y a certainement, dans ces quelques minuscules épiceries et boucheries qui portent bien l’âge des petits commerces miraculeusement et immuablement encore debout, ceux qui étaient déjà là quand ma mère y venait faire ses courses. Seule peut-être, une image de pharmacie à l’enseigne verte clignotante aurait disparue de ce mirage.

La fin d’après-midi approche, grise comme le quartier de l’Aviation. Sans être menaçant, le ciel s’est donné un léger voile de mélancolie. Le taxi nous laisse au pied du minaret, par le même chemin qu’à l’aller. Sur la place Mohamed V, les mouvements d’étudiants sont denses sous l’ombre des arbres. Depuis l’immeubles des Phosphates, nous redescendons pour la dernière fois cette avenue où défilent Balima, les longues arcades grouillantes, les librairies aux livres à même le sol, le palais de justice de l’autre côté, puis le cinéma Colisée, la poste et la banque du Maroc, et enfin, à l’endroit où l’avenue rétrécit, le café de la Renaissance et le cinéma, jusqu’à poursuivre vers la médina.

Suivant les indications téléphoniques d’Hélène, Cécilia a bien envie de voir pour cette dernière soirée le fameux restaurant Dar Zaki qu’elle nous a recommandé.

C’est par la porte sud, Bab Bouiba que nous empruntons chaque fois, celle qui jouxte le marché central, que nous pénétrons. Le soleil revient comme s’il s’était réservé la lumière de la vieille ville. Nous poursuivons droit devant sur cette rue Sidi Fatah qui coupe la médina d’est en ouest comme un prolongement, dans un simple goulet, de l’avenue Mohamed V. Les commerces se raréfient dans ce secteur, les rues sont blanches et s’ouvrent sur des petits commerces d’artisans, de cordonniers ou des échoppes minuscules qui échappent aux grands débordement de la rue Souika.

C’est en se perdant dans ces dédales, croyant nous situer dans les parages du Der Zaki que l’on aperçoit une ruelle abondamment fleurie, aux murs et aux portes bleues, aux plantes grimpantes et aux fenêtres ornées de jarres et de pots de fleurs, faisant de cette impasse un théâtre poétique que l’on croyait seulement réservé aux rues de la casbah.

Depuis l’ouverture d’une porte, un jeune homme d’une quinzaine d’années ou à peine plus, nous invite à pénétrer dans son antre. C’est à la fois un atelier d’artiste et une galerie d’exposition improvisée en forme de grotte. Malgré l’isolement de cette vaste pièce, les peintures se déplient dans toute leur luminosité. Ce sont pour la plupart des peintures sur tissus. Toute une série est encore fixée par des épingles de lavandière comme on le ferait pour des linges à sécher. Notre artiste déplie avec une certaine gravité lente les trésors de sa création. Des fantasias pour l’essentiel, des scènes de la vie de la casbah, et puis les monuments principaux de la vile, Tour Hassan, palais du roi, et les mille tortuosités non identifiables de la médina. Pas un instant le jeune homme n’a suggéré que toutes ces œuvres étaient à vendre. Il profitait là d’une occasion peut-être plus rare qu’on ne croit, de montrer avec fierté le travail qui se faisait dans cette antre qui nous était tombé dessus par le plus grand des hasards.

Dar Zaki est introuvable dans ce labyrinthe. Nous revenons donc vers l’épine dorsale de la médina, la rue Souika et ses cavernes d’Ali Baba, ses vendeurs indolents à l’entrée des trésors, à l’ombre des toitures de bois qui laissent passer les rayons encore vifs du soleil.

Une ruelle, qui à elle seule est un labyrinthe, s’ouvre sur un long dallage peint entièrement de cœurs de tournesol sur fond bleu comme les barques du Bou Regreg. Les portes sont sculptées et comme cloutées et peintes aussi dans des tonalités de rouges et de jaunes, tout en motifs géométriques, avec à chaque coin de l’entrée, des jarres fleuries.

Le génie des lieux a suffi d’habiller de quelques rehauts de couleurs la simplicité d’une ruelle pour en modeler un relief imaginaire et une âme de mille et une nuits.

Et puis au-dessus d’une porte, au sommet arrondi et d’un bel orangé, l’inscription Dar Zaki, le restaurant cherché comme un prétexte. Nous n’avons finalement pas trop envie de passer la soirée dans des dédales à perdre le sens de l’orientation pour le dernier soir. Nous n’aurons d’autant moins de regret qu’il s’agit du soir de fermeture. A quelques pas de là, nous rejoignons la Rue des Consuls, prolongement tout à la fois de la rue Souika et en total changement d’orientation vers la sortie de la médina rejoignant les remparts.

A partir du XVIII° siècle et jusqu’en 1912, tous les diplomates et les représentants des puissances étrangères étaient tenus de résider dans la célèbre rue des consuls. Ils avaient ainsi facilement accès au souk aux esclaves, situé au bout de la rue, et pouvaient y acheter leurs compatriotes capturés par des pirates et vendus aux enchères. La rue des consuls a ainsi trouvé très tôt sa vocation commerciale. A partir de la fin du XVI° siècle, la ville, connue sous le nom de Salé-le-Neuf, excellait dans sa principale activité: la piraterie. Ses corsaires célèbres dans toute l’Europe sévissaient sur l’océan atlantique et jusqu’en Cornouailles. Les marins capturés étaient alors vendus comme esclaves aux puissantes familles de la région. Plus chanceux, les chrétiens devaient être rachetés par les diplomates de leur pays qui disposaient d’un budget pour ces rachats. La course en mer contre les chrétiens procurait à Salé la totalité de ses ressources et elle devint le premier port du Maroc. Salé-le-Neuf conserva son activité de piraterie et continua à faire trembler les navires étrangers pendant bien des siècles.

Nous sommes probablement à l’emplacement où était ce marché aux esclaves. A ciel découvert, dès que l’on coupe à angle droit vers les murailles et que l’on sort de la Rue Souika. C’est aussi l’endroit où l’on trouve les plus beaux tapis. Nous nous arrêtons devant ceux à larges motifs géométriques comme des peintures abstraites. Le petit homme qui tient boutique me parle de la qualité de ces œuvres d’art berbères mais à aucun moment il n’oriente la conversation sur la vente de ces magnifiques Rabat. Nous nous comprenons bien, il sent qu’il a affaire à un voyageur venu de loin dans le temps, et il me parle comme si je tenais l’échoppe de la rue d’à côté. Je lui dis que je viens du quartier de l’Aviation, que je n’y ai pas retrouvé la maison que je cherchais.

– Le Maroc avance, Rabat construit beaucoup.

J’ai eu pendant plus de cinquante ans un véritable Rabat. Il est entré dans l’appartement que j’ai encore vu il y a quelques jours, et il m’a suivi durant tous mes déménagements successifs. Je ne m’en suis séparé qu’il y a une dizaine d’années. Il était usé jusqu’à la trame. Lorsque nous l’avons acheté il avait une épaisseur de laine drue et souple à la fois de plus de cinq centimètres.

Le tapis de Rabat est une référence mondiale d’un art rarement égalé. Moins ancien que ceux issus des régions berbères, le Rabat égale en réputation les tapis d’orient. Les laines viennent toujours de France, de différentes régions du Maroc et d’Australie.

La rue des Consuls est largement ouverte sur les remparts à droite et tout au fond sur la porte des Oudaïas. Il est temps de voir une dernière fois la mer. Le ciel alterne entre le gris et quelques trouées qui laissent deviner un beau crépuscule.

Le long de la route après la grande porte de la casbah, derrière le parapet qui longe le rivage, c’est le large, avec le soleil qui descend vers l’horizon. Ce soir, les vagues viennent doucement finir leur course sur le bord des sables. Il n’y a pas de vent et une grande quiétude descend aussi sur la ville.

De l’autre côté des remparts, c’est presque la même stupeur que l’autre matin, à Salé. Le grand cimetière musulman de Rabat s’étend en pente douce, aussi vaste mais plus massif, au-delà des murs blancs de la médina, à l’extrémité ouest de la ville.

Avec toujours autant de taches de couleurs vertes et jaunes en touches légères, et s’étendant jusqu’au plus loin que le regard peut porter.

Nous redescendons dans le silence qui prélude à la fin des aventures les plus belles, avec ce mélange de tristesse et de fatigue de tout le corps d’avoir vécu dans une douce tension permanente que la fin du périple voit se répandre comme une bouderie dans les moindre de nos fibres.

Par la rue des Consuls qui commence à s’éclairer, nous traversons la médina et sortons par la porte du mellah, la dernière porte sur l’avenue Gallieni (Hassan II) avant la rive du Bou Regreg.

Puis la remontée une dernière fois de l’avenue Mohamed V. L’hôtel Gaulois est devenu dans sa patine aussi distingué qu’un palace, comme l’hôtel de la Paix, dans leur indémodable style début XX°.

Les éclairages sur l’avenue composent deux rangées lumineuses qui tracent le chemin que le regard accompagne dans son axe, jusqu’au minaret.

Durant ce dernier parcours, depuis la mer jusqu’à notre Bar du Terminus, j’ai une pensée pour ce terrain vague que je n’ai plus jamais resitué, mais que je sais fermement avoir existé quelque part entre la ruelle descendant de l’immeuble de Lucia et le débouché sur l’hôtel d’Orsay qui jouxte le Terminus, où je jouais avec un certain Kamel à des aventures fantastiques, dans les éboulis de végétations et de pierres et les arbres qui poussaient comme des orties. Ce ne peut être qu’à cet endroit où se trouve aujourd’hui une petite place sobre sans plus aucun arbre ni aucune anarchie végétale pour nourrir mon imagination.

Le Terminus nous attend avec ses avalanches de popcorn, son Médaillon, ses lumières rouges, ses salamalecs, ses entrechocs de mini bouteilles de bière, son écran où défilent des matchs que personne ne regarde, que résonne le son des années soixante et la voix cassée de Dylan, «Knock nock nockin’ on heaven’s door…»

C’est finalement au «Tajine wa Tanjia» que nous passons la dernière soirée. Deux messieurs à une table près de l’entrée en sont à leur seconde bouteille de rouge. Les lumières violentes se répandent en tournoyant sur les murs, et les chants berbères antiques ont fait place à des musiques plus conformes au Rabat d’aujourd’hui. Nous remontons une dernière fois l’avenue Moulay Youssef, fantomatique à cette heure où la nuit tombe avec le visage de la ville qui s’endort.

Mercredi 23 Mai

C’est un temps qui retient ses larmes. De gros nuages se bousculent d’un ciel annonciateur de départ, de cette couleur grise comme un rite, une symbolique de la fin de voyage.

L’hôtel est en effervescence à l’heure où se met en place la petite comédie des pourboires, quand les femmes de chambre, les serveuses et les personnels d’accueil accompagnent du regard les départs. C’est la gouvernante, plus prompte que les autres, et probablement parfaitement expérimentée, qui aura intercepté les billets laissés sur la table de nuit. «…merci, merci pour l’équipe des femmes de chambre».

Nous restons un long moment sur un banc, face à l’immeuble de mes grands-parents, sous les gros arbres, comme si je cherchais à parler à ces absents.

Je me sens devenu comme un paquet lourd.

Du côté de l’immeuble des Phosphates, non loin de l’ancienne rue de Sète, se trouve le petit musée de l’Histoire des Civilisations, réunissant les civilisations préhistoriques, les civilisations antiques et les civilisations islamiques.

Des enfants assistent à une conférence faite d’abord en français et ensuite en arabe.

On y voit de magnifiques bronzes de Caton, de Juba II, des céramiques de plusieurs milliers d’années, de superbes Vénus ou Aphrodite, des cadrans solaires mérénides, des figurines de gazelle venues du Chellah, et ce crâne d’homo sapiens exceptionnel de l’homme de Jebel Ighoud, vieux de trois cent quinze mille ans.

 Encore très proche de nous dans l’échelle de l’humanité

Dans la rue d’à côté, un magnifique restaurant, le Koutoubia, peint de ce bleu de casbah, avec un panneau, « depuis 1956».

Peut-être que dans un espace de temps qu’on ne peut définir, les âmes reviendront sur les balcons, le long des rues, dans les maisons habitées, que les rides et les craquelures s’effaceront, que les témoins de mon enfance me souriront de loin.

Je suis peut-être venu pour préparer cet avenir.

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POSTLUDE

 Le douanier de l’aéroport tarde à me rendre mon passeport. Visiblement il passe alternativement son regard sur le passeport et sur mon visage:

– Vous habitez Nice?

– Oui, comme vous voyez…

– Ah, vous savez, j’aime beaucoup Nice! J’essaie de m’y rendre le plus souvent possible. Mon plaisir, c’est de prendre mon café du matin Place Masséna, à l’Hippopotamus.

– !!!

–  Vous habitez Nice, vous avez bien de la chance!

                                                                                         (Fin de «Rabat»)




IRLANDE

18 – 25 Juin 2022



Samedi 18 Juin


Quelle cocagne que d’aller vers l’Irlande, même avec l’appréhension des carottes à l’eau!

Quitter une semaine pleine la canicule qui s’abat sur la France!

Prévu pour quinze heures cinquante, le vol 545 pour Dublin aura pas mal de retard. Sur les quais d’embarquement je ne comprends pas un mot de ce que disent les irlandais rentrant au pays. Derrière moi, des françaises distinguées font l’inventaire de l’Irlande, Joyce, Beckett, des pubs et de la bière.

L’avion est tout vert, et même de plusieurs verts. C’est l’élégance affichée d’Aer Lingus. Il va falloir s’habituer à cette couleur.

On va enfin quitter la chaleur étouffante. Il est dix-sept heures passées lorsque l’on décolle. Les informations à bord ne seront données qu’en anglais exclusivement durant tout le vol. Histoire de bien s’habituer à cette musique de la langue pour laquelle j’ai tant de mal. Et puis, au prix où sont les billets (quatre fois plus chers que pour Séville) …

Cécilia m’a précédé d’une semaine pour un stage d’anglais et c’est elle qui m’accueille donc à Dublin. Cette semaine n’aura pas été une sinécure. Les conditions d’hébergement ayant été désastreuses de saleté et de vacarme dans la maisonnée. Le chien de la logeuse venant même tremper la moquette infecte de sa chambre, de son pelage inondé de pluie. Le logement étant, pour achever le tableau, à deux heures de route de l’école.

Le moral n’était pas au mieux si j’en crois les premières descriptions.

Sortant d’une grande brume, l’île apparaît, grise et compacte, puis près du rivage, des îlots et des phares scintillants comme autant de loupiotes sorties de la grisaille.

Le ciel se reflète sur de grandes poches d’eau encadrant des presqu’îles. Puis c’est l’atterrissage.

A l’arrière d’un bus à étage, on déboule depuis l’aéroport à une allure insensée jusqu’au centre de la ville. Des espagnols bruyants et d’une vulgarité insigne se vautrent dans leurs éclats de voix durant le temps que le bus nous brinqueballe de gauche et de droite à en avoir le vertige sur ces larges avenues.

Le ciel est bleu. Uniformément. La ville est pavoisée, où que se pose le regard, de ces fameuses couleurs arc-en-ciel qui annoncent, au travers d’affiches, de fanions, et même encadré du drapeau d’Irlande d’un côté et celui de l’Europe de l’autre, au-devant des bâtiments administratifs, la tenue de la Gay Pride de l’année durant le week-end de la semaine prochaine. Les vitrines des commerces sont également d’un grand enthousiasme démonstratif.

La longue avenue qui mène à l’hôtel Hazelbrouk est composée de maisons de briques rouges aux entrées précédées de quelques marches d’escalier, uniformément, à rythme régulier, comme à Londres ou New-York. Nous sommes sur une parallèle de O’ Connell, une artère qui trace le cœur de la ville, et il n’y a pas un arbre. Mais des gens assis sur le bord des trottoirs, des canettes de bière vides et des détritus autour d’eux. Des enfants en haillons tournent autour de leurs mères. C’est l’Europe de l’Est, les déracinés, le Pakistan et pas mal d’Afrique. Quelques rouquins perdus, parlant seuls, une bouteille à la main. Des cris viennent trouer la disharmonie de cette Gardiner Street. C’est un peu, en raccourci, le Bronx.

Depuis Gardiner jusqu’à O’Connell, une rue étroite avec en bordure d’O’connell, une statue de pied en cap de Joyce, lunettes lucides, chapeau vissé sur le front regardant le ciel d’un air peu convaincu. Sculpture grise, se fondant aux couleurs sales des immeubles qui lui font paysage.

Et puis, longeant les murs, à pas lents, la pauvreté qui ne se cache plus.

Généralement, il y a les villes qui étourdissent, qui font peur parce qu’on ne les connaît pas, presqu’asphyxiantes, ces villes qui nous ignorent et qu’il va falloir séduire comme elles auront aussi à nous séduire. Puis, il y a celles qui éblouissent du premier coup. Celles qu’on va aimer sans comprendre. Dublin ne répond à aucune de ces deux dispositions mentales. J’imaginais une cité tentaculaire, alors que le périmètre de son centre-ville paraît appréhendable en peu de temps. Il suffira de quelques deux trois jours.

Il y a les villes qui jaillissent d’un surcroît de couleurs, de lancettes colorées et d’un costume d’arlequin au détour d’une rue, d’une allée d’arcades ou dans la perspective d’une place qui surgit soudain. Dublin est une ville où on a l’impression d’attendre le bus dans le crépuscule balafré de murs mats et décatis de ses briques rouges. Un peu provinciale, et au rythme passif d’une certaine lassitude.

La Liffey est le fleuve qui traverse la ville. Depuis un de ses ponts, au soleil couchant, les maisons brûlent ce soir dans les lointains et se reflètent sur le fil de l’eau frissonnante. Il y a un léger vent qui a déchiré les dernières velléités de nuages.

Maintenant, c’est le poumon vibrant, intense et inévitable de Temple Bar. Ses rues pavées, l’assourdissante vague des sons perceptibles de ses bistros, de ses pubs même portes closes, paraissent grossir de l’intérieur d’un trop plein de vibrations. Nous sommes sur un périmètre allant d’une rue parallèle au fleuve et couvrant simplement l’espace de quelques rues, lesquelles semblent prendre l’énergie de trente-six quartiers en quelques points névralgique de ce centre incontournable de la vie animée et dite branchée de la ville. Les rengaines électrifiées des ballades irlandaises aux guitares et aux accompagnement divers, dans la plus haute intensité du volume sonore à en fracasser les tympans, n’épargnent aucun de ces lieux ensevelis d’ombres, de bière et de corps agglutinés suintant les uns sur les autres. Une manière de défier la solitude dans l’irrespirable. Dublin s’est donné ici sa raison de dire en toute hystérie qu’elle existe, et qu’elle existe dans la plus vrombissante des manières, comme un cri et un rire essoufflé dans le fond de la nuit.

Dans la nuit des contrastes, on y côtoie les prémisses d’un Occident à bout de souffle, de hordes d’anciens vikings croisant d’autres hordes pour trinquer à tout et à rien, le temps d’éructer des mots sans suites, de gestes pathétiques, et du fracas qui se voudrait porter les signes de l’allégresse.

«…qui se tordent le cou pour mieux s’entendre rire» …

Le contraste est criant dans ce tableau où à même le sol, sans que les fêtards ne s’en émeuvent ou même ne s’en aperçoivent, des corps croupissent dans le creux d’une ruelle, presque foulés par les masses débordantes de leur ivresse. Certaines ombres s’aventurent hideusement jusqu’à faire la manche sous votre menton, aux tables des rares terrasses. Des rires jusqu’à la fureur déchirent la nuit de Temple de ces filles dénudées jusqu’à l’extrême comme des louves, laissant une impression lucide d’une lointaine Rome parvenue à son presque terme. Puis, tout aussi félins, de jeunes ombres, le capuchon relevé sur la tête aux lunettes noires qui glissent furtivement dans la nuit.

Une capitale moderne.

Un condensé de parfait carnaval qu’offre la gesticulation de ces masques fiévreux, en rangs serrés de foules bariolées, denses et fantomatiques.

Nous revenons vers l’hôtel vers vingt-trois heures. La nuit vient à peine de tomber. La Liffey a des reflets verts et rouges au-dessous de ses ponts, la circulation est encore extrêmement intense et des grappes de noctambules ne sont pas encore entré dans la gravitation vertigineuse de Temple, mais s’y précipitent avec hâte. Dublin est prise d’une frénésie de vivre.

Dimanche 19 Juin


Vers les six heures trente, sept heures, le visage de la ville est un visage encore endormi et Gardiner Street désertée en ce début de dimanche. Dublin semble nous appartenir tant elle semble délestée des dernières furies de la veille. Encore peu de circulation dans tout le centre. Le long de la Liffey, tout au loin, le long d’un quai, un magnifique voilier est accosté, un trois mât, vestige de traversées atlantiques échoué là, et recevant le premier soleil de la matinée. Sur le même quai, sous des arbres maigres, une étrange œuvre d’art composée de multiples personnages représentant «la famine», thème récurrent de cette épisode qui vit les anglais affamer les irlandais et provoquer la dernière vague migratoire de ceux-ci vers le Nouveau Monde. Ce sont des corps de métal amaigris, long et osseux, des visages creusés et des postures d’imploration. Des femmes portant des bébés dans leur bras, les yeux au ciel et des expressions de désespoir sans violence. Ce pourrait être une illustration de certaines solitudes urbaines d’aujourd’hui dans les rues de la ville.

Un peu plus au sud-ouest, en direction de Christchurch et de la cathédrale, l’animation des rues commence doucement à enfler. Sur une toute petite place, une statue de bronze, lisse, luisante et sûrement décolorée par les mains qui l’auront caressée, représente une poissonnière et sa charrette à poissons. Nous sommes à Suffolk Street. C’est l’hommage à Molly Malone. Si on évoque son nom devant un supporter de l’équipe gaélique de Dublin, il pourrait bien se mettre à chanter.

La légende dit que Molly Malone serait poissonnière le jour, et prostituée la nuit. Mais d’autres sources parlent d’elles comme d’une femme chaste. Les paroles de la chanson sont bien assez claires:


Dans la belle ville de Dublin où les filles sont jolies

J’ai pour la première fois posé les yeux sur la douce Molly Malone

Alors qu’elle poussait sa charrette

A travers les rues larges et étroites

En criant: «Coques et moules! Fraîches, bien fraîches!»

Dans des rues encore calmes et désertées, aux maisons de briques rouges se profile, au-dessus d’un océan de fleurs et d’abondants parterres de végétaux, la flèche de la cathédrale Saint Patrick. De style nettement anglican, elle se fond avec le ciel redevenu momentanément gris, se mariant aux taches éparses de boutons d’or, de gerbes proprement soignées et aux mauves sauvages.

Remontant vers le fleuve, l’église de Christchurch où fut donné pour la première fois le Messie de Haendel, est encore fermée à cette heure.

Nous passons, étrangement solitaires, à Trinity College d’où furent issus des gloires irlandaises de la littérature, militaires et politiques, dans un ensemble de bâtiments carrés et cossus. C’est sur la droite de l’entrée que se dresse l’immense bibliothèque qui accueille pour un temps le précieux et unique Livre de Kells dont on apercevra seulement des panneaux représentant des détails des entrelacs caractéristiques des enluminures de ce trésor médiéval roman.

C’est en longeant une large avenue, d’où partira en fin de matinée le car pour Glendalough, que se situe sur tout le flanc de celle-ci, le Saint Stephen’s Green.

Joliment aménagé, on y voit des cygnes posés comme des corbeilles sur l’herbe grasse, un héron ébouriffé qui semble s’être battu tant ses plumes sont en désordre, puis des bassins à nénuphars, des haies savamment taillées, des massifs de fleurs faisant taches sur les pelouses vertes, et au fond du jardin sous des arbres gigantesques, des bustes de Joyce et de Rabindranath Tagore.

Cécilia me montre cette découverte qu’elle a pu faire lors de son stage, juste dans le prolongement de Saint Stephen. Dans une rue longeant l’autre entrée du jardin, une façade et une entrée totalement anodine d’une église en brique d’un ocre clair, est flanquée de ce que l’histoire a retenu des quatre premières maisons victoriennes de la ville: à l’origine, les propriétaires de ces maisons étaient les seules ayant accès à ce parc naturel, jusqu’à ce que la famille Guinness en fasse l’acquisition et le dote de magnifiques infrastructures telles qu’on peut les découvrir actuellement dans l’aménagement des jardins. La famille Guinness s’étant par ailleurs montrée d’une générosité discrète auprès de multiples dublinois.

Quant à l’église, après avoir pénétré l’espace d’un long narthex assez insignifiant, l’émerveillement nous saisit par une architecture toute de lumière néo byzantine, néo ravennate, avec des colonnettes latérales surmontant une minuscule tribune à hauteur de l’autel, des murs tapissés de vitraux modernes du plus bel effet, et des scènes bibliques en bas-relief colorés.

Les départs pour Glendalough se font en fin de matinée près d’une des entrées du Parc. Nous sommes parmi les premiers à l’heure prévue. Nous rencontrons de nombreux jeunes étudiants exubérants, des colombiens et d’autres sud-américains comme on en rencontre souvent ici. Le ciel se charge de gros nuages. L’ensemble monastique se situe à une cinquantaine de kilomètres au sud de Dublin et la route est extrêmement tourmentée au travers d’une campagne verdoyante et d’un ciel maussade que ne rencontrent que de rares villages.

Puis c’est le débouché au creux d’un immense vallon mamelonné de toute part, dans l’isolement d’une nature encore vierge si ce n’était de discrets chemins balisés menant au monastère. Nous sommes au cœur du parc national des monts de Wicklow.

Glendalough est la première destination que j’avais cochée de longue date.

Juste après un bref sentier qui embrasse du regard l’ensemble du site, légèrement à l’écart d’un chemin menant aux lacs, c’est l’enchantement irlandais du vert et du minéral.

Le monastère a été fondé au VI° siècle par le saint prêtre Kevin, un ermite. Au fil du temps, de nombreux disciples et dévots vinrent le rejoindre, et étendirent Glendalough en y implantant l’ensemble nécessaire d’églises, de dépendances, propres à installer durablement un profond lieu de vie et de culture spirituelle.

L’activité du hameau dura de nombreux siècles, jusqu’en 1398, date à laquelle l’ensemble monastique fut dévasté par les Anglais, laissant ainsi de véritables ruines. Les seuls vestiges encore visibles sont ceux qui sont aujourd’hui dressés dans cet univers du bout du monde.

C’est le gris qui domine sur les vastes étendues de ce vert profond, contrepointé par le gris chargé du ciel, dont on ne sait jamais s’il menace ou s’il est sur le point de libérer la lumière.

Dès après le franchissement du petit pont, le paysage s’ouvre sur l’église ou la chapelle d’entrée, et toute une myriade de tombes dont émergent les stèles. Des stèles celtiques à la croix souvent cerclée au sommet de celle-ci. Des tombes éparses, dont on ignore presque tout puisque les inscriptions ne délivrent que peu de caractères encore lisibles pour les plus anciennes. Des tombes qui semblent signifier des morts tombés dans le désordre hasardeux du destin. Comme si elles avaient poussé spontanément au moment de la mort des moines ou de ceux qui vécurent ici.

Et de l’herbe que l’on foule sans savoir réellement si l’on marche sur de fictives allées ou sur les pierres tombales que rien ne semble séparer.

Puis au sommet de cet ensemble de tombes, comme pour souligner l’harmonie en perspective, sur ce paysage en légère pente, le très haut cylindre d’une tour ronde qu’on dit être le lieu d’entrepôt de livres rares et d’objets saints qu’on aurait érigé pour leur conservation.

Outre qu’il est étrange d’édifier pour une raison de conservation une tour de trente-trois mètres alors qu’il eut suffi de bâtir un édifice plus fonctionnel horizontalement, la forme même et l’emplacement au cœur d’un véritable cimetière, me fait plutôt penser à une lanterne des morts dominant l’ensemble du hameau et visant à veiller sur les âmes au-delà même de l’obscurité.

D’où que nos pas nous mènent dans ce périmètre de ruines, les perspectives sur les monts environnants, les lumières varient et composent des tableaux d’une grande sérénité. Les tombes elle-même créant une harmonie improvisée.

Glendalough se dit plus joliment à nos oreilles Glenn da loch, en irlandais, ce qui signifie entre deux lacs.

Et c’est sur un chemin couvert d’immenses arbres, de chênes et de hêtres que jaillit, dans la matité de la lumière, ce vert minéral et cette pierre grise mangée de mousses et de fougères, que se profile le lac du bas. Distant d’un peu plus d’un kilomètre, en léger vallonnement, le lac débouche sur un amphithéâtre en plein ciel de montagnes moyennes où les reflets de celles-ci se lisent sur les bords du lac faisant miroir. C’est à ce moment que les caprices du ciel et un vent frais viennent chasser ce qu’il restait de traînées de grisaille dans le fond des vallons. Le soleil émergeant, le visage de la nature s’en voit spirituellement transformé, les verts, les mauves des massifs de fleurs, et le ciel promenant ses dernières grosses charges de nuages compacts, ponctuent une transfiguration continue, jusqu’à alléger ce retour lumineux vers le monastère.

Revenu au cœur des ruines, le corps de l’église principale, à ciel ouvert, ne laisse de lui que les murs d’enceinte, le linteau de l’entrée principale, et l’abside en cul-de-four. L’harmonie en est d’autant plus délicate que depuis une des portes donnant sur une perspective du cimetière, une biche solitaire et farouche se glisse entre les stèles. Longtemps, elle arpentera les arbustes et les buissons sans se soucier de trop des visiteurs et des curieux, allant et venant indifférente, en toute grâce, comma faisant partie intégrante du paysage.

La lumière rend maintenant étincelants les parterres de mousses et de gazon, mouchetés de fleurs jaunes, de fleurs blanches, sous l’ombre des stèles fichées parfois de guingois, selon que les désordres du temps les auront inclinées ou laissées intactes dans le sol.

La couleur même des pierres de l’église et de tous les édifices prennent la teinte du gris vif des souris, où sous le ciel bouché à notre arrivée ce même gris se mêlait d’une nuance brune et humide comme modelée par la glaise épaisse et grasse de cette terre de Glendalough.

Le soleil décline lentement sur ces herbes éternelles quand nous quittons les ruines. L’hôtel du lieu est situé juste un peu à l’écart, sous un épais maquillage d’arbres dans un cadre propice à un séjour qui enchainerait les levers du jour et les crépuscules sur ce site enchanteur.

Nous avons parcouru plus de dix-sept kilomètres à pied depuis ce matin. C’est maintenant le retour en bus vers Dublin où les rues sont moins animées vers le parc Saint Stephen. Les avenues paraissent plus larges parce que plus désertes et le rythme du dimanche enveloppe d’une certaine somnolence le début de soirée. Nous dînons de ce fameux fish and chips baignant largement dans son gras à la fenêtre d’un restaurant qui nous fit grâce de la force de ses décibels habituels. Peut-être est-ce la trêve du dimanche soir ou le miracle d’un établissement qui respecte encore sa clientèle.

Nous passons devant la sculpture du Joyce, dans le crépuscule rougeoyant et les façades des maisons de la même teinte, dans un contre-jour lui donnant une stature dramatique inattendue.

Lundi 20 Juin


Dublin au petit matin réveille la faim des goélands dans de déchirantes stridences, affreuses et carnassières. C’est le signe que le jour s’est levé. Depuis mon lit de Villeneuve, ce sont les dialogues sages des oiseaux qui donnent les dernières recommandations aux oisillons et signifient la fin de la nuit. A Dublin, l’acier des cris lugubres et la proximité de la mer a le lever du jour plus aiguisé.

Départ pour Cork par le car de huit heures, sur les quais particulièrement négligés et sales le long de la Liffey.

L’arrivée à Cork se fait avant midi sur la place Saint Patrick qui laisse entrevoir une ville aérée, large et placide. Deux rivière parallèles sont le point de repère traversant. Notre hôtel est dans une rue calme, bordée d’arbres à l’angle d’une avenue proche du centre-ville et de la gare routière. Ça sent déjà plus le sud, un sud relatif, mais tout de même moins froid et moins gris que le matin blafard de Dublin.

L’absence de traduction en français ou en d’autres quelconques langues, autant dans les points d’informations hôteliers que dans les offices de tourismes, donne parfois de fâcheuses surprises. L’Irlande vit dans la certitude que l’anglais est universel et qu’il n’y aura aucun effort à faire envers les visiteurs de ce pays. D’autant qu’elle met un point d’honneur, paradoxalement, à traduire en gaélique la moindre indication le long des routes et sur les panneaux de circulation des villes.

Ainsi, par erreur de compréhension d’une carte de menu, je me suis vu servir un méchant amoncellement de betteraves enchâssé ou plutôt écrasé entre deux couches de pain brûlant baignant dans une harmonie improbable de sauces exotiques à manger avec les mains.

C’est depuis la fenêtre de l’hôtel qu’on avait aperçu cette charmante terrasse sur un toit, paraissant animée de dames à chapeaux léchant des glaces, de belles manières de bras pour se défendre du soleil, qu’on imaginait les meilleures intentions culinaires.

Sitôt arrivés à Cork, nous voilà partis pour Kinsale, petit port à quelques kilomètres et une trentaine de minutes d’autocar. C’est sous un soleil radieux que nous découvrons un petit havre portuaire aux maisons bariolées comme des bonbons. Une fois passée le quai, ce sont des maisons basses, rouges ou jaunes, mauves aux fenêtres bordées de bleu, qu’on s’attendrait à voir sortir les nains et Blanche-Neige, ou servir de décor à quelque dessin animé sous un soleil qu’on imagine mal être un soleil d’Irlande. On trouve même une maison jaune au portail bordé de rouge qui vend des fleurs. On sentirait presque la paille venue des champs. C’est presque trop, mais irrésistible sous cette lumière qui aurait pu être celle de Burano!

Sortis de ce périmètre exubérant, sur un promontoire nettement visible depuis les rues qui l’entoure, l’église au clocher gris et austère. Elle domine de toute sa masse mi médiévale, mi anglicane tardive, toute la baie de Kinsale. Les croix celtiques, comme à Glendalough, sont fichées en terre, pêle-mêle sur une pente douce dans l’enclos paroissial.  Une jeune fille que je n’ai pas trop osé regarder, mais que j’imagine adolescente, était allongée à l’ombre de grands arbres, faisant un décor impromptu entre deux tombes celtiques en écoutant gentiment des musiques dont quelques notes égrenées parvinrent nettement jusqu’à moi.

Nous faisons ensuite le grand tour qui longe les quais, puis les rues qui s’égrènent en divers tortillons, avec parfois un retour de ces maisons de couleurs, quelques jardins discrets et des bistros cachés aux enseignes bien affirmées. Les navires à quai sont de petits plaisanciers et le dessin que fait le bassin semble bien grand pour une si petite ville.

Au loin, très haut sur l’autre versant du port, sur une presqu’île pénétrant loin dans la mer, une maison de couleur jaune encore, attire le regard comme un poinçon dans le paysage, noyée dans une forêt indisciplinée d’arbres sombres.

La moindre virgule dans l’environnement de ce petit port devient une véritable poésie sous ce coloriage presque méridional.

Revenu face aux quais, sur la placette principale de ce cœur du port où les bistros sont au coude à coude, nous buvons quelques verres chez Edwards, aux murs également jaunes criards qui rendent plus mémorables encore les clichés de notre passage ici. Il est dix-sept heures.

J’avais prévu, pour ce passage en Irlande, cette étape de Cork où de superbes maisons de couleurs étaient alignées comme on en voit dans les rues de San Francisco. Des maisons plus modestes peut-être, mais dans des rues pentues et d’un alignement du plus bel effet. Ce n’est qu’après avoir arpenté à peu près tout le centre de la ville et demandé à un vendeur de superette ce qu’il en était de ces maisons, qu’on apprit avec surprise qu’elles n’étaient pas à Cork, mais à Cobh (que l’on prononce Cove). J’ai pensé à un moment que ces alignements pouvaient se situer sur les hauteurs de la ville, sur quelque colline, on m’a plusieurs fois confirmé, prospectus à la main, que c’était à Cobh qu’elles se trouvaient toutes.

Il s’agissait donc simplement d’un raccourci mensonger de la part des éditeurs de plaquettes publicitaires. Cork étant le centre de gravité d’activités et le lieu géographique le plus important du Sud-Est de l’Irlande, on a publié des images de la ville voisine, comme on ferait des Marinas de Villeneuve-Loubet des architectures de la ville de Nice…

La déception passée, il est décidé de nous rendre demain en direction de Cobh qui est en effet juste à quelques kilomètres de Cork.

Cork présente pourtant bien des attraits à l’heure où le soleil descend sur la ville. Des rues à petits bistros où les maisons se mirent dans les eaux des rivières. Les deux bras qui traversent la ville sont si paisibles que c’est un vrai jeu que de suivre le long des berges le reflet et les couleurs qui changent à mesure que s’amenuise la lumière. D’autres longues rues restent animées et tout paraît calme et lumineux, sans cette matité de couleurs et de décati que peut respirer Dublin.

Nous dinons sur l’une des rues où, semble-t-il, les restaurants sont concentrés entre les deux bras de rivière dans le cœur historique de la ville. Dans un pub de très belle conception, nous sommes servis sur une banquette à la lumière feutrée comme savent les composer les anglo-saxons, d’où l’on peut apercevoir au travers de parois de verres ondulées et jaunis avec la plus délicate discrétion, nos voisins proches. On nous servit, non pas un jarret de bœuf, mais semble-t-il, la cuisse entière et voire plus encore, avec des champignons des bois et de multiples autres accompagnements.

A vingt-trois heures trente, au travers de la baie vitrée de notre chambre, on peut encore voir des nuages épars sur un fond orangé et bleu les lueurs du jour qui n’a pas disparu.

Mardi 21 Juin


C’est le jour le plus long de l’année. Au réveil le vrai ciel irlandais est de retour. Tout au bout de notre rue bordées d’arbres maigres, nous rejoignons un des bras de rivière qui semble vouloir mener, tout au fond du paysage, à un clocher gothique perché sur un promontoire dominant l’ensemble. Et puis, comme tout est toujours mouvant dans le ciel du pays, à mesure que nous approchons du clocher, longeant les quais de la Lee, de belles trouées de bleu indiquent que nous n’aurons pas à craindre la pluie.

Il est indiqué, en pénétrant l’enclos de l’édifice, que le labyrinthe tracé dans l’herbe, au pied de l’abside de l’église, avec une vue dégagée sur la ville, est une réplique de celui de la Cathédrale de Chartres. Il y a d’ailleurs dans la physionomie d’ensemble de ce bel édifice une ressemblance un peu appuyée du gothique français qui trahit un chantier qu’on peut dater courant XIX° siècle. L’impression est largement confirmée lorsque on atteint le portail principal de la façade occidentale, où les saints et les apôtres aux statues colonnes et sur l’ensemble des portails font ressurgir le fantôme de Chartres. J’ai particulièrement apprécié les attitudes de certains vieillards à la posture prophétique, et surtout deux superbes vierges folles dont le dessin et le galbe se souviennent encore de la statuaire grecque.

Nous sommes à Saint Finn Barre, du nom du saint patron de Cork. Selon la tradition, et avant la fondation du monastère, le saint aurait vécu à Gougana Barra, à la source du fleuve Lee. Le nom «Fionnbarr» signifie celui qui est juste.

La cathédrale telle qu’elle apparaît aujourd’hui est une conception de l’architecte William Burges, très fidèle aux modèles du XIII° siècle, ne laissant rien de ce que fut l’édifice durant les différents chantiers qui ont précédé depuis le VII° siècle.

La partie la plus remarquable est la voûte sainte entièrement peinte, au chœur de l’église, où foisonne une profusion extraordinaire de personnage bibliques ailés et sonnant de la trompe, centrés autour de la figure du Christ qui laisse à penser qu’il s’agit d’une Jérusalem Céleste.

Pour en prendre réellement la mesure, il est presque nécessaire de se tordre complètement à quatre-vingt-dix degrés pour en obtenir une vision d’ensemble parfaite!

Revenant vers le bras le plus large de la Lee, vers le nord de la ville, les rues sont plus anciennes, certaines façades d’immeubles ont une patine et un charme indéfinissable que n’avaient pas les architectures rencontrées depuis hier. C’est probablement le cœur de Cork, avec ses boutiques vieillottes, ses balcons fleuris, avec de larges murs aveugles animés de gigantesques peintures en trompe-l’œil, rendant de la vivacité lorsque le ciel viendrait à en manquer. Le charme opère de plus belle lorsqu’on débouche sur les quais du fleuve, et comme souvent lorsqu’on ne cherche plus quelque chose, on la trouve! Une partie des maisons de couleurs que je cherchais hier se trouvent être sur la rive opposée à la Lee et se reflète magnifiquement sur la surface du fleuve. Ce ne sont pas celles qui figurent sur les catalogues trompeurs, mais d’autres maisons plus modernes, aux chromatismes qui me firent immédiatement penser à celles qu’on peut voir sur les rives de l’Inn à Innsbruck.

Mais les «small dwells» se trouvent toujours à Cobh.

C’est sur la rive du fleuve que se situe l’arrêt de l’autocar pour Cobh.  Dans le feutré tranquille de ce car, la campagne défile parsemée de maisons, de lacs et de pierres sèches. Les horizons s’adoucissent à mesure que les nuages s’effilochent dans les lointains. Aux abords de Cobh, sur l’autre rives d’un lac, c’est une double rangée de maisons basses et de couleurs vives qui se reflètent à la surface de l’eau comme un village fantôme. Puis la route devient sinueuse, les derniers kilomètres menant à Cobh sont une véritable percée dans un paysage de collines. On y verrait bien un golf tant l’herbe est ici domestiquée. De loin on aperçoit, depuis les prémisses de la ville, le clocher pointu qui domine la ville largement arborée.

Les maisons colorées sont de simples construction de bois dans la plus belle harmonie, aux toits pointus comme dessinées par une main d’enfant. La pente est très raide depuis la première maison jusqu’à la dernière qui disparaît presque dans la perspective de la rue. Suivant l’endroit où l’on se place, on peut apercevoir dans l’arrière-plan, le clocher. Des massifs de fleurs ponctuent, à rythme régulier, la descente vers le cœur de la ville. Il y a, en effet, un petit côté San Francisco dans la profusion et l’exubérance de tant de couleurs.

Puis, c’est le débouché sur la place du petit port fortement animée. Des chalutiers sont sur les berges, des excursions se préparent pour quelque île environnante, et tout semble riant et en parfaite harmonie. Depuis la pointe d’une des jetées, on a une vision complète des quais du port et l’alignement des maisons basses dominées par l’impressionnant clocher effilé semblant trouer le ciel.

Cobh a la particularité d’entretenir la mémoire des victimes du Titanic. Cent trente-huit personnes originaires de la ville auraient péri durant le naufrage. Un musée garde la mémoire détaillée de ces évènements. Il y a même un hôtel qui porte le nom. Je suppose que toutes catastrophes  peuvent s’y produire …

Cobh est aussi une ville qui se mérite. La grimpette vers l’esplanade de l’église, après le poisson pané/frites le long des quais, est une épreuve courte mais violente. De là-haut, on domine toute la baie étroite de la ville, le port et les maisons accrochées à la colline. Une d’entre elle pourrait résumer l’identité du pays. Verte, du plus franc vert, tout en bois au toit pointu, surmontée du drapeau irlandais.

Depuis l’espace ouvert de l’esplanade défilent en sens inverse de celles vues à notre arrivée, toute une rue montante jalonnée de ses autres maisonnettes de couleurs, sur une perspective d’arbres, de jardins intérieurs et de ciels bleus criblés de nuages.

Cobh a le charme des villes de province bien peignée, dans un écrin naturel de maisons basses, d’arbres en abondance et d’une animation portuaire discrète et colorée. Une petite ville au sourire jeune et sincère. On y vivrait.

Le retour se fait par le même trajet bucolique traversé de villages dont on aperçoit surtout au bord des routes les clinquantes façades de pubs encore en sommeil.

Pour l’avoir remarqué à l’aller, et n’ayant eu le bon réflexe de préparer mon portable, je sais qu’au détour d’un certain virage, où le car devra ralentir, il y a une superbe ruine solitaire, une sorte de tour carrée, meurtrie par le temps, et dont le reflet à cette heure du jour, se dédouble sur la surface immobile d’un petit lagon.

C’est en fait aujourd’hui le jour le plus long, celui d’hier n’était que son jumeau distingué par quelques minutes de moins. Cork est encore en pleine lumière et nous ne sommes pourtant qu’au sud-est du pays.

Les rues sont uniment animées. Elles ne manquent pas de ce relief que le soleil sait donner comme une grâce sur les choses qu’il touche. Les restaurants suintent maintenant le gras le long des zones piétonnes.

Viandes de bœuf en stew

Sandwiches de bœuf au cheddar et mille précautions de sauces en tube, plus quelques autres attractions qui n’ont pas l’air pires qu’ailleurs.

Bouteille de rouge à dix-neuf euros. Bien moins qu’ailleurs.

L’Irish stew était une daube sur une variation de courge et de céleri. La bouteille d’un vin de Chili court en bouche, facturée avec surprise, trente euros:

«la bouteille à dix-neuf , comme signalée par l’astérisque, est réservée aux clients ayant préalablement consommés quatre verres au comptoir ou en salle à l’apéritif.». On comprend et on apprécie ici les amateurs décomplexés…

Entrer parfois dans un restaurant relève d’une lecture attentive, comme par devant notaire, des conditions qui vous attendent dans les toutes petites écritures du contrat …

La nuit blanche, au sens où elle trainera sa lumière revenue jusqu’à plus de onze heures, semble cousine de ces nuits que j’ai connues au Danemark, se profilera longtemps derrière les fenêtres de la chambre en flocon épars.

Auparavant, on entend comme dans toutes les villes d’ici, rugir les sonos aux heures où surgit l’angoisse de l’âme du pays, où la voix se force à l’éraillé, les filles se contorsionnant aux accords élémentaires du blues, et les capuchons furtifs à lunettes noires arborent leur plus beau mal narcissique.

La nuit ne finit pas de finir dans cette Cork encore jeune.

Mercredi 22 Juin


1) Explosion d’angoisse vers six heures trente ce matin. Ou «ce qui se ressent d’émotion quand quelque chose d’essentiel ne se trouve plusou s’est égaré ». Qui, conséquemment, se résume en un axiome, «Comment tout ne tient qu’à un fil»:

Nous étions rentrés le plusnormalement la veille au soir après l’épisode du «Woodford», et voilà que jetant un œil sur l’ensemble de la chambre, je ne vois plus mon sac. Ni dans le placard, ni près du lit sur le fauteuil, ni près du meuble où je prends mes notes, à aucun endroit.

La tension monte entrevoyant confusément les conséquences.

Le sac contenait l’ensemble de mes documents, la carte d’identité, les papiers de la voiture, diverses assurances, la carte bleue etc. Tout ce qui se trouve habituellement dans un portefeuille placé dans un sac à dos de ville.

«IL EST où, LE SAC?!!»

Battements de cœur, et sueur froide s’ensuivent. Cécilia sort de la salle de bain enveloppée d’une simple serviette.

«Tu as bien regardé de partout? …Il va falloir attendre midi. Dans ces restos ils ne doivent pas ouvrir avant … On ne pourra pas non plus prendre le bus de sept heures trente. Et puis comment retrouver l’endroit… c’était dans quelle rue?»

Un sentiment similaire à celui que procurent les tremblements de terre vous saisit à la gorge.

Dans la rage désespérée de ceux qui agissent mécaniquement, je refais un tour des lieux. Rien dans le placard, près du meuble, du fauteuil, sous le lit…

Sans trop y croire et tout aussi mécaniquement, j’ôte mon blouson du dossier du fauteuil, et c’est de là que jaillit la petite masse noire de mon sac!  Comme un cadeau de Noël…

Comment avait-il pu se faire oublier avec tant de discrétion?

L’épisode n’a pas duré en temps réel plus de cinq minutes.

C’est ainsi, finalement, qu’on se retrouve en tête de gondole à sept heures sur le quai de la station de car en partance pour Galway.

Ce sera le trajet le plus long, puisque quittant la côte sud-est, passant par un arrêt furtif à Limerick, histoire de réunir tous les noms de villes comprises dans la fameuse chanson de Sardou, nous serons aux portes du Connemara dans le nord-ouest quelque quatre heures plus tard, traversant toutes les nuances de changement de paysages et de variations de ciels et de passagers. Jusqu’à ceux ne parlant plus même l’anglais. Ce qui nous permit de saisir les chantonnements gaéliques absolument incompréhensibles de la langue de ceux de la terre profonde. «Au pas des chevaux»

Galway fait partie des villes dont je parlais précédemment, celles qui parlent au cœur au premier regard. Dans la lumière riante, depuis la fenêtre du car qui nous dépose à la gare, on change d’atmosphère. Le square Eyre est animé, et on sent tout autour des rues et des architectures un je ne sais quoi de désinvolture d’un climat qui sourit. Dès la sortie de la gare, une plaque de nom de rue attire mon regard: «Frenchville Lane», cela confirme comme un présage la suite que nous espérons riante aux portes de la région des lacs.

Et puis face à la gare et au parc, un pub, «Thirteen on the green». Pourquoi miser plus loin?

Nous voici donc installés dans les boiseries du pub où coulent à gros débit les pintes au comptoir. Des adolescentes trinquent avec d’improbables matelots, quand intervient l’épisode 2 d’angoisse foudroyante, sur le thème «PUTAIN, LES VALISES!!»

La serveuse blonde et souriante, vêtue dans un noir strict, n’a pas plutôt servi nos deux verres que Cécilia pensant déjà à l’heure qu’on nous avait indiqué pour poser nos bagages chez l’habitant, se rendit compte que nous étions les mains vides…

La serveuse blonde qui n’avait évidemment pas suivi, eut le temps d’apercevoir Cécilia courir vers l’extérieur faisant claquer les battants de porte de l’entrée. Le rythme donné à la scène dû paraître animé vue du comptoir côté serveuse.

Cinq longues minutes plus tard, Cécilia faisait à nouveau battre les battants de porte flanquée de deux valises à roulettes. Reprenant le tableau initial, nous voici à nouveau côte à côte dans le fond de nos sièges, la serveuse se demandant quel pourrait être le prochain tableau de genre.

Par chance le car était resté à quai à Frenchville Lane. Quelques minutes de trop et il se serait évanoui on ne sait où. Dans les valises il y avait mes médicaments pour la semaine, les adresses de nos futurs hébergements et de quoi ne pas finir le séjour poisseux avant le retour. «Thirteen on the green»

Sur le chemin de «Light House», nom de notre adresse chez l’habitant, la légèreté de l’air, le soleil franc et le petit bras de lagune que nous longeons tout le long d’une interminable route rectiligne, déjà un peu à l’écart du downtown, sentaient bon l’alignement des maisons individuelles.

La maison à trois niveaux, au toit pointu, est blanche comme peinte de ce matin, avec des liserés bleu-marin le long des rampes, parfaitement coquette.

L’habitant s’avère être une habitante, blonde et très walkyrie. J’ai immédiatement pensé «oui ma colonelle, bien ma colonelle».

«Vous déposerez les clés dans cette boîte à lettres en sortant, vous poserez vos valises sous le colimaçon de l’escalier, oui, là, bien au fond, en attendant mon retour à seize heures etc.». Malgré tout souriante.

Et puis la chambre au premier étage est soignée et lumineuse (comment ne le serait-elle pas avec une colonelle) avec une large baie vitrée donnant sur le bras de lagune, et tout au loin, sur l’autre bande de terre, des maisons basses isolées et d’incessants mouvements de goélands dans le ciel. Un petit paradis.

Revenus vers «le 13 sur le vert» et plus en haut, sur le grand Eyre Square, c’est le début de plusieurs trouées d’harmonieuses et très vivantes rues piétonnes. Les couleurs et l’air qu’on y respire sont presque méridionaux. Avec, ce qui est plus rare en Irlande, d’innombrables terrasses de cafés alignées les unes après les autres, et de magasins, dans une débauche de façades colorées et de musiciens de rue.

Tout au bout de ces rues parallèles, une grande place à l’ombre de platanes, suivie d’un pont immanquable, menant vers un autre bras de terre qui surplombe un de ces filets de mer qui vient jusque dans le cœur de la vieille ville.

En suivant le chemin découvert sur la longue jetée, le paysage se compose, de l’autre côté, d’un quai enserrant le cœur de la ville («the Long Walk») et ses rangées de maisons alignées dans de parfaites harmonies de couleurs au pied du bras de mer («River Corrib»). Parfois une voile traverse ou longe entre les deux rives. Des barques isolées ajoutent à ces beautés de cartes postales en faisant un lien entre les deux rives. En longeant cette perspective sur Claddagh Quay, des criques et des replis abritent des cadavres de bateaux dont un, très émouvant, semble avoir été dépecé par les misères du temps. On y voit avec tristesse des parties entières de la coque éventrée laissant apparaître les entrailles échouées sur les galets et le travail de la rouille sur les parties métalliques. Sur une autre anse, une forme de bateau échoué a épousé à fleur d’eau, comme un caméléon, la vase et la mousse dans l’eau morte où il a terminé sa course.

Suivant certaines perspectives, des jarres de fleurs au premier plan donnent une profondeur qui marie à merveille ces éclaboussures en bouquets avec les maisons tout au fond du paysage.

Des goélands dorment sur de très vastes berges et ne craignent presque plus la présence de ceux qui approchent. L’un d’entre eux, très baudelairien, déploie largement ses ailes, prenant son envol sous la répétition des prises de vues, comme nous invitant à un autre voyage.

Une enfant, non loin de là, répète inlassablement, comme une crécelle métallique, une formule incompréhensible destinée à vendre son orangeade. Une enfant dont la mère a dû apprendre, par cet instinct dont ont été mû les migrants conquérant de l’ouest américain, le sens du commerce et la valeur de l’argent dès le plus jeune âge.

Le soir, nous jouons le même 13 sur le vert dans la salle basse au fond du pub où l’on nous sert de très roboratives viandes avant que ne viennent les violons électriques et les chanteuses de ballades.

Revenu à «the light house», au bord de cette étendue de mer qui longe Lough Atalia Road et se jette plus loin dans la mer du Nord, nous sommes depuis la large fenêtre, comme sur le bastingage d’un navire, à contempler l’horizon découvert de la bande de terre et ses maisons au loin qui s’allument progressivement comme des îlots épars, jusqu’à la nuit qui n’en finit plus de venir.

Jeudi 23 Juin


Les rideaux tirés indiquent que le ciel a changé. Le gris irlandais sur le vert des pelouses, les rangés d’arbres au bord du bras de mer semblent, avec la pluie crachotante, installé pour la journée.

«Quai Numéro 2» à Frenchville, (c’est le gouverneur de la gare qui le dit dans la plus grande lassitude), le seul bus de la journée pour Cliffs of Moher. Les falaises les plus célèbres d’Irlande.

Départ vers onze heures trente pour une cinquantaine de kilomètres. Le bord de mer est sinueux et les arrêts sont fréquents. Pour la première fois, au sud de Galway, apparaît le nom de Keogh qui reviendra fréquemment aujourd’hui. Des fermes, des hameaux portent ce nom. Mais aussi des bouteilles de bière. Puis sur la côte découpée, dès les premiers kilomètres, ce sont les près tout à gauche, la mer souvent à flanc de falaises étant sur la droite où nous sommes positionnés. Les premiers moutons gras apparaissent dont la tête est à peine perceptible tant ils sont enveloppés de laine. Les vaches sont rousses, (au retour on en verra de toute noire!) encloses dans ces fameux près clôturés par des saillies de pierre sur des sols souvent en escalier. C’est le paysage classique. C’est l’intérieur du Burren Way qui montre son visage de tourbières, de pierres sèches et de landes infinies.

Puis la route, sans quitter le bord de mer, avance vers toujours plus de dépouillement et de landes austères et pierreuses. La nudité le dispute à l’opulence des nuages sur le vert rendu encore plus vif sous le ciel gris. Les tracteurs maculés de gras prennent souvent toute la largeur de la route sans se soucier le moins du monde de notre passage. Le plus spectaculaire se sont les bus qui se croisent, surgissant au dernier moment, jusqu’à se frôler et parfois faire entendre un méchant frottement sur leur flanc. Les conducteurs bien aguerris savent négocier ces passages frontaux qui se font au rythme du pas des chevaux.

Parfois le bus quitte le tortueux chemin de bord de mer pour rejoindre quelque village à l’intérieur des terres d’où surgit un château ou traverser une forêt inattendue tellement profonde qu’elle semble absorber toute lumière. Les paysages présentent dans leur nudité austère un certain cousinage avec le désert des Agriates, du moins ce qu’il m’en souvient, et à des percées luxuriantes de végétations bordant le chemin. Ce sont des tortillons de routes avec des maisons isolées et parfois des hameaux qui ne veulent pas mourir, des landes ventées qui respirent la cruauté de la solitude.

Au hasard du cheminement, les lieux traversés se nomment Kilgolgan, Kinvarra, Béal an Chloga, Bally Vaughan. Bien d’autres encore. On s’éloigne bien loin des vocables anglais. Béal an chloga, Kinvarra, feraient plutôt résonner, dans une archéologie des noms, une survivance du vieux viking.

Des phonèmes qui résonnent de ces contrastes de pierre et du vert étincelant des prairies.

Passé Black Head, la route ne quittera pas le front de mer et tout au loin le chapelet des îles d’Aran, les Seven Churches….

Le ciel timide hésite à se dévêtir de ses franges de gris, mais laisse poindre des trouées de bleu, de plus en plus persistantes à mesure qu’on approche des falaises de Moher.

Puis c’est l’arrivée, après Doolin quand le large plateau dénudé laisse seulement deviner la découpe du paysage.

Et enfin, la vue d’ensemble, large et sans limites jusque dans les fonds de l’horizon. D’un noir granitique, comme vomi d’un volcan, d’un vert d’Amazonie comme de larges poumons qui respireraient de toute cette mer qui frappe au creux de la pierre. Le spectacle est à une échelle échappant aux normes, et si ce n’étaient les foules en grand nombre apparaissant comme autant de fourmis, c’est à une forme d’éternité terrestre que se dégage ces fronces gigantesques plantées comme une délimitation de frontière symbolique à l’ultime de l’Ouest avant le large. Une sentinelle puissante de front géologique.

Cliffs of Moher (on Moher en gaélique) est une dentelle de falaises noires, une ciselure sereine et tout à la fois féroce, une frisure d’innombrables replis géants où l’on imagine à leurs pieds le fracas furieux des eaux qui se battent depuis la nuit des temps avec de larges reflux d’écume blanche disparaissant et revenant comme un mouvement de balancier.

La lumière crue est ingrate en ce milieu d’après-midi et impose ses contrastes le long du découpage des huit kilomètres de pénétration de ce pieu géant, à la manière d’une presqu’île. On aperçoit, en y prêtant attention, des grappes d’humains, minuscules et dérisoires le long des chemins de crêtes.

L’alternance des nuages finement peignés par des vents d’altitude et du bleu profond du ciel, brosse un cadre grandiose de puissance sereine, une perfide cruauté de dagues de pierres hostiles, à force de ne pas entrer dans les dimensions habituelles de l’échelle humaine, laissant un rien d’effroi à la pensée de vivre au rythme hors du temps de ces masses géantes et néanmoins sublimes au sens kantien.

C’est en fin de journée que la lumière caresse le mieux ces falaises. Il ne nous sera pas donné d’y voir le début de ce moment magique. On devra se contenter d’imaginer ce commencement d’agonie du jour libérant le feu des couleurs plus tranchées de la pierre et les ombres lovées dans les replis géologiques.

Avec les traînées de nuages tout à l’horizon qui en rythment et en filtrent la perspective…

C’est dans une sorte de bunker, sous une épaisse croûte de ce vert des falaises que nous reprenons notre souffle au buffet de ce bout du monde. Comme pour les enclos et les fermes des environs, les bières au nom de Keogh se déclinent dans toutes les nuances d’étiquettes de bleu, de vert ou de rouge. Et c’est une de mes pensées qui va vers Bernard, peut-être à quelque ancêtre, à quelque racine commune qu’il aurait dans ces landes étranges.


C’est vers dix-huit heures trente que ce Magical Mystery Tour, cet irish mystery tour, reprend sa route vers Galway.

J’aurai, entre temps, vu de près, sur un bord de route désert, juste avant l’arrivée du bus, non loin des falaises, ces immenses champs d’herbes désolées et battues des vents, bordés de murets de pierres rugueuses qui touchées de près laissent voir des taches rousses de mousses séchées et les angles tranchants qui donnent l’idée qu’on peut se faire d’une pierre qui vieillit lentement.

De l’eau des sources et du sel qui mange les rivages.

Par le même chemin de retour, la dramaturgie n’est plus la même. Elle est décuplée. Ce que le ciel réservait de volatile, d’impalpable et d’enveloppé d’un voile léger sous la lumière de début d’après-midi, a fait place à de profondes crevasses de ciel, de grandioses coulées blanches défilant derrière les vitres, avec les maisonnettes, les enclos de pierres, les lacs de même, reflétant l’état du ciel dans de parfaits miroirs lointains. C’est l’enchantement déjà d’un lent crépuscule de jaune et d’orangé derrière le voile épais des nuages d’arrière-scène, le rougeoiement du soleil sur un théâtre de pierre et d’eau.

Ce sont les dernières vaches, les derniers moutons du Burren Way, jusqu’au miracle du château de Dunguaire qui apparaît au détour d’un large virage, dressé dans sa tour isolée à laquelle ne manque qu’une volée d’oiseaux sortis des tourelles pour devenir une parfaite réplique d’une ruine de Walter Scott. Je parle de miracle parce que, contrairement à la surprise causée à l’aller, le château était attendu dans les parages malgré la difficulté rendue par le bus en mouvement. J’eus le temps donc d’armer et de cadrer ce crépuscule qu’aucune peinture classique n’aurait pu saisir.

Comme les falaises de Moher, Dunguaire est attendu dans le paysage irlandais parmi les plus pittoresque et les plus romantiques.

Et il était sur notre route.

En coup de vent…

Le cadrage et l’harmonie de chacun des plans furent parmi mes plus belles et plus inattendues réussites photographiques. Photos prises en rafales et presqu’en fermant les yeux.

C’est le nez derrière la vitre du bus que s’achève le défilement continu d’une lumière mélancolique, que se déploient toutes les nuance de terres, de ciels et d’eaux, et de géologies insolites, avec les plus inattendus des clichés dont il suffisait de déclencher sur tel ou tel moment du scénario continu (je dirais presque qu’il eut suffi de déclenchements aléatoires) pour obtenir les plus belles des visions de ce Burren Way crépusculaire.

Des myriades d’adolescents investissent le bus de piaillements, et de ce délicieux accents qu’ont les jeunes filles qui parlent une langue claire et presque américaine en moins impériale et moins gutturale. C’est la jeunesse qui s’en va finir la semaine dans les lumières de Galway. Nous passons à rebours sous les fenêtres de la colonelle sous une lumière qui creuse de ses premières ombres le paysage, jusqu’à rejoindre Frenchville Lane.

Restera, pour finir, avant le début de notre dernière soirée ici, un beau portrait de Cécilia sous les arbres au bord du bras de mer, au pied de notre maisonnette de Lough Atalia Road.

Sur Eyre Square, derrière les bouquets d’arbres, la façade et le auvent de tuiles noires, un peu austère du Skeffe, cache un hôtel ancien aux multiples salles, aux marqueteries de bois et un bar à chacun des deux niveaux de restaurants. De quoi donner le tournis dans un maelström de lumière subtilement distillées donnant paradoxalement l’impression de nous trouver dans un lieu intime. C’est le miracle de la personnalisation des espaces, qui tout en s’individualisant, s’imbriquent harmonieusement les uns dans les autres par le serpentin des escaliers montants, descendants, et par le jeu des lumières. C’est évidemment là que nous passerons la soirée. Le pavé de bœuf au poivre est aussi réussi que s’il avait été servi dans une brasserie parisienne.

«Vous avez deviné. Le chef a passé cinq ans à Paris. Et puis, bravo, la France est devenue numéro un au classement international de rugby. Mais je crois qu’il sera difficile de battre l’Irlande pour la Coupe du monde l’an prochain…»

Le sourire du maître d’hôtel laissait deviner un jugement hâtif. Mais nous sommes à deux pas du 13 sur le vert …

C’est sur la table ronde depuis notre grande fenêtre ouverte sur le bras de mer, les maisons qui font des petits points jaunes sous la grande lune blême, que je prends soin de noter tous les sortilèges de ce jour.

Vendredi 24 Juin


Cela devait être la virée vers Clifden, la petite ville la plus à l’Ouest au cœur du Connemara. Mais le 13 sur le vert a tourné, les nuages matinaux ont fait place à une pluie constante et froide qui ne laisse aucun doute sur la persistance d’un temps défavorable aujourd’hui.

Nous annulons sans trop de regret la dernière ballade irlandaise et comme un ennui ne vient jamais seul, l’annonce d’une grève des contrôleurs aériens sur les aéroports de France nous fait accélérer le retour vers Dublin. Et annuler aussi la dernière étape à Drogheda trop risquée.

Au revoir colonelle … C’est sous la pluie fine et tenace, sous les K Way et le vent, qu’on fait, en sens inverse, le chemin qu’on avait fait sous un soleil de printemps, goélands sur les horizons.

Après trois heures de bus sous la pluie et de rares éclaircies, ce sont de longues négociations à l’aéroport de Dublin. Notre billet est finalement validé pour un vol en début de matinée du samedi, évitant le blocage intégral du dimanche.

KALEIDOSCOPE EN MOUVEMENTS LENTS


Revoilà Dublin, ses rues grises, son ciel partagé. Nous logerons à l’Hôtel Arlington à la porte d’entrée sculptée en plis et torsades du meilleur style, d’un extraordinaire décorum de la salle d’accueil et du vaste espace du rez-de-chaussée, surement du début du siècle dernier, menant aux différentes salles à manger et aux salles de petits déjeuners aux boiseries sophistiquées. Si vaste que tout le bas de l’édifice est compris dans l’espace du pâté de maisons depuis la rue qui longe la Liffey et s’étend derrière jusqu’à la première rue parallèle au fleuve.

Mais pour l’essentiel, dès que l’on monte aux étages, le masque tombe de ces toujours affreuses moquettes épaisses et maculées.

Revoilà Dublin le long des quais qui longent le fleuve. Tout au loin, sans avoir à faire bien des efforts, c’est la flèche de Christchurch qui indique le chemin à suivre.

Il y a toujours beaucoup de roux et de rousses dans le pays. Ce n’est pas qu’une légende.

Les filles et les femmes, même d’un certain âge, ont aussi les cheveux manga. Le rose pâle est majoritaire, mais aussi le bicolore, rose et vert pomme, puis le multicolore plus hardi encore.

La Gay Pride s’annonce. Le week-end sera chaud. «Les hétéros au poteau, libérez les animaux» entend-on simultanément depuis Paris…

Les bus de la ville sont systématiquement verts, de ce beau vert «Glendalough».

L’urbanisme de Dublin fait trop souvent penser à la méchante coulisse d’un décor de théâtre. Même dans le plus central de la ville, au bord du fleuve, peuvent déboucher à angle droit de multiples ruelles à entrepôt, des hangars qu’on ne saurait cacher au hasard des rencontres.

Plus souvent encore, dans de même ruelles ou dans des impasses, des maisons de briques essoufflées d’usure aux fenêtres noircies d’une ancienne activité ouvrière.

Dublin ne semble jamais trop éloignée de ses périphéries.

Et Joyce statufié semble lui-même dubitatif.

Dear dirty Dublin (Ulysse, septième chapitre, Eole)

Mais tout est recouvert par l’agitation du Temple Bar.

Nous y prenons un dernier verre, sur une terrasse loin du Temple lui-même, où nous sommes seuls.

«Bien sûr c’est autorisé de consommer à l’extérieur».

Le vrombissement des basses dans le «clair» – obscur du bistro fait trembler les murs. Il est dix-neuf heures. Ce dernier verre sent le verre d’une veillée d’arme. On trinque. Dommage d’écourter le séjour.

Dublin et toute l’Irlande parlent exclusivement anglais, parfois gaélique. Même dans les aéroports, aucune traduction n’est nécessaire. Pas plus sur les menus touristiques.

Pourtant, on y rencontre beaucoup de mexicains, de sud-américains. Quelques rares français et des allemands de loin en loin et quasi silencieux. Des jeunes et puis des vieux comme nous. On se fait l’effet de parler une langue venue de loin, une langue archaïque peut-être. On a trouvé qu’un seul îlien s’essayant gentiment au français, à Kinsale. C’était au point d’information. Il en avait le souffle coupé. J’ai senti qu’il était heureux qu’on ne s’attarde pas.

Lorsque je demande qu’on me répète une phrase trop rapide, l’interlocuteur répète avec un exact même débit de phrase.

La devise de l’île pourrait être «adaptez-vous à moi, de moi à vous je ne ferai pasle premier pas »

L’Irlande est-elle une forme de Corse dans son essentialité identitaire? Est-elle par simple principe écartelée avec sa zone du Nord? Dans le bus, on lisait fréquemment «Belfast, 130 km, Belfast, 120 km…». On m’a demandé s’il y avait une frontière. On m’a même dit (parmi ceux qui n’y sont jamais allés) que des murailles protégeaient les zones nord et sud une fois la nuit tombée…

Le coup du pont levis…

Nous n’aurons jamais autant voyagé en autocar. Une manière encore différente de traverser du pays. Mais sans en saisir les nuances. Comme un film qui défile sans arrêt sur image.

J’ai aimé subjectivement, comme peuvent aimer ceux qui traversent dans l’intimité des chemins parcourus dans les plus banales des promenades, ces parcours menant de Suffolk Street et Molly Mallone, montant vers William Street, puis sur la droite, Stephen Street prolongée par les maisons de Golden Lane aux briques dormantes de leur dimanche jusqu’à l’angle de Saint Patrick, côté Bridge Street. Ouf!…

 C’est là que d’un dimanche on a mesuré les belles proportions de la cathédrale bordée de ses jardins fleuris que Cécilia confondait la semaine précédente avec Christchurch.

Ai-je pris le temps d’aimer Dublin?

L’église de Christchurch est ouverte ce vendredi. Une belle exposition d’icônes orthodoxes avec des saint Georges inévitables, une Vierge tout de blanc, de nacre et d’argent, puis des Jésus barbus le regard en coin. L’église en elle-même a le caractère des gothiques des plus tardives.

A la Cathédrale, une cohorte d’uniformes au guichet. Nous tentons le tout pour le tout: «Nous voulons entrer simplement pour prier…

– Oui, mais ce n’est possible que durant l’office, assis et sans déambuler»

– !!!  (Ligotés?)

L’avion de neuf heure trente est annulé ce samedi. On le convertit après une heure de palabres pour un vol vers dix-huit heures trente pour Heathrow. C’est une journée commencée tôt dans l’aéroport, lourde d’incertitude jusqu’au dernier moment, jusqu’au moment où l’écran lumineux affiche le numéro d’embarquement à 19 heure 55, signe que la grève aura épargné le dernier vol de nuit vers Nice …

En gaélique le mot revenait souvent sur les autoroutes, dans les aéroports aussi, une sorte de rosebud irlandais: «AMACH»




RAVENNE

16 – 19 Septembre 2022


Vendredi 16 Septembre

Elle a levé la tête vers le ciel et dit:«è la chiesa di Giovanni Evangelista», appuyant avec une certaine force et comme conquise par le sacré de la chose, sur la fin du nom de l’église, Evangelista … C’est la première merveille dans le ciel de Ravenne, entourée d’arbres faisant parterre de feuilles déjà automnales sur tout le pourtour du parc et de la Via Farini. A deux pas de la gare ferroviaire et de l’hôtel Minerva plongé dans la rangée de platanes et de marronniers tout le long de la Viale Maroncelli.

La petite vieille a continué tout doucement, appuyée sur son déambulateur, avec l’expression satisfaite d’avoir pu «aiutare si possibile», (aider si possible) les deux étrangers que nous ne manquons pas d’avoir l’air.

L’intérieur est sobre avec deux travées latérales, rythmée par les classiques piliers à chapiteaux corinthiens tout hauts perchés, le plafond plat de bois orné, comme presque toujours en Italie, et déjà comme avant-goût, sur les murs latéraux, des tronçons successifs de mosaïques récentes aux thématiques de la pêche miraculeuse ou la traversée de la Mer Rouge. De belles compositions sobres, mais ce n’est encore qu’une entrée en matière. C’est dans un silence lisse et luisant de patine que ce Baptiste évangéliste est le premier à nous accueillir.

Dans l’église la plus ancienne de Ravenne nous dit la petite dame…

On nous avait promis de gros nuages et une après-midi remplie de grisaille. Et durant toute la traversée latérale de l’Italie ce ne fut qu’une constante sérénité de lumière, de Piémont, Lombardie, en Emilie Romagne. L’arrivée en ville est semblable à l’entrée dans un gros village arboré, sans frénésie, parvenant très rapidement à destination.

Puis immédiatement après le parc, la Via Roma, à main gauche, San Apollinare il Nuovo sous le ciel translucide et la première tour-clocher circulaire, en moyen appareil de briques couleur ocre, si caractéristique des édifices d’ici. Le vent léger mais constant expliquant peut-être la grande limpidité du ciel déclinant. D’une lumière d’esprit.

Etonnamment c’est un sentiment de quiétude et de lenteur qui se répand tout le long des rues peu fréquentées et comme somnolentes d’un rythme provincial.

Si calme et si tranquille qu’on retrouve juste au moment de traverser la chaussée vers l’entrée de Saint Apollinaire, la petite dame qui eut, le temps de notre visite à l’Evangéliste, de parvenir à cet endroit de la Via Roma où se situe l’entrée: «E quella con molti, molti mosaici…»

Elle ne sera, en effet, pas avare en mosaïques…

Saint Apollinaire le neuf est un des parfaits joyaux de la ville. On pourrait y déambuler sans jamais se lasser. La description même détaillée ne donnerait pas l’impression vivante de tant de lumière nuancée et de sobriété somptueuse sur ses surfaces murales hors du commun. Parler de Ravenne c’est, d’abord et évidemment, s’immerger dans l’exceptionnel fond de mosaïques qui est à la ville ce que sont les peintres phares de la ville à Venise ou les Greco à Tolède.

… 

… Nous sommes revenus hier soir après un séjour paisible et de toute beauté. Les quelques clichés que je t’ai envoyés illustrent à peu près, tout à la fois les immenses trésors accumulés depuis les byzantins, et la quiétude d’une ville qui respire une forme de province italienne, ni trop décrochée (on n’arrive malgré tout pas à trouver ces fameux maillots des équipes de foot auxquels s’identifient les enfants !), ni trépidante, comme pourraient le laisser imaginer ces merveilles sans égales. Au sens propre, parce que l’art de cette époque ne se retrouve aucune part ailleurs qu’ici, pas même à Palerme, du moins avec une sensibilité différente, moins ancien et sur d’autres tonalités.

L’Italie a inventé d’une certaine manière la &quot déconstruction&quot de l’autoroute. Tout le long des six cent kilomètres du trajet, ce ne sont que faux travaux, panneaux, points d’exclamation, messages subliminaux de danger, circulation réduite à deux, voire un seul couloir, donc véritables ralentisseurs à des fins que tu imagines, de pollution moindre, et de préparation future à rester chez soi comme on ne prendra plus l’avion bientôt que pour des raisons rationnellement justifiées.

On atteint donc l’absurdité tout le long du trajet, croisant en permanence de fausses protections magnifiquement déployées d’un personnel de travailleurs fantômes, de plots de séparation annulant une voie sur des kilomètres, jusqu’à être parfois (par la grâce de chicanes de déviation) renvoyés sur la voie de l’autoroute venant en sens inverse, afin que nous roulions tous sur une voie unique à plus faible vitesse bien sûr.

Tout cela issu de tables rondes ministérielles traitant des dossiers sécurité et écologie tout à la fois.

Le but étant comme dans d’autres domaines, non pas d’améliorer ce qui fut considéré comme un progrès ou une innovation dans l’ordre de la communication au sein de la communauté des humains, l’autoroute en l’occurrence, mais d’en réduire la portée, d’en briser le fonctionnement, voire d’en détruire le sens même sous peu de temps.

Mais Ravenne n’a pas été déconstruite heureusement. Par sa perfection et sa sobriété structurelle, Sant’ Apollinare s’aborde dans le sentiment d’une nudité absolue, si ce n’était l’animation des surfaces rendues vivantes par la composition des mosaïques de couleur et la description des scènes bibliques sur la longueur interne à l’allée centrale, des deux travées menant à l’abside.

En fait d’animation, il s’agit en l’occurrence de la procession au rythme d’une avancée cinématographique de la communauté des martyrs. D’un côté les saints martyrs, de l’autre les saintes. 

Là où défilait une procession de la cour ostrogothe, après la conquête byzantine de Théodoric, sera réalisée une longue avancée de vingt-six saints martyrs menés par Saint Martin.

En symétrie, faisant face, un cortège de vingt-deux saintes, précédées par les Mages, se dirige vers la Vierge à l’Enfant. Le contraste est saisissant entre les vingt-deux vierges hiératiques et les mages aux pantalons à la dominante de vermillon, largement inclinés en signe d’humilité à mesure qu’approche l’enceinte des anges et du trône marial.

D’aucun des personnages du cortège ne se distingue par l’attitude, sinon une hiératique sérénité drapée de blanc, une couronne à la main. Et notre regard manque à embrasser la scène complète dans le sens de la continuité.

C’est alors que nos pas s’arrêtent à la contemplation de chacun d’entre ces portraits, de leurs drapés tous eux-mêmes différents, dans la plus parfaite attitude et la plus haute spiritualité. Avec comme commune présence, une émanation spirituelle du regard déjà posé vers un ailleurs bienheureux.

Vingt-deux et vingt-six visages dans les nuances les plus subtilement individualisées marchant vers une même sereine destinée !

Dans l’une des niches, avant même le début de la procession, je m’attarde longuement aux trois navires superposés les uns au-dessus des autres, dans un souci d’entrer dans un même cadre, sur fond bleu, s’apprêtant à franchir deux colonnes de pierre signifiant l’entré dans quelque port.

Il devient impossible de distinguer autrement que par des images de livre d’art, les scènes beaucoup plus réalistes et narratives se situant au niveau le plus élevé des parois de la nef où s’inscrivent vingt-six panneaux de la vie du Christ, dont les Noces de Cana, la Multiplication des pains, la Rencontre avec la Samaritaine, la Cène et, l’Incrédulité de saint Thomas.

Autant l’église respire l’harmonie, en une parfaite ordonnance symétrique, autant le petit cloître ferait penser, par son naturel échevelé de sapins et d’herbes négligée, au cloître d’un obscur curé de province.

En remontant la Via Roma dans l’autre sens, on atteint la Via Diaz qui marque l’entrée de la zone piétonne, les pavés et les arcades jusqu’à la large Piazza del Popolo. Comme toutes les places italiennes, elle porte les marques de l’élégance. Deux colonnes, comme des trophées romains, rythment la perspective sous l’édifice du Palais communal et ouvrent un magnifique espace rectangulaire jusqu’à l’angle de l’église Santa Maria del Suffragio. Le bâtiment baroque, à l’opposé du palais communal, accueille la préfecture aujourd’hui et pour longtemps recouvert d’un épais voile de protection sous lequel des travaux de réfections minimisent le beau paysage urbain que forme l’ensemble de la Place. C’est le cœur de la ville aux terrasses de cafés et aux bâtisses en pierres taillées faisant l’intersection des différentes orientations allant vers les palais et les vestiges multiples de Ravenne.

Remontant vers le Nord, nous sommes à deux pas du marché couvert et d’un tortillon de rues s’amincissant à mesure que nous nous approchons de la Basilique de San Vitale.

Et là, le paysage devient romain. J’entends par romain tout ce qui touche l’ocre des pierres, les pins et l’azur du ciel. Et ce soir ce trinôme est agrémenté du feu d’un crépuscule accentuant le relief de la pierre dans le frémissement d’un temps qui s’est arrêté. A la mesure de ce qui nous attend.

Sur la droite du parc longeant le grand ensemble de San Vitale, par une simple porte, on pénètre dans une bouche d’obscurité. Mais immédiatement, comme épousant le volume du plan en croix grecque, le bleu du Mausolée de Galla Placidia dévoile une voûte du plus beau bleu que puisse revêtir l’infini du ciel étoilé d’or.

Dès la porte d’entrée, à hauteur d’homme, lorsque les yeux s’adaptent, dans la lunette axiale, la préfiguration du martyr de Saint Laurent laisse supposer que le mausolée lui est dédié. Sur les trois autres, successivement, le Bon Pasteur, et diverses scènes naturalistes de paradis dans des entrelacs de végétaux, de brebis et de motifs décoratifs.

La coupole s’ouvre sur le ciel de la mysticité et pour ceux qui lisent les Ecritures, sur la plus sereine des théologies de plein ciel. De plein ciel dans une nuit d’étoiles.

Sur les arcs, des paires d’apôtres aux gestes d’éloquence prophétiques, et des colombes, des fontaines jaillissantes.

L’intersection des bras de la croix est surmontée d’une coupole. Et sur le fond bleu parsemé de l’or des étoiles, les évangélistes de part et d’autre, suspendus comme navigant sur un océan cosmique.

Jamais représentation de l’infini ne m’était apparue avec tant de prégnance dans un volume tout à la fois restreint et comme ouvert sur le sublime des attitudes, des formes spiritualisées et de la parfaite maîtrise chromatique. Les artistes ayant, de plus, fait coïncider en une adéquation sûre, l’expressivité des représentations à la mesure des espaces définis par le volume du mausolée.

Pénétrer dans Galla Placidia est comme avoir eu la clé d’un trésor dormant dans les profondeurs.

La lumière est encore plus rasante au sortir du mausolée, et le ciel, par la plus belle illusion, semble avoir pris des couleurs de cette voûte céleste. La basilique est à quelques pas de là.

Le revêtement en brique présente la sobriété typique des églises ravennate. Le plan est octogonal et comporte deux tours sur les côtés. On pénètre par une porte sans faste à échelle humaine, qui donne directement sur le chœur et le presbyterium.

Si Saül, le soldat persécuteur féroce de christianisme, est devenu Saint Paul sur le chemin de Damas, il dut ressentir cette sorte d’éblouissement qui prend en levant les yeux sur la lumière de San Vitale, par la grâce architectonique d’une dominante de vert éclairée d’une lumière graduée, nimbant l’ensemble du chœur comme le ferait la lumière de «L’Apparition de l’église éternelle»de Messiaen, en ascension progressive et ogivale, offerte à une contemplation inouïe.

Les artistes ravennates ont eu le génie de concevoir le jeu de la lumière de manière audible et synesthésique. Celle-ci pénètre à l’intérieur par des angles différents selon la hauteur des fenêtres, puis est fendue par l’architecture, faisant ressortir l’éclat des mosaïques et des marbres.

Nous restons médusés. La seule description du presbyterium est un exemple parmi les autres.

La cour impériale est placée sous l’autorité de celle du ciel.  C’est le plus beau défilé visible aux panneaux latéraux encadrant l’abside. Théodora domine le panneau de droite d’un manteau pourpre brodé d’or et d’une couronne ornementée de perles. En majesté entouré de sa suite.

L’empereur Justinien campe au milieu du panneau gauche, flanqué de l’évêque Maximilien et d’un cortège de patriciens et de soldats. L’aspect frontal des personnages et leur disposition sur un seul plan cernent les volumes et confèrent une dimension divine aux personnages historiques. Certains visages, isolés de l’ensemble, sont de véritables portraits.

Ce sont les cortèges virtuoses les plus éblouissants de San Vitale.

Si Galla Placidia était une musique de chambre absolue, la basilique attenante en serait le complément symphonique avec chœur, double et même triple chœur! …

La lumière descend doucement sur la pierre, le ciel baigne encore le paysage   italien de toute sa romanité.

Nous redescendons par le même entrelacs de ruelles, la Via Marini, le marché couvert et l’attractive Piazza del Popolo, puis contournant par Via Gardini et le Musée de l’Archevêché déjà dans l’ombre, la place de ceux tombés pour la Liberté, jusqu’au Palais della Provincia et la superbe Piazza San Francesco, avec sur sa droite une rangée d’arcade abritant de petits cafés aux terrasses encore animées et de skateurs bien innocents que la police fera fuir comme des lapins dès l’arrivée d’une bien insignifiante voiture banalisée.

L’Italie a encore le respect d’une certaine autorité…

La perspective de la Piazza est un chef d’œuvre d’urbanisme. Vue de face, dans un parfait rectangle, une rangée d’escalier menant sous les arcades (ce qui faisait donc l’attrait des turbulents skateurs), la façade dépouillée de l’Eglise San Francesco décalée en légère dissymétrie sur la gauche, encore flambante des derniers feux du crépuscule sur toute sa partie haute, et tout à droite, dans un petit parc le Musée et le tombeau de Dante.

En fait de tombeau, il s’agit d’un austère mausolée ouvert sur un bas-relief représentant le poète imaginant, dans une position inspirée, quelques vers inscrits dans le marbre. La dépouille elle-même repose un peu à l’écart dans le jardinet attenant, sous un amas de feuillage d’où émerge une simple inscription dans la pierre.

Comme nous avions déjà vu un tombeau de ce même Dante à Florence, à l’église Santa Crocce, la question se posait de savoir où est réellement enterré le poète…

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DANTIS POETAE SEPULCRUM

Il se trouve qu’historiquement il est mort à Ravenne. Son corps fut déposé dans le sarcophage actuel le long de la route, à l’extérieur du cloître de Bracciaforte. Ce n’est qu’à la fin du XV° siècle qu’il fut déposé au côté ouest du cloître où nous sommes. Peu de temps après les florentins réclamèrent tout ce qui concernait Dante. Et c’est, soutenu par Michel-Ange, que le Pape Léon X, issu de la famille florentine des Médicis, émit le vœu de récupérer les restes du poète. Lorsque les émissaires du pape ouvrirent le sarcophage, les ossements avaient disparu. Les moines franciscains avaient creusé un trou à travers le mur du cloître et dans le sarcophage pour mettre en lieu sûr les restes du poète qu’ils considéraient comme l’un des leurs.

Dans l’espoir que les reliques soient rendues à la commune de Florence, en 1829 la ville fit réaliser un grand cénotaphe dans la basilique de Santa Croce. Celui-ci représente le poète assis et pensif, soulevé «en gloire» par l’Italie, tandis que la poésie pleure prostrée sur le sarcophage.

La ville de Florence qui n’a toujours pas obtenu satisfaction, ne peut que fournir chaque année l’huile nécessaire à alimenter la lampe du tombeau à Ravenne.

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C’est à quelques pas de la Piazza, à l’endroit rétréci de la Via Ricci, devant la terrasse d’une taverne saturée de belles dames et de messieurs patientant, endimanchés de vendredi soir, que la CADE’ VEN attire notre attention. Contrairement à ce qu’on rencontre en Italie en général, où les bistros paraissent toujours flambants neufs dans leur métal brillant et leur plastique glacial, les boiseries chaudes, les garçons vêtus de très strict noir et blanc, les lumières indirectes, de très hauts plafonds, et surtout l’absence de ces horribles fonds sonores, nous ont convaincus de pénétrer. Un des officiants nous dit sur un ton extrêmement poli à voix basse «C’est vendredi, nous sommes désolés mais tout est réservé».  La dame au chignon très relevée sur le haut, les lunettes baissées sur le nez, s’avance vers le serveur, et comme par l’effet de quelqu’un à qui on aurait négligemment donné un coup sur le bec, nous voilà immédiatement placés à un des meilleurs endroits de la taverne. La colonelle certainement…

Samedi 17 Septembre

La Pluie. Avant même la fin de la nuit, les grondements dans le ciel, des jaillissements de lumière. Derrière la fenêtre ce matin c’est encore très chargé.

Les premières gouttes de pluie dès la sortie de l’hôtel le long de la Via Farini, puis avant même de parvenir au petit bistro au bout de l’avenue, le vent en rafale. Une spécialité de l’Adriatique.

Je n’aime pas les bistros italiens qui manquent de charme, qui manquent de ce négligé qu’on sent dans les petits cafés de France où la patine du temps a marqué de gravité ou de dérision les moments passés au comptoir ou aux tables où se sont faites les révolutions, les rencontres les plus inattendues et les rendez-vous assidus dans le brouillard enveloppant des journées qui ne demandent qu’à être perdues.

Ici les bistros sont dans toute la clarté de l’amnésie. On ne leur imagine pas avoir une histoire, une mémoire quelconque du passage du temps. Ce sont de simples lieux anguleux et métalliques qui n’incitent pas à rester ou à y donner rendez-vous, propres, étriqués et fonctionnels. Mais l’expresso y est toujours excellent.

Ce matin nous prenons hâtivement le café à la terrasse d’un minuscule établissement de Via Farini où les croissants sont systématiquement fourrés de crème ou de confiture pas moyen de trouver quelque chose qui ressemble à des œufs, du jambon ou de vrais croissants. Ici les croissants n’ont que la forme des véritables, et les répliques sont parfois tellement bien réussies qu’on les confondrait avec les pur beurre…Mais «Tutti questi sono dolci».

Des gâteaux, des viennoiseries en vitrine.

Habituellement je vis à Rome comme les romains, j’ai la curiosité des plats du pays traversé, et souvent ce sont de belles surprises. Je ne suis pas difficile, j’adapte ma curiosité aux multiples découvertes possibles que procurent les voyages en matière culinaires comme d’ailleurs pour le reste de ce qu’offre les séjours à l’étranger. Mais la chantilly et le sucre glacé dès le matin, je ne m’y fais pas. C’est tout de même drôle cette appétence exclusive qu’ont les italiens pour le sucré…

Comme il devient impossible de nous disperser et de mener nos investigations trop loin pour l’instant, le Baptistère des Ariens se trouve être justement après les arcades de la Via Diaz et une petite ruelle sur la droite, dans une sorte de goulet où apparaît l’octogone du baptistère dans toute la simplicité et l’austérité de sa pierre. Ses proportions durent être parfaites si ce n’était cet affaissement que subissent ces vieux édifices comme Galla Placidia et celui-ci, enfoncés en terre de presque deux mètres depuis l’origine, donnant l’impression d’un évident tassement de l’ensemble.

Le nom lui-même intrigue, Baptistère des Ariens, avec un i… C’est Théodoric qui établit l’arianisme comme religion officielle vers la fin du V° siècle. Il fait construire le baptistère dit des Ariens, selon la doctrine d’Arius qui niaient la nature divine du Christ, pour la distinguer de celle des orthodoxes (qui eux-mêmes suivaient la doctrine catholique).

PARENTHESE

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Il aura fallu venir à Ravenne pour comprendre un de éléments fondateurs de notre histoire de France: pendant la nuit de Noël, durant les dernières années du V° siècle, (la tradition a retenu la date de 496, plus tard encore peut-être), le roi Clovis s’est fait baptiser par Saint Rémi à Reims, en compagnie de trois mille de ses soldats. Avait-il été converti par l’invocation du Dieu de Clotilde qui lui avait procuré la victoire de Tolbiac, comme l’a prétendu Grégoire de Tours? Une lettre de Théodoric fait allusion à une récente victoire du roi qui aurait vu périr devant Tolbiac le roi des Alamans. La lettre est de 506 ou 507. Et l’histoire de la conversion du roi mérovingien a visiblement été recomposée par l’historien des Francs pour l’assimiler à celle de Constantin au pont Milvius.

 On a contesté que son baptême pût être légitimement tenu pour l’acte fondateur de la Nation française. Bon nombre de chefs barbares étaient, bien avant lui, déjà chrétiens.

Mais ce serait passer à côté de la véritable signification qui donne à l’évènement sa portée décisive. Clovis, instruit des mystères chrétiens par Rémi, embrassa en fait la foi nicéenne à la différence des autres chefs barbares, qui a l’instar des Goths, avaient au IV° siècle, adopté le christianisme sous la forme de l’hérésie arienne.

En faisant pleinement sienne le dogme trinitaire, Clovis avait adopté la foi qui était celle de la majorité des habitants de la Gaule romaine, celle des élites de l’aristocratie gallo-romaine passée en masse dans l’épiscopat lors de l’effondrement des structures politiques de l’Empire romain d’Occident.

C’est donc bien devant cet octogone ravennate que s’explique pour moi, et la signification du baptistère des ariens, et la confirmation que Clovis par son baptême, signe l’acte de naissance de la France comme nation.

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De la structure d’origine, il ne reste que la partie centrale octogonale, et les quatre petites absides sur les côtés. A l’intérieur, seule la décoration en mosaïque de la coupole demeure intacte, alors que rien ne subsiste des riches décors en marbre et des stucs qui embellissaient les parois.

La merveille demeure la coupole. Il faut d’ailleurs une bonne souplesse des reins pour embrasser du regard l’ensemble du cercle tout là-haut qui compose cette coupole. Dans le médaillon central, comme dans tous les baptistères, le Christ recevant l’eau symbolique des mains de Baptiste. Le vieil homme chenu qui assiste à la scène est dit-on la personnification du fleuve Jourdain. Autour de la scène centrale, toute une théorie d’apôtres, séparés les uns des autres par des palmiers en rappel de leur martyr. C’est ici la même iconographie qu’à San Apollinare il Nuovo. Pareillement, dans leurs mains, la couronne symbolisant la victoire de l’Esprit.

Les gardiennes du lieu, bien que protégées dans un mince réduit doivent ainsi passer la journée dans la monotonie de la pluie au seuil de l’édifice, n’en perdent pas moins le sourire. Mais regardent-t-elles encore la merveille qui les auréole au-dessus de leur tête?

Une avalanche d’eau et de vent glacé s’abat dans les rues qui mènent à la Piazza del Popolo, comme si un courant aspirait avec furie les ruelles désertées de la ville ancienne. Les seules personnes rencontrées présentent, lorsqu’on les croise arc boutés et luttant contre le vent, les baleines des parapluies hérissées et vaincues dressées vers le ciel. Nous trouvons refuge dans un de ces petits cafés somnolents et feutrés où les clients lisent les dernières nouvelles devant des chocolats et d’abondantes pâtisseries. Une petite musique entêtante et triste de quatre notes et deux accords, comme du mauvais Satie, tourne en boucle, ajoutant à la monotonie. Depuis notre large baie vitrée, la Piazza bien que déserte, n’en est pas moins belle, battue de bourrasques à déchirer oriflammes et drapeaux aux balcons de l’hôtel de ville.

Depuis cet enfer météorologique, rasant les murs le plus souvent entre deux flaques, c’est par la Via Gardini qu’on atteint le Dôme et le Musée de l’Archevêché, dont on avait repéré déjà le baptistère sur ses flancs et l’imposante coupole.

Nous nous aventurons dans le labyrinthe des multiples salles regorgeant de témoignages lapidaires de la Rome antique. C’est avec cette ignorance de l’épigraphie, de l’anonymat des vestiges et des messages codés des choses de la pierre, en enviant l’intérêt que trouve un chercheur aux multiples stèles, inscriptions et autres bustes de personnages antiques, que je ressens souvent cette impatience de ne saisir la portée réelle de tous ces témoignages dormant dans ces salles. Nous déambulons au milieu des règnes de tel ou tel empereur, de tel fragments de pierre et d’éclats signifiants d’inscriptions et de visages antiques, que le sens m’en échappe presque toujours.

Puis, parmi les couloirs et les dédales de toutes ces salles, un étroit escalier mène sans prévenir à la merveille de la Chapelle archiépiscopale de San Andrea.  Comme pour Galla Placidia, c’est d’abord le silence de l’ombre qui prélude aux scintillants des bleus qui émergent lentement. Le miroitement des myriades d’éclats de tessons colorés.

Prévu comme oratoire privé, cette chapelle est le seul édifice destiné au culte orthodoxe comme en témoigne le message polémique véhiculé par les mosaïques exaltant le rôle du Christ en opposition à la pensée arienne.

Dans le petit atrium rectangulaire, la voûte en plein cintre est décorée de motifs de lys blancs et d’oiseaux qu’on croirait s’étendre au-dessus de nous, et pourtant dans la plus délicate intimité, l’épanouissement d’un ciel infini.

Dans la lunette au-dessus de la porte d’entrée figure un Christ guerrier portant une croix qu’il pose sur son épaule, et de l’autre main un livre ouvert sur la phrase «Ego sum via, veritas et vita».

L’impression de monumentalité est inversement proportionnelle à la dimension de la chapelle. Encore une fois les architectes et les magiciens de la mosaïque ont hissé en un condensé virtuose les représentations du cosmique dans un espace minimal.

La mosaïque de la voûte centrale présente les quatre archanges, alternés aux symboles des quatre évangélistes et sous chacun des arcs vingt-huit figures en médaillon, le Christ et les apôtres en rappel de la foi de l’église en celui-ci.

C’est comme une éternité solaire qui se diffuse sous l’espace réduit d’un si petit oratoire. Dehors, les bourrasques continuent avec une lumière sale et grise derrière les fenêtres, et contrastent violemment avec les bleus et les ors où nous sommes.

Redescendus sous le vaste dôme, le contraste est encore plus saisissant. L’église est terriblement sombre, et malgré les visiteurs encore en nombre important, semble désertée, tant l’espace est ouvert et disproportionné par le vide qui l’habite, en regard de l’énergie que dispensait il y a quelques instants la chapelle San Andrea. L’église me fait penser à un petit Vatican sans contenu tant ses dimensions ont été conçues si largement que la lumière n’y pénètre par aucune fenêtre. C’est à ce genre de détail qu’on mesure que le christianisme d’aujourd’hui porte des vêtements trop grands. Malgré tout on s’y sent bien, comme si nous nous étions égarés et que personne ne viendrait à notre recherche, perdu dans un silence apaisant. On y rencontre donc des chromos sans intérêts, peut-être quelques chefs-d’œuvre égarés qui nous auraient échappé, et surtout des statues naïves du XVIII°, dont une semble avoir inspiré le sculpteur d’un portrait tout perruqué de Voltaire.

Le bedeau sonne énergiquement la cloche de midi et l’heure de fermer boutique. Nous nous retrouvons sous les bourrasques qui fouettent l’auvent et les hauts piliers de l’entrée.

Une multitude de jeunes italiens, plus que de touristes, attendent comme nous un ciel meilleur. Deux jeunes emmitouflés nous indiquent au plus court le chemin vers le Popolo et la piazza San Francesco.

Et puis toujours ces affiches, «Dante sinfonia», «Dante au Théâtre de la ville», «Dante Requiem» et bien d’autres affichettes annonçant des spectacles, des expositions. Etrange.  La première explication est qu’ils aiment bien leur héros. Au point d’avoir combiné pour conserver la sépulture contre les arrogants florentins.

Mais tout de même.

Ce sont les méditations qui nous animent dans le refuge du moment. Un bistro absolument désert, propre et calme, peut-être sur la Via Guerrini, avec au moins trois ou quatre serveuses désœuvrées qui n’attendaient que nous. L’orage s’est momentanément calmé. Le vin de Romagne de midi est excellent.

Mais pourquoi Dante est-il donc annoncé comme une rock star?

Je comprends enfin qu’il s’agit sans aucun doute d’une commémoration. Et pas n’importe laquelle. Le sept centième anniversaire de la mort du poète. Et même, le sept centième (et un an de plus) de sa disparition, 1321. A deux jours près, (le 14 du mois) nous arrivions exactement pour saluer l’évènement. C’est donc naturellement que nos pas nous mènent vers San Francesco.

La galerie sous arcade qui longe la partie longue du rectangle de la Place, depuis le haut de ses marches fait face, de l’autre côté, au jardin donnant sur le Musée Dante. Quelques statues contemporaines plantées là, assez intempestives, se veulent donner un visage coloré et agressif du poète. Nous sommes non sans humour, dans la zona dantesca de Ravenne. En attendant l’ouverture, nous goûtons le San Giovese et le chardonnay local à l’intérieur d’un bistro avec cette vue donnant sur le jardin et le tombeau déjà encombré de monde.

Le musée, loin de ressembler aux innombrables bâtiments cossus regorgeant de chefs-d’œuvre historiques, est en fait un long couloir d’exposition d’œuvres comme autant d’hommage à Dante, clairement ouvert sur l’extérieur. Cela va de reproductions de portraits ou de scènes de réminiscences bien connues, détournées symboliquement de leur sens d’origine, à de pâles créations aux lisières, soit de la mièvrerie (ce qui en l’occurrence aura manqué de pertinence) soit ostensiblement cauchemardesques s’agissant de l’Enfer, mais trahissant des mains d’artistes trop juvéniles pour avoir saisies pleinement les profondeurs et les arcanes de la pensée de Dante. Une seule d’entre elles a attiré mon attention, le «Minotaure enchainé». Une représentation d’un taureau assis et résigné, les jambes croisées et les poignets liées par des chaînes.

Puis, par la modeste rue des poètes et des artistes, à défaut de me souvenir du nom de cette rue que nous longeons, des plaques de marbres indiquent à intervalles réguliers sur les murs, les noms de ceux qui vinrent à Ravenne, Hermann Hesse, Klimt, Henry James, Jung, Yourcenar, Jean-Paul II, Diaro Fo, prix Nobel, et quelques autres qui avaient dû précéder le long de la partie que nous n’avons traversée.

Nous nous perdons doucement dans la pluie. Le chemin ne ressemble plus à celui de mon orientation qui commence à faillir. Il devient risible de dramatiser de telles conditions inconfortables tant elles semblent exagérer par contraste la sérénité de cette ville. Ravenne est discrète et fait le dos rond. Les passants, probablement des ravennates, attendent sous les arcades, le parapluie ouvert à leurs pieds, sans aucune impatience apparente. La ville se fait timide et sans humeur.

Même le gris des façades et l’eau qui coule au pied des immeubles semblent maintenant revêtir le charme de la patience et de la sérénité.

Ce détour d’une austère poésie nous a mené vers l’enceinte extérieure plus au sud, nous laissant tout à la curiosité de ces plaques de noms célèbres, jusqu’aux lisières de quartiers modestes et populaires. Jusqu’à la Porta Nuova.

Et puis quittant les serpentins de la ville historique, nous longeons longtemps depuis Zagarelli la Viale Baldini qui fait une boucle autour du grand parc public. Au loin, le fantôme de la massive Santa Maria in Porto dans les brouillards qui se lèvent.

L’automne est tombé du ciel, et sous nos pas, ce sont des parterres continus de feuilles de marronniers et de bogues encore vertes. La pluie a cessé et les nuages laissent apparaître de timides trouées de bleu qui ne demandent qu’à poindre. Tout le long du chemin qui mène maintenant vers l’hôtel c’est une éblouissante marqueterie de végétaux déposés prématurément sur l’asphalte, faisant une vaste mosaïque de jaune et vert sur le sol.

C’est le long de cette avenue Baldini, sous ces amas de vert et de lumière délicate que l’on a connu peut-être les plus beaux moments de ce séjour. Il y a notamment une photo de Cécilia qui souritd’un sourire s’ouvrant de ces lumières timides et ascendantes malgré le plein après-midi, d’un plein épanouissement comme cheminant sur la voie royale et droite sous les marronniers de la fin de l’été.

Depuis la chambre j’observe l’évolution des gros massifs de nuages compacts et torturés. Il y a comme un théâtre céleste de mouvements de masses cotonneuses qui respirent où ne manqueraient que de furieuses galopades de Phaëton. Le ciel est devenu jupitérien. Je me délecte de ces métamorphoses de ciel durant un temps très long depuis la fenêtre. Ce repos de fin d’après-midi donne une grisante faiblesse à nos corps meurtris de pluie et de vent. On voit aussi depuis hier, poindre la partie supérieure du mât d’un navire à quai. Ce qui fait penser que derrière l’immeuble qui masque celui-ci, se trouve à quelques pas, dans l’axe de l’hôtel, le Canal de la Porte de Ravenne.

Et pour profiter de ce début de crépuscule, nous longeons après la Via Maroncelli, cette sorte de forteresse basse qui mène vers le Mausolée de Théodoric.

C’est dans un parc immense, avec des allées qui longent des orangers par centaines que se dressent dans toute sa modestie le mausolée. Sa coupole, tout en rondeur ressemble à s’y méprendre à une sphère d’observatoire astronomique. L’ensemble laissant une impression assez massive et presque militaire. Mais il n’est plus temps d’y pénétrer à cette heure.

Le soleil en sa fin de course ajoute au silence la poésie des cyprès dressés en contrejour comme des langues obscures vers le ciel. Nous sommes seuls à cette heure sur cette vaste étendue de jardins et d’allées, jouissant des derniers rayons faisant déjà de gigantesques ombres sous nos pas.

Contournant le parc, nous parvenons au plan d’eau du canal de Ravenne. C’est un quartier de docks et de chantiers tout au loin qu’on ne fait qu’apercevoir faiblement, jusqu’à se perdre à l’horizon. On y voit sur le pont qui s’élève au-dessus du bassin, la lumière maintenant devenue irréelle, opaline sur la surface immobile de l’eau. Les reflets de ces constructions lointaines se mirant dans une découpe très nette sur ces surfaces d’eau sans frémissement, se prêtent par un jeu de l’imagination à une sorte de mirage de la ville d’Ys venue des tréfonds de l’eau, et de nuages bouillonnants qui auraient surgi sur tout le pourtour du bassin.  C’est une vision singulière de Ravenne qu’on ne doit probablement saisir par miracle qu’après que le ciel fut lavé de toutes ses tourmentes et durant très peu de temps avant de disparaître.

Le navire à la coque rouge, qu’on ne pouvait qu’imaginer depuis notre fenêtre, est un fin voilier dressé sur ses cales qui contraste avec le fond de paysage que compose le méchant immeuble qui grimpe au ciel de toute sa triste grisaille.

Ce soir de samedi le CA’DE’VEN est saturé bien plus encore qu’hier au soir. Il semble qu’on se prépare à une fête ou un évènement tant les gens s’agglutinent dans la première salle près du comptoir, jusqu’à lever les verres tout près de la colonelle.

Même scénario que la veille. Un serveur me signifie que ce soir on fête un anniversaire, faisant signe de la main que tout est complet, réservé alentour.

La colonelle, une fois encore, sans un mot, nous dirige vers une table qu’on n’aurait pas mieux choisie nous-mêmes. Avec encore un San Giovese qui prend la couleur de la soirée.

Dans la grande tablée au centre de la salle, on fête tranquillement l’anniversaire de l’un d’entre eux. Jusqu’au moment du gâteau, des bougies, des étincelles d’artifice et des «happy birthday» particulièrement nourris. Et puis, lorsque le gâteau fut découpé, nous eûmes la surprise de voir venir à nous le héros de la soirée accompagné de son épouse se détachant de leurs nombreux invités, nous porter une énorme part de ce gâteau, et dire gravement en confidence «je viens d’avoir cinquante ans».

«Vous verrez, ça commence maintenant» ai-je répondu.

Je cherche encore la signification de ces parts de gâteau d’anniversaire qui ne furent partagées qu’avec nous,et aucune autre table de la salle? La colonelle?

Dimanche 18 Septembre

Nous avions hier omis, dans la confusion des rafales de pluie, la visite du Baptistère Néonien ou des Orthodoxes qui jouxtent le Dôme. Ce matin les rues sont encore plus calmes, on n’attend plus que les cloches qui sonneront dans une heure ou deux les célébrations dominicales. La lumière est rasante, les cyprès du jardin dressés comme des dagues. Nous sommes les premiers visiteurs. Il n’y a que quelques jeunes filles qui attendent aussi au guichet. L’entrée est légèrement sous la surface du sol. L’octogone s’étant également affaissé comme à Galla Placidia et comme au baptistère des Ariens. C’est malgré tout un des édifices les plus somptueux et les mieux proportionnés parmi les sites sacrés de la ville.

L’évêque Ursus a fait construire la cathédrale au V° siècle, et le baptistère est le monument le plus ancien de Ravenne, de forme octogonale comme tous les baptistères paléochrétiens. Dès l’entrée, une cuve monumentale en marbre. Octogonale aussi. Et là-haut, la merveille comme un soleil tournoyant, la coupole.

C’est au V° siècle que l’évêque Néon décide la réalisation de l’ensemble décoratif. Ce qui frappe le plus est la qualité des bleus, encore différents des autres, qui servent de fond aux douze apôtres dans le second cercle qui succède à celui du baptême au centre de la coupole. Plus que dans le baptistère des Ariens, le mouvement des personnages est aérien. Il semble animé d’une désinvolture et d’une aisance des plis des toges que n’avaient les autres, plus hiératiques et moins expressifs, bien qu’exactement de la même époque. On peut en déduire qu’il y avait dès ces temps anciens une marge d’interprétation ne relevant pas d’une simple codification figée, mais une liberté de sensibilité prise par les artistes concepteurs de ces mosaïques.

Une autre explication pencherait vers l’audace des artistes orthodoxes désirant se démarquer des ariens par une autorité et une personnification quasi subjective des différentes figures représentées dans l’aisance et l’affirmation d’une conception religieuse supérieure.

C’est dans un prodigieux silence, simplement troublé par quelques déplacements de colombes amoureuses que nous restons les yeux au ciel à la contemplation de ce cheminement spirituel, d’une harmonie parfaitement achevée sur elle-même.

Nous sommes à deux pas de la Piazza San Francesco. En redescendant la via Ricci, nous passons devant CA’DE’VEN’ fermé à cette heure, et sous les arcades des brocanteurs du dimanche. On y trouve tout ce que les greniers et les malles aux souvenirs peuvent offrir de tentations et d’inutile. Ce matin, on y rencontre de très extraordinaires machines à coudre Singer, dont une, flambante neuve de 1901. Presque de l’âge de naissance de ma grand-mère.

Parvenu à la Piazza, en levant la tête, on devine à hauteur des toits, des terrasses en surplomb donnant sur l’ouverture de la Place, avec une perspective probablement des plus sublimes. Soleil levant, soleil couchant.

L’entrée du Palazzo Della Provincia se situe sous les arcades, face au Musée Dante. On y pénètre par une charmante cour intérieure à la fontaine tintinnabulante et une avalanche de végétaux drus et gras.  Des escaliers se présentent au fond du jardin, des tourelles et par l’une des spirales montant sur un muret, on se trouve à l’angle du côté du clocher de l’église San Francesco et de l’autre bord du muret on a une vue complète sur l’ensemble de la Place. Je suis au bord du vertige.

Quelle plus belle perspective que ces ombres encore rases de dix heures qui s’agitent tout en bas, le musée Dante et les terrasses des bienheureux vivants sur les toits de la bâtisse dans l’axe de la Place! Descendant par le même escalier je remarque une statue en buste d’un sage antique un Platon de pierre ou un quelconque autre penseur barbu en contreplongée du clocher de l’église, donnant à la perspective une veduta italienne des plus classiques. Un clocher franciscain, une figure de sagesse antique de pierre blonde sous des vagues végétales éparses et des paquets d’azur.

Au pied de l’une des tourelles, la crypte Rasponi. On aurait pu s’attendre, dans ce cadre enchanteur, à un lieu à la hauteur du beau palais de la famille du même nom. Elle a en fait été reconstruite après des destructions du quartier en 1922 et abrite une série de mosaïques de pavement assez pâle.

La remontée vers San Vitale a pris son rythme dominical de marché de rue, de flâneurs sous le soleil, et de pierres blanches sur tout le pourtour de la basilique. Les environs de San Vitale au matin ont pris le visage riant et délicat d’un défilé de rues paisibles et de clarté légère contrastant avec les crépuscules accentués et romains des fins d’après-midi. Nous cherchons le Domus, la Maison au Tapis de Pierre.

C’est en 1993, que durant des travaux de restauration de l’église Sainte Euphémie, on découvrit à plusieurs mètres au-dessous du sol, une série d’édifices allant de l’époque républicaine (III-II° siècles) à l’époque paléochrétienne (V-VI° siècles). Le Musée est présenté comme un ensemble souterrain de vestiges à parcourir en surplomb de passerelles de verres. Le bâtiment le plus remarquable est le paléochrétien composé de quatorze pièces et trois cours, entièrement recouvertes de mosaïque polychromes. Equivalent à sept cent mètres carrés de décors raffinés, d’entrelacs géométriques et de scènes parfois indistinctes faute de pouvoir les approcher depuis notre passerelle. Parmi les plus beaux, heureusement rapportés sur une surface murale, la Danses des Génies des quatre Saisons en forme de ronde, aux symboles des grappes de raisins en couronne, de flûte de pan, de manteau lourd et de visage tourné vers le soleil. Plus loin, un Bon Pasteur, paisible et solitaire, figure habituellement liée à la période paléochrétienne.

Le Museo Nazionale fait partie de l’enceinte même de San Vitale. Le noyau d’origine provient de collectes d’objets d’art effectuées par les moines de Classis, devenu propriété nationale à la fin du XVIII°. Parmi les plus belles salles, celle des «byzantins» aux madones aux sourires éphémères et aux postures hiératiques et douloureuses qui rappellent les multiples représentations de vierges en bois vues dans cette extraordinaire caverne de merveilles sur le port de Mykonos.

D’autres salles rassemblent des ivoires, des étains, des céramique et un couloir impressionnant d’armures et d’objets de guerre.

Mais la plus somptueuse curiosité est le réfectoire des moines qui abrite un cycle de fresques détachées de Sainte Claire de Ravenne, exécutées par Pietro da Rimini, un des peintres les plus importants de l’école de Rimini, dans la mouvance de Giotto. On y devine aux plafonds des Vierges à l’Enfant, des mages et des Annonciations.

C’est par un dédale de ruelles, plus entièrement ancrées dans la Ravenne populaire et anonyme de maisons simples et sans histoire, sans passé visible qu’on redescend via Pietro Alighieri, San Giovanni Baptista qui croise la via Ghiselli, et toujours par de petites maisons basses, nous rejoignons les murailles qui longe la via Rocca jusqu’à rejoindre Maroncelli et ses marronniers jaunes.

J’avais cru San Apollinare in Classe un peu à l’écart, mais il faut bien compter cinq kilomètres «en dehors de la ville». Le soleil est encore bien haut et l’arrêt de bus est sur la place de la gare ferroviaire. C’est dimanche et tout semble un peu ralenti. En demandant le numéro du bus qui s’y rendait, nous tombons sur deux françaises qui confirment que c’est bien le 4. Elles viennent de passer quelques jours à Venise et firent une belle boucle de trois jours ici.

C’est toute la ville et les quartiers extérieurs que nous traversons. A travers les vitres du bus, nous voyons filer la via Roma riche encore de surprises, puisqu’après Saint Apollinaire le Neuf, dans l’enfilade, à quelque trois cent mètres se trouve la façade austère du Palais de Théodoric pareillement en briques rouges, désossé et offrant sa large façade au pied de la chaussée. Quelque cent mètres plus loin, au pied d’un vaste espace, le léger recul permet d’apercevoir en majesté un beau dégagé de l’église baroque de Santa Maria in Porto dont nous avions aperçu hier le dos de son fantôme impressionniste depuis le jardin Baldini.

La ville est maintenant clairsemée de maisons basses, et la plaine vers Saint Apollinaire est désespérément plate et sans aspérités aucune. Cette partie dans le sud de Ravenne fut autrefois une région infestée de marais et il en reste encore quelque chose dans la physionomie inachevée du paysage.  Ce qui permet de distinguer déjà tout à l’horizon le haut clocher de la basilique.

Comme à notre arrivée sur San Vitale c’est toute une flambée de pins qui nous enserre, un parterre innombrable de bouquets et de pompons, comme une signature du paysage antique. Une longue allée mène à la façade Ouest.

Et c’est là, dans l’ancien port de Classis, érigé par César Auguste pour défendre les intérêts romains sur l’Adriatique, que se dresse solitaire et comme échoué, l’ensemble basilical consacré à la fin du VI° siècle.

Ce sont quelques maisons, un hameau replié sur quelques rues et une route poudreuse qui composent aujourd’hui cette lisière de Ravenne et cette avant-scène à la basilique posée sur l’étendue infinie de la plaine.

De l’intérieur, rien ne subsiste du revêtement en marbre qui couvrait les murs à l’origine. La première impression est que la nef, et ses deux travées latérales, est infiniment plus longue que celle d’Apollinaire le Neuf ou des autres églises procédant du même plan. La seconde impression est d’être dans l’intérieur d’une église infiniment plus vaste en rien troublée par une foule pourtant importante.

Le regard est assez vite attiré par ce qui constitue la principale curiosité, le décor du chœur en mosaïques.

Il mérite que je le décrive même brièvement tant il diffère d’un quelconque autre modèle.

En haut, au centre, le thème de la transfiguration symbolisée par la Croix et à la croisée des bras de celle-ci, contrairement à d’autre Christ en gloire, un simple médaillon à peine visible de loin. Puis les bustes des prophètes Moïse et Elie au milieu de nuages colorés. La main de Dieu figure au-dessus de la composition.

Dans la partie du bas, et c’est le plus vaste et le plus remarquable espace du chœur, au centre d’un pré fleuri, la figure centrale d’Apollinaire, le saint patron. L’originalité, pour l’époque, est la conception quasi bucolique et naturaliste de cette espace qui donne l’impression d’être improvisé autour de la figure du saint. Et bien que l’alignement régulier de la rangée de brebis forme chapelet le long de la scène, la représentation des arbres, de tous les éléments végétaux, de même que les quelques animaux paissant alentour, il ressort une impression générale d’improvisation et de dispersion sur le thème d’un ancien paradis au jardin spiritualisé.

Les mosaïques des murs latéraux de ce même chœur représentent sur le panneau de gauche, trois épisodes de sacrifices de l’Ancien testament: celui d’Abel, de Melchisédech, et le sacrifice d’Isaac. Les mêmes épisodes que l’on retrouve à San Vitale, ici fusionnés en un seul. Dans le panneau opposé, l’Empereur Constantin IV entouré de ses frères et de son fils, en train de remettre les privilèges accordés à l’église de Ravenne.

C’était la dernière merveille, comme un vaisseau échoué dans cette plaine morne au sud de la ville.

Dans la prairie faisant face à l’entrée Ouest de l’édifice, on a planté dans ce vaste décor à perte de vue, ce que je suppose être un troupeau de tristes buffles d’une sculpture d’ensemble en métal gris où jouent quelques enfants amusés sur le dos des plus accessibles d’entre eux.

L’attente à l’arrêt de bus prend lui aussi l’allure d’un dimanche de western, où ne manquerait que l’harmonica en fond sonore sur une image de ruelle battue par l’ennui et le calme un rien désolé de cette périphérie.

C’est à la via Roma que l’on s’arrête. C’est la rue que l’on aura le plus souvent rencontrée, à croire que tous les chemins y mènent. C’est après Apollinaire le Neuf que l’on rencontre la façade large du Palais de Théodoric et surtout, puisque l’on ne l’avait aperçue que de loin, Santa Maria in Porto à la façade baroque triomphante, qui semble ici comme une anomalie romaine où se trouve dans l’une des chapelles, une vierge grecque très vénérée.

Sur les pelouses alentour, on a pris soin de poser une très pertinente sculpture moderne à l’angle d’un aileron de l’église représentant un fier cheval de bois sur un socle haut perché et peinturluré comme un sioux sur le sentier de la guerre.  Le contraste avec la majesté de l’édifice en était si grand que nous n’avons résisté à faire les derniers portraits de notre séjour avec cette sculpture pour fond.

Sous les allées des grands marronniers à hauteur de Saint Jean Evangéliste, nous rencontrons les deux françaises du début d’après-midi:

«Oui, c’est le départ demain… Le sublime c’était évidemment San Vitale et Galla Placidia, mais ce Giovanni Evangelista a tout de même un charme inexplicable».

Venir à Ravenne est un antidote aujourd’hui contre les désespoirs et l’absurdité du monde. Ici l’humanité est en marche.

Nous venons de vivre les derniers jours de l’été.

Ravenne est la ville des marronniers de brume

des Giovanni Evangélista et dei piccolli angeli

des vierges en éclats de pierre de rouge et d’or fin                               

Ravenna alla zona dantesca au tombeau de poète dérobé

Ravenne aux chapelles qui montent d’outrebleu

vers les dômes

Ravenne a la lagune qui respire la nuit sous les fenêtres

à l’infini des lazzulis

Ravenna que j’aime de la respiration

de ses matins de pierre

Ravenne la guerrière de ses bouquets de pluies

des cernes des brumes et des Apollinaires

Note: Dans sa très courte «Vie de Dante», Bocacce parle des Ravennais et de Ravennaises …






D’AVIGNON ET DE VAUCLUSE

16 – 19 Mars 2023


C’est une alternance de beaux choux fleur dans le ciel et d’un bleu prometteur pour les jours qui viennent. Nous faisons halte à Saint Rémy. C’est une jolie petite cité qui sent bien déjà l’imprégnation de cette âme particulière à la Provence. Les cyprès de van Gogh paraissent plus noirs et plus hauts qu’en d’autres lieux et la pierre a ce petit quelque chose de patiné qui dit bien ce désir de durer et de pérenniser la vie qui va.

Le petit vin rouge du Café de l’Industrie est servi sur une terrasse couverte où les nappes vives et le décor des murs parlent le langage des maisons de poupée. C’est à peine midi et le silence est installé comme le temps suspendu. On arrive à saisir des bribes et des éclats de conversations loin dans la distance, dans l’alignement des autre cafés et restaurants. Le serveur prend le temps de nous parler de la qualité argileuse, de la souplesse de ce vin que je lui ai laissé tout loisir de choisir pour moi. Nous sommes d’emblée sur un rythme de civilisation.

J’ai souvenir d’avoir déjà fait halte dans l’un de ces charmants bistros sur le chemin des Antiques. Rien n’a changé. Pas même cette longue route légèrement montante bordée de platanes et de maisons basses que nous longeons à pieds, parcourant les lieux que van Gogh fréquentait au quotidien. Des parterres de fleurs jaunes parsèment de vastes étendues vertes qui laissent deviner un printemps précoce. Des oliviers et des arbres aux fleurs blanches jalonnent le chemin jusqu’à un panneau indiquant discrètement l’asile où le peintre a passé ses derniers jours. On précise d’ailleurs qu’on y a reconstitué la chambre telle qu’on la connait par un de ses tableaux.

Et puis au bout de la longue route droite bordée de platanes, légèrement montante et jalonnée régulièrement, comme un chemin de petit poucet, de cercles cloutés de métal au nom de Vincent, jusqu’au plateau qui ne dure que le temps de reprendre souffle avant que ne redescende en pente pareillement douce, à main droite, les Antiques avec sa colonne de triomphe et son arc dédié à Constantin.  C’est le témoignage impérial de Rome sur la voie Domitienne. A main gauche, un lieu qui s’enfonce vers des montagnes torturées et trapues comme casquant en forme de protection, sinon formant au soleil déclinant des ombres inquiétantes sur ce qui reste aujourd’hui de ce peuple celtique du temps de la Gaule du VII° siècle avant notre ère. C’est la rencontre sur des strates de temps différents, sur un même espace, de la présence romaine sur le chemin de l’Espagne et de ce peuple vénérant un dieu, Glan, flanquées de compagnes bienfaisantes, les mères glaniques qui connaissaient les sources bienfaisantes aux eaux réputées guérisseuses.

Les relations de Glanum avec le monde hellénistique procurent à la petite cité une prospérité qui se traduit par une zone habitée dans un creux de vallée, à l’ombre des terribles pierres convulsées.

Puis dans les toutes premières années du règne d’Auguste (63/14 après J.C.), Glanum devient une colonie latine. Cet évènement est à l’origine de la transformation profonde de l’urbanisme monumental de la cité. Enfin, la ville ne résiste pas aux invasions alémaniques de 260 et ses habitants l’abandonnent au profit de l’agglomération proche qui deviendra, à l’époque mérovingienne, une possession de l’abbaye de Saint-Rémi de Reims.

C’est cet ensemble d’Histoire dont nous admirons aujourd’hui les ruines poétiques où nous déambulons parmi les herbes s’immisçant entre les larges dalles pavées irrégulières, les vestiges de maisons, de boutiques et des colonnades d’antiques temples flanquées de majestueux pins de Méditerranée.

Mon désir avant même le départ de Nice était d’atteindre, le plus au nord durant notre petit séjour, cette église romane aux caractéristique provençales dans leurs perfections. Mais ce que les autoroutes et les modes de circulation contemporaines offrent de célérité et de gain de temps dans les déplacements peuvent s’avérer absurdes et parfois désespérant par le manque d’information aux intersections dès lors que votre destination n’est pas une grande ville voire même une destination à plusieurs centaines de kilomètres (les GPS n’étant pas souvent fiable lorsqu’on ne leur donne aucun code départemental). Nous avons donc perdu notre peu d’orientation lorsque surgissaient Marseille ou Lyon, où nous nous attendions à trouver la première petite ville menant vers Beaumes-de-Venise.

Beaumes-de-Venise fait partie des crus réputés de Vaucluse. Le village parcouru trop rapidement à mon regret rétrospectif, est, à l’heure où nous le traversons, dans un ensoleillement qui sent déjà la haute saison des cigales. L’église du centre, aux teintes d’ocres, au large porche, et les rues tourmentées indiquent et mènent maintenant au chemin vers la chapelle de Notre-Dame d’Aubune. J’avais, dans un souvenir lointain, cru à l’apparition soudaine d’un édifice tout au bord de la route, là où il fallut prendre sur des raidillons informels, des sentiers perdus menant sur un promontoire à la chapelle en question. Entourée de bouquets d’oliviers et de parterres de fleurs vives, de sillons de ceps de vigne encore en sommeil, elle domine le paysage jusque très loin dans la vallée. Le clocher, d’une noblesse caractéristique de cette architecture dépouillée et aux arêtes saillantes aux angles d’un parfait parallélépipède, se dresse en contrepoint de cyprès qui rivalisent en hauteur avec lui.

C’est tout une musique silencieuse, discrète tout autant que majestueuse, qu’offre ce simple édifice planté comme pour accentuer encore, si c’était possible, l’harmonie de la nature et de l’esprit.

Redescendant de ce Haut-Vaucluse, un peu au sud de Carpentras, Vénasque. Le nom lui-même chante, comme en condensé, toute la clarté et à la fois la fluidité et la rigueur toute romaine, et même ligure, implantée en terre provençale. Un village, comme tant d’autres ici, rivalisant de cette beauté griffée du titre de plus beaux villages de France.

Planté au cœur d’un promontoire dominant une large vallée, il ressemble, suivant par où on l’aborde, à un navire échoué sur quelque relief naturel.

 Dès l’entrée du village, l’église à flanc de falaise est nimbée d’une lumière paraissant de quelque peintre hollandais mystique où la volatilité de l’air et des couleurs indiquent la fragilité de toute permanence dans le ciel et sur les pierres.

Et puis le silence. Un silence d’hiver et de sommeil.

Pas un seul café d’ouvert, sinon quelques commerçants s’entraidant presque à voix basse, à nettoyer, sur la place principale, les façades à rafraîchir et à préparer la saison qui ne commence jamais, sous ces latitudes, avant Avril. Une fontaine ouvragée de gargouilles marque le centre de toutes les directions possibles.

La pierre est souvent blanche et rugueuse, lissée d’une taille uniforme et cossue, d’un éclat vif contrastant avec le sentiment de solitude et d’ensommeillement que dégage l’ensemble des ruelles fantômes et des lierres qui passent leurs filets grimpant sur les murs. L’heure de la pleine lumière est passée, malgré un soleil encore haut dans le ciel. Vénasque garde jalousement ses quartiers d’ombre et ses contrastes tout le long des méandres de son navire.

Le baptistère est déjà porte close à peine dix-sept-heures passées.  C’est un peu pour lui que j’avais coché ce village sur la carte. Baptistère des plus anciens de France avec celui de Fréjus.

Dans les ruelles longeant les remparts d’enceinte, des arbres maigres aux fleurs déjà écloses, semblent sortir de la pierre dans une triple harmonie de blanc moucheté sur le bleu du ciel et l’assise de la pierre brune.

…  

L’interminable entrée dans Avignon se fait au crépuscule. On y confond les derniers feux du jour avec les lumières de la cité et les feux clignotant frénétiquement des véhicules pare chocs contre pare choc. On a l’impression de longer sans fin les remparts au bord du Rhône, large, puissant, à peine troublé dans sa surface par quelques rides de courant., avant de trouver l’Avenue de la République et la Place de l’Horloge. Autant dire le cœur même de la cité, à deux pas du Palais des Papes et du Théâtre municipal. Au fond de la Place, le grand manège éclairé tourne au rythme mécanique de son limonaire.

Dans Avignon il est un bien pour un mal, c’est qu’on ne trouve quasiment aucune place de stationnement le long des trottoirs dans l’enceinte de la cité. Ce qui ne rend que plus magique la flânerie dans le dédale des ruelles historiques et l’appréciation libre que peut prendre l’imagination à traverser le temps, débarrassée des trépidations de la vie des grandes villes.

Nous arrivions donc, depuis le troisième niveau de parking sans ascenseur, vers l’issue de celui-ci, et comme dans « Pélléas et Mélisande » dans le troisième acte, je m’attendais à la sortie à l’air libre après le cauchemar des grottes de l’inconscient, et déboucher dans la pleine lumière de la Place du Palais, lorsque je buttais sur les deux dernières marches, dans l’obscurité la plus totale. Sur ce choc j’en perdis les lunettes, et nous nous sommes retrouvés en guise de clarté salvatrice, au pied de la majestueuse forteresse du Palais comme on se serait trouvé au pied d’un fantôme de grand vaisseau.

Deux jeunes amoureux nous aidèrent à trouver à tâtons les lunettes que j’aurais pu écraser, et nous apprirent que la municipalité, pour des raisons bien vertueuses d’économie d’énergie, avait pris la décision de n’éclairer d’aucune manière ce qui est un des ensembles panoramiques d’architecture historique les plus admirables dans l’imaginaire universel. Comme le Mont Saint Michel, le Théâtre d’Orange ou le Pont du Gard.

Après ce premier contact inattendu avec le cœur même de ce qui fait l’image symbolique de la ville, nous voilà rendus quelque pas plus loin sur la Place de l’Horloge.  Le manège y est déjà dans le sommeil. L’animation de ce début de soirée de la mi-mars en est à peine moins nocturne que sur la Place du Palais, bien qu’à l’intérieur des restaurants et des bistrots les lumières chaleureuses au pied des établissements font sentir qu’il est déjà temps de retenir une table.

Nous dînons excellemment, faute d’improvisation inutile, au restaurant à l’angle de notre hôtel. 

Durant une longue partie de la soirée, une fois rendus dans notre chambre, on entendra, depuis la fenêtre de notre étage élevé, la voix soliste, tête du cortège, vociférant avec toute l’insistance de l’énergie, « la retraite, la retraite », le souffle court, sur un ton d’exigence urgente comme s’il dépendait qu’elle eut obtenu celle-ci dans les minutes qui devaient suivre. Même dans cette ville encore dans la tiédeur de cette fin d’hiver, les flambées revendicatives de l’impatience sociale se faisaient ici, comme dans tout le pays, tonitruantes.

La nuit venue est enfin douce. La tour de l’hôtel de ville éclaire tout au sommet l’architecture cossue qui nous fait face de l’autre côté de la rue maintenant endormie.


17 Mars


La ville s’éveille, comme souvent en province, avec presque timidité et lenteur. Le hall de l’hôtel est saturé de jeunes anglo-saxons sur le départ, surtout de grandes blondes et des asiatiques. L’ascenseur ne désemplit pas. La cité des Papes fait recette. A notre table de petit déjeuner, sous une belle verrière qui laisse entrevoir une journée de lumière, des congressistes en cravate déjà sur le pied de guerre.

Ce sera une journée entièrement avignonnaise. Elle le mérite bien. Jusqu’à présent nous n’avions jamais fait que la saluer rapidement depuis le pied des remparts où, justement nous admirons ce matin la monumentalité légère de son gothique tardif, son austérité claire et sa pierre toilettée de fraîche date. C’est par la rue du Vice-Légat (le nom me fait rire), que nous atteignons le Verger Urbain V. C’est une escale un peu à l’écart du flux touristique puisque sous les remparts, mais dans le tortueux boyau qui abritent encore des ateliers d’artisans. Depuis le jardin sous les murailles, la perspective du palais est encore plus étonnante par ces rythmes brisés aux tours d’angle et ses crénelures qu’on perçoit mieux depuis les jardins.

Comme les murailles d’enceinte de la ville sont proches, nous franchissons, hors les murs, le boulevard qui les longe et sommes au bord du Rhône, avec Villeneuve en face et le fameux pont Bénezet sur la gauche. La muraille de Villeneuve sur l’autre rive du Rhône est d’une poésie qui aurait pu séduire Corot. La position sur la ligne d’horizon, la discrétion de l’édifice fortifié dans les lointains, le coloris naturel des verts et des blonds semblent parfaitement correspondre à l’idéal du paysage à la Corot. Puis le pont d’Avignon. On l’aborde comme les entomologistes et les photographes animaliers abordent patiemment par étapes l’objet de leur capture. Apparaissant de loin, dans un écrin d’arbres encore dans l’hiver, dans des tonalités douces de pastel et les reflets du Rhône contrepointant le ciel en gris et bleu. Puis approchant par degrés, les arbres semblent enserrer plus encore la chapelle Saint Bénezet, qu’il faudra s’insérer au travers des trouées de branches, de troncs et de joncs, pour saisir la pierre qui apparaît de plus en plus précisément. Je n’avais jamais auparavant remarqué à quel point cette perspective d’image d’Epinal du Pont d’Avignon était proche de la célébrissime vue du Pont de Mantes de Corot. Les arches de pierre, les arbres au premier plan sur la gauche etc. Toute la composition de cette peinture s’offrait ce matin dans la douce lumière matinale qui ne manquait pas non plus de confirmer que le peintre de Ville d’Avray aurait pu s’inspirer lui aussi d’un tel moment de grâce poétique.
(Mais en fait Corot a bien peint Avignon, et je feins, pour garder une fraîcheur de vision,  de l’avoir ignoré…)

Par la même faille, au travers des murailles, nous reprenons le chemin où nous l’avions laissé, rejoignant la rue Banesterie, ses entrelacs de ruelles sombres et par la rue Sainte Catherine, le fameux Théâtre du Chêne Noir qui occupe depuis longtemps l’emplacement d’une église de couvent médiéval. La façade est abondamment graffitée.

Le vieil Avignon offre ses façades rénovées, ses vieux immeubles XVIII° siècle. Les tonalités de la pierre sont souvent dans les ocres foncés, et dans les lointains, émerge parfois le sommet d’un clocher.

Poursuivant dans une alternance de petites places et de ruelles étroites, de façades baroque en échoppes séculaires, nous parvenons au quartier des Teinturiers investis autrefois par les fabriques du textile. C’est aujourd’hui, en Juillet, le centre névralgique du festival de théâtre off. Elle longe la Sorgue, ou ce petit filet qui coule discrètement jalonnée par quatre des vingt-trois roues à aubes qui existaient autrefois. A l’heure où nous passons la lumière est encore suffisamment rasante pour faire du coin des Cordeliers, de sa chapelle, du clocher, et du petit pont qui enjambe la rivière un instantané de poésie assez unique. Plus loin, la chapelle des pénitents gris.

La vieille cité regorge de ces petits je ne sais quoi de couleurs, de reliefs des pierres, et de l’eau qui bruisse dans des paysages intimes et saillants, rendus possibles par la seule poésie d’une matinée désertée et encore indolente à cette heure.

Revenant par la rue des Lices, il faut atteindre la Place des Corps Saints, ses platanes aux nids de corbeaux piaillant, ses bars à vins et tous ces petits commerces qui donnent une harmonie et une légèreté de village à ces îlots inattendus. Le blanc du Barroux, et le rouge tranchant du vin de Bonnieux condensent dans le fond des verres les pays de Luberon, des Alpilles et du pays de Sorgues. On a même rencontré sur la terrasse voisine un sosie de Frédéric Mistral.

Le Clos des Arts, probablement un ancien ensemble d’habitation ouvrière a été rénové en résidences populaire parfaitement réemployées comme issue de l’imagination de Chirico. C’est sous un ciel maintenant uniformément limpide que nous parvenons à la large Place Saint Didier. L’église y est monumentale, de style provençal et d’inspiration cistercienne. L’intérieur renferme les reliques du Saint Bénezet, constructeur du pont d’Avignon.

Tout autour du clocher, des terrasses et des cafés sous des platanes géants. C’est midi. On peut apercevoir dans la minuscule boulangerie (Violette ?) qui fait face à l’église, un impressionnant pain de plus de deux mètres de long.

Toute la ville ancienne, ceinturée de murailles, baigne ici dans la pierre du Moyen Age. Les architectures des XVII et XVIII° siècles sont heureusement jalousement conservées. Le nom des rues y parle encore de ces anciens temps qu’on nomme l’Ancien Régime (même si ces régimes politiques furent menés contextuellement différemment par les rois. Marquant de plus de différence l’empreinte de leur passage que les politiques républicaines depuis la Révolution). Après la Révolution, le nom des héros, des corporations et des lieux change. L’urbanisme élargit et se concentre sur les acquis nouveaux dans toutes leur visibilité. A Avignon, il suffit de sortir de ces ruelles et de ces vestiges médiévaux et renaissance, pour croiser les voies de la politique moderne. Et c’est immanquablement que la Place de l’Horloge est suivie de la Rue de la République. Mais n’est-ce pas ainsi dans toute la France ? Parfois les Places et les Avenues portent des noms de Général X, Y. Souvent de Gaulle. Signe d’une jacobinisation généralisée.

Mais la grande affaire de l’après-midi c’est le Palais des papes. J’ai retenu de cette histoire complexe d’Avignon que tout commence au XII°, avec la construction du pont qui joignait initialement les deux rives du Rhône. Puis au XIV°, l’arrivée du pape Clément V qui installe provisoirement sa cour, fuyant l’insécurité de Rome. La proximité du Comtat Venaissin, propriété de l’Eglise et de l’allégeance de Charles II d’Anjou, favorisent l’installation de neuf papes successifs de 1309 à 1403. Et en 1348, la ville d’Avignon même est cédée par la reine Jeanne, comtesse de Provence au pape Clément VI. C’est un document émouvant qu’on peut d’ailleurs admirer dans une des grandes salles du palais. L’acte d’achat est signé un 9 juin 48 exactement.

Dans la nudité de cette salle immense, ce document faisait l’effet d’une épée de feu, d’une simple feuille aujourd’hui froissée, orientant le visage de tout un pan de l’Histoire de France.

Le Palais est une succession de vastes salles aux murs austères, parfait envers de cette architecture militaire dépouillée qu’on a à l’extérieur, que rien n’enjolive artificiellement. Probablement que lors de la présence des papes celles-ci étaient décorées et habillées afin de rendre plus intimes et plus chaleureux des espaces disproportionnant l’échelle humaine.

Ce sont des escaliers parfois extrêmement pentus qui relient les différents niveaux.

L’impression générale que laisse le Palais est donc une manière inversée de ce qu’on peut ressentir en visitant le Vatican. Ici tout est austérité, salles immenses et dépouillées. Les cuisines, qui à elles seules nourriraient sans grands efforts une assemblée en état de siège, sont présentées dans le plus grand dénuement de ses murs.

Seules les chapelles peintes et les appartements privés ont conservé les témoignages des écoles françaises et italiennes du XIV° siècle.

La chapelle Saint Jean porte ce nom car ses murs et sa voûte sont décorés de fresques narrant la vie de Saint Jean Baptiste et de Saint Jean Evangéliste, probablement réalisées par une équipe dirigée par Matteo Giovannetti.

On lève très haut les yeux jusqu’à la clé de voûte. Les peintures sont souvent si pâles qu’on a peur qu’elles disparaissent tant on les sent irréelles et fragiles. 

La chapelle Sain Martial ne pourra être aperçue que depuis le seuil de la chapelle. Son accès étant interdit à la visite. Restaurées très récemment avec l’aide la Fondation BNP PARIBAS, les fresques de Giovannetti relatent la vie merveilleuse de Saint Martial venu évangéliser le Limousin, région natale du pape Clément VI.

Suivant les très longs couloirs, se succèdent de hautes fenêtres aux verres teintés et boursoufflés donnant aux paysages de la ville qui apparaît en bas des petits airs de paysages hollandais.

La Chambre du pape apparaît sous un fond bleu comme le ciel, un espace à deux dimensions, fait de rinceaux de vignes et de chênes, d’oiseaux et d’écureuils, évoquant un décor textile où les scènes de la vie religieuses, qu’on pourrait s’attendre à trouver, ont disparues. Les embrasures des fenêtres offrent un surprenant décor en perspective, une série d’arcatures gothiques aux cages d’oiseaux dont la plupart sont vides.

Un étroit couloir conduit de la Chambre du pape à celle du Cerf, cabinet de travail de Clément VI. L’équipe qui a œuvré ici a évoqué en un panorama ininterrompu les plaisirs seigneuriaux. La scène au Cerf est vraiment celle qui marque le plus les esprits au point d’avoir laissé son nom à cet ensemble merveilleux. Domestiquée et paisible, la forêt apparait en fond particulièrement sombre par contraste, dans une luxuriance d’arbres, de fruits, de fleurs, de personnages qui dénichent des oiseaux qu’on est proche de cet esprit bienveillant que relatent les Livres d’Heures du Duc de Berry.

Et puis il y a la longue montée vers le sommet, vers les créneaux qui s’ouvrent sur la ville. Depuis ce point de vue réellement imprenable, ce sont les perspectives sur le Rhône et Villeneuve d’un côté, et deux autres ouvertures dominant le vieil Avignon, sur les clochers et les tours émergeants des toits des maisons. Je regarde de loin, au bord du vertige cette perspective extraordinaire comme un oiseau en surplomb de ce paysage qui clôt notre passage au Palais des papes.

Redescendus sur l’immense place, tout au bout de celle-ci, se dresse le massif de l’ancien palais des archevêques, converti aujourd’hui en Musée du Petit Palais. On n’y trouvera pas le Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton, joyau des lieux. Dès l’entrée on nous avertit qu’il est comme beaucoup d’autres, en restauration. Pas plus que la fameuse Piétà d’Avignon qui est désormais au Louvre. Malgré tout c’est une prodigieuse profusion d’œuvres et d’artistes qui défilent. De l’école d’Avignon mais aussi et principalement des primitifs italiens. Ainsi les noms de Simone Martini, de Masolino qui fait écho à la chapelle Brancacci de Florence, Carpaccio, Taddeo Gaddi et Lippo Memmi parmi les plus anciens, et de multiples noms qui restent pour moi d’obscurs inconnus, faisant partie de cet arsenal miraculeux et uniformément inspiré par les thématiques pieuses, d’artistes de la première Renaissance.

Mais l’autre joyau est exposé dans une salle à lui seul réservée, la madone de Botticelli au manteau bleu diaphane à la grâce ineffable, si ce ne sont quelques traces aux visages un peu durcis de traitement gothique. Mais la délicatesse des coloris, la composition, tout à la fois simple, virtuose et monumentale, quasi sculpturale, font que cette pièce a été isolée, dans une salle totalement sombre accompagnée seulement, en contrepoint, de quelques trois ou quatre œuvres d’élèves du maître.

Pour les mêmes raisons de restaurations, il restera le regret de n’avoir eu accès aux salles des sculptures, surtout aux exceptionnelles réalisations du maître du Tombeau de Philippe Cabassole, le meilleur ami de Pétrarque.

Depuis la Place du Palais, si vaste qu’on ne sent pas la densité de la foule à cette heure de milieu d’après-midi, la Place de l’Horloge paraît saturé de son tourbillon, de son manège et de ses terrasses animées. Le rue de la République avec sa Fnac, ses centres de commerce, ses zonards à même le sol, ressemble à toute les rues de la république de France.

Nous rejoignons sur la droite la rue Joseph Vernet qui forme une courbe jusqu’au n° 6 où est le Musée Calvet. Ce n’est pas un musée au premier abord, mais un magnifique hôtel du XVIII° siècle, dans la plus parfaite perfection classique de sobriété et de rigueur.

J’avais entendu parlé de ce musée bien avant d’y venir, du temps où j’avais fait mes débuts et mes apprentissages au Musée Chagall de Nice. Celui-ci était alors dirigé par Pierre Provoyeur qui ne tarda pas quelques années plus tard à quitter ce si beau tremplin pour d’autres horizons. Puis je n’eus bientôt plus de nouvelles de lui jusqu’à apprendre qu’il avait dirigé ce musée Calvet au cours des années quatre-vingt-dix (jusqu’en quatorze) et que la Municipalité d’Avignon n’avait pas les moyens de payer ce fonctionnaire hors classe dans le cadre de ses grilles de salaires habituelles. C’est par ces chicanes politico juridiques d’une mauvaise foi de haut calibre que je voyais reparaître le nom de celui qui m’aida, dans mes premières années, à trouver ma voie dans l’univers professionnel.

Venant du Petit Palais, l’ensemble des collections de Calvet peut donner l’impression de réaliser un grand écart non seulement esthétique mais mental, eut égard à la saturation que peut provoquer le passage d’un monde encore médiéval et empreint de la plus pure religiosité, aux légèretés et à la somme toute banalité d’un monde de nymphes, de bois et de satyres, de ruines antiques et de peintures longues parfois de plus de deux mètres où quelque fadeur s’installe parfois. La transition n’était peut-être pas la plus adroite. Il n’en reste pas moins que c’est une chance de voir défiler dans les salles du Dix-septième et dix-huitième, les peintures de Nicolas de Largillière (le fameux portrait de Parrocell figurant sur les couvertures de nos livres de littérature du lycée !), les Joseph Vernet de l’Entrée du port par temps calme, Naufrage d’un voilier sur les rochers, etc. et tous ces témoignages d’un néo classicisme qui n’est plus dans la force de ses modèles (Lorrain, Poussin) et pas encore dans la maturité de leurs successeurs (Delacroix). Le plaisir vient en relativisant, et je me dis que ces salles permettent, à la seule juste valeur de cette période de transition, d’apprécier des peintures de Greuze, d’Horace Vernet, de David et surtout les fameuses ruines romaines, auxquelles je m’habitue bien vite, de Hubert Robert. Il se trouve même un Corot, discrètement perdu dans la succession de tous ces paysages.

Du XIX° et du début du XX°, de grands noms pour des œuvres souvent de second intérêt. Des Soutine assez sombres, sans l’éclat de ses paysages méditerranéens, un Bonnard, un Sisley de la série de l’église de Moret encore un peu tremblant, et un Vlaminck (sur le zinc). Et puis plein d’autres. Mais les forces commencent à manquer.

Les salles d’archéologie, d’ethnologie et la galerie de sculptures étant fermés à ce jour, il ne restait qu’à refermer la boucle sur la rue Vernet, et remonter par la rue piétonne Saint Agricol.

C’est l’animation des fins de semaine, de la nonchalance à l’entrée des boutiques, des commerces de crèmes glacées et de maroquineries, de vieilles librairies. Avignon est une ville jeune, dynamique et tout le long de la rue, débarrassée de véhicule, ce sont des filles entre elles qui déambulent, des enfants bruyants, quelques rares touristes sacs à dos, et la lenteur de rythme de nos pas permet de remarquer à quel point la ville est cossue de ses architectures XVII° et XVIII°, aux entrées bourgeoises, aux corniches, frontons et pilastres en nombres impressionnants.  Tout au bout de la Rue Saint Agricol, c’est le retour par la boucle parfaite à quelques pas de l’hôtel, dans le tourbillon laissé précédemment sur la Place de l’Horloge.

Il est une promenade que les avignonnais ne daignent probablement plus faire, c’est de longer les bords du Rhône à l’heure où les lumières de la ville remplacent le crépuscule finissant et de contempler le pont Saint Bénezet lorsque les éclairages de la nuit s’installent.

 Pour un regard de photographe, en ce début de printemps, les parterres truffés de fleurs des champs, blanches et jaunes sont une chance inattendue. Elles forment un premier plan éclatant avec les lumières qui rythment les arches donnant une certaine dramaturgie à ce fantôme traversant le lit du fleuve.

Sur le chemin de retour vers la Place de l’Horloge, le flanc du Palais des Papes apparait de loin, comme hier, dans des lumières bleues et livides émergeant sur la place déjà désertée dont on entend même siffler le silence.

Timidement, une des deux personnes de l’accueil de l’hôtel demande :

 « – Nous aimerions avoir votre avis sur les curiosités que vous auriez appréciées dans Avignon et peut-être dans notre région … » Je fus étonné qu’à cette heure un peu tardive, le personnel se livrât à un questionnaire touristique qu’il eut suffi de faire remplir tout à loisir par le biais d’un imprimé approprié. (Mais peut-être que dans le tourisme on commence comme au Maroc à prendre soin de bien décarboner la planète et à économiser le papier).

« –  vous savez, nous connaissons bien votre région pour y être venu déjà mille fois ! Nous avons volontairement évité de remettre nos pas dans les villages déjà traversés les années précédentes. Nous ne sommes donc pas allés cette fois dans le pays de Sorgue, ni l’Isle, ni Fontaine, ni non plus à l’abbaye de Sénanque. Le Vaucluse est si riche … »

A mesure que j’énumérais les noms de lieux, des villes et des villages du pays, je vis le visage du jeune homme s’allonger comme si je dévoilais un tapis de mystères dont il n’aurait jamais soupçonné qu’ils aient existés. En appuyant un peu à mon tour, j’appris que le jeune homme, natif de Vénasque pourtant, ne connaissait pas plus Roussillon et ses fascinations de l’ocre, que les trésors de Gordes et ses bories alentour, ni le moulin aux quatre vents de Saint Saturnin d’Apt, pas plus que les douves délicieuses entourant Pernes les Fontaines, Rustrel et ses falaises de pourpre, le fameux Colorado provençal, Lourmarin qui séduisit Camus, la poésie de Pétrarque qui vous étreint sur le chemin de la résurgence à Fontaine, la chapelle de Notre-Dame d’Aubune à Beaumes-de-Venise, le monastère enfoui dans ses mystères à  l’écart du Barroux, Bédouin, les villages blêmes et austères d’Oppède et de Lacoste croulant de ses rues et de son marquis célèbre, le clocher émergeant d’une faille entre Buoux et Cadenet, le moindre paysage entre petit et grand Luberon. Et puis la lumière du printemps, les arbres devenus blancs et roses …

Les yeux écarquillés :

« – Mais, comment connaissez-vous à ce point notre région ?

– Ce n’est pas d’hier ! Ça vient lentement. Et puis je ne vous ai pas tout dit. Il y a aussi un tout petit bistro dans le vieil Apt que vous ne pouvez connaître. C’est là qu’il y a bien longtemps, nous avons pris cette décision de nous marier… »

Tout ça confirme bien que les vins de Vaucluse sont bons. La terre, l’argile, les fleurs, la pierre, le Ventoux. Samuel Beckett est resté assez longtemps chez Bonelly durant la guerre pour le savoir. Quand on a humé le bonheur de par ici, on écrit sur l’aberration du monde.

Nous avons donc quitté le jeune homme sur un jeu de pistes qu’il n’avait pas même soupçonné.

18 Mars


Gordes vient d’être cité par un magazine américain comme « plus beau village du monde ». Un vieux monsieur au pied de l’écrasante muraille du château sourit :

Il suffit qu’un magazine américain décide par caprice… Sa femme :

Je suis italienne ! Il y en a aussi des villages en Italie. Et ils sont beaux !

Le vieux monsieur se tourne vers elle, et semble nous dire « c’est toujours ainsi avec elle, ma femme vit ici depuis quarante ans pour nous rappeler qu’en Italie… »

Comme je l’écrivais à mon ami Bernard, le « plus beau village du monde » doit probablement répondre à des critères. Et Gordes ne doit manquer d’en avoir.

Pour nuancer une liste brute de dix villages les plus beaux, en tout manque d’objectivité, je dirais qu’il n’y aurait à rougir de voir surgir douze des plus beaux villages du Vaucluse dans une liste des dix premiers « plus beaux villages du monde ». On pourrait ensuite en dénicher trois en Italie, bien sûr et quelques-uns en Espagne.

C’est par le flanc « acropole de Provence » qu’on découvre Gordes après quelques kilomètres sinueux de prairies et de jalonnement d’amandiers en fleurs. On est étonné que la région n’ait pas accouché d’une série de peintres inspirés, comme en leur temps, par les villages près des rivières des environs de Paris. Ou que le Vaucluse n’ait pas eu son Monet des falaises d’Etretat et des séries de soleils tournoyant autour de cathédrales. La lumière de Mars est ici d’une grande féérie et il suffit de battre des paupières pour saisir ces miracles d’arbres mouchetés de blanc sur des ciels d’azur tranquilles et profonds. Plantés sur le bord des routes ou le milieu des champs, ils courbent leurs branches maigres jusqu’à toucher presque en un mouvement d’opulence solaire vers des parterres de fleurs jaunes sur les prairies du premier vert de la saison. Avec un peu de chance vous verriez dans le fond une masure, sur quelque angle miraculeux, peut-être une ruine posée là pour l’harmonie d’un paysage à aucun autre pareil.

L’acropole, depuis le point de vue du côté de la route qui mène à l’entrée, se présente sous l’éclairage du matin avant le zénith de midi qui éclairera tout à l’heure l’ensemble du vaisseau perché qui ne sait dire qui, du promontoire ou de ce qui a poussé dessus, donne naissance à l’autre. La lumière matinale creuse le relief sur l’ensemble des maisons, des ruelles qu’on devine dans les zones d’ombre, des cyprès hauts dressés dans une harmonie subtile et impalpable qui ferait dire qu’il existe une architecture du paysage par le seul miracle de n’avoir à retoucher aucune touche des caractéristiques qui composent l’ensemble.

C’est l’heure où le village s’éveille. Gordes est cossue, aux réveils longs comme une noble dame qui prend son temps et l’éternité devant soi.

Nous y reviendrons pour l’étape du jour.

Redescendant vers un raccordement menant à Roussillon, l’œil du photographe n’a pas manqué cette ruine au bord de la route, avec ses lianes de lierre qui pendent sur l’ocre de ses murs depuis des années, avec tout là-haut sur la droite de l’objectif, le village de Gordes sous un angle moins classique que la traditionnelle perspective que nous venons de quitter.

Si Gordes a la majesté des grands vaisseaux que la nature a planté dans un décor de pierres et d’harmonie, Roussillon qu’on atteint à l’heure du dernier sommeil, est unique par la grâce de son flamboiement de rouge. La pierre issue de cette terre d’ocre en fait un village reconnaissable entre mille. On pourrait dire, en comparaison du florilège composés par les plus beaux spécimens de villages vauclusiens que Roussillon a une originalité de pigmentation que n’ont pas eu ses frères de sang.

Car c’est dans l’écorce même que l’ocre a envahi le village. Tout autour c’est une vaste plaine encore méditerranéenne, avec ses pins et sa végétation exubérante. Puis le phénomène de l’ocre qui s’étend sur plusieurs kilomètres.

Les ombres sont encore longues lorsque nous grimpons depuis l’un des parkings du bas jusqu’à la Place de la Mairie. Les premières maisons endormies ont les diverses nuances du safran et du pourpre, rehaussées par la lumière rase de l’heure matinale. Les volets sont encore clos. Le clocher de l’église qui fait face à la place est comme badigeonné de frais sous le ciel démesurément large, bleu et sans nuage. Il faut presque cligner les yeux tant l’éclat et la violence des couleurs saturent les rues qui mènent vers le pont. Depuis ce premier point de vue vers le sentier de l’ocre, les canines saillantes qui forment une profonde falaise montrent le pourpre des premières strates de la terre à nu. C’est une symphonie de vert et de rouge qui prélude au sentier.

Après un péage discret à l’orée d’un bois de pins, c’est un sentier vallonné, souvent pentu, creusé de marches et de rambardes à certains endroits. Les perspectives restent confinées dans un massif forestier avec quelques échappées sur des falaises et des excroissances tranchantes comme issues de la planète Mars. Ce sont de véritables épousailles de safran enfouies dans des sentiers d’ombre, débouchant au grand soleil sur des dunes lissées et quasiment martiennes.

La perspective la plus impressionnante de ce circuit en boucle, se situe à un débouché où la falaise présente une telle variété de ces teintes saturées qu’elle renvoie à cette idée communément admise, et ici parfaitement illustrée, de la nature se faisant artiste.

Un large massif plongeant à la verticale, comme tranché à vif de terres millénaires, surgit en une composition déployant les infimes variations de l’ocre en une composition du violacé le plus intense à des vermillons étincelants et des ocres clairs comme le sable le plus fin, d’une harmonie plus proche d’une nécessité supérieure que du hasard, faisant surgir, si besoin était, cette inévitable définition que donne Kant du sublime comme échappant à tout concept de la Raison.

Il n’est guère peut-être qu’à Bryce Canyon que l’on peut sentir pareille harmonie dans l’ordre des choses de la nature.

On sait que l’extraction de ces gisements donnent à l’imagination le sentiment que c’est un peu de Roussillon, un peu de Vaucluse dont les façades des maisons et parfois de villages entiers, de Bamako, Mexico, Valparaiso, portent les stigmates au travers de ces poudres d’ocre venues d’ici par tonneaux depuis les manufactures du département.

Et durant un peu plus d’une heure nous alternons de dunes à découvert en de larges plages lisses se hissant jusqu’au ciel, en bois de pins d’alep, de pins sylvestre, de chênes verts ou pubescents, l’ocre stimulant aussi la présence de nombreuses herbacées rarissimes. Parfois ce sont de larges lames de couteaux d’ocre surgies des tréfonds qui se dressent dans les failles en bordure des sentiers.

Ce n’est que sur le retour que, depuis une plateforme dégagée, il est maintenant possible d’apercevoir au loin l’intégralité du village qui se fond dans le cousinage des mêmes teintes vives que celles de ce sentier bien singulier.

Il est environ treize heures lorsque nous parvenons à Ménerbes à quelques encablures.

Comme Vénasque il s’agit d’un vaisseau en surplomb dressé sur une large plaine. La première enseigne qui nous accueille à l’orée du village se nomme « La Vie est Belle, atelier de décoration ». Ce qui augure en effet d’un accueil chaleureux. Mais comme dans les plus jalousés d’entre ces villages, les commerces environnant semblent dans la léthargie de l’hiver, et ce n’est qu’un peu plus haut que le boyau central propose une montée vers l’église d’une part, avec « le Café du Progrès » dans la montée. J’ai toujours aimé cette idée d’un café progressant vers quelque perspective radieuse. Les gens sont plus à l’extérieur de l’estaminet que dans l’intérieur déserté et sombre, debout dans l’espace ensoleillé, profitant de la pleine lumière, le verre de pastis bien en vue. De l’autre côté de la ruelle plus large, un ou deux restaurants sont ouvert. L’un d’entre eux disposant d’une minuscule terrasse à la tonnelle à l’abri du soleil, c’est finalement là que se fait la première pose de la journée avec le vin local.

On entend alentour le moindre tintement de fourchette sur les assiettes.

Le village faisant un ovale ceinturé par ses flancs extérieurs, nous suivons celui qui propose la vue sur la tour qui surplombe l’ensemble. Les premières treilles en fleurs s’accrochent aux murs. La pierre est chaude et les volets paraissent repeints de fraîche date. L’harmonie discrète des rouges grimpant et des verts aux nuances variés enveloppent les pierres et au détour d’une ruelle il n’est pas rare de tomber sur un jardin dépeigné ou sur une allée qui file vers un versant de la plaine tout en bas.

On a même rencontré dans un jardin un drapeau tibétain avec une poésie assez sommaire qui disait ne pas confondre la béatitude avec les illusions de la mauvaise ivresse.

Nous atteignons le sommet, du côté de la tour. Le château est clôturé et à l’entrée se dresse un superbe lion de pierre. Puis des maisons en ruines qui semblent là pour l’harmonie du ciel et de la pierre taillée. Le cimetière est noyé dans des massifs d’arbres aux fleurs blanches. Dans quelques jours ils prendront une couleur plus sévère. L’église tout au sommet regarde la plaine d’où partent les routes vers Roussillon, le Luberon, l’Est et le Sud de la vallée. En redescendant, on voit maintenant le long serpent que forme le village d’où nous sommes partis, jusqu’à remonter sur son versant opposé, jalonné de maisons cossus et d’autres bien plus modestes. Mais toujours dans le ton de quelque perspective radieuse. Et de bonheur à rythme lent. René Char avait parlé quelque part de Ménerbes. Il ne serait pas étonnant de le voir figurer parmi ces « plus beaux villages de France ».

Avant de repartir, mon attention est attirée par une affichette indiquant un visage bien connu qu’on n’imagine pas se perdre jusqu’ici. Quoique le Vaucluse figure depuis bien longtemps comme pays attirant bon nombre d’oligarques ayant résidence secondaire entre Luberon et Alpilles.

Il s’agit donc de l’annonce d’une conférence que fera ici même Jacques Attali, la semaine prochaine.

Peut-être sur le thème « la France est un Hôtel » ?

… 

Le ciel se voile uniformément lorsque nous pénétrons dans Lacoste. D’un gris léger, délavé. La pierre est rugueuse, plus âpre qu’à Ménerbes, peut-être par l’effet du ciel qui fait ressurgir la blondeur mate et sans ombre de celle-ci et saillir les anfractuosités des pavés et des murs des maisons. Le lierre ici aussi courre sur les devants et les crénelures des portes anciennes. Le village semble déserté dans une sauvagerie plus frileuse qu’à Ménerbes. Il paraît plus replié et ressurgir franchement et tout d’un bloc du Moyen-Age. Il faut évidemment imaginer les lieux sous une lumière franche. La rue centrale mène à la façade d’une boulangerie qui semble à cheval sur la rue qui continue de grimper et une autre qui redescend abruptement sur le flanc gauche de la façade, celle-ci semblant résister aux mouvements circulatoires autour d’elle et lui donnant une assise qu’on ne lui aurait pas trouvé dans une autre configuration. La lumière est allumée aux étages de la maison, mais semble inhabitée. C’est la boulangerie fantôme qu’on retrouvera sur les images des catalogues touristiques.

Dans cette même rue, une étrange enseigne nous apprend qu’une école américaine (Savannah College of Art and Design), à l’initiative d’une artiste de l’Etat de Géorgie, a été créé pour accueillir chaque année une soixantaine d’élèves des Beaux-Arts afin d’y séjourner trois mois, depuis 1971. Ce qui laisse imaginer le choc culturel et environnemental pour ces égarés du bout du monde.

Les boyaux tout en pente, aux maisons closes, aux volets lavande comme il se doit dans le pays, attendent avril, peut-être mai, et de moins somnolentes rigueurs. Il n’y a que vers le haut du village, par des chemins étroits, près de remparts poussiéreux où se hasardent quelques enfants à VTT, que les quelques curieux, décidés de contempler sur la vaste étendue qui s’offre à l’horizon, se hissent à l’ancien château du Marquis de Sade. Dans la nudité la plus absolue, certaines de ses parties donnant à flanc de falaise, présente le visage de la ruine.  J’ai éternisé cet angle de la bâtisse dans sa désolation avec un arbre aux fleurs roses au premier plan.

L’espace est ici si vaste sur ce plateau au sommet du village qu’on y a installé un peu n’importe où d’insolites sculptures contemporaines contrastant avec le temps qui a creusé ses rides sur l’histoire de ces lieux. On dit que c’est Pierre Cardin qui aurait fait restaurer la partie sauvée du château. La vue sur la plaine alentour courre jusqu’à loin autant à l’Est qu’à l’Ouest. Nous redescendons par les mêmes ruelles, rencontrant un de ces fameux clochers traditionnels de métal dressé sur les quatre piliers à chaque coin de leur tour, profitant en curieux de quelques échappées dans les contrebas, de maisons provençales aux tuiles roses et aux volets vifs sur des pierres qui inspirent ce sentiment du temps qui aurait ralenti.

Gordes c’est avant tout la pierre. La rugosité de la pierre. La moindre clôture le long des routes aux abords du village sont en pierres dressés. A plat, en hauteur ou de guingois. Jointes de la plus simple façon. Peut-être même sans mortier pour l’habitat le plus traditionnellement respecté. On voit ainsi le long des routes serpentant en lisière du village, des murs entiers à hauteur d’homme qui servent de clôture, de repères sur les sentiers, et de délimitation des espaces. L’image qui pourrait me venir à l’esprit, concentrant une seule et simple vision de synthèse du village, serait ces amas de pierres dans la plus immémoriale des ordonnances, rêches et fidèle comme diamant, un bouquet de coquelicot épars, un arbre blanc sur un parterre de printemps et un mas traditionnel, fenêtres ouvertes, un peu à l’écart dans le coin de la rétine.

Le village des bories symbolise à lui seul l’essence même de l’environnement si singulier de Gordes. La pierre dans son expression la plus fonctionnelle et la plus dénudée de la vie pastorale, entre lavande et coquelicots. Paysage virgilien, immémorial.

Le village, à l’heure du crépuscule voilé, est aussi assoupi qu’il l’était ce matin. Nous nous réfugions dans le seul café ouvert sur la place. Aux abords de l’église, à défaut d’être traditionnellement en face, « Le Républicain » somnole de ces quelques habitués de comptoir, d’une télévision qui diffuse tout bas le match de rugby du Tournoi des Six Nations, et dans l’arrière salle le billard trône devant une baie vitrée ouverte abruptement sur le plus beau paysage du monde.

Le château et l’église sont les édifices que l’on voit depuis les lointains ; depuis le bas comme depuis le point de vue qui lui donne son appellation d’Acropole, et qui, en retour, se trouve être l’endroit qui s’ouvre à la perspective depuis le billard. Le château est presque disproportionné lorsqu’on considère la seule place du village. C’est une bâtisse austère qui abrite l’hôtel de ville avec des tours crénelées qui laissent supposer une ancienne forteresse. Elle a sous son aile la place proprement dite et la fontaine muette ce soir, comme le sont les commerces et les petits troquets si vivants à partir du mois de Mai.

Il est temps de rejoindre le « Petit Palais d’Aglaé » qui est notre oasis pour cette nuit. A la sortie du village, vers le nord, à l’écart de tout. C’est un simple mas, comme l’était en bordure de route le « Mas de la Sénancole » il y a quelques années. Mais des mas quatre étoiles… Hélène a bien fait les choses pour ses parents.

Depuis notre chambre, les champs d’oliviers s’ouvrent sur de larges plaines que rien n’interrompt jusqu’aux contreforts des Luberon, quelques arbres blancs mouchetant la perspective, un sentier jaune allant dans le glissement progressif de massifs forestiers, jusqu’à se perdre en bout de paysage, puis le silence de la nuit qui vient.

19 Mars


Les rideaux levés, le spectacle sur la plaine grosse de nuages est grandiose. Les champs de bouton d’or sont comme des étoiles tombées du ciel dans la nuit.

Les vallonnements lointains des Luberon ont maintenant pris une teinte uniformément bleue sombre.

Nous sommes apparemment les premiers pour le petit déjeuner derrière une immense verrière face à ce spectacle, dans des fauteuils de velours rouge aux dossiers démesurément hauts, digne de rendez-vous de chasse de châtelains. Avec la cheminée qui crépite doucement dans le silence de la grande salle.

L’église est ce colosse qui se voit de loin d’où qu’on vienne. L’intérieur est pourtant négligé au point d’avoir des pans entiers de son revêtement qui ont cédé, laissant apparaître de méchantes coulures d’humidité comme autant de plaies dans le silence triste d’un dimanche matin. Entre un Saint Sébastien et un Saint Martin. Le curé d’Ars doit être aimé dans le pays. C’est la deuxième fois qu’on aperçoit sa statue de pied en cap le long d’un pilier, le visage saillant, le doigt levé à la manière de Saint François prêchant.

C’est dans le gris des ruelles que le panache des arbres aux fleurs roses et blanches ressort le plus.  A l’entrée de maisons épaisses, au pied des potagers et des champs cultivés. Nous ne pénètrerons pas dans les méandres du village, la grisaille semblant bien trop installée pour donner envie de garder une impression un peu faussée « du plus beau village… ». Comme pour Lacoste, il faudra, un jour prochain, le soleil. D’autant que les ruelles sont souvent en pentes raides. Nous longeons tout de même le chemin extérieur où se dressent des cyprès géants et maigres, alignés tout le long d’une sorte d’hôtel hors classe fondu dans la pierre séculaire du village.

Le « Républicain » commence à voir arriver ses habitués.

C’est en plongeant plus vers le sud que nous accompagnent à rythme régulier les cohortes de pêchers et d’amandiers, les cerisaies et toute la féérie de ces arbres renaissants dont je ne me lasse guère.

Et puis sans que personne ne le remarque plus que ça, sauf à regarder avec émotion les panneaux en bordure de route, le miracle se produit chaque fois que l’on passe du Vaucluse dans les Bouches-du-Rhône : nous sommes à présent sur un tronçon de la voie Domitienne, l’ancien chemin tracé par Hercule (donc également voie Héracléenne !).

Voie Domitia est-il mentionné sur un panneau que j’eus furtivement le temps d’apercevoir sur ma droite. Parmi toutes les indications données par les autorités en matière de voie publique, cette voie antique n’est plus panneautée que comme une vague indication que les usagers ne connaissent d’ailleurs pas, noyée par toutes les autres girations fonctionnelles. C’était évidemment le chemin emprunté par les romains, depuis les Alpes jusqu’à l’Espagne. Ils voyaient grand et loin.

Sur cette Narbonnaise antique, le fleurissement des beaux jours n’en finit pas jusqu’au Baux-de-Provence. Nous n’avions pas prévu initialement de rejoindre ce « plus beau village de France » puisque nous l’avions déjà visité en toutes saisons et en toutes circonstances. Mais cette année la tentation était encore grande de voir la Carrière de Lumière présentant le thème de « la Peinture Hollandaise de Vermeer à Van Gogh ». D’autant que le temps couvert n’encourage plus à musarder au pied des Alpilles ou dans les campagnes environnantes.

Ce sont donc bientôt les carrières monumentales qui s’ouvrent sur le bord de la route à une petite encablure du village. L’entrée des carrières, tronçonnée au cordeau dans la masse monumentale de la pierre tendre, semble être l’entrée d’un gigantesque temple égyptien ou d’un lieu offrant une ouverture sur des mystères de quelque divinité antique. C’est un peu ça d’une certaine manière. Le concept donnant accès durant une saison, à une tranche d’Histoire de la peinture ou à l’un de ses dieux.

Ce qui impressionne à chaque fois, c’est le sentiment de se situer dans le relief. D’être dans l’image et d’en pénétrer le cœur. La Jeune fille à la Perle, la Belle Laitière, les portraits de Rembrandt au gros nez (jamais il ne m’avait paru si rond) et toutes les natures mortes de l’époque classique défilent, exposés et surdimensionnés sur les murs géants comme dans un cinéma où l’on verrait défiler les images sur l’écran en prenant soin de se mouvoir librement dans la salle afin de varier les multiples angles de vue. Les sommeils de Van Gogh et la Nuit étoilée, plus brillante encore que ses soleils, font plus encore lever vers les ciels intérieurs l’ombre des silhouettes que l’on devine regardant extasiées le déroulement éphémère sur les parois. Des musiques parfois anachroniques soulignent les tempêtes hollandaises sur des mers incertaines, ou parfois ce sont les sommeils dans les blés, les grands intérieurs bourgeois de Vermeer, le Philosophe, l’Astronome, les draperies, les jeux d’enfants de Bruegel qu’accompagnent les sonates de quelque Corelli ou Geminiani. Mais toujours, et c’est le miracle de ce concept, à la recherche d’une osmose entre l’image et le son grandeur nature. C’est-à-dire, d’une vérité macroscopique et sans modération.

Nous jetons un regard sur les Alpilles au loin, frileusement rejetées dans un horizon bleu encore hivernal ; la terre est noire à certains endroits, les sillons sourdent sous les bourrelets des terres à vigne, et seules les marqueteries de fleurs jaune indiquent qu’on est à la saison ascendante.

C’est à Maussane-les Alpilles que nous parvenons pour le dernier verre à l’heure où les terrasses s’animent. Puis c’est bientôt l’autoroute, le littoral.




MILAN – LES LACS ITALIENS

12-21 Mai 2023


 

MILAN

 

Vendredi 12 Mai

 

On ne saurait mieux choisir le nom de ses rues en voyage : Via Fiori Chiari (ça me vole un titre de poème !). Juste ensuite, dans le prolongement de la nôtre, il y a Fiori Oscuri évidemment. C’est là, dans le cœur de la ville que nous logeons. D’un côté les fleurs obscures, de l’autre, séparée par une minuscule rue traversant, les fleurs claires. Rue piétonne, à deux pas de la Pinacothèque Brera, le Musée le plus indispensable à visiter qui se situe donc au bout de la rue des fleurs claires et fait l’angle avec celle –ci.  Notre logement, hissé dans la cour intérieure d’une ancienne demeure, est en fait un appartement vénérable dont le parquet dessine des formes géométriques en marqueterie ouvragée donnant l’illusion de relief qu’on ne doit plus rencontrer que dans des maisons de race qui ne manquent pas ici. Au troisième étage, il faut longer un étroit couloir à ciel ouvert, à la rambarde parsemée de jarres fleurie et de murs d’ocres qui disent bien que le nord de l’Italie est bien encore le sud. Depuis la sortie de l’autoroute, il semble que nous pénétrons dans la ville comme une flèche qui ne dévie pas de sa trajectoire rectiligne. Les avenues sont larges et souvent bordées d’arbres de grandes dimensions à proportion de la largeur de celles-ci. La fluidité de la circulation tranche aussi avec ce qu’on imagine des pays latins saturés de klaxons, de cris de rues et de travaux intempestifs, de cahotements à l’approche des centres d’agglomération. Mais nous sommes bien au Nord. Ici, à part le ciel dans la tristesse de sa blancheur laiteuse, attendant de se renfrogner comme il avait été prévu qu’il le fut, la limpidité du trajet nous mena comme sur tapis roulant à l’adresse du quartier de Brera, jusqu’à Via Pontaccio, principale avenue au nord de notre rue des fleurs claires, notre terminus et point de repère pour ces deux jours qui viennent. Le fléchage avait eu la trajectoire parfaite ne déviant de son objectif. De par notre position dans la ville, la première attraction fut d’aller vers la Scala, avant, bien sûr, de prendre d’assaut l’immense Palais Brera qui pouvait encore un peu attendre sur notre chemin, de retour de visite. Le parcours passe par la Via du même nom, étroite et fréquentée comme l’est la ville en fin de semaine. Les immeubles se faisant face, aux balcons ouvragés et aux pierres sombres, avec parfois quelques grimpées de lierre, se rapprochent de plus en plus à mesure que la via rétrécit avant de s’élargir en devenant via Verdi. Il n’est pas rare de rencontrer maintenant de longues et filiformes femmes évanescentes allant vers quelque studio de mode.

Le débouché sur la Place de la Scala se fait à main droite, où surgit en tournant sur nous-même, la façade. On a beau être prévenu, celle-ci est d’une affligeante banalité que rien ne laisserait supposer de son prestige séculaire. La Place est encombrée de badauds ne sachant, pour les moins motivés, s’il faut avancer vers le théâtre ou s’il faut passer son chemin. Les indécis resteront au pied de la statue de Leonard et de quelques héros de moindre importance, entourés d’anges et d’arbres qui leur font protection. C’est par un guichet discret que se fait latéralement l’entrée. Et c’est une chance qui veut que ce théâtre, contrairement à beaucoup d’autre, demeure, en plus de sa fonction habituelle, un objet de considération en soi. Et que les fétichistes et curieux en tous genres puissent accéder, contrairement à bon nombre d’autres opéras, au cœur même des lieux, toucher, voir et aimer un peu de cette histoire de l’art lyrique qu’on n’aura pu connaître que de loin, comme le sont les mythes et les légendes. Par des noms, des dates, et concernant l’histoire en question, par des enregistrements. Si l’extérieur est insignifiant, le couloir qui ouvre sur les loges, dévoile, une fois entrés dans l’une d’entre elles, la dimension essentielle du lieu. L’arc de cercle large, comme les poitrines qu’on imagine remplir entièrement l’espace et le volume, sur cinq étages, jalonnée de ses fameuses taches rouges à intervalles réguliers que sont les velours des fauteuils de loges, caractéristiques des harmonies noires, rouges et ors une fois celles-ci éclairées, des décorations des théâtres à l’italienne. Sur la scène, large et profonde également, s’affairent des techniciens, à grands bruits de métal et de traînées d’assemblages de décor, centre de toutes les attentions, et autel vénéré des soirs de spectacle.  Dans les différentes salles proposées à la visite, Toscanini est omniprésent, en buste, de pied en cap, sur les affiches. Les affiches, justement, immédiatement reconnaissables parce qu’imprimées suivant une même conception graphique depuis l’origine, jalonnent les couloirs montant aux étages. De véritables œuvres d’art d’une grande sobriété si ce n’étaient les noms qui jaillissent de tout leur prestige, malgré le graphisme discret, qui les virent se produire aux dates indiquées. Comme autant de batailles à mener pour autant de victoires assurées. On y découvre, émerveillés, les distributions de légende. Défilent Otello, Butterfly, Tosca, Mefistofele aux programmes. Je note, au hasard, les noms de gloires disparues, d’autres peut être vivantes et retirées dans leurs souvenirs. Pour les plus anciens, Tamagno, Boninsegna, Galli-Curci, Caruso, Pertile et d’autres que je n’aurais loisir de lire sur les affiches tant l’étroit couloir ne permet pas au flux des visiteurs de trop s’attarder. C’est là tout ce qui fit le manège des grandes premières et des reprises durant plus de deux siècles. Peu d’opéras étrangers, comme si l’Italie tenait à faire de l’art lyrique un domaine réservé, une affaire de famille.

Puis les bustes, dans le foyer des artistes. Ici aussi, le foyer est banal. Celui de Nice paraîtrait même plus chaleureux et mieux proportionné. C’est là que Toscanini en effet est sans rival. Mais les compositeurs majeurs, Verdi, Puccini sont là, coulés dans le bronze. Mascagni aussi. Pourtant plutôt second couteau de la création internationale. Mais enfin, c’est la Sicile qui y est représentée en quelque sorte.

Une salle est dévolue aux costumes, aux bronzes et aux portraits peints. On y trouve pêle-mêle, les grands fidèles, les inséparables de la maison milanaise. Parmi les portraits les plus visibles, ceux de la Malibran, de Pauline Viardot, de la Pasta, d’Adelina Patti connus pour les libertés prises avec les airs qu’elle interprétait. On dit que Rossini dans une loge à Paris où elle triomphait également, demanda à son voisin, entendant sa cavatine du Barbier de Séville adaptée par la Patti : «  cet air est délicieux, de qui est-il ? »

Il me revient ainsi une quantité de souvenirs, de réflexes presque, au contact de tant d’objets de culte et de mémoire mis bout à bout en un espace si condensé.

La salle des costumes est présentée par des mannequins qui font revivre les plus beaux velours et dentelles d’un Turandot du film luxuriant de Zeffirelli. Il nous faut traverser des couloirs étroits et subtilement éclairés, où apparaissent Cosi Fan Tutte, les costumes de Tosca, les photos de scène de soirées mémorables. Puis enfin, mais c’est une délicatesse de la Scala, les portraits de Maria Callas qui n’écrasent pas de leur présence ceux des autres gloires d’un temps antérieur. Elle y règne discrètement, simplement comme une présence parmi ceux qui la vénéraient, directeurs de théâtre, managers, maris… Un seul tableau d’elle, sans grande qualité artistique, la montre dans la galerie des légendes.

Je photographie un bronze de pied en cap d’un Puccini magnifiquement silhouetté, au visage comme volontairement masqué, pour n’en donner que   la seule prestance, l’allure inimitable, le chapeau et la cigarette caractéristiques, ne le faisant confondre à aucun autre.

Il n’y a pas plus d’une heure ou deux que nous sommes à Milan, et déjà nous avons touché un des fleurons de la ville.

A deux pas de là, une grande arche voûtée, démesurément haute s’ouvre sur un flot de grappes humaines à gros bouillon et un espaces non moins démesuré. C’est le passage de la grande Galerie Vittorio Emanuele II. C’est l’un des deux centres d’animation de la ville, l’autre étant le Dôme.

C’est un peu une déception d’avoir à traverser cette interminable verrière. On a le sentiment que tout transite par ce passage central où l’espace est probablement le plus cher et le plus recherché de la ville. On y voit les grandes marques rivalisant aux vitrines, Dior à la croisée du transept, avec Gucci ou Versace de l’autre côté. Parfois les boutiques ont des stratégie commerciales différentes comme celle de Chanel qui semble n’occuper que le visuel publicitaire qu’il est indispensable de s’approprier ici.

Complétant ces enseignes de produits de luxe, les terrasses n’inspirent pas non plus l’envie de déguster l’escalope à quarante-cinq ou cinquante euros. L’assourdissant passage ne vaut que pour cette architecture tout en légèreté et en transparence qui finit sa course comme la sortie d’un tunnel, à l’opposé où nous l’avions commencée, sur l’immense place du Dôme.

C’est sur notre gauche, sortant de l’arche de la galerie qu’apparaît, dans toute sa blancheur, le gâteau géant aux mille aiguilles acérées pointées vers le ciel. La façade est un combiné de baroque et d’un gothique ayant perdu de sa substance tant on sent que la création de l’édifice doit plus à la virtuosité totalement maîtrisée trois siècle après les premières cathédrales, plus que par l’esprit qui animèrent celle-ci. Mais sur le plan urbanistique c’est un modèle de réception autant pour en saisir visuellement l’ampleur du plus loin qu’on recule sur la place que parce que cet espace peut contenir d’évènements innombrables. Le lieu semble avoir été réservé de tout temps pour que la ville y tourne autour. Mais hélas, comme à Rome il y a quelques années, des chapiteaux et des podiums géants occupent d’immenses points stratégiques pour des concerts en nocturnes. Des manifestations évidemment intempestives où la saturation de décibels règne en maître certaines fin de semaine une fois la nuit tombée. 

Une immense statue à l’échelle de la Place, dont je n’ai pas identifié le héros militaire, est généreusement maculée sur tout l’un de ses flancs. Est-ce l’effet de ce fameux « esprit éveillé » et revendicatif qui submerge ces temps-ci le monde occidental, ou l’effet de la barbarie ordinaire ? La tristesse qui s’en dégage est la même.

On n’a pas le désir de rester trop longtemps ici, d’autant que la lumière rend la pierre de l’édifice d’un gris saturé et que le désordre de la fourmilière humaine à son comble n’est pas la cuvette dans laquelle nous souhaitons nous attarder. De même que pour pénétrer dans la cathédrale, il faudrait passer par un guichet, bien à distance, où se dresse une queue interminable.

Plus tard peut-être. Au retour des lacs.

Dans le tourbillon de ce milieu d’après-midi, on se laisse attirer sur le trajet de retour, juste en face de Brera, à l’angle de l’immense vaisseau de style baroque classique, par le bistrot du même nom, étonnamment fréquenté, Bar Brera.

Le premier vin d’ici. On ne sait d’ailleurs, du moins, je l’avoue, quel vin on boit en Lombardie. A Florence, à Ravenne, j’ai toujours su demandé le vin local. Ici, je suis plus méfiant. Alors durant tout le séjour, ce sera un Chianti par-ci, un Barbera par-là.

Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi il y avait de si nombreuses plaques de métal ajourées recouvrant les trottoirs de Milan, en nombre largement plus important que dans d’autres cités, au point de craindre même, par le jeu des probabilités, que devant la quantité, une d’elles n’en viennent à céder sous nos pas….

C’est, apparemment, lorsque Mussolini décida de combler de nombreux canaux, que l’on devine, au-dessous des combles, laissés visibles maintenant, l’emplacement d’origine. Et le quartier de Brera, en fait partie.

L’entrée à la Pinacoteca se fait par une cour intérieure, où se dresse en son milieu, la statue quasi romaine d’un Napoléon, en bronze d’Antonio Canova, hommage au fondateur du musée inauguré en 1809. Malheureusement le ciel vire au gris et la teinte des murs de la cour et de la statue inaugurale ne rayonne pas aujourd’hui.

Par contre l’intérieur offre une telle profusion d’œuvres d’une richesse qu’il est même superflu de qualifier haut de gamme (deux d’entre elles suffiraient au bonheur de certains musées de province), et encore plus vain d’essayer de citer l’ensemble par le menu. Alors en vrac, notre émerveillement nous mènera vers une succession de salles feutrées et de couloirs et de velours où apparaissent de sublimes Bellini, des Botticelli, Bronzino, Bramante, Caravage, Corrège, Mantegna, Raphaël et Rubens, Tiepolo, Tintoret et Titien, Véronèse, van Dyck, sans compter que certaines parties des salles renaissantes se voient pourvues de séries de peintures modernes, voire contemporaines, d’où émergent Modigliani, Juan Gris et bon nombre d’Italiens des mêmes périodes.

Mais l’œuvre que je cherchais, celle dont je savais qu’on l’y trouverait, est le magnifique retable Montefeltro nommé Madonna con Bambinoou la Conversation secrète de Piero della Francesca. On l’appelle aussi la Vierge à la perle. On pourrait la nommer selon ses propres vœux tant elle me paraît échapper au cadre d’une définition. Même s’il s’agit d’une vierge à l’enfant selon les standards de la Renaissance.

Là, tout n’est qu’ordre, calme et plénitude.

Intérieurement, je savais que je n’étais pas venu à Milan pour rien. Evidemment il serait injuste de ne pas s’attarder aussi au Christ de Mantegna dont le tour de force est de le présenter en une perspective inhabituelle, allongé, à l’horizontal partant des pieds au premier plan jusqu’au visage, presque serein dans la torsion des traits, que contemplent ses adorateurs sur le flanc gauche. Œuvre absolument unique dans sa conception. Réalisée avec, non pas l’éclat des œuvres habituellement relevées du maître, mais avec une économie de moyens extériorisant la quintessence de l’expression à l’évidence même de la mort. Bistre, délavée.

Je me dis que finalement, devant le tourbillon que ne manquent de proposer les plus illustres d’entre eux, je n’aime pas les musées. Il y a souvent trop à voir. On pose un regard forcément distrait, non par paresse, mais parce qu’il devient impossible de porter une concentration, voire un émerveillement par répétition. Notre attention est saturée. Quatre ou cinq chefs d’œuvre suffiraient, comme un contemplateur, un voyeur nocturne s’y plongerait, solitaire, dans une simple demeure où dormiraient ces merveilles. C’est un peu ma conception des conditions de la contemplation. C’est un peu l’inconvénient des richesses muséales publiques.  Mais comme on dit, abondance de biens…

Dans la via Brera, il est difficile de choisir un restaurant. Les vitrines milanaises sont souvent soignées et conçues avec goût. On y sent l’élégance dans l’ordonnancement des fleurs, que même les bambis et les personnages de Disney s’insèrent parfaitement dans des devantures de vêtements de modes ou d’ameublement modernes.

Mais la pléthore de terrasses offrant uniformément les mêmes menus incite à la méfiance. Je demandais en italien à un de ces quidams, qui souvent font la réclame pour leur établissement dans les rues romaines et généralement italiennes, s’il avait un coin assez calme, il me déclina, comme l’éclair en un anglais de rue, les mille avantages que présentait son établissement, que je lui répondis alors en français que je n’en demandais pas tant. Vexé probablement que je n’ai apprécié son anglais fluide, il me dit savoir aussi l’espagnol, le japonais et quantité d’autres langues. Mais apparemment pas le français.  Devant autant d’avantages linguistiques, il fut donc bien certain que ce n’était pas l’endroit où nous passerions la soirée.

Il fut un temps où même les coureurs italiens du Tour de France venus de leur campagne reculée baragouinaient quelques mots en notre langue, par politesse et aussi par amitié frontalière. En Italie contemporaine, surtout dans les villes, vous leur parlez en italien, ils vous répondent en anglais pensant avoir franchi un seuil nouveau de modernité. Ces périmètres-là donc, ceux de la séduction immédiate, de l’attrait du quartier et de l’animation, sont à fuir quel que soit les villes. Et c’est effectivement un peu à l’écart, dans la parallèle au-dessus de notre « rue des claires fleurs » qui nous dégustons, Via Pontaccio, au Cotelete, l’escalope milanaise, aussi belle et conséquente que le fameux steak de «  l’Homme qui tua Liberty Valance ».

En début de nuit, une pluie froide, crachotante et monotone, tombe sur le Dôme, maintenant déserté et éclairé comme un gâteau d’anniversaire.

 

Samedi 13 Mai

 

Les rues sont encore désertes vers huit heures. Ce sont les fins de semaine qui commencent doucement dans les grandes cités. Nous n’avons pas à aller bien loin à cette heure où les ombres sont encore longues. Derrière Chiari Fiori, il y a l’église San Marco toute de briques rouges dotée sur le front d’une verrière large et sombre à contrejour. D’allure très franciscaine. C’est dans le silence et l’absolue solitude qu’on remarque dans l’une des chapelles latérales deux Caravage, dont la fameuse « Déposition de Croix » où les personnages lancent leurs bras au ciel dans un mouvement qui donne, par ce seul geste, l’élan de la Lamentation. Sauf que ce tableau, bien qu’admirablement réalisé n’est pas l’original. Cette Déposition se trouvant être depuis toujours au Prado. Qu’importe, à cette heure matinale, tomber sur un Caravage, même copié, est un bon présage.

La matinée est belle, le ciel légèrement pale lorsque nous franchissons l’enceinte du Castello Sforzesco où sur l’immense esplanade intérieure commencent les préparatifs du marché du samedi. Les murs de la forteresse sont sévères, crénelés, aux tours médiévales revues par un Viollet-Leduc italien, et où les portes d’est en ouest s’ouvrent dans leur prolongement naturel jusqu’à la Piazza Cadorna.

Comme c’est samedi, les mécontents d’ici, comme en France, sont de sortie. C’est assez bon enfant, toutes bannières rouges au vent, le cortège avançant au son de protest songs à l’italienne, genre Brassens à peine déhanché. Bien plus tranquille que les mises à sac des fins de cortèges parisiens.

L’avenue Carducci est longue et perce depuis le château vers le sud et la basilique San Ambrogio. Les rues qui croisent l’avenue présentent fréquemment des maisons cossues aux balcons couverts et aux colonnes qui grimpent jusqu’à l’étage du dessus. Elles ont un petit air victorien et je ne saurais dire quel est le style italien qui les a fait naître, mais elles attirent très agréablement l’œil à chaque rencontre sur ce parcours.

San Ambrogio est sur une esplanade dégagée avec tout un tremblement de travaux alentour. Mais on ne peut la manquer. Comme pour une vénérable, on a respecté l’espace. Le ciel s’est légèrement voilé et le froid milanais conforme à ce qu’on en dit. Avant de visiter la basilique, nous faisons une halte sous un passage couvert, au Madamadoré, un minuscule café où l’on trouve de vrais croissants et des jeunes qui parlent français.

L’entrée de la basilique Saint Ambroise est précédée d’un atrium qui s’ouvre sur plusieurs portails. Depuis le portail central on a la meilleure perspective sur l’ensemble de la façade. Tout en appareil de briques rouges, l’église actuelle présente une magnifique symétrie des clocher de part et d‘autre et donne le sentiment d’une belle ampleur et d’une profondeur de perspective, rythmée par les deux galeries latérales qui mène en préambule vers les entrées, avant de pénétrer.

Le plan de l’ancienne basilique paléochrétienne est à trois nefs avec abside sans transept. C’est la caractéristique majeure. L’intérieur est relativement sombre. La chapelle la plus remarquée qui nous a séduit comme devant un trésor inestimable est celle de San Vittore in Ciel d’Oro. Elle est construite comme une structure distincte de l’ensemble, à part de l’édifice principal, pour contenir les restes de Saint Victor, un martyr local. Le plafond est composé d’une magnifique coupole tout en mosaïques dorées symbolisant probablement ce fameux ciel doré, promesse de toute félicité. A la base de la coupole, encadrant chaque fenêtre, les merveilles du lieu sont les portraits de pied en cap de Saint Ambroise, de Gervais, Protais en mosaïques aussi belles que celles de Ravenne, et datant probablement de la même époque. Elles sont d’autant plus émouvantes que, comme à Galla Placida, les saints sont représentés sous un fond bleu intense, les plongeant dans une déjà sereine éternité. Les autres portraits sont complétés par ceux de Materne, Félix et Nabor, toutes de même facture. C’est la plus ancienne représentation d’Ambroise connue dans le milanais. On y dessine mentalement le vrai visage d’Ambroise malgré la difficulté de définir les caractéristiques au plus près du réel par l’art de la mosaïque. On y devine un Ambroise à la calvitie naissante et aux yeux lourds, l’ovale du visage nettement accusé.

Cela faisait bien une quarantaine d’années, les années où je découvrais les volumes de Zodiaque, que je me promettais de venir ici.

La sortie de la basilique se fait dans la liesse d’un préparatif de mariage arrivant à son terme, et une mariée se faisant attendre. De jeunes personnes excessivement bien habillées, certaines portant des chapeaux, des voilettes, de hauts talons, vont et viennent sur le parvis, tandis que la mariée, sortie de la berline, met une dernière touche à la longueur de sa robe et à sa chevelure, sous l’œil patient du papa et d’autres élégances qui viennent se joindre au cortège.

On vient donc encore se marier sous un si sublime édifice.

La marche, dans une grande ville est le meilleur moyen de découvrir ses beautés et de les saisir au plus près. Mais les journées étant longues et les points de curiosités si souvent à l’opposé les uns des autres dans la distance, nous n’avons eu la témérité de continuer plus au sud de San Ambrogio à pied.

On découvre donc le métro milanais. Seulement pour trois rames, de San Ambrogio à Porta Genova. Et là, nous découvrons, bien loin du Dôme, le quartier populaire des Navigli.

C’est immédiatement un monde qui rythme différemment. Une large rue piétonne, jalonnée de bistros calmes, mène à un canal. Ici, c’est samedi, mais le samedi du canotage, du temps à perdre et du pas plus lent. Sur le quai, on peut voir à main droite, après un tracé rectiligne, le canal se perdre dans les lointains, de l’autre, finir dans une énorme brassée d’arbres qui définit la limite de son cours. En franchissant un pont, on a une perspective sur toute la longueur de ce bras navigable qui donne la physionomie même de ce quartier, son caractère et le style même de son environnement.

L’église Saint Christophe, (mais est-ce bien elle : il me semble que celle mentionnée sur le guide n’a pas la même forme – il s’agit en fait de Santa Maria di Grazie al Naviglio), est si près de la berge qu’elle paraît avoir les pieds dans l’eau. Tout le long de notre flânerie, les petits commerces de fleurs, de brocantes, s’étalent à rythme lent. Les restaurants ont dressé leurs tables sur les terrasses mais ne semblent pas pressés de happer le promeneur comme ailleurs où on mange à toute heure. Il y a un petit côté Montmartre dans ce Milan qui refuse de prendre le visage de la modernité. Comme une respiration dont les grandes villes aiment à entretenir la rareté.

 Des embarcations longent tranquillement le cours, d’autres sont passés par de nerveux avironneurs, en couple, et même en huit traditionnel. Certains les encouragent, les interpellent. Et puis, nous sommes à Milan et les sports, même les plus sophistiqués, se doivent d’exister. Il faut dire aussi que trouver à la fois un bassin d’eau et un terrain plat aussi étendu en même temps ne doit pas être fréquent. Dans le prolongement d’un des quais, s’ouvre une bifurcation poétique, un chemin qui s’enfonce dans le cœur même de ces Navigli. On y découvre une auberge qui trône au fond d’une rue comme un chalet Suisse, mais éclatant d’ocre et submergée de végétaux grimpants et de palmiers. Sous le bleu d’un ciel à flocons blancs qui semble s’être découvert, ajoutant une poésie supplémentaire au tableau, dans une de ses traverses, on peut lire «  Photo di Milano ». C’est dans un ressac, en fond de ruelle, qu’apparait un minuscule magasin semblant se perdre dans sa timidité, son toit végétal, comme le monsieur moustachu, impeccablement cravaté, où s’ouvre la mémoire du vieux Milan. Des photos noir et blanc exclusivement. Des portraits de la ville du début du XX°, des photos de quartiers couverts de suie et de sueur, de ponts de fer, de mouvements de rue dramatiques, d’immeubles et de grands ensembles en construction, de vieilles avenues naissantes, de clichés d’artistes et de vedettes surannées, mais également d’Edith Piaf à la sortie d’un gala, des Beatles sous toutes sortes d’angles. Ils ont dû laissé des traces ici, comme ils en avaient laissées à Nice où ils donnèrent leur seul concert en Juin 65.  Bref, cet endroit nous surprit, rêvant à un Milan que nous n’avons connu mais émouvant comme tous les coups de rétro mélancoliques. Les photos étaient étalées en pile, sans ordre particulier, épinglées aux murs et sur des guéridons.  On se serait cru enveloppé, immergé dans un bocal à souvenir.

Depuis le pont au bouquet d’arbres, on peut apercevoir, dans la perspective des deux rives, l’église sur la droite, la fourmilière des badauds sur les quais, la longue ligne droite du canal qui va jusqu’à se perdre à l’horizon. Derrière le pont, le bassin artificiel forme une virgule où quelques avirons se préparent à tenter le parcours. Un vieux tram jaune fait sonner sa corne.

Milan semble avoir, à cet endroit, ralenti sa course à la modernité.

Prenant la Via Vigevano, parallèle au Navigli Grande, on pénètre dans un quartier populaire qu’on pourrait définir comme dépeigné. Des bars et de minuscules restaurants sans prétention et sans aucun attrait se succèdent. Je m’y sens soudain très à aise, comme découvrant une autre facette de la ville par un de ses angles inhabituels.

Dépeignée et taguée, une maison entièrement revisitée par quelque artiste de rue. Rouge, et bleue, vive, entièrement dessinée jusqu’au toit de tuiles. Nous sommes bien dans un quartier alternatif, dans un Milan populaire en prolongement du canal. Nous prenons un verre sur l’une des multiples terrasses à l’heure où sonnent les cloches de midi. A Milan, comme à Grenade ou Cordoue, les cloches semblent bien plus grêlées qu’en France. Au lieu du bronze nettement tinté, le timbre y est plus mince. En Espagne on croirait parfois que le métal est fêlé, et sonnant faux comme dans certains villages mexicains de western.

C’est à la station Porta Genova que nous reprenons le même métro. A l’entrée, un trio de vieux rockers, à ciel ouvert, à même la chaussée, entonne un standard des années soixante avec l’impassibilité dégingandée de ceux qui ont fait pas mal de chemin.

Le soleil se lève bien franchement avec de larges nuages cotonneux. Par la Place Cadorna et la Via Boccaccio nous tombons sur Santa Maria delle Grazie (la deuxième de la journée !). Eglise insigne dans Milan. Immédiatement reconnaissable par sa tribune renaissance due à Bramante en remplacement de l’abside. C’est un immense cube surmonté d’une coupole, flanquée de trois absides dont celle du chœur. L’effet extérieur est saisissant.  Rouge de ses briques, entrelardée de délimitations blanches sur toutes ses surfaces, éblouissante au soleil. C’est ici que se trouve dans le réfectoire, la Cène de Léonard.

Les guides préviennent que celle-ci ne se visite que sur rendez-vous, mais nous étions loin de penser que ce ne serait possible avant la mi-juillet. Le monsieur du comptoir, détachant bien ses mots avec une douceur et une réelle gentillesse, comme un moine contemplatif, nous explique bien qu’il pourrait nous présenter la copie dans une salle aménagée pour les visiteurs impatients, mais qu’il faudrait tout de même revenir plus tard dans l’après-midi. C’est donc sans regret que nous poursuivons à l’intérieur de cette église aux tonalités surprenantes de dominantes blanches et mates comme une meringue, aux motifs décoratifs verts, jaunes et rouges dans les travées, d’une parfaite harmonie.

A l’extérieur des groupes semblent proches de toucher le graal. Le guide va les mener vers la Cène tant attendue.

Place Cadorna, les manifestants sont partis, gentiment. Le Castello Sforzesco est maintenant noir de monde. Le marché bat son plein de fromages, de charcuteries et de costumes traditionnels régionaux.

Il n’est pas surprenant de voir dans certains carrés de jardin, ou simplement lorsqu’un cadre permet de créer un décor agréable, de voir des séances de shootings photographiques, professionnels ou non. La photographiée ayant à disposition autant de changement de vêtement que si elle transportait avec elle un studio ambulant et autant d’ustensiles de maquillage.

C’est dans l’une de ces salles formant l’enceinte du château que se trouve le dernier ouvrage sculpté inachevé de Michel-Ange, la Piéta Rondanini. Dans un silence qui tient du miracle, c’est une unique salle pour une seule œuvre. Peu de public. Placée au centre de la pièce, faiblement éclairée, à dimension humaine ou à peine plus grande, l’inachèvement de cette Piéta rend encore plus émouvant le mouvement pris par la pierre, comme si l’on saisissait l’idée même qui présida à la conception de l’ouvrage. Comme est plus émouvant le fameux Balzac de Rodin par l’idée même d’embrasser en un seul geste sculptural, volontairement inachevable, l’énormité du génie de l’écrivain. De même toute la souffrance de l’humanité semble s’extraire de la fusion des deux corps de la Mère et du Fils encore dans la gangue de la pierre.

La Vierge debout soutient le corps du Christ. Les deux personnages sont très élancés, quasiment filiformes, très éloignés de la puissance physique qui accompagne en général les créatures de Michel-Ange. On est loin de la Piéta du Vatican où le corps du Christ est resplendissant sur les genoux d’une Marie à peine sortie de l’adolescence. A plus de quatre-vingt ans, Michel-Ange réduit tout à l’essentiel, recourant à un schéma iconographique de tradition médiévale.

Les deux étages de la Pinacothèque sont épuisants. Mais que de merveilles encore ! Le parcours propose des peintures milanaises et lombardes du XVI° au XVIII° siècle, léguées à la ville par des familles nobles et des collectionneurs, enrichies d’œuvres vénitiennes, flamandes et hollandaises du XVII° siècle. Au-delà d’importants témoignages de l’art de Foppa, du Bramantino, de Bernardino Luini et d’autres lombards majeurs, le musée abrite des chefs d’œuvre de Mantegna, Bellini, de Lorenzo Lotto, Corrège, du Tintoret et de Canaletto, dont cette gondole et son gondolier solitaire sur l’un des bras du canal, une des œuvres les plus intimiste du peintre.

En plus des peintures, une succession de salles présentent de magnifiques sculptures médiévales, des terres cuites, des armures et des collections diverses. Jusqu’à l’épuisement.

Vers le milieu d’après-midi, on se mêle à la foule de fin de semaine, encore plus débridée et plus compacte sur la Place du Dôme, saturée de lumière. Un maigre rassemblement de militants pro ukrainiens abrité derrière des bannières flamboyantes hurlent des propos qu’on ne saisit pas, mais attirent à eux toutes les attentions. Pour la visite du Dôme il faudrait faire une queue interminable que nous n’avons la force d’entreprendre. Tant pis pour l’immense vaisseau qu’on se contentera d’admirer de l’extérieur.

La Place est décidemment un forum de toutes les parades et de tous les croisements de foules qui semblent ici dans un passage obligatoire. Probablement que les effrayants podiums noirs qui envahissent de laideur les parties est et ouest déverseront aussi leurs décibels la nuit venue.

Nous ne quittons pas les Chiari Fiori pour cette deuxième nuit milanaise.

 

Dimanche 14 Mai

 

En levant les yeux, les immeubles sont souvent beaux dans Milan. J’admire surtout les derniers étages qui semblent souvent posséder de vastes dégagements, des terrasses, voire parfois des verrières abritant des ensembles de végétaux, en tous cas des espaces que j’imagine habités par de riches décorateurs, des artistes, des industriels et des gens de la haute société.

C’est encore l’heure tranquille du dimanche matin. J’avais noté sur un de mes guides cette église, apparemment anodine et excentrée, Santa Maria della Passione. Tout un programme.

La Via Pontaccio, après l’église San Marco devient Via Fatebenefratelli, faisant une boucle, traversant de nombreuses artères du côté est de la ville.

En Italie, bizarrement je me sens à l’étranger par le dépaysement. A la fois comme chez moi, par le mode de vivre et par une partie de mon sang du côté maternel, et à la fois la moindre ruelle, le plus petit quartier prennent l’allure d’une énigme à résoudre. La seule chose que je n’aime pas en Italie c’est la conception du bistro…

La Via suivante dans le prolongement de Fatebenefratelli, coupant la large avenue Manzoni à hauteur de Porta Nuova et de ses arches, c’est Senato Damiano. On y rencontre une sévère église protestante et même une église orthodoxe, abritée pour la cause par une architecture baroque pleine à craquer ce dimanche. Puis bientôt les rue prennent des noms franchement musicaux, Via Bellini, entre Mascagni et plus loin encore Respighi. On aura aussi, dans le dédale de ce quartier, Donizetti, et tout ceci s’explique puisque nous sommes à deux pas du fameux Conservatoire de musique Giuseppe Verdi. Pour y parvenir, la toute petite Via Passione où se dresse un magnifique palais (ce ne peut être qu’un palais vu sa dimension, la taille du porche, les balcons avec colonnades et le nombre de fenêtres hautes. Les palmiers autour etc. On y verrait bien Visconti ou un prince du cinéma habiter cette petite ruelle). Tout au fond de la ruelle, la façade baroque, large à trois portes de santa Maria. Majestueuse. Et sur le parvis une foule innombrable. Nous sommes, devant l’entrée de l’église, et sur l’angle de la placette, l’entrée du Conservatoire. Ce sont surtout des adolescents, de tout petits également accompagnés par des parents. On y donne certainement un concert de matinée. L’église n’est pas encore ouverte, et je m’enquiers du programme que je n’arriverais pas à trouver parmi les nombreuses affiches qui tapissent le mur d’entrée. On y apprend que le 17, Grigory Sokolov y donne un concert, puis les sœurs Labèque le lendemain. Olivier Beaumont propose des master classes durant tout le mois. Les affiches sont de qualités. Etonnamment ce conservatoire tient en un grand périmètre sans étage, comme une large hacienda.

Les rues adjacentes sont tout un jardin secret. On croirait que la ville a fait place au rythme lent d’une petite province. Des palmiers et des jardins entourent un peu plus loin, une église cossue, toute rouge, avec de coquets pots de fleurs aux fenêtres de ce que doivent être les appartements privatifs du curé. Mais l’église est mystérieusement close. D’un dimanche.

Pour patienter, sur une place dégagée (Via Battisti), nous prenons un café dans un Milan silencieux (on y entend les oiseaux), qui a du mal à s’éveiller encore, loin du Dôme et des tonitruantes activités du cœur de la ville.

Santa Maria della Passione est ample et lumineuse. Rythmée par quinze chapelles latérales. Et une voûte à motifs décoratifs abstraits donnant sur des fenêtres latérales.

Les peintures qui jalonnent l’ensemble des chapelles traitent évidemment du thème de la Passion, et c’est là qu’on y trouve presque exclusivement des peintres lombards. Pêle-mêle parmi les plus remarquables, la Cruxifiction de Giulio Campi avec je ne sais quoi de Giotto, Une Flagellation de Salmeggia et l’Ultime Cène de Gaudenzio Ferrari, tous peintres du XVI°. Mais le tableau que j’ai trouvé au-dessus des autres est une magnifique Déposition de Bernardino Luini (ou de Bernardini Ferrari, on ne sait), qui aurait mérité d’être mieux mis en valeur et qu’on n’aurait été surpris de voir dans une salle de Pinacothèque au milieu d’autres grands maîtres. Et puis, le chef d’œuvre, entouré d’un orgue réparti en deux unités autour du chœur, comme souvent en Italie, le plafond peint de l’abside qui se déploie dans des teintes pastels qu’accentue la lumière. Dans un beau paradigme de paradis.

LAC DE CÔME

 

La sortie de Milan est comme son arrivée, rectiligne. Du moins, l’illusion de ne pas perdre le nord (!) fait qu’on a l’impression de suivre un immense couloir, traversant les banlieues bordées d’arbres jusqu’à Monza, et au-delà commencent à poindre, dans le bleu vaporeux, les montagnes à hauteur des lacs.

Ne quittant pratiquement pas la portion d’autoroute qui mène aux pieds des lacs, nous n’apercevrons Varenna qu’au dernier moment. Et c’est d’ailleurs par le nord du village que nous sortons d’un long tunnel pour nous transporter dans la magie colorée des lacets calmes et doucement sinueux qui mènent à destination.

Il est peut-être treize ou quatorze heures lorsque nous découvrons la place principale du village. Une large esplanade avec l’église surplombant quelques marches d’escalier, aux pierres sobres et grises, à cheval entre un roman sévère et un gothique aménagé, et un clocher qu’on pourra prendre plus tard comme point de repère au-dessus du paysage.

C’est au pied d’une colline que se love cet endroit, et l’Albergo del sole, aux volets bleus, saute aux yeux comme un crible sous une batterie de platanes, en plein cœur de la place. C’est la destination de notre premier refuge sur le lac de Côme. Un véritable enchantement. Une harmonie d’oiseaux se mêle aux terrasses pas encore desservies, aux promeneurs partant en randonnées, dans une sérénité de couleurs sans aucune note criarde alentour.

Depuis le troisième étage, nous avons le bonheur de loger dans une vaste chambre en soupentes aux belles poutres apparentes, avec deux fenêtres donnant une vue en enfilade sur les villas d’ocre, les cyprès et les terrasses des maisons environnantes. Enfermant en une simple image le condensé spirituel de l’habitat modelé au relief du pays.

Le ciel est bleu sur un large coin de fenêtre, mêlé d’une légère timidité de lumière, ce qui rend encore plus mate et vibrante l’harmonie d’ensemble des couleurs sans ombre sur le lac légèrement ridé par un vent invisible. C’est l’heure zénithale et presque silencieuse. Quelques navires passent sur le fil de l’eau formant dans le sillage de perceptibles remous. Le lac forme assurément un courant d’air au creux des montagnes, ridant constamment sa surface en vaguelettes serrées.

Je sens, comme durant ces vacances d’été de mon adolescence, en soixante-six et soixante-sept, dans l’arrière-pays de Nice, vers le col de Turini, au village de Moulinet, ces bouffées indéfinissables de bonheur qui envahissent le paysage alentour qu’on ne saurait dire si c’est l’harmonie des lieux eux-mêmes ou l’illusion d’une saturation de l’âme qui vous étreint, créant ces ineffables moments d’abandon et de joie pure.

Tous les bonheurs étant dans un périmètre serré, la première visite est naturellement à quelques pas de l’albergo, à la sortie sud du village, pour la Villa Monastero. Comme son nom l’indique, il s’agit de l’emplacement anciennement tenue par un monastère. Dont il reste l’immense façade sur plusieurs niveaux, perceptible seulement depuis le lac, d’un ensemble aux fenêtres de type gothique.

 «  A l’origine, le site, d’un couvent cistercien du XII° siècle… jusqu’au XVI°, devenu domaine privé par la suite, passant par plusieurs mains… »peut-on lire sur le prospectus d’information.

La conception même des lieux choisis par les moines cisterciens, de par leur règle d’austérité et d’isolement du monde, me fait douter qu’une telle position, les pieds dans l’eau d’un lac crée pour le bonheur terrestre, puisse avoir été à l’origine d’un tel choix. Mais apparemment tous les guides semblent d’accord pour voir dans ce lieu une origine cistercienne. Et puis au XII°, la solitude n’était pas la même…

L’entrée à Monastero se fait sous une sorte de galerie à colonnades soutenant trois arcs donnant perspective ouverte sur le lac tout en bas. Avec deux cyprès sur fond d’azur et d’étendue bleue jusqu’à la rive opposée, à perte de vue. Toute l’Italie en une image…

 Les jardins et les allées longent le lac de si près qu’on a l’impression que le décor pourrait finir les pieds dans l’eau. Une eau limpide et lisse à cet endroit. Les allées sont jalonnées de statues faussement antiques et des colonnes de pierres torsadées, à l’emplacement où accostent les bateaux, ouvrent les bras sur les montagnes d’une sérénité que rien ne semble jamais troubler.

Des escaliers grimpent vers quelque rotonde à colonnades, avec pareillement, des cyprès, des massifs de roses et des palmiers venant en dessous ajuster leurs arpèges à un fragment d’harmonie à quel qu’endroit où se pose le regard.  

D’autres marches d’escaliers s’ouvrent directement sur le lac descendant jusqu’à s’immerger, encadrées par des colonnes et des portes en fer ouvragé comme une invitation à quelque promenade future en bateau. Puis encore des escaliers à double échappée montent vers d’autres allées ombragées menant on ne sait où, tant ces harmonies enchanteresses semblent naître sous les pas même de la spontanéité.

A l’extrémité d’une allée, on peut apercevoir en creux quelques villages un peu dans la distance et les reliefs accusés.

Des vestiges de colonnades forment un carré protégé avec des bancs de pierre d’ocre encadrés d’inévitables cyprès d’où on peut apercevoir au loin comme une trouée dans la luxuriance du végétal, une magnifique villa posée comme un bouton d’or.

Des clairières et des gloriettes avec des massifs de roses et des bancs face au lac, invitent à la contemplation ou à quelque méditation sur la nécessité de préserver ces beautés, fragiles comme des accords rares.

La Villa Cipressi qui jouxte le Monastero pourrait fusionner dans l’excellence en matière d’harmonie. Demeure de luxe, elle est tout à la fois un jardin merveilleux, un abri botanique et un hôtel pour bienheureux. Dès l’entrée, pareillement, une triple arche, cette fois enrobée de végétaux comme ayant sauvagement envahi l’espace architectural. Une manière de signature de ces bords de lac signifiant une nature de caprice, rare et informelle, fusionnant avec les courbes et les abstraction délicate de l’architecture.

Au-dessous de moi, depuis l’une des terrasses descendant vers les bords de l’eau, je me penche sur la perspective insolite d’une magnifique porte de haute taille en ferronnerie ouvragée, envahie de chaque côté par les végétaux grimpant qui donne à l’imaginaire tout un récit d’ouverture et d’invitation au voyage.

Parfois des embarcations doivent accoster à des occasions précises, des noces et des fêtes programmées.

Une toute jeune mariée, dans sa robe traînant dans l’herbe, ajuste avec application la longueur et l’ourlet, auprès d’une demoiselle de cérémonie. C’est un peu le paradis inconscient, l’illusion avant le départ, pour ceux qui veulent prendre le meilleur envol dans la vie.

On se perd de longs moments entre les jardins botaniques aux essences rares, les tonnelles traçant sous d’épais tortillons de végétaux, les cactus à bulbe unique, les rosiers et les rhododendrons, les gloriettes, les statues de pierre et les navires sur fond de lac et de montagnes.

C’est l’heure de rejoindre la terrasse de l’hôtel, de goûter le vin des environs. Il y a ici des vignes et du vin noir.

Le temps se couvre.  C’est devant les fenêtres de la chambre, avec cette merveilleuse perspective sur le calme des terrasses environnantes, le lac et les ocres jaunes et rouges, que je rêve en prenant les notes que voici, contemplant les variations incessantes de la lumière. Vers dix-huit heures, une petite pluie fine, les parapluies s’ouvrent de loin en loin dans les ruelles. Les cloches sonnent telles que je les imagine dans «  la vallée des cloches » de Ravel ou dans quelque pièce des «  Années de Pèlerinage » de Liszt. L’écho de leurs harmonies n’a jamais si bien sonné. Le métal est de la même encre que le bleu soudain noirci du ciel. Sur l’autre rive, où nous serons demain, se sont formés comme des essaims inquiétant. Le paysage s’est carrément fondu dans l’orage.

Après cette petite semonce, la lumière de fin d’après-midi écarte les derniers nuages, et toutes les nuances de couleurs des maisons éclaboussent, depuis ma fenêtre, le paysage redevenu nettoyé et plus tranchant de toutes ses arêtes vives.

A Varenna, cette chambre sous les toits a joué un excellent rôle d’observatoire et mesuré la densité des variations d’intensité et de nuances de ces caprices du ciel, jusqu’à cette plénitude à l’heure où les ombres commencent à sensiblement s’allonger.

Le couchant est le meilleur moment pour traverser le village. La ruelle principale (y en a-t-il vraiment une ?) traverse, parallèlement au lac, d’autres rues plus étroites encore, qui descendent verticalement par de redoutables marches, et se jettent, dans l’éblouissement du moment, au pied de l’eau. D’autres, au contraire, se perdent dans des culs de sac ou s’échappent vers d’autres intersections.  Descendant vers la grève, d’une sorte de petite anse formant l’arrondi, en enfilade, des maisons tout au bord du lac, les couleurs jaillissent. Le meilleur point de vue est tout à l’extrémité de cette petite plage en pente douce de pavés lisses où, à cette heure, des enfants jouent, les barques du matin sont amarrées.

Contournant cette anse, une promenade, à flanc de rochers, longe le rivage, couverte en forme de tonnelle, d’une structure de métal rouge envahie de végétaux sur toute la longueur de ce passage, formant, au bout du chemin, tout à la fois une perspective sur le village et une vue imprenable sur les montagnes et la rive opposée.

D’une autre curiosité, la rue principale raccorde, tout au bout des dernières maisons, la route extérieure qui longe le lac. Et depuis un lacet, la perspective en vue plongeante sur la pointe du village, au lieu où se dresse un palais d’ocre saturé de soleil, l’anse formé par le lac à cet endroit, est la plus inouïe par le luxe de l’harmonie (le bleu, le blanc des pontons à la verticale faisant écho aux deux cyprès à l’angle de l’objectif, l’ocre du palais, les montagnes dans le fond …). Il n’y a plus qu’à déclencher…

On pourrait tenter d’y ajouter quelque large page grave et lente d’un mouvement symphonique qu’on ne serait pas plus surpris par la majesté.

C’est en fin de soirée, le même chemin que nous empruntons au crépuscule. Jusqu’aux limites du village où est le palais, où l’eau du lac a pris des teintes noirâtres, arrivent les premières lumières venues des maisons et, depuis les terrasses des restaurant au bord de l’eau, les promeneurs qui ne manqueraient pour rien au monde cette fin du jour.

 

Lundi 15 Mai

 

Volets ouverts, le matin, très tôt sur le lac, est une chose qu’il faut avoir vue. Plus limpide encore à cause de cette pluie d’hier.

Nous circulons dans les rues sans rencontrer âme qui vive. Les cyprès, les jardins et les physionomies des rues dans l’ombre et les saillies de soleil en contraste, sont encore pour nous seuls à cette heure.

Le petit port, déserté maintenant, pourrait presque rendre perceptible les clapotis qu’on devine au bord des quais. L’exposition solaire a comme absorbé la lumière trop éclatante de la veille, ainsi qu’une fleur qui ne se serait pas encore ouverte. Les jarres de fleurs et une couronne fleurie tressée au-dessus d’une ferronnerie font, à la terrasse d’un hôtel encore endormi, une sorte de corbeille, une offrande d’où émergerait l’enfilade des maisons au pied du rocher.

C’est par le chemin promontoire, sous les tonnelles tout à fait solitaires, que nous allons jusqu’à ce palais doré au pied de l’embarcadère des ferries. C’est l’hôtel que nous voyions hier depuis le lacet de route tout au-dessus du paysage. Une large terrasse exposée au vent, dans le prolongement de l’hôtel, totalement déserte avec en son fond les montagnes et le lac presque noir. J’éternise Cécilia d’une photo, assise seule devant cette immensité.

Avant de repartir de ce village, nos pas nous mènent presque d’instinct vers ce Monastero que nous longeons à pied depuis l’extérieur, le long de la route. Cette fois, nous avons une perspective depuis les dessus des jardins en mode perspective ouverte sur l’ensemble de cette bande de parterres fleuris, de statues et de kiosques, de chemins sinueux, de maisons dorées comme des taches, et de cyprès dressés sur fond de lac et de montagnes dessinées tout au loin.

Je crois que nous quittons Varenna avec regret.

Sur la route de Bellagio, j’avais noté un vieux souvenir qui remonte au temps de mon père et de sa passion pour le vélo. La Madonna del Ghisallo résonne comme un phonème et une entité poétique dans ma mémoire.

C’est d’ailleurs tellement personnel que lorsque j’ai proposé d’y faire un saut avant de descendre à notre prochaine étape, Cécilia m’a demandé si ce détour valait vraiment la peine pour une simple chapelle d’ex votos…

Le lieu est isolé et l’on n’y arrive pas par hasard.

Pour monter au col de Ghisallo, il y a deux versants. Quand ils parlent du « Ghisallo », les cyclistes entendent presque toujours la montée directe de Bellagio qui est la plus difficile, passage obligé de la classique annuelle du Tour de Lombardie.

C’est sur cette route que nous atteignons la minuscule chapelle sur le côté gauche de la route. Isolée, dressée sur une vaste esplanade. Sur le flanc Est, le panorama grandiose laisse apercevoir, tout au fond et tout en bas, minuscules, les villages sur l’autre rive.

C’est là, devant cet insignifiant édifice que monte la rumeur des souvenirs. Des batailles et des légendes. Il fut un temps où l’Italie d’après-guerre se constitua de nouveaux héros. Des héros qui existaient déjà, qui attendaient qu’on les fixe à jamais, qu’on les coule dans la pierre ou le bronze. Des héros qui divisaient le pays en deux, comme souvent. Incarnés par Gino Bartali, le Pieux, et Fausto Coppi l’échassier aux longues jambes interminables, l’homme moderne qui quitta son épouse pour la « dame blanche ». Déjà.

Depuis cette chapelle, ce sont les unes des journaux, les revues noirs et blanc de l’époque qui surgissent à nouveau.

La Madonna a depuis longtemps été particulièrement vénérée des cyclistes, et c’est en 1948 que le Pape Pie XII l’a consacrée « patronne universelle des cyclistes ». Un flambeau béni fut porté de Rome jusqu’à la chapelle. Les deux derniers relayeurs furent Gino Bartali et Fausto Coppi.

On y pénètre comme dans une chapelle rurale ordinaire. Il n’y a pas de clé, pas d’interdit. Je me suis maintenant demandé si les pillards, les recéleurs n’auraient pas pu subtiliser les reliques d’un lieu si isolé, laissé aux quatre vents ? La vénération, il faut le croire, étant inscrite au plus profond de l’âme collective, le sanctuaire est toujours intact. C’est là le miracle.

Des randonneurs, des cyclistes aguerris sont là, parsemés, le casque encore sur la tête, en silence. On récupère après la montée. Ici on respecte.

L’intérieur n’est pas plus grand qu’un modeste salon de maison de campagne, avec un plafond un peu plus haut. Mais pas un centimètre carré ne laisse entrevoir les murs. Tapissés de maillots, des roses et des jaunes principalement. Certains sous emballage. D’autres dans des cadres. Et puis des vélos accrochés, les reliques maximales. Les cabossés d’avant-guerre sans plus aucune couleur, de l’entre-deux guerres, et ceux qui ont droit à une étiquette lisible, même depuis le plus haut de la chapelle. Bartali, Coppi, Merckx, Gimondi, Gianni Motta le fantasque… Le vélo si étrange de Moser, celui de son record du monde de l’heure en 84. Puis celui, fracassé, de Fabio Casartelli décédé d’une chute sur une descente de col du Tour en 95 (Portet d’Aspet), déposé par ses proches. Car ici tout est question de dons.

De multiples objets minuscules, des listes et des palmarès tapissent les moindres recoins. Des offrandes.

S’il y a bien le maillot jaune d’Hinault au côté de celui d’Indurain, je suis désolé de ne voir aucun vélo ni maillot de Jacques Anquetil, le premier étranger à avoir remporté le Giro, et par deux fois !

Une curiosité attire notre attention. Sur une liste de personnalités, trois cartes plastifiées, les unes sous les autres, au nom de l’Union Cycliste Internationale délivrée au Cardinal Joseph Ratzinger, Président honoraire de la chapelle, demeurant Cité du Vatican. Renouvelée l’année suivante. La troisième, au nom de Papa Benedetto XVI, datée du 3 février 2008, toujours président, demeurant toujours Cité du Vatican.

Sur l’esplanade, avec pour fond grandiose toute la chaîne montagneuse des lacs, une statue, dédiée au cyclisme représentant un coureur qui lève les bras au ciel, un autre tombé à ses pieds.

Juste à côté de la Chapelle, un musée du cyclisme a été inauguré en 2006 par Fiorenzo Magni.

Avant de quitter les lieux, Cécilia fait un portrait de moi, devant l’entrée de la chapelle, au lieu où sont les bustes les plus insignes, pour mon premier coude à coude avec Fausto Coppi.

Bellagio n’est pas un village, c’est une commune. Le Michelin aurait dû commencer comme ça.  Bellagio c’est à la fois toute l’étendue d’une commune, allant jusqu’à Ghisallo, et aussi une station de villégiature abondamment fréquentée. Depuis les mamelons redescendant du Ghisallo, on voit bien que Bellagio est un archipel, une fragmentation d’habitats se frottant les uns près des autres dans cette partie du lac qui est à la pointe partageant des deux rives.

Elle jouit d’une position qui lui fait porter le regard tout aussi bien du côté de Varenna à main droite, que vers la rive où pointent Terramezzo et Menaggio sur le paysage à l’Ouest.

Parvenir au cœur du village proprement dit nécessite certaines contorsions d’approche ne pouvant pénétrer une zone tout à la fois réservée aux piétons et d’une étroitesse de ruelles empêchant le stationnement.

L’hôtel Florence est situé sur le quai, dit aussi Piazza Mazzini, où sont les terrasses et les foules grouillantes à l’ombre des arcades, où les beaux immeubles durent être des lieux bénis au temps de Liszt. C’est aujourd’hui la parfaite réalisation du tourisme de masse, l’improbable implantation saisonnière de la ville à la campagne.

Qu’était donc Saint Tropez avant Dieu créant la Femme ?

Au début du XIX° siècle, le comte Francesco Melzi, duc de Lodi, fit construire une villa ici même, ce qui attira à Bellagio la noblesse milanaise et détermina la vocation touristique de la ville. Parmi les célébrités qui y séjournèrent, Ferenc Liszt passa ici sa lune de miel avec sa maitresse Marie de Flavigny, comtesse d’Agout, maman d’une future Cosima Wagner…

C’est la villa que nous verrons demain.

La Salita Serbelloni est horriblement pentue et on croirait que les vacanciers se sont donné rendez-vous dans cette large ruelle de boutiques de soieries et de toutes sortes de commerces de futilités. C’est le cœur battant de Bellagio, odorant jusqu’à la saturation.

La Punta Spartivento (« qui sépare les vents ») est au bout d’un chemin étroit, à la pointe nord, loin de la frénésie du village, débouchant derrière une énorme bâtisse qui est la fameuse villa Serbelloni, propriété actuelle de la famille Rockfeller. Elle donne sur cette originalité géographique qui fait de cette pointe extrême une sorte de presqu’île regardant les deux rives du lac en un panorama grandiose de montagnes tout au fond, et des villages aperçus comme de petites masses colorées des deux côtés, sur un bleu profond à peine troublé par le frémissement des touches mouvantes du vent sur l’étendue du lac. Paysage panoramique d’une grande sérénité où les moindres détails de l’étendue offrent une finesse de perspective que l’œil a besoin d’un moment d’adaptation. C’est un peu l’atemporel « luxe, calme… » et sérénité.

Ce qui n’est pas le cas du reste de Bellagio.

Même la jolie petite Piazza della Chiesa et son église du XI° grouillent du mouvement incessant des pèlerins dans les goulets du village. Pour fuir ce flot incessant, nous avons ainsi manqué une Déposition du Pérugin.

Il reste à flâner sur le quai, sur ce prolongement qui mène jusqu’aux confins du village. La perspective offre la longue promenade parallèle au lac, les mousses devenues des fleurs accrochées aux quais baignés des clapotis, et une lumière, si elle n’ajoutait à la fureur des lieux serait la plus éclatante qu’on ait eu jusqu’à aujourd’hui.

Que faire, sinon prendre le rythme Apérol. S’il est ici une couleur dominante, c’est bien celle de cet orangé criard que consomme frénétiquement chaque tablée tout le long des enfilades des terrasses. Boisson des femmes surtout. Jamais l’expression regarder passer les gens sans but aucun n’a plus pris de sens que dans ce périmètre de Bellagio dont l’activité principale semble de se rassurer dans la promiscuité.

 Les serveurs paraissent distraits et ennuyés, blasés comme ils le seraient à Milan ou dans n’importe quelle autre grande ville.

La chambre de l’hôtel Florence donne sur un coin du lac, juste avant la montée du chemin vers « la pointe qui sépare les vents », et depuis le balcon, le couchant y est somptueux.

 

Mardi 16 Mai 

 

Les quais de la Piazza Mazzini sont désertés ce matin. Comme dans toute station de renom, les vacanciers ne se lèvent pas tôt. On se prend à rêver au temps que Liszt a connu, où seules quelques ombrelles, quelques voilettes et de longues silhouettes arpentaient cette large esplanade qui abritaient des maisons de pêcheurs.

C’est justement la Villa Melzi, tout au bout de la longue route, qui nous ouvre ses portails.

Une longue allée mène à un charmant sous-bois aménagé, qu’on se sentirait au Japon. Il abrite d’ailleurs des érables, de faux cyprès japonais et de nombreux végétaux délicats dont un arbre rouge, poussant dans un élan obstinément horizontal, sur fond de lac qu’on croirait issu d’un jardin zen. Du rouge et des couleurs paradoxalement automnales habillent cette petite forêt à l’orée du parc. Un petit pont traverse un minuscule cours d’eau et son bassin de nénuphars. L’illusion d’Extrême-Orient est parfaite avec la plus délicate manière de nous recevoir.

La première curiosité, est ce petit temple hybride où Liszt aurait composé lors de ses séjours avec Marie d’Agoult, de nombreuses pièces de ses Années de Pèlerinage. La petite architecture tout au bord de l’eau (en regardant le lac depuis une des fenêtres ouvertes on croirait que le petit édifice se situe sur un îlot !), aurait à peine la dimension d’un cabinet de travail. Entouré de cyprès monumentaux, la perspective sur l’autre rive est en effet des plus romantiques.

Au pied de la Villa, le bassin à nénuphars et les jardins à la françaises, des statues alanguies et de petits amours de pierre, donnent sur un promontoire cerclé de fer en demi-cercle, laissent deviner l’ensemble de la rive du côté de Menaggio. La vue est absolument infinie où que porte le regard. De part et d’autre, de longues rangées de platanes rythment les abords de la villa.

Grimpant au sommet d’une petite colline en pente raide, on a, à ses pieds, la villa dans sa perspective d’isolement et au fond les montagnes pour seule voisinage.

C’est ici que Stendhal a séjourné. Flaubert aussi. On peut aisément imaginer les soirées dans les tourbillons d’arpèges de piano, les esquisses de ce que deviendront les Années d’Italie, (peut-être Après une lecture de Dante) de Liszt.

Aujourd’hui ce sont Brad Pitt et George Clooney qui séjournent ici. Les siècles passent.

Etonnamment, dans l’une des dépendances de la Villa, l’ancienne orangerie, un petit espace est réservé à de merveilleuses sculptures antiques, dont des terres cuites mésopotamiennes, une impressionnante statue de pierre d’un dieu égyptien à tête de taureau, une sorte de héros grec casqué et une Vénus de marbre blanc.

A l’autre extrémité du parc, c’est aussi une seconde entrée par le sud, qui ouvre depuis le minuscule village de Loppia. D’une ruelle, on découvre au sommet d’une allée en pente, le magnifique clocher d’une église romane encore dans l’ombre.

De retour dans le parc encore silencieux, on ne se lasse pas du petit sous-bois aux érables et aux arbres maigres et fragiles. Nous passons devant le monument à Dante et Beatrice qui n’ont pourtant pas dû venir jusqu’ici.

C’est en remontant à l’extérieur de la Villa que, derrière un muret au bord de la route, la vue sur le chevet de l’église Santa Maria di Loppia et son clocher lombard, haut dans le ciel, est visible le mieux, avec dans le fond les sapins, les cyprès et le lac où se profile déjà l’autre rive du lac.

Côme est parcourue sous le ciel gris, ce qui n’incite pas, après le havre de Melzi, à nous attarder. D’autant que les indications ont du mal à situer le centre-ville et que l’heure est déjà à la trépidation.

Cette fois nous sommes sur la rive occidentale, tortueuse et rendue plus difficile par l’étroitesse de la route quand ce ne sont pas des travaux qui entravent le cheminement.

C’est par un étroit passage sur la droite, sans presque prévenir, qu’est indiquée «  Villa Balbianello » à l’orée de Terramezzina. Le temps couvert, nous fait hésiter un instant à remettre la visite à demain.  On se réfugie dans un petit bistro hors du temps pour goûter le vin noir du pays avant de prendre finalement le sentier qui mène à l’embarcation. C’est une petite coque de noix sur laquelle ne grimpent pas plus de sept ou huit passagers.

Depuis l’embarcadère, nous contournons quelques minutes la grosse masse de la presqu’île où se situe, sur une pointe idéale, la Villa qui ne tarde à apparaître sur le flanc, enveloppée de lourds massifs végétaux.

Le jardin luxuriant qui encadre la villa suit un parcours en montée progressive, en lacets jalonnés de statues et de cyprès en alternance. Ce sont des dianes chasseresses, des déesses dans la pierre altérée et rendue poreuse par le temps, et à mesure que l’on grimpe, la vue est de plus en plus dépouillée.

La loggia, au cœur du jardin, domine le sommet et offre une double échappée : d’une part la Tramezzina, centre de ce lac de Côme, si aimé et décrit par Stendhal, et de l’autre, le bassin dit Durini ou de Diane, qui nous oriente cers l’île de Comacina.

Le grand balcon où se célèbrent régulièrement mariages et cérémonies d’importance, sous de larges arcades, est entouré jusqu’à les recouvrir de buis et de laurier. C’est malheureusement l’endroit où se concentrent le plus les visiteurs pour éterniser leur passage ici.

Depuis la terrasse on aperçoit au-dessous un arbre séculaire géant dont l’arrondi semble avoir été si finement taillé et comme poli sur une si grande surface qu’il donne l’illusion d’une mappemonde végétale sans aspérités sur fond de bleu du lac, et avec un peu de chance, un bateau qui laisse son sillage pour compléter le tableau.

La nature rocheuse et escarpée de la péninsule ne permettant de s’épanouir librement, la conception décorative apparaît ici comme un compromis entre la géométrie rigide du jardin à l’italienne et la monumentalité du parc à la française.

C’était donc la journée des Villas.

Et c’est à pied, par le sentier intérieur à cette presqu’île vallonnée que nous revenons, au travers de grands arbres qui cachent le ciel, vers notre point de départ près du petit bistro.

Terramezzo est sous le gris et la menace des nuages. L’impression première est de ne pas savoir à quel moment nous avons pénétré dans cette ville. On y entre comme par effraction, ou plutôt comme par fait accompli. On est loin des trépidations de Bellagio. Et de sa lumière.

Nous sommes logés au pied d’une montagne, en lisière du littoral, à l’Hôtel Eddy. Pour accéder au bord du lac, il faut traverser durant dix bonnes minutes un étroit sentier bordés de murs, de maisons jalousement cachées, qui termine sa course près d’un petit port de pêche. Nous longeons vainement le front du lac sans trouver réellement le cœur animé de la ville. Une église rouge solitaire, un parc sans enfant, un seul restaurant ouvert alentour, tenu par des jeunes sur le bord de la route. On y aura mangé la plus fondante « Parmegiana di melanzana » depuis bien longtemps. Des tablées de jeunes habitués trinquent tout à côté. Le vin du bord du lac laisse passer délicieusement cette dernière soirée sur les rives de Côme.

 

Mercredi 17 Mai

 

Au pied de la montagne, la fenêtre s’ouvre sur un rideau de nuages compactes et pisseux, plus encore uniformément hostiles qu’hier. Cette étape était prévue pour la visite de cette fameuse villa Carlotta, un des joyaux de ce passé romantique sur ces rives. Si nous n’avions trouvé hier qu’une cité fantôme à Terramezzo c’est que notre Eddy, bien que d’excellente tenue, se trouvait excessivement excentré. On y voit maintenant l’imposant hôtel palace Terramezzo dont les caractères, pour le moins affirmés, s’inscrivent sur toute la longueur de sa façade. Puis, l’objet de notre halte ici, la villa Carlotta, à peine quelques kilomètres plus loin.

On peut presque y entendre le clapotis de l’eau sur les marches qui font face à l’entrée.

A la fin du XVII° la villa a appartenu au banquier Clerici avant d’appartenir après la Révolution française au marquis Jean-Baptiste de Sommariva, entrepreneur sous Bonaparte, rêvant de devenir vice-président de la République italienne. C’est une des raisons de tous ces Canova. Mais c’est le fameux Melzi qui devint vice-président et fit construire l’édifice concurrent que nous venions de quitter la veille à Bellagio !

Vers 1850, la villa passe aux mains de la princesse de Nassau, femme d’Albert de Prusse. Et c’est Charlotte sa fille qui en hérite en cadeau de mariage avec le prince héritier de Saxe. Et qui devient la villa Carlotta.

C’est sous le signe de la plus grande improvisation que se fait la découverte des jardins et de toutes les merveilles extérieures de ces lieux. On a beau nous donner un parcours fléché, les pistes et les sentiers attirent notre attention à chaque pas et nous détournent d’un ordre quelconque de visite.

Nous passons sous une allée tonnellée au-dessus du bassin où danse le faune nu face au grilles du lac, traversons des bosquets taillés fins à la géométrie encore française, puis des sentiers faussement sauvages, et ensuite nous nous perdons dans les massifs de roses et de rhododendrons roses et blancs. Par chance, c’est l’éclosion de ceux-ci en mai et juin, pour un temps éphémère. 

A mesure que l’on grimpe, la vue se dégage avant de sombrer à nouveau dans des sous-bois à sequoias, des mers d’azalées multicolores. Le jardin des bambous sur plus de trois mille mètres carrés s’inspire de l’art des jardins japonais et abrite plus de vingt-cinq espèces dans une harmonie de pierres, de cascades et de ruisseaux.

Au cœur de ce qui est devenu une forêt, au-delà des séquoias, on respire maintenant une intensité tropicale dans un creux sombre où glissent en escaliers une cascade progressive entre les fougères et des arbres titanesques. Il y a dans cet espace bien délimité de lianes et de troncs humides, une sorte d’atmosphère tropicale où les verts ont la densité chromatique de l’émeraude.

Au sommet de la colline le paysage s’est désertifié, et tout là-haut le souffle à beau manquer, la vue présente le paysage le plus sublime que j’ai pu rencontrer autour de ce lac. On y perçoit maintenant dans les lointains, sur l’autre rive, les vieilles connaissances, Bellagio qui s’étire de tout son long, la Villa Melzi tout à l’écart, le clocher roman de Santa Maria de Loppia, pourtant si discret et enclos dans ces ombres de cyprès.

Varenna encore plus loin, dont seul le clocher confirme qu’elle se puisse voir dans un halo de brume.

Et tant d’autre lieux devenus minuscules.

En fin de visite, les œuvres les plus remarquables à l’intérieur de la villa, se trouvent être celles de Canova et de son école (dont une Madeleine au Crâne que je ne manque de photographier dans la partie de dos reflétée dans le miroir…), les fameux Hayez très aimés ici (pour ces copies d’originaux souvent), et quelques peintures que Stendhal n’aura guère appréciées, et où Flaubert aura porté ses lèvres sur « Amour et Psyché » (Notes de voyages).

C’est fini pour le lac de Côme. Nous franchissons dans la brume une partie autoroutière qui nous sépare maintenant du Lac Majeur.

 

LAC MAJEUR

 

Et puis au sortir des tunnels, de l’hypnose des essuie-glaces, la route en lacets entreprend une descente qui n’en finit pas, vers un lac rendu à une teinte uniformément sépia sous la pluie fine et froide aux abords de Stresa.

Face à nous déjà, dans les lointains et un halo de mystère, comme trois souris blotties, les îles Borromées.

Une longue ligne droite suit durant un moment la voie de chemin de fer, et sous un pont, sur la gauche, une longue ligne droite, un peu à l’écart de la ville, l’hôtel «  Mon Toc ». Un nom qui sonne comme une énigme. Un peu décati dans ses ocres, parmi des hauts sapins masquant une centrale électrique (c’est l’explication du tarif assez bas de la chambre), dans un coin de ville malgré tout charmant sur les hauteurs de Stresa.

Mais ici tout paraît porter à l’indulgence et au charme. Même cette grisaille définitivement descendue sur les bords du lac. Sur la promenade du rivage, de majestueuses demeures, dont la plus éclatante, avec ses quatre étages, sa largeur triomphale, et ses lettres inscrites au fronton « Grand Hôtel et des Îles Borromées ». (J’admire au passage la redondance orthographique par la conjonction de coordination qui se reproduira ailleurs, qui laisse à penser qu’il s’agit d’un parler et d’une orthographe propre à cette aire géographique depuis l’époque napoléonienne).

Comme l’entrée est assez intimidante avec ses pavés de couleurs (qui ailleurs auraient fonction de tapis rouge) évoquant des aigles entremêlés dans des abstractions géométriques, c’est sur un côté de la façade, un peu en retrait, que nous sommes attirés par une merveilleuse loggia à ciel ouvert. En arc de cercle, en portiques, jalonnée de sculptures néo grecques sur fond de marbre bleu et jaune, à rythme irrégulier, plantée dans un décor de roses et du vert saturé d’humidité d’une pleine luxuriance de végétaux.

Mais ce palace n’est pas le seul dans cette petite ville. On en dénombre au moins deux autres, rien que sur le bord du lac, presqu’aussi imposants, le Bristol d’un côté, le Regina de l’autre.

Le long des quais, les marques de l’Histoire semblent, dans ce climat d’insouciance, parler d’un temps qui se souvient d’Umberto Premier, que complète un Monument aux Morts.

Ce qui fait merveille sous cette lumière diffuse, c’est le sentiment de solitude contrastant avec l’insolence et la placidité habituelle que doit prendre cette station de villégiature aristocratique, d’autant que l’anse du rivage dans sa courbe dévoile un aspect tout à fait désolé et dépouillé sur le lac à la manière d’un tableau japonais réduit à l’essentiel.

Et puis, puis nous engouffrons dans le Vieux Stresa et ses ruelles encore timides de leurs pelisses d’hiver (un 17 Mai !) pour l’Apérol sous les arcades, comme savent si bien les utiliser les italiens, dans un bistro ouvert sur la grand Place Cadorna. L’ordonnance y est chaleureuse, c’est le cœur même de la ville où convergent les touristes à l’heure de finir la journée.

La nuit descend, un semblant de trouée dans le ciel laisse présager…

 

Jeudi 18 Mai

 

J’avais déjà écrit à Bernard, dans un courrier singulier, à peu près ceci : «  L’Italie sans soleil –accessoirement sans mandoline- ce n’est plus tout à fait la même chose ». Vérité d’autant plus vérifiable aux rivages des Lacs du Nord. On peut, à la rigueur, s’accommoder d’un reportage photos d’hiver, en noir et blanc bien dru, d’arbres dépouillés, de mers et de lacs convertis en sépias dramatiques le long des rivages, on peut visiter Milan dans le vaporeux  des flux de lumières en temps de poses longues, d’effets de grisailles sur les architectures et le ciel, on peut s’engouffrer dans les musées jusqu’à l’épuisement de la sensibilité, on en revient toujours à préférer les arpèges de lumière sur la pierre et les cyprès, à défaut d’un Vivaldi qui ferait l’affaire quel que soit les caprices de la météo.

 

LES BORROMEES

 

Et ce matin, pour les îles Borromées, la grande affaire du jour, cela paraît bien compromis. La nuit est comme restée suspendue sur ce début de jeudi. La salle des petits déjeuners de Mon Toc n’a jamais été aussi fréquentée à cette heure de la matinée. Dix heures… Des allemands surtout. Les allemands raffolent de l’Italie. Même sous la pluie. C’est un temps qu’ils connaissent bien, ils sont acclimatés.

Et puis progressivement, la météo l’avait à peu près envisagé, le ciel se rendort et comme par une poussée insensible, la lumière perce, faiblement d’abord, puis bascule miraculeusement.

Faire le tour des trois îles nécessite de sacrifier la journée entière. C’est bien la moindre des attentions. C’est donc vers onze heures que nous embarquons sur un de ces gros ferries, billets en poche pour les entrées diverses des jardins et des Villas.

Malgré un remplissage à craquer durant notre trajet, le bateau ne bouge pas. Depuis ma position sur la droite, exposé au vent, je vois poindre l’Isola Bella, puis nous l’approchons à faible distance, la longeons jusqu’à percevoir les terrasses et les jardins peignés à la perfection, les statues verticales rythmant et délimitant l’ensemble des étagements. Isola Bella sera la visite en point d’orgue de ces trois découvertes.

C’est l’Isola dei Pescatori qui défile pareillement de tout son long, maigre et frêle comme un poisson tout en longueur, avec son clocher pointu et ses arbres hérissés à chaque extrémité.

Avant de rejoindre l’Isola Madre, première étape du périple, nous accostons plus loin sur la côte, au village de Baveno, prendre des grappes supplémentaires de voyageurs pendant que certains finissent là leur excursion.

Nous abordons l’Isola Madre sous une brassée de végétaux, de fleurs et de luxuriance inouïe. C’est la plus grande et la plus discrète des trois îles. La plus sauvage. La plus énigmatique.

Dès le débarquement, les grappes de visiteurs s’évanouissent au gré des allées. La plus longue est bordée d’arbres en fleurs et court jusqu’à la limite Ouest de l’île, calme et ombragée.

Flaubert dit de la Madre qu’elle est l’endroit le plus voluptueux du monde.

L’âme de l’île est constituée par son parc, ses divers composants viticoles, d’arbres fruitiers, figuiers, oliviers et châtaigniers, de cerisiers en fleurs et d’aménagements de terrasses à l’italienne aux orangers et citronniers sur fond de bleu de mer.

On y rencontre, au hasard des allées, des animaux au plumage coloré. Dès notre arrivée, un mâle certainement désirant immédiatement établir ses distances, s’est mis à courir en une sorte de va et vient, faisant un cercle imaginaire entre lui et sa courtisée. Puis des paons nullement impressionnés qui ne daignaient pas faire la roue. Et au beau milieu de ces jaillissements de couleurs et d’exotisme, le plus beau des saule-pleureurs (en était-ce un ?) qui avait tant d’envergure que des poutres de métal le soutenaient depuis sa base.

Le jardin, à y bien regarder, porte des noms : l’avenue d’Afrique aux orangers amers, les bigaradiers, puis parmi les rochers, les agaves, les cactus et les aloès.

Puis l’escalier des Glycines, le Parterre des Camélias, la Pelouse des Bossus, la Place des Perroquets et enfin, le lieu de la pose, la Place de la Chapelle, un merveilleux endroit étagé d’escaliers, de statues d’angelots et de cette chapelle sobre et rouge au pied de laquelle fleurissent des nénuphars bleus des tropiques. Il y a des lieux, en effet, où l’illusion des tropiques, voire de la Polynésie (avec les montagnes aux pied du lac sur les rives opposées), pourraient, à s’y méprendre, s’identifier à la caractéristique volcanique et farouche des Marquises.

La famille Borromée a longtemps vécu ici. Le bâtiment est remarquable. Il a été transformé en hôtel vers 1987. C’est la princesse Bona Borromeo qui a entrepris une vaste campagne de restauration d’un patrimoine qu’on a aujourd’hui sous les yeux. Depuis une des terrasses de l’édifice, un balconnet ouvragé donne l’illusion de plonger directement sur le bleu indigo et sans mélange, comme une pure abstraction, sur toute l’étendue du lac.

Nous rencontrons à l’embarcadère un vieux péruvien qui habite à l’Isola Bella. Il jardine ici aujourd’hui après avoir quitté son Pérou natal un peu au hasard, et accepté en un premier temps d’aider aux récoltes dans la région du Nord. Je suppose que lorsqu’il rentre au pays, les enfants ne doivent croire qu’à moitié les récits qu’il colporte.

Si l’Isola Madre est une île orgueilleuse et drapée dans sa luxuriance aristocratique, l’Île des Pêcheurs est d’humeur plus villageoise. Maigre et de forme oblongue, comme une limande.

Pour donner un ordre de grandeur, elle n’aurait pas plus de cent mètres de large et peut-être trois cent cinquante de long.

On l’aborde forcément par le flanc qui regarde vers Stresa et immédiatement on est projeté dans le flot continue des visiteurs. C’est l’île la plus dépenaillée. Elle pourrait s’appliquer l’expression «  venez comme vous êtes, nous ne faisons pas de manières ». C’est l’heure où pas une terrasse n’est disponible, pas même parfois à l’intérieur des établissements. Ici, il n’y a pas d’œuvre d’art, de jardins exotiques ou de Caravage derrière les fagots. Simplement de quoi jouir de ces tortillons de rues qui se rejoignent à angle droit depuis les deux principales qui fendent le village sur tout son long. Certaines ruelles se jettent depuis leur boyau voûté directement sur les petites plages étroites et sans apprêt où se dressent des pontons d’amarrage. L’étroitesse de certains goulets pourraient laisser croire que les balcons qui se font face s’enjamberaient facilement de l’un à l’autre.

On passe de l’ombre à la lumière aveuglante.

Au débouché d’une ruelle, la façade rouge et ocre d’une maison en contrepointe une autre dans ses ocres safran vif. Ainsi respire chaque recoin, chaque balcon donnant sur des escaliers pentus, dans le peu d’espace offert par la dimension de l’île. Les surprises ne manquent pas. Entre deux murs faisant cadre, une perspective s’échappe sur un paysage jaillissant de fleurs, de barques et de villages sur la terre ferme, tout au loin.

 Les chemins sont parfois si étroits sur les pourtours extérieurs qu’il n’y passe qu’une personne à la fois. Quelques bancs de sables sont les seules échappées sur le lac, avec parfois un arbre pour toute surprise qui vient ajouter une touche de coquetterie à la vue sur le large, et toujours en bordure de rue, les principaux commerces en quantités extravagantes pour une si petite île, quasiment au coude à coude.

L’île abrite une cinquantaine de bienheureux résidents permanents aux maisons qui s’ouvrent sur ces longs balcons servant autrefois au séchage des poissons. Si aujourd’hui deux hôtels sont ouverts de mars à octobre, il reste tout de même une vingtaine de pêcheurs.

Alexandre Dumas, visitant l’île s’est gentiment, mais injustement moqué d’un lieu, qui, s’il n’était victime de sa trop grande exubérance saisonnière, serait, l’hiver venu, un paradis authentique, plus peut-être que les deux autres îles, un peu trop toilettées et chargées de trop évidentes beautés.

Nous rechargeons nos portables dans un bistro extravagant de couleur. Aussi orangé dans sa décoration que les huit ou dix Apérol qu’un serveur virtuose s’en va servir le plateau au-dessus de sa tête, à la terrasse déjà surchauffée.

J’ai aimé ces simples maisons bordant les flancs et donnant sur les bancs de sable. Je les ai imaginés y habitant, avec ce regard posé, soit du côté profond vers les lointains, soit donnant sur Stresa à quelques encablures, dans la quiétude d’un matin déserté.

Le Nord-Est du village, non loin du clocher, est tourné vers l’Isola Bella. Un banc y est installé sur la queu e de l’île, la cada, après une enfilade d’arbres maigres, un des points les plus poétiques du village.

L’isola Bella c’est l’écrin, la devanture qui fait vendre en quelque sorte le voyage sur les îles ! C’est la vue sur les terrasses vues de loin, comme tout à l’heure, depuis le bateau qui esquisse une approche à faible distance, une Cythère abordable dans son calme, luxe et volupté, c’est l’invitation même au voyage dans quelque géométrie divine et sensuelle, un ordre calme et serein, pyramidal, qu’on aborde déjà de loin par les yeux.

Le quai de l’Isola Bella est aussi exigu à l’accostage que celui des Pêcheurs, sous un bouquets d’arbres concentrés sur une petite Place. Nous sommes dans l’obligation de visiter le palais avant de pénétrer dans les jardins. J’avais trouvé désobligeant de devoir obligatoirement se voir imposer un ordre de visite. D’autant que venant de Milan, gorgés de peintures de la Renaissance, de toutes ces merveilles plus éblouissantes les unes que les autres, la visite répétée des demeures privées de grands aristocrates risquait de lasser un peu la curiosité la plus vive. Je comprends maintenant qu’on nous ait imposé cet ordre de passage sur l’île afin d’absorber, tant qu’il se peut, l’afflux de visiteurs qui, n’allant pas même sur les deux autres îles, se jettent avec avidité sur ces jardins d’Isola Bella dans la plus précipitée des curiosités.

Donc, préalablement, sans trop nous alanguir sur les détails, c’est la traversée de la demeure des Borromées. Ce sont de longs couloirs, d’extraordinaires plafonds, démesurément haut, admirablement décorés, un salon de musique avec un clavecin doré, des peintures de toutes sortes d’époques, souvent des copies comme on le faisait fréquemment, pour mémoire, et souvent au détour d’une ouverture sur le lac, d’une fenêtre ouverte, une perspective admirable sur d’autres rivages.

Et puis, avant l’échappée sur les jardins, l’originalité suprême, les grottes. Galets, fragments de tuf, stuc et marbres constituent l’ornement de six grottes, sans doute la partie la plus surprenante et inattendue du Palais. Elles furent conçues, tout à la fois pour évoquer la magie d’un univers sous-marin, et protéger, l’été venu, d’une trop vive chaleur, les hôtes du moment.

Et puis comme il est dit dans Pélléas et Mélisande, à la sortie de la grotte du troisième Acte, c’est la pleine lumière dans les jardins les plus recherchés des îles Borromées.

Je ne sais dans quel ordre nous avons traversé les espaces dominants qui composent l’ensemble de cette pointe de l’île. Les parterres d’azalées, les jardins d’amour, ou les terrasses où se dressent les deux tours qui les délimitent.

La Serre Elisa est une sorte de jardin d’hiver au microclimat qui abrite des plantes exotiques. C’est la plus grande de l’île et la décoration de ses murs extérieurs rappelle les grottes de l’étage inférieur du palais, avec ses accents de pierre de tuf et les galets du lac.

Les parterres d’azalées connaissent l’extraordinaire floraison de fleurs blanches et fuchsia qui donnent justement ces couleurs aux mois d’avril et mai.  Au nord, un bâtiment orné de mosaïques de pierres blanches et noires sert de volière.

Les deux plus belles merveilles sont le jardin d’amour et le théâtre Massimo.

Sur la vaste terrasse aménagée suivant des critères très stricts du jardin à l’italienne, où les haies de buis créent une sorte de broderie verte, trônent quatre grands ifs taillés en forme de cône. Des terrasses d’agrumes complètent la décoration en plusieurs parterre symétriques autour d’’un bassin à nénuphars. Dos au lac, on peut admirer les terrasses ornées de statues des quatre saisons.

Et puis, comme en apothéose, en fin de visite, le théâtre de pierre, le Massimo, à l’heure où le ciel se voile légèrement, le cœur du jardin, celui même qui fait rêver lorsqu’on longe l’île depuis le bateau.

Dans une débauche de statues et d’obélisques, dans les parties supérieures, au milieu des personnifications de l’Art et de la Nature, se dresse la statue de la Licorne, symbole héraldiques des Borromées. Sur les côtés les représentations des quatre éléments.

Le sommet de l’amphithéâtre s’ouvre sur une terrasse qui, de ses trente-sept mètres de hauteur, ouvre sur la vue la plus idéale sur le jardin et le lac

….

S’il devait subsister en peu d’images un condensé de la personnalité de l’île, ce serait une perspective sur un paysage agrémenté d’architectures et de statues au premier plan, enguirlandées de roses ou de végétaux grimpants sur fond de bleu de lac.

Il y a mille manières d’appréhender les îles. De les ressentir et de les qualifier. L’Isola Madre serait certainement la plus belle naturellement et dans ses propositions dépouillées d’artifice. Elle apparaîtrait comme une sauvageresse, paradoxalement noble, nue et sans fard.  A l’opposée de la Bella, qui comme son nom le sous-entend, est drapée dans ses plus beaux atours, ses plus beaux artifices depuis ses dentelles, ses ciselures et la certitude de sa culture racée, séductrice malgré tout. Et puis entre les deux, l’Isola dei Pescatori, le village aux ruelles d’ocre, l’île pauvre, sans éclat particulier, celle du temps qui passe au rythme des barques et des saisons troublées seulement par les visiteurs qui voient en elle comme une forme de village à vivre idéal.

A l’heure de reprendre le bateau du retour le temps s’est assombri. Il s’en est fallu de peu que la lumière tourne au naufrage sur de si beaux paysages.

On a vécu ce retour vers Stresa comme un miracle, le temps d’avoir joui pleinement, et juste le temps de cette excursion, de ce privilège de lumière qu’il est d’autant plus nécessaire d’avoir avec soi que nous ne venons pas souvent en ces lieux. Et comme je l’écrivais à Bernard, «  l’Italie sans le soleil, ce n’est pas la même chose… »

C’est maintenant le moment de s’enquérir des cadeaux au gré des petites rues toujours un peu sombres autour de la Place Cadorna, de retrouver sous les arcades de notre bistro, les mêmes allemands qu’hier, à la même table, à l’heure du Xième Apérol du grand monsieur qui aura du mal à se lever dans un moment. C’est le sourire de la même serveuse à qui l’on rend le même sourire, heureux en nous-mêmes d’une journée radieuse et dont les images kaléidoscopiques continueront longtemps de hanter nos rétines.

Une des spécialités de cette ville, du moins sous les arcades de cette Place, ce sont les petits moineaux, posés sur le dossier des chaises, qui même sous le geste du revers de la main, continuent de sautiller à quelques centimètres de vous, bravaches et courageux.

C’est dans une de ses ruelles à pizzerias que nous dinons et que nous faisons la connaissance de nos voisins de tablée, Alexandra et son fils, dont je me doutais bien qu’elle connaissait le Chili, l’Isla Negra, Neruda et Valparaiso…

Nous remontons, sous le silence et les éclairages jaunes, la longue route droite et déjà enfoncée dans la nuit, vers notre « Mon Toc » qui gardera l’énigme de son nom.

 

Vendredi 19 Mai

 

MILAN

 

Le plan de la ville de Milan, acheté sous les verrières de la Galerie Emmanuele II, est un vrai chef d’œuvre de précision, de clarté et de maniabilité. Feutré au toucher. Cela me fait penser à Robert Schumann, à la fin de sa vie, et déjà dans la phase aigüe de la démence, qui regardait des cartes de géographie comme d’autres interrogent des œuvres d’art, ou des tableaux, pour la simple beauté des variations de courbes, de tracés ou de modelés.

L’arrivée dans Milan est aussi aisée aujourd’hui que lorsque nous étions logés aux « Fleurs claires ». Sauf que depuis ce matin, la grisaille et la petite pluie sont de retour, après le répit miraculeux de la journée aux Borromées.

C’est sur la Piazza Gerusalemme que se trouve l’Hôtel Mozart (Nord-Ouest de la ville), bien loin du centre, de notre petite rue piétonne des « fleurs claires », des fureurs du Dôme mais à deux pas de City Life. Un quatre étoile, dans un quartier discret, sans ressources touristiques particulières, sinon la curiosité que représente ces trois tours de verre qu’on aperçoit depuis la fenêtre de la chambre. Défiant le ciel, gris sur plus gris encore, avec au sommet de l’une d’elles le nom du siège social de l’entreprise d’Assurances Generali, rouge vif en plein dans les nuages.

C’est un bonheur de retrouver cette ville aux artères larges comme autant de mystères ouverts sur l’espace, ces arbres qui masquent de vieux bâtiments classiques, ces trachées qui vont vers l’inconnu chaque fois que nous sommes à une intersection. Seuls, des véhicules fantomatiques vrombissent de loin en loin, car à Milan nous n’avons pas noté d’embouteillage (!), et franchissent ces entrecroisement d’avenues somptueuses.

Parfois on aurait envie de poursuivre sans savoir où mènent ces avenues.

Depuis la Piazza Gerusalemme, il suffit de prendre en ligne droite la large Via Poliziano et celle qui la prolonge pour se trouver au pied de City Life.

C’est ici un gigantesque complexe dominé par ces trois tours (mais une quatrième est en cours de construction…) : la Generali, la Tour Allianz et la PwC. Cette dernière a la particularité de former un arc de cercle ouvert et donne, en se recroquevillant, l’illusion de subir son propre poids en une pression telle qu’elle pourrait s’écrouler. C’est le miracle de ces architectures contemporaines qui rivalisent de fantaisies et d’originalité ici comme à Singapour, Shanghai ou dans le Golfe persique. Un défi à la pesanteur et un orgueil des méga sociétés à percer de plus en plus vers le ciel. Certains disent «  les cathédrales d’aujourd’hui ».

Lorsque j’ai parlé de ma visite dans ce quartier de commerces et d’affaires, on m’a répondu que ces constructions étaient, somme toute banales, et qu’on en rencontrait à la pelle à Dubaï. J’ai simplement constaté pour ma part, que ces trois tours s’apercevaient depuis une simple allée bordée d’arbres, d’une grande quiétude, qui se nommait Allée Luciano Berio. Ce qui fait toute la différence…

Et puis City Life, bien que loin des centres historiques de Milan, présente tout autour de ce complexe d’affaires, dans l’allée en question et celles avoisinant, un parc architectural remarquable qu’on devrait au créateur du projet qui porte son nom, Résidenze Zaha Hadid. Ce sont des immeubles d’habitations, relativement peu élevés, quatre ou cinq niveaux, en forme de coque de navire tronquée, sans angle, mais tout en arrondis et courbes sur des surfaces blanches alternant avec des placages de bois naturel, laissant apparaître des intérieurs ouverts par de gigantesques baies vitrées.

Sur des maquettes, on peut mesurer le degré de créativité des architectures, la qualité des volumes et de l’espace dévolus à ces réalisations très certainement habitées par des milanais riches mais aussi probablement eux-mêmes créatifs.

Déjà, dans le prolongement de ces ensembles, pointent de nouveaux complexes plus innovants encore et plus intégrés, si c’était possible, au paysage urbain de cet étrange quartier.

Ma phobie des grandes architectures me donnant ce malaise étrange qui s’assimile à une sorte de vertige que je n’ai pu aborder le pied de ces tours qu’en prenant soin de ne pas lever les yeux vers les sommets. J’avais connu entre autre malaise ce même sentiment oppressant au pied du cornichon de Londres. (J’ai définitivement fait une croix sur un possible voyage vers New-York…). Mais aujourd’hui, avec une volonté de m’accoutumer au phénomène, j’ai pu mesurer depuis le pied de Generali, les centaines de petites stries de verres et les minuscules cubes composant autant de bureaux et d’espaces fragmentés dans le ciel. Un ascenseur venant, à la verticale, contredire le mouvement horizontal des rangées de bureaux. Evidemment la surdimension de ces formes géantes visibles sur les photos (qui attestent que je les ai réalisées), ne traduisent pas l’émoi et la panique que j’ai pu ressentir à leur contact.

Le ciel désespérément gris n’a pu rendre malheureusement le modelé et le relief acéré de ces géants.

Des barres de couleurs vives ont été dressées sur les pelouses avoisinant le complexe, comme des lances dans la perspective des trois tours, dans un jeu de lignes et d’abstraction avec lesquelles jouer du regard. Cela donne un rehaut à ces monstres d’acier et de verre vues à quelque distance. On peut aisément pénétrer au cœur de ce labyrinthe de couleurs et fixer les architectures en contre-plongée.

Des adolescents jouent au ballon sous le petit crachin, insouciants. Par beau temps, la féérie colorée serait à son comble photographique.  

Nous éloignant un peu de ces attractions fortes, à quelques centaines de mètres de là, j’ai la surprise d’apercevoir, tout en ovale, le célèbre vélodrome Vigorelli, anneau de vitesse cycliste des plus prestigieux, et théâtre d’exploit de pistards historiques, dont le fameux record de l’heure qui a, pendant des décennies, été homologué sur cet anneau magique.

Milan et la Lombardie sont décidément des terres héréditaires de passion cycliste. 

Dans les rues le pavé est humide. Ce qui n’empêche pas les milanais de rester élégants. Ce n’est pas une expression toute faite que de dire qu’ici il y a une culture de l’élégance vestimentaire. Costume bleu sombre, parfois gilet et cravate assortie, chaussures en cuir impeccable de chez le bottier. Ma grand-mère Nonina disait : « En France la mode est faite pour les femmes, en Italie ce sont les hommes qui sont coquets ». Je ne sais si en France on est toujours attentif à la mode, hormis un milieu aisé parisien, mais cela se voit moins. Comme le reste. On s’uniformise et les qualités qu’on nous prêtait autrefois se perdent dans une indifférenciation généralisée. On pourrait résumer en disant qu’on s’américanise. On s’avachise assez largement. Le milanais résiste, et cela se voit.

Le chardonnay est particulièrement bien adapté en Italie. On nous en a justement servi un dans un verre préalablement glacé sur une petite terrasse, près de Poliziano, à l’heure de la pose, où tout à la fois les hommes d’affaires, les employés et ceux qui n’ont que le temps de prendre un café, allaient et venaient dans leur costumes sombres qu’on aurait cru qu’ils venaient d’une cérémonie. C’était simplement l’élégance insouciante et assumée au quotidien.

Le reste de l’après-midi passe derrière les fenêtres de la chambre pour le repos des pieds qui commencent à rendre l’âme.  Les tours de City Life s’élèvent loin et bien haut au-dessus de ces immeubles gris du quartier Gerusalemme.

Nous cherchons ensuite, autour du Dôme, un maillot du Milan A C pour Y. avec le nom d’un joueur français du club. Giroux, peut-être. Peine perdue. Tout se commande malheureusement par correspondance. On se sera mêlé autour de cette cathédrale à tous ces commerces, toutes ces tentations qu’on en aura omis de pénétrer dans la nef où les files d’attentes continuent inlassablement.

Et comme le charme de Milan opère toujours, nous ne tardons pas à trouver, une fois revenu vers Gerusalemme, Via Piero della Francesca (rien que pour ça on ne pouvait faire erreur), la cuisine familiale de la « Casa Nostra » aux sourires étincelants de jeunes serveuses.

Puis, de pluies après les pluies, nous rentrons voir, depuis notre fenêtre de nuit, les lumières des architectures tout au loin, perdues dans la lune absente et l’humidité lombarde, que mes photos donnèrent l’impression que j’avais saisi des images à peine déformées (volontairement) d’incendie dans la ville.

 

Samedi 20 Mai

 

L’hôtel est à deux pas de la station de métro. Nous n’avons pas à nous plaindre, l’Emilie Romagne où nous étions en septembre est ce matin sous les inondations et compte ses morts. Nous avons eu depuis dix jours notre lot de lumière aux endroits où il fallait.

C’est au Dôme que nous sortons. Très vite, nous sommes devant la Pinacothèque ambrosienne. Un des deux trois hauts lieux pour la peinture. Les salles défilent, et les chef-d ’œuvres se succèdent dans des lumières nimbées. On y trouve dès les premiers couloirs une Madone à l’Enfant, comme souvent, de Louis Bréa, que l’Association de la vieille ville de Nice doit connaître, une salle entière consacrée aux paysages méticuleux et fouillés de Bruegel de Velours, un bouquet flamboyant de mille fleurs. On s’attarde au Botticelli de la Madone au Pavillon, au Caravage à la Corbeille aux fruits et à l’Adoration des Mages de Titien.

On retiendra aussi, au gré des salles, les splendeurs de l’Adorationde Bramantino, la Conversation sacrée de Bergognone et puis une œuvre qui aurait pu passer inaperçue, le Portrait d’une Dame, vue de profil sur fond noir, de Giovanni Ambrogio De Predis. Et tant d’autres…

Mais les peintures pour lesquelles la visite s’imposait se situe au sous-sol juste avant de pénétrer dans la Bibliothèque, dans un lieu interdit à la photographie. Deux tableaux émergent. Le premier, un Jean-Baptiste au sourire, que l’on prendrait à s’y méprendre à un Léonard et qui serait de Gian Giacomo Caprotti dit Salai (élève et amant de Léonard ?). Une sorte de jumeau du Saint Jean Baptiste du Louvre, jusqu’au fond brumeux composé de montagnes caractéristique du maître, que le baptiste montre d’un mouvement de bras, le doigt pointant sur l’arrière du paysage, le sourire jocondesque.

Le second, plus mystérieux encore, le portrait nommé tout simplement « portrait de musicien », d’autant plus émouvant qu’il serait probablement un des rares portraits supposés qu’on aurait de Josquin des Près. L’œuvre, cette fois, est certifiée être de Léonard. Sur un simple fond noir, la chevelure bouclée à la manière des pages, coiffé d’un bonnet rouge et d’une chasuble ocre faisant écho, descendant en verticale depuis les épaules jusqu’aux mains tenant un non moins mystérieux bout de partition d’où émergent quelques neumes musicaux comme énigme à résoudre. Peut-être est-ce là, en forme de signature à déchiffrer, le nom du musicien. Je m’attarde plus qu’à d’autres devant cette merveille au point de remarquer l’absence absolue de traces du temps et une lumière presque déjà caravagesque sur la sérénité du regard et la noblesse de port de tête.

La troisième merveille étant un buste grandeur nature d’une sculpture de bois médiévale, romane assurément, d’une sobriété et d’une monumentalité des plus nobles dont aucune indication n’est donnée, pas même après recherches ultérieures. Ce n’est pas pour m’étonner de la voir partager cette salle jalousement protégée des duplications photographiques.

Cette simple salle minuscule méritait à elle seule d’être venu à Milan.

La crypte du saint Sépulcre découvre des fresques médiévales, sous des voûtes et des piliers fraîchement restaurés avec une alternance de projections lumineuses d’un artiste en exposition temporaire.

On reste vers les midis du côté du Dôme qui se fait déjà entendre par des vagissements de haut-parleurs qui parviennent jusqu’à notre terrasse de café couverte. Le chardonnay est toujours servi sur verre glacé.

C’est toujours vers le sud-centre que nos pas nous mènent. Face à Santa Maria delle Grazzie se trouvent les Jardins de Léonard. Des jardins cachés derrière une façade mangée de lierres et de plantes sur les murs d’une vieille demeure Renaissance. La lumière est si « mouillée » que le vert des jardins n’en est que plus profond et comme irisé. Lumière sans ombre, mais sensible aux harmonies douces des verts de toutes nuances qui chantent sur le gris des pierres. La moindre rose a une mélodie qui fait soliste dans l’ensemble du paysage.

Le jardin s’ouvre sur des rangées de statues en demi-cercle, comme une invitation à traverser l’allée qui mène au fond de la propriété, aux fameuses vignes.

La maigreur et la dispersion des plants sont plus émouvantes que la rigueur des alignements des allées. La gamme des verts, depuis les vignes jusqu’à la maison enserrée dans ses lierres en fond de paysage est plus encore jaillissante avec le ciel bas qui retient autant le nuancier de couleurs que le ferait une mélodie de Fauré.

«  Le vignoble de Léonard est insolite et fascinant. Il est situé dans la maison des Atellani sur une surface de plus de huit cent mètres carrées. La Maison, le vignoble, la Cène et l’église Santa Maria représente l’essence de la ville de Milan… Les Atellani étaient des courtisans des Sforza et avaient reçu des maisons de Ludovic le More… La vigne fut donnée à Léonard pendant la période où il travaillait à la Cène et pour faire sentir à l’artiste qu’il devait être comme chez lui… Dans son testament Léonard indique sa volonté de partager en deux et de donner l’une d’elle à Giacomo Caprotti son meilleur élève – c’est là qu’on retrouve ce peintre au Jean-Baptiste aperçu quelques heures plus tôt-).

Le cépage cultivé est la Malvasia Candia Aromatica, nom d’une petite ville sur l’île de Crète, autrefois Candia)».

A l’intérieur, avant de rêver dans les allées du vignoble, nous déambulons dans les salles décorées, celle du Zodiac, et la salle Luini qui a peint de nombreux portraits des Sforza.

Remontant le Corso Magenta, sous le gris définitif et mouillé des rues, des avenues en direction du Corso Emmanelle II, sur la droite, nous pénétrons dans une église baroque, apparemment anodine, comme il peut y en avoir tant sur le chemin. L’église San Maurizio. Et c’est immédiatement une sorte d’éblouissement de fresques qui jaillissent une fois la porte franchie. Des chapelles innombrables, une vingtaine en tout (!) dans les différentes parties de l’édifice, dont celles de la première partie d’église composée des thèmes de Saint jean Baptiste, de la Déposition de Croix, de Sainte Catherine et de l’Ecce Homo entre autres. Je n’ai le temps de noter les détails tant l’ampleur et la profusion de l’ensemble envahissent et la rétine et le sentiment de voir se dérouler un inventaire harmonieux de toute la Bible. Je retiens particulièrement une chapelle d’angle, celle de l’Arche de Noé pour l’avoir prise dans une lumière nimbée de jour déclinant. Et les peintures murales continuent sur toutes les surfaces des murs latéraux, jusques aux voûtes. Une petite Sixtine agréablement inattendue…

C’est tout près de la Scala que nous faisons halte après ces longs déambulements dans les rues et les artères autour d’un cercle qui s’est étendu de Carducci, Mantegna et maintenant jusqu’à la Via Manzoni. Comme il pleuviote, on peut voir depuis notre terrasse couverte la queue autour du guichet de l’opéra, les parapluies dressés. Nous avons eu le bonheur d’y aller un jour de grand soleil avec un théâtre quasiment déserté.

Sur cette même via, il s’agit maintenant de joindre le dernier grand musée pour clore ce séjour au numéro 12 de la même via. Le Poldi Pezzoli qui présente la collection du comte Pezzoli, vaste ensemble de peintures et d’armureries comme on ne peut en rêver.

On est accueilli par une salle au plafond aux nuages aériens, de mythologies truffé d’angelots sous un ciel d’un bleu qui pourrait être un bleu Tiepolo (aucune précision n’est donnée), puis suivant la répartition des salles défilent des chefs d’œuvre de la Renaissance. Je n’ai eu le temps de prendre note de chacun d’entre eux, mais les grands noms souvent rencontrés à Brera ou à la Pinacothèque ambrosienne, reviennent parmi lesquels un Mantegna dit « Mantegna retrouvé », qui est une Madone à l’enfant des plus dépouillé. Une attitude qu’on retrouve dans un Donatello dans ses « Vierges folles ».

A ce moment même j’ai souvenir d’un séjour à Mantoue où, impardonnablement, j’ai omis la « chambre des Epoux » du Palais Ducal. Avec cette Vierge, par contraste, on est dans la plus sobre des peintures d’adoration et de recueillement.

Tout à côté, un autre portrait, attribué à Mantegna, d’un homme d’âge mûr dont l’influence de van der Weyden est assez visible.

 

Un Guardi de tout premier plan, bien que de taille modeste, les Gondoles sur la Lagune, et pour rester avec Venise, un superbe Canaletto, Le Pra della Valle à Padoue.

Un Piero della Francesca qui m’aura un peu déçu. Comparé à la fabuleuse Vierge à la perle de Brera, ce San Nicola da Tolentino, en fait un portrait de moine de pied en cap, au visage réaliste et presque jovial, est une pièce rapportée de la vieille église augustinienne du Saint Sépulcre. Par contre la célébrissime Piétà de Bellini au Christ maigre et presque décharné, tout de buste, œuvre des débuts du peintre, se voit immédiatement dans le superbe isolement d’une salle.

Puis suivent, comme en accéléré, des Filippo Lippi, des Lotto et le régional Luini. Et puis, dans la même salle que le Bellini au Christ, je m’attarde à ce Botticelli inhabituel, La Lamentation sur le Christ Mort. Un Botticelli d’ordinaire printanier et souvent proche des naissances et du floral, de la méticulosité symbolique et décorative, réalise un œuvre dramatique et presque exagérément théâtrale. Avec une violence chromatique et des oppositions de tons sur des draperies sombres et les plis des vêtements fortement accusés, de même l’expression des femmes douloureuses, d’une virtuosité qui tranche avec l’idée qu’on a ordinairement du Botticelli de la « Naissance de Vénus ». (Je remarque que Botticelli exprime la douleur des protagonistes de la scène en les peignant tous les yeux fermés).

On ne pouvait omettre la discrète, mais très en vue sur les affiches en ville, au Portrait d’une jeune Dame de Pollaiuollo, tout encore imprégné des profils gothiques.

Revenu dans la salle au bleu Tiepolo, un groupe de curieux se presse derrière une vitre donnant sur une vaste salle du Palais. On entend les accords violents des danses de Petrouchka. Derrière un piano un artiste, que je n’aurai pas reconnu, donne un récital XX° siècle.

On rejoint Gerusalemme par le métro et pour le dernier soir on ne saurait manquer notre « Casa Nostra » pour le risotto au Barbera.

 

Dimanche 21 Mai

 

L’attraction exercée par City Life, depuis la fenêtre de la chambre du « Mozart », montre un ciel timide, à peine plus léger que la veille.  C’est autour de cet îlot excentré que nous finissons ce séjour. Essayer de rendre de meilleures photos qu’hier.

Il y a les trois tours, mais aussi un vaste complexe commercial à deux niveaux au pied des géants. On en profite pour flâner, pour dénicher les derniers cadeaux chez OVS.

Une des tours, la Generali, se reflète magnifiquement sur un bassin du parvis qui lui fait face, à distance suffisante pour qu’elle se dédouble de toute son envergure. Je prends plaisir à rendre les formes, les géométries de ces colosses dans des positions qui leur fait perdre leur gravitation. Un peu comme mon vertige.

Les enfants sont très nombreux ce matin sur les pelouses. C’est dimanche. Les barres de couleurs, comme autant de flèches, subliment tout à la fois la verticalité érigée comme un dogme, et simulent un labyrinthe éphémère et mobile que semblent traverser les jeux d’enfants dans leurs rythmes irréguliers. On croirait une séquence en banlieue d’un film italien des années soixante.

L’ultime Barbera de midi, à l’heure du départ. Les allées baignent dans un halo de gris et de bleu. Je jette un dernier regard aux merveilleux vaisseaux de l’allée Berio. La voiture est garée via Giulio Cesare, une petite allée toute en poésie.  




Barcelone

11-15 juillet 2023


 

Mardi 11 Juillet

 

C’est tout au loin, presque dans le mirage généré par la chaleur déjà installée que je vois les « petits optimistes » sur le bord du rivage, tractés par le bateau école, à la queue leu-leu, qui s’étirent régulièrement. J’imagine que Y.., avec sa petite casquette vissée sur sa tête ronde, est là, parmi toutes ces voiles bien disciplinées, en train d’apprendre les rudiments de la navigation. Cet ahurissant spectacle, presque lilliputien, nous le voyons depuis le hublot, en bout de piste, avant l’accélération des puissants Rolls Royce. Puis c’est l’envol.

L’atmosphère est tout de suite plus humide, gorgée et chaude d’une chaleur qui veut éclater. L’arrivée à Barcelone est déjà tout un univers préparatoire. L’aéroport interminable, le train qui trace sur des landes desséchées, arides au travers des vapeurs de presque midi, de quartiers de banlieues aux immeubles rouges et grandis comme par nécessité sans avoir pu approcher de trop près le cœur de la ville. Des bambous, des herbes folles, des tags sur des murs, des ruines banlieusardes défilent comme la parfaite expression de ce qu’on s’attend à traverser dans ces types de marges des grandes cités.

On l’aurait voulu, on ne l’aurait pu imaginer. La sortie du train et du métro conjugué se situe sur Passeig de Gracià, artère stratégique de Barcelone. Au pied de la Maison Battlo, la plus célèbre des maisons de Gaudi. C’est la façade de l’édifice, ondulante comme un mirage oriental qui se trouve être la première fantaisie qui nous saute aux yeux. L’hôtel Colkida est sur une parallèle, carrer Roger de LLùria, elle-même sur une artère, comme il y en a dans ce gruyère urbain à chaque angle de la ville.

Les noms des rues, des avenues, sont imprononçables. On ne peut faire pire, j’entends en ce qui concerne les caractères alphabétiques latins d’une langue, que l’assemblage des mots hollandais. Mais dans ces mots catalans, ce qui butera toujours pour des novices que nous sommes, c’est la musique atypique, comme séchée, des vocables qui n’appellent pas à fixer la mémoire des mots, qui plus est, des noms de rue à rallonge. Par exemple, la rue du Conseil des Cent, se dit carrer del Consell de Cent, ce qui paraît pourtant facile, n’accrochera jamais aucune mnémotechnie jusqu’à la fin du séjour. Déjà, sur le chemin menant de l’aéroport au centre de la ville, on avait croisé un nom de banlieue, Bellevetge, Bellevue… Bienvenue, Benvinguts

J’ai commencé à comprendre, par contre, la mélodie intérieure, aride et tout en arêtes, si particulière aux Préludes et aux Caladas de Federico Mompou…

D’emblée, la première visite sera, puisque le hasard a voulu qu’on loge à quelques minutes de là, pour l’édifice Battlo de Gaudi. C’est sous le plomb du soleil et la promiscuité des visiteurs, les yeux levés vers la façade fascinante, qu’il faudra s’armer de patience. On s’y emploie, ne pouvant détacher de notre regard cette extraordinaire façade vive et à la fois nuancée, aux petits balcons posés comme des nids d’oiseaux tout en rondeurs. On ne pénètre dans la Casa que par groupes, en quantités rationnelles, et cela se fait tous les quarts d’heure, comme une station obligatoire à un feu de croisement intersectionnel. C’est en effet un condensé de toutes les images que le visiteur ne tient absolument pas à manquer du Barcelone Art Nouveau, comme un poinçon sur la ville, qui est proposé à Battlo.

(Dans cet espace du 35 au 45 du Passeig de Gracià sont également conçues la Casa Amatler et la Casa Morera). C’est l’ilot de la Discorde.

Le ciel est opaque, gris, comme attendant de crever une colère géostatique.

Au premier étage, des salles boisées, des portes stylisées, déjà des verres ondulés et une superbe vue sur le Passeig de Gracià. Nous sommes cette fois sur la façade, côté intérieur. On se sent bien vite plongés dans une atmosphère de luxe, d’étrange, et un peu comme dans ces lieux atypiques, que sont les Palais du Facteur Cheval ou de Picassiette à Chartres, sinon que chez ceux-ci l’ambition  n’allait pas au-delà de leur humble et naïve imagination poétique dans les marginalités d’une fièvre singulière et non reproductible.  La Casa Batllo s’inscrit dans un courant artistique architectural des plus innovant, sans pour autant être moulée dans un exercice prototypaire puisque Gaudi en a imaginé une forme d’habitat en ses variations voisines dans cet îlot de la Discorde.

Battlo s’inscrit dans la vision naturaliste inspirée du milieu marin. Tous ces coquillages, ces éléments symboliques, le bleu omniprésent dans tout l’appareil décoratif des céramiques de la façade, ces structures métalliques en colonnes encadrant les fenêtres, les figurations des patios et de la terrasse, donnent une petite allure Jules Verne à l’ensemble.

Je ne saurais traduire et inventorier sans un plan sous la main les détails d’architecture de la maison, sinon que nous traversons, par une succession de couloirs étroits, des patios, aux vagues de terre cuite enserrant les parties intermédiaires entre les étages, des vestibules et des escaliers dont le but est de grimper immanquablement vers la terrasse, traversant des colimaçons aux murs plaqués de céramiques bleues et luisante et des fenêtres aux vitres ondulées. L’arrivée à ciel ouvert est immédiatement reçue comme un choc. D’énormes cheminées aux céramiques bleues et rouges, orangées et jaunes sont disposées dans des perspectives qui fuient sur les toits de la ville, sur le ciel lourd et laiteux de l’après-midi.

N’importe quel cliché photographique pris dans ce périmètre du toit de la maison revêt un caractère symboliquement attaché à la ville, je dirais, les yeux fermés…

Certaines de ces cheminées correspondent au lieu d’accession sur la terrasse, d’autres aux escaliers qui redescendent aux étages inférieures.

Un des plus spectaculaires motifs de céramiques est un dragon en forme d’échine rythmée d’excroissances sphériques, en un camaïeu de rouge et d’orangé d’une présence particulièrement vive tout à l’extrémité du toit. Si l’on se penche au-delà, on a le précipice au-dessous côté façade de la maison.

On a évidemment organisé cette terrasse en point d’orgue où les apérols, dont l’orangé se confond à certaines céramiques, et les cocktails en tous genre ne manquent pas.

Si la vision extérieure du toit simule les écailles d’un dragon, le côté intérieur de la rambarde ressemble aussi à la carapace d’un crabe ou d’une tortue dans un dégradé de l’orangé au blanc.

Merveilleuse quintessence que cette terrasse, si ce n’était la lessiveuse qui broie le ciel de lourdeur. La ville avec ses lointains édifices dont certains dressés plus haut que d’autres, du rouge et de l’ocre des toits des maisons, s’allient maintenant aux délires chromatiques des cheminées et des dragons.

En redescendant, de nouveaux sortilèges nous attendent, dans une sorte de pièce rendue à l’état de cube, vidée de toute fonction et réadaptée à des fins de spectacle. Des images diffusées sur toutes les parois à vitesse kaléidoscopique variable, montrent la casa Battlo sous des aspects les plus insolites. Avec des dominantes rouges, et bien sûr de longues séquences de bleus, simulant l’immersion originelle. La vitesse de diffusion allant croissant, la séquence se termine dans un maelström de couleurs et de saturation en cette sorte d’exaltation qui semble assez correspondre à la violence expressive de l’art catalan. Au final, à un rythme proche de l’expiration après le déluge d’énergie, on voit apparaître en une mosaïque noir et blanc le portrait progressif de Antoni Gaudi.

C’est à pied qu’on descend le Passeig de Gracià où, çà et là, apparaissent des miracles d’architectures. D’autres réalisations de Gaudi, mais aussi des édifices contemporains à ceux qu’on rencontrerait à New-York ou Chicago dans les années vingt du siècle d’avant, hauts et austères dans le ciel. Le cheminement est long jusqu’à la très large Plaça de Catalunya.

Celle-ci est un peu un nœud névralgique d’où partiront et reviendront certaines de nos déambulations. Très large mais aussi très profonde, rythmée irrégulièrement de statues mythologiques grecques, de taureaux, de déesses et de héros dans des poses dramatiques, ménageant des espaces déserts où la chaleur semble encore plus mordre dans la blancheur d’un lieu manquant d’arbres sous lesquels respirer.

Au loin on entend un chanteur de rue qui vomit sa vie avec agressivité au travers d’une forte amplification, ajoutant un sentiment de moiteur supplémentaire.

Parvenant à une extrémité de la place, deux chemins se présentent. La longue Rambla qui pourra encore attendre, et la Portal del Angel qui lui est parallèle. C’est le long de celle-ci, à main gauche que commence le Barrio Gotic. Que commence le défilé des fontaines sans eau, des fontaines grasses et opulentes en forme de citerne cubique marquetée parfois de céramiques de couleurs.  Manquent de vieux chants ancestraux au pied des bassins nus de ces fontaines.

Les rues deviennent des ruelles, et l’ombre se couche souvent sous nos pas jusqu’à la Plaça de la Catedral.

Celle-ci est sur une esplanade toute en longueur. Une bordée d’arbres bienfaisante permet de contempler la façade majestueuse d’un gothique affirmé. Au-dessus des flèches, le ciel crie d’un bleu limpide offrant un fond acéré aux tourbillon des oiseaux jaillissant. C’est sur une placette, ou si l’on veut, sur une partie protégée d’une place, au flanc de l’édifice que nous soufflons pour goûter le premier vin. Une statue équestre, fière et droite, présente Ramon Berenguer comte de Barcelone, un des premiers représentant de la maison de Barcelone, surnommé en son temps, le Conquérant de l’Espagne, ou le défenseur de la chrétienté.

Le quartier Gotic est un labyrinthe sombre et éblouissant de contrastes. Les balcons ornés de ferronnerie s’alignent dans des ruelles austères débouchant sur les angles d’autres ruelles ou parfois de petites places où jaillissent des foudres de lumière. On voit souvent apparaitre les noms de Carrer Ferran, Carrer de la Princesa. C’est le périmètre des fascinantes austérités médiévales.

Tout au sud, à quelques rues de la mer, sur la Plaça del Born en ovale, comme une petite place provençale jalonnée d’arbres, la magnifique Santa Maria del Mar. On croit que le gothique est une création du Nord, ce qu’il est certainement, mais j’ignorais qu’on en avait de pleines poignées en passant dans le sud. Traversant l’Espagne quand j’étais petit, j’étais persuadé qu’il n’y avait que Burgos avec ses flèches dentelées qu’on pouvait confondre avec celles de Bayonne.

La merveille de Santa Maria frappe dès l’entrée, car l’entrée se fait par le chevet (!) de l’église, c’est l’extraordinaire élévation de celui-ci, de ses piliers qui culminent très haut, comme jaillissants en un seul élan, pour rejoindre la clé de voûte recevant les nervures courbes de toutes ces forces ascendantes en un médaillon coloré ne laissant pas distinguer s’il s’agit du Christ ou d’un apôtre tant la hauteur soustrait cet élément d’architecture à la vue ordinaire.

De beaux vitraux, de belles rosaces trahissent bien tout de même l’inspiration des régions tempérées, et cette Santa Maria abrite bien la sérénité mystique qui présida au style, apportant cette fraîcheur silencieuse le long des travées, loin du feu brûlant qui nous attend à l’extérieur.

Le goulet des ruelles permet seulement d’apercevoir de guingois toute la largeur de la façade Ouest de l’édifice.

Les tours de la cathédrale apparaissent, parfois entre ombre et lumière, là-haut dans des quartiers de ciel, dans le jaune des boyaux, et les ocres sombres indéfiniment plongés dans ces retranchements d’ombre qui demeurent l’instinct protecteur que savaient quadriller les bâtisseurs du Moyen Age.

J’ai toujours considéré comme un comble de poésie l’apparition sur les balconnets de ces jarres de fleurs ou de plantes vertes qui ne demandaient qu’à vivre comme des oasis lilliputiennes au cœur de ces austérités de pierre.

Et puis au détour d’une ruelle, la Plaça Reial, jalonnée de palmiers, dans son carré parfait et ses arcades protectrices sous lesquelles s’abritent quelques tables de café et de restaurants. Au centre de la place, comme définitivement exclue, la fontaine aux trois Grâces privée d’eau.

Depuis la place, c’est la procession interminable sur une portion de Rambla sur laquelle nous débouchons presque par surprise. Il est dix-sept heures et nous préférons nous réfugier sur la Plaça San Miquel sans grand charme mais qui a le mérite de présenter toute l’ombre qu’on peut souhaiter.

Depuis notre chambre parfaitement exposée, nous avons la chance d’avoir une terrasse à l’ancienne aux murets de pierres torsadées donnant sur une large esplanade. Des murs blancs des chaises et une table. On a l’air de mieux respirer.

On nous avait conseillé la « Flauta », carrer Aribau, pour les poissons et le vin blanc. C’est tout au bout de larges avenues qui se croisent si souvent qu’on adopte finalement de compter celles-ci pour se repérer dans nos dédales. On découvre une ville gorgées d’arbres et parfois le nom des rues évoque des célébrités comme cette Carrer Enric Granados qui sonne comme de la rocaille que j’en arrive à raconter à Cécilia comment ce mari exemplaire, et compositeur de génie, ne put sauver sa femme de la noyade en s’y précipitant lui-même depuis leur bateau torpillé durant la Première Guerre.

Une pensée me vient durant le retour guilleret vers l’hôtel : peut-être que Barcelone est une ville merveilleuse à vivre en hiver. Disons, dans le courant du printemps, sûrement en automne…

 

Mercredi 12 Juillet

 

Déjà une température de catalan. Le plomb dès sept heures quand je me réfugie pour écrire sur la terrasse. De l’ocre dans le gris du matin. Les matins commencent souvent dans le sombre. Les palmiers eux-mêmes ont l’air fatigué sous leur tignasse lourde. C’est vrai que dès qu’on a un palmier à proximité c’est un peu d’Afrique qui arrive.

Avant dix heures on a l’impression que les garçons de café sont renfrognés. On ne s’attarde guère sur la terrasse aux croissants.

La Place de la Universitat plonge sur la Carrer San Antoni au sud-ouest de la ville. Au pied de Montjuich.

La longue avenue presque encore désertée à cette heure pourtant avancée est encore fatiguée de la nuit chaude. On croise quelques regards perdus, d’autres prêts pour le combat du jour, pimpants et déterminés. La Ronda de San Antoni coupe la Carrer del Comte d’Urgell à hauteur du Mercat de San Antoni, vaste marché couvert surmonté d’un octogone. L’ensemble de l’édifice paraît construit en bois, mais pénétrant à l’intérieur, l’ocre de la pierre et des ferronneries mêlées fait maintenant penser à une construction Belle Epoque. L’intérieur est florissant de ses marchands de fleurs impeccablement soignées, de ses boucheries aux charcuteries débordantes sur les étals, de petits bistros comme on en voyait il y a quelques décennies à la Buffa. Et même quelques restaurants déjà sur le pied de guerre. Apparemment il n’y a pas d’heure pour manger en Espagne. On avait déjà remarqué le phénomène à Milan. Ce marché est un véritable écrin de saveurs et d’harmonie.

Le Comte d’Urgell rencontre encore plus au sud une autre grande avenue saillante, jusqu’au Molino. Celui-ci devait être un ancien moulin transformé avec le temps en une espèce de bâtiment public parfaitement cubique.

A partir de là, cela commence à monter. On sent qu’il devient de plus en plus difficile de marcher. Nous sortons tout à fait des grandes artères et des axes d’orientation pour pénétrer dans d’étroites Carrer. Cela aurait pu être la Poeta Cabanyes, la carrer de Salva ou la Fontrodona. Celle que nous empruntons, suivant de très près le plan, est la Carrer del Roser, aux trottoirs négligés, aux balcons au toiles baissées jusqu’aux rampes des balcons, rarement fleuris ou aux fleurs piquant du nez de chaleur ou de tristesse, aux entrées improbables et aux ciels devenus par la théâtralité du paysage urbain, gris et triste. Pourtant ce paysage d’une ville dépeignée dans ses franges me paraît toucher l’âme véritable, ou du moins une des composantes de cette âme de la ville.

Parvenus au bout de la rue, en atteignant un premier palier, nous coupons le Passeig du Parc de Montjuich qui tranche entre la partie basse des ruelles à la Murillo et le Parc proprement dit dont nous ne gravissons encore que le début de la colline. Un vieux brésilien qui promène son chien nous indique le chemin en nous assurant de bien prendre courage. La rampe est sévère sur la droite.

Les marches sont raides sous le soleil, car l’escalier est exposé et sans arbres sur les côtés. Un vrai calvaire, les calvaires étant toujours montants et progressifs.

La Fondaciò Mirò se mérite pour le piéton de mon âge.

L’édifice consacré à l’artiste est une architecture semblable à celles des années soixante soixante-dix, comme celle de la Fondation Maeght à St Paul.

Nous sommes reçus par la sculpture en métal lourd d’un personnage souriant de martien gentil, au crâne démesurément volumineux et comme nous invitant à entrer.

Depuis la salle d’accueil déjà on prend mesure de la ville tout en bas, large comme une plaine qui n’en finit pas. Suivant l’angle, on peut apercevoir tout à la fois la Sagrada Familia et l’obus de la Torre Agbar.

L’œuvre de Mirò devrait toujours être une confidence permanente pour les enfants et les poètes. Une source inépuisable de fantaisie et de surprises. Les enfants et les poètes ne demandent jamais ce que signifie la femme et l’oiseau,

La larme qui sort de l’œil puisqu’ils savent, pour avoir sérieusement, dans le jeu que l’âme entretient avec elle-même, trouvé spontanément le chemin des traits et la densité des couleurs de mille pistes conduisant peut-être à la femme et l’oiseau et à la larme qui sort de l’œil. Mirò valait bien la petite montée au calvaire.

Depuis la terrasse désertée, depuis le toit du musée, nous faisons connaissance avec des sculptures légères et aux coloris tranchants et francs d’oiseau et de clown, de brouettes et de fourches comme au hasard d’une visite de ferme pour un jeu à venir.

L’intérieur des salles regorgent de tableaux, grands ou petits, exprimant cette minutie faussement improvisée que demande la concentration de sensibilité de la plus haute des poésies.

Je sens que les japonais qui défilent silencieusement peuvent bien comprendre mieux peut-être que certains occidentaux par trop rationnels, ce chemin le plus court de l’âme devant les jaunes obstinément jaunes sans rien d’autre pour les mettre en valeur qu’un trait noir dans la maladresse d’avoir perdu ses repères. Il y a du zen dans le spontané sophistiqué du parcours du trait, du point qui interrompt, qui questionne et s’étonne, comme l’enfant qui s’égare. Il y a même du Bunraku de chiffon dans le dialogue de deux sculptures de carton qui s’esclaffent pour du faux dans un théâtre imaginaire. Des jeux exquis de mouvements qui équivalent, dans leur abstraction, à la grâce des plus belles réalisations du mouvement de corps de la femme.

Candeur de l’esprit au plus haut de lui-même.

Comme ce musée est parfaitement conçu, le rapport à l’enfant est évidemment soigné. On peut traverser deux salles dénudées comme un lieu de méditation asiatique. L’une, composée de magnifiques tables basses et larges, permettant chacune à une huitaine d’enfants ou plus de s’exprimer, dessiner, peindre, et l’autre d’une vaste aire de peluches en action, jusqu’à un petit chimpanzé bleu qui s’essaie à des sauts périlleux et un clown dégingandé aux bras gigantesques prêt à prendre dans ses bras des enfants qui viendraient à avoir un gros chagrin.

La route, maintenant boisée de chaque côté, serpente en pente légèrement descendante, jusqu’à un paysage complet offrant, depuis un promontoire, l’étendue de la ville où la Sagrada Familia apparaît comme le repère de toute orientation.

La position du Musée National d’Art Catalan est telle sur la colline, qu’il s’impose de loin avec sa coupole vaticanesque depuis la terrasse promenoir qui mène à l’entrée de l’édifice. Devant ce colosse de pierre, la vue est à couper le souffle dans un dégradé d’escaliers, de colonnes, de statues et un cirque antique où se profilent en perspective, dans le fond du paysage, perdue dans les lointains, mais dans un souci d’urbanisme parfait, la Plaça d’España.

Le Musée est divisé en plusieurs périodes historiques dont chacune pourrait nourrir, en le saturant, un seul musée d’une de ces périodes.

Dans la chronologie, il est recommandé de commencer par l’immense foisonnement d’art roman, unique au monde en ce lieu.

La plupart de ces œuvres proviennent de petites églises de campagne des Pyrénées et d’autres endroits de la vieille Catalogne des terres intérieures. Il n’est pas surprenant que nous y ayons rencontré au hasard d’une salle, quelque reproduction fidèle à l’originale comme peut l’être Lascaux 2 par rapport à la grotte initiale. Bon nombres de ces madones de bois, austères dans leur humilité proviennent souvent de la Vallée de Boï qui regorge de trésor, notamment de San Climent de Tahüll dont l’abside est intégralement reproduite ici.

Comme une préfiguration d’un Picasso à venir, il y a ici dans l’abside, parmi d’autres personnages hiératiques, une Vierge nimbée d’une auréole lumineuse et d’un visage acéré d’un seul trait continu tellement sûr et concis qu’on croirait à un raccourci fulgurant anticipant de quelques siècles le maître andalou.

Et puis tous les traits caractéristiques de l’âme de Catalogne. Les hautes couleurs dans leur plus vive et pure utilisation. Que ce soit pour un simple et humble Christ de bois, saturé de bleu et de rouge, que pour une peinture murale représentant une scène biblique dramatique. Les traits des contours sont également outrés, sur soulignés et d’une violence qu’on ne retrouve que rarement dans d’autres styles régionaux, comme s’il était nécessaire, plus qu’ailleurs, de s’appesantir sur la réalité objective de ces scènes symboliques. C’est toute l’âme des Beatus de Urgell qu’on voit défiler, mêlée de hiératisme et de violentes intuitions réalistes.

Je ne sais combien de temps nous restons à contempler ces absides. Je n’ai pas eu l’idée de compter le nombre de ces reproductions envoûtantes. Il y a dans l’une des salles, un chantier en activité, qui comme à Milan, laisse voir le travail d’un artiste impassible et insensible à notre passage, qui élabore de son pinceau les surfaces d’un ensemble qu’il a la responsabilité immense de devoir rendre, dans un parfait oubli de sa subjectivité, fondues au projet initial séculaire, du moins se servant des lambeaux existants pour faire revivre le tout…

Dans la quantité d’œuvres dont regorge cet espace dédié à l’art roman il y a l’équivalent, en raccourci, de plus d’une vingtaine de villages perdus de Catalogne.

Généralement ces absides sont conçues suivant un schéma symbolique reproduit pratiquement dans toutes les chapelles. Un Christ Pantocrator, nimbé en mandorle dans la partie supérieure. Des anges l’entourent fréquemment. Et dans la partie inférieure, des saints, des personnages sacrés, ou la Vierge elle-même, comme à Tahüll, faisant cortège dans un alignement en bandeau se déployant sur tout l’arc de cercle de l’abside.

Des traces de peintures écaillées, des manques dus à la destruction naturelle des siècles, laissent simplement deviner avec émotion les compositions initiales.

Le plus monumental voisine aussi avec des pièces éparses, des sculptures de pierres de Ripoll dont un groupe de chapiteaux en marbre et une collection d’émaux pour la plupart produits à Limoges.

Il me vient un souvenir des années de mes premiers voyages au travers de la France, lorsque dans un village perdu, en pleine Auvergne, le petit curé du lieu voulut me montrer le plus précieux de ses trésors et présentât dans la paume de sa main une petite chasse en émaux champlevés. Ses yeux pétillaient de bonheur en montrant l’objet insolite dont je n’avais encore pas trop conscience de la valeur. Pour une raison qui m’échappe, il dut s’absenter quelques instants et me laissa seul dans le presbytère. Le temps suffisant qu’il aurait fallu à un indélicat de s’en aller avec le trésor au nez et à la barbe du petit bonhomme. J’y pense en souriant avec tendresse à chaque fois qu’apparaît un Limoges en émail.

Plus d’une heure rien que pour la partie romane. A elle seule, elle eut justifié que l’on gravisse les pentes de Montjuich.

Quand il fut temps de poursuivre vers le Gothique et la Renaissance, la sensibilité avait un peu rendu l’âme. Je note tout de même une belle série d’âpres peintures de Bermejo, de sculptures en bois, d’autres en pierres, soupçonnant certaines d’avoir voulu prendre, sans succès, la pose de l’Ange au Sourire de Reims…

C’est en passant devant les Greco que mes fatigues et ma sensibilité émoussée disparurent. J’avais là, Pierre et Paul dans ce fameux double portrait, que je croyais peut-être au Prado ou ailleurs, qui me faisait face. Que ce portrait résumait à lui seul la naissance future des destinées du christianisme. D’un côté le terrible théologien, de l’autre le gardien des dogmes au travers des siècles qui viendront. Un des chefs d’œuvre de Greco sans décorum. Un simple fond gris et bleu, presque maladroit, mais toute l’exubérance des drapés de rouge de vert et de brun dans des plis sophistiqués, et des mains démesurément longues et expressives. Les clés dans la main de l’un, l’épée, qui rappelait le passé de Paul, de l’autre. J’avais encore la force de voir le Portement de Croix en complément.

C’est sous une grande coupole, qui pourrait bien être celle qu’on aperçoit de loin en arrivant ici, que nous prenons un verre. Il y fait frais. C’est un immense espace voûté, qui n’est pas sans faire penser au dôme de l’Académie de Rome qu’aimait tant Stendhal, composé d’alvéoles et de nervures, avec un orgue circulaire épousant une partie du cercle à sa base. Il est bientôt quinze heures.

C’est à peine plus loin, toujours entre une forêt de pins et un décor proche de la Rome antique, qu’on débouche sur le Poble Espanyol. L’idée de ce village espagnol est de saisir en un espace réduit, enserré entre de fausses fortifications, ce que pourrait être un village d’Espagne en raccourci. Des bribes d’architectures, de même que des reproductions de façades de palais ou de clochers d’églises bien connus se côtoient dans un enchevêtrement fictif mais donnant l’illusion du vrai.

Je n’ai pas reconnu la plupart des éléments épars qui constituaient l’assemblage composite des rues ou des placettes censées être reconnues ou s’identifiant à un original. Mais qu’importe, l’Espagne ne m’a pas encore révélée toutes les facettes de ses secrets de villages et les charmes les plus intimes de son patrimoine.

L’observation la plus fréquente, lorsque nous avons affaire à un monument touristique ou un paysage digne d’être éternisé, est le nombre de ces nouvelles poseuses qui ne cessent, mues comme par un instinct professionnel qui aurait pu s’avérer tout à fait performant, de se tortiller avec gourmandise autour d’elles-mêmes. Avec chapeaux et lunettes solaires, avec vêtements préparés avec préméditation ou non. Ce phénomène, je l’avais remarqué avec les asiatiques déferlant sur les villages d’Autriche il y a quelques années. Confirmé, qui plus est, à Milan. On aurait pu croire qu’elles avaient investi un studio de photographes professionnels où se trouvaient en fond artificiel les éléments d’un lac, le clocher et les balcons fleuris d’un village faisant plus vrai que vrai.

C’est un phénomène relativement récent relevant de deux causes principales : le développement des réseaux sociaux, où chacun peut se mettre en scène jusqu’au délire, et la disparition du développement photographique relevant d’un laboratoire traitant les travaux à l’aveugle. La gratuité permettant aujourd’hui de se hasarder dans des débauches de clichés réalisés les yeux fermés. D’autant qu’aujourd’hui les prises de vue peuvent non seulement se corriger, et faire d’un cliché banal une réussite que certains détournent avec imagination, mais convertir aussi une couleur un peu blafarde en un noir et blanc des plus convaincants.

C’est ainsi que je dus attendre, pour photographier la perspective d’une « ruelle de Cordoue », que l’un de ces phénomènes en finisse de pivoter sur la meilleure pose de bras autour d’elle-même après avoir vérifié, en un second temps, si la coiffure ne nécessitait pas une prise supplémentaire. Investissant le lieu aussi longtemps que le ferait un modèle sur des lieux de travail.

Un panneau intempestif attirant le regard nous conduisit tout d’abord à une galerie d’art contemporain. On y exposait « les Demoiselles d’Avignon » !! L’aguiche publicitaire un peu épaisse. Les demoiselles en question étaient devenues de discrets faunes avec fines moustaches et barbichettes en pointe. L’original, vu distraitement, et de loin, aurait pu passer pour le vrai. Quelques jolis Clavé, quelques dessins de Dali et après deux pirouettes, nous voici rendu dans ces fausses ruelles aux volets bleus et aux fameux pots de fleurs suspendus que nous avions réellement traversées il y a trois ans dans le vieux Cordoue. Il ne nous restait plus qu’à en sourire.

Seul, au sommet d’un promontoire, la réplique d’un monastère roman à peu près conforme aux éléments architecturaux d’un original et aux éléments ayant la patine du temps. Je me risque à pénétrer. Bien sûr, l’abside est une réalisation assez maladroite de ces fameuses merveilles que nous venions de quitter au Musée catalan, puis à ma grande stupéfaction, dans une absidiole plongée dans l’ombre, je me suis trouvé nez à nez avec un moine immobile assis à une table, à la tonsure et à la bure impeccables, tenant une plume au-dessus d’un parchemin.  Je mis tout de même quelques fractions de seconde pour m’apercevoir qu’on ne pouvait mieux répliquer…

Et compris aussi l’existence d’un beau second degré assez bien réussi de ce Poble Espanyol.

Puis c’est la fin de Montjuich. En se retournant, depuis la Plaça d’España, on voit graduellement la perspective du dôme du musée catalan, tout là-haut coiffé de sa fière coupole, les colonnes du théâtre grec, et les escaliers en dégradés de part et d’autre de la large place. Devant nous, les deux tours pointues qui rappellent le clocher de la Place Saint Marc de Venise. En face, les anciennes arènes aux accents mauresques, coiffées d’un toit couvrant, devenues un centre commercial. Les lois sur l’interdiction des mises à mort et les course de taureaux conditionnelles n’auront pas fait que des perdants.

Des jeunes filles en quantité innombrables attendent comme pour les évènements qui font briller les yeux bien à l’avance, en une queue interminable, le moment d’obtenir leur billet pour une quelconque soirée de méga sono. Aucune n’est capable de nous indiquer le « Corts des Catalans », à deux pas de là. Celui-ci est interminable. On a l’impression de traverser un cœur de la ville qui n’aurait pas de fin.

Depuis ce matin, nous n’avons compté les pas, les dérives délicieuses qui nous firent traverser une bonne partie de Barcelone à pied. Nous sacrifions au chardonnay de l’après-midi. Et comme chaque fois, il est décevant. Puis c’est la douche bienfaisante après une journée de vingt kilomètres.

Vers les vingt heures, du côté de la Diagonale, le quartier est en chantier comme une grande partie de la ville. Nous avons du mal à trouver « La Fonda Paesa ». Un restaurant colombien que Cécilia avait repéré sur le net. Paesa c’est l’appellation des colombiens de la région du café, ceux dont on dit dans les pays hispanophones qu’ils ont l’accent le plus envié du monde hispanique. Mais la Colombie est le pays de Garcia Marquez, le conteur surréaliste jusqu’à l’hallucination. Et la vérité colombienne vaut bien tous les contes africains. Ce qui ne les rend que plus inaccessibles et plus encore adorables. Toujours est-il que ce soir on y mange les platanos cuits à la perfection et les empanados fait comme ma belle-mère.

Comme une belle surprise n’arrive jamais seule, en parlant avec le serveur qui pourrait avoir l’âge de notre fille, on apprend qu’il aurait travaillé à « Los Alamos », un quartier de Pereira, la ville où vivait la famille de Cécilia. A la « Meson Español » où on fait la meilleure des paëllas, et où parfois on y voit des vaches venir brouter l’herbe presque jusque sur vos pieds. L’histoire ne peut être un conte, même si tout pourrait le laisser penser, si le garçon en question ne nous apprenait qu’il avait travaillé aussi dans la boulangerie qui jouxtait, à quelques pas, la villa de ma belle-famille. La vérité est qu’on arrive à rencontrer des paesas, voisins de paliers, huit mille kilomètres plus loin aujourd’hui.

 

Jeudi 13 Juillet

 

Cinq heures cinquante-cinq au cadran lumineux. Je ne sais pourquoi, l’association de ces chiffres me fait penser aux 555 numéros du catalogue Kirkpatrick des œuvres complètes de clavier de Scarlatti. Peut-être suis-je encore dans une léthargie mystique et numérologique nocturne bien trouble.

Barcelone est une ville labyrinthe pour celui qui l’aborde à pied avec son seul plan. Des artères rejoignent d’autres artères, plus ou moins de même dimensions, ce qui ne facilite pas le repérage visuel dans l’orientation des parcours. Ce matin, c’est la Carrer d’Arago qu’il s’agit de remonter loin vers l’Est, rectiligne et bordée comme toutes les autres par des rangées d’arbres dont on perçoit plus ou moins l’âge en fonction de leur maigreur ou de l’abondance et la plénitude de leur épanouissement. Leur propension à donner l’ombre.

Pour ne pas simplifier les choses, la ville est encore éventrée de travaux à la hauteur de la Diagonale et d’Arago. C’est juste après le croisement avec la Carrer de Sardenya qu’on aperçoit sur la gauche, fugitivement encore, les flèches et une partie des tours. Puis soudain, sur le flanc de la Plaça de la Sagrada Familia, apparaît le monstre de pierre. La qualification paraît abrupte, mais la première impression est celle d’une incongruité, quelque chose qui se doit d’être montrée au sens étymologique. Une anomalie en somme.

« Il devrait être impossible de trouver, dans l’histoire de l’art, quelque chose de comparable à la construction de cette église. Si, en général, à propos d’artiste, il est possible de voir dans un ouvrage le couronnement de leur œuvre, dans le cas de Gaudi, cela est impossible. Son ouvrage principal est l’ouvrage de sa vie ».

Tout le flanc Est baigne dans la lumière. La pierre est à cet endroit d’un blond qui vire parfois au gris, suivant les âges des différents chantiers. Nous l’avons abordé par la façade de la Crucifixion. La plus violente et semble-t-il, celle qui s’accorde le plus à son manque d’unité. La partie centrale, au bas de l’édifice, correspondant au porche, est démesurément large par rapport aux proportions d’une cathédrale gothique dont elle reprend l’esprit. On voit ici comme les coutures visibles d’un chantier qui est étranger à d’autres qui ont précédé. Le béton transpire de sa présence matérielle alors qu’on devrait ne voir à cet endroit de la symbolique, que l’élévation immatérielle vers le sommet des tours. En un seul et même élan. Entre les deux, un Christ sous dimensionné, torturé et presque invisible si on ne le cherchait, dans l’ombre de l’auvent que forme le porche.

La Place, suffisamment large, boisée, permet d’avoir un minimum de recul. Depuis l’extrémité du petit parc, loin de la foule, on a une vue d’ensemble assez conforme de l’œuvre dans sa verticalité. Et si l’on peut dire d’une œuvre d’architecture que l’ensemble est supérieure à la partie, c’est bien à la Sagrada Familia.

On ne peut, d’autre part, juger un tel ouvrage qui paraît dépasser les forces d’un seul concepteur, suivant les critères où l’on juge le roman, le gothique ou n’importe quelle autre type d’architecture. Le véritable problème qui se pose, n’est pas la réalisation fonctionnelle d’un ouvrage civil d’art monstrueusement gigantesque. On sait qu’avec le XX° et XXI° siècle, des architectures de Franck Ghery ou de Jean Nouvel ont dépassé les limites du ciel et plusieurs fois même. Que des dizaine d’architectes ont construit des Babel surgissant des sables à Dubaï, Singapour ou ailleurs, sans rencontrer d’opposition à leur conception d’origine.

Gaudi s’est heurté à une conception morte. A une conception du sacré qui plonge ses sources vives dans le passé qu’il n’aura su refaire vivre dans ses fibres. Du moins, si un tel gigantisme attestant de la foi chrétienne à l’époque de sa conception était légitime, elle en restera symboliquement, par son inachèvement même, l’ultime témoignage dans sa dimension collective et son témoignage universel.  

Il a été écrit un ouvrage de Patrick Sbalchiero, » Gaudi Architecte de Dieu » qui voudrait montrer en Gaudi une sorte de mystique de l’architecture, un saint contemporain, un canonisé de l’architecture religieuse. J’en doute fort. Je crois aussi à la force et à l’évidence des symboles : ce qui a été réussi aux temps de la vigueur de la foi collective au Moyen Age a disparu au XX° siècle. Les forces d’un seul homme, fut-il ce saint concevant l’œuvre de sa vie, n’auront suffi. Elle l’a dépassé et n’en a rendu que le doute et le manque de sérénité dans lesquels une certaine perplexité préside devant ce qui reste malgré tout un monstrueux chef d’œuvre, et un témoignage poignant d’inachèvement parce que justement notre civilisation s’achève sur un point d’interrogation. Restent les grues. On s’y habitue.

La montée de la carrer de Sardenya est rude et progressive. Un nouveau petit calvaire comme tout ce qui entoure la cuvette de Barcelone.

Depuis la place de l’église jusqu’au Nord, vers le Parc Güell, elle est rectiligne durant un long moment. Coupée par la carrer de Majorca, puis celle de Rossello, de Sant Antoni Maria Claret et quelques autres. Ensuite, on rencontre un quartier composé de ruelles perpendiculaires, plus courtes, moins larges, certaines finissant en cul-de-sac. Les maisons se font souvent plus basses. A partir de la Travessera de Dalt, on commence à voir de plus en plus de petits sacs à dos, des groupes de jeunes blonds et blondes, des enfants qui suivent. On sent bien que nous sommes sur la voie du Parc.

Nous sommes maintenant dans un quartier de maisons basses. On sent que devant nous, à quelques hauteurs plus loin, un grand poumon respire depuis lequel la ville s’étale. Et puis soudain, comme lorsqu’après de longs moments de circulation tranquille sur les route, se présente un bouchon inattendu, une calamité qui mène à d’autres longs moments d’impatience. Le guichet d’entrée sur la fin de notre trajet ascendant est saturé de visiteurs qui attendent fébrilement. D’autres passent avec bonheur le portail d’entrée, s’engouffrent et disparaissent à notre vue. Nous parvenons tout de même à parler à une préposée au guichet d’entrée, tout en respectant la file des impatients et des visages fatigués. Tout cet engorgement est dû au fait que certains ont réservé leur entrée par agence ou par internet et que des billets ne sont délivrés sur place qu’après avoir encore escaladé une bonne centaine de marches sur la colline. Pour une visite ultérieure (!), les entrées étant limitées chaque demi-heure…

Nous voilà quitte pour revenir une autre fois. Ce sera pour quinze heures trente, demain…

La redescente de cette longue colline se fait par la carrer Escorial jusqu’à une minuscule terrasse à l’ombre afin de faire une pause à mi-chemin de la Sagrada Familia. La soif est grande. Les américaines voyagent souvent entre elles, entre filles, et il n’est pas rare que les tables voisines ne soient occupées par d’intempestives exclamations de jeunes filles tout à leur aise et souvent dans des postures sans gêne aucune. Elles sont chez elles où que ce soit.  

Puis c’est le quartier polonais. Du moins nous l’avons baptisé ainsi après avoir aperçu deux ou trois commerces successifs aux devantures discrètes de produits exotiques de pays de l’Est.

Barcelone est traversée de gros nuages sur d’énormes trouées de soleil. La Sagrada Familia est maintenant un peu mieux exposée côté Crucifixion, la pierre prend des reliefs plus dramatiques et des teintes d’ocre pain d’épice. Ses tours semblent criblées à intervalles réguliers jusqu’aux capuchons de couleurs à peine perceptibles tout là-haut. Je me demande comment des grues si minces peuvent tenir sans danger à de telles hauteurs, bien au-dessus de tout autre édifice dans la ville. Elles font maintenant partie intégrante du tableau environnant.

C’est plus vers l’Est encore que se dresse l’autre énormité architecturale, le gros obus aperçu depuis Güell, mais aussi depuis les hauteurs de Montjuich. Croisant en chemin une autre ancienne arène aux allures de monument mauresque, comme le sont souvent les enceintes de la taureaumachie, reconnaissable aux arcs outrepassés aux fenêtres et à chaque entrée.

Le Corts Catalanes mène jusqu’à ce qu’on nomme la Place des Gloires catalanes, qui s’avère être, depuis bien avant d’y parvenir, un vaste chantier bouleversant le paysage qu’on aurait pu imaginer à cet endroit majestueux et quelque peu solennel. C’est à cette hauteur que se dresse le fameux obus, la Torre Glories ou Torre Agbar au bout d’une allée bordée d’arbres et d’un bassin d’eau sombre. Cet édifice crée par Jean Nouvel fait partie de ces réalisations contemporaines qui renouvellent le visage des grandes capitales comme le cornichon de Londres ou l’Arche de le Défense (déjà bien ancienne) de Paris. La particularité de cet ouvrage est l’illusion de couleurs changeantes, presqu’évolutives sur les surfaces de verre à mesure que le soleil tourne. Des dominantes bleues et rouges alternent en scintillance sur les surfaces magnifiquement lisses qu’aucune force, aucun antagonisme ne contrarie la parfaite géométrie oblongue de ce type de cathédrale contemporaine.

Je ne sais pas même ce qu’abrite cet étrange ovni.

A quelques pas de là, le marché aux puces, le Encant vells, a fait place à des travaux titanesques de masses de verre, d’acier, préfigurant une mutation innovante dans cet espace encore nu, au dessin des parois de verre reflétant la vie grouillante alentour et rivalisant déjà avec la tour, dans toujours plus de modernité.

La lumière qui commence à décliner est remarquable. Le vent a augmenté l’acuité que nous avons des reliefs et des couleurs de la ville. Nous n’hésitons plus à prendre le bus et à nous enhardir dans nos changements de cap. On aborde enfin ces fameuses Rambla qu’on a soigneusement évitées depuis deux jours. Elles portent des noms différents suivant qu’on se trouve près de la Plaça de Catalunya, ou à hauteur de la Cathédrale ou plus au sud encore, mais elles restent toujours un large couloir abondamment fréquenté aux terrasses saturés à toute heure et sujet à des flots incessants de flâneurs.

C’est vers la droite de ces Rambla, celles des Caputxins, qu’est indiqué le Monastère de Sant Pau del Camp, s’enfonçant dans l’une de ces échappées étroites et piétonnes dès qu’on sort des grands axes. Mais ce n’est certainement pas dans cette rue étroite que je m’attendais à voir une entrée du Teatre del Liceu. Une façade de verre lisse et sombre, avec un bandeau simple indiquant le nom du lieu et un cercle rouge frappé d’un L majuscule. Je crois qu’en fait cela correspondait plutôt à la sortie des artistes…

La Carrer San Pau continue, et à mesure qu’on y pénètre, les odeurs d’Afrique, les commerces de fortunes et la vétusté des immeubles s’affichent dans des incessants va et vient insolites d’enfants et d’adolescents dans un tourbillon de précarité joyeuse et débraillée. Un coiffeur à l’entrée du salon actionnant ses ciseaux dans une conversation effrénée ou une cliente, les bigoudis de mise en pli sur la tête, curieuse des choses de la rue. Une Barcelone un peu en marge à deux pas des Rambla.

C’est paradoxalement dans ce quartier qu’apparaît ce qui demeure la seule véritable église du XI° siècle encore existante dans cette ville si grande. On l’aperçoit de loin. Seul le clocher baigne dans une lumière chaude et bientôt crépusculaire, le corps de l’édifice, étant déjà dans l’ombre. De proportion parfaite, au chevet classique et au clocher parallélépipédique, à la pierre grise en harmonie avec les cyprès qui l’encadrent, et l’entrée dépouillée de tout motif décoratif. Une belle architecture clunisienne qu’on aurait imaginée dans une plaine ouverte à la solitude et aux quatre vents. Mais peut-être était-ce dans un désert rural qu’elle vit le jour.

Il est déjà tard. Le préposé aux visites, ou tout simplement le curé du lieu nous fait signe que l’église est rendue au silence jusqu’à demain. Il nous aura suffi de la voir dans son aspect extérieur comme un îlot insolite dans un environnement assez improbable. La beauté prend racine où bon lui semble.

L’étonnante église Sant Agusti sur le chemin de traverse menant au Rambla est fermée également. Les palmiers et les arcatures aveugles qui rythment ses flancs lui donnent un aspect austère et un charme qu’avive la clarté d’un soir qui descend.

Le marché de La Boqueria est le plus célèbre et le plus vaste du cœur de la ville, en plein Rambla à hauteur de la cathédrale, sur l’autre rive. Son architecture de fer en impose et sous ses charpentes métalliques, les étals et les petits bistros sont très animés.

Sur les clichés qui nous restent, Cécilia est encore souriante et semble épanouie devant les étalages de confiseries.

C’est en allant payer au comptoir le petit vin blanc dégusté sur la table de bois, comme on en trouve dans les marchés où l’on prend le jus sur le pouce, qu’on s’aperçut que son portable n’y était plus. Plus du tout. J’ai eu beau appeler depuis le mien, être attentif à la moindre sonnerie qui émanerait d’une table voisine, ce fut le silence définitif.

C’est au Mistinguett au coin de la carrer de Lluria qu’on mange sans grand entrain la paëlla à l’encre de seiche, noire et amère.

C’est Ferran Adrià, le spécialiste de la cuisine moléculaire, qui avait présenté un jour une paëlla noire et sombre lors d’une émission sur la gastronomie espagnole. Il avait décliné les secrets d’une paëlla de pêcheur catalane, simple comme celle qu’il tenait de sa grand-mère.

 

Vendredi 14 Juillet

 

Le ciel est dégagé, terriblement bleu et sans mélange ce matin. Sera-ce suffisant aujourd’hui ?

La perte d’un portable est plus que la perte d’un objet usuel quelconque. C’est une véritable mémoire portative de tout ce qu’on a progressivement transféré de données professionnelles et personnelles. Cécilia a perdu en un instant tout ce qu’il contenait. Avec le dernier portrait de sa mère.

C’est la Casa Mila, la Pedrera, que nous visitons dès l’ouverture de neuf heures trente. C’est la seconde création, par ordre d’importance, des maisons de génie de Gaudi. Presqu’en face de la maison Battlò sur le Passeig de Gracià. Sa façade à balcons torsadés et ses courbes de bétons lisses en bordure de boulevard se fondent dans l’environnement des arbres et s’intègrent à l’idée de l’habitat en milieu naturel.

L’intérieur est étrange. On sent qu’on a voulu créer une atmosphère mystérieuse, insolite et quelque peu envoûtante. Des musiques aux accents prolongés et aux fréquences graves s’étirent comme si le navire sur lequel on était embarqué voguait en eaux troubles. Des charpentes de bois comme des coques de bateaux inversées forment de longs couloirs. Des statues allongées d’allure faussement asiatiques ajoutent à l’exotisme des lieux. Mais le véritable chef d’œuvre, c’est la terrasse, le toit, au sixième niveau de l’édifice.

Je m’en suis douté dès l’ouverture de l’escalier en colimaçon. Cette oppression qui ne manque jamais de me saisir comme devant les tours de City Life à Milan, ou jadis sur les tours de Notre-Dame de Paris, ou ailleurs, chaque fois que je me laisse, bien malgré moi, piéger par ce phénomène d’apesanteur pathologique.

Dès l’ouverture de la porte donnant sur les terrasses de la Pedrera j’ai su que je n’irais pas au bout du chemin. De plus, cette terrasse présente des déclivités, des couloirs étroits à même le ciel, montant et descendant, qu’on doit traverser comme on le ferait entre deux précipices en milieu hostile. C’est donc Cécilia, par une ironie du sort qui se chargera avec mon appareil de prendre les clichés de ce fantastique lieu où Gaudi a peut-être inscrit une des plus belles pages de son génie. Je l’attendrai, blotti, immobile, sous une sorte d’auvent, avant qu’on vienne me récupérer pour la sortie de ces enfers.

Car le terme infernal n’est pas tout à fait anodin s’agissant des étranges sculptures sur ces terrasses. L’imagination de Gaudi n’a jamais nécessité d’explication rationnelle. L’œuvre de pierre, de verre, ou les structures même de ses architectures, comme toute poésie, n’impliquent pas forcément une rationalité pour en saisir la beauté étrange. La vue des clichés magnifiques que Cécilia a su tirer de ce parcours que je n’aurai pas accompli, montre des cheminées géantes marquetées de céramiques. Contrairement à la maison Battlò, l’artiste reste dans des tonalités claires en camaïeu, à l’exclusion des violents assemblages de couleurs vives. Par contre, les terribles sculptures qui accompagnent ces cheminées montrent des rangées de personnages mi abstrait mi symbolique, stylisés avec une extrême virtuosité, de guerriers cuirassés à la manière de quelque légendaire héros d’Atlantide ou issus du Fritz Lang des Nibelungen ou de Métropolis.

Il est étonnant que ces créations virent le jour en un temps où l’Art Nouveau se plaisait plus dans le pur décoratif, floral et stylisé, que dans les profondeurs d’un continent englouti. Mais l’identité chronologique d’avec les œuvres de Lang montre une parenté qui confirme la singularité de leurs génies.

Le tout, sous le ciel de ce matin merveilleusement bleu.

Peu après la Plaça de Catalunya, sur le Portal de l’Angel, se trouve le magasin Samsung. Cela prendra plus d’une heure pour choisir le nouvel appareil, encore un Galaxy 23, amélioré pour toute consolation, et faire les démarches nécessaires de sa mise en bon ordre de marche.

Si on n’avait pas vu le Teatre del Liceu hier au soir, c’est qu’on ne l’avait pas cherché. On s’est contenté de ce qui devait être la sortie par la rue de Sant Pau.

Par la petite traverse de Montsiò on débouche sur le Palau de la Musicà Catalana. Autant dire que la déception est grande. La façade est entièrement recouverte de bâches et d’échafaudages. On ne perçoit, une fois le nez dessus, que les magnifiques piliers de l’entrée, tout en mosaïques de couleurs vives.

Je laisse parler le petit guide d’informations :

« Le Palau… a été construit en 1905 et 1908 par l’architecte Art Nouveau Lluis Domènech i Montaner en tant que siège du chœur Orféo Catala, grâce à un financement provenant d’une souscription populaire. Le monument se trouve dans le quartier de San Père, l’un des plus prisé de Barcelone. Joyau architectural de l’Art Nouveau catalan, il s’agit de la seule salle de concert inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO (1997) ainsi qu’un haut lieu de la vie culturelle et sociale du pays. Le Palau fait partie d’un patrimoine symbolique et sentimental de tout un peuple qui s’identifie à son histoire. Aujourd’hui le Palau accueille chaque année plus de six cent concerts pour un total de 670 000 spectateurs, y compris les visites guidées ».

Dès les premières marches menant à l’étage et à la perspective générale de la salle de concert, c’est un enchantement de cristal qui saisit le visiteur. Par la douceur des éclairages aux plafonds de céramiques, aux cristaux des lustres et à la conception même de la salle aux rangées de fauteuils disposées face à la scène, et aux loges aux niveaux supérieurs, à peine séparées les unes des autres.

Le bonbon entier est dans une luminosité exceptionnelle quel que soit l’emplacement du spectateur.

Le Palais est une boîte de verre à l’intérieur de laquelle la lumière naturelle crée un effet magique. La projection des couleurs est intensifiée par la lumière naturelle et les vitraux latéraux. Le plafonnier, également en vitrail, symbolise le soleil qui éclaire le monde. Avec de chaque côté le visage de quarante chanteuses, il affirme le caractère central de la musique chorale par une profusion de couleurs qui tombent sous la forme d’une gigantesque goutte de lumière au-dessus des spectateurs.

Le Palau possède plus de deux mille roses sculptées qui sont présentes partout. Il porte aussi le nom de jardin de pierre.

Malheureusement, ce qui me paraissait le plus catalan au point d’avoir servi récurremment de stéréotypes à ce qui touche à l’art et à la séduction touristique d’ici, c’est la Salle Lluis Millet, qui donne sur le grand balcon en travaux, avec la perspective sur ses enfilades de colonnes aux mosaïques, et aux motifs végétaux et géométriques.

Les gens d’ici défient les photographes de trouver un angle suffisant pour englober la façade du Palau. En ces temps de travaux, on s’est contenté de prendre une carte postale au tabac du coin.

C’est tout de suite dans la ruelle qui continue le Palais que se trouve la Taverna Gotic, aux tables en bois, aux éclairages indirects. Probablement un endroit qu’on aurait fréquenté s’il n’avait été si loin de nos bases. Le serveur est intarissable et le vin est excellent. Cécilia commence à retrouver un vrai sourire.

Sur la Plaça de Catalunya nous prenons le bus 24 pour l’interminable remontée du Passeig de Gracià. Le trajet est si long encore qu’on mesure la folie d’avoir tenté hier la montée à pied vers le Parc Güell. C’est par un chemin bien différent maintenant que le bus traverse la ville. La montée est passionnante et d’une certaine manière s’assimile à un voyage en lui-même. On voit monter les gens, on s’habitue à eux tant le trajet est long, puis certains descendent, esquissant parfois presque un signe de solidarité, un sourire pour les étrangers que nous sommes, remplacés par d’autres, comme on voit les nuances des quartiers changer du tout au tout. Barcelone est une ville d’immeubles. Les maisons individuelles sont souvent et très certainement bien cachées. On pourrait reconnaître certains quartiers aux dominantes de couleurs des ensembles d’habitations. Dans chaque ville traversée je me pose souvent la question de savoir si dans tel ou tel quartier je pourrais me sentir un de ces habitants, si j’aimerais à revenir par le numéro 24, dans telle rue, devant tel immeuble et y habiter. Une manière sincère de savoir si la ville ou certaines parties de ces villes me plaisent. Jusqu’à imaginer y vivre.

Après la Plaça Lesseps, nous traversons des lieux arborés alternant avec des immeubles qui, bien que déjà très loin, peuvent directement voir la mer depuis les étages élevés.

Et enfin nous parvenons, après des détours bien au-delà du chemin direct, par le Nord, au Parc Güell. C’est le terminus du 24 d’où l’on voit effectivement la mer, bleue d’encre comme la teinte qu’elle peut avoir au grand large. L’entrée est plutôt paisible et n’a rien de la foire d’empoigne qu’on a dû supporter par l’entrée d’hier. On ne demande pas même les billets réservés !

Puis tout de suite, suivant l’allée bordée d’arbres, nous passons devant la demeure de Gaudi, aux teintes vives de rose orangé avec son toit pointu et un jardin qui se perd parmi les hectares des autres parties forestières. Et c’est le débouché sur le plateau large et dégagé de tout ce qui pourrait faire obstacle à la vue sur la ville. C’est le belvédère aux bancs de céramique. Les couleurs de ces sièges aux faïences portent évidemment l’empreinte que Gaudi a laissée sur toute chose dans Barcelone. Ce sont ici des bancs aux dossiers ondulants, liés les uns aux autres, marquetés de teintes vives où s’empressent le public nombreux, chacun y allant de ses portraits devant la perspective infinie sur le parc en contrebas, et la ville se perdant en dégradé jusqu’à la mer. C’est le point d’orgue du Parc.  Depuis cette terrasse, on peut voir comme depuis un balcon, l’entrée principale du bas, avec ses deux maisonnettes aux toits de faïences et la foule grondante, du moins peut-on l’imaginer. Le lieu est idyllique, les perspective et les angles pris par la ceinture de céramique sont d’une variété infinie et porte la griffe immédiate que l’artiste a posé sur la ville.

Nous restons là longtemps, comme en un lieu conquis de haute lutte, à contempler les divers points de vue sur l’horizon, y intégrant les perspectives avec les bancs de céramiques, les barres d’immeubles, la Sagrada maintenant minuscule d’où nous sommes, mais démesurément plus haute que tout autre édifice, contrepointée à distance par l’obus rouge et bleu, et plus loin encore, l’hôtel en bordure de la mer, le W.

Au-dessous, l’hypostyle néo grec supporte de ses quatre-vingt-six colonnes et ses cercles de mosaïques au plafond, le balcon sur lequel nous avions la vue d’ensemble sur la ville. Des colonnades de pierres comme autant de galets et de minéraux agrégés forment un cercle autour, et en bordure, de la maison de l’artiste. Redescendant par un escalier à double volet, la perle des céramiques, du moins on peut la qualifier ainsi au nombre de visiteurs agglutinés autour avec force, la salamandre à gueule de dragon (!) devenue aussi emblématique que la Sagrada Familia dans les magasins de souvenirs. Elle n’est pas belle à voir, mais sa position à mi-chemin de l’entrée et du début de l’hypostyle en font la coqueluche inévitable de l’endroit.

C’est par le même terminal de bus qu’on s’apprête à reprendre le chemin vers la ville, lorsque je vois surgir de nulle part un bus indiquant la barceloneta. Il ne m’a pas fallu plus d’un instant pour décider qu’il nous fallait le prendre. La destination du bord de mer, directement !

Nous passerions ainsi du sommet d’une des collines de Barcelone, sans complications jusqu’au quartier qui borde les plages et ce fameux W qui paraît toiser de toute sa taille le littoral de la ville.

C’est le même enchantement que de voir encore, par un parcours différent, défiler les divers quartiers, ce qu’on peut imaginer de leur caractère, suivant qu’on y voit, ici une fontaine, là un fronton de théâtre, un ensemble de maisons cossues ou au contraire des ensembles décatis mais non dénués de poésie. L’imagination, dans les cas où se précipitent en accéléré les lieux et les choses, travaille aussi à vitesse accélérée. L’itinéraire traverse des lieux qu’on aurait eu du mal à envisager à pied ne nous doutant pas que ce genre d’improvisation tient lieu de découverte d’une magie inattendue. Ainsi passent sous nos yeux des jardins, des balcons fleuris, des places, et même un arc de triomphe et quantités de monuments qu’on ne saurait nommer. Le 15 (le 19 ?) nous débarque enfin à un terminus qui sent plus déjà l’air marin. Des grues hautes et des docks alternant avec des entrepôts ici et là. Puis de l’autre côté des chantiers, triomphant dans le bleu le plus bleu qui se puisse enregistrer de mémoire de rétine, le bleu de l’aile dorsale de requin sur ciel d’azur du W.

C’est sur une esplanade largement dégagée, aux rangées de palmiers décoiffés par un vent vif que se dresse l’architecture tout en verre et sans nuance de couleur, comme affichant le règne et le royaume de Neptune, l’hôtel aux pieds dans l’eau.

C’est le triomphe de la géométrie. Tout en verticalité, courbes. Vue à une certaine distance de l’esplanade, l’aile bleue se profile comme une lame finement élaborée épousant la dimension du ciel avec la sérénité que dégagent les édifices contemporains dénués de tout complexes, osant défier le ciel, ses symboles, comme le neuf prend naturellement la place de l’ancien. Et il est remarquable, qu’à distance, depuis Güell ou la colline de Montjuich, on ait toujours eu cette vision de l’architecture dominante de la Sagrada Familia et sur le même plan horizontal, comme lui donnant la réplique, comme un défi dans la perspective de nouvelles Babel, l’obus de Jean Nouvel, et plus loin encore, l’aile tranchante du W de bord de mer.

Derrière l’édifice, la plage et la mer d’encre, du plus foncé qu’y puisent les jours de vent. Puis la succession des plages jusque loin, longeant les vieux quartiers de Barceloneta qu’on aperçoit dans les brumes de chaleur.

Nous prenons quelques tapas à l’abri d’une terrasse et de ses quelques palmiers. La serveuse discrète et douce, vient du Nord de l’Inde, ce qui me mène à lui parler de quelques vieux souvenirs.

C’est au resto « Joséphine » que l’on dîne suivant le conseil du serveur de la Taverna Gotic. Le meilleur d’après lui dans le quartier de notre hôtel. Je me rends compte que les barcelonais ne sont guère curieux et ne quittent jamais le périmètre de leurs activités habituelles comme on creuse obstinément son trou, sans se soucier de ce qui pourrait surgir au coin de la rue. La serveuse, loin d’être surprise qu’on ait vanté son établissement, avoue ne jamais être allé du côté du Palau de la Musica et ignore tout des tavernes au-delà de celles qui se trouvent sur son parcours de tous les jours. Il en est ainsi de ceux à qui on a pu demander notre chemin. Dès qu’il s’agissait d’indiquer une destination s’éloignant d’un certain périmètre, le barcelonais semble confus et avoue que la ville présente tant de distances, tant de surprises…

On y mange donc l’excellente vaca vieja (je n’ai pas trouvé d’explication à la désignation de cette pièce de bœuf) et sympathisons en cours de soirée avec la gérante de l’établissement, une jolie Sara du lac d’Aorta, qui nous donne gentiment l’adresse de la maison familiale.

 

Samedi 15 Juillet

 

La chaleur monte sur les Rambla des Capucins et les mosaïques de pavements géantes de Miró. Après une église à la Vierge noire, rappelant Rocamadour, c’est vers la Sagrada Familia que le bus nous mène pour cette dernière matinée.

Il fallait voir enfin cette façade à la Nativité que nous avions omise, tant la profusion des détails et l’émotion qui s’était dégagée de cette première approche, côté Crucifixion, nous avait le plus naturellement du monde empêcher de penser qu’on pouvait encore y admirer l’autre versant. C’est incontestablement le versant le plus beau. D’autant que l’exposition solaire est moins ingrate en ce début de matinée. Ici, pas de césure, pas de rupture stylistique entre le porche et l’élan de la partie supérieure de la façade hissant ses tours et ses flèches sommitales. L’inspiration gothique, tout en étant évidente, porte ici les meurtrissures de la matière. La pierre a du mal à faire oublier sa pesanteur. On a l’impression que cette Nativité, toute de douceur et de sérénité sous le petit capuchon qui la protège, se hisse en un hiatus, dans la douleur de la pierre qui révèle les moindres saillies de son relief comme une pierre rongée.

Mais ce versant a tout de même plus d’unité que l’autre.

D’autant que le recul, sur la Plaça de Gaudi, permet de voir l’édifice dans toute sa verticalité depuis l’arrière de la petite pièce d’eau qui fait un magnifique écrin au premier plan. On pourrait presque y voir le reflet de la masse de pierre dans l’eau verte. Avec, de part et d’autres, des arbres qui mettent en valeur le mouvement vertical de la façade en l’accompagnant.

C’est aussi le lieu de tous les coudes à coude, de toutes les minauderies jusqu’à l’alanguissement de certaines poseuses contrariant et dévoyant la portée théologique que l’artiste était loin d’imaginer de son vivant.  Mais n’est-ce pas le mal de ce tourisme de masse qui touche aujourd’hui la Cathédrale de Séville, de celui que j’imagine à Chartres, de Notre-Dame de Paris demain ? La moindre chapelle ornée de fresques est aujourd’hui sujette à comptabilité, guichets aux tarifs prohibitif et à réservation comme on le ferait pour un spectacle de son et lumière ou un méga concert d’idoles profanes. Et ce phénomène est ascendant proportionnellement à la déchristianisation qui l’accompagne.

Nous avons renoncé à pénétrer à l’intérieur du vaisseau que j’imagine immense et impressionnant. Les files d’attente sont interminables, on aurait pu y perdre la journée. Une amie m’a dit un jour en entrant à la Sagrada Familia « j’ai eu l’impression que la Foi était descendue sur moi ». Je doute fort que le phénomène eut pu de la sorte descendre pareillement sur moi. Je persiste à croire que ce vaisseau unique dans sa singularité et son énormité arrive au terme du temps civilisationnel dans lequel il a été conçu. Il n’inspire pas la foi, il inspire l’idée qu’on se fait de la foi, ou que l’on se fait de ceux qui l’ont eu il y a longtemps. Peut-être la cause est-elle la surenchère inconsciente de son créateur qui en faisait l’œuvre de sa vie. Et qui sans l’avoir voulu, mimait le mouvement ascendant qui animait autrefois l’érection de ces cathédrales un peu partout en Europe.

D’où peut-être la réflexion de cette amie qui crut voir passer sur elle l’ombre de la foi. L’entreprise de Gaudi n’en demeure pas moins colossale et héroïque.

Je suppose qu’aujourd’hui on quémande des financements pour continuer telle ou telle partie laissée inachevée. Je suppose que les autorités en la matière se battent pour des budgets qui n’en finiront pas de grandir. Est-ce la seule raison d’un inachèvement singulier ?  L’élan qui faisait qu’une cathédrale était érigée à mains nues, si on peut dire, ne prenait parfois pas plus d’un siècle. Les délais sont largement dépassés pour la Sagrada.

Et puis pourquoi, finalement, ne pas en faire aussi un réceptacle pour la foi ?

L’intérieur, je me contenterai de l’imaginer mentalement, par les images que j’ai pu voir, magnifiquement photographiées, mais dont les procédés architecturaux, les réminiscences de l’art médiéval, le composite trop évident de ses diverses parties, de ses chantiers multiples, trahissent le manque d’unité, voire exprime une forme de démesure obsessionnelle et pathétique dans l’absence d’incarnation. D’où l’inachèvement, le refus de devoir boucler la boucle.

La Sagrada Familia continuera d’être une énigme et une singularité d’exception.

C’est aujourd’hui, à elle seule, Barcelone.

… « Barcelone est une ville tranquille durant l’hiver. On peut dire qu’il n’y a qu’en été que la municipalité met en place de grands chantiers. Et c’est pour cette raison que vous voyez tant d’avenues éventrées et d’engins de travaux publics à chaque coin de rue. Nous voulons donner une image dynamique de la ville… »

Il n’y a donc pas que la seule Sagrada Familia à s’être remise à faire grimper ses engins dans le ciel et espérer donner une image de perfection au monde entier.

C’est à pied que nous revenons vers Consell de Cent pour le cadeau d’Hélène. Nous avions découvert le soir de la « Flauta », un magasin assez atypique qui vend des panneaux indicateurs de distance de centaines de villes du monde, parfois même de villages, à partir de Barcelone. L’ingéniosité de la chose est que ces panneaux se présentent sous forme fléchées comme on peut en voir dans certains endroits du monde à la croisée des chemins. C’est le propriétaire du magasin, lui-même grand voyageur, qui eut l’idée de systématiser ces petits panneaux de bois et de graver le nom d’une multitude de lieux de la planète. On apprend ainsi que la distance de Barcelone jusqu’en Colombie est de 8525 km. On trouve même la distance exacte d’où nous sommes jusqu’à Peirera.

C’est sous la protection d’arbres drus, comme on en rencontre souvent dans ces allées traversant de plus larges artères, que nous dégustons les dernières « patatas bravas », au Cheese/Art, sacrifiant bien sûr à l’appellation anglo-saxonne, où l’on mange des plats qui se nomment aussi Douanier Rousseau, Toulouse-Lautrec ou Renoir et où le Rioja est servi très frais. L’intérieur du bistro est jalonné de Naissance de Vénus où l’on voit un magnifique chapelet de vins de Bourgogne s’invitant à la célébration et traversant la toile par le souffle des angelots ou Mona Lisa flanquée de la Sagrada Familia à l’endroit habituel des fameux rochers sombres en arrière-plan.

Le dernier trajet en bus nous mènera durant un long moment jusqu’à la Pla de Palau, vaste esplanade en avant-garde du port. C’est l’envie de plonger à nouveau dans le barrio Gotic. C’est aussi l’heure où les terrasses sont saturées et où l’ombre est rare. La plaça del Born et Santa Maria del Mar sont déjà envahies. On s’engouffre dans un des goulets qui partent de la place et dans l’une de ces tavernes au hasard, autant pour la climatisation que pour le rioja que nous dégustons avant le Musée Picasso.

C’est le Picasso des premières années, celui des périodes bleues et roses. Mais les pièces présentées de ces premières manières sont finalement assez rares. Une salle entière est consacrée au travail obsessionnel sur les Ménines. On y pénètre comme dans le laboratoire de l’évolution progressive. Du tâtonnement des premiers jets à diverses pistes possibles, avec des retours en arrière et comme des regrets d’avoir abandonné certaines déstructurations. La violence des couleurs s’est substituée au travail minutieux de l’ombre et de la lumière, à l’épure extrême des personnages. Du schématique au contorsionné et au frénétique. La sérénité du Velasquez aura donné des cauchemars à Picasso.

On découvre les colombes de Cannes, depuis les fenêtres de l’atelier de la Californie, les couleurs de la Côte d’Azur. Les visiteurs les reconnaissent-ils ?

Barcelone est décidemment une ville-monde, la ville des artères qui se recoupent à l’infini, des immeubles rouges, des taxis jaunes.

La ville de Gaudì, de Miró, et maintenant de Picasso l’andalou. Ces derniers pas dans Gotic, et la Plaça de Born prennent déjà les colorations de l’au-revoir.

 

Je serais attentif au moindre des Préludes de Mompou, à cette langue aride et ses collines qui encerclent la ville.

L’avion est pour vingt heures. C’est la sortida, la fin de ces quelques jours ici.

… dernier regard au hublot lors de la descente. Il est étonnant d’apercevoir à droite les dentelles de Montmirail ou quelque chose comme les Alpilles, droites et blanches comme des orgues sous le ciel, là où on s’attendrait à voir la mer.




Naples

10 – 19 août 2023


 

Jeudi 10 Août

 

C’est dans la salle d’embarquement que je le vois, au milieu de ses gros bagages comme on verrait d’abord le gros îlot d’un archipel. Puis, je me mets à l’observer, je reconnais aussi sa voix. Il parle au téléphone, j’entends vaguement dire « et puis on fera aussi le Nougaro ». C’est Richard Gagliano. Il ne quitte pas son portable, il distribue des consignes ou des conseils à distance. C’est le patron d’entreprise plus que le compositeur ou l’accordéoniste qui est là à attendre son envol pour Naples. C’est, une fois arrivés, à la fin du long couloir de sortie de l’aéroport que je l’aborde et lui rappelle que nous avions participé, à des titres différents, aux commémorations du centenaire du conservatoire de Nice. Il est souriant mais nullement étonné. Il ne sait pas même où il doit jouer. « Dans un bled par ici ».

Le taxi nous prend dans sa grosse voiture noire aux vitres teintées. Décidemment, notre logeur fait bien les choses. Puis c’est tout un tortillon, un rien cabossé, qui descend vers le cœur de la ville. Déjà sur un large fronton, le nom du Musée des ossements et les catacombes catholiques. Puis, sur le côté droit d’une longue avenue, la lèpre des murs des maisons, de vagues sensations de mélopée dans l’air surchauffé. On apprendra plus tard qu’on a, sur ce flanc descendant, le quartier de la Sanità, un des quartiers dont on dit qu’il faut le traverser à pied parce que c’est la vrai Naples. Mais tout est vrai ici, et tout est même exagéré.

Nous descendons la ville par un tracé nord-sud d’une belle anarchie de couleurs et de formes, d’improbables échoppes, d’arbres qui souffrent aussi de la chaleur, maigres et décharnés à leur manière. Parfois la stature impressionnante de quelque palais ancien, ou érigé en un temps favorable, s’inscrit entre des ensembles ayant vieillis plus mal.

Nous sommes maintenant sur la Via Toledo dont Stendhal a dit quelque part que c’était la plus belle avenue d’Italie. Il a souvent proféré, soit par mauvaise foi, soit par effet littéraire, autant de bêtises qu’il pouvait en dire concernant un pays qu’il ne considérait pas, de tout toute façon, avec objectivité.

La via Toledo, qui sera le cœur de notre périple napolitain, devient piétonne juste après la belle église San Nicola alla Carità. Et c’est là que se dresse au 373, la lourde porte cochère d’entrée, sur l’ombre d’un ensemble de quatre très hauts étages. Nous serons au quatrième.

…  

Ce premier contact avec cette ville est perçu comme un éblouissement, une éclaboussure de lumière à l’extrême. J’ai pourtant l’habitude du Sud pour y être né, pour y avoir toujours vécu. Mais né pourtant sous des latitudes d’un temps qui ne reflétait pas cette désynchronie d’un visuel saturé et d’une lourde charge d’éclats et d’intensité sonore.

Comme dans les concertos, la part du soliste napolitain se doit de tenir en éveil toute modalité du discours, de commenter la vie, de souffler sur le ciel limpide tout moment de l’existence. L’art tout baroque de la fioriture, des notes secondaires qui rendraient plus aigües et plus forte, comme l’enluminant en la fleurissant, la parole première.

Parfois des cris surgissent de très loin et comme par écho. Ce n’est plus de l’expressif, mais de la mélopée permanente, de l’accentuation d’une douleur ou d’une joie dans de l’exclamatif au paroxysme. C’est la première impression, comme ce sera la confirmation permanente du halo sonore, de la lancinance qui est la marque de Naples. Comme chaque ville habitée d’une personnalité, d’une musique qui lui est propre.

La Via Toledo est un modèle de stratégie en matière de découverte de Naples. On ne pouvait tomber mieux. A équidistance pratiquement de tous les centres d’intérêts sans qu’on ait à sacrifier trop de chemin pour atteindre chacun de ces pôles.

Une partie de l’âme de Naples se trouve être cette arête dorsale qui délimite la ville ancienne en deux, la Spaccanapoli, à deux pas de Toledo, sur la rive droite en montant depuis la mer. Tout y est cahotant. Les petits pavés disjoints et dénivelés, le graffittage des murs, déjà. Le bleu du ciel se voit lui-même pavoisé à profusion par les bandes en gloire bleu et blanche aux couleurs du Napoli rivées aux balcons de chaque côté de la rue. Celui-ci vient de remporter son troisième titre National de football. Si j’en parle, c’est parce que le football fait partie intégralement de ces nouvelles religions de substitutions, ou comme dans certaines sociétés où le christianisme s’est implanté, l’ancien paganisme n’a pas disparu. Du moins, si ce n’est pas une religion qui a précédé le christianisme, il vit à côté de lui depuis bien longtemps et se trouve vibrer beaucoup plus, le long des rues et des artères de la ville, jusque dans des recoins qu’on n’imagine pas sans sourire, tant la naïveté et la force de la foi y accompagne cette espérance que ne donne peut-être plus le catholicisme sur ses propres terres.

La rue est donc pavoisée de blanc et de bleu et le portrait des héros du jour vient s’ajouter au-dessus de nos têtes, à la densité de la foule qui s’égrène lentement sous la stridence des rais de lumière tombant du ciel.

Du football, Maradona y sera toujours ici, et son Dieu, et son prophète. Il est des croyances qu’on dit éphémères comme pourraient l’être ces jeux contemporains qu’on croirait futiles. Paradoxalement, même après sa mort, et peut-être même pour le confirmer à jamais, le dieu argentin est devenu légendaire, je dirais nécessaire, au-dessus de toute rationalité, ce qui est le propre d’une foi religieuse.

Naples a besoin de croire, Naples est entrée en religion.

 Abbiamo un sogno nel cuore est-il écrit sur un mur maculé.

Et de voir dans le Nord de l’Italie, dans tout ce qui passe la Campanie au-dessus d’elle, la source de tous ses maux.

La Spaccanapoli commence donc à hauteur de la Via Tolédo et s’en va en un long boyau, sombre et lumineux tout à la fois, finir sa saignée jusque loin, vers la gare ferroviaire Garibaldi. Elle porte suivant les portions des noms différents. J’ai retenu celle de Benedetto Crocce qui s’élargit un moment à l’endroit de la Piazza del Gésù et l’église du même nom, et de l’imposante Santa Chiara qui domine de toute sa hauteur et de son volume ce cœur de Naples.

Le cloitre qui est la partie remarquable de l’ensemble date du dix-huitième siècle.

On y pénètre dans un brasier de lumière, mais dans le silence revenu, comme si l’enceinte de l’ancien monastère avait offert tout l’isolement requis à la fonction de prière et de déambulation d’origine. Je dirais que l’esprit de géométrie, malgré la dimension baroque du décoratif, frappe à première vue et ajoute à la sérénité du lieu. Plus de soixante colonnes jalonnent régulièrement l’espace à ciel ouvert, recouvert de majoliques à figures octogonales.  

Deux allées principales coupent à angle droit l’espace des allées plus réduites, donnant ainsi une rythmique régulière et accentuent la monumentalité tranquille de l’ensemble.

On pourrait parodier Verlaine avec voici des fruits des fleurs des feuilles et des branches dans ce jardin paisible où l’heure encore accablante du début d’après-midi rebute un peu les velléités de promenade. Mais nous avons l’impatience de ceux qui arrivent, et notre première visite est pour ce cœur spirituel qui semble veiller sur la Spaccanapoli.

Les allées qui divisent le jardin sont flanquées de bancs et de colonnes dont les motifs décoratifs sont des paysages, des scènes rurales, des scènes mythologiques, et parmi les thèmes les plus édifiants, des scènes de la vie quotidienne à Naples des XVII et XVIII° siècles.

L’impression générale de cette déambulation est celle d’une immersion en un jeu d’allées fleuries qui ne fanera pas sous le plomb meurtrier de la ville. D’une quiétude établie de sérénité tranchée aux portes des clameurs si proches. L’impression combinée tout en même temps du baroque échevelé des céramiques colorées et de l’agencement rationnel des rythmes des colonnes.

Pour l’ombre il suffirait de s’assoir sur les bancs de pierre brute sous les allées couvertes des murs d’enceinte dont ceux-ci sont également décorés de scènes bibliques que l’on a mêlé à quelques évènements rapportés depuis les rumeurs de la ville.

Dans la partie concernant le mobilier spirituel, j’ai noté une vierge en bois de la fin du médiéval, dans toute la pureté de sa matière sombre, sans peinture ajoutée, et tout l’équilibre de la pose aux proportions parfaites.

Remontant non loin du tracé de Benedetto Crocce, vers le Nord, par la via montante San Sebastiano, nous parvenons au havre de la Piazza Bellini. On n’y joue pas encore Norma, mais la statue de pied en cap du compositeur sous l’ombre des branchages de citronniers invite à une pause dans l’un de ces établissements qui jalonnent la place. A l’ombre d’une terrasse d’intérieur sous les lierres qui pendent presque sur les quelques tables à cet endroit privilégié, je découvre à température idéale (c’est-à-dire presque glacée) le vin rouge du Nero d’Avola. Un petit vent à peine perceptible, plus désiré que réellement perçu, vient accompagner ce premier moment où l’on réalise qu’on est à Naples.

Depuis Bellini on peut aisément rejoindre, par de petites ruelles, le grand arc de cercle que forme la Piazza Dante. Bordant Toledo, la place forme une sorte de demi-cercle à la manière de la place Saint Pierre de Rome. En beaucoup plus confus. Le Dante en gloire, sur un socle vertigineux, triomphe tout là-haut, le bras signifiant voici le monde, la main ouverte. Le reste est négligé. La bouche de métro, évidemment souillée sur toute son enceinte vitrée, se trouvant dans la perspective du poète, l’effet poétique est largement minimisé. Les bâtiments formant l’arc de cercle apparaissent comme le vestige d’une ancienne école dont certaines fenêtres restent béantes, les vitres brisées et, parfois même, les volets arrachés. La seule note parlant d’un passé classique et urbanistiquement impeccable est l’alignement, sur les balcons de la corniche supérieure, d’une série de statues de pierre blanche, ornant le pourtour du demi-cercle. L’effet d’ensemble de la place eut pu être d’une beauté sidérante si ce n’était ce sentiment d’abandon et de négligence que la première impression emporte.

Poursuivant après Santa Chiara sur le boyau lumineux de Spaccanapoli, je cherche les œuvres de rue d’Ernest Pignon-Ernest, les merveilleuses représentations de ses Christ s’écroulant dans la crasse des soupiraux des immeubles, ses Pasolini crucifiés et tout ce qui fait qu’à Naples son œuvre épouserait au mieux la noirceur des murs et l’écaillement des traces laissées par le temps. Ses visages de madone et ses faux Caravage, son Jean Baptiste la tête tranchée, les yeux hagards, qui semble vous attendre au coin de la rue ou au pas d’une porte.

Je demande à la librairie la plus proche si les Ernest Pignon sont là. C’est autour de Santa Chiara que j’ai souvent vu la photographie d’un enfant courant dans la rue, portant un énorme pain sous le bras, avec une œuvre de Ernest plaquée au hasard d’un mur, en forme d’attestation que les merveilleux dessins sont là. Après avoir consulté dans tous les sens l’ordinateur, on semble connaître l’existence du phénomène, mais qu’il y a de grandes chances que toutes traces de ses œuvres aient disparu.

Un peu plus loin, le bouquiniste nonchalant lève à peine la tête lorsque je tente dans mon mauvais italien de réitérer ma demande.

Il me faudra compter sur le hasard. Dans Naples l’éphémère.

Benedetto Crocce mène à San Domenico Maggiore qui se nomme ainsi quand la partie des soubassements s’appelle San Gaetano. L’intérieur est d’un dépouillement absolu et la faible lumière semble provenir de fenêtres latérales de la simple et monumentale coupole quand on se perd en regards vers le ciel.

Des tavernes toujours, certaines bondées même à cette heure de la journée. Des ruelles aux serveurs impeccablement mis, la carte des menus à la main, attendant de dégainer sur celui qui viendrait à passer un peu trop près.

On aperçoit de plus en plus d’effigies récurrentes. Des masques grimaçants ou au contraire souriants. La Commedia dell’arte est installée aux terrasses, au coin des rues, accrochée au ciel. A l’image de ces napolitains qui pour dire bonjour en viennent à faire des phrases jusqu’au pathétique. Un attroupement se forme justement à l’angle d’une ruelle. Lorsque les badauds laissent la place, on aperçoit un magnifique Pulcinella en bronze, incrusté dans le mur, le bonnet pointu sur la tête, le nez brillant d’avoir été caressé des millions de fois.

Et toujours, à mi-ciel, les pavois bleu et blanc, l’écusson aux couleurs de l’Italie frappé du chiffre trois. La densité de ces couleurs le disputant toujours à celles des stridences venant par vagues. Toujours ces concertos où le soliste se tait rarement, comme torsadés tout à la fois de sonorités, d’éclats et de mouvances des formes, exubérantes et tout en ondulation à forte densité. Le pas soumis aux dénivellement des pavés disjoints.

On nous interpelle, on nous propose le couvert. Il n’est que, ou déjà que, quinze heures. Des serveurs vêtus comme à l’apparat voisinent avec des patibulaires engouffrés dans leur niche aux décibels démesurés. L’équation est simple, plus on fait de bruit plus on est dans le mouvement de la séduction, plus on prend au piège du tourbillon siphonnant du papier tue-mouches. Croit-on ici.

Le jour décline. L’idée est de descendre vers la mer, voir enfin le Vésuve, d’atteindre la baie. C’est par la Via Mezzocannone, dans l’axe Nord-Sud, que l’on atteint le plus directement les multiples quais d’embarquement. C’est tout un univers touchant au cœur de Naples qui descend ainsi vers la mer. Du moins, c’est dans cette pente que la ville dévoile une partie d’elle-même, comme en psychanalyse se fait le travail à partir de la parole consciente, révélant les strates non dites du patient.

Toutes les balafres, les lèpres accumulées les unes sur les autres comme des corps étrangers qu’on voit dans les grandes villes, mais ici outragées sûrement plus qu’ailleurs, qui zèbrent de violences anonymes les murs, les trottoirs, et tout ce que peut atteindre la bombe acrylique, se voient ici parfaitement signifiées dans cette seule rue Mezzocannone. Il n’est pas un espace mural qui n’échappe à la raison du mal. Je transcris littéralement la part consciente :

Classe contro classe… fino la vittoria

Il nemico e il patrone

Il fascista e lo speculatore no chi ha la pelle di un altro colore (mensa – étoile rouge entre les deux– occupata)

Ces tags ont le mérite de définir le sens de la protestation. On croirait des tags (existaient-ils déjà ?) inscrits du temps des Brigades Rouges. Plus loin, un large portrait de Fidel Castro au pochoir, puis Osare lottare, osare vincere et au raz du soupirail, stop bombing Gaza.

Le reste des murs se perd dans les éclats, les queues de comètes de la colère, les abstractions des nocturnes revendicatifs et vindicatifs, les fantaisies d’humeur, la rage simple de l’anonyme, la volonté aveugle de détruire l’ordre et de salir en toute conscience. En un palimpseste à couches multiples formant, par l’étrangeté que le hasard ou les signes dans le marc de café, de véritables abstractions picturales, si on conserve une vision bienveillante de la malignité du monde.

Mais ce n’est pas ici que j’espérais voir trace du moindre Ernest Pignon-Ernest.

Tel est bien le sort des villes et de Naples, un de ses fleurons. La rue Mezzocannone est ainsi un long boyau, où quelques courageux bistros dressent, malgré tout, leurs chaises et leurs parasols désertés.

A proximité des quais, c’est le vrombissement des larges avenues qui parcourent tout le bord de mer. La Via Cristoforo Colombo débouche sur les quais et les douanes comme on tomberait d’un univers titubant à un monde soudain raidi en pleine agitation.

Puis, c’est la zone administrative des bassins d’embarquement. Il nous fallut franchir des parkings réservés, des képis et des interdictions toutes arbitraires pour se voir signifier par de zélés fonctionnaires que les lieux étaient inaccessibles au public. Que les quais étaient protégés.

Au loin on voit, derrière d’affreuses barrières, les premières flambées sur le flanc du Vésuve.

En longeant encore vers le lourd Castel Nuovo et traversé le Giardini del Monlosiglio se présente une sorte de bord de mer qui ressemble à une promenade à rythme lent, où comme nous, les promeneurs viennent délicieusement jouir de la métamorphose de la lumière sur la ville.  L’or du couchant et le Vésuve dressé au pied de Naples. Le long de de cette Via Nazario Sauro, c’est tout le petit peuple des pêcheurs au bord des rochers, des vendeurs de glace, des familles criardes qui n’ont d’autres spectacles que cette grandiose fête de la fin du jour, qui déambulent durant cette heure magique. Du côté opposé, on perçoit dans les vapeurs du lointain ce qui doit être les côtes de Procida et d’Ischia.

La bellissime Piazza del Plebiscito est elle aussi tributaire des plaies estivales que sont les concerts en plein air. Avec leur lot de podiums noirs comme des catafalques, de sonos et de vociférants qui œuvrent déjà à l’heure où le soleil ne s’est pas encore retiré derrière l’immense coupole de l’église San Francesco di Paola.

Puis rejoignant par la partie sud la via Toledo, ce sont les premiers goulets et boyaux du quartier Spagnolis. Ruelles montantes, étroites, saturées et odorantes, aux pavés dénivelés. C’est le charme et la fascination. Mais je comprends que ce puisse être aussi accompagné d’une forme de haut le cœur. Comme étrangers de passage, il y a de l’encanaillement à traverser ces rues et à lever les yeux vers ces balcons étroits, ces linges qui pendent aux fenêtres. Et si l’on imagine que des gens vivent réellement dans ces rigoles dénivelées et saturées du passage des scooters, des parfums décomposés d’épices et de poissons, de cris et de lumières vives, de l’exiguïté probable des logements, il y a un peu d’enfer qui se presse sous les yeux.

Mais Naples a un dieu consolateur. A chaque intersection de ruelles montant depuis Toledo, les maillots bleus du Napoli et ceux au nom de Maradona, chez les marchands ambulants de la nuit, font la fascination des petits et l’assurance pour les grands que Naples est la plus forte.

C’est dans une rue à peine un peu plus large que les autres, qui semble tracer un sens dans le chaos de l’orientation, que nous trouvons refuge à la Tavola Caravaggio. Les produits de la mer et les pâtes cuites dures sont servis sur la terrasse, sous le vrombissement régulier des livreurs de pizza et les lumières jaunes de la nuit chaude.

 

Vendredi 11 Août

 

Une fois tirée l’immense et lourde porte du 373 à laquelle il faudra s’habituer, la lumière est rase sur Toledo. Mais les éclats de lumière entre deux immeubles surprennent par leur intensité dès sept heures du matin.  La densité des promeneurs et de ceux qui s’affairent à leur début de journée napolitaine est encore faible.

C’est par Benedetto Crocce qu’on approche de la Place del Gésù. Nous profitons de la rareté des visiteurs pour jeter un œil à l’intérieur de l’église. Comme elle mérite une visite attentive nous poursuivons vers le rendez-vous pris depuis longtemps à la Chapelle San Severo. Il n’est plus aujourd’hui possible de visiter certains sites sans réservation. Et celle-ci en fait partie. Il fut un temps où visiter Chartres ou Notre-Dame de Paris se faisait comme on pousse une porte. Aujourd’hui la moindre attraction culturelle attire des foules compactes, jusque vers d’humbles sanctuaires comme San Severino. Les étoiles des différents guides ajoutent forcément des curiosités inattendues au seul attrait des plages et des lieux de farniente.  Deux mois d’’attente pour la Cène de Léonard à Milan… Le tourisme se met à devenir intelligent…

Il faut dire qu’ici l’espace est réduit et le nombre de visiteurs s’écoule par groupe restreints chaque quart d’heure. Nous avions donc une réservation pour neuf heures et quart…

La chapelle a été édifié à la fin du XVI°, et comme beaucoup d’édifices insignes à Naples, ceux-ci sont encastrés entre deux bâtiments insignifiants. Il faut avoir vu les grappes de touristes attendant leur tour pour comprendre que nous étions près du Palais San Severo où se trouve la chapelle sur la droite.

Le prince qui qui fit bâtir l’édifice, Raimondo di Sangro, est un personnage des plus étonnant du XVIII° siècle napolitain. Il est connu entre autres pour les expériences qu’il a faites sur des cadavres. On peut observer dans la crypte de la chapelle, deux corps momifiés. Mais c’est évidemment les sculptures qui font l’attrait du lieu. Dont le chef d’œuvre de Giuseppe Sammartino, le Christ voilé. La foule se presse bien sûr devant le long Christ allongé, la tête légèrement tournée sur son flanc droit, dans une attitude de douceur dont on devine les souffrances sous le fameux voile dont la virtuosité stupéfiante du ciseau de l’artiste accentue encore la légèreté diaphane accompagnant l’âme qui s’élève. J’avais noté dès la première impression dans la chapelle : « ce Christ au voile applique une transformation transfiguratrice à tout le corps glorieux… ». J’ai bien sûr pensé aussi à Messiaen.

Puis cette sérénité est contrastée par la profusion foisonnante de plafonds peints éthérés et tourmentés, comme comprimée dans un espace restreint.

Puis par les ruelles, la curiosité du coin, via Gregorio Armeno, « la rue des crèches ». Toutes les représentations exhibées sur le devant des boutiques hérissées de myriades de santons, petits et grands, des saint Joseph, des Vierges et des enfants Jésus. Des crèches entières, montées comme des ensembles où pas une paille ne manque. Puis des produits dérivés, et même assez éloignés, comme Pulcinella, assez plébiscitée ici, la marionnette, en chiffon, en marotte, symbole de la Commedia dell’ Arte avec son masque noir souriant ou plaintif, des tambourins décorés aux images de la baie de Naples, et évidemment Maradona, en argile mais aussi sous serre avec flocons de neige, en écusson, en grand et en petit, en fanion, en plastique et en relief. On a vu, dans l’intérieur d’une échoppe, un virtuose dans la plus grande sérénité, recouvrant de couches de peintures des surfaces de santons avec une dextérité prodigieuse. Des ruelles fuyantes sous des porches, allant vers quelque mystère, prolonge le caractère populaire et l’inspiration des lieux où ne manquent que les vieux airs émanant des terrasses ou des arrières cours. C’est derrière des grilles austères que se trouve l’entrée, sans aucun autre signe distinctif, de l’une des églises les plus somptueuses de la ville, San Gregorio Armeno, à quelque distance de San Lorenzo et San Paolo, majeurs tous les deux.

San Gregorio est né au X° siècle sur les vestiges d’un temple romain, des mains d’un groupe de religieuses fuyant l’Empire byzantin avec les reliques de Saint Grégoire d’Arménie. Puis des évolutions successives eurent lieu sous la domination normande et le monastère a prolongé l’édifice principal. Comme la plupart des monuments insignes de la ville, ceux-ci semblent s’immiscer un peu comme ils peuvent au sein d’immeubles ou de constructions ultérieures qui les flanquent, effaçant par-là même par une discrétion involontaire, la grandeur qui se dégage souvent à l’intérieur de ces merveilles de la foi dans le pays.

L’intérieur est à une seule nef avec cinq arcades latérales. L’impression première est celle d’une profusion de luxe doré.  Dont un superbe plafond à caisson de type probablement florentin. L’exemple le plus frappant d’exubérance est celui des deux parties de l’orgue se faisant face, enveloppées de dorures de bois qu’on croirait une extension avant l’heure d’un baroque échevelé d’Amérique latine.

La coupole lumineuse, représente une Gloire de San Armeno, peinte par Luca Giordano. Et puis, pour preuve que les édifices d’ici ont souvent été, soit démantelé, soit fragmentés dans l’évolution des temps, le cloître se trouve un peu plus haut dans l’angle de rue de l’église.

D’une grande sobriété, mais comme à Santa Chiara, bien que lové au cœur même de la ville, conçu comme hors du monde. Dans la plus paisible sérénité. Au centre de gravité la fontaine de marbre décorée de dauphins et autres créatures marines, avec les statues du Christ et de Madeleine qui paraissent aimantés l’un par l’autre, sur une perspective de parterre de fleurs et d’oliviers nous plongeant presque dans l’illusion des lieux même de l’histoire.

De temps à autre, de petites bonnes sœurs, toutes voiles dehors, toutes originaires des Philippines ou de quelque lieu d’Océanie, font entendre leur voix, portant des matelas, des paniers remplis, ou recevant quelque visiteur, viennent se mêler dans un va et vient bien innocent sans que ne se trouble ce quotidien des plus dépouillé. La luxuriance des jardins dans le soleil radieux de ce matin est à proportion de l’austérité de l’architecture réduite à ses plus simples principes.

On entend s’élever un dialogue assez improbable entre une petite sœur et un vieillard simplet qui semble avoir perdu le sens depuis bien longtemps.

Des plantes grasses, des ocres jaunes et rouges aux murs, une éternité de silence répété probablement tous les jours, derrière les murs qui protègent du tourbillon napolitain, que seul le long monologue du curé sur son téléphone portable vient faire sentir que nous sommes dans notre inévitable présent.

Après avoir enfin trouvé, près des archives municipales, la fameuse église de San Severino et Sossio, on constate que sans raison apparente, malgré son volume et l’importance qu’elle revêt dans ce quartier, elle est fermée. La lumière est forte, nous sommes à l’heure cruelle du soleil violent du sud.  Comme la ville ne manque pas de ressource, on tombe, sans l’avoir réellement cherchée, sur San Felipe et Giacomo.

L’architecture Renaissance est évidente. La façade, légèrement en retrait de la Via Biagio dei Librai montre des statues de la main de Giuseppe Sanmartino. L’intérieur s’inscrit dans un plan à nef unique sans transept. L’abside est recouverte d’une coupole dont de nombreux artistes ont contribué à la décoration. Le plus grandiose se trouve être le plafond central à l’Annonciation de la Vierge.

Nous quittons les foules de Benedetto Crocce et toute l’agitation qui commence vers les midis. C’est à Bellini, sur une petite terrasse, près de l’endroit où nous avions trouvé refuge hier que nous faisons halte. A ma grande stupéfaction, je vois que sur la carte des vins on propose un muscat de Pantelleria. Le nom lui-même fait partie de ces madeleines de Proust qui peuplent mon imaginaire.

Ces quelques syllabes font surgir, tout à la fois, un mystère et une certitude. La certitude que ma grand-mère, Nonina, en parlait régulièrement lorsque j’étais enfant, et bien plus tard encore. Qu’il s’agit d’une île de Sicile où elle serait allée. Et c’est là que commence le doute et le mystère, puisque je ne connais pas les circonstances qui l’auraient mené sur ces rivages. D’autant que née à Bizerte, et partie assez tôt pour le Maroc, à ma connaissance elle n’a que très rarement mis les pieds dans cette Sicile tant rêvée de ses parents. Sinon que les noms de Gela, ville de naissance de sa mère, revenait parfois dans ses propos (y est-elle-même seulement allé une fois ?!) mais surtout Pantelleria où j’ai la certitude qu’elle avait séjourné. Durant la Première Guerre ? Auquel cas elle aurait été adolescente. Et peut-être encore libre avant son mariage avec Battista mort au front en 1916, trois mois après leur union. Ce qui serait un souvenir des plus vibrant et des plus extraordinaire pour une jeune fille qui fut malheureusement veuve à seize ans avant que mon futur grand-père n’entreprenne avec insistance de la convaincre de se charger de ses trois premiers enfants… Ce qui n’a pas laissé beaucoup de place pour une adolescence insouciante. Pantelleria, mais quand ? Plus tard au cours de son existence ? Ayant eu charge de huit enfants, les siens et ceux de son mari, je n’arrive pas à situer l’époque qui l’aurait vue libre d’entreprendre ce séjour. Et pour quelle raison. C’était un temps où les voyages relevaient de la nécessité. Le phonème restera avec son mystère.

Mais me voilà avec ce vin de Pantelleria, ce muscat frais, velouté et féminin comme je l’imaginais, qui fait remonter dans des sensations olfactives une osmose du charnu de ce un verre de vin et la certitude qu’une partie intime de la vie de la Nonina s’est, quelque part confondue avec la terre, le parfum et peut-être la typicité des lieux mêmes du vin de cette île en une rencontre intime, charnelle et sans équivoque d’un moment d’une vie dans laquelle je tente de me fondre, comme le sont les lieux imaginaires de la mémoire se confondant avec ceux des réalités qui éternisent un passé idéalisé.

Je déguste donc bien lentement cette ambre légère, presque glacée, avec une pensée pour cette mystérieuse Pantelleria de ma grand-mère.

Et puis, après tout, si cette île demeure à jamais un mystère, j’apprends aujourd’hui qu’elle est aussi celle où Carole Bouquet fait grandir son vin.

Comme nous commençons à confondre la profusion des églises, des monuments baroques encastrés entre les diverses maisons anciennes, une seule nous attire encore dans Benedetto Crocce. Parce qu’il est écrit à l’entrée, en gros caractère, « le plus beau Caravage »

Il s’agit du Pio Monte della Misericordia. Le mont de Piété en quelque sorte. L’intérieur nous enveloppe immédiatement dans sa structure simple et lumineuse, avec un grand espace semi circulaire sur lequel s’ouvre six chapelles. Sur cinq d’entre elles, des artistes napolitains du XVII° siècle de tout premier ordre qu’on pourrait, à première vue, prendre pour des Caravage. La meilleure est intitulée la Délivrance de Saint Pierre de la Prison, de Battistello Caracciolo. Mais le chef d’œuvre est en effet, au centre des représentations latérales, sur le maître-autel : les Sept Œuvres de la Miséricorde, le tableau le plus grand et le plus important peint par Caravage à Naples.

C’est parce que Naples a été épargnée par l’irruption du Vésuve en 1631 que depuis l’ancienne institution du Pio Monte, association caritative,  l’on aperçoit à l’extérieur, sur la Place, la Flèche de San Gennaro assistant les personnes dans le besoin selon le précepte évangélique des « sept œuvres de la miséricorde corporelle » : nourrir les affamés, désaltérer les assoiffés, vêtir ceux qui sont nus et enterrer les morts, héberger les pélerins, réconforter les malades et rendre visite aux prisonniers. C’est ainsi également qu’apparaît le chef d’œuvre napolitain de Caravage d’un ténébrisme miraculeux.

Depuis l’étage, on a une vue sur la Place avec la fameuse Flèche qui est traversée par Benedetto Crocce et des édifice rouges, écaillés et surmontés d’un Dôme et des terrasses ouvertes, du plus bel effet de ce sud empourpré de soleil.

Puis c’est le Dôme. Situé au Nord de Spaccanapoli, sur la via du même nom. La façade est très nettement florentine, du moins, elle fait penser à quelque édifice toscan de Florence ou de Sienne. L’intérieur est gothique de structure, mais n’est pas vouté. Un très long plafond à caisson est orné de peintures des meilleurs peintres napolitains entre les arcades et les fenêtres. Le plus célèbre, Luca Giordano a peint les médaillons représentant les Apôtres, les Pères de l’Eglise et les saints napolitains.

Ces églises sont un peu le cœur charnel de Naples. La ville a beau être débridée, fougueuse et terriblement caractérisée par ses aspects le plus immédiatement contrastés, l’ampleur et la majesté baroque de ses édifices n’en dessinent pas moins un passé, et peut-être un présent, de ferveur inestimable.

Est-il nécessaire de décrire la profusion d’ors et de trésors déployée ici ? L’impression est d’une vaste cathédrale à coupole dont la fresque centrale et celle de la chapelle du Trésor, dans les soubassements, sont peintes par Giovanni Lanfranco dans des lumières irréelles. Les coupoles latérales sont aussi resplendissantes que la principale et je reste de longue minutes devant une représentation d’une piétà de pied en cap, bleu et or, qui sera comme le fil conducteur mémoriel de mon passage ici. J’en oublierais presque une magnifique madone en mosaïque dans la chapelle du bas.

Plus haut, après une longue palabre avec un vieux monsieur fataliste, on apprend que certains lieux insignes, comme cette Santa Maria Regina, immense vue depuis la petite place, de large proportion, demeure incompréhensiblement close à cette heure de l’après-midi. L’explication est justement la fatalité, et peut-être un certain laisser aller, « vous comprenez, ils n’ont pas d’heure, ils ne pensent qu’à s’en mettre plein la panse… »

La lassitude n’est pas loin. La lumière est maintenant tranchante et déjà rasante sur les larges dalles de Spaccanapoli qu’on en arrive à n’apercevoir devant soi que les ombres saillantes et mouvantes des foules en mouvement.

Nous n’avions fait qu’un signe ce matin à cette éblouissante église du Gésù Nuovo. On a encore la force d’y pénétrer. C’est juste en face de la Santa Chiara. Elle demeure, elle aussi une des plus belle et des plus imposantes de tout Naples. Avec sa coupole centrale et ses deux coupoles latérales élargissant les dimensions d’apesanteur de ce baroque enfiévré qui rebondit d’églises en églises, de lumières en triomphes.

Vu de la fenêtre de notre 373, je me rends compte que nous sommes, comme beaucoup d’édifices fragmentés de la ville, sous la protection d’une des chapelles de l’église San Nicolà dont l’entrée du corps principal est à deux numéros de rue de notre énorme porte cochère. On pourrait toucher la base de la coupole latérale au ras de la fenêtre…

C’est maintenant à la nuit tombante, une longue déambulation dans les entrailles du quartier espagnol, sous la mitraille des scooters, des livreurs de pizzas et des pieds endoloris par les dalles disjointes des rues étroites.

Une affiche au drapeau colombien laisse augurer d’un bistro en terrasse négligé, mais dont le serveur, peut-être le gérant malheureux des lieux, tant le carrefour bruyants et mouvementés n’incitent pas à une pause apérol, nous invite à parler du pays. Il est à Naples depuis longtemps. Son épouse ne tient pas à vivre en Colombie, les femmes étant si belles que le mari serait détourné de tous ses plus élémentaires devoirs. Le vin y est malgré tout plus mauvais ici que dans les autres lieux de fortune, et c’est sur une terrasse à l’abri relatif des nuisances que nous dégustons et vins blancs et produits de la mer.

C’était la journée des églises.

 

Samedi 12 Août

 

Sans nuage. La promesse d’une journée particulièrement exposée. La journée de Pompéi.

Il n’y a encore que très peu de monde lorsque nous atteignons la bouche de métro. J’avais déjà entendu parler d’un programme de valorisation des bouches de métro qui engagerait la participation d’artistes à des fins d’humanisation de ces ventres mouvants souterrains.

Et la station Toledo est justement celle qui est la plus proche de chez nous. La plus belle d’Europe dit-on. La plus belle du monde disent certains guides. C’est vrai que passé le premier niveau, on est plongé dans un monde étrange de bleu sous-marin. Crée autour du thème de l’eau et de la lumière, l’escalier mécanique, totalement désertée alors, dévoile de part et d’autre, des murs de mosaïques bleues en camaïeu et un plafond éclairé d’une perle simulant une goutte d’eau allongée dont l’éclairage changeant passe du vert émeraude au plus beau saphir en mille nuances progressives le temps d’une descente d’escalier. Les éclairages variant aussi en intensités en fonction des métamorphoses. On est ainsi plongé dans une délicate profondeur marine, et j’ai pensé qu’à quelques semaines près ce magnifique décor répondait en écho aux utopies marines et végétales de Gaudi à Barcelone.

Nous entrions ici dans les entrailles de Naples de la plus élégante manière.

Parvenu au terminal de Garibaldi, comme toujours le train prend du retard pour des raisons qu’on ignore et fait craindre le pire. Les foules s’amoncellent en direction de Pompéi.

Durant les deux tiers des trente minutes que dure le trajet, un mauvais chanteur, un violon électrique et son accompagnement simulé d’orchestre enregistré, nous assènent un méchant programme de crincrin d’une intensité à peine supportable. C’est ainsi à Naples. De bruits et de fureurs. Il s’est trouvé tout de même quelques françaises d’un certain âge se stimulant dans un semblant de contorsions du corps, l’œil allumé.

On aperçoit, dessinée et découpée dans les lointains, une île bleue fantomatique, durant un long moment. Peut-être Capri.

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POMPEI

 

L’arrivée sur le site est accompagnée de son lot de vendeurs en tous genres. L’absence quasi-totale d’arbres et d’ombre nécessitent de penser à un bob et une casquette pour la journée.

Faire un descriptif de Pompéi est inutile et serait d’un fastueux fastidieux. Les guides en parlent abondamment, tant bien que mal. Les historiens connaissent Pline l’Ancien, Pline je Jeune, et les touristes ne comprennent guère les imposantes descriptions qu’ils confondent au bout de trois maisons successives sur le site. Je me fie donc à la seule approche qui a pu s’offrir à moi durant cette journée de fournaise.

D’abord la densité des visiteurs. S’il est un exemple de tourisme de masse avec tous les désagréments qui égratignent la poésie naturelle des lieux, c’est bien ici. Mais aussi sur la côte amalfitaine qui viendra bientôt.

Dès le couloir pavé et montant menant à la Porta Marina, c’est le goulet d’étranglement. Les haltes qui se succèdent pour laisser un orateur donner son explication, faire admirer tel ou tel aspect de la situation environnante. Ma première impression est de regretter presque d’être venu.

Une première maison, fortement étayée, sombre. Puis dans la partie supérieure d’un mur, sous une frise à la grecque, apparaît, comme un naufragé perdu d’effroi dans la solitude des lieux, un visage peint. Un visage de théâtre probablement. Il ne reste que son expression magnifiquement tendue parmi les craquelures et les écailles qui n’en rendent que plus dramatique l’effroi du vestige de ce visage. Comme une prémonition.

Dès les premiers pas apparaît donc un des traits qui caractérise la ville de Pompéi : la théâtralité. L’autre, envahissant toutes les productions peintes, sera l’érotisme.

Les longues cohortes de visiteurs longent maintenant la Via Marina. Sur la gauche, au bout de l’allée, s’ouvre un espace rectangulaire, rythmé de fûts et de colonnes diversement conservées. C’est le Temple d’Apollon, le plus vieil emplacement de la ville. Sur un socle à bonne hauteur pour être perçu dans la perspective des colonnades, la statue du dieu, protecteur de la cité, des troupeaux et des bergers, se dresse, magnifique dans la posture de l’archer. Tous muscles tendus, le buste penché vers l’avant, les bras dans l’attitude de tenir un arc imaginaire devant lui, prêt à l’adversité. Dans le fond du décor, le Vésuve qui apparaît pour la première fois.

Puis à l’angle du temple d’Apollon, au bout de la Porta Marina, le forum, aveuglant, immense et dénué d’ombre, comme un vibrant moment de plein soleil et d’énergie vitale. Au centre, un centaure en métal, portant à hauteur de son ventre, le portrait d’un empereur. Une création récente venue rythmer l’espace démesurément large de cet emplacement pivot de la vie publique de la cité. C’est ici que se dessinaient, sous les portiques et les bâtiments civils, les destinées religieuses, politiques et économiques de la ville. Il ne reste aujourd’hui que des vestiges des édifices, l’espace étant occupé par des statues dont ce centaure, comme autant de vitrines disant l’importance qu’avait cette large esplanade qu’on imagine peuplée de cris et d’au moins autant de foule que ce matin.

Reliant le forum à l’amphithéâtre tout à l’extrémité Ouest de la ville, la Via dell’ Abbondanza, l’épine dorsale d’un des quartiers les plus animés de la ville avec ses vestiges de boutiques, de tavernes, ses ateliers d’artisans et ses maisons à balcon. Nous irons d’une traite sur cette avenue, jusqu’à la Maison des Cornelii, à l’angle de la via Stabiana.

Remontant celle-ci vers le nord, et l’autre épine dorsale qui porte plusieurs noms, via della Fortuna, via di Nola, et via delle Terme, et trace une parallèle avec la via dell’Abbondanza, se succèdent des noms de maisons qui font rêver : casa di Marco Lucrezio, (j’ai cru un instant à la maison de Lucrèce), maison des Epigrammes, casa di Sirico, la maison de Salluste, qui écrivit l’Histoire de Jugurtha. Certaines d’entre elles nous reçoivent dans des jardins avec de petites divinités de pierre toute blanche et dans des poses lascives, parfois des dieux identifiables, mais aussi des faunes ou d’intimidantes déesses un peu sensuelles. Parfois ce sont des maisons totalement à ciel découvert, parfois partiellement abrité par un toit. On y pénètre et il n’y reste que peu de signe d’une vie ancienne. On a parfois du mal à imaginer le plan même de l’habitation. Avec un peu de chance en levant la tête on aperçoit le Vésuve qui atteste qu’il s’agit bien de Pompéi. Les multiples via sont longues, largement dallées, que bientôt on se prend à les confondre.

Entre le vicolo del Labirinto et le vicolo del fauno, l’atrium au faune sous un soleil brut et sans abri. Toute idée bien éloignée d’un certain après-midi de faune égaré dans le temps. Celui-ci dansant, ou plutôt tournoyant sur lui-même, solitaire et solaire.

Cette demeure est la plus vaste de la ville. Les décorations y ont été maintenue dans les restaurations sans concession au goût de l’époque et on peut dire qu’on se trouve là dans une sorte de maison musée.

Les mosaïques de sol à motifs figuratifs retrouvés ici ne se faisaient plus à Pompéi au Ier siècle après J.C., la mode étant revenue aux motifs décoratifs simples.

Dans le second atrium, on a découvert l’empreinte du corps d’une femme où furent retrouvés les bijoux, les ors et tout ce qu’elle tenta d’emporter dans sa fuite.

A mesure que l’on avance, que l’on improvise notre progression dans les rues, loin du forum, les foules se font bien moins compactes. Il arrive qu’on puisse même avoir quelques perspectives parfaitement lisibles sur de longues via jusqu’au point de fuite à l’horizon, sans qu’il ne s’y trouvent que quelques grappes éparses de visiteurs dans les lointains. Les rues sont fréquemment jalonnées de ce qui reste de colonnes de pierre rougeâtre sous le ciel. Parfois, quelque ruelle étroite débouche sur des ensembles de cyprès avec pour fond le Vésuve. On imagine alors, en fermant les yeux, à la vie retrouvée sur les pavés et les dalles, le rythme des va et vient des enfants à l’entrée des maisons, les animaux domestiques, le voisinage et le passage de troupeaux et de bergers.

Dans la via delle Terme, on aperçoit le chien en mosaïque, prêt à mordre s’il le fallait, Cave Canem, dans l’attitude toute réaliste du « chien méchant » de toujours.

C’est dans la suite de cette via que la poésie s’élargit, à mesure que l’émiettement des visiteurs se poursuit. On y entendrait presque le silence au pied du Vésuve qu’on croirait maintenant tout près, le long de chemins jalonnés de cyprès.

Nous sommes sur la voie de la Villa des Mystères. Après la Porte d’Hercule, le chemin est légèrement descendant. Bordée de colonnes et sur la droite, sur un léger promontoire, une ruine de temple dont on voit encore quelques alignements de colonnes circulaires. Sur fond d’azur absolu, et le règne romain d’une végétation d’arbres maigres, et de cyprès comme autant d’éléments indispensables au décor.

Le chemin dallé s’élargit ensuite à la via delle Tombe où se trouve, de part et d’autre, la nécropole de la Porte d’Hercule et la villa aux colonnes à mosaïques. Ensuite un sentier improbable mène dans un creux de vallon et un bouquet de cyprès, à la Villa des Mystères. Depuis celle-ci, on voit la mer. Comme si la villa s’était désolidarisée de la ville derrière elle. On pourrait penser que ce lieu était déjà suffisamment éloigné pour être considéré comme une sorte de « hors les murs ».

L’ensemble des bâtiments est sombre, des pièces reçoivent suffisamment de lumière pour y apercevoir fugitivement, sur des murs isolés de toute franche clarté, quelques peintures décoratives. Des galeries couvertes circulent autour de parties encore en chantier. Jusqu’à l’endroit quasi miraculeux où dans la pénombre surgit le plus extraordinaire ensemble de peintures murales, un cycle complet de fresques.

On ne sait avec certitude le pourquoi d’un tel réalisme dans le contexte d’une maison privée. Il s’agit d’une mégalographie (scène à taille réelle), développée comme un récit, autour dit-on, de figures incomplètes de Dionysos et d’Ariane. Ce sont les fonds rouges qui dominent sur une mise en scène très théâtrale des différents motifs représentés. Les deux hypothèses le plus répandues y voient soit la célébration d’un mariage, soit un cérémonial d’initiation aux mystères dionysiaques, d’où le nom de la villa. La scène de larmes d’une jeune personne se réfugiant sur les genoux consolateurs d’une autre femme laisserait douter d’une scène ordinaire de mariage. Par contre, la présence d’un vieillard assez libidineux, de comédiens, de masques et d’une femme prise dans une attitude théâtrale d’effroi, entre autres séquences sans réponse pour moi, laissent planer plus que des doutes.

L’impression n’en demeure pas moins qu’on se trouve devant un des grands moments de la peinture universelle. Comme de tous les différents épisodes fragmentés entrevus sur place ou dans les musées qui en conservent les traces.

La pente est plus rude à remonter que prévu jusqu’à la Porte d’Hercule. Les rues se font plus désertées, elles paraissent parfois plus larges. J’ai le vague sentiment de me trouver à certains moments dans un labyrinthe dans lequel viennent s’immiscer les étrangers d’un jeu dont on ne connait pas les règles. Un jeu de piste où manqueraient certaines pièces.

Ce ne sont plus maintenant que quelques groupes, de moins en moins nombreux, écoutant les speechs de cicérones balbutiant, comme ils l’ont appris eux-mêmes sommairement, les secrets de l’histoire des pierres.

Les rues sont longues, et les dalles bien souvent disjointes, formant parfois de véritables obstacles à la marche par l’érosion des pierres devenue lisses ou totalement disjointes.

Redescendant par via di Mercurio, le soleil rend maintenant la pierre blonde ou d’un ocre saturé suivant les édifices. Puis dans le prolongement, la via del Foro débouche à nouveau sur le forum plombé de lumière. La statue du centaure semble encore plus impérialement dressée face au Vésuve, mais je pense qu’il s’agit d’une attitude que le créateur de cette œuvre récente a disposée ainsi comme symbole du destin de la ville. Venant de la via del Foro cette attitude est plus évidente qu’au soleil montant de ce matin. Les vestiges des temples, des monuments comme hébétés, offrent dans ce résidu de plaine toute l’étendue du dynamisme oublié d’une cité fière et ordonnée.

C’est dans la suite, au sud du forum, après l’Arche d’Honneur, la belle et plus étroite via delle Scuole, jalonnée de colonnes irrégulièrement dressées. Elle mène tout au fond du site, jusqu’à la maison des mosaïques géométriques. Puis la grande poésie, l’inexplicable harmonie des formes, des rencontres hasardeuses de la pierre, des cyprès, du ciel, offre un paysage éblouissant de simplicité à l’angle et dans le prolongement de la via della Regina.  Cela devient soudainement, mais peut-être est-ce par une adhésion subjective, plus bucolique, à l’angle de la via des 12 Dei.

Est-ce dans le premier tronçon ou le second de la via Regina que se trouve la plus émouvante surprise. A l’intérieur d’une maison dont l’accès n’est guère possible, surgissent dans le fond mural, en glissant un œil, les plus belles apparitions de peintures pastels. Des personnages solitaires, certains dans des postures sculpturales dans l’embrasures de portes, un sacrifice illisible, dans des bleus, des jaunes et des rouges d’une clarté et d’une légèreté qui seraient presque des Bonnard avant l’heure. Au premier plan de notre angle de vue, une mosaïque représentant des lutteurs. J’apprends en faisant ce récit qu’il s’agit de la Palestre delle iuvenes, la salle de sport des jeunes avec vue panoramique sur la mer.

Le grand théâtre est bientôt en vue. Par la via dei teatri nous débouchons sur une magnifique enfilade de colonnes d’un temple en ruine sur l’allée du Forum triangulaire, enfoui dans des bosquets de fraîcheur. Puis c’est la via Tempio di Iside, le temple d’Isis. Jouxtant le théâtre, plusieurs entrées y sont dissimulées. Le temple avait ses rites journaliers. Un escalier souterrain menait à l’eau sacrée du Nil.

Par l’une des portes du temple on arrive en pleine lumière dans l’amphithéâtre de pierres grises. Le grand et le petit théâtre. Les cicérones japonais ne savent plus comment donner de la voix.

A l’angle du Temple d’Esculape, c’est à nouveau la via Stabiana qui descend jusqu’à la porte du même nom. J’ai l’impression que je m’imprègne de la ville, de son aridité et du rythme de ses angles et de ses fuites vers l’horizon. La perspective est maintenant d’une poésie ineffable de pins qui s’accrochent à l’azur, de pierres surchauffées et sereines, et de collines dans les lointains, hors les murs.

La lumière d’après-midi a rendu l’Apollon encore plus apollinien. Le ciel plus dense et cru. On sentirait presque le métal vert de gris palpiter dans la tension des muscles. Le Vésuve se dessine imperturbablement calme sur l’azur.

C’est en sortant de l’enceinte de la cité, par un petit portillon, qu’on accède à l’antiquarium de Pompéi. Déjà ébloui de tant de lumière, il faut maintenant admirer à froid dans la clarté artificielle, les peintures et les dernières merveilles sauvées des désastres. Parce qu’ici, tout est question de retrouvailles et de miracles de résurrection d’un vieux monde englouti. Dans la première salle, ce sont des statues grandeur nature de déesses, puis des enfilades de salles condensant un grand nombre de peintures provenant des quatre différentes périodes stylistiques. J’aurais retenu ce personnage féminin debout, dressé sur un char rouge, entouré d’angelots, avec à ses pieds quatre éléphants dont un qui paraît agenouillé.

Un buste de Dyonisos vert de gris, écaillé, et même borgne.

Mais le plus émouvant reste cette reproduction de trois moulages de personnages découverts dans la position dans laquelle ils trouvèrent la mort. Le quatrième, seul, la tête tournée vers le sol, le bras replié sur le visage.

Nous n’avons pas tout vu aujourd’hui. Comment aurait-ce été possible ? Après cinq heures de déambulation, de marche et d’une contemplation de tant de lieux, que même la villa des Vettii a échappé à notre curiosité. La maison des peintures érotiques notamment. Priape, Dédale montrant la génisse de bois à Pasiphaé

Avant l’entrée dans le site, il avait fallu nous munir de chapeau ou de casquette. La dame du petit bazar nous a offert, en plus, un de ces petits porte-bonheur qui font fureur ici. Une sorte de poivron cornu en plastique. Il y en a de toutes les tailles. On peut en trouver par grappes s’ils sont petits. Il a été difficile de savoir quelle est la signification de ce porte chance, mais comme la forme l’indique, ces cornes semblent symboliser celles du mari trompé qui, je le suppose, dans son ignorance, ne perd pas le bonheur, et la chance qui est la sienne. Un peu comme cette main dont le majeur et l’auriculaire dressés, en s’agitant vers un danger supposé, sont un signe de conjuration contre le mauvais œil. Naples, dans toute son ambigüité et ses vieilles croyances.

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Le train roule sur les paysages qui défilent dans une lumière subtile de petits ports, de banlieues et de maisons grises. Le soleil passe déjà de l’autre côté.

Puis c’est l’arrivée à Garibaldi et la correspondance pour Toledo, où les visiteurs, maintenant, mitraillent d’ébahissement l’escalier mécanique sous ses voûtes bleues et sa perle marine.

Quartier Spagnolis. On essaie un petit vin local dans une rue montante où la musique n’envahit pas l’espace. La terrasse est bancale à l’angle d’une rue beaucoup plus passante, mais les jambons crus, les olives géantes et les spécialités de petits pains craquant comme des biscuits salés feraient presque sauter un repas.

Puis, on suit les pavois bleus et blanc le long de la rue montante, puis une autre, et à mesure, on sent la densité des badauds et des scooters qui enflent toujours plus. Du bleu toujours, de la couleur de Buittoni surtout. L’anarchie naturelle du rythme du cœur napolitain se double ici d’un négligé qui semble être revendiqué. Le linge aux fenêtres se confond bientôt avec les rubans bleus et les larges caractères noirs des inscriptions qui revendiquent quelque fierté, la gloire de Maradona, son portrait de plus en plus grand, le mélange des bleus du Napoli et du maillot aux couleurs de l’Argentine, à mesure qu’enflent et grondent les mouvements maintenant fébriles de ceux qui grimpent comme nous vers le nouveau temple de fierté des pauvres. C’est le chemin du « mural ». Comme on va vers un lieu de pèlerinage.

C’est sur une petite place, saturée d’une foule bigarrée que se trouve la fresque légèrement délavée du dieu de Naples. Des lampions, des effigies démultipliées, des oratoires et des bougies brûlent tout alentour. Les murs sont écaillés et le linge aux balcons, eux—même, semblent porter l’allégresse de la bonne nouvelle. Naples est invincible.

Plus calmement, comme on trouve sa vitesse de croisière, on trouve ce soir la meilleure table qu’on aurait pu souhaiter dans le grouillement aléatoire de Spagnoli. On s’est même fait un nouvel ami, Mario qui nous considère avec le respect et la juste onctuosité qu’il faut pour nous faire déguster le thon mi-cuit à la perfection. Avec le vin blanc des Pouilles.

 

Dimanche 13 Août

 

Revenu à Nice vers le 20 de ce mois, j’apprends à la radio que Stéphane Lissner a été limogé avec un préavis de quinze jours du Théâtre San Carlo de Naples il y a quelque temps déjà. « Vous comprenez, ce sont les sbires de Madame Meloni qui ont eu ma peau ». Et je me dis, pourquoi d’ailleurs l’avait-on fait venir ? La question me tracasse. Un wagnérien comme lui, n’ont-ils pas eu quelques regrets au pays de Caruso ? N’aurait-il pas eu quelque animosité contre le Dieu du mural ? Non, tout compte fait, c’est un complot politique. Et de se répandre en jérémiades sur France Culture. Vous comprenez, un homme de ce talent, si droit, si lisse…

Naples est la seule ville où je ne lève pas les yeux pour savoir si le ciel va tourner. L’azur toujours, sur Toledo. On descend doucement vers la mer. Le San Carlo se trouve tout à la fin de la longue via Toledo qui se noie sur la piazza del Plebiscito. L’urbanisme sur mesure. L’église à rotonde, San Francesco di Paola, tout au bout, trônant sur l’immense arc de cercle, sous la protection des lions allongés de part et d’autre, et le San Carlo en face. Et puis des palissades, hélas, des podiums pour les « vociférants ». Mais des panneaux entourant les échafaudages à la gloire de Caruso, tout de même. Et puis, tristesse, le théâtre est en réfection, fermé au public pour une durée indéterminée.

De l’extérieur, il ne paie pas de mine. La Scala paraîtrait presque pimpante en comparaison. A aucun endroit, sur toute l’étendue physique du bâtiment, on ne se douterait qu’un tel mythe de l’art lyrique est aujourd’hui là, sous mes yeux. Sinon que sous les arcades d’une entrée discrète, où sur des affiches anciennes se lisent les noms de Pierre Fournier, Emile Gilels ou Horowitz et quelques noms illustres de la baguette, qui parlent d’un temps fastueux. Pas même une affiche au nom de quelque gloire du chant.

Nous ne verrons donc pas l’intérieur exceptionnel de ce temple des ténors. Le temple des velours et des ors, des balcons sur cinq étages et un plafond somptueux décoré au XVIII° siècle. N’oublions pas que les théâtres à la napolitaine de Nice, et de tous les autres conçus de cette manière, ont leur prototype dans ce San Carlo…

La distance est longue pour aller tout au bout de ce bord de mer qui voit les couchers de soleil sur le Vésuve. Mais il fait si beau. Et il s’agit d’aller à pied jusqu’au port de Mergellina où se forme l’extrémité nord de la baie de Naples.

Sur France Musique cette fois, le 31 Juillet vers quinze heures, avant notre départ. Une archive de Radio-France. Ça ne s’invente pas : « Georges Thill, vous avez fait vos études au Conservatoire de Paris après la Première Guerre ?

– Oui, je n’étais pas spécialement brillant. J’avais aussi pour condisciple un certain Podesta qui chantait avec une voix rentrée, une émission désagréable et serrée, d’autant qu’il avait un potentiel qui ne s’épanouissait pas. Un jour il me dit, je pars à Naples pour des cours avec une sorte de sorcier de la voix. Lorsqu’il fit sa réapparition à l’examen de fin d’année, sa voix, son style étaient méconnaissables. Il avait été déconstruit probablement et refait par le sorcier en question. Je demandais donc à suivre son exemple et partis moi aussi pour Naples. C’était il y a cent ans en 1923… Et j’ai étudié avec ce rival de Caruso, cet homme qui n’avait pas une voix d’épaisseur et de format exceptionnels, mais c’était le chant incarné, le rossignol napolitain. Une voix longue, souple, il pouvait tout, avec un legato, une diction, une aisance ! Un maître du bel canto, le seul probablement encore vivant.

J’ai étudié trois années avec lui. J’étais devenu son élève préféré. Avant de partir, avant que je n’accomplisse le destin qui fut le mien, le grand Fernando de Lucia me dit : tu as maintenant tout mon savoir, tu feras une grande carrière, mais tu seras le dernier des grands ténors. Après… »

Je me souviens que Georges Thill avait aussi parlé avec chaleur d’un certain petit port au bout de Naples, à Mergellina, où il avait souvent mangé le poisson. Il y a juste cent ans.

Cent ans, c’est peu et c’est beaucoup. Mergellina, du temps de ces ténors et du poisson sur le petit port, a bien changé si j’en crois le récit de Georges Thill. Pour y aller, nous longeons le bord de mer. Les immeubles quittent progressivement leurs habits de pauvre. A l’angle de la via Partenope, après le petit port de Santa Lucia, certains hôtels pourraient côtoyer ceux de Cannes sur la Croisette. Depuis cet angle, sur la rive opposée, vers Mergellina tout au loin, on aperçoit les balcons de Naples sur ses collines. Et puis, sur le plan, j’avais noté un long espace arboré qui relie Partenope aux abords de Mergellina. Il s’agit en fait d’un parc maigrement arboré, mangé de chaleur et de négligences. On y trouve tous les déchets qu’une municipalité probablement débordée ne saurait rendre riant bien qu’il ait la chance de longer tout ce bord de mer. J’y ai rencontré un petit temple néo grec, de belle proportion, lacéré d’un méchant grillage métallique enrobant et enserrant tous les détritus de plastiques, les vieux cartons de pizzas et toutes sortes de souillures, parmi les ronces et les herbes folles, là où il eut suffi d’actionner une manœuvre de débroussaillage et d’assainir une fois pour toute les abords d’un si charmant petit édifice.

Puis, sans que la transition se fasse nettement, c’est le port au bout de ce bord de mer. Des bateaux de plaisance, de petites embarcations aussi, quelques pêcheurs en eaux noires. Puis une longue digue tout au bout de l’anse du port. Une plage de sable sans couleur donnant sur les eaux mêmes de navires à moteurs. Et des baigneurs, des enfants surtout, et des détritus visibles de loin sur les sables. Entre ces diverses immondices, des cabines de déshabillage en bois, comme on en faisait dans les stations estivales du début du XX° siècle, ou encore à Deauville. Mais ici ce sont des vestiges pour des pudeurs anciennes. La saleté et le malodorant y a remplacé le sens de l’hygiène et de la décence.

Mais comme les hauteurs de la ville sont belles au-dessus des toits bleus et blanc des cabines ! C’est Naples regardant la mer depuis ses balcons.

Le long des trottoirs, les restaurants et les simples échoppes de fruits de mer ne respirent pas l’air de la mer… On a malgré tout du mal à trouver une place disponible pour prendre un verre. A Naples, on veut surtout réserver les tables pour la seule restauration. Et dès dix heures du matin les couverts sont dressés. La notion de bistro, de petite terrasse pour rêver avec un verre de blanc devient chose difficile. C’est Mergellina en 2023.

Et puis, un peu en retrait, un restaurant semble somnoler. Nous y sommes les seuls clients quand le personnel s’affaire encore à sortir des tables et des chaises.

– Deux verres de blanc, est-ce possible ? La serveuse qui semble la fille de la patronne arrive avec une bouteille de vin qu’elle pose sur la table et nous la présente du côté de l’étiquette.

– Non, seulement deux verres !  Sans un mot, elle s’en va déboucher un peu plus loin et revient avec deux verres tulipe grand modèle, quasiment remplis.

Je fis remarquer à Cécilia qu’il ne restait plus qu’un fond de bouteille. Deux verres avaient suffi à solliciter la bouteille presque en son entier ! Evidemment, elle n’avait pas servi deux verres pour rien. Elle ferait probablement payer en conséquence.

Au moment de payer, après que la patronne, le vieux propriétaire et quelques autres personnes de la maison nous eussent souri et poursuivi leurs préparatifs, la jeune fille vint nous dire : « dieci euros ». Dix euros. Moins chers que sur les quais de ce même Mergellina et moins cher qu’on ne pourrait jamais le rêver à Nice…

Naples et ses contrastes.

C’est quelque part près d’un parc, où nous n’irons pas, près de la gare Sannazzaro, l’autre poète des lieux, qu’est le tombeau supposé de Virgile.

Mergellina se situant à quelques cinq kilomètres d’où nous étions partis, le retour se fera confortablement à l’ombre d’un tram. La lumière est très forte à cette heure, et l’avenue Gramsci qui trace parallèlement à la mer, dresse de très beaux immeubles cossus. La nuit, du haut des collines cette avenue forme une tranchée lumineuse partant du pied de celle-ci et s’en va embrasser une perspective complète de la ville jusqu’au Vésuve. C’est au rondpoint Sannazzaro qu’est la gare à l’entrée de pierre très ouvragée.  Nous rencontrons un petit bonhomme qui parle français et nous renseigne sur la station qui nous déposera près de chez nous. La gare abrite à la fois le tram pour la partie urbaine, mais également le train qui dessert au-delà de la ville.

C’est à Monsanto qu’on descend. Un des cœurs du Spagnoli, éblouissant de lumière vers les treize heures. Les façades crues des maisons, le linge aux balcons, les pavois aux couleurs de Naples toujours et de l’Argentine mêlée, creusent plus encore le sentiment de traverser les boyaux même de la ville. Comme la station est déjà à belle hauteur sur le flanc de colline, la descente est douce et facile jusqu’au petit marché aux poissons qui jouxte Toledo.

Seize heures trente.

Grimpant par la via San Liborio depuis la Piazza Carità, on accède à nouveau à la station Cumana et au funiculaire de Monsanto.

La montée vers le Castel Sant’Elmo est un enchantement. Le funiculaire est d’un genre nouveau et ressemble plus à un autobus sur rail qu’à ces anciennes coquilles d’œufs qui menaient très haut, suspendues par un câble dans le ciel. La marche est lente et j’ai le sentiment, durant cette ascension, de traverser jusqu’à les toucher, les maisons, de pénétrer au cœur de ces quartiers en hauteurs, jusque-là invisibles, grouillant de vie. La lumière déjà rasante dessine des reliefs empreints de mélancolie sur les fenêtres ouvertes, les bouquets de jardin et les grappes d’autres quartiers dans les perspectives lointaines. Et à mesure que nous grimpons sur ce rail, la ville s’affiche dans ses lèpres, ses couleurs, ses balcons à portée de main, mais maintenant vue de bien haut. L’arrivée se fait sur une esplanade donnant sur de tortueuses ruelles calmes et silencieuses. Et c’est depuis un parapet, au pied du château, qu’on a la première vue sur la baie.

Le Castel Sant’Elmo est une véritable forteresse. Avec son pont levis, ses chaînes et ses murailles épaisses. Pour parvenir à la terrasse d’un premier niveau, il faut traverser un méchant couloir sombre qui serpente dans le cœur du château et sortir en pleine lumière sur un panorama complet de la baie, avec les premiers plans, les plans intermédiaires et tout en fond de paysage, en point d’orgue, le Vésuve. La mer est d’encre et les docks dressent leurs grues comme de fines aiguilles dérisoires, les gros navires se confondent aux digues qui les abritent et la ville scintille dans des teintes de jaunes et de vert confondus.

Dans ma mémoire surgit cette reproduction d’un tableau d’Albert Marquet que j’aurais eu sous les yeux durant des années, dans la cuisine de la Nonina, qu’il en avait perdu ses couleurs vives avec les années. Mais les contours, le dessin même de la structure de la vaste baie de Naples y étaient déjà comme je les ai maintenant sous les yeux.

Depuis le second niveau des terrasses où je me suis risqué, j’ai le bonheur de n’être pas frappé par mon vertige habituel. Je peux voir dans le grouillement des quartiers de la ville, dans le jaune et vert mêlés, la lame noire de la decumani bien saillante de Spaccanapoli qui montre le tracé millénaire de la ville. Disparaissant en perspective dans les lointains, jusqu’aux quartiers d’affaires.   

On distingue très nettement Santa Chiara qui domine de sa stature sereine le milieu de la lame, et jusqu’à la gare ferroviaire Garibaldi.

Pour le bonheur de la photographie classique, la vue d’ensemble de la baie côté Vésuve est soulignée par le premier plan de la façade de la chartreuse de San Martino à quelques coudées au pied du Château.

A main droite de cette perspective, c’est la ville avec tout le plan sur le bord de mer rectiligne, le bas de Toledo qu’on devine depuis le large dôme de l’église San Francesco di Paola, et sur la droite, dans le prolongement, la longue bande verte hérissée d’arbres du jardin au petit temple grec que nous traversions encore ce matin. Tout au loin, dans un léger contrejour crépusculaire, Mergellina et son bassin sombre, presque triste. Au large, découpée dans les vapeurs des lointains, l’île de Capri. Celle de Procida ?

Tout là-haut, la mer paraît indubitablement dans son bleu le plus noir d’encre, avec tous les Marquet que je peux imaginer.

Le temps paraît suspendu un long moment.

Avant de redescendre, c’est un peu la pause crépusculaire sur une placette très parisienne aux pavés et aux toits mansardés, presque montmartrois, ses arbres maigres et ses maisons tranquilles comme ignorantes du chaudron des spagnolis juste en dessous. On y prend le blanc frais à l’orée de ce quartier de Vomero, qu’on devine poétique et silencieux. On y entend des chants d’oiseaux, ce qui est presque un miracle ici.

Et puis, comme on l’avait promis à Mario, on vient déguster à Taverna d’e Zoccole, les pâtes aux œufs d’espadon, les paccheri d’ova di pesce, avec le vin blanc bien frais. On y est attendu.

 

Lundi 14 Août

 

La journée sera celle de Procida. Certains vont vers Ischia, d’autres à Capri. Nous nous contenterons de l’île des pêcheurs, la plus proche de Naples, restée authentique dans son rythme, d’après ce qui nous est promis. Je souris d’ailleurs en pensant que depuis longtemps déjà, Capri, c’est fini

Le port est saturé, les guichets assaillis à la Compagnie « Caremar ». Et puis, le navire s’en va, longeant la longue digue où se dresse tout au bout de celle-ci, une petite statue de saint, le bras tendu en signe de protection et de bénédiction, avant les grands voyages. Procida n’est qu’à quelques kilomètres.

Depuis la poupe du bateau, la lumière violente découpe les côtes que nous longeons durant tout le temps de la traversée. Le sillage laisse une traînée qui paraît rejoindre dans son axe, le fantôme vaporeux du Vésuve dans les lointains. Dans la baie de Naples et bien plus loin encore, on ne quitte jamais vraiment le Vésuve. Comme un phare indiquant le cap. Sur l’arrière du navire c’est l’effervescence. On se presse pour photographier la côte qui évolue dans un relief tourmenté, puis on en vient, de l’autre côté, à apercevoir les îles d’Ischia dont le sommet dépasse Procida au premier plan. Ces îles ne sont pas face à Naples comme je l’avais cru, mais dans le prolongement du port de Mergellina, et longe ensuite le littoral, jusqu’à parvenir à notre destination, à peine séparée de la côte de moins de dix kilomètres.

Le navire accoste dans la partie portuaire et active de l’île, avec ses cafés, ses terrasses et ses petites boutiques de marins. L’affluence est compacte à cette endroit. Il n’est que neuf heures trente, mais passé le quai, et plongeant dans la première rue parallèle, c’est le village presque endormi, alangui dans un rythme d’insulaires qui paraît nous ignorer. Nous sommes loin des frénésies luxueuses de Capri et des indolences feutrées. Les petites boutiques de la rue montante ont des façades simples et sans attrait particulier. Certaines doivent avoir la même physionomie qu’il y a cent ans. Les pavés montent toujours vers je ne sais quelle perspective sinon de grimper longtemps jusqu’à déboucher sur une petite place dévoilant la partie opposée de l’île et la fameuse Marina de Coricella.

C’est en montant encore qu’on va découvrir dans un éblouissement de couleurs et de lumière, l’exposition en panoramique d’une myriade de maisonnettes, de clochers, de petits bateaux, autour d’une anse où sont amarrées les barques des pêcheurs dans une eau noire et sereine. La profusion de ces enfilades de petits cubes violemment contrastés de bleus et de rouges, de jaunes et de verts, de clocher et de terrasses blanches, face à l’eau cobalt qui forme un arc de cercle, est un des plus beaux enchantements de paysages antiques qui soit.

C’est ici, un peu la synthèse de ces émerveillements qui saisissent à Oïa sur Santorin, ou à Burano au bord de Venise, en moins alanguie. Peut-être aussi, lorsque nous irons, aux Cinque Terre. Mais cette espèce de Cythère aux mille feux éclatants donne sa plénitude au somment de la rue en pente sur la colline et une petite plateforme au pied du château. L’exposition solaire est telle que Coricella ne manque jamais d’une lumière permanente, la courbe se faisant en un arc tracé par la course solaire menée d’un bout à l’autre de la marine durant tout le jour.

Les différents points de vue se multiplient suivant les angles de ruelles, les escaliers à flanc de colline, les multiples belvédères, qu’on croirait que ce panorama de Procida a été antérieurement conçu pour se profiler comme un écrin né pour s’épanouir de sa propre beauté.

Cette image violente d’ordre et d’harmonie chromatique est une des rares qui puissent donner crédit à l’idée d’immuabilité du temps dans la vie des hommes simples qui ne quitteraient jamais leur lieu de naissance.

Tout en haut de la colline, au plus panoramique sur Coricella, depuis le plateau qui regarde aussi vers l’île d’Ischia, se trouve une église modeste, et un promontoire qui plonge à la fois sur la mer, et sur une falaise abrupte.

La vue sur un Vésuve de velours et sur la côte à peine perceptible dans un fond vaporeux, offre le plus beau des paysages, fragile et comme dépendant de la lumière. Seules des traînées blanches au sillage de rares bateaux de plaisance soulignent l’encre profonde des eaux autour de l’île.

Faisant le tour des ruelles autour de l’église, le temps s’est arrêté sur le seuil des maisons. Certaines ont leur porte d’entrée au-dessus d’une rangée d’escaliers grimpant, comme pour mieux monter encore vers quelque azur supplémentaire. D’autres ont une vue sur Ischia ou sur le Vésuve.

A mi- pente, revenus sur la placette où se rejoignent les deux rues principales, nous faisons halte au bistro. La large terrasse permet d’avoir un point de vue sur les maisons du dessous où pendent des filets et des linges, des terrasses où sèchent des vêtements.

Une conversation, à une table voisine, entre trois ou quatre natifs des lieux se fait en napolitain, et peut-être même en un napolitain si localisé qu’on ne saisit un seul mot compréhensible en rapport avec l’italien. Du moins mon oreille n’en perçoit les subtilités façonnées par des vents, des couloirs et des modes de vivre façonnés par le temps et les géographies qui marquent leurs différences.

On redescend doucement par une rue où est l’église à coupole, visible comme le point de repère principal depuis n’importe quel endroit de l’île. C’est le lancinant épanouissement des maisons bleues et jaunes, vertes et rouges, toujours en harmonie avec le ciel. C’est l’heure du silence.

Puis tout le long de la marina, ce sont les barques et les filets immenses, accostés ou hissés sur le quai, parfois sur leur flanc. Quelques-unes vont reprendre la mer après le toilettage. Il n’est guère de gros navires sur ce côté de l’île. Rien que le temps lisse qui passe sur le rythme des entrées et des sorties de la pêche. Même les terrasses qui couvrent d’ombre d’Est en Ouest les quais dans leur ensemble ne troublent la quiétude de ce coin de port. On entendrait presque, en y prêtant l’oreille, les légers clapotis contre le flanc des quais. Nous sommes loin des luxuriances d’autres iles. Ici, c’est un peu une Cythère discrète.

Par les rues et par les chemins dirait l’inspiration de Debussy. Nous rejoignons bientôt, pour l’heure de l’embarquement, l’autre quai par lequel nous étions arrivés ce matin. Les terrasses se font plus désordonnées et plus grouillantes.

Comme le monde est petit, nous rencontrons notre logeur, Chicco Fusco, tout fier de nous présenter une de ses filles.  

Puis vers quinze heures, c’est le retour vers Naples. La lumière rend le découpage des côtes plus blond et le relief plus saillant. Mais les rétines sont encore dans le criard des bleus et des rouges, des jaunes…

Place Bellini, que nous avons adopté pour le vin sombre, Nero d’Evola, c’est le rendez-vous prisé des promeneurs. Nous y avons notre place sous la verrière, à l’abri des plateaux intempestifs de serveurs impeccablement raides dans leur va et vient en tenue blanche et noire.

C’est au sortir de ce restaurant de la via Santa Chiara, que la nuit a semblé s’abattre rapidement. L’éclairage étant devenu faible, la densité des graffitis a entamé une sorte de danse, tout à la fois immobile et macabre, de zébrures et de coulées informelles de signes et de couleurs d’une violence extrême.

Les murs, très hauts, correspondant aux enceintes du monastère, rendaient plus encore cette impression oppressante de prison close, d’autant qu’aucune rue ne venait couper ce tissu d’angoisse qui commençait à se refermer dans cette descente de Santa Chiara. Le chemin paraissait long. J’ai pensé perdre le sens de l’orientation tant le boyau était étroit s’en allant en une courbe tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, les couleurs prenant, sous l’effet des lueurs, des disharmonies fantomatiques et irréelles, une sorte de rictus d’enfer humain, qu’il fallut presser le pas jusqu’à sentir une échappée lumineuse.

Nous étions parvenus à Toledo, à hauteur de la Piazza Carità, par des goulets zigzaguant où pas une âme n’avait été rencontré, sinon ces sinistres cris de colère muette, imprimés sur des murs noirs comme autant de balafres de coups d’épée de fureur dans les ténèbres, et de signifiants de haine.

Retrouver l’orée des quartiers Spagnolis, ses maillots de Maradona et ses promeneurs tardifs autour de minuit, parut presque rassurant.

 

Mardi 15 Août

 

Le soleil toujours. La promesse d’une journée de plomb, puisque ce sera Herculanum.

Cette fois c’est sans retard que, depuis la gare Garibaldi, le train traverse des banlieues aux immeubles qui touchent souvent le ciel, mais avec de plus amples balcons que ceux d’en ville. Herculanum est en fait au bord de la mer ou presque. Il faut suivre la colonne des visiteurs qui descend une longue rue durant presque un kilomètre pour parvenir aux Scavis d’Ercolano. De loin, la mer est maintenant en vue.

 

HERCULANUM

 

Dès l’entrée de la cité, contrairement à Pompéi, on peut embrasser, depuis le léger surplomb, l’ensemble du site d’un seul regard. Dressée bien au-dessous du niveau de la ville actuelle, Herculanum apparaît au-dessous de la barrière d’enceinte qui descend progressivement vers une des allées principales, le cardo III inferiore. Les ruines dans leur ensemble sont enserrées de part et d’autres par les quartiers actuels qui surplombent celles-ci.  Avant d’atteindre le cardo III, on distingue la mer au loin, les pompoms des pins diversement disséminés et des cyprès noirs entremêlés aux pierres. La ville devait venir au pied de l’antica spiaggia léchant les murs extérieurs de la cité. D’ailleurs, le premier vestige qu’on a pu voir, dans une pièce spécialement aménagée, est un reste carbonisé d’une barque dont les boursoufflures du bois épais vont jusqu’à manger le cœur même de la barque.

Dès l’entrée dans les rues, le sentiment de fouler aux pieds un monde disparu se fait sentir à chaque regard posé sur la pierre. D’autant qu’au-dessus de la Cardo, les maisons actuelles se dressent depuis leurs balcons, leurs linges qui sèchent, comme un prolongement de la ville ancienne, une superposition des temps qui continuent parallèlement.

Si Pompéi est une symphonie, par son ampleur et ses dimensions sur sa vaste plaine, Herculanum s’inscrirait plutôt comme une musique de chambre à forte personnalité et à dimensions réduites. Une musique d’élite.

A côté de Pompéi, c’était une petite ville tranquille entourée d’arbres et de vignobles, où les habitants s’occupaient de pêche et d’activités maritime. On dit pour cette raison qu’Epicure n’aurait trouvé nulle part ailleurs un meilleur endroit pour ses méditations philosophiques.

Cinq mille habitants peut-être, cinq fois moins étendue que Pompéi. Elle fut détruite aussi en 79.

Les premières maisons sur notre droite de la Cardo III sont les Casa dell’Argo et la Casa di Aristide, qui nous attirent par les longs jardins aux arbres qui dépassent les vestiges et par celle del Genio, noyée dans un bouquet de cyprès.

On pourrait se perdre dans la dénomination des lieux, mais les huit îlots d’habitations repérés au XVIII° siècle sont numérotés en partant de I, au coin nord-ouest et en continuant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. La partie orientale, comme insula orientalis I et II. La partie visitée et accessible au public est constituée des quatre insulae III, IV, V et VI, d’environ quarante mètre sur quatre-vingt-dix., délimitée par des rues à peu près perpendiculaires. Chaque insulae est divisée en parcelles rectangulaires, occupées chacune par une maison. Tel est le périmètre qui s’offre à nous.

Je ne sais dans quel ordre nous avons traversé ces ruines, ni comment les reconnaître depuis l’extérieur. Je crois même que les archéologues du temps des premières fouilles devaient se donner quelques repères en forme de dessins ou de notes écrites, voire de codes sur lesquels prendre appui. J’ai retenu quelques bribes de maisons, de mosaïques ou de peintures, des surprises offertes au hasard des déambulations.

Le périmètre d’Herculanum étant moins vaste que Pompéi, il a été ainsi plus facile de s’attarder aux divers intérieurs des maisons. Presque toutes étaient peintes. Du moins des traces géométriques, des restes calcinés souvent de fresques hautement colorés.

La maison de l’Hermès de bronze, dans le Cardo IV peut être considérée comme un exemple de maison à cloisons sur plusieurs plans où des traces de riches fresques laissent à penser que le propriétaire était un marchand ou un personnage important, d’autant que la maison se situe au cœur de la cité.

Dans le tablinium est exposé un hermès en buste aux traits assez réalistes qui pourrait être le portrait du maître des lieux.

De nombreux intérieurs se succèdent ainsi, avec leurs peintures naufragées dont les vestiges font penser à quelque maison oubliée de l’enfance redécouverte après des années d’oubli et revue dans l’état. Comme je redécouvrais après plus d’un demi-siècle la maison qui m’avait vu grandir dans ce Rabat des années cinquante. Je crois qu’Epicure reverrait si possible, les fresques et les objets sans plus d’étonnement que ça, simplement frappés d’un voile de suie et de temps passé bien naturel, suppléant par la mémoire ce qui fut le cadre de son quotidien.

On s’arrête particulièrement à la maison de Neptune et d’Amphitrite qui s’ouvre sur le cardo IV, dans l’allée centrale de la ville. C’est une des plus remarquables par les richesses de ses mosaïques et par la disposition du triclinum qui laisse facilement imaginer ici les repas ou les lectures qui pouvaient s’y donner.

Dans ce triclinum d’été la banquette de marbre est installée en forme de U et s’appuie sur deux murs couverts de mosaïques. A gauche de la salle, une nymphée, fontaine décorative avec une niche centrale en abside, encadrée de deux niches rectangulaire couvertes aussi de mosaïques représentant dans un fond bleu profond, deux scènes de chasse symétriques à la fontaine, et des festons de fruits et de guirlandes de fleurs qui surmontent ces tableaux.

L’architrave qui couronne l’ensemble a perdu sa mosaïque, mais montre trois masques de théâtre dont un magnifique pris en une posture d’effroi à la manière d’une Minerve, extrêmement convaincant.

Mais le plus beau, qu’on voit dès l’entrée de la maison, reste la mosaïque d’ensemble des noces de Neptune et d’Amphitrite

 C’est au nord du Cardo IV que l’on atteint le Decumanus et le forum, qui marquent les limites actuelles de la cité au plus loin de la mer. C’est la principale voie et artère commerçante d’Herculanum dont le cardo V est l’extension logique. Contrairement à ce que l’on croit, la chaussée n’est pas pavée, mais en terre battue, d’éclats de tufs, de mortier et d’une couche de gravier.

Le forum n’est pas ici, suivant le schéma habituel des villes romaines, une place rectangulaire. Le decumanus s’élargit simplement d’une dizaine de mètres. Consacré aux activités civiques, il est séparé de la zone marchande par un grand arc et décoré de statues.

A la fontaine d’Hercule répond, tout à l’opposé de ce decumanus, le grand arc tétrapyle.

La Maison du Bicentenaire est l’une des plus somptueuse et des plus grandes du quartier. Elle s’ouvre sur le decumanus maximus entre plusieurs boutiques et s’enfonce au cœur de l’insula entre des maisons très modestes comme celle de la Belle Cour.

Au fond, un sol en mosaïques blanches et noires, puis des murs, disparates et diversement conservés, des parois à fond rouge montrent des tableaux dont les cadres sont nettement soulignés, de Dédale et Pasiphaé d’une part, Vénus et Mars de l’autre. Ce qui m’a le plus intrigué est un simple médaillon de Satyre caressant le menton d’une beauté juvénile qui ne semble pas plus surprise que ça. Vu en agrandissement de la scène, la psychologie des personnages, d’un témoignage pictural fortement altéré, est d’un réalisme remarquable bien que de taille modeste. Peut-être est-ce l’essence même de Pompéi et d’Herulanum que de se voir sans cesse dans le miroir érotique, et de mesurer tout à la fois l’atemporalité du désir humain. Il y a là comme une passerelle muette entre l’art hypnotiquement érotique des romains et ce que les peintres de la Renaissance ne cesseront de montrer avec Suzanne et les vieillards.

Au fond de l’atrium, un couloir mène à un petit jardin intérieur entouré d’une colonnade sur deux côtés et un escalier montant.

De la maison des Cerfs, je retiens un groupe de statues dont celle d’un cerf assailli par des chiens et en contrepoint un satyre portant une outre et Hercule en une position dérisoire, ivre et pissant.

Dans la pleine lumière d’après-midi, arriver à la Maison du relief de Télèphe est un éblouissement.  Le décor peint de cette maison date de la période flavienne. En traversant un ample vestibule, on entre dans l’atrium, voisine du modèle de l’architecture grecque : divisé en trois nefs par deux séries de colonnes. L’atmosphère suggestive de l’habitation est accrue par la couleur rouge vif des colonnes et des murs. On y reste un long moment, observant les nuances d’ocre évoluer à mesure que l’azur se densifie.

Un grand péristyle avec des colonnes de briques entoure un grand jardin sur lequel s’ouvre trois pièces de réception décorées de marbre. Dans une pièce voisine, le bas-relief néo attique du mythe de Télèphe, un fils d’Hercule qui a donné son nom à la maison.

J’ai encore sous les paupières cette magnifique statuette de bronze dans l’une des maisons proches de celle du Bicentenaire, montrant Hercule, le bras levé auquel manque la lance, dans une magnifique posture de sérénité et de force tranquille, sculpture dont on ne sait si elle est une copie ou si c’est celle qui se trouve au musée, à la sortie des ruines, qui en est une.

Sans avoir tout décrit, ni ambitionné d’avoir mis à plat l’univers complet de ces vestiges et de ces trésors, la boucle est tout de même bouclée, depuis le Cardo III initial, jusqu’à la maison du relief et celle du Cerf qui occupent le sud de la cité. Des rangées de cyprès annoncent la descente vers le rempart et débouche sur la porte marine.

Une rampe mène à une terrasse aménagée où se dresse la statue d’un des citoyens les plus influents d’Herculanum, Nonius Balbus.

Puis, sous l’esplanade qu’on descend par quelques marches, bordant l’ancienne plage de la ville, une série d’arches creusées à même la roche. Dans ces cavités qui servaient d’abri à bateaux et d’entrepôts portuaire, ont été découvert en 1980, plus de trois cent squelettes humains que l’on voit encore grimaçants.

La lumière est maintenant déclinante. Elle éclaire, depuis l’allée prise dans le sens du retour, surplombant l’ensemble de la cité, le plus beau paysage franciscain qui soit. Des cyprès sur la bordure et l’allée de droite, puis des maisons de la ville neuve qu’on aperçoit au-dessus des ruines, avec leurs linges, les craquelures de leurs murs jaunes, les fenêtres souvent sans volets et les terrasses à nu sous le ciel d’azur. S’entremêlent en une touche de la plus sûre harmonie de Sud, les palmiers et les cyprès entre les ruines et la ville haute.

Dans le ciel, à peine contrarié par quelques nuages tranquilles, comme pour habiller le paysage, le Vésuve.

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En fin d’après-midi, nous avons senti ce besoin de comprendre cette espèce de terreur qui avait été suscitée dans cette descente de la Via Santa Chiara, hier en début de nuit. Nous retrouvons en partie ces enfilades de blessures à la peinture comme des écritures de sang sur le Largo Bianchi Nuovi, dont le nom est maintenant clairement exposé, sur le prolongement du goulet qui paraissait interminable. Les tags les plus violents, les descriptions apocalyptiques des colères et des insatisfactions humaines s’affichent toujours, mais sans cette éclairage qui donnait une vision à peine simulée de l’enfer. Ce Largo aboutit à la Piazzetta Monticelli qui n’est pas maintenant sans paraître avec ses palmiers défaits et asséchés, avoir un certain cousinage dans le décrépi et le rythme lent, avec la Havane.

 

EPISODE CUISINE

 

Remontant donc cette fameuse via, c’est à la Taverna Santa Chiara que nous reçoit la mamma qui contrôle tout. On le sent dès l’entrée où chaque client est enregistré et attendu au quart d’heure près. On sent les chaudrons fumer, les cuisines affairées. On nous dispose dans un havre de tranquillité à l’étage où seules quatre tables occupent l’espace. Un couple d’américain et un grand monsieur noir, américain également, et puis notre table contre le mur. Le monsieur noir d’un certain âge se voit apporter une bouteille de champagne qui restera longtemps sur la table sans que personne ne la débouche. Il semble avoir ce chaloupé de l’esprit que d’autre peuvent avoir pour les choses du corps : il patiente. Après ce qui parut un bon quart d’heure, un officiant tout de noir et blanc, vient pour le champagne lorsqu’un cri jaillit du côté du couple américain et qu’une salve de mousse arrosât le pauvre monsieur noir tout autant que sa voisine de table. Le serveur sans perdre son calme s’en va chercher de quoi passer largement la serpillère tout le temps qu’il fallait, laissant en même temps le pauvre monsieur qui, dodelinant de la tête, avait dû en voir d’autres. Rapportant avec lui le champagne, le serveur disparut à nouveau si longtemps qu’on commençait à échanger quelques regards entre nos tables, partagés entre l’incrédulité et la curiosité de connaître la suite.

Un vin blanc apparut, qui n’était plus du champagne, et une conversation s’ensuivit qui fit comprendre qu’il n’y avait plus de champagne, mais que ce vin pourrait être OK…Durant le long moment qui suivit la nouvelle disparition du serveur, les américains échangèrent quelques mots dont on comprit que le monsieur noir venait commémorer quelque chose à Naples qu’il n’avait plus vue depuis quarante ans. Le serveur revint pour déboucher lorsqu’une nouvelle exclamation retentit. Un accident rare. Le serveur, tentant de défaire l’entrelacs de métal enrobant la bouteille, se coupe le doigt, ce qui le fit à nouveau redescendre les escaliers quatre à quatre. Le monsieur noir explique maintenant clairement aux américains qu’il y a des choses plus graves dans la vie et continue de faire danser sa tête de gauche et de droite, les yeux perdus au ciel comme si de rien n’était. Finalement on vit, après un temps encore assez conséquent, une femme corpulente et à la voix sonore, apporter un carafon d’un litre de blanc, le meilleur qui soit, du pays.

On ne sait si la descente en gamme s’est longtemps poursuivie, mais quand on est descendu pour payer, le serveur qui devait être le fils de la mamma, avait la main gauche enveloppée généreusement dans un gant noir.

 

Mercredi 16 Août

 

C’est en remontant Toledo vers la Piazza Dante qu’on voit, comme de partout d’ailleurs, ces petites églises du matin, qu’on remarque au dernier moment. Elles sont souvent insignifiantes de l’extérieur, se signalant seulement par quelque contorsion baroque au fronton, ou par un encastrement entre deux immeubles qui les rend d’autant plus absentes du regard. Quand on y pénètre, elles présentent presque toujours un plan d’une grande subtilité, soit une coupole avec des saints et des martyrs qui s’enfuient en spirale vers un siphon imaginaire, soit des travées et des chapelles riches de faux Caravage inattendus. Sombres comme leur renommée, avec des noms de saints que personne ne connaît, elles ont leurs fidèles perdus dans les travées, de vieilles dames, mais aussi quelques jeunes pieuses qu’on n’imaginent pas à cette heure.

Ce matin il fait gris. On attendrait presque la pluie tant il fait lourd. En remontant quelques parallèles à Benedetto Crocce, on parvient au Musée Archéologique, à l’angle de la Via Foria. Ce qui surprend immédiatement c’est qu’il est d’un rouge qui vire au gris, trapu et d’une dimension à l’échelle de ce qu’il regorge. Sales et négligés, les gros moellons de sa base sont mangés d’usure. Et malgré les magnifiques affiches encastrées sur les murs à intervalles réguliers, on est déçu par ce qui pourrait passer pour un simple mastodonte administratif.

On est étonné aussi de ne pas apercevoir la moindre file d’attente à l’immense porte principale, pas plus qu’à celles des entrées latérales. Un petit japonais nous fait comprendre que le 15 août tombant hier mardi, jour de fermeture, le musée récupère ce jour férié dès aujourd’hui. L’administration est toujours prompte sur les principes.

Ce qui fait terriblement contraste, c’est qu’un édifice d’un tel prestige se situe face à ce que j’ai vu de plus hideux de noirceur et de délabrement sous les arcades dès qu’on traverse la via. Tout le long de ce long immeuble qui entame via Foria, s’étalent une suie de tristesse, une calcination plus creusée encore que dans les quartiers pauvres. Des ordures et des tentes de fortune, des humains sans formes allongés de tout leur long, des chariots aux vêtement entassés, des galetas et des paquets jonchant le sol dans l’abandon le plus complet. Sur les trottoirs, les enceintes de protection de travaux publics sont à même la chaussée, démembrées et laissées à l’abandon depuis des mois probablement, comme des fétus de paille au vent.

La négligence de la mafia dit-on.

On fait halte sous ces arcades, dans l’un de ces rares cafés à l’italienne, c’est-à-dire minuscule, le temps de voir comment poursuivre cette matinée. Comme le Real Orto Botanico est sur la Via, nous poursuivons dans la direction.

C’est après la Porta San Gennaro que se situe la Sanità, grouillante et échevelée de couleurs, de marchés à ciel ouvert. On y présente aux pieds de l’église San Severo fuori le mura quelques publicités pour une exposition de l’artiste Jago qui revalorise un quartier qui a longtemps souffert d’une réputation fâcheuse. C’est, dit-on, un des cœurs populaires de Naples. Il s’y trouve toutes les vivacités et les bruits inhérents à l’expression des peuples du Sud. On passe devant le fameux et discret Palais Spagnolo caché derrière un porche si sombre que les différents étages du palais avec ses niches en formes d’arches, perdent cette illusion d’un rythme de jeu d’enfant.

Une douleur à l’endroit de mon hernie opérée il y a deux ans me fait craindre que la journée ne s’arrête quelque part dans cette charmante via Foria. Je reste assis de longues minutes à l’orée d’un garage à l’ombre. Les longues distances à pieds commencent à se faire sentir. De douze à quinze kilomètres par jour…

Nous atteignons le jardin botanique, après avoir poursuivi en droite ligne sous les arbres de cette belle avenue, l’escalier à double échappée qui ouvre sur le parc. C’est comme avoir quitté d’un coup les stridences et les noirceurs. Je soigne patiemment ma douleur assis sur un banc au milieu de nénuphars géants, des palmiers longs comme des cocotiers colombiens et des bruissements d’eau venus du décor environnant. L’Orto Botanico est un des plus prestigieux d’Europe, et bien qu’il me soit impossible, dans mon ignorance, d’y reconnaître les raretés et les subtilités végétales, nous cheminerons au hasard des beautés esthétiques des allées et des espaces à découvert.

De loin, on aperçoit des demoiselles entre deux poses de shooting photos avec, en fond, des cactus immenses et des massifs exotiques paraissant avoir poussés sur des parterres de pierres et des mousses artificielles. On croise, sous des serres à l’ombre, des plantes carnivores, aux lobes effectivement dentelés, prêtes à trancher, et des citronniers d’amour de très grandes tailles.

Des espèces sont protégés dans une sorte de couveuse géante où la température est maintenue dans l’illusion des tropiques (est-ce bien nécessaire ces temps-ci ?). On y voit des spécimens de palmiers et d’arbres à feuilles non caduques, grasses et opulentes, des lierres et des bambous, on traverse des bassins à poissons rouge et à nénuphars géants, et à mesure que nous traversons le parc, l’intensité de la forêt reconstituée se fait plus dense. Pour finir les allées se font plus sombre et les branches des arbres descendent presque jusqu’à nous.

Malgré la luxuriance de ces ensembles quasi amazoniens, l’ensemble du parc est mal entretenu, certains végétaux sont brûlés au soleil et semblent mourir de soif.

A l’heure du proseco et de l’apérol, nous faisons halte dans le seul bistro qui n’ait pas de paille plantée au milieu des glaçons. Même après avoir tenté d’en trouver chez ses concurrents…

C’est maintenant la redescente vers Toledo, en égrenant non pas un chapelet, mais un archipel d’églises encore inconnues dont certaines n’ont de remarquables que leur façade, comme certaines qui ne figurent pas même sur le cartoville généralement très précis. Près de Dante, je n’ai pu identifier tout au bout d’une ruelle insignifiante cette sublime façade tout en dentelle, jaune et blanche, méchamment encadrée par deux immeubles comme une perle perdue dans le boyau d’une ruelle improbable.

Quittant Toledo par une transversale, c’est à Santa Anna dei Lombardi qu’on admire la dernière beauté du jour avec sa splendide coupole de chapelle latérale et ses Michel-Ange. Car il n’est pas rare de croiser des Caravage ou des Michel-Ange dans de modestes églises. Et ici, ce n’est pas un Michel-Ange, mais plusieurs qui s’y trouvent ! Et une superbe déploration d’un Christ en bois entouré de tous les témoins traditionnels de la scène dans des expressions particulièrement doloristes.

Dans une autre partie de cet l’édifice n’ayant aucune façade ni d’existence latérales visible de l’extérieur, on accède à une chapelle néo-gothique peinte par Vasari.

Comme je cherche désespérément une sublime vierge à l’enfant exposée sur une affiche comme pièce maîtresse dès l’entrée, je demande enfin à une des guides l’emplacement qui est le sien, qui me répond qu’elle a été dérobée il y a bien longtemps, à l’époque de la restauration de l’église. C’est souvent ce qui fait entrer les curieux me dit-elle.

C’est à hauteur du jardin botanique, à « Figlia d’o marinaro » qu’on mange le poulpe en tronçons, juste cuit au four. Il faut dire que les bons restaurants, ici comme à Milan, sont souvent inscrits dans les guides et il n’est pas rare de voir les clients patients faire la queue durant très longtemps avant de se voir attribuer une place.

De retour à la nuit bien tombée, dans la faible lueur de l’avenue qui mène au 373, on aperçoit le spectacle le plus cruel et le plus infernal qui soit, d’un être humain dormant d’épuisement dont les seuls pieds et une partie des jambes nues apparaissaient derrière une bâche tendue, dos contre le mur.

 

Jeudi 17 Août

 

Partis juste à temps de la gare Garibaldi, à 7 heure 56, les trains en direction de Salerne ne partant que toutes les heures, nous voilà sur le chemin de Ravello pour la journée entière.

C’est en effet un petit calvaire que de s’y rendre malgré les quelques cinquante kilomètres qui la sépare de Naples.

Après le train, le car local suit une route à la fois sinueuse et extrêmement étroite. Il n’est pas rare, comme en Irlande, que les cars se croisant ne frottent leurs flancs les uns contre les autres. De Salerne à Amalfi, où la densité des véhicules se fait plus grande, les quelques villes côtières présentent toutes leurs chapelets de parasols sur les plages, comme autant de petits soleils sages qui attendent au brunissoir la peau des visiteurs des quatre coins du monde pour cette banale exigence de se brûler la peau.

Sur le bord de mer, on ne prend pas même le temps d’admirer le clocher d’Amalfi.

Pour finir, c’est une navette qui fait la correspondance pour la montée des six derniers kilomètres où se niche le village. Mais bien après qu’une empoignade généralisée eut lieu à la porte du véhicule. Des cris et des exclamations fusent en même temps que le passage se fait plus étroit. Ce sont surtout les femmes, et apparemment des latinos américaines qui paraissent les plus véhémentes à s’assurer une place dans le car. Vu de l’extérieur le spectacle aurait pu donner l’illusion d’une scène d’exode.

La montée vers Ravello est aussi escarpée que sur le chemin côtier, mais l’arrivée au village montre un visage méditerranéen moins plébéien.

Ravello a immédiatement un air aristocratique. Dans l’harmonie des arbres sous l’azur, dans ses pierres anciennes, son clocher roman qui donne sur la grande place. Et puis dans le courant du mois c’est le Festival de Musique. On y voit les affiches annonçant Orozco-Estrada, Kent Nagano, Alain Altinoglu, la Philharmonie de Munich, mais aussi des soirées de jazz avec des vues imprenables à plus de cinq cent mètres au-dessus de la baie.

La grande place est le lieu de tous les arrivants et de toutes les convergences.

Le Duomo domine ce grand espace, mais comme souvent la moindre chapelle, le moindre couvent sont aujourd’hui assujettis à des tarifs touristiques.

Il présente une belle chaire tout en pierre aux flanc marquetés de l’épisode de Jonas et de la baleine. En un assemblage de deux ou trois teintes seulement, on voit très lisiblement, d’un côté le moment de l’engloutissement de Jonas, et sur l’autre côté, Jonas évacué de la bouche de celle-ci.

Puis, c’est l’allée Richard Wagner. Wagner a toujours déniché des lieux magiques laissant ensuite des traces mémorables de son passage, comme Lucerne et la villa Wahnfried, Bayreuth évidemment ou aujourd’hui Ravello qui lui a donné le nom de cette allée. On comprend également qu’il ait prononcé cette phrase décisive : « J’ai enfin trouver mon jardin de Klingsor ». Allée donc de roses et de citronniers en légère pente donnant sur des villas dissimulées et une adorable petite vigne depuis laquelle on voit dans son entier, le clocher et la nef de l’église qui laissent à penser qu’il s’agit des vignes de la paroisse. L’allée qui relie la Place centrale à la via San Giovanni de Toro, véritable goulet aux pierres blanches, débouche sur une esplanade fleurie avec des maisons ocres jaune et rose, et d’autres éclatantes de blanc sous un ciel truffé de pins gigantesques. C’est l’Italie des affiches d’agence de voyage…

Le panorama s’ouvre ensuite à l’endroit de l’hôtel Principessa di Piemonte et son jardin, ses palmiers sur fond de mur d’ocre. Depuis le balcon qui plonge vers la mer, c’est tout l’éclat et l’enchantement de la baie amalfitaine qui surgit. Ses pins démesurés, ces parterres de fleurs le long des murets d’enceinte et ses arcades séparant la rue d’avec le domaine hôtelier. Car il s’agit bien d’un lieu hors classe d’une grande étendue qu’on peut apercevoir de divers endroits du village. Mais la vue sur la baie inspire le silence. Sur la côte escarpée, les villages dans le lointain, les routes sinueuses et minuscules reliant ceux-ci sur le découpage de la baie, la mer profonde et lisse comme un lac. Et quelques nuages flottant dans l’azur tranquille.

Allant vers l’Hôtel Caruso, dans le prolongement de la via, d’autres perspectives s’ouvrent sur ce large panorama. Une réplique du faune de Pompéi se dresse malicieusement au pied d’une cascade d’eau qui continue sa course vers les terrasses du dessous.

Revenu par l’allée Wagner, juste avant la grande place, on peut lire une plaque commémorative d’un passage en 1953, d’une équipe de tournage d’un film de John Huston, « Beat the Devil » (« plus fort que le diable »), où logèrent dans l’édifice à l’angle de l’allée et de la place, Humphrey Bogart, Gina Lollobrigida et même Peter Lorre et Franck Capra.

C‘est sur la place que se fait l’entrée de la Villa Rufolo. A la rencontre du clocher et de la tour trapue et carrée jouxtant la chapelle « mauresque », sous laquelle se présente une allée ombragée vers l’entrée de la villa. Après le cloître et ses fins piliers, se dresse un des murs Renaissance, encore griffé d’esprit gothique, où se profilent une rangée de piliers serrés à la tribune de type mauresque, au lieu même où derrière cette superbe architecture, on peut imaginer Boccace écrire son Decamerone.

Puis ce sont les jardins, les suspendus et ceux qui se jettent directement sur la baie. Des bassins et des palmiers, des colonnes faussement antiques rythment les perspectives. Des loggias se marient à la luxuriance des lierres et des plantes grimpantes, des éblouissements colorés sur le fond alangui de cette vue imprenable sur la côte, plusieurs centaines de mètres plus bas.

Le jardin principal se nomme bien heureusement « le jardin de l’âme ».

Et puis, le paysage « classique », le fameux pin enveloppant comme un large pompon protecteur, les deux tourelles juste à ses pieds, sur fond de mer et de golfe dans les lointains. S’il ne devait rester qu’une image de ce nid d’aigle, c’est cette perspective universelle par son harmonie de couleurs, d’insolence solaire, de courbes et de puissance évocatrice qu’il faudrait retenir.

Pour la villa Cimbrone, il faudra cheminer depuis la place sur la gauche, sur un étroit passage grimpant par des degré successifs, parfois légèrement descendant et tortueux, jusqu’à quitter le cœur du village au beau milieu des terres et des habitations déjà bien excentrées. La promenade se fait lente jusqu’après le couvent San Francesco, et jusqu’au couvent de Santa Chiara où le chemin se fait difficile. C’est sous un large porche qui traverse la ruelle que l’ombre donne un peu de répit.

Le cloitre minuscule semble ici le garant d’une vie recluse des plus humbles. Quelques bouquets de lavande et de fleurs mauves, éparses et pauvres autour du bassin, indiquent les voies de la solitude.

C’est juste après le monastère qu’une dalle souligne que Saint François y aurait séjourné.

Parce qu’ensuite ce n’est plus la pauvreté, mais luxe calme et volupté. Je ne sais si le paysage, dès l’entrée de la villa Cimbrone est baudelairien, mais le silence s’installe comme si l’altitude s’était encore un peu accrue.

La villa s’ouvre sur une très longue allée abritée par un toit végétal où pénètre à peine la lumière. De part et d’autres, derrière les allées adjacentes, des parterres végétaux avec, ça et là, des statues de bronze tristes et solitaires, en toute majesté. Des divinités et des nymphes tout à fait profanes. Certaines posent à flanc de colline et se mêlent à la large perspective des lointains, vers Amalfi.

La villa Cimbrone a abrité en son temps Greta Garbo et on ne se serait étonné d’y voir un buste ou une statue marquant son passage parmi les divines.

Tout au bout de l’allée principale, la Terrazzo dell’infinito, comme son nom l’indique, est un bout du monde, une impasse après laquelle il faudrait plonger dans la mer ou partir dans le ciel.

Rythmée par des bustes de pierre blanche, sans que l’on identifie aucun personnage, elle joue le rôle de décoration dans ce couloir dépouillé et de rythme régulier en fin de parcours. Comme une allée terminale, elle donne accès à une échappée sur l’autre flanc de la colline.

Puis, sur le chemin descendant vers le village, c’est l’Italie bleue des concombres suspendus à leur tuteur, des courgettes et des tournesols, le potager idyllique du restaurant de la villa, accroché à des toitures de fortune aussi fragile que l’harmonie délicieuse du paysage.

Avant la sortie des jardins, il y a ce magnifique édifice, que je pense byzantin, qu’on nomme affreusement le Tea-room, aux marqueteries de mosaïques vertes à chaque piliers d’angle, à la grâce et la légèreté d’un petit temple renaissance, dans une merveille de jardin à l’italienne.

Juste à côté, l’épée à la main et perdu au milieu des fougères, une reproduction du David de Donatello.

Avant de partir de Ravello, je retourne sur ces larges terrasses qui dominent la baie. Au lieu où habituellement se dessinent des parterres de fleurs en cercles, se dresse donc en cette saison le podium d’orchestre, dos à la mer, et les rangées de fauteuils attendant, face à la baie, le concert du soir.

Il est temps de jouer des coudes à nouveau pour prendre place dans le microbus d’Amalfi. Avec toujours cette odieuse illusion d’une scène d’exode.

Puis c’est la longue et lente litanie des transferts de bus et de train jusqu’à la station Garibaldi. Vers les vingt heures.

On a pu voir descendre la lumière blonde sur la côte, les îles réapparues au loin et c’est les yeux pleins de fatigue et d’éclats de fleurs, de vieilles pierre et d’azur, que nous retrouvons le quartier Spagnoli.

EPISODE CUISINE 2

 

L’attente doit bien durer depuis vingt minutes. C’est souvent ainsi lorsqu’on n’a pas réservé. On attend donc notre tour. Ce soir c’est apparemment un des rares restaurants où la queue n’est pas trop longue dans Spagnoli. On nous place, après presque trente minutes d’attente au bout d’une rangée, heureusement un peu à l’écart, sur une table bancale d’une ruelle en pente. Deux jeunes napolitains vinrent s’attabler à côté. Lorsque le serveur vint nous apporter la bouteille de blanc, il l’adressa à ces nouveaux arrivés. Le jeune homme d’un air étonné dit quelque chose comme « ce n’est pas pour nous un vin si important ». De quoi je me mêle, ai-je pensé. Puis devant une table si peu fiable je fis équilibrer celle-ci par un serveur pour le moins un peu rustaud que je dus tenir la bouteille des deux mains pour qu’elle ne chavire pas.

L’attente continua. Le jeune couple d’à côté eut bientôt fini son premier plat qu’un second arriva. Toujours avec un mot agréable de la part du serveur. Puis bientôt un troisième. S’en était trop. Nous en étions arrivés au deux tiers de la bouteille sans qu’on sut ce que devinrent nos simples plats de pâtes aux clovisses.

La bouteille finie, on s’est levé après avoir signifié au patron que notre capital patience était épuisé. Mais pas sans payer les taxes « de services » pour le blanc.

Sous l’œil étonnamment réprobateur du couple napolitain devant tant d’impatience française.

Il est vrai qu’il doit être préférable dans certains lieux de commander primo piatto, secundo piatto et terzzo piatto pour obtenir les plus élémentaires prévenances.

C’est en redescendant de quelques dizaines de mètre, sans qu’on s’en soit douté, qu’on vit la Taverna d’e Zoccole et Mario dans un tourbillon de folie musicale, guitare et chant napolirain dans la fournaise, qui nous prit dans les bras d’une telle bonne surprise. On lui promit de venir demain.

Après une telle journée de lumière et de fatigue, il ne nous restait plus qu’à manger quelques prunes dans la cuisine au 373.

 

Vendredi 18 Août

 

Je n’avais jamais remarqué la fréquence des avions qui traversent le ciel de Naples. Il faut dire que l’aéroport n’est pas loin. La journée sera encore très chaude, mais nous n’avons d’autre projet que le Musée Archéologique. Une manière de dérouler une fin de séjour qui s’annonce. Les jambes commencent aussi à manquer de ressort.

Ce grand musée, nous y passerons trois bonnes heures. Douze mille mètre carrés…

C’est le prolongement de Pompéi et d’Herculanum. Une sorte de rappel et de complément détaillé des vestiges sauvés des désastres.

Aujourd’hui les grandes portes de l’entrée principale sont ouvertes sur une faible affluence de visiteurs. Peut-être est-ce une impression.

Et puis tout de suite, prenant tout le centre du rez-de-chaussée, un fragment de la Villa des Mystères, de très grandes dimensions, une reproduction du Musée de New-York. La jeune fille à la cithare.

Si je n’avais remarqué que les craquelures n’étaient pas de réelles fissures entre deux fragments de peinture, mais des saillies parfaitement lisses, on aurait pu croire à un véritable fragment de l’original. Ce n’était qu’un agrandissement photographique d’extrême qualité. Vu de près, le grain de la matière n’a pas non plus cet aspect émouvant qui distingue le vrai du faux.

Ensuite, au gré des salles et des étages, défilent Pompéi et Heculanum. Par fragments, par thématiques ou par style. On apprend qu’il y a quatre styles pompéien, évoluant progressivement des dessins abstraits et décoratifs, aux scènes réalistes et immédiatement lisibles par les symboles ou par raccourcis des récits mythologiques.

Ce qui sera la déception, c’est l’absence de la grande mosaïque d’Alexandre le Grand mettant Darius en déroute. On en verra seulement quelques fragments mis à plats pour raison de restauration. L’ensemble étant protégé par d’imposantes barrières et panneaux de protection. Autant se contenter d’une réplique faite d’après l’original dans une des salles du bas.

J’attendais, chaque fois que nous passions d’une salle à l’autre, de voir déboucher deux œuvres qui sont dans l’imaginaire de tous. Le portrait de « Sappho » et celui « Des deux époux ». Ils sont bien plus petits que ce que je pensais, dans une salle qui vint, presqu’en fin de parcours. Ils étaient quasiment perdus au beau milieu d’autres portraits ou d’autres scènes dans le même style, le quatrième.

Le portrait de la jeune femme est présenté tenant dans ses mains un stylet et des tablettes de cire. On a longtemps pensé que cette figure féminine représentait Sappho, par la beauté et l’équilibre du visage, mais aujourd’hui, ce serait plutôt un simple portrait idéalisé d’une jeune femme cultivée, éprise de littérature. Moi-même, j’ai pensé avoir rencontré ce visage, ces grands yeux, mais je ne saurais plus mettre un nom dessus.

Les Deux Epoux, qu’on dit « à la manière des portraits du Fayoum », sont comme surpris et à la fois interrogateur, avec un rien d’angoisse dans le regard. On les nomme aussi, portrait du boulanger Terentius Neo et de sa femme.

L’homme tient dans sa main une feuille de papyrus roulée sur elle-même. La timidité que le couple affiche et les traits rudes de leurs visages trahissent leur statut social modeste qui cherche peut-être à s’élever. C’est en tous cas un portrait qui laisse un peu mal à l’aise par la manière dont ils nous font face, sans aucune pose, sans dissimuler quoi que ce soit dans leur regard. Cette œuvre rappelle donc les célèbres portraits découverts dans le Fayoum en Egypte.

On pourrait les rapprocher de celui de la même veine, grands yeux noirs démesurés, pendentifs aux oreilles dit portrait de l’Européenne du Musée du Louvre.

Et puis, je cite dans le plus grand désordre des notes qui s’avèrent incomplètes dont les feuille sont parties dans tous les sens. « Les Trois Grâces », Aglaé la beauté, Thalie allégorie de l’Abondance et Euphrosyne, la Joyeuse.

Et encore, en fragments, on ne peut plus parler de tableaux ni de portraits définis, mais de sujets focalisés dans des ensembles de fresques dont certaines scènes trouvent le chemin d’une narration mythologique. « Hercule et Omphale », « L’Amour puni », « Mars et Vénus », ceux-là sont au centre de la représentation. Le sens de l’allégorie est évident : le dieu de la guerre est désarmé par l’amour. Loin du troisième style, celle-ci attire l’attention sur les visages traités de manière quasi vériste. Il y a aussi l’étonnant « Hercule, Déjanire et Nessus ». Pour se punir d’avoir tué un homme sous le coup de la colère, Hercule décide de s’exiler avec sa femme Déjanire. Parvenus sur la rive d’un fleuve, le centaure Nessus se propose de porter Déjanire sur son dos durant la traversée où il tenta de l’enlever. Hercule accourt et punit Nessus. On voit bien dans la représentation l’humiliation du centaure défait et l’indifférence de Déjanire qui se tient à l’écart.

Et puis encore, « Ariane abandonnée », un thème qui m’est cher, et pour Naxos, et pour Richard Strauss 

« Thésée libérateur » au centre de la peinture, il domine la composition. Scène de reconnaissances et de remerciements des enfants et des vieillards prisonniers. Du minotaure, il reste la tête renversée au pied d’une porte, soudainement devenu défait.

 « Persée et Andromède », comme deux statues aux gestes amples et aux bras qui dansent. »

La magnifique « Libération de Briséis », la fresque virtuose « d’Achille déguisé en femme parmi les filles de Lycomède à Scyros reconnu par Ulysse » où tout est mouvement et entrecroisement de gestes et de regards. Un des chefs d’œuvre du quatrième style.

Une scène qui m’a particulièrement retenue, « Le sacrifice d’Iphigénie ». La figure pathétique d’Iphigénie impuissante, enlevée, les bras et les yeux au ciel, et surtout la figure d’Agamemnon qui se voile la face et qui tourne le dos à l’enlèvement. Hiératique, drapé dans la honte et la douleur dans les plis de son manteau. Presque monastique si ce n’était le contenu de la scène.

« Méléagre et Atalante », « Enée blessé entre Vénus et Ascagne », « Narcisse et son reflet » me fait penser déjà à ces odalisques et ces femmes nues à la pose alanguie que surent si bien peindre et Titien, et Goya, Corot et Ingres.

Plus beau peut-être encore, le « Culte d’Isis à Herculanum » où on a déjà une scène de péplum. Le « Paysage rocheux avec petits temples statues, pêcheurs et ibis » dans des bleus par petites touches presque impressionnistes.

Et celles que j’ai trouvé les plus abouties, les plus belles et dignes de figurer au sommet de toute peinture dans l’Histoire, dans les troisièmes et quatrièmes styles, sont les chefs d’œuvre de hautes cimes que sont « Europe assise sur le taureau » pour la délicatesse des tons clairs et la qualité des courbes toutes en maîtrise, cette aisance dans la mise en scène, cette dominante des jaunes et des bleus en pastels qu’on ne trouve nulle part ailleurs, et qui seront à leur plus haut avec les sublimes « Iphigénie à la couronne des lauriers » et « Dames avec leurs esclaves ». Ici, la perfection des traits du visage, la vérité psychologique des regards, la noblesse des attitudes ajustées aux tonalités des bleus et des jaunes rejoint les plus belles représentations, toutes antiquités confondues, de la beauté féminine, avec ce je en sais quoi de plus naturel et de plus familier.

J’ai noté dans le désordre de ma mémoire, dans la même veine de chefs d’œuvre, dont on peut imaginer qu’il s’agit d’un seul artiste, mais aussi d’un atelier adoptant une même manière, « l’acteur habillé en roi », « Galatée et Polyphème », la très dépouillée « Médée pensive avec ses enfants jouant devant elle », « l’Histoire d’Admetus », « les femmes de Stabies », ondulantes et comme atlantes, « Io surveillée par Argos », puis le « Pan » en provenance de la maison de Jason et le « Jason et Pélias » découvert dans la maison de l’Amour Fatal.

Plus prosaïquement, au hasard des salles, je dirais même surgissant au coin d’une paisible scène champêtre, s’exhibent des tableaux ou des statuettes érotiques, elles aussi des plus naturelles, des plus crues et des plus inattendues. Les lupanars pompéiens étant très nombreux, il n’est pas étonnant de rencontrer autant de stimuli les plus échevelés les uns que les autres. Dont un relief d’un exubérant faune chevauchant une chèvre consentante et très déterminée. Cornes de volupté contre cornes. Les scènes classiques d’accouplements, de fellations sont légions. En couple ou en assemblées joyeuses. Le christianisme n’ayant apparemment pas encore bridé les corps.

Et puis il arrive qu’on se perde, qu’on s’égare dans le labyrinthe des salles et des escaliers qui tournent autour des miroirs.

C’est vers midi qu’on retrouve le soleil de la via Foria, et à quelques pas de là, la Piazza Bellini, une dernière fois. Parce que maintenant on contemple les rues et les églises, les lieux traversés depuis près de dix jours, sachant qu’on les voit pour la dernière fois. Alors, on contemple, on profite encore un peu. On déjeune finalement sans grande originalité à la place même où on avait pris notre premier verre de Nero d’Avola à cette même table du Café Littéraire, sous les lierres, et cette fois, pour y goûter encore ces fameux taralli, ces bretzels napolitains à base de pâte briochée, saindoux, poivre noir et amande.

C’est une bouteille de blanc d’Ischia qui accompagne la salade composée de mille saveurs.

Depuis notre arrivée le 10, lors de notre première visite piazza Bellini, on avait aperçu ces ruines à découvert, enserrés par des protections laissant béants des entrecroisements de murs qui laissent apparaître une partie de ce qui a dû être un vestige de la Naples antique. Intra Moenia signifie « à l’intérieur des murs ». Notre café littéraire est en effet situé à l’emplacement de l’entrée de la cité grecque qui date du IV° siècle avant J.C. Nous prenons donc notre vin d’Ischia exactement à quelques mètres de ce qui fut, en ce temps, la muraille d’enceinte de l’ancienne Neapolis (Nouvelle ville), ou du moins, certains de ses murs, à l’extrême délimitation au-delà de laquelle on était « hors les murs ».

Nous rencontrons là un couple de français penché avec curiosité sur ces ruines, et l’espace d’un moment, je me fis le plaisir de transmettre fièrement ce que je venais d’apprendre au dos du menu expliquant le pourquoi de ces ruines à l’air libre.

Et comme lui est d’origine chilienne, nous parlons évidemment de Valparaiso, de Neruda, de l’Isla Negra…

Seize heure.

Je ne sais si c’est depuis la fenêtre entrebâillée de la salle d’eau ou depuis un coin de la chambre que des voix se font entendre. Des voix d’enfants aussi, lointaines et souvent gutturales. Des plaintes débridées mais bien soutenues dans l’espace, que j’ai cru un moment qu’il s’agissait d’un vieil enregistrement d’une musique dont je n’aurais su dire encore l’origine. Mais c’était bien des sons naturels nullement filtrés. Cela ne ressemblait aucunement à ce qu’on pourrait s’attendre à entendre à Naples, l’extravertie et l’anarchisée, mais à une sorte de mélopée sans âge. Loin des canzonettes et des o sole mio comme extension évidente et poncif attendu sous les ciels de cette ville, mais la voix collective et sourde et lente d’une mélopée d’un vieil orient. Et d’un orient qui aurait trouvé refuge loin de ses terres, adapté. Une mélopée d’un orient oublié mais renaissant derrière cette fenêtre, parvenu d’une quelconque maison, peut-être d’un terrain vague (mais y en a-t-il à Naples ?), avec une voix qui se détachait parfois de l’ensemble comme une spirale qui désirait, dans une frénésie contenue, plus encore grimper dans les maux et la douleur.

Etant dans le quartier espagnol, j’ai bien sûr pensé après coup à un vieux chant flamenco ou à quelque cante jondo, ce qui ne dépareillait en rien dans ce cadre de ruelles et de murs en couloirs rendant plus encore la nostalgie et l’écho d’une culture que je ne percevais qu’imparfaitement.

C’est un peu comme les graffitis. On peut les avoir en horreur, et c’est bien souvent le sentiment qui en ressort, mais on y perçoit aussi parfois, au hasard de certains signes et surtout sous les couches palimpsestes et l’amoncellement des signes, un vieil écho des rancœurs et parfois miraculeusement une signification transcendée.

Ce qui est le cas via Sebastiana, en cette fin d’après-midi où le soleil frappe déjà de biais les façades travesties des fenêtres bariolées de drapeaux et d’effigies, de tout ce qui affirme, comme le ferait un quidam criant à son balcon son besoin d’identité, une anarchie de couleurs et de désordres pour les yeux, de murs maculés comme une nudité revendiquée.

Et au pied et à l’angle d’un de ces immeubles, rougeoyant comme une torche qui brûle, un magnifique ensemble de papiers déchirés recouverts des plus belles teintes de ces différents bleus mêlés du napoli et de l’Argentine, en camaïeu, plus belles par ce hasard des déchirures et de l’éphémère boursoufflé auxquelles elles sont vouées, que ne l’aurait imaginée la consciencieuse symbolique d’un drapeau au pied d’un stade.

Je pense avec tristesse que les Pasolini et les Christ en croix d’Ernest Pignon, ses doubles de Caravage et ses cadavres de Christ au pied des soupiraux, ses Méduses et ses Gorgone la bouche grande ouverte d’épouvante et d’effroi, n’ont survécu à la sauvagerie bien naturelle dans ce sort réservé à l’art des rues.

Une douce mélancolie, il y en a toujours une à un moment ou à un autre à la fin d’un périple, qui vous prend sans qu’on sache prévenir la chose. Cela vient souvent la veille des départs. Parfois c’est le contexte qui dessine les traits de ce léger vague à l’âme. Ce soir, c’est probablement ce coucher de soleil mat sur la via Nazario Saura, le long de la promenade qui longe le golfe jusqu’au château dell’Ovo.

La lumière, à cette heure du jour, semble en contraste absolue avec l’agitation de la ville qui bouillonne. Le Vésuve est planté au loin, un peu plus éclairé, comme si la lumière finissait sur ses flancs, dans une quiétude que la géométrie favorise, en cône planté solidement sur ses assises, avec à ses pieds la cité légèrement surexposée de la fin d’après-midi.

La promenade de Nazario sur laquelle le petit peuple de Naples, certainement plus qu’ailleurs, aime à se montrer, à marcher lentement à la rencontre de quelques voisins du quai, assistant à cette fin de jour comme à un rituel. Est-ce qu’il y a un coucher plus beau que d’autres ? Y a -t-il des couchers sur le Vésuve légendaires comme il y a des dieux de légendes dans les cœurs napolitains ?

Abbiamo un sogno nel cuore .

C’est ce que semblent attendre ces riverains de toujours qui ont dans les yeux ce rien de fièvre qui interroge.

Le gros navire, immense et blanc, s’en va avec ses six mille, sept mille passagers sur une mer d’huile. Il est déjà sur une bande d’ombre. Il croise et passe, au premier plan, un voilier perdu comme un albatros. Les foules bigarrées s’étirent le long de la promenade. Les promeneurs seuls ou en familles, semblent marcher tout en restant attachées à quelque réverbère que certains enlacent de leurs bras, les yeux tournés vers le volcan. D’autres goûtant le spectacle les mains simplement posées sur le parapet de pierre, tournés vers le couchant. Les enfants ne comprennent pas cette cérémonie de la lumière. Les napolitains sont dans le rituel de la fin du jour. Le miracle du sang de San Gennaro est en Mai et en Septembre. Ce soir, le miracle c’est quand le Vésuve est rendu à son état géométrique. Quand la métamorphose de la lumière le fait redevenir ce cône qui s’endort, et qu’il n’est plus qu’une masse assoupie, soulignée par les simples courbes des bosses de son pourtour.

Sur la jetée, des adolescents plongent dans l’eau noire. Sur les rochers en contrebas du parapet, c’est toutes les fatigues de la journée qui se dévêtent pour ce semblant de plage sur quelque bout de rocher ou le long de l’allée circulaire en pierre. C’est là que se baignent les pauvres. On s’interpelle, on fait de grands gestes, les cris et les exclamations fusent autour du muret tout en dessous de nous. Ce sont des scènes qui semblent prises dans la sépia d’une lumière antique. Sur les murs, les graffitis de rouge et de noir soulignent la maigreur et l’angulosité de ce pauvre paysage autour de ces plaisirs de crépuscule. C’est encore, éternellement, le début d’une nuit d’été.

Dominique Fernandez dit, à tort ou à raison, qu’il faut aimer Naples au risque qu’il vous en cuise. Et il prend l’exemple de Gounod, qui passant par ici, pense que Naples lui avait fait finalement aimer Rome. Que Berlioz, au contraire, du temps qu’il était pensionnaires à la villa Médicis de Rome se rendant à Naples y avait reconnu les traits fulgurants du tempérament de ce qui allait devenir sa musique, puissante et flamboyante. Gounod aurait donné, lui, « une musique compassée, morne et vieillie ».

Goethe et Chateaubriand sont venus aussi. Voilà un beau rafraîchissement de mémoire pour mon retour.

« Chiamatemi Elio ». C’est le livre posé sur le guéridon que je croise du regard chaque soir à l’angle du couloir qui mène à notre chambre. C’est un livre sur l’Histoire du rugby en Italie. La première de couverture est vraiment belle. On y voit un portrait saillant de celui qu’il faut apparemment appeler Elio. Héros pour les pionniers du rugby.

Checci Fusco, son fils, avait lui-même sonné la charge en première ligne de la Squadra Azzura dans les années quatre-vingt-dix. C’est justement lui, notre logeur, que nous rencontrons ce soir au pied de la cage d’ascenseur. Il est heureux que je l’ai reconnu. Mieux vaut tard que jamais. Nous posons donc pour une photo, souvenir de Naples, de son père, et de notre rencontre ici.

Demain matin il viendra à l’heure du départ avec le même livre neuf, dédicacé.

Le soleil est maintenant passé sur la large Piazza del Plebiscito et c’est la dernière grimpette vers les Spagnoli pour de merveilleuses pâtes aux clovisses. Simples et dures, dans un fumet de cuisson dont je n’ai pas le secret. Mario pose avec nous pour la photo. Le petit personnel vient nous saluer. C’est comme si on quittait un lieu bien connu depuis des lustres. Zio Luigi, a reverderci…

 

Samedi 19 Août

 

Piazza Dante. C’est le bus 178 pour Capodimonte. La grimpette aussi. Si on avait monté ce qui reste de Toledo, avec la longue avenue qui la prolonge, cela eût été un calvaire. On se rend bien compte qu’au dixième jour les jambes sont devenues paresseuses. Et n’ont pas le même élan de curiosité. On revoit donc, dans le sens contraire à celui du jour de notre arrivée, les arbres maigres, les quartiers pauvres derrière les catacombes que nous ne verrons que de l’extérieur, s’effilocher en bande disjointe les maisons basses, les commerces devenus rares dans leur vétusté, durant la petite ascension qui mène sur l’esplanade à l’orée du parc.

L’air est plus pur, et les promeneurs assez rares, à cette heure où le soleil creuse sur de larges ombres. Il fait déjà si chaud que les jardiniers, sont déjà inertes, les bras ballants, embusqués sous des bouquets d’ombre. Les jets d’eau automatiques faisant l’arrosage tout seuls. Il n’y a là que de très hauts palmiers, hauts à monter jusqu’au ciel. Et puis la nudité des pelouses tout autour, lisses comme un billard, enserrant la bâtisse rose.

A la pointe d’une allée, un arbre surplombe la vue générale sur la ville. Naples est maintenant dans le flamboyant éclairage du matin. Embrassée de lumière dans une très grande partie de son flanc Ouest. On aperçoit au plus loin, sur les hauteurs des collines, au-delà et au-dessus de ce que doivent être Mergellina, Chiaia, les habitations les plus hauts perchés. Vomero peut-être ? En tous cas, le Castel Sant’Elmo et San Martino pointent un peu plus bas comme repères dominants.

Le Musée de Capodimonte est donc un parfait parallélépipède rose rythmé par de larges fenêtres sur deux étages.

Ce qui n’était à l’origine qu’un pavillon de chasse de Charles III, bourbon d’Espagne, est devenu un palais. Il ne faut pas s’attendre à voir aujourd’hui l’intégralité de ses collections. Le Louvre, profitant de certains travaux, a recueilli durant cet été au moins, les plus belles pièces de Capodimonte. Comme me disait Bernard, « c’est à Paris que tu devrais venir voir Naples ». Il reste quand même de quoi s’émerveiller.

Mais pas question d’admirer le monumental Masaccio, absent majeur.

Sa Crucifixion, est à l’origine de ce qu’on appelait autrefois la Première Renaissance. Alors qu’il s’agit d’un mouvement continue qui prend ses racines loin dans l’humanisme du Moyen Age mais qui, avec Masaccio marque une rupture d’ordre stylistique important.

Parmi les pièces maîtresses, pas question de voir non plus le Caravage de la Flagellation et la Danaë de Titien.

Le musée est immense et les œuvres qui méritent l’attention la plus vive se situent en début de visite. Deux Brueghel l’Ancien ont échappé au transfert vers Paris, et pas des moindres. La Parabole des Aveugles est le déroulé d’une existence se lisant de gauche à droite. Six personnage aveugles en file indienne sont liés sur le chemin par une main ou par un bâton. Le personnage de gauche en serre-file semble encore confiant. Dans son ignorance il a le regard presque apaisé et s’en remet à ce qui le relie à d’autres. Il ne voit rien et son expression est comme absente, du moins, elle n’exprime aucune crainte. Il a confiance en ceux qui le précèdent. Et ceux-ci, à des titres divers, montrent déjà des signes d’inquiétude. Le dernier, le seul dont on ne voit l’expression du visage, chute dans le ruisseau, entrainant inévitablement le suivant qui pressent l’ampleur de la situation. En une image étonnamment fluide, Brueghel saisit l’inexorable raccourci de la vie. Nous sommes aveugles et allons vers une chute.

Le Misanthrope n’est pas plus optimiste. Le personnage est présenté vêtu de noir, le capuchon couvrant entièrement le visage, l’allure hiératique et monacale tandis qu’une sorte de gnome grimaçant de sa propre cupidité vient derrière lui, couper le cordon de sa bourse. Sous les deux personnages, il est écrit en flamand : « parce que le monde est si trompeur, je pars en deuil ». Deux œuvres emblématiques du pessimisme réaliste du peintre.

Du Titien, on retiendra les célèbres peintures du Pape Paul III, seul ou avec ses petits-fils. Le portrait de Philippe II. Le mieux présenté, dans une salle faiblement éclairée, est une Vierge à l’enfant de Botticelli, avec un plus beau encore, de Filippo Lippi lui faisant face. Plus loin, « le souffleur » de Greco et le portrait dans son profil le plus dépouillé, de Francesco Gonzaga de Mantegna. Et mille autres répartis sur deux niveaux. Un Bellini de la première manière, Masolino et un Ribera ténébreux et mystique. Et surtout un Lorrain, un paysage aux ruines romaines et à personnages d’idylle dans les bois de Diane. Beaucoup de peintres de l’école napolitaine, Giordano, Caraccioli etc.

Je retiendrai ce qui m’aura le plus ému, dans une salle où les visiteurs n’étaient pas à la bousculade, deux vierges en bois, probablement du XV° siècle. Des débuts de la Renaissance en tous cas. Dans une salle où figurent des collections de porcelaines et d’armures, derrière des vitrines bien exposées, de magnifiques Vierges en bois selon la tradition remontant au Moyen Age roman. Parmi la collection, deux s’avèrent digne du plus grand intérêt par l’expression de la plus humble et plus pure humanité. Sans dolorisme et sans cette absence de vie comme on le voit trop dans certaines d’entre elles qui peinent à révéler leur spiritualité intérieure. Un manteau bleu et rouge, quelques craquelures sur les vernis, mais de douces proportions et une douceur sereine de visage leur donnant la monumentalité qu’on trouve parfois plus dans des sculptures de dimensions réduites, mais immenses par la qualité et la hauteur spirituelle des proportions. Evidemment ces statues, miraculeuses de beautés, n’ont pas de noms.

Dans le parc, la lumière a tourné. En s’enfonçant dans les allées à l’opposé de celle qui mène au balcon sur Naples, une autre perspective s’offre aux regards. Vers le port, vers les quais fumant de la fin de matinée. On peut s’imaginer, depuis ce belvédère regardant sur la mer et sur le port, mais chez moi, serait-ce une obsession, des paysages à la Marquet. Mer, navire fumant et Vésuve en fond de décor. Un autre mastodonte qui s’en va, pareil à celui qui glissait hier soir sous le profil du volcan.

Je remarque ce matin qu’on ne connait de Naples que la face populaire, les quartiers dévasté et sublimes, les collines tapissées de ses éclairages blafards une fois la nuit tombée, ces lumières presque cauchemardesques rencontrées l’autre soir dans le goulet derrière les murailles hautes de Santa Chiara, et les béances comme autant de balafres sur les murs jaunes de la nuit dans tous les Spagnolis. Des beaux quartiers nous n’avons vu que les immeubles dressés sur les collines au-dessus de Mergellina et au-dessus de Chiaia. Nous n’avons eu qu’un aperçu des quartiers peuplés d’oiseaux que derrière Sant’Elmo, laissant présager des ruelles fleuries, arborées, et des immeubles cossus. Mais finalement, la Naples éternelle que viennent voir les voyageurs, de Goethe à Chateaubriand, c’est celui de ses grouillements populaires, de ses balcons étroits mais enguirlandées de toutes ces effigies d’idole du ballon et de ses drapeaux comme des navires qui hisseraient les voiles. De ces balcons qui partiraient volontiers vers le ciel. C’est la Naples des églises. Certains disent que ce ne sont surement pas les plus belles d’Italie, ce dont je doute. Nous y avons rencontré de sublimes lieux de dévotions, des chapelles ornées et des sanctuaires aux façades du plus exquis baroque, des cloitres étincelants de solitude, des coupoles et des plafonds à caissons dignes de celles de Rome ou Florence. Et puis Naples a conservé les seuls Caravage qu’il ait peint dans une ville. Si on suit le cheminement de ses œuvres, elles ont toutes été délocalisées. Mais les Sept œuvres de la Miséricorde ont été créés à Naples et y sont restées.

Et puis la modeste église de San Nicola, dont une des coupoles pouvait presque toucher notre balcon, valait bien en dorure et en exubérance baroque ce qu’elle avait de modeste et de presque anonyme lorsque on passait devant elle.

Et puis Naples est finalement solitaire. La pauvreté et la misère sont mises sur le compte du Nord. Orgueilleuse, la ville, comme tous les coupables, va chercher des raisons à ses insuffisances. La fatalité et la misère infligée par les maffias, les régions riches du milanais ou de la capitale, voilà la cause de l’ironie de ses ruelles, de ses révoltes, ses goulets miséreux, ses stridences et ses poubelles éventrées, ses chats maigres et son anarchie. Et de s’inventer des dieux d’une religion de pleins vents, de pavois mouvants d’une liesse permanente comme le cœur battant d’un dimanche où l’on a réussi à vaincre encore, à tuer ceux qui vivent au-dessus de la Campanie.

Abbiamo un sogno…Nous avons un songe dans le cœur

Il est presque quinze heures. Nous n’aurons donc pas goûté la pizza de tout le séjour. En forme de provocation, de paradoxe ou de contradiction. (Comme disait mon amie Brigitte : la pâte est bonne, mais ce qu’il mette dessus…) Peut-être, plus simplement et inconsciemment, aurais-je eu là le sentiment de trahir celles que confectionnait ma Nonina qui faisait la meilleure du monde. Alors, rivaliser avec celle de Naples ! …

Ce n’en est pas moins l’heure de nous rafraîchir et de goûter ces fameuses glaces au tiramisu. Qui se sont mises à fondre comme banquise sur nos genoux et nos pieds comme s’il s’était soudain mis à pleuvoir une pluie de glaces fondues…

Le napolitain déteste tellement ses frères du Nord, que l’on trouve même des vendeurs ambulant sur l’avenue la plus belle d’Italie selon Stendhal, qui proposent des rouleaux de papier à torcher à l’écusson distinctif des deux équipes de la Roma, à celui de la Juventus de Turin, conchiant aussi Florence autant que Parme.

C’est maintenant l’aéroport. On a encore quelque temps à perdre.

«  – Un vino bianco !

    – Which one ? »  

Naples est un fragment rebelle de l’Italie. L’aéroport n’est plus l’Italie. On ne sait si Gagliano joue toujours dans son bled.




Ecosse

Octobre 2023


EDIMBOURG


Jeudi 12 Octobre

C’est, après la gare d’Haymarket, une impression de gâteaux d’ocre brun aux toits pointus d’ardoise sur des alignements de ruelles montantes ou descendantes. Ce qui peut être, comme dans toutes les villes, un l’élément frappant d’urbanisme laissant augurer ou non du sentiment qu’on aura à l’égard de cette ville. Vraie ou fausse, une première impression a de grandes chances de donner le « la » d’un séjour dans une ville.

Brandfield Street se situe dans un de ces immeubles marrons aux façades de céramiques brunes d’une extrême sobriété comme tout alentour, la rue faisant un arrondi à une extrémité pour repartir de même dans la rue parallèle. Notre premier contact à l’accueil des résidences est un jeune homme roux, timide, qu’on imagine déjà qu’on aura affaire à de nombreux écossais de ce type. Mais lorsque son voisin de comptoir remarque vite que nous sommes français, il s’exclame, dans un anglais auquel il va falloir s’habituer : « Mais Fabien est justement Français, il est de Toulouse ! ». Le premier contact à Edimbourg est donc avec un rouquin toulousain.

Les rues étaient foisonnantes, depuis la station, de gens filant droit devant eux avec un je ne sais quoi de mécanique vers quelque activité habituelle, et comme souvent en pays britanniques, une valse de cheveux bleus de femmes, ou de cheveux verts, aujourd’hui ceux-ci supplantant déjà les bleus, pointent comme un scintillement épars sur la mêlée des choses humaines. Les jeunes filles adoptent facilement le jean très large et droit, de plus en plus bleu de chauffe, ne laissant aucunement deviner le dessin des hanches et marchent auprès de leur compagnon ou de leur compagne comme de simples bon complices de sortie d’usine.

D’autres, sortent d’un studio de cinéma ou d’un comité d’entreprise d’une société d’envergure tant le masque du maquillage et la prestance affichée sur des vêtements ostensiblement coûteux portent la marque d’une activité et d’un rang plus élevé. Bien que les jeunes filles fortunées, et souvent désœuvrées, se fondent aussi, bien naturellement, dans la masses des pantalons troués de luxueuses griffures, épousant par-là même l’ensemble d’une mode internationale. 
Et puis la vestimentation étant souvent, dans la généralisation qu’on en a, un facteur signifiant de différences identitaires, plus qu’on ne croit, dans les styles et les modes affichées, surtout si l’on passe de Naples, ou Milan surtout, où le classicisme vestimentaire est chez lui, à Edimbourg.

La nuit paraît être tombée très vite alors que nous gagnons en cette saison une heure de soleil. Et puis, il faut dire qu’il ne pleut pas.

Pourtant on sent qu’on est en Octobre par cette légère frilosité qu’on devine dans le regard furtif des passants. Et à mesure qu’on avance vers Old Town (on ne sait que découvrir à cette heure avancée), les lumières s’allument mais donnent l’impression de ne pas être au meilleur d’elles-mêmes. En effet des pans entiers de rues, au-delà d’éclairer le passage protégé ou quelques points de repère comme une enseigne de restaurants ou un édifice public, restent dans une ombre austère sur de larges parties d’architectures qui rendent la nuit déjà bien avancée. Mais le charme opère dans la dimension humaine, lente et calme, la circulation bon enfant, au cœur de ce qui paraît le chemin de ce centre-ville menant vers la vie nocturne.

Et puis dans la profusion d’uniformité des maisons brunes, un îlot de balconnets roses et jaunes tout éclairé et juste au-dessus, sur la colline, là-haut, majestueusement fantomatique, le découpé jaune éclairant la base du Château d’Edimbourg. The Castle.

Grassmarket Street débouche enfin sur une très belle place parsemée d’arbres très hauts qui commencent largement à perdre leurs feuilles. Donnant ainsi naissance à un tapis vert jaune aux touches électriques des plus hallucinantes devant les multiples terrasses qui invitent à pénétrer dans les pubs et les restaurants qui se succèdent. J’ai noté le Petit Paris, the Last Drop et quelques pizzerias évidemment qui ne sont que quelques-uns des nombreux établissements où s’engouffrent les étudiants.

Grassmarket possède encore un vestige du marché au bétail en forme de portail à trois arches avec la mention gravée en bas-relief de cet ancien lieu qui fut peut-être aussi un abattoir, mais en tous cas, un lieu d’exécutions publiques au XVIII° siècle, immortalisé par Walter Scott dans Heart of Midlothian.

Comme souvent, la nuit est propice à laisser voir l’intérieur des maisons éclairées comme des tableaux hollandais. C’est justement cette similitude qui vient à l’esprit quand on pense aux intérieurs d’Amsterdam où le Hollandais invite presque le curieux à la mise en scène et au décor du plus intime de chez lui. Je ne suis pas étonné que Peter de Hooch ou Vermeer n’ait pas trouvé l’inspiration ailleurs que dans le feutré des intérieurs des maisons bourgeoises aux tentures lourdes de velours, aux mobiliers de riches marchands et aux quadrillage bicolore des dalles servant souvent à animer la perspective.

C’est aussi le syndrome de Fenêtre sur cour qui m’obsède. Un voyeurisme poétique en quelque sorte. Je ne me lasserais pas de plonger dans le cadre d’un intérieur éclairé de son seul mystère potentiel.

Devant l’impossible choix d’un restaurant sur la place de Grassmarket, c’est sur le chemin de retour par Fountainbridge à la nuit bien tombée que l’on s’arrête finalement dans un quelconque sud-américain pour une méchante viande argentine et un vin d’Espagne sans origine.

Je regarde longtemps le vent qui souffle sur les maigres bouleaux derrière la vitre de la chambre. Comme des tignasses qui s’agitent dans un concert de rock.


Vendredi 13 Octobre


En général les trains et les bus écossais sont confortables et ne sont pas saturés. C’est à la gare de Haymarket que se fait le départ pour Saint Andrews, via Dun dee. La nuit a du mal à finir en cette saison ou c’est le jour qui n’en finit pas de se lever. C’est dans le tout petit matin, qu’après avoir parcouru Grove Street et Morrisson, comme des ombres qui filent vers l’usine, qu’on débouche sur le carrefour de Haymarket et de Maitland Street.

La gare, le quai, on s’échappe. Il n’est pas encore huit heures.

C’est assez rapidement la campagne. Et bientôt Murrayfield. Murrafield que je découvrais en même temps que le rugby à mon arrivée en France, dont j’entendrai s’égrener, chaque année à l’époque du Tournoi, les syllabes magiques de son stade comme aussi ceux de Lansdowne Road, celui de Twickenham ou de l’Arm’s Park. Les Parc des Princes des britanniques. Des mots qui devinrent des phonèmes aussi poétiques que des noms de déesses, de terres antiques ou de héros de mythologies. Des champs de batailles héroïques. Donc, le train passe presque au ralenti devant le vieux vaisseau mais je vois avec tristesse qu’il aurait bien besoin de quelque rajeunissement.

Bientôt les premières gares de campagne, les ponts qui traversent du Sud au Nord l’estuaire d’Edimbourg. Le pont rouge fait étrangement penser à celui de la « Rivière Kwaï » et le second, une sorte de petit viaduc de Millau, tout en finesse, profilé comme un voilier avec ses cordes de harpe qui se lient au mât vertical. Comme les deux ponts sont très proches l’un de l’autre, le regard peut s’attarder sur chacun comme on contemple et on compare deux architectures pour le simple plaisir de l’esprit. Nous passons sur l’autre rive qui va longer la côte à notre droite. La côte Est du pays.

Et puis très vite on aperçoit, depuis notre fenêtre, les villages sous la grisaille, faisant de la campagne un paysage quasiment flou. Parfois, lorsque le train fait halte dans un hameau ou dans de minuscules villages apparaissent, au-dessus des toits, des mamelons et quelques habitats en série, aux constructions liées les unes aux autres suivant un modèle identique. Comme des wagons accrochés les uns aux autres. Un habitat qui se fond admirablement dans la tonalité des gris et des verts que le train traverse. Le plus drôle est de voir sur l’ardoise des toits des panneaux solaires. Je souris en pensant que c’est réellement le premier jour complet qui se lève, et qu’il va falloir peut-être se faire à ces gris et ces verts d’octobre. Cécilia s’attend, à chaque point de vue sur un village, à voir une ruine prendre la pose.

Les villages défilent, ou sont indiqués comme allant vers des terres un peu plus à l’écart de l’itinéraire que nous suivons. Dunfermline, Kirkcaldy… C’est à Leurchards que le train nous dépose dans un no man’s land où, comme dans les westerns, quelques aventuriers attendent la diligence. C’est donc en bus que le voyage se poursuit jusqu’à Dundee.

La ville est aperçue depuis l’autre rive d’un estuaire qui mène à Perth plus au Sud. Elle semble très composite dès le premier regard. La folie architecturale mêle dans une proximité parfois un peu désordonnée ce que je comparerais, toute proportion gardée, à Londres. Des bâtiments publics contemporains côtoyant de vénérables pierres médiévales où des créateurs zélés ont fait fi de toute harmonie urbanistique. Le gris du ciel n’ajoutant pas à l’envie d’y séjourner.

SAINT ANDREWS


En arrivant à St Andrews, comme à Austerlitz, le soleil s’est miraculeusement levé. Et levé de manière franche. Plus aucun nuage à l’horizon.

Il est étonnant de constater à quel point pour certains l’influence des nuages ou du soleil peut conditionner l’état d’esprit d’un lieu, le rendre misérable ou miraculeux. Comme cette arrivée à Valparaiso, par exemple, après quatorze heures d’avion et deux par voie routière, dans cette cité de rêves des cap-horniers, sous un plomb de grisaille démoralisante, se voyant transfigurée quelques heures plus tard, chavirant dans des chromatismes exceptionnels.

La lumière installe un contraste vif sur la pierre grise, lui donnant un aspect distancié et cossu. En ce début de matinée, il n’est encore que neuf heures et quelques, les rues sont calmes et comme à peine sorties elles aussi du vert et gris maintenant évanoui. 

Nous remontons St Mary qui se poursuit par Market Street, une des trois grandes artères traçant la ville de part en part, jusqu’à Greyfriars Gardens, transversale qui nous mène exactement à l’hôtel du même nom.

St Andrews est en fait un gros village avec, comme on dit, le confort des villes.

Et l’harmonie des lieux qui séduisent. Séduisent par les hortensias de la petite église qui tiennent à la camoufler sous ses gerbes abondantes.

Par Scootie the Scottish, la mascotte en céramique, version Koons de village, qui interviendra souvent dans le paysage…

C’est assurément après l’église engloutie par les hortensias que les festons d’une façade gothique apparaissent au loin, au bout de la rue. Et c’est donc là, sur le promontoire, qui apparaît clairement maintenant, que se situe l’ancien château de Saint Andrews.


C’est plutôt ici qu’on entendrait littéralement la sentence shakespearienne d’Hamlet « Il y a quelque chose de pourri dans le Royaume de Danemark » tant ces ruines sur leur promontoire, face à la mer, son sable et ses rochers invitent à l’admiration de ces dépôts du temps. D’une sérénité comme peuvent l’être les harmonies des décompositions grandioses, les équilibres supérieurs qui, contrairement au développement naturel du principe de croissance, passent de la phase initiale à la décrépitude, la phase zénithale des ruines se situe en bout de course, quand tout est laissé à l’oubli et l’endormissement.

L’histoire dit : « Les ruines du château de St Andrews se tiennent sur un promontoire rocheux qui surplombe la mer. L’évêque Roger a posé la première pierre du château au début du XII° siècle qui était alors destiné à servir de résidence épiscopale fortifiée. Par la suite, les envahisseurs anglais l’ont fréquemment conquis jusqu’à ce que le régent écossais, Andew Murray, entre 1336-1337 le reprenne. Le château fut alors détruit pour éviter de retomber à nouveau entre leurs mains.

Vers la fin du siècle, l’évêque Walter Trail construisit alors sur ce site un château plus massif encore à cinq mètre murs avec des fossés sur les côtés sud et ouest. Jacques I er y a passé certaines de ses premières années au soin de l’évêque Henry Wardlaw et vit aussi la naissance de Jacques III en 1445. D’une fenêtre du château, le cardinal Beaton fut témoin du bûcher du réformateur protestant George Wishart, avant d’y être lui-même assassiné par les réformateurs. Après un long siège, le château fut repris par les Français. »

Il est bien étrange que ces ruines sublimes aient embrassé tant de violence et de passion au lieu même où aujourd’hui, pour parodier Baudelaire, on ne respirerait que « arrêt du temps, calme et sérénité ».

La vue, face à la mer du Nord, s’étend sur toute la côte déchiquetée de part et d’autre de la pointe des ruines et laissent apercevoir au loin, à main droite sur l’intérieur des terres, le cimetière et les autres ruines de la Cathédrale médiévale et tout le corps de bâtiment qui en constitue l’enceinte.

Le petit centre d’accueil propose une émouvante reconstitution de ce que fut la vie du château, avec des personnages de cartons grossièrement mais sincèrement animés, armures, heaumes et décor champêtres, stèle celtiques enfouis dans les campagnes avoisinantes, des enregistrements sonores des grands faits au temps de sa splendeur etc.

De grands chênes posent un parterre d’ombre, et une enceinte de pierres entoure une clairière soigneusement entretenue ajoutant à la poésie d’ensemble.

Je descends sur le sable blanc de la plage au pied même de la tour du château. Le varech et les algues profondes sont remontés jusqu’à tapisser d’une épaisseur encore gorgée d’humus formant des tapis noirs contrastant violemment sur la clarté du sable approchant maintenant la fin de la matinée.

Dans bancs de rochers en archipels ou en longues avancées sur la mer, formant de véritables barres parsemées d’algues vert émeraude, orangé rouille, et de dessins fantastiques pour l’imagination, émergent de l’autre côté de l’anse qui borde le château. La mer du Nord est parcourue de simples rides sur toute sa surface visible.

Entre deux de ces rochers oblongs, enserrant comme deux digues une large poche d’eau, un baigneur et sa compagne tentent courageusement de pénétrer entièrement en petit maillot dans cette piscine improvisée. Cécilia observe depuis les marches de la descente des ruines tout ce petit enchevêtrement d’évènements.

Puis c’est la montée progressive, le long d’un chemin balisé d’où la vue sur le château, en s’éloignant, présente des perspectives multiples suivant que surgissent au premier plan des massifs de fleurs ou des herbes sauvages, habillant de variations ces multiples vues sur les ruines.

Puis c’est encore, dans le prolongement du chemin, la descente vers les maisonnettes du port et la très longue jetée où pointe, au loin, le phare. Les promeneurs se font plus nombreux. Les amateurs d’oiseaux et de perspectives paisibles sur l’arrière du village sont maintenant plus nombreux autour de midi. Des travailleurs de la mer rangent d’imposants cageots de métal. Leur tablier jaune rivalise de violence colorée avec la limpidité miraculeuse du ciel. Les gestes se font carrément héroïques dans de larges mouvement de rotation du corps. Les goélands se font entendre à proximité des odeurs fortes de poisson.

Sur la jetée nous faisons amitié avec l’un de ces goélands. Au début il venait voir quelle sorte de photo nous prendrions de lui. Puis ces petites palmes bien en rythme rapide le firent se rapprocher de nous et il adopta la position de celui qui ne bougerait plus. J’avançais pour que la proximité de l’oiseau sur la photo se fasse plus complice, et c’est lui qui comprit que pour un meilleur cadrage il fallait qu’il avance encore de deux pas. Puis, j’osais tendre la main et le bras en sa direction pour donner cette fameuse touche complice, et lui planta nerveusement sa tête vers l’objectif de Cécilia et sortit un de ces petits cris approbateurs que seul les oiseaux cabots savent tirer dans la circonstance. Lorsqu’on eut fini de rire, il donnait l’impression qu’il aurait aimé la séance plus longue. Cabot qu’il est, planté à deux pas de lui, je n’ai jamais, même en faisant de grands gestes, obtenu qu’il ouvrit ses ailes pour voir de si près le déploiement et la souveraine majesté de ce prince des rivages.

Nous parvenons par le chemin du rivage jusqu’au cimetière ouvert sur la mer. La Cathédrale, dont il ne reste que les ruines, s’ouvre aussi comme une mise en scène prévue depuis des siècles sur South Street et Market Street en une forme d’apothéose se dressant au soleil couchant. Il n’est encore que midi, et les parties les plus hautes de ces vestiges reçoivent, au moment de notre passage, les soins de la pierre avec tout ce cortège de grues, de petits bonhommes casqués et d’une multitude de spécialistes qui semblent ausculter le grand corps de la vénérable abbaye. Il ne nous reste qu’à profiter des brèches, des quelques points de vue extraordinaires qu’offre les pourtours du cimetière pour avoir une perspective sur les principales tours dressées parmi les multiples tombes et les croix celtiques déployées à leur pied.

La Cathédrale Saint Andrews fut un temps le plus grand édifice religieux d’Ecosse. Ses premières pierres furent posées lors de la construction du Prieuré de Canons Regular fondé par l’évêque de Scone (1122-1159). Sa construction s’est achevée avec sa consécration en 1318 sous le règne de Robert le Bruce (1309-1329). La cathédrale ainsi que les bâtiments adjacents ont été détruits et laissés en ruine après la Réforme. De nos jours presque tous les éléments constituant l’ancien prieuré ont disparu excepté une grande partie du mur défensif avec ses tours et ses portes. Le passage principal dans l’enceinte de la cathédrale, connu sous le nom de Pends (ce qui est en restauration lors de notre passage) datant du XIV° siècle, survit également à l’Ouest de la cathédrale.

Des morceaux de pierre peuvent être trouvés dans toute la ville, pris par les voleurs dans les anciens bâtiments.

Dans North Street, le soleil rend la ville exubérante. Il y aurait comme un peu de cette effervescence de Sud dans les rues qui se manifeste dès le vendredi.

En nous retournant, on continue d’apercevoir le haut de la tour de la cathédrale. Et devant nous, l’enfilade, de part et d’autre, des commerces bigarrés, des Scottie the Scottish peints selon qu’on désire en faire un témoin historique ou un prélude à un paysage de la ville. Puis les pubs s’offrent même une extension de terrasse donnant sur la rue. Certaines jeunes filles sont vêtues comme en plein été, nombril à l’air et bustier minimal. De petites ruelles coupent Market Street et offrent des jardinets fleuris et des pierres couleur pain d’épice. La ville est loin d’avoir le guindé promis à cette station de golf comme on aurait pu l’imaginer ou comme peuvent l’être, dans les Alpes, certaines stations de ski.

Dans le pub, les exclamations signifient que les habitués en sont à leur deuxième pinte, ou plus pour les matinaux. Il n’y a que très peu de tables. Peut-être cinq. Toutes tournées vers le comptoir. Des hommes et des femmes, souvent obèses. Derrière le comptoir trois grâces dont une, le filet hygiénique sur la tête s’affairant à un grill-toast servant à tous types de plats demandés. On n’y mange d’ailleurs que des pains compressés dans lesquels la seconde serveuse mettra tout ce que vous voudrez en matière d’oignon, de supplément de fromage coulant ou de bacon. La troisième s’occupe du service et du tonneau à bière.  Mais les sourires ne manquent pas, comme le pétillant des bulles qui chantent aujourd’hui au soleil.

 Les ruines du château ont maintenant un aspect plus sombre, le soleil ayant tourné sur l’autre flanc, vers l’Ouest, laissant la pierre de ce matin avec une couleur de poudre grise et des vaguelettes baignées de lumière qui lèchent le pied de la falaise. Il est encore tôt mais les ombres descendent déjà. C’est maintenant vers le Sud de la ville que nous mènent nos pas. Sur cette parallèle de Market qui longe le bord de mer. On croirait que cette rue nous appartient tant elle est désertée. De charme très nettement victorien, dans l’épaisseur et le sombre des pierres de ses hôtels et le pointu de leurs toits, comme autant de petits manoirs joints les uns aux autres. Paisible comme dans de lointaines banlieues pavillonnaires.

Parmi ceux-là, « L’Hôtel du vin et Bistro » est une chaîne hôtelière qui reste dans une subtile discrétion. Et il n’est pas rare dans le pays de voir des enseignes portant des noms français. Nous sommes à deux pas de la plage, de ses tapisseries d’algues et de ses sables blonds. Entre deux criques les frisotis ondulants sur l’eau sous l’effet de quelque force, accentuent de reflets électrique la lumière crue et sauvage. Deux jeunes filles, comme dressées au sommet d’un mât de navire ou d’un sous-marin, émergent de dessus d’un amas de rochers en bordure de rivage tout cheveux au vent. Comme un écrin romantique dans ce crépuscule qui descend.

Près du Monument aux Martyrs et de l’Aquarium, nous dominons depuis un promontoire (avec un Scottie the Scottish qui se dresse en représentant de la mer), la vaste étendue plate et infinie qui forme une courbe sans aucune déclivité, dans le lisse le plus parfait, sur le rivage et l’étendue complète de la plage. On pourrait se croire aux portes d’un silence absolu tant l’espace et le déclin de lumière rendent un sentiment de plénitude.

D’autant qu’apparut, l’espace d’un mirage ou d’une illusion, une tempête de sable, ou ce qui s’apparenterait à un phénomène que nous n’avions jamais connu, d’ondulations de vent entraînant au raz des sables des danses de djinns filiformes qui s’allongeaient avec une vitesse et une force à couper le souffle, striant la plage dans tout le sens de la largeur. Formant, dans l’ensemble du paysage côtier, une frange, qu’une peignée invisible et continue coifferait avec énergie et rudesse, lissant tout, en bousculant l’ordonnance initiale. Rendue plus dramatique encore par la lumière oblique de l’après-midi finissant. Dans le lointain, se profilaient de minuscules silhouettes verticales, quasi fantomatiques, comme au-dessus du phénomène et étrangère à sa violence. Et le miracle, comme tous les miracles, ne s’arrêtant pas là, ces énergies venaient à disparaître dès qu’elles passaient la limite des sables et buttaient au-dessus de la rivière qui les barrait juste à nos pieds.

Il n’aura pas été dit que je serais venu dans ce douillet coin d’Ecosse, de golfs et de ruines médiévales, pour assister à un phénomène actif et mystérieux de la nature que j’aurais plutôt imaginé dans un désert mythique, dans les sud lointains du Maroc.

Maintenant la nuit est perlée et les étoiles se meuvent d’une promesse de beau temps. Depuis la chambre de Greyfriars Inn, deux fenêtre s’ouvrent sur la vie nocturne, les lumières des environs qui scintillent, et tout ce petit rythme de va et vient tranquille dans la rue du même nom et de Market Street, de ses arbres, de ses petits jardins cachés et de tout ce mouvement qui passe sous cette ouverture claire de notre premier étage.

Et puis ce soir les rues sont hantées par les universitaires. Des bâtiments flamboient de lumières bleues et on entend, dans la cour de l’un des immeubles d’université, des chants d’allégresse et des ombres rugissantes. Une remise de prix nocturne ? Le départ d’un élève ou d’un groupe vers ailleurs ?

Dans les ruelles, les fantômes ne se privent pas d’apparaître au gré de la curiosité. On regarde les intérieurs des rez-de-chaussée, des entrebâillements de portes cochères ou de ruelles ouvrant sur des ombres de châteaux, encore une fois comme autant de « fenêtres sur cour ».

Et puis un dernier regard sur le rivage à nuit noire, sur les ruines faiblement éclairées, mais suffisamment, pour en dénombrer les angles durs, les fenêtres ouvertes sur l’opacité de la mer et le silence du côté de la Norvège, les croisées de pierre glauques et désolées, les lèpres soumises aux vent et au sel du large. L’herbe est noire et le ciel plein d’étoiles.


Samedi 14 Octobre


La lumière est limpide. Le silence nous voit quitter Saint Andrews par le car 95 pour la route côtière, le Fife qui s’en va longer le bord de mer et rejoindre une des rives de l’estuaire d’Edimbourg.

Sur le Scottie de la gare routière, on a peint tout le paysage du rivage comme pour un au revoir au départ des voyageurs.

Crail est à quelques miles de là. La route sinueuse est chaotique, et la conduite à gauche, par le manque d’habitude que nous en avons, rend plus sensible le franchissement des ornières sur le bord des routes. Nous atteignons le petit port encore endormi à l’heure où les ombres sont encore étirés. Le car nous laisse au pied de l’église comme on laisse les vagabonds ou les auto-stoppeurs sur le flanc d’une route qui traverse le village. Celui-ci est en contrebas de la longue ligne droite côtière. Dès le franchissement, dans le dédale des petites rues, il est indiqué historic harbour, tout au bout du chemin. Les ruelles sont fleuries. Les murs souvent blanchis. A une intersection, je ne résiste à faire halte devant le panneau Abbey Walk Road. Pour le cliché, je me glisserai à l’emplacement de Walk en le cachant, laissant apparaître les deux autres mots du nom du chemin, comme un clin d’œil pour les amis. Nous empruntons ce chemin allant vers le port, et la première maison couverte de fleurs pose fièrement son enseigne de pottery. Sur l’une des placettes, un vieillard tout endimanché descend l’escalier périlleux depuis le haut de l’entrée de sa maison. Il sait que l’on est saisi de curiosité et il marmonne quelque chose comme pour lui-même qui laisse entendre à peu près : « hé oui, c’est ainsi tous les jours, cette haie de fleurs ! ». Les jardinières envahissent tout l’escalier comme des gerbes de bienvenue.

Une allée débouchant vers la mer s’ouvre sur toute la largeur du rivage. Et c’est alors une étendue presque infinie de rochers noirs. Une forêt de rochers rugueux pénétrant loin sur la mer faisant une ombre sévère de bancs noirâtres tout le long, jusqu’au prochain village. On aperçoit dans le vaporeux, à hauteur d’horizon, la plateforme d’un forage de pétrole. Une sorte d’anomalie tout en même temps qu’une logique nordique dans le paysage. Et puis plus loin encore, l’inévitable alignement des éoliennes sur le fil de la ligne entre la mer et le ciel.

Les ruelles descendent toutes vers le petit port, la raison d’être du village et l’écrin en bout de piste. Il est, à l’heure de notre passage, dans l’ensoleillement le meilleur, avec des ombres sur le bas des maisons à toits pointus, les couleurs saturées de ses bateaux à l’échouages, dans une eau noire et des vases odorantes. Le vieux port est mort ou ressemble à un port qui se serait endormi avec le temps. Les gens ne semblent plus vivre de la pêche. On y voit pourtant, autour des bites d’abordage, d’immenses filets paraissant plus pour le décor que pour partir vers la pêche. L’immense enceinte de murs bruns enserre en deçà de la mer, et pour le protéger, le périmètre de ce trou portuaire d’où émergent de vieux chalutiers. Certains touchant le fond de leurs coques, des petits voiliers clapotent avec quelques canots de sauvetage. Et pourtant le village vit de cette activité de la mer. Des conteneurs et des grues balisent le périmètre sur lequel un chemin de ronde forme un demi-cercle autour du bassin. A main droite du port, avant l’entrée dans les eaux, une plage large, silencieuse, aux sables bruns, au pied des premiers talus, mène aux habitations, parsemées en lisière extérieure. Les maisons ont le granit du temps immobile et la monotonie des jours impassibles.

Dans le bus, le 95 qui poursuit son ramassage le long du Fife, nous avons maintenant le Docteur Freud qui fait une analyse à deux rangées derrière nous. C’est apparemment sa femme qui s’y colle.

Pettenweem est, lui, le port le plus actif du Fife. Plus grand que Crail, c’est aussi le plus beau des portraits portuaires. Il faut descendre une fois encore dans les contrebas du village, vers des hameaux délicieux de maisons basses et au bout de la ruelle en pente, une maison rose et bleue, et soudain, le port qui s’ouvre devant nous. Tout le long des quais, les maisons n’ont guère qu’un étage et, aux abords du bassin, les filets sont étalés sur toute la longueur de la promenade jetée protégée des vents par une solide paroi qui longe l’entier périmètre du port. Les navires, contrairement à Crail, sont nombreux ce matin et semblent parés à un départ imminent. De toutes les couleurs, éblouissant de bleu et de rouge, des thoniers et des chalutiers principalement. Des pêcheurs patients mesurent ou raccommodent ces fameux filets qui n’en finiront pas de drainer les eaux du large. Depuis le quai côté mer, ce sont les alignements de maisons colorées qui s’harmonisent à celles des navires. Quelques devantures s’offrent au soleil et les pêcheurs en profitent pour repeindre des volets ou des parties de coques de navires. Dans le ciel serein, des grappes de nuages se mêlent d’ajouter à la séduction des lieux.

Au bout du quai côté droit du port, la promenade continue vers le cœur même du village de pêche avec la plage en contrebas et les maisons tout au bord du rivage. C’est l’éternité du rythme inchangé de la mer et de la vie qui en dépend. Une statue de métal, comme on n’en voit que dans l’univers des grands larges et de ceux qui patientent à quai, est dressée face à la mer.  C’est la statue des désespoirs, la statue d’une mère et de l’enfant qu’elle tient, serré contre elle, tous deux fixant quelque point imprécis au plus loin que porte le regard. C’est la statue des hantises du naufrage, comme on a pu en voir sur le bord des plages à Porto (où il y en a au moins deux) et comme il y en a traditionnellement dans le milieu de la pêche. Il me vient à l’esprit comme un prolongement de ces liens ténus des hommes et des drames de la mer, les mélodies ultimes et grandioses de Fauré et de son cycle de « l’Horizon Chimérique ».

Les rues qui longent le rivage et les abords du bassin pourraient suffire à rêver longtemps et justifier la venue dans ces endroits où le temps s’est merveilleusement figé.

Le bistro n’a pas dû évoluer depuis sa naissance. Seule le personnel y est renouvelé, la mère, la fille et les hommes de la famille. On y prépare ici aussi les filets à l’entrée. Les tonneaux de bière sont simplement plus larges et plus généreux qu’en ville. Les tableaux et la décoration ne poussent guère l’imagination au-delà de ce petit paradis miniature. Des photos de scènes de pêche, les quatre murs de la salle du fond représentant naïvement les ruelles du village, la descente vers le port. Les couleurs et le prisme tout poétique et simplissime avec lequel l’artiste a senti ce descriptif révèle à quel point on aime ici le village.

Et comme tous ceux qui ne voyagent pas, qui ne quittent que rarement les lieux où ils prennent racine, la patronne demande « Where do you come from ? ». Comme si l’on pouvait naître et vivre ailleurs qu’ici.

Evidemment, Nice est déjà pour elle une forme de bout du monde.

C’est au même point d’arrêt que le bus passe à la fréquence d’une fois toutes les heures environ. La route du retour n’est pas longue, mais le car sillonne et musarde dans les campagnes. Ce qui permet de constater les dégâts occasionnés par les tempêtes juste avant notre arrivée. J’ai eu l’impression évidente que l’Ecosse était un pays de lacs. De petits et de grands lacs. C’est une réalité. Mais pas aux endroits que nous traversions. L’illusion est souvent bien réelle. Il suffisait simplement de constater qu’en fait de lac, les champs noyés sous les déluges se prolongeaient dans les escarpements et les terres mamelonnées en fond de paysage. 

Les golfs, sur ce Fife, et depuis Saint Andrews, sont le prolongement cultivé de ces champs, aujourd’hui gorgés d’eau et d’herbe qui pousseraient sauvagement à l’infini, s’ils n’étaient entretenus.  Aujourd’hui les greens sont luisants et perlés au soleil. La particularité de ces golfs est qu’ils donnent tous sur une perspective plongeante sur la mer, alternant avec d’immense champs, des vallonnements où sont les vaches, les chevaux et bien sûr les moutons du pays si reconnaissables à leur embonpoint et leur laine très dense.

Les villes et les villages défilent jusqu’aux pont rouge, puis jusqu’au Petit Millau, et enfin Edimbourg, par Queenferry Road et le pont de pierres qui franchit le Dean Village enfoui sous les arbres. Bientôt c’est West End et la grande artère qui descend, Maitland Street. Des églises gothiques pointues et noires pointent au-dessus des toits, la statue de Gladstone dans son vert de gris domine en majesté un des squares, le soleil faisant resplendir la large avenue, comme le sont étonnamment les avenues lisses et dépouillées qui tracent le centre de la ville. L’arrivée à pied et à contrejour ressemble, cet après-midi, à une arrivée triomphale en direction de Haymarket.

Notre ami Fabien de Toulouse confirme que notre escapade de demain pour le Loch Lomond est confirmée.

Ce soir à la nuit tombée, les bouleaux frémissent à peine derrière les fenêtres.


Dimanche 15 Octobre


L’air est vif. Il n’y a pas grand monde dans les rues. Nous remontons Morrisson, puis Lothian jusqu’à Princes Street, la grande artère, l’inévitable qui tranche le sud de New Town de part en part, longeant le grand jardin du même nom. Depuis St John’s Church, à l’angle de Lothian, on aperçoit sur le sommet de la colline, au-delà de la grande croix celtique au pied des grilles du jardin, le Château encore dans l’ombre. Le ciel est simplement strié de quelques traces de nuages qui s’évanouissent.

C’est sur Saint Andrew’s Square que se trouve la gare routière. En sous-sol, nickel comme un sou neuf. Des hôtesses dirigent à chaque quai les voyageurs un peu désemparés. Les excursions sont très nuancées. Certains veulent visiter le musée du whisky, d’autres vont à la distillerie X, au château Y. Les chauffeurs sont accompagnés la plupart du temps d’un animateur qui tiendra le micro durant le voyage, et jouera le rôle de guide historien. Certains arrivent avec le kilt, barbe et tout le folklore, reçus avec le sourire par les voyageurs.

Notre guide, c’est Lizen (?), de la compagnie Rabbie’s, enfoncée sous un bonnet de laine jusqu’au raz du front. Grande, blonde, un peu beaucoup Linda Mac Cartney, un délicieux accent écossais (pour ceux qui comprennent), des dents de lapin tout devant et des mains qui gesticulent sans cesse à cause du froid. Un maquillage à la diable, d’un rimel comme si elle s’était préalablement esclaffée, explosant aux éclats de deux traits accentués à la Sioux, le bord des yeux.

La première étape sur le chemin du Loch Lomond, c’est pour le parc de Falkirk où se dresse un couple de Kelpies, deux immenses chevaux métalliques érigés sur un espace bien aplani, visible de très loin. Les kelpies, dit la légende, sont des êtres aquatiques vivant dans les rivières ou les Loch écossais. Ces monstres ont la faculté de se transformer et apparaissent aux enfants de différentes manières. En femme ou en cheval, pour les attirer dans l’eau. A défaut de Nessie, ce sont ces deux chevaux hennissant et au col contorsionné, magnifiquement expressif qu’on admire ici du bas de leurs vingt mètres de hauteur. Il faut dire que Falkirk était le cœur de l’industrie métallurgique au XIX° et XX° sicles et ces monstres élégants une forme d’hommage à ces chevaux utilisés dans l’industrie.

La route est longue, prenant tour à tour des chemins de campagnes et des portions d’autoroute. Lizen « Linda » est intarissable derrière le micro. Je pensais qu’on se contenterait de profiter du paysage, de rêver durant le trajet avec ces transitions de couleurs déjà bien automnales, ces gris et ces jaunes sur de vastes étendues, quand la voix est venue couvrir comme un parasite : « Edinbrrabrra avec un roulement des r à l’italienne, tellement prononcé que je mis longtemps à comprendre qu’on parlait d’Edinburgh. Ça donnait quelque chose comme lorsque les Français prononcent Marlboro avec le o plus ouvert allant vers le a, Marlbrra… Idem avec Gainsborough, Gainsbrra Ensuite ce fut une litanie de paroles et de leçons d’Histoire, sur les anglais les écossais les français… un château à gauche, un pont, une rivière à droite et puis des noms, des phonèmes pour moi, qui revenaient sans cesse.

Robert I , également appelé Robert Bruce en anglo-normand, Roibert a Briuis en gaélique écossais, Robert the Bruce en anglais, est roi d’Ecosse de 1305 à 1329. Robert the Bruce est né le 11 Juillet…

On a passé de petits villages comme on passe au travers d’une énigme sans en savoir plus sur leur existence, Lizen Linda traçant la voie historique pour nous, de son accent d’Edinbrra le plus martelé.

… né le 11 juillet 1274, probablement, mais sans certitude, au château de Turnberry, et mort en 1329 à Cardross. Il joua un rôle important dans la résistance écossaise à l’Angleterre …

Le car s’enfonce dans des paysages plus dépouillés, des plaines d’une grande nudité, sans arbre et sans abri, étendues jusqu’à l’horizon. On n’a pas traversé Glasgow non plus, on a tortilloné parmi des plaines et des villages, des hameaux minuscules …

… Robert the Bruce (le uce se prononçant « eusse », roulant bien les r)… un rôle important durant la guerre d’indépendance de l’Ecosse et considéré comme un héros … Membre de la Maison de Bruce, il est le fils du comte de Carrick Robert the Bruce et le petit fils de Robert the Bruce, seigneur de …

Les gestes se font plus amples, les batailles rugueuses. Lizen Linda agite son petit bonnet qui va de gauche et de droite au rythme de Robert the Bruce… Robert the Bruce en 1297 participe à la révolte de William Wallace contre le roi anglais Edouard I… voyez à droite, le champ de bataille …

Je participerai bien à la révolte, mais déjà la moitié des passagers s’est endormis sur le chemin de Sterling.

Robert the Bruce a tombé l’armée anglaise

Profitant d’un unique silence, les épisodes de l’Histoire d’Ecosse mis entre parenthèses, c’est maintenant la voix d’un chanteur, un chanteur chantant probablement une mélopée écossaise de tradition. Au bout de quelques mesures, on a la nette impression que le chanteur en question hurle le désespoir de sa vie, qu’il souffre affreusement, ce qui surprend certains qui tentaient de s’endormir. Des regards d’étonnement s’échangent dans les rangées. Lizen Linda a tout prévu, le chanteur et l’orchestre de cornemuses évidemment. Elle a décidé que nous ne subirions pas la torture d’un instant de silence. Elle augmente le son, puis le baisse, puis le paysage inspire une réflexion nimbée d’Histoire … Du côté du fossé, Robert the Bruce abat l’armée anglaise, il est nommé Gardien de l’Ecosse, regardez, il reste quelques pierres qui témoignent … mais deux ans plus tard il se soumet à Edouard I en 1302 sans pour autant renoncer au trône … Il assassine John Cromyn dans une église franciscaine ce qui lui vaut l’excommunication … il revendique la couronne et se fait couronner le 25 mars, les troupes écossaises passent à l’offensive dans le nord de l’Angleterre ainsi qu’en Irlande. Etc. etc. le roi d’Angleterre, Edouard III reconnaît l’indépendance du royaume en 1328 par le traité d’Edimbourg-Northampton. Robert the Bruce meurt en 1329 … Il finit donc par mourir.

Et Lizen Linda débite tout cela avec une précision, une certitude que ces énoncés apportent un plus à l’excursion comme le serait une découverte d’archives sorties de leurs poussières pour des chercheurs professionnels.

….

On aurait pu en savoir d’avantage si ce n’est que Lizen elle-même se fatiguait dans les moments creux.

Le nom du héros Robert reste longtemps dans mes oreilles avec cet accent si drôle de Lizen Linda. Il aura fallu également cette excursion vers le Loch Lomond pour que j’apprenne l’incroyable prononciation d’Edimbbrra

A l’approche du Loch Lomond, les couleurs changent dans l’environnement, les arbres sont plus débridés, plus sauvages, la montagne, qui longe au loin, a la couleur d’un pastel orangé, striée de crevasses sur ses flancs. D’une majesté somptueuse. Et puis, elle disparaît à notre regard, alors qu’elle formait le paysage le plus intéressant depuis le départ et les batailles d’Ecosse et d’Angleterre. Et c’est à ce moment précis que nous parvenons au terme de notre étape sur le Loch. Un parking anodin au bord d’un lac. De plus, les batailles de Robert ont mené sur nous d’épais nuages. Cette virée si loin d’Edinburgh avait pour principale étape ce Loch dont on ne verra qu’une pointe d’un lac dont l’accès environnant est hérissé d’une large haie de roseaux, ce qui laisse peu de perspectives sur l’ensemble de ce large bras d’eau. Quelques barques de pêches, de discrets navires de plaisance. Visiblement ce n’est pas ici une station huppée, mais dans le genre camouflée et bien solitaire, c’est assez réussi. Je demande à Lizen Linda si nous aurions la possibilité d’accéder aux abords de la montagne quand elle me répond d’un vague geste de la main laissant entrevoir sur un chemin des groupes extrêmement équipés qui s’apprêtent à gravir la montagne orange. Je comprends assez vite que l’excursion proposée, malgré les efforts de Robert et de Lizen Linda n’avait d’autre but que de nous mener à l’orée de ce Loch immense dont il faut prévoir deux ou trois jours de marche pour accéder aux beautés naturelles qu’offre le pourtour du lac, les sentiers naturels et peut-être un bon guide qui connaisse les points de vue les plus sublimes.

D’autant que nous ne disposons que de quarante minutes… C’est juste le temps de trouver un petit sentier et d’admirer furtivement la longueur du lac qui se perd vers l’horizon dans la grisaille du ciel. Le léger vent fait frémir de quelques rides la surface de l’eau, ce qui donne un charme assez triste à ce miroir qui aurait menacé d’être encore plus insignifiant.  Des grappes de joncs laissent supposer, aux abords des rives, que le lac n’est pas profond.

Reste alors à s’engouffrer dans un de ces deux chalets qui font bistrot. Comme il n’est que midi, nous n’aurons pas le plaisir de boire un verre, on ne sert de whisky et de bière que passées douze heures trente le dimanche…

Déjeuner dans le village d’Aberfoyle. Une longue ligne droite sépare, comme dans les westerns, le village de part et d’autres. Des commerces, des restaurants, rien d’autres. Rabbie’s a bien choisi. Il n’y a rien à faire d’autres à cette heure que de trouver un bar ou un restaurant pour se consoler. Je suis partagé entre la déception certaine de n’avoir fait qu’entrapercevoir le Loch et prendre le parti de me laisser aller à ce qui adviendra d’improvisé aujourd’hui.

Et l’improvisation s’avère parfois réserver d’agréables surprises. Une fois évités les fast foods et les endroits déjà saturés aux terrasses, on choisit un de ces petits restaurants comme on les imagine dans les romans de Kerouac ou dans la littérature américaine qui en est truffés ou encore les peintures épouvantables de tristesse de Hopper, avec quelques tables dans un intérieur dépouillé de tout inutile mais d’un mauvais goût certain, une vague musique lente et à peine perceptible, et un silence à la mesure de la solitude des grands espaces.

De plus, la table où nous sommes près de la fenêtre est tellement collante qu’on a du mal à y poser les coudes. Mais c’est dans ce mauvais prélude à l’après-midi d’un Loch perdu que je fais connaissance avec le haggis. Notre ami Mike, qu’on verra plus tard à Edimbourg, nous dit que ça vient tout simplement du mot hachis. Présentés dans un enrobement de beignet, d’une sauce au whisky sur une mélasse noirâtre et onctueuse, nous avons dégusté le meilleur hachis de panse de brebis imaginable dans un tel désert.  C’est la cuisinière, à en croire le filet hygiénique qui entoure sa chevelure, qui fait aussi office de serveuse. Pour le vin, c’est sa fille qui officie au bar. Je n’ai malheureusement pas retenu le nom de ce restaurant du bout du monde. A Aberfoyle.

… 

Stirling est en bordure d’estuaire, le ciel s’est remis au très beau, avec suffisamment de nuages tranquilles. Lizen Linda reprend les choses en main. Maintenant c’est William Wallace.

Wallace apparaît dans l’Histoire en assassin, pour venger la mort de sa bien-aimée. Il est mis hors la loi et se réfugie dans les bois où il est bientôt rejoint par une trentaine de compagnons avec lesquels il massacre la garnison anglaise de Lanark. C’est le signal de la rébellion. De grands seigneurs ne tardent pas à se joindre à lui… L’évêque de Glasgow parvient à rallier James Stewart le Grand Sénéchal à la cause, et bientôt Bruce le Jeune rompant par-là la réputation d’anglophile de la famille Bruce. Et c’est avec une armée que Wallace met le siège devant Dundee en Août 1297.On tente de lui couper la route en plaçant des troupes à Sterling …

La ville est en vue. C’est tout au sommet qu’on aperçoit le château, crénelé et sombre bien que tout à fait dans le couchant.

Wallace rompt alors le siège et se dirige vers Sterling. Mais lorsqu’il arrive, les anglais sont déjà solidement positionnés et nombreux. La situation semble désespérée pour les écossais qui parviennent à profiter d’une erreur et de la maladresse d’un chevalier anglais qui souhaitait engager le combat prématurément. A la suite de ce renversement de situation, les anglais perdent 3000 hommes et plus de 100 chevaliers. La victoire écossaise est éclatante. Quelques villes ne tardent pas à ouvrir leurs portes : Aberdeen, Dundee, Perth, Edimbourg et Sterling.

Bien entendu je n’ai fait qu’ouïr ce que Linzen Linda récitait des hauts faits de l’Histoire de l’Ecosse, et telle fut en effet l’histoire en question. Quant à moi, je n’ai pas compris la moindre parole, si ce ne sont les noms magiques que je n’oublierai pas de Robert the Bruce et de William Wallace.

Nous grimpons au travers de rues et ruelles montantes, de maisons à colombages de guingois, des églises sombres et pointues d’un gothique affirmé, longeons des parapets donnant sur une vaste plaine au-dessous, jusqu’à ce que le véhicule s’arrête sur une large esplanade, découvrant à l’horizon le château tout au sommet de la colline.

La ville est bâtie sur un mamelon d’où la plaine s’étend au loin vers des ciels déchirés et déjà dans le couchant, de grosses bâtisses bourgeoises comme des pains bien cuits. Au-dessous d’une ruelle descendant vers le cœur de la ville, un superbe manoir à tourelles comme on les imagine ici, ou comme on en voit de bien plus clairs en Touraine, enveloppé dans un bouquet d’arbres. Puis un bâtiment très cossu et austère qui pourrait être une université, et dans la rue descendant encore, une statue de Rob Roy. Il aurait fallu Lizen Linda pour décrire et louer la posture conquérante du personnage, le poing levé et le bouclier court à hauteur de poitrine. Mais des bribes de souvenirs remontent à la mémoire …

Roy est l’anglicisation de la prononciation du gaélique Ruadh qui signifie « roux » et non pas rouge. Raibeart Mac Griogair était surnommé Raibert ruah en raison de sa chevelure rousse. De là lui est venu ce surnom de Rob Roy. (C’est en effet plus pratique pour tout le monde)

La légende a inspiré le roman de Walter Scott, Hector Berlioz, du haut de la tour Bellanda à Nice, en a fait une ouverture symphonique et plusieurs adaptations cinématographiques ont été porté à l’écran. La statue est là, rugueuse, assez brutalement taillée, mais sur un piédestal suffisamment haut pour situer l’importance accordé à ce héros de Scott.

Il est connu comme un brigand des Highlands, comme le Robin des Bois écossais. D’abord trafiquant de bétail, il devient lui-même éleveur et vend sa protection à ses voisins contre les autres voleurs de bétail.

Lui aussi s’oppose à l’oppresseur anglais en s’opposant au roi Guillaume II d’Orange, récemment devenu roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande.

Les pavés sont durs à grimper jusqu’à l’église. Derrière celle-ci, toute rurale et sans intérêt autre que sa position romantique dans un parterre d’herbe soignée, les tombes celtiques se dressent en un ensemble épars de pierres grises dans ce cimetière isolé de toute part. Quelques rares promeneurs se hasardent dans les allées, et au bout d’une d’entre elles, un petit chemin montant, fait d’escarpements et de pierres irrégulières, avec assis sur un banc au sommet et à contrejour, la silhouette d’un poète, probablement, qui déclame des vers à son téléphone portable, face à la ville en contrebas et au château dans les lointains.

Le charme de Sterling est aussi dans ses petits squares et ses tourelles au sommet des maisons et des fenêtres qui dominent heureusement le paysage alentour. Au loin, dans la plaine, des restes de vieux châteaux se dressent encore comme des jalons sur cette histoire de héros anciens.

C’est au début du crépuscule que Lizen Linda sonne le rappel du retour, de la cornemuse et du chanteur qui se morfond. Mais très vite se profilent les alentours d’Edimbourg et de son pont rouge. On y fait halte quelques instants à l’heure où les goélands et les corbeaux se rassemblent. Le soleil commence à passer de l’autre côté, faisant du petit pont de Millau, en face du rouge de la rivière Kwaï, un magnifique vaisseau passant sur la ligne d’horizon.

Une fois parvenus à Square Saint Andrews et dit cordialement au revoir et merci à Lizen pour son amabilité et le professionnalisme de ses lumières, et après avoir entamé le début de Lothian Street, il y a un raccourci pour rejoindre notre rue. Ce matin nous avions buté sur cette rue qui, coupant dès la sortie de notre immeuble, devait prolonger sur la droite avant d’atteindre Morrisson. On n’a jamais trouvé cette fameuse Approach Road pourtant bien visible sur le plan …

Et pour cause. Cette rue diabolique s’est révélée être une voie rapide, d’où son nom ! Et ne risquait pas de se trouver sur notre chemin ce matin, bien qu’indiquée sur le plan, elle passait tranquillement sous notre chaussée…

C’est donc dans le sens inverse, en rentrant, qu’on emprunte cet improbable chemin urbain, à l’heure où les éclairages commencent à s’allumer, que nous nous sommes trouvés sans protection sur la chaussée, démunie de trottoir, et parfois dans une presque obscurité nous mettant en danger. Les véhicules passant à une vitesse folle sur trois voies maintenant bien visibles.

Je comprends enfin, à ce moment même de notre mésaventure, pourquoi personne n’avait pu nous renseigner et semblait ignorer l’existence de cette Approach Road … Mais le raccourci était tout de même réel puis qu’il nous mena directement après quelques frayeurs, juste au pied de la grappe d’immeubles de Brandfield Street.

 20 heures. Au premier essai des Français contre l’Afrique du Sud, j’ai retenu que le speaker disait « incredible ». A ce moment-là, je suis d’accord avec lui. Je n’ai plus ensuite entendu qu’une voix suraiguë et des exclamations à espaces rapprochés. Ce fut, disent les journaux du lendemain, un des plus beaux matchs de l’Histoire. Mais que nous avons perdu à la dernière minute, 28 à 27…


Lundi 16 Octobre


Emmitouflés tous deux dans la nuit finissante, ce matin, j’accompagne Cécilia jusqu’à Andrew Square où est son école de langues. Par Fountainbridge, les rues sont presque désertées, le jour peine à venir, mais nous sommes au cœur battant d’une ville avec laquelle on prend plaisir à fixer notre attention sur telle statue ou tel jardin qui seront comme autant de cailloux blancs de petit poucet pour nos propres repères.

Pour Andrew Square, le repère est aisé, on le voit de loin. C’est le très haut pieu gothique et noir, hérissé vers le ciel de Princes Street, qui abrite le monument à la gloire de Walter Scott. Je n’aurais jamais cru que la littérature romanesque soit tant appréciée des écossais.  Imaginons un instant un monument de cette importance qui perce au cœur de Paris, à la gloire de Dumas père, voire de Paul Féval.

Edimbourg, hormis ses deux grandes collines immédiatement perceptibles, est une ville qu’on pourrait considérer comme plate à voir les cartes postales ou les vues générales de la ville. C’est en fait un petit San Francisco toute proportion gardée. Par exemple, depuis le Scott Monument, la South St Andrew Street monte sur une portion d’avenue large d’une déclivité assez importante telle qu’on n’aperçoit pas encore le square qui n’est pourtant qu’à quelques cent ou deux cent mètres de là. Une fois parvenu au square, l’avenue fléchit légèrement et descend durant plusieurs centaines de mètres permettant dans son inclinaison, d’apercevoir la mer au loin. Entre le Castle et la New Town, la ville est ainsi inclinée et souvent, la statue d’une célébrité donne l’impression de se situer au sommet d’une avenue alors qu’elle ne fait qu’être à l’intersection d’une autre et se voit prolongée derrière elle par l’avenue qui redescend. Edimbourg joue magnifiquement de ces jeux d’optique qui offrent ainsi une variété et une esthétique mouvante, par cet effet toboggan, au cœur arboré de son centre-ville.

Maintenant, je me retrouve seul. Cécilia est à son stage d’anglais jusque vers quatorze heures. Après le Square, je redescends presque comme par nécessité vers le Scott Monument, puis instinctivement vers la gare de Waverley. Dans les matins blêmes il y a le visage fermé de ceux qui remontent l’escalier mécanique, et ceux qui, comme moi, descendent. Je sais seulement que je me dirige vers la colline, vers le Château, sans projet particulier. Le sentiment d’être seul dans une ville inconnue, d’y être en toute liberté désœuvrée, est une expérience singulière de fragilité et d’ouverture sur l’espace à tous les horizons.  

La gare est enfouie sous cette partie de la ville qui donne l’illusion d’être partagée entre la colline du Castle et, de l’autre côté des rails, Princes Street. Entre les deux, c’est toute la coulée verte des jardins parfaitement lisses des East et West Princes Gardens. Le cœur même de la ville.

Depuis certaines passerelles, on voit le long serpentin des trains. Tous bleus sous les éclairages violents des jaunes sur le métal luisant. La gare fait penser à un ventre turbulent d’activités, et paradoxalement on y sent une harmonie à échelle humaine, sans les débordements intempestifs et sans âme des départs et de arrivées. Les bistrots et les kiosques font bon ménage avec le flux à faible débit apparent des voyageurs. J’ai une pensée pour mon père qui prenait tous les jours, dans cette atmosphère de sifflets et de haut-parleurs, le temps de rêver et d’acheter ses journaux à la petite librairie de la gare de Rabat. Mais c’était encore un temps où tout se mesurait à échelle humaine.

Pour parvenir au sommet de la colline et rejoindre la vieille ville autour du Château, c’est soit Cockburn Street qui serpente, soit le chemin plus droit de Market Street qui grimpe sous les larges branches du parc et les pavés qui ne tardent pas à apparaître sur les premières ruelles de la colline. A partir de Ramsay Lane on peut dire qu’on y est. Le château se présentant maintenant à main droite sur une large esplanade. De part et d’autre on domine la ville depuis la mer jusqu’aux montagnes dans les lointains à l’intérieur des terres. On voit ça et là des toits fumant, des grappes de maisons cossues et sombres comme des gâteaux chargés de gras. On y devine le profil et l’orientation des avenues tout en bas. La vue d’ensemble est superbe et reçoit à cette heure une lumière rasante qui accentue encore dans le vaporeux cet effet de bronze sombre qui est la couleur générale de la ville, de ses pierres et de ses édifices publics. Des flèches pointues d’édifice gothique se hissent au-dessus de la mêlée comme les notes aigue se hissent dans la lumière d’un opéra, d’un vert de gris dans le ciel limpide. La mer n’est pas loin sur le flanc de New Town. On voit bien d’ici le mouvement ondulant des avenues larges qui font toboggan.

Passé l’esplanade du Castle, c’est le Royal Mile qui tire son nom d’une rue qui perce interminablement la ville ancienne jusqu’à rejoindre d’autres quartiers vers l’Ouest et Holyrood Abbey. Le Royal Mile s’appelle aussi à mesure qu’on descend, High Street et Canongate. On y voit encore quelques vestiges bien mis en évidence de ces cabines téléphoniques rouges si célèbres en pays britanniques.

S’échappant du chemin droit du Mile, des traverses sombres et étroites descendent vers les deux côtés de la ville soit par d’interminables escaliers abrupts, soit débouchent sur ce que durent être de parfait coupe-gorges se terminant en cul de sac. Ce sont les fameux Close où les légendes et les réalités des temps anciens alimentent des histoires de fantômes et de crimes édifiants.

Ces culs de sac abritent souvent aujourd’hui de discrets hôtels de grandes classe, des perruquiers ou des ateliers de marionnettes.

Le tour-lanterne, de la Cathédrale Saint Giles, ce qui est un paradoxe, a un petit air de clocheton provençal. Ce n’est pas à vrai dire une cathédrale car l’Eglise d’Ecosse n’a pas d’évêque. Elle est, comme beaucoup d’édifice d’Edimbourg, de style gothique. Son gothique actuel est du XV°, suite à sa reconstruction après un incendie qui embrasa d’ailleurs la ville dans son ensemble. Sa tour éclairée, a la réputation d’être, la nuit venue, un point de repère dans le vieil Edimbourg.

Lorsqu’on entre dans la nef on est surpris par la lumière chaude qui enveloppe l’ensemble de l’espace d’une tonalité uniforme et crue mais donnant l’illusion d’un éclairage rasant et comme en pénombre, mettant bien en valeur la profondeur de l’espace. C’est une petite tricherie qu’on doit utiliser dans les pays de pluie, où, malgré les larges ouvertures aux vitraux, la lumière extérieure reste souvent boudeuse. Ces vitraux, enchâssés dans des festons de pierre virtuoses trahissent bien qu’il s’agit de réalisations tardives.

Parmi les chapelles qui entourent la nef, la plus célèbre est celle de l’Ordre du Chardon, l’emblème de l’Ecosse. Ce qui m’explique, après des décennie d’ignorance, qu’on le retrouve sur la poitrine des maillots des joueurs de l’équipe nationale de rugby…

Et puis sur l’un des murs latéraux de la nef, l’orgue sans buffet apparent, aux tuyaux très haut, à nu, couvrant toute la hauteur de l’édifice.

Le ciel se charge de nuages qui ne menacent pas mais qui affadissent le jardin de Princes Street. Surtout la belle fontaine émeraude, de cette couleur que j’avais déjà remarquée sur certains ponts londoniens, de ce vert amande bordé de dorure encadrant ici des personnages de femmes contorsionnées soutenant les huit ou neuf bouches de la fontaine. Le long des allées, de multiples hommages sont rendus dans des mémoriaux aux divers héros d’Ecosse ou d’ailleurs et surtout l’une d’entre elles, plus singulière qui dresse un ours polonais et son maître signifiant l’aide de ceux-ci lors d’un de nos conflits au siècle passé.

Il existe en plein parc, une maisonnette qui semble perdue et anachronique avec son toit de tuiles roses parmi les massifs de fleurs et les rosiers taillés avec soin, une chaumière laissant un portillon ouvert où l’on peut lire simplement Auntie Mimi garden.

Et puis, face au Château maintenant à nouveau tout là-haut, près de la fontaine, il se trouve une large pelouse parsemée d’iris mauves sur fond vert sombre enserrés de bouleaux aux écorces blanches et grises que personne ne remarque, formant une marqueterie pointilliste pareille à des peintures de Klimt.

Il y a parfois des tableaux dans le cœur même des paysages, des fragments que l’œil des photographes sait isoler pour en faire un nouveau tableau au cadre imaginaire et subjectif.  Par chance, j’eus le temps d’insérer au loin une petite fille courant sur l’herbe, les cheveux au vent, donnant ainsi une dimension humaine, une échelle vivante à ce qui aurait pu n’être qu’une « nature morte aux iris » …

Par George Street, je découvre le charme matinal du New Town, ses intersections saillantes parfaitement à angles droit, ses bistros discrets et le dépouillement de ses rues traçant du Nord au Sud. Tout au bout vers l’Est, c’est la très anglaise Charlotte Square, arborée et un peu triste. Je dis anglaise mais elle pourrait avoir un petit côté Washington avec la coupole de la West Register House, résidence traditionnelle du Premier Ministre écossais, visible de loin.  C’est la Place qui fait contrepoint à Andrews Square qui se trouve diamétralement à l’opposé sur le tracé le plus rectiligne qui soit. Au milieu d’une pelouse, un cavalier de bronze des plus protocolaire et solitaire donne au lieu clos par des grilles un aspect des plus guindés qui soit. Mais de là, nous sommes à deux pas de Queensfairy et de Dean Village…

Dans Rose Street, parallèle à Princes, c’est la zone piétonne, étroite, avec l’enfilade des pubs, et des boulangeries. C’est un peu au hasard, peut-être parce qu’on peut voir depuis l’extérieur l’ambiance qui nous attend, que je décide d’entrer chez Milne’s. Les pubs sont souvent une énigme avant d’y pénétrer. On ne sait jamais à l’avance la configuration des lieux et la sympathie qui règne à l’intérieur. On ne sait si c’est encombré, bruyant ou tout simplement si le lieu vous plaira. Il faut donc tenter à l’aveugle. Tout le contraire de l’intérieur de la maison hollandaise qu’on arrive à juger parfois dès le premier regard offert depuis la rue.

C’est un large premier niveau, feutré, boisé comme tous les pubs, avec une vaste salle à l’étage inférieur, tout aussi chaleureuse. J’adopte le vin rouge, cépage Malbec, grand verre, qui me semble lui aussi contenir une senteur de bois épicé. Il faut évidemment s’adapter à ces chaises hautes auxquelles je n’ai trouvé aucune raison de percher le consommateur comme un héron qui aurait du mal à placer ses jambes.

J’avais rendez-vous au Parc Andrew avec Cécilia, comme ces ados d’antan qui fréquentaient les parcs et les jardins. Mais comme les portables décident aujourd’hui de tous les changements qui interviennent au gré des humeurs, elle me rejoint donc finalement chez Milnes.

Dean Village n’est donc qu’à quelques pas de Queenfairy. C’est, comme son nom l’indique, un des anciens villages encore « conservés » d’Edimbourg. Cela veut dire vallée profonde, mais on le nommait avant le « Water of Leith ». Il était au centre d’une zone de meunerie prospère durant huit cents ans, avec pas moins de onze moulins en activité, entrainés par les forts courants de la Water of Leith. On parvient dans ce lieu d’extrême poésie et d’anachronisme urbanistique par le pont de Dean. On l’avait déjà traversé avec Lizen Linda, retour de Stirling. Ce pont est un peu le lieu de démarcation du village d’avec les quartiers environnants. Par une ruelle pavée et étroite on descend tout au bord du Leith, puis c’est l’enchantement du cours d’eau, des feuillages qui laissent découvrir des maisonnettes enfouies, de petits ponts qui relient les rives de la rivière. Un manoir se dresse sur l’une des rives, austère et sombre comme bon nombre de ces gâteaux de pierre qu’on découvre sous la discrétion des arbres et le bruissement du cours d’eau. Il est étonnant, et tout compte fait heureux, que ce havre de tranquillité, et miracle de village dans la ville, ne soit pas encore assailli par la curiosité orientée par les Michelin. La poésie n’est pas souvent le fort de ces guides.

On pourrait remonter loin le cours du Leith. Il va, parait-il, jusqu’à la mer. On pourrait aussi rester du côté du cimetière, de la Galerie d’Art Moderne. Mais le voisinage des arbres et des maisons solitaires, du peu de passants silencieux et fantomatiques, des oiseaux et du lit chantant de la rivière, suffisent durant un temps indéfini, au bonheur des privilégiés que nous avons été.

Puis, quittant ce charme simple d’un rythme de temps anciens, c’est la remontée progressive par Douglas Gardens et Palmerston, jusqu’à Saint Mary’s Episcopal Cathedral. C’est fou le nombre de cathédrales qu’on rencontre ici. Les vraies, les fausses, et les similaires. C’est tout près d’ici, que se trouve entre deux jardins d’enfants, le mystérieux Musée Conan Doyle.

Y. a pleuré lorsqu’on l’a eu au téléphone. On a parlé de meurtre dans une classe d’Arras, deux ans après celui de Samuel Paty. Fallait-il parler à chaud de ces évènements dans les classes des écoles primaires ? L’émotion de ces enfants a été grande évidemment. « Pourquoi on a fait ça ? Et si on venait tuer la maîtresse ? etc. ». Il a fallu du temps pour consoler tous ces petits. Y. a cessé ses larmes tard dans la soirée. Mais les enfants n’enfouissent-ils pas cela au plus profond des placards encore peu remplis de leur petite existence ?


Mardi 17 Octobre


Depuis la fenêtre je fais des grands coucous à Cécilia. Elle ne veut pas que je l’accompagne ce matin. Elle connait bien le chemin. Puis demain, elle prendra le 34 ou le 36 sur Fountainbridge. J’en profite pour commencer à mettre un peu d’ordre dans les notes prises depuis le départ. La journée est encore au beau.

C’est aussi par Fountainbridge que je chemine vers Old Town. Prenant le même itinéraire que le soir de notre arrivée. Grassmarket et ses grands arbres, le « bistro Jacques » et sa devanture bleue très flashie, puis, tout là-haut le Château faisant couronne au sommet de sa colline. C’est à l’angle de la Place que commence sur la gauche, en pente, la fameuse Victoria Street. Fameuse tout simplement parce que les maisons sont vivement colorées de bleu, de rouge, quelques roses et encore des jaunes. On y trouve la rôtisserie Oin-Oin. En vitrine, un cochon entièrement grillé qui semble sourire. C’est aussi l’heure des livraisons. Les promeneurs et les badauds montent ou descendent cette rue extraordinairement prisée par les guides touristiques, pour les notes un peu sixties de l’atmosphère qui y règne. J’ai pu passer à une heure de très faible affluence, lorsque l’angle de Victoria donnant sur Grassmarket offre un large pan de lumière qu’on croirait, en cette saison, envahir l’ensemble des immeubles dans un nimbé de jaune quasi mystique et humide qui s’évanouira quelques minutes plus tard.

Le privilège des photographes et de ceux qui suivent leur trace, est d’être tout à la fois tributaire des bonnes lumières mais de savoir aussi les saisir aux moments exclusifs que celles-ci, toujours mouvantes, ne présentent parfois que l’espace d’un instant de grâce.

Parvenu en haut de la rue, c’est George IV Bridge qui monte sur la gauche vers le Mile, et l’Institut français abrité dans un bâtiment qui jouxte Saint Giles. On y loge la diplomatie française, mais on y mange aussi, à voir au travers de larges baies vitrées, les somptueux plateaux de petits déjeuners. On est dans le soyeux, et la carte des menus ne dément pas l’impression de légèreté et d’élégance. High Street est déjà saturé de promeneurs. Je descends jusque vers le virage de Cockburn. Puis les escaliers raides d’un Close, qui descend vers la gare, si sombre qu’on s’attendrait à voir surgir quelque apparition fantomatique. J’y ai même rencontré un drôle de salon de coiffure encore déserté, creusé sous la pierre de la colline, tout en bois, si vaste et désuet qu’on aurait pu se croire quelques décennies en arrière.  

C’est après les passerelles de la gare, le soleil de Princes Street, et vers l’Ouest, la station de ces fameux bus à étages à Waterloo Place. Il y a les rouges évidemment, comme à Londres, pas mais seulement. On en trouve de très étranges qui portent sur leur flanc les marques distinctives des curiosités d’Edimbourg. C’est après une petite enquête que je compris que le petit mouton imprimé sur l’un d’eux était le premier petit mouton cloné en Ecosse. Il porte d’ailleurs un nom qui m’échappe, et que les écossais désignent, comme d’une curiosité familière, parlant de lui par son nom. Ainsi des cornemuses et des publicités de spectacles d’épouvante, de monuments insolites, rendant ces bus indissociables de la vie mouvante de la ville. C’est devant un superbe bus orange que je m’apprête à photographier que je vois débouler depuis son étage le chauffeur, vêtu d’un même pull orange, qui se met ostensiblement devant les marches d’entrée de son véhicule en une pose que je n’aurais évidemment pas même osé lui demander. Ce qui se termina par un bel éclat de rire.

Waterloo est tout à l’Ouest de la ville ancienne et au pied de l’autre grande colline d’Edimbourg, Calton Hill.  

C’est par des marches raides, et bien résolument, qu’on accède aux divers monuments qui surplombent l’ensemble de la ville. C’est le panorama classique des vues qui font qu’on sait qu’on est à Edimbourg.

D’abord, le Monument Dugald Stewart, mémorial du philosophe écossais. C’est un temple circulaire de neuf colonnes corinthiennes cannelées autour d’une urne élevée sur un podium circulaire. Depuis les pelouse là-haut, on a évidemment une conception assez athénienne de voir la ville. On la dit d’ailleurs, l’Acropole d’Edimbourg.

C’est dans la perspective de ce mémorial qu’apparaît de part et d’autre de la colline, la vue sur l’Est et l’Ouest d’Edimbourg. Côté mer, on voit aussi une île à proximité des côtes et dans le quartier de Leith, près du port, des alignements rectilignes de bâtiments. Probablement des quartiers ouvriers aménagés dans le paysage contemporain.

Le monument Nelson est une simple tour, sans grande imagination de ceux qui l’ont conçu, en commémoration de la victoire sur les flottes françaises et espagnoles lors de la bataille de Trafalgar.

On avait déjà connu ça à Londres, près de Buckingham où on pouvait symétriquement convertir en victoires anglaises tous les monuments qui portent les noms de nos défaites dans notre Histoire commune.

Côté montagne, et regardant vers l’intérieur des terres, c’est la ville fumante des dernières brumes, et au-dessus des toits, comme un félin assoupi, le Arthur’s Seat qui domine de ses deux-cent-cinquante-et un mètre, à l’Est de la ville, le grand parc de Hollyrood. Et puis, un peu en retrait, le National Monument, qui n’a rien apparemment d’Ecossais, mais ressemble fort à une architecture néoclassique de type étonnamment mussolinien, en un alignement de colonnes doriques solitaire dans un grand espace verdoyant, sans signification particulière que d’attirer les visiteuses asiatiques.

Les promenades ne manquent pas. Les chemins tracés quadrillent la colline, offrant de multiples points de vue aussi bien côté mer qu’au cœur de la ville brune et compacte.

Je redescends par Princes et le Balmoral Hôtel, avec sa tour à l’horloge, sorte de Big Ben qu’on aperçoit en toute majesté entre Old et New Town.

C’est l’heure de rejoindre Rose Street, et comme aujourd’hui Milne’s est fermé, j’adopte le Abbotford’s pub tout près du Square Saint Andrew. Ici, la disposition du bar est en position centrale. Les serveurs, comme dans un navire, avec des gestes concis, et dans un espace limité, aiguillent la bonne marche à suivre des boissons qui fusent en toutes directions. Le haggis avec le Malbec est aussi bon que sur les bords du Loch Lomond.

Comme la gare n’est pas loin, les gens qui entrent paraissent tous plus ou moins engoncés dans leurs vêtements. Certains posent d’énormes sacs à dos. On sent qu’il s’agit d’un pays de froid. Le contraste avec l’uniforme impeccablement porté par le personnel du pub est assez marqué. J’ai cru voir, hier, le sosie de Jean-Louis Luzignant chez Milne.

Une chose qu’on ne verrait pas en France, du moins aux terrasses de nos brasseries, comme je le remarque à quelques pas de ma table haute : deux petites vieilles, bien mises, commandant une bouteille de rouge avec deux verres à pied grand modèle, avant d’échanger et de comparer avec malice leurs dernières photos de portable. Chez nous, ce trait de civilisation tendrait à s’affaisser devant l’hygiénisme moralisateur.

Nous avons rendez-vous avec Mike devant le Square Saint Andrew. Un véritable écossais de Edimbourg. Nous avions fait sa connaissance à Nice, dans les années quatre-vingt, lorsqu’il participait à un stage au lycée Masséna. On l’avait invité aux terrasses de la Madonette et il se souvenait encore qu’on avait écouté du Marc-Antoine Charpentier.

Depuis il s’est marié à une italienne avec laquelle ils ont eu quatre enfants. J’ai encore en mémoire une photo de lui, en kilt, le jour de ses noces.

Je n’ai pas mis bien longtemps à le reconnaître depuis le volant de sa Toyota, avant de le voir s’immobiliser devant nous avec un large sourire. Il n’est pas nécessaire de dire non plus qu’il n’a pas changé, du moins dans la minceur qui le fait paraître plus grand qu’il n’est.

Et nous voilà partis vers des horizons nouveaux. C’est au pas de charge qu’on passe dans cette rue de Stockbridge que j’avais noté dans mon programme. Une ruelle plutôt, qui ne doit pas dépasser les deux cent mètres, et qui fait le bonheur des rêveurs et des promeneurs, dans un Edimbourg encore plongée dans les banlieues pavillonnaires du temps où la ville était encore la campagne. Aujourd’hui, il n’est pas question de s’arrêter, c’est vers Colinton que Mike nous conduit. Sans lui, il eut été impossible de s’y rendre. J’avais noté aussi ce lieu insolite, loin des guides touristiques et du tourisme massif. Et pour cause, ce tunnel que nous allons visiter est éloigné de plus de quinze kilomètres au sud des faubourgs de la ville.

On traverse des banlieues. L’autoroute file devant nous, jusqu’à ce qu’on rejoigne la campagne, des massifs forestiers montrant bien que nous avons quitté la sphère attractive de la ville. C’est en plein quartier de maisons basses et d’oiseaux qui se font entendre que se situe cette ancienne voie de chemin de fer, aujourd’hui condamnée, qui fut en service de 1874 à 1967. Ce qu’indique une petite plaque à l’entrée du tunnel.

C’est là qu’une association de défense de cette voie insolite a permis l’utilisation des parois de toute cette portion abandonnée au Street Art d’Edimbourg le plus flamboyant. Eclairée au sommet de la paroi comme le serait une portion de route en activité, les couleurs lancinantes apparaissent dès l’orée du tunnel, pour se poursuivre deux cents mètres durant en un virage progressif dans un cadre champêtre enchanteur. Nous sommes seuls avec Mike, à part quelques rares promeneurs, de loin en loin, et des riverains discrets qui promènent leurs chiens. Mike lui-même n’avait fait qu’entendre parler de cette attraction hors des sites d’intérêts habituels.

Dès l’entrée dans le tunnel, c’est une tapisserie ininterrompue de fresques habilement conçues de portraits d’écrivains, de trains à vapeur, (surtout à la sortie d’une des bouches de tunnel) où défilent hommes politiques et artistes du temps passé, de gigantesques arcs en-ciel comme autant de coulées oniriques, d’anamorphoses de couleurs défilant à la vitesse imaginée des trains d’autrefois, et tout un monde disparu de gloires anciennes. Pénétrer à Colinton c’est un peu rentrer dans le ventre de la baleine de Jonas, pénétrer dans le boyau de tous les possibles pour tant d’artistes anonymes.  

Cela m’a immédiatement fait penser, (mais peut-être est-ce la date de 1967 qui y a contribué), à Penny Lane, tout en même temps qu’au Magical Mystère Tour ou encore à la pochette hallucinée de Yellow Submarine, et plus subtile encore, à Strawberry field for ever.          

 Nous restons un long moment, saisissant des détails insolites, des personnages grotesques ou des célébrités désuètes, pour finir à l’une des sorties où se trouvent un très méticuleux Robert Louis Stevenson, magnifiquement dessiné à sa table de travail et peint dans de chaudes tonalités de jaunes et de bruns. A la sortie du gouffre, un joli petit train bleu, rempli de joyeux personnages, rappelle une dernière fois l’existence de la voie ferrée.

Puis Mike nous mène sur une des rives d’un des bras de l’estuaire d’Edimbourg où les oiseaux rares d’une réserve font entendre leurs cris par milliers. Tout au bout de la bande de terre, un phare qui clignote, et plus loin encore, une île.

Nous sommes maintenant sur des routes qui sont presque des sentiers de poussière avec des grandes ornières sur les bordures. C’est sur un plateau surplombant la plaine que nous venons de quitter que se situe la ferme que Mike tient à nous montrer. Dans un pré, deux magnifique vaches rousses et une noire, les fameuses vaches à chevelure sur le front ! (Décidemment nous ne quittons pas les Beatles…) avec de longues cornes pointues et dont on ne verra jamais les yeux. Ces animaux placides sont d’autant plus rares que ce sont des vaches des Highlands, rarissimes en basse Ecosse.

« Sad eyed ladies of the Lowlands… »

….

… On se voit demain, au Café Royal…, je serais avec Anna et une de mes filles


Mercredi 18 Octobre


Ce matin, je sens que c’est une grande randonnée qui se profile. J’ai en tête ce quartier où nous sommes passés hier en trombe du côté Nord. C’est après Queensferry, que nous avons traversé un espace déjà très provincial fait de quiétude, avec cette rue devenue célèbre au point que les asiatiques frétillent, se prélassent et parcourent de long en large cette petite traverse de grande poésie au point que même les guides la mentionnent. C’est dire si les retours vers un monde à échelle humaine deviennent une nécessité pour ne pas dire qu’ils renvoient à la nostalgie d’une harmonie et d’un pouvoir attractif d’équilibre urbain que notre modernité ne reflète plus et ne génère plus. Mais ce matin, c’est le nom de cette rue qui m’échappe.

Je sais que c’est vers Stockbridge, vers ces quartiers réhabilités qui aiment à retrouver le charme des villages au cœur de la ville. Un peu comme du côté des Buttes Chaumont ou, plus encore, des Buttes Bergères ou de la Mouzaïa à Paris.

Il faut donc remonter par Maitland, la statue de Gladstone moins rayonnante qu’au soleil couchant, puis remonter Queensferry et rejoindre le pont de Dean. Puis ce sont mille petits chemins, des ruelles pavées au cœur de superbes maisons victoriennes, et ces fameuses terrace qui ne sont que le nom donné à ces balcons ou ces points de vue qui se jettent quelque part dans des abîmes de forêts illisibles tant la profusion est dense le long de Water of Leith. On sent que derrière ses gouffres tout en bas, et sans que l’œil puisse apercevoir la vallée cachée, coule avec force cette rivière qui parcourt en serpentant jusqu’à finir sa course dans la mer, tout au Nord. C’est ainsi que Eton Street, minuscule traverse, finit de me perdre sur le chemin de Stockbridge. Mais les gens sont généralement gentils. Est-ce le fait d’avoir à la main un guide de la ville, le plan déployé qui attire la sympathie, ou simplement la proximité de ces parcs et de ces forêts à portée de chants d’oiseaux qui rendent plus aimables ? Sans que je ne demande rien, une dame me dit que c’est tout droit, par là que je rejoindrai Dean Park Crescent et tout Stockbridge.

C’est une banlieue harmonieuse de maisons basses, de commerces sans prétention, d’impasses où, à chaque coin de ruelle, je m’attends à voir mon clocher et cette fameuse rue courbe qui défie le temps. Je croise Bedford Street, Dean Park, Comely Bank Row et tant d’autres au charme désuet et paraissant respirer plus lentement qu’ailleurs. Je finis par quadriller tout le village. Mais sans rencontrer ma ruelle sans nom.

Et c’est par Ann Street que se poursuivent encore de plus minuscules chemins le long de Water of Leith, qu’on entend gronder doucement, et que je remonte Deanhaugh et Arboretum Avenue qui grimpent vers le Royal Botanic Gardens.

 Je me suis donc tant éloigné de mon projet initial que je décide de poursuivre le long de ces rues et ces allées maintenant quasi champêtres qui croisent et longent la rivière vers le Jardin Botanique jouxtant l’immense Inverleith Park.

Edimbourg est une ville qui regorge de parcs, de jardins et d’espace.  C’est par l’entrée Est du Royal Botanic que se présente le bout de mon chemin.

A deux kilomètres du centre de la ville s’étendent maintenant les vingt-huit hectares aménagés de ce fameux bijou d’espace naturel.

A l’accueil on m’a donné un plan. Etait-ce bien nécessaire ? On se perd si vite et les allées se confondent rapidement. C’est peut-être le jour des enfants. Il y a autour d’un petit lac artificiel un groupement de mamans et de poussettes. Les allées sont bien dessinées et la moindre plante, les plus petits arbrisseaux reçoivent un cartouche explicatif avec leur origine en latin. Ma nullité en botanique ne me fait pas moins apprécier les paysages compliqués et délicats de végétaux souvent venus de loin. Des raretés de Chine, un refuge et une pagode sous des châtaigniers géants, de petites cascades japonaises au pont rouge et aux algues qui forment de belles abstractions, des plantes grasses de dimensions inhabituelles, des massifs de fleurs dont des magnolias gros comme des pavillons acoustiques.

Le prospectus indique que le jardin et ses annexes régionales proposent une collection de plus de 35 000 plantes représentant mille cinq cent espèces différentes originaires du monde entier, soit cinq pour cent des espèces végétales répertoriées.

Ce qui m’impressionne le plus ce ne sont peut-être pas les raretés mais les chênes et les châtaigniers hors normes avec des bogues grosses comme le poing. On y trouve des forêts de bambous et des rocailles aux fleurs rarissimes. Des massifs à dominantes jaunes, d’autres orangés, et je ne sais si ce sont les couleurs d’origine ou celles prises par la saison. Les canards sont peu farouches et marchent souvent en famille. L’automne donne aussi avec évidence la couleur de saison, l’ocre roux sur des parterres verts.

Dans les serres, qui ne sont pas accessibles aujourd’hui, on peut déplorer de ne pas embrasser la magnifique architecture victorienne qui enferme le palmarium, les orchidées et les Cycas, et toutes sortes de fougères tropicales et autres plantes de zones désertiques.

Un peu plus loin, dans un espace réservé aux serres et aux travaux d’entre deux saisons, j’aperçois, en un magnifique tableau, les jardiniers pris en flagrant délit de binage et autres travaux qui font immédiatement penser à ces minutieux gestes virgiliens parmi les sillons, les pailles et les herbes fouettées, dans ces jardins jaunes et vert émeraude où ne manque que le parfum entêtant de la terre travaillée.

La lumière aura été timide jusque vers midi. La rue que je cherchais est donc perdue avant même de faire sa connaissance. Et c’est dès la sortie du parc que la lumière inonde Arboretum Place et la descente progressive vers Stockbridge. Et durant quelques centaines de mètres, prenant un escalier en direction du bruit de l’eau, je longe les bords du Water of Leith sur un bras d’une berge étroite et solitaire. Dans le vallon, les lierres mangent la pierre sur les murs au-dessus desquels des maisons anciennes se dressent depuis peut-être plus d’un siècle. L’eau de la rivière est noire et des grappes de végétaux et de fleurs viennent jusqu’à tremper leurs franges sur le courant, composant avec les maisons aux cheminées fumantes, et les dépôts de végétaux par masses compactes, une sorte de paysage de tableau flamand des plus étonnants. Et comme souvent, autour du Leith, le chemin se termine quelques centaines de mètres plus loin par des escaliers qui rejoignent le pont de Dean.

A Deanhaugh Street, le passage est maintenant animé. Des grappes de touristes s’approchent du pont, d’autres se dirigent vers Dean Village. Dans mon peu de discernement, je demande mon chemin à des personnes totalement étrangères à la ville, et encore moins familiarisées au quartier. Un groupe que je pense être de vieilles sud-américaines me suivent à la trace. Je ne fais que demander comment revenir au plus court vers New Town. L’une d’elle indique avec insistance la direction de ces longues rues qui montent vers l’Est. Et c’est sur Kerr Street, alors que j’avais fait mon deuil de ma ruelle sans nom, que sur ma gauche, je reconnais immédiatement Circus Lane, c’est maintenant son nom, que nous avions traversé hier au pas de charge avec Mike. C’est indéniablement la rue la plus enchanteresse de la ville. Du moins, elle représente l’échantillon même de ce qu’était une rue de l’ancien Edimbourg au XVIII° ou au début du XIX° siècle. Pavée et conservée telle qu’une reconstitution pour le cinéma ne ferait pas mieux dans le détail. Sans trottoir, formant une légère courbure de droite à gauche sur peut-être deux cent mètres, elle est jalonnée de maisons basses de la période Georgienne, époque qui correspond aux bouleversements sociaux industriels et culturels de ce temps. En créant une nouvelle ville, la mode n’est plus aux perpendiculaires se croisant aux intersections, mais à des fantaisies, comme cette courbure qui entre en perspective du plus bel effet avec l’église Saint Stephen.

Tout le long de la rue, on peut voir ce qu’on croirait des portes de garages, ce qui serait insolite pour des constructions autour de 1800. Ces portes correspondent en fait aux anciennes étables, suffisamment larges pour permettre d’entrer et de sortir les calèches au-dessous des habitations. Le bruit des sabots frappant le pavé et l’odeur des étables ont disparu, et les maisons sont aujourd’hui occupés par des cabinets d’avocats et ces petits logements de banlieue devenus des adresses prisées d’Edimbourg.

Fleurie, proprette et sans bruit si ce n’est Mike qui l’a traversé le plus vite possible, peut-être comme quelqu’un désirant gêner le moins possible la quiétude de ce bout d’éternité provincial.

Au bout de Circus Lane, c’est maintenant, la longue et large Frederick Street, dans une lumière aveuglante, donnant plus encore, par contraste, une impression d’espace, qui remonte vers la ville nouvelle, avec les admirables jardins de Queen Street, et très vite, Rose Street où j’attendrai Cécilia. Il est près de treize heures trente. Mes pas m’auront mené sur plus de quinze kilomètres depuis ce matin.

Mike a eu raison de nous donner rendez-vous au Café Royal. Il fait déjà nuit lorsqu’on prend la petite traverse qui s’échappe de St Andrew Square. Le pub est situé dans une sorte de palais caché dans une impasse. L’immeuble est d’époque victorienne et ses façades ciselées de balcons et de motifs sculpturaux éclairés indirectement aux différentes entrées. On a l’impression d’entrer dans un petit palace. Mike et sa petite famille sont déjà là, au milieu d’une rangée de banquettes de cuir tout contre une immense verrière aux couleurs multiples. L’intérieur est d’une légèreté de cristal et probablement d’une grande clarté dans la journée. Un peu à l’inverse des pubs habituels revêtus de boiseries chaudes et d’une imperméabilité à la lumière. Les pays britanniques cultivent l’intimité chaleureuse des lieux de rencontre en y installant un peu de ce qu’on aime à vivre chez soi. Et comme à Abbotsford, le bar aux mille sortes de whiskies est ovale, comme est ovale la passion du rugby. Seul le mur qui se situe à l’opposé de la rue est tapissé de céramiques représentant, à la mode des affiches de grandes dimensions, des gloires littéraires et scientifiques de l’Ecosse. Anna est italienne, mais pas de celles dont je craignais qu’elle eut le mal permanent du pays. Je pensais à ce couple de vieux résidents de Gordes dont la femme disait tous les jours à son mari « oui mais en Italie… » à n’importe quel propos, pour conclure à une inévitable supériorité italienne dans les domaines en question. Anna semble bien adaptée à ce pays de froid et de ciel bas. Bien que nous ne connaissions pas encore cette Ecosse de pluie et de ciel gris. Nous parlons de Naples qu’elle semble bien connaître, de Toledo qui traverse le cœur de la ville. Je m’efforce de parler en italien, ce qui n’a pas l’air de la surprendre plus que ça. Elle parle sans emphase et sans ces effusions qui débordent vite les italiennes en mal du pays. Elle est de Biella et donc piémontaise. Pays de froid l’hiver, de brumes. Ceci aidant peut-être à expliquer cela. Et puis, l’adoption définitive d’un pays, d’avoir fondé une famille depuis longtemps, adoucissent le mal de l’éloignement.

Le Café Royal se fait aussi une spécialité de fruits de mer (les oyster pub) et Mike se fait un plaisir de me montrer furtivement la véritable salle de restaurant où un petit groupe de compères dînent devant de multiples verres de rouges et de blancs aux étiquettes de grande classe.

Les Saint Jacques grand modèle aux poireaux béchamel ne sont pas mal non plus. On peut dire d’une manière générale que l’Ecosse est le pays britannique où la cuisine ne passe pas pour un méchant moment auquel il faut sacrifier. Je crois qu’entre Robert the Bruce et la France de vieux liens génétiques nous habitent encore.

Nous terminons par un grand tour d’Edimbourg, des centres de la ville, méconnaissables la nuit. Loin de nos repères entre Princes et Fountainbridge. Nous traversons des parcs fantômes, de grandes statues monumentales torturées ou éloquentes, des coupoles austères et des piliers de temples grecs sous leurs feux de nuit, créant des formes nouvelles, des surprises dans une ville qui garde tout de même, en n’importe quelle circonstance, cette harmonie et cette légèreté du cristal des flûtes de champagne.


Jeudi 19 Octobre


Le réveil se fait plus tardif. Et pour cause, la pluie est là. On ne pensait pas que cela puisse être possible ici ! C’est un fait. Pluie et vent.

La lumière pénètre à peine derrière les rideaux. Cécilia s’en va, comme c’est devenu une habitude, vers le 34 ou le 36, pour Saint Andrew Square.

Je m’engouffre assez rapidement à l’ouverture du Scottish National Gallery situé au centre de Princes. Il est à peine dix heures et les visiteurs sous leurs capuches et leur K-way trépignent d’impatience. Je comprends assez rapidement que Edimbourg soit truffé de musées en tous genre. Le musée n’est pas ici seulement un lieu culturel, il est aussi un refuge, une sorte d’auvent psychologique qui abrite aux heures du désespoir pluvieux.

Et on a beau venir de Tolède où sont de sublimes Greco, de Milan et de ses chefs d’œuvre de Brera, ou de la Galerie Ambrosienne, de ceux de Capodimonte à Naples, malgré la pluie qui tombe aujourd’hui et fait ressembler cette visite à la National Gallery à une résignation, celle-ci n’en possède pas moins un lot indéniable de merveilles auxquelles je ne m’attendais pas.

DE VERONESE ET DE FOUDRE

Sans préambule, dès la porte franchie, on est plongé dans les siècles anciens, la fin du gothique, et les premiers Botticelli, des Vierges à l’Enfant comme il en a fait en série, en adoration, toujours sensibles et cristallines, les bébés étonnamment poupins et parfois délibérément laids dans de l’or et du bleu, des touches de rouge. Un Raphaël, « la sainte Famille au Palmier », puis une Mélancolie de Cranach et quelques autres avant le débouché sur la salle suivante où je fus frappé par la foudre d’un Véronèse sur ma droite. Mars et Vénus. Des Mars et Vénus, il y en a plusieurs dans l’œuvre du peintre. J’en mémorise parfaitement au moins trois. Mais jamais je ne me souviens d’avoir été à ce point happé par l’attrait quasi érotique, et quasiment primaire d’un sujet mythologique qui plus est, dont la lumière essentielle venait du traitement du nu de Vénus. Frappé de foudre. Il me faut remonter à un certaine Pentecôte de Gréco à Amsterdam il y a cinq ou six ans, où la foudre de l’esprit saint descendait sur les apôtres à la renverse, de manière bien réelle cette fois, pour ressentir un tel éclat d’émotion. Mais cette Vénus sous mes yeux n’a rien elle-même pour faire descendre une telle charge de mysticité. C’était bel et bien d’un élan purement charnel à la mesure du rose et blanc de la carnation, du mouvement des bras de la vénitienne, du renflement du ventre creusé en plusieurs de ses plis qui étaient la source de mon trouble inattendu. Puis j’ai essayé de comprendre par une analyse sommaire : Lorsque trois siècle plus tard, Manet et son « Déjeuner sur l’herbe » fit scandale, ce n’était évidemment pas la nudité de la femme qui produisit l’émoi dans le public, mais le fait que les messieurs qui l’entouraient étaient vêtus, et bien bourgeoisement vêtus. On n’aura pas mis longtemps à comprendre avec raison à une transposition d’une scène de bordel à la campagne. Mais que cette Vénus ait porté une telle charge d’émotion commençait à trouver ses raisons. Ce n’était certes pas une débauche de nudité à la Rubens (« C’est un Rubens, c’est une hippopodame » aurait dit Gainsbourg), mais une de ces vénitienne merveilleusement carnées de roses, aux bras longs et ronds, sculpturale et aux cheveux tirés en chignon sur la nuque, le regard jamais posé sur Mars, et plutôt même détourné de lui. Comme une preuve symbolique d’indépendance à son égard. Le visage toujours porté vers le petit cupidon à ses pieds.

Je pense qu’on reconnaît un Véronèse, même pour le regard d’un profane, à ses visages de femmes, à la manière dont il les caractérise. Je suis presque certain qu’il a toujours eu le même modèle au visage rond, blonde, les yeux clairs. On ne verra jamais de brunes à la chevelure ostensiblement dénouée, à la chevelure dont Catherine Clément dirait que « la pilosité débridée est un caractère second de sexualité ». Elle prend pourtant toute la lumière sur ses roses et blanc alors que le Mars, indolent et conquérant, n’attire en aucune manière l’intérêt sur son attirail d’ombre, de bruits et de conquête. 

Et puis, pis que dans l’effroi du Déjeuner sur l’herbe, cette nudité de Véronèse porte un collier de lourdes perles serrées autour du cou, un bracelet à son bras tout aussi signifiant. En signe cette fois de créature purement sexuée et dépendante d’une indifférente appartenance à quelque aristocrate de Venise.

On pourrait ici aussi y sentir l’ombre du lupanar.

En fait, le caractère hyper érotique de ce tableau devient aussi signifiant dans le contraste affiché des bijoux sur la nudité dévoilée de Vénus, signe de corruption, que la simple et presque inaperçue nudité de la poseuse de Manet contrastant avec les lavallières parfaitement ajustées des jeunes bourgeois assis dans l’herbe.

Véronèse a peint là, des siècles avant ceux qui illustrèrent en leurs temps la bourgeoisie et les mœurs qui l’accompagnent, un témoignage de son génie libre. Venu et vivant à Venise, république marchande, en un temps où la peinture est quasi exclusivement destinée à représenter des Vierges, des saintes et des samaritaines, Véronèse, plus que Tintoret et autant que Titien, mais dont la pudeur de celui-ci exclut toute ambiguïté, peint des femmes profanes contemporaines à la Venise dans son siècle d’éclat, mais des femmes presque plus que femme parce que déesses, vénusiennes, libres et provocatrices.

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J’eus bien du mal à sortir de mes songes et à ne pas revenir plusieurs fois sur mes pas.

Dans la même salle, et presque dans une situation de voisinage avec la Vénus, une « Déposition de Croix » de Tintoret. Un Christ gris frappé de mille douleurs et presque déjà apaisé, elles-mêmes ressenties dans le magnifique assemblage au bas du tableau, par Marie et Marie Madeleine foudroyées. Mais de Tintoret, quand on a visité la Scuola San Rocco, on ne peut que s’attendre à tant de virtuosité sensible.

Dans la suite des salles du bas se succèdent, de remarquables maîtres hollandais du siècle d’or. Franz Hals, des Rembrandt ténébreux de petits formats, et puis la pièce qui domine, un Marthe et Marie de Vermeer. Le tableau est troublant à première vue, mais aussi on le quitte avec un léger doute. Peut-être parce qu’il est décevant à la vue de la signature. Non par sa composition ni par la virtuosité de la réalisation, mais parce qu’on n’a pas le sentiment d’être devant un Vermeer. Loin des trente-sept œuvres qui lui sont attribuées avec la plus grande certitude, ce Marthe et Marie paraît plutôt un véritable van Megeeren, ce faussaire de génie qui fit croire au monde entier, tant aux spécialistes qu’aux amateurs fortunés, y compris ceux du Reich, et Goering surtout qui se portait souvent acquéreur, qu’il s’agissait d’une série ré émergeante de Vermeer d’inspiration sacrée. Car tous les Vermeer, à la seule exception de celui-ci, sont des œuvres profanes, d’intérieurs hollandais, sauf d’une ruelle en extérieur, et la fameuse et extraordinaire « vue de Delft ». Le reste est mis en scène dans de confortables maisons bourgeoises aux éclairages indirects et à la lumière comme tamisée. Le Marthe et Marie que j’ai sous les yeux est dans une parfaite franche lumière, dans des ocres bruns assez relâchés et d’orientation quasi matinale. Et le cartouche au bas du tableau, affirmant le nom prestigieux de Vermeer, n’en laisse pas moins un doute. Il est évident que la signature de van Megeeren aurait eu moins de portée à cette endroit. Revoyant, de retour à Nice, le catalogue du « Tout l’œuvre peint » de Vermeer, il est bien catalogué à son nom, non sans quelques controverses et doutes en leur temps, de la part des spécialistes.

Dans la section du baroque méridional, un Greco magnifique, un portrait de Christ en plan serré, le visage et une partie du torse. Sans flamboyance torsadée ni dramatisme, ni ténébrisme. Mais une empreinte du peintre incontestable, passant presque inaperçu puisque solitaire parmi tant d’autres qui l’entourent.

Des Titien sur lesquels j’aurais marqué un intérêt certain si ce n’était qu’après le Véronèse, je ne tiens plus à m’intéresser à aucun vénitien aujourd’hui. Et puis un peintre qui m’était si cher du temps du Musée Chagall, Lorrain. Claude Gellée. Une immense toile d’un « paysage avec Apollon et les Muses » se morfondant sur tout un pan de mur d’une salle. Le classicisme en plein air. De petits personnage presque évanouis disant, par contraste, le rythme et la grandeur du paysage, lesquels personnages étant peut-être même, insignifiants, de la main de quelque élève d’atelier.

Les peintres britanniques du XVIII° sont aussi présents dans les salles du bas, notamment des Gainsborough, Reynolds et Raeburn. Mais ce qui m’aura le plus ému parmi ces anglais et écossais, est ce paysage de campagne tourmenté et comme sculpté par endroits tant le pinceau a creusé la matière, le paysage de Dedham de Constable.

Dans le XVIII° toujours, relégué dans un angle d’une salle, auprès d’un portrait de Jean-Jacques Rousseau qui n’en aurait goûté les charmes et les troubles qu’on peut imaginer, les essentielles « Fêtes Galantes » de Watteau. Œuvre de petit format mais monumentale dans la conception. On ne saura si l’inspiration toute verlainienne des fêtes éponymes de Debussy ne doivent pas indirectement à ce tableau.

Dans une salle, un miracle : le second volet intégral de la série des « Sept sacrements » de Poussin, en sept tableaux se répondant en un espace circulaire. Je passe assez rapidement, avec l’intention d’y revenir avec Cécilia et toute l’attention que cet ensemble unique mérite, réuni en un même lieu.

Après avoir traversé un dédale de couloirs et grimpé d’un niveau, une salle est réservée aux peintres écossais. Il était pertinent de séparer, non pour les amoindrir, mais le contraste avec les classiques baroques, vénitiens et les grands Chardin, Corot que je ne commente même pas, il y eut été discordant de les inclure dans les mêmes salons. J’ai donc noté l’adieu à la France de la reine d’Ecosse Mary de Robert Herdman, un paysage d’Hobbema, puis l’Ecole écossaise aux filles rousses. Celles-ci merveilleusement rousses au grain de peau délicats dans des postures alanguies ou rêveuses dans des jardins et des champs tourmentés. Le pont de Stonehaven de William Fettes Douglas surgit de ses brumes et les Glasgow Boys à l’origine de l’art moderne écossais. Puis toute une salle de « Taggart et la mer » qui fait penser aux ciels de Boudin par le travail de la lente et subtile transition de lumière.

Reste maintenant le dernier niveau, tout là-haut, l’Impressionnisme français. Avec d’abord, la Vague de Courbet qui éclabousse de réalisme d’un mouvement enveloppant qui déjà anticipe le fracas qui va suivre. Puis un Monet dans les tonalités de vert d’eau, fluide évidemment, de peupliers frémissants. Un van Gogh tourmenté de tons violents, prémonition du champ aux corbeaux. Une danseuse pastel de Degas. Et puis deux Gauguin. L’inattendue Angèle ou la Lutte de Jacob avec l’Ange de la période bretonne, encore assez maladroit, et le plus beau et le plus serein de toute les peintures dans le genre « luxe calme et volupté », de deux tahitiennes encadrant un homme de dos, debout droites, sans autre raison d’exister que d’être dans la plénitude sereine de l’espace de la toile.

J’avais commencé cette visite par ce troublant et entêtant Véronèse, de fièvre et d’ambiguïté, et voilà que la fin de ce trajet pictural me voit devant un monumental et quasi sculptural ensemble de torses de la plus grande sérénité. De trois quart exposé ou de face avec la tête légèrement inclinée en des attitudes des plus évidentes déesses terrestres.

Comme si du Véronèse au Gauguin, toute la gamme des émotions avait pu s’étendre en un flux menant du trouble érotique à son inversion sublimée dans les masses impassibles des trois personnages tahitiens. Dans ce tableau, comme dans tous ceux durant cette période et sous ces latitudes, le peintre n’a jamais fait que reproduire au travers de violentes tonalités, et contrairement à ce que fut sa vie, ce ressourcement dans les traces imaginaires d’un paradis perdu.

La pluie toujours, qui fouette. Le Royal Mile et Saint Giles où je pénètre. Je ne suis plus surpris par l’éclairage chaleureux des projecteurs discrets, par les voûtes gothiques fraichement revêtues de bleu, par ce tourbillon de visiteurs, aujourd’hui plus dense encore, et par le grand orgue dénudé de buffet décoré. Je note que l’an prochain ce sera le neuf centième anniversaire de la cathédrale.

Je n’ai pas perdu mon temps. Il est encore tôt, et j’ai déjà parcouru tant de beautés au Royal Museum que mes yeux sont saturés de couleurs et de formes en fermant mes paupières. Depuis Saint Giles, il n’est plus difficile de rejoindre le National Museum of Scotland. La façade est austère mais certaines parties plus modernes s’harmonisent avec l’ensemble de l’édifice. C’est le seul musée au monde fait tout à la fois pour les amateurs d’insolite, de géologie, d’archéologie, d’histoire naturelle, de sciences, de technologie et d’art. On devrait plutôt le nommer Musée national universel of Scotland. Une vraie merveille. Le baromètre qui ne trompe pas, ce sont les enfants. Durant tout le temps de mon passage ici, ce ne sont que cris, rires et enthousiasme autour de moi. Des grappes de bambins, crayon à la main s’en vont dessiner les formes manquantes d’un animal auquel on aura omis de mettre la queue ou auquel on aura interverti les pattes avec celles d’un autre. Certains endroits permettent à ces mêmes enfants de cliquer sur un cercle de couleur qui fera apparaître et entendre à la demande, le cri d’un animal amazonien, d’un oiseau de nos campagnes ou d’Amérique. Ces jeux retiennent l’attention en fixant de couleurs et de formes les objets de leurs découvertes.

L’intérieur est une sorte de verrière à la manière du Petit Palais ou tout simplement des Galeries Lafayette ! sur quatre niveau et vu d’en haut, on voit flotter d’un balcon à l’autre, suspendus sans en avoir l’air, dans un pur jeu d’illusion, des avions qui apparaissent, depuis les modèles les plus archaïques à l’avion à réaction, dans un raccourci dynamisant au-dessus du vide des quatre étages. Plus bas c’est la valse des animaux préhistoriques, squelettes au vent, toutes ailes déployées.

Le plus stupéfiant est le travail d’empaillage des animaux exotiques au rez-de- chaussée. Des panthères et des lions comme s’ils venaient de sortir tout frais d’un retour d’Afrique, au pelage et aux proportions donnant l’illusion la plus exacte de leur physionomie. Un éléphant et une girafe grandeur nature, mais également un tigre simulant le mouvement dans l’ampleur exacte d’un bond en avant. Un petit zoo immobile donc, côtoyant des collections de bouddhas cambodgien et de déesses égyptiennes donnant assez rapidement le tournis. Il me faudra revenir avec Cécilia, tant l’attractivité du lieu est contagieuse. D’autant que dans ces régions de pluie, les écossais ont compris que la gratuité des entrées est la meilleure manière d’attirer, non seulement les visiteurs étrangers, mais aussi les résidents qui pénètrent, quand bon leur semble, dans leurs musées comme on va ailleurs promener dans le parc voisin ou dans l’espace dévolu aux jeux d’enfants.

Il me faudra revenir. Il y a encore des recoins où l’on se perd. Des Formules 1 véritables, accrochées au mur, pilotées jadis par des as du volant écossais, et bien d’autres curiosités dans chaque espace surgissant dans l’ombre. Cécilia ne peut manquer ça…

Redescendant vers Princes, sur l’autre versant, depuis le haut des marches d’escalier, la cornemuse n’est jamais bien loin. On l’entend à ses fréquences aigues, ce qui prouve que cet instrument totalement nasillard et peut fait réellement pour produire de la musique, se faisait bien entendre d’aussi loin que possible dans les plaines où se menaient des combats. La patience du temps détermine même ces nécessités premières auxquelles on ne pense jamais.

Une fois sur deux c’est « Flowers of Scotland » qu’on entend le plus naturellement en descendant les marches.

C’est l’heure de m’emmitoufler dans la chaleur rouge et jaune de Abbotsford.

A la table d’à côté c’est Benjamin Britten qui vient prendre place avec son épouse. Après Freud qui s’installait sur les routes du Fife, c’est Britten aujourd’hui. Même regard, déjà tourné vers les lointains marins aux eaux vertes et mélancoliques, au large de son île. Le front plissé, la chevelure faisant aussi quelques vagues plissées au-dessus du front toujours inquiet. C’est Madame Britten qui m’adresse la parole : « vous avez un plan qui ne traduit pas en français ? » voyant déployé devant moi le plan du National Museum et ses rectangles de couleurs comme autant d’étages et de répartitions des merveilles. Ces Britten-là ont le nez bien creux. Ils ont vite compris que j’étais Français et profitent pour glisser qu’ils ont une maison à Menton qu’ils viennent de vendre. Avec le temps qu’il fait aujourd’hui, on parle évidemment de la chance d’habiter sur la Côte.

 – La ville fait des efforts pour revaloriser les jardins et les anciennes villas du XIX° siècle. J’y suis allé pas plus tard qu’en ce début de mois.

 

 – parenthèse de réflexion –

Ces Britten-là boivent aussi du vin et j’en suis de moins en moins étonné. Les écossais, contrairement à une fausse croyance boivent du vin. Et même beaucoup. Du rouge et du blanc. Il m’est même arrivé, comme chez Abbotsford, de voir autour de moi des verres de vin et parfois des bouteilles posées sur la table, supplantant les chopes de bière. Et lorsqu’on commande, on demande des vins qui portent le nom d’un cépage. Merlot etc. J’ai adopté leur Malbec, assez austère et peu floral, à la robe pourpre sombre et sans acidité apparente. Des vins dit « à revenez-y ».

On pourrait s’en réjouir. En regardant de près, ce sont rarement des vins français. Ceux-ci se reconnaissent à leur prix, au-dessus des autres. On boit ici des vins argentins ou chiliens, des vins d’Afrique du Sud ou d’Australie. Voire des vins italiens. Les conséquences évidentes du Commonwealth et de toutes sortes de chicanes et de prévalences entre la France et les îles britanniques. Mais pas seulement.

A la devanture des commerces, les vins français sont timidement affichés au coin des vitrines, anonymes, laissant souvent la part belle à des vins étrangers. Encore une fois, la réputation de nos vins ne suffit pas à faire vendre. Les commerçants français, les promoteurs, savent-ils s’impliquer ?

J’ai souvenir d’un étalage à Salzbourg, près de la Place du Dom, d’une petite épicerie qui proposait des bouteilles en vitrine. Les vins italiens y prenaient presque toute la place avec des étiquettes voyantes, colorées presque trop, avec, comme si ça ne suffisait pas, un petit additif en carton écrit à la main « vin du soleil de Toscane » en une auréole d’étoile scintillante ! Il n’en faut pas plus pour embarquer le client germanique. D’autant que le prix défiait tout commentaire. Les vins de Bordeaux, pour les trouver, il fallait entrer dans le magasin et chercher dans l’ombre des étagères les plus inaccessibles, et les voir étiqueter (discrètement et orgueilleusement) deux à trois fois plus chers. Comme pour Napoléon, comme pour Louis XIV aujourd’hui, il ne suffit plus de dire un « nous sommes là » d’évidence, encore faut-il défendre ce que nous sommes et ne pas compter sur les autres pour le faire à notre place.

Monsieur et Madame Britten s’en vont comme ils sont venus, le plus fantomatiquement du monde, au moment où Cécilia pénétrait chez Abbotsford.

Il est presque quinze heures. Nous retournons au café Royal pour conjurer le vent qui cogne en tourbillons sur la pluie. Sous les lumières délicates qui font jaillir sur les céramiques, les portraits de Faraday, peut-être de Graham Bell, Victor Fleming.

Nous organisons ce soir une petite fête à nous deux dans notre appartement de Brandfield, bien au chaud. Dehors il fait nuit, quelques lumières jaunes éclairent les intérieurs de la façade d’en face. Je prends mon premier whisky depuis celui d’une mauvaise chambre d’hôtel de Londres vers 74, un horrible « Teacher » qui m’en avait fait passer le goût.


Vendredi 20 Octobre


Je remarquais dès le début de ce séjour en Ecosse que le soleil du matin faisait des ombres qui duraient tard, jusque vers onze heures ou plus. Ce qui donne l’impression, sous ces latitudes, que nous sommes longtemps en lumière rasante. De même, le soir, l’impression crépusculaire dure longtemps et commence tôt.

C’est la première fois, depuis mon passage vers 70 au Danemark, que je me retrouve si près de la Norvège où la terre a moins de surface à développer que sous les latitudes habituelles où nous vivons, et où les ombres jouent plus longtemps.

Mais ce matin encore, il n’y a pas d’ombre, il s’agit plutôt de brumes et de vent cinglant en rafales sous une petite bruine froide qui explique bien des rougeurs sur les joues des écossais.

Je n’attends pas longtemps le 35 sur Fountainbridge. Direction, le terminus d’Ocean afin de rejoindre East Leith. Dans l’espoir de longer les quais et peut-être le bord de mer.

Nous traversons des quartiers arborés, des avenues étrangement larges aux édifices sombres. Parfois la mer apparaît au détour d’une échappée puis disparaît. Au loin, quelques grues commencent à poindre leurs bras métalliques vers le ciel. Les vitres du 35 reçoivent de plus en plus d’embrun, et les abords du port baignent dans une houle verte telle qu’on pourrait deviner les mouvements des rafales de vent en suivant les trainées de perles d’eau en une danse arythmique et furieuse.  Malgré la tourmente, et les couleurs grises des édifices devenus sombres, je n’arrive pas à trouver dans ces paysages une quelconque hostilité et je ne ressens pas plus de tristesse dans ces rues maintenant désertées et toutes proches de la mer.

Lorsque le 35 s’arrête enfin, après une vingtaine de minutes de trajet, au Terminal le long d’une avenue sans fin, je n’ai pas le cœur de pénétrer bien loin vers les bassins d’activités industrielles. La furie du vent et le froid engourdissant rapidement, j’ai seulement le temps d’apercevoir une partie du port englouti dans son sommeil d’automne, les vagues qui frappent les quais et les goélands qui lancent leurs cris lugubres hauts dans le ciel.

C’est par le même chemin que je retrouve les quartiers solitaires aux feuilles mortes qui font tapis tout le long de ces multiples couloirs qui mènent maintenant par cette longue ligne droite que je reconnais à mi-chemin comme étant une partie du Royal Mile du côté ascendant. J’y retrouve les closes et les courts qui signifient que nous somme sur la colline et que chaque échappée dans les bouches sombres de ces closes, descendent de part et d’autre vers Old Town ou Princes.

Le 35 me laisse devant le Royal Scottish. Il n’est pas encore midi, j’ai le temps de faire une seconde halte ici. Comme les écossais, j’apprends à accorder mon rythme aux jours de pluie et de grisaille.

C’est dans la salle de l’Océanie que je me laisse aller au hasard. Au premier ou au second niveau, on a un condensé des différents peuples que les écossais ont rencontrés. C’est en quelque sorte un défilé des contrées du Common Wealth qui est présenté au travers des costumes, de l’habitats ou des arts primitifs. Au centre de l’une de ces salles, trois personnages sombres et hiératiques de totems aborigènes. Comme des poupées vaudou auxquelles il ne manquerait que les aiguilles du maléfice. Mais là, dans le portrait collectif d’une famille nucléaire, une attitude droite atemporelle, de dimension humaine, les têtes largement hypertrophiées et figées, et des yeux comme des phares. L’homme, une lance à son flanc. L’impression d’ensemble est d’une grande monumentalité dans la plus simple nudité des attitudes.

Au même niveau, une gerbe flamboyante de couleur vive, agressive et comme en expansion, un feu brûlant. C’est un danseur oiseau tout en bois, un sorcier bardé de plumes, les bras au ciel et les yeux exorbités par une transe de terreur, dans son costume de cérémonie composé de mille plumes vertes et rouges entourant le cou de l’extasié en une attitude effrayante. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un chamane mexicain quand Cécilia m’apprit dans l’après-midi, qu’il s’agissait d’un sorcier du Népal. J’ai toujours pensé, en fait, que les populations d’Amérique, les peuples premiers, venaient d’Asie, après une migration dont on ne connait pas l’origine, passant au Nord par la mince bande du détroit de Béring. D’où leur cousinage physiologique. Toujours est-il que ce sorcier avait bien quelque chose d’Amérique centrale.

Un peu après, des moulins à prière et les rouleaux de bronze qu’on peut faire dérouler à son gré, encadré de rubans rouges, et bleus comme des vœux prêts à s’envoler.

Puis vient une salle du plus grand chic : l’histoire du costume au fil du temps. On y voit défiler les modes du début du siècle précédent, les années cinquante, et du plus loin qu’on ait pu conserver certains spécimens, je m’attarde devant la merveilleuse robe à panier du XVII° siècle, toute blanche, brodée et scintillante, plus voluptueuse que les plus déshabillés d’aujourd’hui qui n’ont que leur pauvreté à masquer, robe lourde et sensuelle, digne des Ménines et de certains tableaux d’apparat pour les Infantes de Velázquez.

Dans une des salles dédiées aux découvertes scientifiques, à la botanique et à la géologie, un petit présentoir qui prend toute la lumière, et plus encore, lorsqu’on voit derrière une simple vitre, l’émouvant spécimen (y en-aurait-il d’autres ?!) d’un fossile parfaitement conservé du Cambrien. Le petit cartouche annonce sobrement 525 millions d’années. En regardant un peu plus attentivement, à d’autres vitrines, d’autres fossiles s’annoncent entre 500 et 450 millions d’années. On pourrait presque compter et caresser dans le détail, les structures du squelette de ces merveilleux témoins semblant s’être simplement salis dans du goudron frais).

Il y a au sous-sol, (mais je commence à perdre mes repères), une salle consacrée aux héritages successifs de la culture proprement écossaise. Et en premier lieu, un superbe St Andrew, un de ces Saint André dont on voit le nom partout, le saint national pour le moins, qu’on voit ici en vitrine, dans son buste noueux de bois flétri et fendu, mais dont on apprécie l’art du ciseau médiéval tardif, rendant l’expression austère tout en même temps que serein tenant une crosse de pèlerin à son flanc.

Plus étonnant encore, les fameux Lewis Chessmen qui ont été sélectionnés parmi les pièces insignes pour figurer sur le prospectus donné à l’entrée du Musée, personnages d’un jeu d’échec du XII° siècle taillés dans l’ivoire dont on peut découvrir un exemplaire complet face au Saint André. Les figures sont comme pétrifiées avec des yeux démesurément ronds de ces anciens vikings voisins géographiques, avec quelque chose tout à la fois de primitif, de gothique, d’une monumentalité toute germanique, donc assez gauche, en cotte de mailles rudimentaires, d’une raideur que n’ont pas les fossiles cambriens, mais d’un ineffable, terriblement émouvant. Je ne résiste pas d’ailleurs à la tentation du comptoir commercial, d’acquérir un exemplaire à taille réelle, d’un roi et d’un fou.

Suit un tombeau imposant de marbre et quelque peu emphatique du gisant de la reine Mary. La foule se presse après lecture du cartouche, certains veulent toucher un morceau de marbre, poser pour la photo. L’engouement est sensible. Mais ne serait-ce pas une copie ? Je doute que le corps de la vénérée reine d’Angleterre et d’Ecosse ait fini son séjour dans le seul but d’être exposée aux regards des visiteurs dans une salle de musée, les britanniques ayant trop aigu le sens du symbole, du protocole et de la hiérarchie des lieux de mise au tombeau. Mon expérience des musées me fait remarquer que j’y aurais bien entendu, à bas niveau, quelque musique de Purcell. Disons, les « Musiques pour les funérailles de la reine Mary », composition déjà prévue lors des cérémonies de 1694, tout en cuivres graves et sentencieux, traînants et inexorables. Cela tombe sous le sens.

Et puis sous mes pieds, une vague finit sa course sur du sable blanc. On peut suivre le mouvement final de l’écume de la vague en fin de course, ses milliards de gouttelettes qui se répandent plus blanche encore, en mouvements de serpent avant de s’immobiliser en une frange d’écume morte. Par le miracle de l’holographie, on pénètre en marchant sur le plancher de ce musée, en ce jour de vent et de pluie, sur une côte océanique dans quelque lieu rêvé de Gauguin, avec au fond de la salle où je pénètre, une montagne volcanique de type que l’on voit en Polynésie, et une vague qui vient donc de finir sa course sur le sable, et sur la gauche où je pénètre comme dans un jeu de cases successives, un univers sous-marin où seul le bleu triomphe. Et comme prélude à cette immersion, une tapisserie d’artiste n’ayant jamais peut-être connu notre Occident, un Gauguin à l’envers, proposant un paysage d’oiseaux criards, des fenêtres bariolées ouvertes sur l’infini, des tortues géantes prêtes à s’engloutir sous le plus profond de nos origines, et des pas gravés sur des sables vierges.

La salle bleue, s’ouvre au bleu intégral des profondeurs abyssales des mers chaudes, avec ses poissons aux arêtes saillantes, ses tortues donc, et ses chevaux de mer, ses palmiers sous les eaux, faute de les avoir vu sur la plage, et tout un ensemble sous aquatique, ici encore, remontant aux origines de la vie et propre à façonner l’imaginaire.

L’originalité de ces représentations, lorsque l’œil parvient, dans la semi obscurité, à s’accoutumer correctement au relief des objets représentés, révèlera que tous ces phénomènes visuels sont créés avec des bouteilles de plastiques, en parties ou intégralement utilisées, transformées, quasi transfigurées, afin d’épouser les formes des poissons, de donner l’illusion des chevaux de mer et des multiples mystères de la poésie des profondeurs. Un clin d’œil plus qu’évident, un peu appuyé, de la fragilité avec laquelle les fonds les plus idylliques sont menacés.

C’est par une redoublée de vent et de pluie glaciale de fins embruns tournoyant de leur propre ivresse que je rejoins Cécilia au café Royal.

C’est vendredi, le stage d’anglais de Cécilia prend fin à midi. Ce qui fait que nous aurons l’après-midi entier pour nous, et les deux jours qui suivent.

Et on commence par le long boyau de la gare et la première grimpette pour Cécilia du grand « close » de High Bridge et son coiffeur blotti dans l’ombre et les mystères nocturnes, le temps d’en imaginer les frayeurs.

Troisième visite à Saint Giles. Je remarque que sur le trottoir opposé on a bien pris soin de conserver les vestiges de trois cabines téléphoniques rouges. Dans un état trahissant leur âge, mais comme un point saillant essentiellement british. Un patrimoine nouveau qui s’intègre à jamais au paysage urbain.

J’ai même aperçu une grande affiche avec ces mêmes souvenirs d’un temps technologique oublié, en pleine campagne, tenant compagnie à une de ces vaches à frange des Highlands qui donnait l’illusion de vouloir y pénétrer.

Je ne résiste à la tentation (une troisième visite pour moi) du Royal Scottish. Cécilia ne le regrettera pas. Nous nous perdons au bout d’un moment. La foule est intense l’après-midi. Les enfants écarquillent les yeux devant les réponses automatisées à leurs questions sur le chant des baleines, les oiseaux qui peuplent l’Amazonie ou comment a été construite la locomotive à vapeur qui semble venir de « Pluie vapeur vitesse » de Turner. La salle des minéraux est particulièrement fréquentée. Ces pierres ont le charme indirect des œuvres d’art, la nature étant la première ouvrière en la matière. Se succèdent de très grands modèles, certains à la robe intempestive de couleur mauve ou rouge sur fond d’anthracite. D’autres, jaune formées d’ellipses multiples faisant penser à des planètes tournant dans leur coin d’espace. Puis des émeraudes aux dimensions inattendues, des Albertinite, des quartz cristallin Magus Muir est-il précisé, des Hématites, des hématites associées à de la Goethité (est-ce possible ?), mais aussi des quartz sanguins dont les veines laissent l’imagination entrevoir des fleuves de laves, des Phénacites et des Cyanites Glen Esk Angus, des grenats almandin, et tant de pierres qui rivalisent avec le questionnement de certains tableaux abstraits …

Après avoir revu les aborigènes, les masques népalais et coréens, ceux des multiples divinités indoues, les coiffes des indiens d’Amérique du Nord, la salle aux antiquités égyptiennes regorgent de surprise en statuettes, sarcophages et objets de culte. Une Néfertiti en buste et en coiffe de cérémonie attire vite l’attention, avec son visage émacié et long, au nez camus comme après une retouche chirurgicale (réussie) aux traits réguliers comme si son existence même tendait à corriger l’idée qu’on se fait de la perfection des visages. Ce sont surtout des témoignages de la Rome égyptienne. Ce qui explique ici le raffinement et le travail évolutif de l’art Egyptien au contact de la Rome des objets servant au monde administratif et à l’urbanisme triomphant, quittant progressivement la monumentalité simple pour une réalité tout à la fois aminci et raffiné au point de basculer vers une banalisation dans des perfections froides.

Dans la suite, côté Asie encore, un samouraï sombre moustachu et grimaçant sous le chapeau, assis de tout le poids de cette concentration qui se mesure en ces quelques gestes de guetteur de danger, puis des porcelaines de dragons et de seigneurs de guerre chinois tout aussi grimaçant que des masques de théâtre, dans des kimonos verts ou jaunes, les bras tordus en tourbillon dans une position d’élan de lanceur de sorts.

Dans le prolongement, ce sont les porcelaines du XVIII° siècle, les petits chefs-d’œuvre des campagnes et ceux des salons de la très raffinée élite littéraire. Parmi l’ensemble de la collection, c’est un petit tryptique qui m’a le plus ému, tout haut perché, parmi des cavaliers en costumes flamboyants et des souffleurs de cor de chasse, une magnifique représentation des Jardins des Hespérides où quelques grâces alanguies, le cou offert, long et de la blancheur de la porcelaine, épousant les rouges vifs de la passion ou les bleus et jaunes discrets et secrets de leur robe en plis délicatement étudiés. Nous passions ainsi des monumentales représentation de l’Egypte immobile et éternelle, bien que déjà en perte de vitesse, aux petits caprices des manoirs, décoratifs, mais ici poussés à un degré de raffinement que c’est toute la langue du XVIII° que semblait mimer les attitudes nobles de ces quelques Grâces.

Puis dans le kitsch, dans la même porcelaine fine, imitant celle du XVIII°, un portrait de la révolution chinoise en raccourci au travers de tous les attributs de cette révolution : le grand timonier au-dessus de la mêlée, son épouse le poing levé, le gardien de ladite révolution en vêtement militaire fusil au poing et tout un petit attirail d’ouvriers, de paysans en costume qui accompagne une scène qui fait aujourd’hui doucement sourire.

Durant le temps de cette visite qui laisse toujours d’émerveiller, des douleurs apparurent. Des douleurs sur tout le long du fémur. Ce qui me fait comprendre le sens réel de l’expression « le froid m’a pénétré jusqu’aux os ».

Il nous faut poser un dernier regard sur les ineffables empreintes où sont les vertèbres du poisson du Cambrien et ses plus de cinq cent millions d’années. En fait c’est son empreinte qui dure depuis tant d’années. Lui, dut vivre sa vie de poisson, quelques coups de nageoires…

Nous laissons en dernier les bouddhas assis dans leur or, celui, debout, du premier étage qui regarde les allées et venues à ses pieds d’un air évidemment absent, toutes ces folies mêlées dans leur resplendissement, les yeux fermés ou les yeux fixés de malice des danseuses javanaises et les ours blancs qui font la joie des plus petits.

C’est dans Chambers Street, parallèle deux rues plus haut au Royal Mile que nous nous engouffrons dans le feutré d’un pub des plus boisés possibles à craquer, après qu’on ait fui le « Rugby » sur notre passage, qui a eu la maladresse de reléguer notre drapeau tricolore loin dans les profondeurs d’une salle, bien après ceux du Portugal, d’Argentine et de Namibie.

C’est donc un Glengoyne de dix-huit ans d’âge qui nous est servi pour soigner cette poussée d’arthrose. Nous revenons vers Brandfield sachant que demain le ciel sera de nouveau clément.

Le « Flowers of Scotland » et les binious se font entendre depuis le haut de la colline du Castle, jusqu’à Grassmarket. On s’attarde un peu du côté du bar « Chez Jacques », sa façade au bleu criard de vrai bistro revendiqué. Les parterres de feuilles mortes ont considérablement enflé depuis ces deux derniers jours.

 

Samedi 21 Octobre


Ma première pensée va à ce fémur qui semble long comme jamais il ne l’aura été. La douleur irradie, moins intense qu’hier, mais tout le long de la jambe. Pourrai-je faire toutes ces distances vers l’Est de la ville qui sont encore à prévoir ? C’est avec cette pensée, et la voix des enfants, vive et par éclats, que l’on tire les rideaux. A Nice, il faut plutôt beau. Ici, nous patienterons.

Il n’est pas facile de trouver le bus qui correspond à notre escapade du jour. Les arrêts sont disséminés à chaque coin de rue, puis c’est par le n°… que nous traversons l’Est d’Edimbourg vers le grand espace boisé de Holyrood et les paysages fluides qui défilent. Progressivement on croirait sortir de la ville, engloutis par des bouquets d’arbres, des maisons éparses et des rues qui deviennent plutôt des routes étroites. Le mouillé des végétaux rend les couleurs lumineuses et brillantes sur les pierres et les fleurs. Notre arrêt est précisément à Duddingston Kirk, dans l’enchantement de ces anciens villages qui refusent de mourir. Les rues sont pavées et les maisons dorment comme frappées de sommeil. On cherche un pub, un endroit où réfléchir.

La rue pavée est rectiligne, longue et bordée de maisons, centenaires pour le moins, dont une émane au-dessus d’un tertre, noire et de proportion supérieure à ses voisines plus maigres. Dans une paix tellement installée, que depuis l’entrée du parc on peut voir de petits écureuils farouches qui montent et descendent frénétiquement d’un gros arbre noirâtre qui, à lui seul, masque presque la façade de la maison. Les végétaux semblent avoir pris possession des lieux en une harmonie débridée et les racines envahir en de larges enjambées le pourtour du grand arbre.

Comme la rue est désertée, je demande à la première personne rencontrée si on peut trouver un pub dans les environs. Tout en continuant de manœuvrer sa mini Cooper le résident probable d’une de ces maisons entreprend de me dire que nous avons, au bout de cette même rue, « le pub le plus ancien d’Edinbrrrra. Ici, c’est encore un village, le pub est du XIV° siècle, et la maison en face de vous appartient au plus gros propriétaire de la ville. ».

De petites ruelles poursuivent en légère pente des chemins qui croisent notre rue, d’autres s’enfuient on ne sait où, chemins que n’aurait pas désavoués Utrillo, de cette poésie d’arbres maigres et de murs fragiles, gris et parcourus de lierres, d’ineffables perspectives sur d’autres ruelles obscurcies par des bosquets ou des points de fuite qui laissent deviner la fin du chemin.

Au l’angle de Old Church Lane, le fameux Sheep Heid Inn, taverne établie depuis le quatorzième siècle. Depuis 1360 exactement. Rien ne le distinguerait d’un autre pub, si ce n’est que les boxes sont assez nettement séparés les uns des autres et qu’à aucun endroit on ne cherche à rendre une proximité possible entre les différentes tablées.  Dans l’arrière-pub, ce qui est assez rare, au lieu du prolongement habituel des salles qui se démultiplient, une cour simple, en plein air où l’on célèbre aujourd’hui, un anniversaire d’enfants.

Les pubs écossais ont l’avantage de ne jamais infliger de musiques intempestives, ni de concerts électrifié en lieux clos. Je ne crois pas avoir aperçu un seul groupe ni au café Royal, ni chez Milnes. Ni ailleurs.

L’après-midi avance, et le soleil pointe dans sa courbe descendante. A la sortie du Causeway se situe la vieille église, austère, de pierres rouges, sous son avalanche d’arbres majestueux. C’est l’une des plus anciennes églises normandes du XII°. Le cimetière ne peut rêver à meilleure paix. Face à la tour de l’église, le loch de Duddingston, petit lac artificiel que borde sur son autre rive, l’Innocent railway, une route champêtre, jadis voie de chemin de fer aujourd’hui prisée par les cyclistes. Et puis la surprise de l’escapade, tout derrière l’enclos paroissial, l’entrée discrète mais néanmoins annoncée par une pancarte : « Jardin du Docteur Neil. Jardin ouvert à tous ceux qui sauront l’aimer ». Bordant la lisière du loch, une large entrée en forme d’arche végétale montre en perspective, une allée soignée et magnifiquement entretenue, qui s’en va jusqu’en bordure du lac comme une invitation à pénétrer. Puis ce sont de multiples parcelles cultivées, à la manière des hortillonnages du Nord de la France, comme j’ai pu en voir vers Amiens ou comme on peut en voir dans la région lyonnaise. Mais ici, il s’agit d’une probable maison de maître, l’espace n’étant pas compté. L’une d’entre ces parcelles est occupée par des milliers de tournesols qui pointent frileusement sur un ciel maintenant bleu. Certaines corolles sont si lourdes des pluies dernières que les tiges penchent largement vers le sol. Des fleurs fragiles alternent avec de méticuleuses cultures de salades, d’artichauts et d’autres variétés de légumes encore en germes. Toutes ces cultures semblent vivre sur un îlot délimité par le seul gigantesque arbre faisant sentinelle devant le loch.

Des allées, sur toute la longueur de ces espaces cultivés rythment les différentes variétés. Des bancs pour la lecture sont disposés devant une grande bâtisse sévère aux volets clos. Toute une gamme de balançoires laisse à penser que le Docteur poète, en plus de l’aimable pancarte, a réservé une part de rêve importante aux enfants. Le lieu est si paisible qu’on entend la conversation d’oiseaux au-dessus des arbres et les quelques coups de rames qui se font entendre sur le lac. La lumière est maintenant comme un cadeau de poésie échevelée entre fleurs, clapotis du loch et soleil au travers des arbres immenses. En fermant les paupières, en tendant bien l’oreille, on ne croirait pas que nous sommes encore à Edimbourg.

La lumière baisse. Edimbourg est plus proche du pôle que je ne me suis jamais encore situé, et la saison va vers l’hiver. Le bus nous conduit vers le nord du parc que l’on traverse à nouveau sur cette route découpée et arborée, maintenant au flanc de l’Arthur Seat, sommet de la ville, culminant à 251 mètres.

Hollyrood Abbey est planté tout à l’orée du parc sur une plaine dégagée avec à la droite de l’entrée, la grosse falaise déchiquetée sur ses flancs, en plein soleil couchant, brillante de toute sa crinière.

Puis, le Palace of Holyrood qui fut la résidence officielle de la reine d’Ecosse, dont la façade et la tourelle d’angle ont quelque lointain cousinage de style avec nos châteaux de la Loire. L’édifice actuel fut construit par William Bruce, et Mary Stuart y vécut vers la fin du XVI° siècle.

Lizen Linda aurait été intarissable dans ces circonstances.

L’abbaye augustinienne, fondée au XII° siècle, est aujourd’hui une ruine. Il reste une splendide façade romantique à deux pas du parc parsemé d’arbres austères et séculaires, singulièrement peignés comme des champignons, et d’un immense parterre de feuilles mortes. Malheureusement les échafaudages sur les parties internes de l’édifice, et le nombre de petits agités asiatiques grouillant dans les allées, gâchent une belle occasion de contemplation d’un lieu si proche de la ville et déjà rendu à ce romantisme immobile et merveilleusement éclatant de ce mois d’octobre.

De l’autre côté du parc, l’Arthur Seat, tout chauve du haut de ses quelques hauteurs, apparait dans sa majesté relative, si ce n’était l’enfilade processionnaire de minuscules fourmis progressant vers le sommet comme une petite armée carthaginoise franchissant les Alpes. Le couchant est dans toute sa flamboyance.

C’est juste avant de reprendre le bus que nous tombons sur un édifice incertain qui se trouve être le Parlement écossais. Un prospectus annonce, à défaut de l’avoir remarqué, que l’architecte a associé l’acier, le chêne et la pierre inspiré par « le paysage alentour, les décors végétaux et les bateaux renversés sur le rivage ».

C’est la remontée progressive du Royal Mile qui prend tout son sens maintenant, depuis l’abbaye à l’orée d’Holyrood, jusqu’à la Cathédrale Saint Giles, en ligne droite, traversant tous les Closes et le vieil Edimbourg.

Dernière soirée dans le nid douillet de Brandfield. C’est aussi l’autre demi-finale de la Coupe du Monde de rugby.


Dimanche 22 Octobre


Crachin et vent tourbillonnant, mais passager parait-il. Le dernier matin. Pour le Scottish National Museum. Cécilia ne l’a pas encore visité. Je tenais à m’attarder tout spécialement dans la salle des Sept Sacrements de Poussin n’ayant fait que survoler ce premier étage, et promis d’y revenir. Cette série de sept tableaux est consignée dans une salle particulière, en forme ovale, avec un cartouche à l’entrée où il est annoncé en gros caractères qu’il s’agit d’un ensemble parmi les hauts chefs d’œuvre de l’art pictural occidental. Et ce matin, il n’y a que quelques personnes qui traversent, allant probablement à la recherche de quelque flamboyante surprise plus corrosive un peu plus loin. J’apprends que cette série est en fait la seconde d’une commande peinte pour Paul Fréart de Chantelou, un des plus proches mécènes du peintre, entre 1642 et 1644. Chantelou désirait une copie de la première série, Poussin lui offrira la création d’une nouvelle série totalement inédite. Celle que j’ai sous les yeux. La première étant dispersé entre plusieurs musées.

Il s’agit, dans l’ordre des créations successives, de l’Extrême-Onction (Octobre 1644), de la Confirmation (Septembre 1645), du Baptême (1646), de la Pénitence (Juin 1647), de l’Eucharistie (Novembre 1647) et enfin du Mariage (début 1648). Poussin aurait voulu en former « un corps mystique composé de sept membres sacrés », inspiré de la théologie de Saint Augustin et de son concept du « Christ-corps Eglise ».

Je crois que c’est Voltaire, dans « Le Siècle de Louis XIV », qui disait « ce siècle est béni qui voit les courtisans aller l’après-midi à une pièce de Racine et s’en vont ensuite à l’église entendre un sermon de Bossuet ». Ou l’inverse. Et qui aurait pu ajouter, « un siècle qui a Racine incarné dans la peinture de Poussin ». Car il s’agit là d’une mise en scène de diverses tragédies à consonances religieuses, mais qui se suffirait aussi comme simple représentations théâtrales, avec cette évidente éloquence racinienne ou ce lyrisme des tragédies de Lully où le moindre mouvement de bras a sa signification dans l’ordre cosmique. Le moindre pli de toge, le moindre mouvement de femme éplorée pénètrent dans l’évènement y participant comme détail de l’ensemble thématique ou comme partie se suffisant à elle-même. Il n’est jamais rare de considérer dans les œuvres de Poussin un détail de mise en scène qui ne fut à lui seul un tableau qui ne fut dans le tableau. On pourrait multiplier les exemples notamment dans « l’Empire de Flore », et surtout « Eliezer et Rebecca ». D’autre part, l’emploi du jaune saute aux yeux dans ces Sept Sacrements. Michel Pastoureau, qui a beaucoup écrit sur les couleurs, parle dès les premières pages du « Jaune », que c’est la couleur qui a le plus fluctué suivant les âges. Au Moyen Age, et longtemps encore jusqu’au temps de Poussin, le jaune était la couleur de la maladie, de la bile et de la peste, de la tâche, du péché, de ce dont il fallait s’écarter. C’est aussi celle qui représente Judas, comme une signature. Avant de devenir celle de l’or, de la brillance, de la gloire et de l’éclat. Dans l’Extrême Onction, on voit donc ce jaune splendide des drapés de l’officiant dans un éclat dramatique qui se moule et se plisse ostensiblement sur lui au point de prendre toute la lumière. En contrepoint, le jaune de la pleureuse voilée intégralement en arrière-plan. Couleur de la maladie et de la mort.

Mes pensées me mènent à considérer ces sept tableaux jusque bien loin dans l’admiration. J’étais, il y a quelques jours, dans l’éclat sensuel le plus élémentaire auprès de la « Vénus et Mars », et ce matin, je suis plongé dans les mises en scène cérébrales, raciniennes et cartésiennes du Poussin.

Et puis décidemment, pour le Vermeer de Marthe et Marie, je pencherais franchement pour un vrai van Meegeren. Lorsqu’on a vu les Vermeer d’Amsterdam, on a mal à croire à un vrai Vermeer, malgré les dimensions larges, qui elles-mêmes semblent être un point d’insistance.

Reste la signature.

Le soleil est de retour comme un flambeau pour cette dernière matinée. Nous étions arrivés il y a dix jours sous un ciel plus que clément, nous repartirons dans tout l’éclat d’une capitale cristalline. Je retrouve avec Cécilia les jardins de Princes Street. La fontaine aux couleurs vert amande est tellement dans le soleil qu’elle paraît tournoyer comme un manège sous ses dorures et ses jets d’eau. Les pelouses sont envahies, des ballons montent vers le ciel dans la liesse dominicale et les églises aux abords du parc reprennent leur relief austère habituel dans l’attente du clergyman. Mes bouleaux plantés dans la petite montée vers Saint John Church ont un peu perdu leur côté Klimt sous les trouées lumineuses criblant les parterres d’iris, et la petite fille dévalant la pente a disparu de l’objectif. Près du kiosque, il y a même un attroupement de photographes qui font tournoyer leurs longues focales comme avant le départ d’un safari d’images. Les jardins se sont donc vêtus de saison et comme dirait Charles d’Orléans, « le temps a laissé son manteau ».

  

L’esplanade du Castle est envahie et le Royal Mile plongeant vers l’Ouest s’apprête au départ d’une épreuve sportive. Même les closes regorgent de curieux et de tous ses fantômes qu’abrite la ville. L’Ecosse est le pays du fantastique dont Nessie n’est que la figure de proue. Dans les longs couloirs des closes et des courts, les ombres traditionnelles des légendes noires sont prêtes à surgir à tous moments. Les attractions ne manquent pas. Ramsay Lane s‘est fait une spécialité des peurs paniques occasionnées par les agencements de ruelles reconstituées du temps des pestes et des misères anciennes. Les secrets et le paranormal font fureur dans les soubassements et les boyaux souterrains de la ville. Un miroir déformant est installé à l’angle de la Ramsay Lane. On en profite pour nous éterniser en personnages ailés et dématérialisés, un peu la tête en l’air. Des séances de vampires mêlées à des spectacles mi historiques mi catastrophiques attirent autour de ce périmètre qui dut connaître de véritables légendes de fantômes et de mystères sanglants en leur temps.

Les grandioses édifices qui entourent la colline sont saturés d’un brun jaune au lieu du gris noirâtre des jours de pluie. D’un côté de l’esplanade, la ville s’ouvre aux montagnes. Le Arthur Seat est à portée de main avec son flanc aujourd’hui bien dégagée, de l’autre côté, les rues filent, droites et pentues jusqu’à la mer couleur d’encre, avec quelques drapeaux flottant en bordure des quartiers portuaires.  Depuis tout là-haut, Edimbourg est à la fête.

Comme il reste un peu de temps, je propose à Cécilia la fameuse et poétique Circus Lane que je n’aurais pas à chercher aujourd’hui. Simplement à nous laisser couler par Castle Street, puis sur la droite, une petite partie de India Street, et nous voilà sur Kerr, et l’entrée de la petite ruelle. Hors du temps, comme elle l’était au XVIII° et comme elle le sera au XXII° siècle si Edimbourg reste sage. Nous parcourons les quelques deux cents mètres de sa courbe, son rythme lent et ses balcons fleuris, son clocher en perspective et son banc bleu qui attend quelque lecteur. Pour un dimanche les promeneurs se font rares et le silence n’est meublé que par quelques bouquets d’oiseaux.

A l’issue de la ruelle, je n’avais remarqué, à son angle, le pub fleuri et enguirlandé du Saint Vincent’s qui fait un magnifique clin d’œil en perspective, plongeant sur les pavés et la quiétude du lieu.

Après Queens Gardens, il reste le temps de retrouver Rose Street et chez Milne pour l’ultime Malbec. Puis Haymarket, le tram qui passe devant Murrayfield au ralenti comme un hommage à sa vieille gloire. On aurait pu titrer, passant sous ses grandes arches, « sous les ors de Murrayfield ».

L’aéroport est à l’image de la ville, accueillant pour les quelques deux heures qui restent. Je ne sais pour quelle raison je suis amené à dire à la bar(wo)man que nous rentrons vers le sud, que nous voulons tel whisky, et qu’elle me dit comme en aparté venir de Hongrie, de Budapest.

– Oui, c’est une idée, Budapest




CINQUE TERRE, PISE, GÊNES

Mai 2024


CINQUE TERRE    


Ce sont des bains de foule avant tout, dans des espaces réduits de villages encaissés. Du moins c’est la première douloureuse constatation, une fois atteint le premier de ces villages. Depuis La Spezia, le train local remonte la côte déchiquetée, suspendu sur le bleu profond de la mer. Il s’arrête à chacun de ces villages et l’on a tout loisir de choisir celui ou ceux qui successivement vous conviendront de découvrir. Par hasard ou par instinct, nous choisissons de remonter la côte au plus loin vers le nord et sautons intentionnellement Riomaggiore, Manarola et Corniglia au sud qu’on verra plus tard, ainsi que Monterosso tout en haut de ce collier de perles, au nord.

Monterosso, ne semble attirer, dans cet écrin de pittoresque, que par l’immense écran de parasols alignés le long de ses plages. Le reste présentant un ensemble épars de maisons basses sur une étendue plane et sans grand charme particulier.

C’est donc l’avant dernier village, Vernazza, qui sera notre première curiosité. Dès la sortie du quai, c’est la densité des visiteurs qui s’apparentent à s’y m’éprendre, à une bouche de métro parisien aux heures les plus chaudes. Nous sommes maintenant entre mer et montagne, dans un dédale de ruelles, sombres ou aveuglantes d’un soleil de début d’après-midi, s’apparentant à des goulets étroits ou de boyaux fuyant et tortillonnant de marches qui montent ou descendent vers quelque point aveugle dans le village.

Puis c’est la rue principale qui mène, des tortueuses saillies creusées dans la montagne, à la marina et sa jetée au pied d’une petite plage parsemée de barques écaillées.

Avant d’atteindre ce petit havre, il a fallu, comme à Bellagio, l’an passé, traverser la longue litanie de restaurants, la succession de commerces de colifichets, de commerces de bouches dégageant les plus suspectes odeurs, tout à la fois, de poissons frits dans des huiles saturées, et de grillades toutes encore fumantes s’il nous arrivait de passer trop près des entassements de terrasses près de l’implosion.

Je pense inévitablement à ce qu’aurait dû être ces petites merveilles d’harmonie naturelle, en un temps où n’existait pas ce nomadisme de hordes envahissantes d’inculture, de curiosités de surface et d’ignorance, n’ayant d’autres préoccupation que de se restaurer en masse dans les lieux les plus saturés et les plus entassés qui soient.  

De penser donc à ce temps qui a basculé d’une image possible de petit paradis s’inversant en sa caricature.

Il n’en reste pas moins cette insolente disposition naturelle de petits cubes de couleur, parfois écaillés, parfois saturés de leurs ocres rouges ou jaune, de bleus ou de vert enserrant leurs petites fenêtres comme des meurtrières donnant sur le rivage.

Depuis le milieu de la jetée l’air est redevenu plus respirable, les barques tanguent légèrement contre le bord du quai et les goélands semblent particulièrement voraces faisant de grands cercles dans le ciel avant de plonger vers quelques proies invisibles.

Une jeune fille abandonnée dans ses pensées dut nous observer, admirant le décor, l’harmonie des proportions de couleurs, du mouvement naturel de l’anse qui enserre le port, de ses barques et de ses filets couchés sur les sables, qu’elle se proposa de nous photographier dans le décor. Elle avait évidemment deviné en nous les amateurs de paysages.

Il y a tant d’escaliers pour atteindre la tour qui domine le petit port et l’ensemble du village que les genoux de Cécilia renoncent à l’escalade.

C’est par un effroyable boyau pentu que se croisent ceux qui descendent et ceux qui grimpent, sacs à dos et enthousiasme en berne, obligeant les uns à attendre le passage des autres, jusqu’à un palier donnant sur une rue fuyante et sombre avant de reprendre une portion de grimpette, menant ainsi par paliers, à la plateforme dominant l’ensemble du village.

Celle-ci, depuis le pied de la tour, ne permet pas d’embrasser le creux de celui-ci, masqué par de larges terrasses, de jardinets, de promontoires et de balcons ouverts, eux, sur la vue d’ensemble. Déception.

Ma phobie des escalades d’architecture à la verticale étant ce qu’elle est, je ne prends pas non plus le risque de monter à la tour.


Quelques minutes après la gare de Vernazza, c’est Manarola. La densité de va et vient à cette heure de l’après-midi est à peine moins insistante. Mais par bonheur, la rue principale, par un large bras montant, permet de quitter les plus immédiates attractions d’odeurs saturées qui happent le promeneur comme la mouche va au vinaigre, et de trouver refuge sur une terrasse dégagée et protégée de la chaussée d’où l’on peut apercevoir plus haut des marcheurs qui surplombent le village.

L’intérêt que présente Manarola, sont ces sentiers, à flancs de coteaux de vignes et de terres cultivées de potagers, qui dominent, en les enserrant d’une perspective inouïe, les petits cubes disjoints et blottis les uns contre les autres, d’ocres et de vert, de bleus et de mauves, dont certains se jettent à la verticale sur la mer. Le sentier mène loin au-delà du village, mais sans prolonger si loin, quelques beaux points de vue au sortir de certaines courbes, permettent de choisir des premiers plans aux coquelicots, d’autres aux boutons d’or ou à de larges bouquets de fleurs fuschias accompagnant en vue plongeante la perspective sur les maisons tout en bas.

Le soleil, déclinant déjà vers son couchant, irise d’une lumière qui sature le bouquet de maisons aux mille teintes.

Par un autre sentier opposé, c’est de façon plus frontale que se présente la marina au sortir de la bouche principale du village. En grimpant on y a une perspective complémentaire au sentier précédent. Ici le village est accroché à la falaise et se love dans son vallon jusqu’à plonger lentement jusqu’aux plages de rochers. Depuis celui-ci on peut apercevoir, en bas des marches, les barques prêtes à descendre, et se jetant dans la mer, les baigneurs clapotant dans une eau immobile et sombre. Et s’aventurant parfois près du rivage, quelques bateaux à moteur laissant des sillages saillants en boucles blanches.

Des voiliers impénétrables et majestueux poursuivent au loin.


Riomaggiore enfin. C’est dans un écrin sur fond de marina que se situe l’autre  perle photographique des Cinque Terre.

Dès la sortie du quai de gare, un long couloir mène immédiatement au cœur du village. C’est le plus encaissé des cinq. Il semble s’être inséré dans une faille géologique où le soleil ne pénètrerait pas sauf à le regarder de face au pied de la marina où les barques partent pour le large.

Pour mieux encore mesurer la beauté et la luxuriance des harmonies de ces maisons d’ocre vif, il est un chemin montant, face à la mer, sur le flanc gauche, qui grimpe par de très hautes marches où se découpe en perspective la zone baignant dans la lumière du soir. Depuis des points de vue successifs, on mesure bien à quel degré d’encastrement se situe le village. On a l’impression qu’il s’est jalousement blotti entre ces parois de pierre et ne respire que par ce débouché discret de la marina. A l’heure où nous passons, le creux du village est dans l’ombre. Seul le flamboiement des façades faisant face à la mer resplendit de ses mille feux. Depuis le bord du parapet en vue plongeante, de longues branches de figuiers de barbarie, de coquelicots et de fleurs sauvages, de jaune et de rouge, habillent du plus grandiose effet la perspective sur ce discret petit port marin.

Des pêcheurs (mais ne sont-ils pas des professionnels de la promenade en bateau !?) proposent un tour de barque pour soixante-dix euros (!) pour longer en mer la vue d’ensemble de cette merveille d’épousailles entre la pierre de couleur, la mer et la rocaille qui enserrent l’harmonie la plus aigüe de cette fin du jour.


C’est avec des couleurs sous les paupières closes malgré soi qu’on s’en retourne à la lumière déclinante. Comme après un film à l’intensité trop colorée, les traces de ces ocres, de ces bleus et verts de ces panoramiques généreuses, restent de longues minutes inscrites physiquement dans les rétines.


Riomaggiore étant le village le plus proche de La Spezia, nous sommes rendus en moins de quinze minutes. C’est l’heure de flâner à l’heure où les restaurants de la zone piétonne se remplissent. Il n’a suffi de délaisser que de quelques crans les trop nombreuses propositions de restaurations touristiques pour dénicher à l’angle d’une rue le parfait endroit qui suffira à notre bonheur durant le séjour. Pour des produits de la mer évidemment.


Jeudi 9 Mai


PISE


Je suis intrigué : au travers de la fenêtre du train, je vois défiler des campagnes peu riantes. On a l’impression permanente d’être dans l’envers d’un décor. C’est probablement là que se doivent de passer les trains. Défilent donc des communes dont on n’aperçoit que l’arrière, la banlieue rurale si on peut dire, les champs éventrés, les silos plantés dans le décor, et de vieilles éoliennes. Je pense à tous ces dépôts que la ville a rejetés. Un peu comme si on avait mis au débarras ce qui ne devait se montrer. Puis arrive la commune d’Arcole. Comme tout un chacun, j’ai pensé à Bonaparte, à ces images du héros, cheveux dans le vent, drapeau brandi bien haut, comme l’ont peint tant d’artistes hagiographiques.

J’aurais été déçu que l’Arcole en question se situât dans ces mornes plaines. Encore fallut-il que je rentre à Nice pour en avoir confirmation. Les mouvements militaires de Bonaparte se situant effectivement bien plus au nord durant sa campagne d’Italie.

J’aperçois le panneau Massa Maritima et je pense à ma mère qui y été allé avec son ami, Monsieur Boddi, vers la fin de sa vie.

Je sors de ma rêverie lorsque nous parvenons à la gare de Pise. Depuis les fenêtres du train on aperçoit durant la décélération, quelques toits, des clochers, quelques murs antiques et l’espace d’un instant, le fleuve qui traverse la ville.

Dès la sortie donnant sur une vaste place, je demande à un militaire le chemin le plus court, et avant même que je finisse ma phrase, il m’indiquait tout bonnement que « la tour » c’était tout droit.

Sur la grande place donc, préludant à la rue principale menant là où tous les chemins mènent à la « tour », il est une tonitruante statue de bronze de Victor Emmanuel II campé sur un cheval avec un bien étrange volatile sur la tête.  Probablement un chapeau de plume d’oiseau accompagnant le casque guerrier, d’un comique surprenant, que j’ai immédiatement pensé que l’artiste ne devait pas aimer le modèle.

La ville fait très provincial, même venant de La Spezia. Le mouvement bon enfant dans les rues et sur la grande place, semble plongé dans une douce torpeur printanière. Il fait bientôt presque chaud. Tout ce monde se dirige bien sûr vers la « tour ». On traverse bientôt le fleuve qui coupe largement la ville. C’est l’Arno, comme à Florence. Sauf que l’alignement des maisons est assez uniforme sur une boucle molle et ne présente aucun caractère architectural saillant. On a le sentiment d’un paysage lisse qui déroule au rythme de l’Arno, du même ocre et d’une lenteur monotone et triste.

La vieille ville ne semble pas si vieille que ça. Ses maisons d’habitations, en cherchant les plus anciennes, ont deux siècles tout au plus. Du moins elles paraissent imiter l’ancien.  Les ruelles adjacentes à cette rue principale semblent se perdre très vite vers quelques insignifiantes arrière-cour. Même les ocres et les quelques clochers disséminés, comme l’Arno ont un aspect lisse et insignifiant. Peut-être est-ce le Victor Emmanuel qui donne le ton dès la grande place. Puis c’est au détour de cette longue rue parsemée de vendeurs de magnets et de colifichets qu’apparaît au loin la « tour ». Du côté où elle penche, vers la gauche. Et par un délicat effet d’optique, elle apparait, en approchant de plus près, entre deux cyprès, comme escortée et amortie dans sa si singulière position. Dès l’abord de la vaste esplanade, le grouillement des visiteurs est d’une telle densité qu’il est difficile d’imaginer que la tour, le baptistère et la basilique se situent dans le même espace urbain que cette ville calme et nonchalante que nous venions de laisser à quelques pas derrière nous.

Et puis c’est la valse des gestes. Les contorsions de certains allant jusqu’à des bras jetés vers le ciel, d’autres semblant vouloir empêcher le ciel de tomber sur eux, le temps d’un cliché. Cela fait penser à ces chinois des Buttes-Chaumont qui entament des gymnastiques matinales d’une spiritualité dont nous ignorons le sens. Le but de toutes ces gesticulations un peu puériles étant de mimer, par illusion optique, que la tour ne tombe de sa position délicate. Il y a là des visiteurs des quatre coins du monde, et ce sont des mains qui se dressent, des corps qui s’allongent la jambe levée. D’autre offrent leur dos comme les atlantes portent le monde sur leurs épaules. On rapportera au moins de Pise l’illusion d’avoir participé au sauvetage éternel du monument probablement le plus emblématique de l’Italie.

Plus sérieusement, dès l’entrée de la basilique, un léger air oriental, une tonalité d’or et de bleu, avec aux voûtes des arcs brisés gothiques à la manière de ceux de Monreale. C’est un vaisseau très vaste au toit en caisson d’or sur tout le long de la nef, qu’on n’en aperçoit pas immédiatement les foules qui s’y pressent en grande densité sur ses dalles. Puis viennent les merveilles du chœur chargés de mosaïques d’or, de fresques en anamorphoses de part et d’autre de la demie sphère, englobant en mandorle un Christ très austère à la manière byzantine.

La déambulation est difficile et l’on se prend à penser qu’il n’est pas besoin d’attendre la sécularisation de tels édifices qu’à l’évidence les faits les auront déjà considérés comme curiosités culturelles universelles. Ainsi à Séville et ses audio phones pour chinois pressés, à la Sagrada Familia où l’on doit se munir de billets d’accès, ainsi qu’à Saint Pierre de Rome, oubliant le monde d’avant aux cathédrales insignes de Chartres ou de Notre-Dame que j’ai connues de ce temps où il suffisait de pousser la porte pour entrer.


Et puis l’air de rien, Pise est la ville du vertige. Si Milan fait valoir les jardins et les vignes de Léonard, si Florence s’enorgueillit des tombeaux de Michel-Ange, de Rossini, d’Alberti, de Dante (bien que celui-ci se partage entre Ravenne et les bords de l’Arno) et de quelques autres gloires réunies à Santa Crocce, Pise a vu naître Galilée. Donc, non seulement la tour penche, mais la terre s’est mise à tourner. C’est au milieu de cette rue principale, calme et sans histoire , qu’un buste rappelle l’existence du phénomène.


On a beau être à Pise, trouver un bar est un exercice redoutable. J’entends, un vrai bar, un bistro. Généralement boire un coup s’accompagne aussi de passer par la case restaurante . Et qu’il soit trois heures de l’après-midi, cinq heures ou onze heures du matin, c’est la règle. C’est presque toujours ainsi dans toutes les villes d’Italie. Je fus encore plus étonné de me voir répondre qu’on pouvait simplement boire un verre à la terrasse de la Pasticeria sous les arcades d’une petite placette qui venait de remballer sa foire aux vêtements. Les bistros sont souvent invisibles et rares. Et puis surtout, l’Italie n’a pas la même conception ni le goût du bistro comme on l’a dans n’importe quel endroit de France.

Nous finissons la balade pisane après avoir déambulé dans ces ruelles calmes, étroites et sans grands charmes non loin de la Grande Place face à l’entrée de la gare. Puis c’est le petit blanc sous l’ombrage d’une vaste tonnelle très fin XIX° siècle, et à nouveau la statue équestre de Victor Emmanuel, son chapeau à plumes d’oiseau nous donnant le dos, dans une attitude prêtant encore plus à sourire.

Les nuages compacts alternent maintenant avec un ciel pale dans un début de printemps indolent qui commence à se dégrafer.


La Spezia est une ville étrange. C’est tout à la fois un port qui pourrait intimider, avec ses containers visibles depuis les lointains, et ses hautes grues. Mais une fois la nuit descendue, le visage de la ville dans ses traverses, ses parallèles à la piétonne principale, son marché couvert, incite à plus de flâneries. L’église Santa Maria Assunta est quelconque. Il reste d’elle le souvenir de ce style pisan qu’on retrouve dans le joyau de la petite église de Murato à l’Ouest de Bastia. Noire et blanche la petite corse a le caractère que devait avoir toutes les églises toscanes de type siennois ou pisan. Cette Santa Maria présente malheureusement des joints et des pierres lisses et sans caractère dans ses teintes bicolores alternées déjà délavées comme si elle avait été vitrifiée une fois pour toute, et édifiée de la veille.

C’est au Col’ Esterol , comme hier soir, que Altagracia, la charmante serveuse Dominicaine nous attend maintenant pour le lapin aux olives.


Vendredi 10 Mai


CINQUE TERRE


9 h

La place du marché est riante. Les fruits et légumes couvrent une surface extraordinaire où tout est très peu cher. On adopte en lisière du marché, sous un soleil ras et encore peu agressif, le Café « Bonjour », à la foccacia au jambon cru, fondante et grasse à souhait.

Puis c’est le train pour Corniglia. C’est le village qu’on a détaché des autres dans notre séjour. Parce qu’il est à flanc de montagne, différent de ceux de mercredi, ne débouchant pas sur une marina, mais une promesse de la plus belle authenticité, et le mérite donc d’une attention des plus curieuses. La journée sera assurément belle. Le train suit la ligne de crête entre ciel et mer.


Maintenant c’est soit entreprendre l’escalade de trente-trois volées de marches de trois cent quatre-vingt-quatre marches, soit attendre le microbus communal.


C’est le genou de Cécilia qui aura bien sûr déterminé le trajet en bus. Et comme on pouvait le craindre, le chauffeur ne s’étant pas positionné à l’endroit prévu depuis toujours, au grand dam des villageois, ce sont les derniers touristes arrivés qui se précipitèrent pour entrer les premiers. Comme à Ravello, et certainement comme de partout en Italie en ces circonstances, foires d’empoigne, hauts cris, et menaces. On pourrait comparer ces scènes qu’on n’imagine pas en des lieux si radieux à la fureur qui s’emparerait dans le cas d’un humanitaire n’ayant que trois pains à proposer à quinze affamés.

D’autant que les plus hystériques furent les femmes du village qui éructèrent d’imprécations tout le temps que dura la montée.

Au sommet, une petite place, parfaitement dégagée, avec une épicerie, et quelques boutiques colorées contrastant avec les ruelles saturées, odorantes et bondées des villages de bord de mer. Corniglia a immédiatement le charme aéré et empreint d’une légèreté qu’ont les villages de moyenne montagne. Le paysage s’y déploie parfaitement en harmonie avec le clocher. Puis des rues s’enfoncent à divers endroits et depuis la place de l’église, entre plusieurs terrasses où pend le linge, nous avons la mer cobalt tout en contrebas. Corniglia est une sorte de nid d’aigle avec la via Fieschi qui coupe en un long couloir de petits commerces, de minuscules bistros ne recevant pas le soleil, et des maisons possédant une façade donnant sur la mer, et l’autre sur cette rue.  

Depuis un dégagement surplombé d’un pin géant, on aperçoit tout au loin, sur la côte déchiquetée, le village de Manarola. Derrière encore, fantomatique, Riomaggiore. De même, d’un autre point de vue, plus au nord, la commune de Vernazza qui se déploie par un interminable chemin qui relie les deux villages. J’improvise un brin de marche à l’heure où le soleil est au plus haut. Après quelques courbes sous des arbres géants et des flambées de coquelicots, de fleurs sauvages, le paysage s’habille plus bas, entourant le clocher maintenant en vue plongeante, de cactus et de figuiers si lourds que les branches viennent à toucher le sol. Ce sont là, à l’heure d’une telle quiétude, des lieux tout virgiliens.

Par la via Fieschi, débouche une petite place extrêmement animée où deux rangées de marches grimpent à une autre église minuscule qui domine le paysage de platanes et de terrasses où s’agglutinent les touristes.

Par un autre chemin suivant la route qui grimpe à Vernazza, le village s’offre au regard dans toute sa perspective, avec à ses pieds les carrés plus ou moins réguliers de ses cultures alternant avec des prairies mouchetées du jaune des boutons d’or par myriades. Avec, vertigineusement perçu, un flanc du village au bord d’un aplomb tombant sur une mer d’huile.

Bien à l’écart des autres bistros, « Er posu Caffé » nous accueille sur une minuscule terrasse donnant sur une place au carrefour de plusieurs chemins, offrant le spectacle des montagnes alentours, pour une longue pause de midi. De larges nuages drus et compacts paressent dans le ciel sans menace dans un silence que ne troublent que les éclats de quelques clients aux tables voisines. Le temps pourrait durer indéfiniment.

Partis de ce minuscule café, nous empruntons un chemin qui devrait mener jusqu’au hameau de San Bernardino qu’on aperçoit tout là-haut au sommet d’un col entièrement enserré dans sa forêt. Nous ne ferons qu’un bout de ce chemin balisé de murets de pierres sèches plates et tranchantes, d’un pont enfoui dans sa végétation où l’on perçoit dans le tréfonds du vallon le grondement sourd d’une rivière. Les murets continus ouvrant sur des parcelles de vignes et des coteaux en pentes douces, parsemés de fleurs comme autant de taches rehaussant de touches vives la magie des lieux. La balade que les plus courageux mèneront jusqu’au village du dessus prendra plus de trois heures. Plus sages, nous nous contenterons de saisir Corniglia au détour d’une courbe ou nous enfonçant vers quelque improbable sillon dans les vignes et les oliviers. Depuis ces quelques échappées hors de notre chemin de pierre, on peut admirer le village dans son intégralité d’ocre et de nuances vives, jalousement offert au regard entre oliviers, vignes et herbes sauvages, solidement accroché au sommet de sa montagne, avec un regard, et une échappée vertigineuse sur l’un de ses flancs, sur la mer.


Je remarque une chose qui paraîtra anodine, mais à aucun moment je ne surpris de palmiers dans le paysage. Comme en Provence, avant que la mode de cette plante ne se répande, c’est le platane et l’olivier qui règnent.


Curieusement, à l’heure du bus, jusqu’au chemin de fer, l’allégresse des savoyards qui nous accompagnent et de tous ceux qui purent grimper parmi les trente places disponibles, contraste étonnamment avec la furie du trajet de ce matin.  Peut-être est-ce une certaine sérénité retrouvée au contact d’une harmonie de la pierre, des vignes et d’un cadre exceptionnel qui ont redonné patience à l’heure du retour. Et puis même à pieds, le chemin eut été agréable. En pente douce.


La Spezia à l’heure du couchant.

Par le S ou le L, nous parvenons au port au moment du crépuscule. Les couleurs sont saturées en cette saison et tranchantes au travers d’un air encore vif. Dire que le coucher se produit à telle ou telle heure peut être une vérité relative. La montagne, à l’heure où nous parvenons sur l’un des quais de plaisance, coupe déjà le soleil dans sa course alors que celui-ci est encore haut dans le ciel, mettant une partie du port de plaisance dans une ombre pré crépusculaire.

Nous avons tout de même le temps de traverser celui qu’on nommera spontanément le « pont de Millau de La Spezia », tant le profil de ce modeste pont est redevable à son illustre modèle.

C’est un magnifique voilier qui attire notre attention depuis les quais. Toutes voiles pliées, laissant flotter comme par négligence une partie de ses voilures supérieures comme une robe d’apparat négligemment défaite. Fin comme un oiseau fragile, dessiné probablement pour fendre en silence les eaux les plus lointaines, il paraît comme l’albatros de Baudelaire, légèrement singulier de figurer presqu’en intrus parmi tant d’autres navires insignifiants.

D’autant que le port de La Spezia combine tout à la fois le port de plaisance et le port de commerce, avec dans les lointains des superpositions de containers rouges jaunes et bleus qu’enserrent de très hautes grues dans le ciel.

Remontant par les multiples artères piétonnes, extrêmement animées à cette heure, nous passons en revue tous ces lieux qui commencent à devenir familier, le marché découvert, Santa Maria Assunta et le gigantesque immeuble de quinze étages qui m’impressionnera chaque fois, en plein cœur de la ville et au pied du restaurant auquel nous restons fidèle, tant la cuisine y est comme à la maison .

Nous apprenons qu’à la faveur de tempêtes solaires exceptionnelles, la France et une partie de l’Europe ont connu d’impressionnantes aurores boréales. Notre fille Hélène nous fait parvenir des vues de Saint Jeannet sous des lueurs mauves et jaunes au-dessus de l’immense masse pierreuse du grand Baou.


Samedi 11 Mai


PORTO VENERE


L’arrêt de bus est à côté du café « Bonjour », sur une avenue bordée d’arbres dans le prolongement de la Place Garibaldi. Porto Venere n’est qu’à douze kilomètres au sud de La Spezia qui ont paru interminables tant la côte est sinueuse.

Douze kilomètres pour se poser sur la Baie des Poètes. On ne pouvait manquer l’appel d’une telle attractivité. Le soleil du matin enveloppe l’ensemble du village qui s’étire comme un écran tout au pied du port. Ce qui lui donne un petit côté Villefranche-sur-Mer plus affranchi sur le large, plus prompt à afficher de tout son long sa position de front de mer. Comme pour les précédents villages, ce sont des alignements de maisons d’ocre rouges et jaunes, verts et bleus, serrées et comme dépendantes les unes des autres en une belle unité flamboyante. Une digue, sur le milieu du port, permet de prendre un recul suffisant qui fait embrasser l’ensemble de cette féérie colorée. Les terrasses de bistros se succèdent et longent jusqu’au bout du quai, vers un chemin rétréci qui mène au pied de l’église San Pietro visible de bien loin. C’est par deux volées d’escaliers qu’on accède à ce qui n’est qu’une minuscule chapelle de type gothique tout en nervures blanches et noires sur un plan carré. Elle semble s’être désolidarisée de son village ou répondre à l’appel du large. Après un petit moment d’adaptation l’intérieur laisse percevoir la beauté austère de son architecture.

Dans le prolongement, y accédant par quelques marches, une courte galerie de quelque quatre ou cinq arcades plonge de toute sa verticalité sur la mer et la grotte de Byron qu’on aperçoit tout en bas, au pied d’un massif rocheux inhospitalier. Evidemment les visiteurs se font nombreux, et on a du mal à imaginer la quiétude d’un tel lieu aujourd’hui. Depuis cette galerie on peut voir du côté de la grotte, à son sommet, la citadelle dominant de toute son austérité le paysage jusque loin vers les montagnes.

Redescendus vers le même chemin, l’entrée des éboulis rocheux comme passés à la dynamite, est surmontée d’une plaque indiquant que c’est à cet endroit que vint Lord Byron, au lieudit de la grotte , pour y revoir son aimée. Il aurait franchi à la nage toute la largeur de la baie.

Pour les plus curieux la promenade en barque sur des eaux bleues de la grotte est possible.

C’est par paliers successifs que l’on atteint la citadelle Doria. A chaque esplanade, des rangées d’arbres, des bancs offrent une halte et un point de vue à chaque fois différents à mesure que le bas du village s’éloigne. Puis les escaliers se font plus sévère après l’église San Lorenzo et c’est la citadelle elle-même qui s’offre à la visite. Il n’est plus grand monde qui se soit risqué sur les hauteurs. Peut-être aussi parce qu’il est treize heures.

Depuis la plus haute plateforme au cœur même de la citadelle à ciel ouvert, c’est l’enchantement sur l’ensemble de la baie qui va jusqu’aux montagnes dont on voit sur l’autre rive les sommets en dents de scie dilués dans les brumes. Puis les villages de Lerici et Tellaro noyés eux-aussi dans les lointains. Depuis ce nid d’aigle, ce sont des parterres de bouton d’or, de coquelicots par massif, par pleine flambées, comme si l’escalade avait eu pour but de chanter son printemps sur un périmètre jalousement préservé.

Depuis une des tours d’angle, la vue plongeante est prodigieuse sur le promontoire où l’on aperçoit la chapelle minuscule se détachant de la terre ferme sur son étroit cordon de rochers.

Redescendus sur le port, c’est au pied de la jetée, sur les quais animés que l’on fait une longue pause à l’ombre, à voir passer d’incessants voiliers et les bateaux bondés de touristes qui font la traversée pour Lerici.

Le soleil basculant derrière le rideau coloré des maisons au pied du port, la lumière change d’orientation quand je m’en vais revoir la grotte de Byron. Au-dessus de celle-ci apparaît dans la plus grande discrétion, presque en creux, dominant le dessus de l’anse où se situe la grotte, la statue d’une Vénus en métal vert minéral que j’ai imaginé être la source d’inspiration de Byron sur ces rives italiennes. Depuis la gauche de cette Vénus, démesurée de proportion comme un Botero, on a un angle permettant de voir tout à la fois la baie encaissée, l’entrée de la grotte tout en bas, et la source probable de l’inspiration du poète.


Le bus du retour nous perd dans les banlieues opposées à notre lieu de destination. Nous aurons omis de descendre à Garibaldi. Et sans le vouloir, nous voilà traversant des quartiers modestes, d’habitations basses, de vastes plaines et de collines alentour, mais ne quittant jamais la route côtière. Lorsque nous parviendrons à revenir par un bus en sens inverse, le soleil aura déjà passé derrière la montagne qui plonge La Spezia assez tôt dans le crépuscule.


Dimanche 12 Mai


GENOVA


C’est la première fois que nous pénétrons dans Gênes. Et probablement pour une petite matinée.

On se contente habituellement de la traverser, de voir, longtemps avant les grands viaducs, les grues immenses qui parsèment le paysage urbain, et ça et là, des grappes immenses de quartiers s’allongeant des kilomètres durant, avec encore des ponts interminables toujours un peu effrayants.

Le magnifique galion est visible de loin, abandonné comme pour un décor de cinéma. Devenu une attraction, il mouille dans les eaux mortes et ludique d’une partie du port, que longe la longue galerie sous arcades, aux commerces ébouriffés et douteux de bimbeloteries et de restaurations improbables. C’est aussi un peu de cette Afrique qui débarque en masse comme un peu de partout et vivote au cœur agité des métropoles. Plongeant dans les ruelles de la vieille ville, le négligé et le suintant des maisons anciennes font un peu penser aux désordres de certains quartiers de Naples. Et c’est au détour d’une de celles-ci qu’apparaît, toujours dans ces pierres noires et blanches, la cathédrale, de belles proportions, avec un seul clocher exposé au sud. Dans la pénombre, comme il arrive souvent lorsque les œuvres d’art ne sont pas balisées, sur l’un des murs latéraux, quasiment négligé par les visiteurs, apparaissent de magnifiques panneaux de peintures sur bois représentant la dernière Cène, aux harmonies de drapés de jaunes et de vert, d’ocres et de bleus qui mériteraient plus qu’un abandon soigné à l’ombre du vaisseau.

Un peu plus loin, une église au style inidentifiable mais tout de même d’époque baroque, avec sa façade d’ocre criard du plus bel effet, et sa double volée d’escaliers menant à l’entrée. C’est l’église protectrice des Sri Lankais.     

Non loin de là, une grande place, extrêmement dégagée, la Piazza della Borsa ou Piazza Rafaele Ferrari. C’est là que se dresse une sculpture représentant « l’homme qui voyage » avec un socle qui dresse au-dessus de lui un homme, une valise à la main, dont la moitié du corps semble flotter en apesanteur. Par une belle illusion d’optique en approchant suivant certains angles, on a l’impression que l’homme traverse les architectures de la Piazza comme l’homme passe-muraille.

Généralement, devant l’arrondi du bâtiment cossu, une fontaine, jaillissante par mille bouches, habille l’ensemble et en fait une vue de carte postale. Par souci probablement d’économie d’eau, cette fontaine reste aujourd’hui muette.

Et puis remontant une de ses ruelles noires, apparaissent deux tours médiévales entourées d’un ensemble d’oliviers parmi lesquels se dresse en contrebas les fines colonnettes du délicieux cloitre de San Andrea perdu et enserré comme la dernière résistance à un monde d’immeubles qui s’est érigé autour de lui.

De type gothique, élégant et de plan carré. Nimbé de soleil encore bas, il semble éternellement dressé autour d’un monde qui l’a oublié.

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