Voyages, Conques

Conques

 

1980

 

« La Nuit du Cœur » c’est Christian Bobin. C’est de Conques qu’il parle depuis cette chambre 14 de l’hôtel où il séjourne. Comment est-ce possible ? Il a dû avoir à peu près le même angle de vue sur la façade de la basilique que celui que j’ai connu à peine plus loin. L’hôtel dont il parle est plus luxueux que l’hostellerie Saint Jacques que je visitais souvent, mais les deux établissements donnaient sur le tympan de sainte Foy. Sur le premier matin du monde, sur un temps qui n’était pas, comme il dit, le XXI° siècle, ni même ce dernier tiers du XX° où j’ai connu les poiriers dans les champs du soleil couchant, et ces messes basses de campagne une fois la nuit venue, un îlot sans âge à force d’avoir aimé de toute sa sève ces passages, ces départs et ces revenues de tant de fidèles compostellans. La rue Charlemagne partait depuis la départementale et son pont romain et montait, pavée droite vers le ciel, traversée de chaumières de guingois où, la nuit venue, on pénétrait dans les maisons illuminées. A Conques, le ciel n’est jamais loin. Les couleurs qui viennent lorsque je ferme les yeux sont les blonds de sable de toutes pierres, le bleu marial de l’azur et le plus pur des lapis lazzuli au tympan qu’il faut découvrir, comme ce fut mon cas, comme un aveugle qui ouvrirait pour la première fois les yeux sur l’univers visible en début de crépuscule. On peut ensuite dire « c’est là que tout commence » ou le contraire « c’est là que tout finira, prenez-nous en pitié ».

Conques c’est entre l’Ouche et le Dourdou, la départementale 937. Je n’ai jamais su les différencier. Le pont romain menait au-delà, bien haut sur l’autre versant de colline vers un mamelon à champignons, à ceps surtout, vers le ciel, vers la vue qui donne la perspective depuis l’auberge du bas, traversant la chapelle isolée à mi-parcours, déjà abandonnée, puis le serpentin à peine perceptible de la rue pavée Charlemagne pour finir sur le vaisseau de la basilique. Un grand classique du paysage, un des plus émergeant pour tous les errants, les navigants de l’esprit. Un paysage des plus en équilibre entre les racines du monde, l’encaissement à jamais de par sa réclusion géographique naturelle, et les promesses depuis la paume levée, juste et droite du tympan vers un ciel espéré.

La chambre de l’hostellerie Saint Jacques donnait sur une partie de l’abbatiale. Les matins, même en plein été, étaient perlés de vapeurs d’un gris pareil aux lauzes, et la rivière sous le pont romain charriaient de gros galets comme des dos de petits hippopotames.

Les jours de pluie, sur la terrasse d’hiver, je lisais Le trésor des contes d’Henri Pourrat, voisin géographique. Le temps n’avait pas de prise.

Sous un gros chêne, la maison du garde forestier. Nous avons passé une soirée et bien plus, à parler de champignons rares, des vitraux de l’abbatiale qui n’avaient pas encore reçu les douces teintes de Pierre Soulages. Les oiseaux venaient en ce temps-là, au travers des vitres meurtries, comme des souris, faire des péroraisons entre un apôtre de pierre, le vitrail maintenant endormi et les bonnes nuits pour la basilique dans leur langue musicienne.

Une année, l’auberge du bas avait changé d’orientation. Reprise par un couple d’allemands trop jeunes, (mais peut-être était-elle malgré tout la mère), pensant se poser sur les ailes de la grâce à peu de frais, elle offrait des salades de betteraves où on dégustait précédemment de jeunes et gros ceps en omelette.

Devant le tympan on peut y passer autant d’heures qu’il en faudrait pour se dénoircir la conscience.

Devant le tympan de Vézelay (je parle de lui parce qu’il les résume tous), c’est l’abstraction, le jeu de l’obscur et de la lumière. L’ombre du narthex débouche sur la Pentecôte : Un Christ aux mains démesurées envoie les apôtres aux quatre chemins : « Allez, et enseignez les Nations », message paulinien. Vézelay est une théologie de pierre. Un des chapiteaux de la basilique résume toute la concentration conceptuelle enclose en une seule image : le Moulin Mystique. Qui n’est autre, pour ceux qui suivent, que le passage de l’Ancien Testament vers le Nouveau : le blé non encore concassé, filtré par le fameux moulin, donnera la farine à venir.

Merveille.

Abstraction que les fidèles des temps révolus savaient lire.

A Conques, le tympan ne souligne aucun signe d’abstraction. Il s’adresse à des paysans, des femmes fautives, des pêcheurs de la pire condition. Des gens comme moi. L’équilibre de la grâce y est respecté. D’un côté l’enfer, de l’autre le paradis. Ça coupe comme un Laguiole. Mais ce qui fait la grâce absolue de ce monument de dénuement de l’âme dans sa profusion, c’est qu’il montre l’abbé reconnaissable qui couche avec une pècheresse du coin, dans une partie du tympan entre l’enfer et le paradis. Tout le monde en ce temps-là savait reconnaître l’allusif qu’introduisaient les maîtres tailleurs dans ce Jugement Dernier. Charlemagne marche aux côtés de Saint Pierre (là nous sommes sur la pointe des pieds du côté du Paradis), et toute l’ordonnance du côté gauche est parfaitement droite, ordonnée, rectiligne et sereine comme du Giotto. On marche vers le Paradis. Côté droit l’enfer, l’ébullition, le chaos, la désordonnance, avec les visages et les consciences troubles au risque de la brûlure éternelle (comme le moine) des gens qui savaient peut-être se reconnaître…

Un livre dans la pierre.

La pleine Auvergne, à peine plus au Nord, a toujours donné des signes de réalisme et de familiarité, de contes et de Gévaudan, de Gaspard des Montagnes, de paysannerie pour tout dire. La région n’a jamais donné dans l’abstraction.

Sinon Blaise Pascal…

Contrairement à Vézelay, Autun, Moissac et Beaulieu sur Dordogne, bourrées de théologie comme un cardinal, Conques est le seul des cinq grands tympans célestes de France à ne pas nier son élégance réaliste, au sublime qui ne nie pas la malice, le trait d’humour et la tendresse. Comme cette assemblée disséminée des fameux curieux, au-dessus des voussures et comme enrobant la scène grandiose, soulevant le cordon où ils étaient dissimulés, font apparaître depuis le bout de leur nez, leur tête discrète, ayant l’air de dire : « tout cela est bien terrifiant n’est-ce pas, mais nous voilà, coucou. »

…    

Conques est une quintessence du meilleur Moyen-Age et une oasis pour l’imaginaire.

Je n’y suis plus allé depuis plus de vingt ans. L’auberge Saint Jacques a dû changer de propriétaires. En fait, je sais que les propriétaires que j’ai connus rêvaient, paradoxalement, de prendre une affaire hôtelière sur la Côte d’Azur. Ils ont dû prendre leur retraite dans les beaux quartiers de Rodez. Les rêves s’arrêtent souvent là où le réel raisonne.

On ne quitte pas ainsi l’abbatiale après l’avoir eue sous les yeux, l’avoir sentie respirer de sa respiration d’éternité, avoir lu dans les yeux des compostellans le regard des solitaires du camino plus de quarante années d’affilée.

L’auberge du bas, qui donnaient aussi les plus belles chambres d’hôte qu’on puisse rêver, ensevelies d’arbres et donnant au plus près de la rivière, plus belles que d’un manoir de romance, n’existe peut-être plus.

Et puis, comme du temps de la Révolution où ces bleus furent cachés, décomposés, puis pierre à pierre recomposés, il y eut ici un Angelico qui aurait devancé l’Angelico et ressuscité les anges, les cieux les enfers, les hiérarchies du Jugement, les parures mêmes du vaisseau qui aiguillent les pèlerins vers le nuage que rien ne corrompt.

…  

Comme Bobin, je suis d’accord, le Christ du tympan n’a jamais jugé personne. Il a témoigné. On nous parle toujours de tympan du Jugement Dernier. L’Apocalypse viendra après, c’est Jean qui l’a inventé.

Ce qui compte, et que les pèlerins ne manquent de remarquer, c’est le sublime chromatisme du bleu du vêtement terrestre dans la mandorle, le doigt qui dresse, la paume ouverte qui pointe dans la même harmonie de bleu, l’azur infini de l’Aveyron.

… 

 

 

Ce sont aujourd’hui les polyphonies de Josquin qui préludent à l’automne. On s’est toujours demandé si l’entre quinzième et seizième siècle signifiait le repli d’un temps consommé ou l’ouverture à la lumière du seicento .

Josquin, Palestrina, Cristobal de Morales, Lassus, Luis de Vittoria, l’arc en ciel de la polyphonie.

Nicolas Gombert qu’on oublie aussi. Ockeghem.

J’en oublie quelques autres. Les noms ne signifiaient pas grand-chose en ces temps où les maîtres tailleurs de pierre gravaient simplement d’un signe, sur le moellon de pierre, le labeur qu’ils avaient consacré à l’édifice. En reconnaissance de salaire. Les grands clercs de la musique de l’école franco-flamande survivent et ils sont éternels. Mais combien ont été naufragés dans la poussière du temps ?

C’est un chemin qui se présente comme une Mer Rouge qui s’ouvre, tant les herbes montent vers le ciel de part et d’autre. Il ne mène nulle part, il traverse la chapelle Saint Michel à mi-chemin de l’abbatiale et du pont romain. Un chemin qui peut mener vers des chapelets de trompettes de la mort. C’est ici que j’ai entendu leur nom pour la première fois, un chemin de lucioles qui ouvrent la route, de hêtres et d’odeur que certaines nuits, les mystiques nocturnes se lèvent tant l’aimantation est forte, et savent que les trompettes sont là, la tête penchée prêtes à se rendre. Quand la nuit est bien noire, il n’est pas rare d’apercevoir entr’ouverte la maison du garde forestier, lumineuse comme la maison de sucre d’Hansel et Gretel.

Dans le cloître, Sainte Foy, au doigt dressé et à la couronne de reine byzantine, cache sa matité de bois. Des moines auraient dérobé ses restes dans un reliquaire de bois à Agen où elle subit le martyre, et pour en faire une sainte à vénérer sur ces lieux désespérés d’Aveyron, l’aurait enrobée d’une pellicule d’or et définitivement subtilisée à la reconnaissance terrestre.

Le culte de la martyre devint un creuset, un sillon sur ces Marches d’Auvergne.

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13/15 Août 2021

 

LETTRE  A … :

 

Nous revenons tout juste d’une escapade éclair vers Conques ! Tu sais combien je suis attaché à ce lieu depuis quelque quarante ans. C’est le premier séjour que nous faisons avec Y.. Il a bien supporté les quelques sept heures de trajet (Saint Martin de Crau et ses sempiternelles processions parechocs contre parechocs…). Arrivée vers les 20 heures, j’avais une légère appréhension vite dissipée, et me suis dit, comme on dit à quelqu’un qu’on n’a pas revu depuis longtemps : " non, tu n’as pas changé"… Et j’ai revu en un clin d’œil, les arbres qui avaient plutôt bien grandi. Il semble qu’il n’en manquait aucun à l’appel ; les pierres noires et irrégulières, les joints fidèles de ces maisons qui sentent la force et l’aridité des hivers du cœur de la France, rugueuses et sans manières, puis la stature majestueuse de Sainte Foy qu’on aperçoit d’où qu’on regarde. Nous étions logés au gîte communal, tout en haut du village, comme pour mieux dominer la situation. Les hôtels avaient été vite envahis à l’approche du 15 août. L’éclairage des ruelles, la nuit, est d’une douceur indirecte qu’il en est fantomatique. Comme les ombres d’une fantaisie poétique de pierre. Vers 21 h 30, le concert remplit la nef de tout ce qui est excédentaire au village, de pèlerins et de mysticité vagabonde. Le second soir, arrivant plus tôt, je vois que les curés, faute de faire de nouvelles ouailles, se sont reconvertis, en aube blanche, en maîtres de conférence un tantinet cabot… Sur le parvis, j’écoute distraitement quelques anecdotes faciles sur l’histoire de Sainte Foy, son martyre et ses miracles, quelques bons mots sur quelques personnages du tympan, dont un moine damné pour avoir couché avec une bougresse des lieux, et tant d’autres épisodes (manquait au prêtre la règle pour montrer comme au tableau noir, la situation des personnages…) que je me suis revu dire ces mêmes histoires dans mes passages en classes il y a quarante ans. Ce premier soir, l’orateur, après le prêche d’Histoire se convertit en "Jean-Daniel qui est à l’orgue ce soir", me dit-on en confidence, comme on dit de Ruggiero quand Raimondi va sortir de coulisse. Ce n’était pas Bach ni Couperin, mais "Que je t’aime" de Johnny, "Les Portes du Pénitencier" (irrésistibles évidemment), quelques standards qu’on n’est plus surpris de voir ensuite s’enchaîner, comme Piaf ou des tubes plus récents. La nef bourrée à craquer, comme pour le plus impitoyable sermon en temps de crise. Il n’en demeure pas moins que j’ai respecté ces quelques pèlerins, souvent isolés vers le fond de l’abside, ou carrément allongés sur les bancs de pierre, la tête ensevelie dans les mains, d’émotion.

Peut-être qu’au Moyen Age, les musiques n’étaient-elles que des « que je t’aime » qui allaient droit au but. Nous avons mis de l’abstraction dans tout ça.  Le grand art a cristallisé la force première des naïvetés de la foi… Les mendiants et les lépreux auraient-ils saisi ce Ricercare à 6 qui m’avait tant bouleversé à Saint Maximin ?  Moi qui ai perdu la foi il y a si longtemps. Peut-être ces curés dont je me moque ont-ils plus que moi le sens de ce qui touche les foules. Bien sûr ces musiques que nous considérons avec un peu de mépris, descendues vers le bas, mais entendues ici, harmonisées aux grands jeux, à tire larigot par-ci et par là, un coup de cromorne, un coup de séduction, et voilà le pèlerin dans le bain de l’émotion collective.

A la sortie, le spectacle de lumière sur les motifs du tympan se poursuit devant le parterre serré de ces auditeurs dont on n’entendra pas le moindre souffle. J’ai secrètement pensé que cette mode des éclairages des façades de cathédrales était d’une pédagogie sincère, mais ici même, les couleurs étant encore vivantes sur la pierre de plein jour, notamment les bleus "Angelico avant l’Angelico", j’ai trouvé saturés ces jeux par trop insistant.

Le plus extraordinaire est d’avoir été autorisé de visiter durant le concert, les parties supérieures de la basilique, les tribunes et tout le pourtour laissant apparaître la véritable conception architecturale. Un peu comme un voyage au centre du visage abstrait de l’édifice. Et puis les chefs-d’œuvre inaccessibles depuis le bas de la nef : l’Annonciation, la main levée de l’ange, à portée de la mienne. Deux Évangélistes surveillant la scène, les parchemins sacrés tenus hiératiquement à bout de bras.

Et puis les vaguelettes grises et noires, les lancettes que le soleil perce durant le jour, les Soulages discrets qu’on pourrait toucher du doigt. Mais comment ne pas s’effacer dans un tel vaisseau ? 

Le souffle du Sahara.

La fenêtre est ouverte sur d’énormes feuilles de bananiers qu’il en devient difficile d’ouvrir celle-ci. Un prélude, et comme une annonce de la moiteur sans expiation possible. Y. ne se plaint de rien. Il gagne le concours de celui qui s’endort le premier.

Demain il aura mérité d’aller à la Vallée des Daims.

A la fin du concert j’aperçois subrepticement, derrière les vitres en cul de bouteille de l’Hostellerie Saint Jacques, rebaptisée "Restaurant Saint Jacques", ce propriétaire des lieux qui avait des rêves en 1980 de s’installer sur la Côte d’Azur pour une belle affaire hôtelière, et qui porte aujourd’hui le poids de je ne sais quelle frustration d’être resté à quai, dans cet effondrement que font les rêves quand ils sont partis, de n’avoir jamais tenté le large. Son épouse n’est plus même là pour compter, comme il le fait solitaire derrière les carreaux, la loupiote et la caisse, les comptes du jour…  Quel péché sans la conscience de l’avoir commis, que cette station de calvaire sous les yeux de Sainte Foy…

C’est le premier séjour avec Y.. Et c’est pour deux nuits, à Conques. Il est triomphant sur une photo, avec le viaduc de Millau derrière lui. Le temps a passé. La dernière fois c’était avec Hélène, retour du Roussillon. Et le viaduc n’existait pas. On s’était arrêté au centre de Millau. Hélène avait aimé la salade de ris de veau. Après elle a grandi, elle n’a plus aimé.

Millau est donc maintenant bien isolée. Pestiférée ?

Le pont romain, en fait n’est pas romain mais médiéval. Probablement construit sur une structure romaine précédente. Que faire sans ce pont qui monte vers l’autre versant du village, qui le surplombe et en donne une perspective unique ?

On avait prévu de se baigner sur le Dourdou, (l’Ouche ?), comme on l’avait fait avec Hélène, se dorant sur les énormes rochers en dos d’hippopotame. L’eau coulait de nappes en nappes et en trous d’eau profonds successifs, avec la monotonie sereine du chant des rivières, comme il y a chez nous le chant des cigales. Aujourd’hui, le lit de la rivière est saturé, l’eau salie a la couleur boueuse et opaque de l’ocre en deuil.

13 Août

 

La route est toujours belle. Nous sommes partis plus tard que d’habitude. Y., pour s’occuper, compte les vaches et les chevaux dans les près.  Depuis le bas de Rodez, on voit le clocher de la cathédrale dans les vapeurs de chaleurs. Il y a toujours trente-sept kilomètres jusqu’à l’entrée du village par la D 901.

Le pont de Millau est un long couteau, un laguiole tranchant dont on a l’impression d’être la lame traversant, depuis ses hauteurs au-dessus du Causse. Il y a des millions d’années ces vallées étaient immergées jusqu’aux sommets de ces tours de pierre d’où se jettent aujourd’hui les delta-planeurs.

Le vin de Marcillac est maintenant bien connue sur le bord de la route : vin de la propriété par-ci, vin de propriété par-là, des panneaux de toutes parts.

En 1980, un du pays : « Oh ! notre vin est bien épais. C’est le vin noir d’ici, le Marcillac ».

Aujourd’hui on croirait qu’il joue dans la cour des grands. Marcillac est en liesse, c’est la fête. La longue avenue bordée d’arbres traverse le village et tranche d’une allégresse énorme toutes les couleurs de l’été.

Ce soir nous dînons, comme les autres pèlerins un peu plus loin, sur de longues tables en bois tout près d’un petit bassin à nénuphars. Nous voyons, tout au dernier étage de la maison, les feuilles des bananiers qui viennent presque obstruer la fenêtre de notre chambre.

 « Donne-moi une petite pièce que je jette dans l’eau, pour souhaiter revenir ici. ». Où Y. a-t-il déjà entendu ces vœux qu’on formule dans certaines occasions ?

Maintenant c’est le chien Royce qui occupe son attention. « Ryce, viens ici ! »

Ordinairement nous montons vers la basilique. Ce soir nous redécouvrons le village depuis le haut jusqu’aux lumières de la basilique. Les éclairages dévoilent, comme dans Hänsel et Gretel, des fenêtres de maisons lourdes où se cachent des mystères, des lueurs et des ombres douces qui remuent.  Concert à la basilique, pleine à craquer.

14 Août

 

La rue Charlemagne, l’épine dorsale de Conques, porte maintenant l’âge de mes rotules. La pierre est dure sous les pieds. Je n’aurais pas cru la pente si raide, que ce soit en montant ou en descendant. Même les bouches d’égout ont les barreaux de leurs cage d’évacuation en pierre massive. Le soleil rayonne. Je revois telles quelles, les maisons, volets clos, ou pleinement ouvertes et offertes à la lumière du matin. Puis les jardins éternellement chiffonnés de négligence, de fleurs éparses et envahissantes, les pavés aigus, les croix et les coquilles des jacquets incrustées dans la pierre. La porte du Barry qui fait toujours son arche. Et tout en bas, bordant la départementale, l’Oustallou. Clos et comme endormi. Depuis le pont romain, la rivière chante une vieille histoire à voix basse.

Remontant vers L’Hostellerie Saint Jacques, je ne résiste pas à adresser la parole au patron. Il est en pleine préparation des couverts et cherche le meilleur angle pour poser le vase de fleurs. Je sais qu’il ne me reconnaîtra pas. Il est déjà en nage. Il voit des milliers de visages.

« Vous ne vous souvenez sûrement pas de moi. Je venais il y a quarante ans. Oh ! une année sur deux peut-être. Je vois que rien n’a changé. J’ai téléphoné il y a quelques jours, mais vous n’aviez plus de chambres disponibles ».

Durant ce court moment, nullement surpris par ce retour de mémoire, il ne m’a pas même regardé, balbutié quelques regrets peut-être, pour la chambre. Le problème semblait venir de la position du vase de fleurs.

« Tu vas voir, Y., le trésor de Conques !  La Vierge recouverte d’or». Derrière son épaisse paroi de verre, tenant le sceptre en Majesté, raidie sur son trône d’éternité, et coiffée de la couronne de la martyre au regard d’écailles de nacre, elle semble bien barbare dans ses pierreries de rubis. Quelque peu wisigothique. C’est l’ossuaire recouvert de sa pellicule d’or, la frêle sainte Foy d’Agen.

« Il est interdit de photographier, même sans flash ». dit la femme à l’uniforme, sans le moindre sourire.

Nous n’avons résisté, dans la pénombre, tout au fond du couloir de la crypte, à déclencher discrètement, nous regardant, Y. et moi, comme des coupables sans aucun remords.

Encore une petite pièce dans l’eau. Y. est surpris de voir autant de ces petits ronds au fond du bassin du cloître.

Les chapiteaux, à l’air libre du cloître, nous parlent d’un sonneur de trompe à l’œil plein de malice, des prophètes Daniel et Habacuc, du combat de fantassins. Ce sont des personnages qui vivaient ici il y a quelques siècles. Ils ne sont plus partis.

Junhac est un nom de commune, comme tous ces noms qu’on ne retient pas, tant leur anonymat confine à une certaine humilité géographique. Junhac est à trente-huit kilomètres de Conques, déjà dans le Cantal. La route serpente et semble monter continuellement, dévoilant des paysages de vaches et d’immenses clairières. Y. a fait poser toutes ces belles dans la position de leur rumination. Les Salers blondes et brunes, les mouchetées blanches et noires, tout fier d’avoir un vrai appareil photo : celui que j’utilisais au Chili, il y a dix ans.

L’auberge est au cœur d’une clairière, protégée par un massif de chênes dans le silence résonnant du bout d’un monde introuvable.

« Ici nous n’avons pas de frites, dit la femme de l’auberge, on peut vous proposer le jambon noir du pays, la truffade ou la viande de Salers. »

Mais servis sur des tables immenses, oblongues, en ardoises noires et lisses, épaisses comme un dallage de jardin, à la solidité têtue de l’éternité.

Servis avec le vin noir du pays, bien sûr.

Junhac, c’est l’orée de la Vallée aux Daims. Des daims par dizaines, qui apparaissent dès l’entrée du parc, peu farouches et beaux, élégants et pleins de fragilité comme des bambis. Les plus anciens avec leurs bois dressés comme des branches d’arbres, soyeuses comme du velours. Ils vous mangent dans la main, frémissants. On nous invite bien sûr à nous munir d’un petit sac de graines. La chaleur est aujourd’hui accablante, et les daims se font rares à mesures que nous cheminons vers le fond de la vallée. Une petite femelle a quitté le clan du haut et nous suit obstinément durant un long moment. Puis le chemin se fait plus désertique, les daims se cachent et s’enfouissent à l’ombre des fougères immenses dans le vallon qui se creuse à mesure qu’on descend. On ne les aperçoit plus que de loin en loin.

C’est vers dix-huit heures que le tympan de la basilique chante le mieux de sa pierre blonde le récit de la fin des temps.

Que les bleus « d’avant l’Angelico » drapent le plus vivement le Christ en mandorle et la Vierge cheminant près de Charlemagne, sur le chemin d’un paradis encore incertain. Que les enfers réfléchissent tous les ocres vifs et brûlants, aussi houleux que le lit du Dourdou sous le pont romain. C’est l’heure lyrique où les foules de pèlerins commencent à se rassembler sur le parvis inondé de lumière. L’heure où l’on comprend le mouvement du temps, par le crescendo progressif de l’ombre qui tombe sur l’arc de cercle du récit de pierre. Les petits anges, ces fameux curieux et farouches, sourient derrière leur bandeau de pierre, et enveloppent la scène grandiose tout au sommet, comme pour dire, « voyez comme l’heure est grave ! ».

Les ruelles pavées sous la lumière drue et déclinante rendent d’une douce violence les débuts de crépuscule. Les maisons ouvrent enfin leurs volets. La pierre à la couleur des pains d’épices au miel. Les premières étoiles apparaissent dans le plein ripolin de l’azur et le temps se suspend au-dessus des colombages et des toits qui pointent. Et puis toutes ces cheminées dressées…

Les fleurs et les plantes enrobent la pierre du sourire de l’été.

Qu’est donc devenue la maison du garde champêtre ?

Y., grave et silencieux, fait connaissance avec un papillon qui se dresse au bout de son nez.

Il s’initie à la photographie. Il est fier de son Pentax.

Ce soir, François, notre logeur, a installé à notre table une jeune blonde, Mathilde. Un peu perdue, elle fait en solitaire un bout du « camino ». Elle se destine aux léproseries d’Asie.

On rentre dans la nuit « tropicale ». C’est un vent de Sahara qui souffle depuis quelques jours. Les étoiles brillent comme des poignées de sables blancs dans le chaos (ou l’ordonnance) du ciel.

Le ciel s’est légèrement voilé. L’azur d’hier est donc comme un petit miracle. Nous serons sur le promontoire panoramique du pont de Millau vers les midis. Cet ouvrage d’art va bientôt drainer autant de monde que le Pont du Gard.

C’est le marché à Marcillac. Le marché du 15 Août, frénétique. Comme à l’aller, la longue traversée bordée d’arbres tranche de son allégresse les vigueurs de l’été. Un vigneron m’a convaincu de prendre une bouteille de ses vignes perchées au-dessus des terres de Salles-la-Source.

Au-dessus des vignes de Revel, justement, il est un Christ en bois sublime, du XI° siècle, dans la petite église de saint Austremoine. Elle est close aujourd’hui.  Nous ne verrons donc pas cette dernière merveille. En face de l’enclos, un chêne géant, aux branches lasses et immenses, nourrit dans l’herbe grasse, un infini parterre de fleurs blanches.