Voyages, Rabat1

Rabat - Ain' El Aouda

(D’UNE CYTHERE ENFANTINE)

 

Du plus profond de l’enfance vient le désir de l’embarquement, du départ.

Ce qui aujourd’hui paraît, (en ce temps de traitement de la solitude, de ce sentiment d’impuissance et d’une vaine rotation en cage), un impossible séjour vers l’Espagne ou vers Florence, prévu en Avril, ne fait que plus ressentir l’essence même de la dimension des départs. Comme d’ailleurs l’acte de voyager ou de conquérir un territoire ouvert pour l’esprit, a ses racines dans le pays fertile qui se projette chaque fois vers un plus loin de liberté, une projection de l’âme vers une quête, une aventure intérieure que j’ai tôt connues dans le plus lointain de ma prime enfance.

C’était toujours le matin. D’abord au pied de l’entrée de la Villa de la tante Louisette (on l’appelait ainsi parce qu’elle devait être probablement la tante de mon père qui nous logeait dans la dépendance à l’arrière du jardin), je faisais des va et vient entre la maison et l’entrée, guettant le moment vraiment crucial, le plus intense de ces deux ou trois jours que dureraient le séjour qui déjà se projetaient en image fécondes et en espaces infinis sur les terres de la ferme de mon grand père Paul. J’attendais donc la traction avant, j’en entendais le bruit très longtemps avant qu’elle ne tourne au coin de l’allée menant à l’entrée de chez nous. Et c’était peut-être l’instant le plus attendu, celui où surgissait la Citroën noire, à l’angle de la villa, chargée de Jo et Henriette, de Georges mon cousin et d’Anne-Marie la cousine.

Puis ce fut, plus tard, depuis le balcon du premier étage de la rue Taillandier, où pour l’occasion je traversais la chambre de mes parents pour me figer sur l’étroit  poste d’observation, dans l’attente du moteur de la traction. Il était tôt, le mot même de circulation n’avait, dans cette fin des  années cinquante, pas même de sens. On percevait comme le vol d’un oiseau le bruit sourd, ce ne pouvait être que lui, qui se profilait et qui finirait sa trajectoire au pied de chez nous.

Et puis là aussi, comme à la villa, à l’angle gauche, depuis l’immeuble  qui nous faisait face, surgissait la voiture noire avec ce son de moteur si caractéristique. C’était comme le navire pour le départ vers Cythère. Il s’agissait vraiment d’un embarquement puisque nous n’étions pas moins de six dans le véhicule. Le volant était immense, le levier de vitesse un vrai gouvernail, et nous glissions lentement le long des rues désertées à cette heure du matin pour franchir les remparts ocres et majestueux au nord de la ville, avec au-delà, sur la gauche du cheminement, les ruines de l’antique Chellah, ce qui signifiait que la campagne nous pénétrait maintenant de ses premières forêts de chênes liège et que le resserrement de la chaussée annonçait les escarpements et les sinuosités de la route vers l’intérieur des terres.

Aïn-el-Aouda n’était en réalité qu’à moins de trente kilomètres de Rabat, mais la distance importe peu, comme n’a aucune signification dans le tableau de Watteau la distance menant vers les sources de la félicité. Celle-ci étant toujours à portée de main ou plus vraisemblablement sans souci réel de la distance à parcourir. Dans le cas présent c’était vingt huit kilomètres traversant ces fameuses forêts qui s’étendaient très loin dans tout le pays intérieur et faisaient le bonheur des dimanches de pique-niques sous les chênes où les glands tapissaient le pied des arbres et bien au-delà, sous lesquels se faisaient ces déjeuners sur l’herbe des lundis de Pâques où se mêlaient les œufs peints cachés sous les herbes ou ces dimanches, toujours attendus aux beaux jours, qui drainaient la famille pour ces parties de campagne qui furent mes premiers souvenirs de liberté bucolique.

Aujourd’hui la ferme Paul Deydier n’existe plus. L’embarquement ne ferait plus rêver à mes Cythères enfantines, le temps ayant réduit la distance qui séparait la ville de la ferme à la sortie nord du village d’Aïn el Aouda. Et je n’y serais jamais plus retourné.

C’est Georges, il y a peu, qui me fit le désolant récit de l’érosion du temps et de ce qui peut s’effacer jusqu’à l’oubli par  la main de l’homme. 

Le temps s’est converti en une métamorphose de l’espace, dévorant par la tentacule de la ville qui est venue absorber, au travers des forêts de chêne équarries et des routes sinueuses, les prairies et les espaces en  une lointaine mais sûre banlieue de Rabat. En quelque cinquante années d’érosion qu’il faut pour manger un univers oublié.

Et puis, une fois passée les chênes liège, le paysage se mettait à découvert sur des routes vallonnées sans arbres, avec de larges fossés en bordure de route. Les herbes étaient hautes, quelques maisons apparaissaient dans les lointains. Une vieille masure à main gauche, sous une avalanche de feuillages drus présentait une enseigne qu’on apercevait de loin, « Le Lapin qui Fume ». C’était la seule auberge sur le chemin menant à la ferme.

Une nuit, sur le chemin du retour, dans le noir du serpentin de la route et maintenant sur une belle ligne droite, l’obscurité épaisse ne permettait pas de distinguer à quelle hauteur nous nous situions. On ne distinguait plus guère que l’enseigne sur la droite qui me donnait un point de repère, la voiture s’arrêta à hauteur de l’auberge. Il y avait des lumières fortes, des phares, et des personnes qui traversaient la chaussée. Je ne compris pas le pourquoi de cet arrêt dans l’obscurité et l’agitation sur la route. Les gens allaient et venaient. J’entendais quelques exclamations, quelques paroles étouffées dans ce désert nocturne et je sentais dans la voiture un halo de gravité sur les visages mal éclairés. L’oncle Jo au volant paraissait fixer un point précis de la chaussée où convergeait maintenant l’attention de tous ceux qui s’agitaient alentour. Personne ne descendait du véhicule, les cousins devaient dormir, ou faire semblant comme moi qui jetait furtivement des regards vers l’extérieur. L’endroit où tous les regards se focalisaient laissait distinguer un corps à même la chaussée sous le faisceau des phares jaunes, donnant à la scène une gravité et une complexité fantomatique.

C’est le premier homme mort, et d’un d’accident, que je voyais dans la nuit qui nous ramenait sur le retour vers chez nous.

Mon grand père Paul me dit qu’une pareille nuit , une homme avait perdu la vie en percutant de plein fouet une vache qui traversait une longue ligne droite déserte et sans obstacle.

La route continuait ainsi sinuant légèrement sur une configuration plus plate jusqu’à apercevoir à la sortie de certains virages, des bordées d’arbres qui enveloppaient des maisons. C’était au loin les prémisses d’Aïn el Aouda.

Puis, l’apothéose de l’arrivée se trouvait être la ligne droite, (après le village clairsemé, en direction du nord, des gorges du  Korifla et et de la forêt des Zaër), qui me semblait infinie par la majestueuse monotonie de ses bordures de peupliers géants formant une arche continue  si intense qu’elle en voilait le ciel. Pendant un long moment je me laissais bercer par le rythme défilant de ces arbres, ces jalons de troncs réguliers plantés il y a si longtemps. C’est d’ailleurs cette ligne droite, monotone et s’imposant impérieusement dans sa majesté qui fut un de mes premiers paradigmes d’éternité aux sources les plus lointaines de ma sensibilité.

La voiture ralentissait et on pouvait distinguer sur la droite le panneau discret et toujours de guingois qui indiquait « Ferme Paul Deydier ».

A angle droit on pénétrait sur un méchant chemin de terre et de cailloux, sur deux cents mètres peut-être, bordés de maigres oliviers où, suivant la saison, on entendait les nids d’oiseaux chanter. Et poindre solitaire sur une vaste étendue de vignes et de champs à perte de vue pour mon regard d’enfant, la bâtisse de la ferme familiale.

Maintenant c’était l’immensité, l’éternité, dans l’espace et le temps qui passerait toujours trop vite.

La voiture noire se garait au pied de l’escalier qui menait par un petit couloir avec son contrebas de potagers et de fleurs odorantes, vers l’entrée principale de la maison.

C’était un pays de roseaux, un pays d’aridité. Les horizons étaient tellement larges et ouverts qu’il y avait toute la place pour y entendre les plus mélancoliques mélodies que l’imagination pouvait concevoir.

De là l’obsédant mouvement lent du concerto en sol pour la main gauche de Ravel qui reste irrémédiablement lié, et le sera toujours, à ce défilé des peupliers jalonnant la route  dans sa panoramique lente et régulière, infinie, qui borde tout à la fois ce paysage réel, que l’âme que je lui attribuais devenue ma propre mélancolie.

C’était comme des âges anciens qui faisaient irruption sur les horizons du couchant.

Une nuit, une grange brûla tout au loin, et cela dura toute la nuit que j’en avais les paupières qui brûlaient aussi de fatigue. C’était  un Turner dans un fond de  nuit dégagée d’étoiles.

Ces meules de foin où il nous arrivait de nous  précipiter du plus haut de celles-ci et de finir notre course tout en bas non sans avoir traversé en s’y engouffrant, comme Dersou Ouzala, toute l’épaisseur d’un nuage de paille.

C’est ainsi qu’un jour on retira de l’une de mes narines un brin de paille durci qui était remonté jusqu’au sinus, occasionnant un mal de tête dont on mit des heures avant de déceler l’origine.

Ces journées, volées à la semaine des petits enfants des villes, étaient attendues comme des promesses d’une liberté qui n’avait pas de nom, dès les vendredis qui précédaient les départs. Je voyais déjà les espaces qui s’offriraient à nouveau et les échos des précédents samedi matin où viendrait l’embarcation noire et odorante et toute chaude  comme un char de Phaëton qui traverserait les monts et les plaines jusqu’aux confins tant espérés de cette liberté sans frein sur ces larges espaces d’arbres et de champs qui n’avaient de limites que l’horizon.

J’y ai vu un serpent à la tête écrasé par mon oncle riant de son tour d’audace et riant plus encore  de voir l’effroi sur nos visages quand il brandissait la couleuvre comme un trophée au dessus de sa tête. J’y ai vu des papillons gros comme une paume de la main, des nids d’oiseaux tombés du ciel, tricotés comme des dentelles de haute couture, des grains de raisins verts qui donnaient d’étonnantes douleurs de ventre. Mon goût pour l’eau vive m’inspirait des jeux d’éclats dont la cousine faisait les frais. Sur le haut du bassin, il y a avait une plate-forme au-dessus du réservoir et c’était des voyages en pleine mer sur le pont durant des après-midis entières. Le seul horizon était l’infinie plaine au-delà d’Aïn el Aouda.

Mais il y avait aussi l’odeur effroyables des écuries où j’évitais le soir de suivre ceux qui rentraient le bétail. Je détestais aussi la basse cour malodorante pour mon nez fin de la ville, et je faisais de grands gestes pour faire fuir en gloussant, dans toutes les directions, les pintades et les dindons à la crête écarlate, pendante  et ridée qui faisaient leur horrible roue, que de loin j’entendais la tante ou la grand mère dire toujours « Ah ! c’est encore p’tit Louis »…

Mon grand père ou mon père, je ne sais plus, m’avait dit, juché sur les épaules : « tu vois, au-delà des vignes, au plus loin que tu puisses voir, c’est encore la ferme. On doit y aller demain pour abattre un arbre ». La ferme ne faisait pourtant qu’une quarantaine d’hectares. Mais mes grands parents avaient hissé ces maigres terres ingrates à donner ce qu’elle pouvait de meilleurs vins, d’arbres fruitiers et de viandes pour en vivre sans dépendance.

Ils n’avaient que ce que leur travail prenait à la terre.

Depuis je jour où j’ai vu cet arbre, dans toute sa force et du haut de ses vingt mètres, tomber au milieu des autres avec un fracas de tempête,  j’ai les ai considérés comme sacrés.

Et puis il y avait l’escapade. Les parents savaient que ce monde de ruralité était encore vierge de tout mal. Nous épousions le chemin des herbes, la marche des vents, et les pantalons et les jupes revenaient avec des trous et des déchirures. Avec Georges et sa sœur, plus tard nous traînions aussi la petite Véronique, nous allions loin dans les champs de blé. Parfois j’avais du mal à voir au-delà de mon prochain pas tant les herbes étaient hautes. Et lorsque un peuplier, large et vieux, nous proposait l’ombre, on naviguait encore au-dessus de l’océan de blé sur les nœuds et les fourches des branches pour y dresser des tissus qui habillaient en autant de chambres le palais imaginaire.

Les roues des bicyclettes menaient aux confins de la ferme, ou du moins dans les parties praticables qui longeaient les hauts cyprès, comme l’auraient fait les chevaux dans le ranch de mes westerns.

Les enfants d’hier ont du être surpris le jour où pour la première fois on découvrait, dans toute son irrationalité,  l’interrupteur et que la lumière arrivait aussi vite qu’en un tour de magie. Pour moi, ce fut le chemin inverse. Lorsque la nuit tombait sur la ferme, que le couchant disparaissait  en rougeoyant, les lampes à pétrole s’allumaient et leur clarté relative se mêlait à la descente des crépuscules qu’on ne savait si c’était encore la lumière du jour ou les lampes qui donnait la lumière. Le rythme se faisait plus lent. La nuit éclairée faiblement incitait à la parole sans éclat, mais dans les tablées de dix personnes et parfois quinze près de la cheminée, le vin et les épais fumets de viandes aidant, l’enthousiasme et le verbe de l’oncle reprenaient, dans des veillées sans fin, dont je ne retenais que la musique des mots et des phrases que seuls les grands comprenaient. Revenaient souvent « Istiqlal… leur indépendance l’Algérie, le FLN… le Maroc a changé… »

C’est longtemps resté comme un secret honteux. Un matin très tôt, les ouvriers avaient dressé la broche et la pique en fer sur des trépieds au-dessus d’une fosse béante, ce qui était le signe que c’était un dimanche de fête, qu’il y aurait méchoui. On l’avait dit la veille. Blotti près de la fenêtre, et sans que mes parents le sachent, je vis arriver le mouton qui se débattait faiblement d’abord, puis plus convulsivement lorsque, en un temps qui passa comme l’éclair de la lame sur la gorge, le sang jaillit lourd et tout vivant d’une tiédeur bouillonnante qui semblait sortir d’un sommeil , qu’on pouvait sentir le trajet fait lentement, et avec la précision d’une main sûre, par l’acier opérant sa tranchée jusqu’à ce que les quatre bras qui accompagnaient les derniers soubresauts lâchèrent l’animal aux yeux chavirés.

Je n’avais jamais osé dire à mes parents ni à quiconque que le sentiment que j’en avais éprouvé, qui devait être proche d’un effroi glacial, était mêlé d’une sorte de jouissance et de frisson inconnu, que j’ai toujours pensé qu’il relevait d’une survivance animale en nous, de celle que l’ancienne Rome savait déjà offrir à son public.

Des cyprès géants, épais et indestructibles, comme il n’en n’existe plus même en Toscane ou en Haute Provence, séparaient les différentes cultures, les champs de céréales des champs d’orangers, tout en étant le seul recours contre la circulation violente des vents sur ces plaines sans abris. L’éolienne dominait le paysage avec sa roue qui avait fini par grincer tout en haut de sa tour.

Au printemps c’était les champs qui se tapissaient de fleurs jaunes sur des parterres d’un vert épais qu’on aurait pu croire à l’éclosion spontanée de poussins parsemant les espaces qui n’étaient pas cultivé. Il reste de rares photos où les robes viennent se mêler aux herbes, aux chapeaux et aux fleurs pour  d’éphémères poses sur ces parterre de printemps.

(Bien des années après, lorsque mon père est mort, ma mère dit spontanément, « maintenant il a rejoint un grand jardin fleuri », je n’ai pu m’empêcher de le voir ce jardin, là où poussaient avant ces poussins jaunes et ces naissances de printemps à Aïn el Aouda.

Les nuits étaient plus près du ciel qu’on pouvait presque se mêler à des nuages d’étoiles qui poudraient comme du sucre fin,  par poignée, le lit de la nuit.

Le couloir qui séparait en deux les différentes chambres de part et d’autre de la maison, était la colonne vertébrale de notre territoire le soir venu. Il était immense et suffisamment sombre pour y planter l’abstraction neutre de toute une gamme de jeux différents sans en changer le décor, bien que ce sentiment de grandes dimensions étaient vécu probablement avec  les yeux des enfants qui voient toujours les lieux de l’enfance avec les dimensions de l’imaginaire. C’était le lieu d’inventions de guerre, de manœuvres et de plans pour les lendemains où seraient repérées les traces d’un fauve menant à quelque tanière, ou la recherche que la rumeur alentour avait laissé plané, d’un nid d’épervier ayant abandonné ses enfants, ce qui obligerait à agrandir le champ de nos conquêtes territoriales plus avant encore que d’habitude.

D’Aïn el Aouda même, du village, je n’ai qu’une vision déformée où peu d’images ont pénétré dans la mémoire, moins encore de faits notoires. Sinon le nom de ceux qui tenaient le bistro ou l’épicerie, les deux probablement,« Chez Foulana ». A la façon dont on en parlait dans les conversations, il s’agissait de ceux qui tenaient le comptoir, de chez qui on revenait avec une multitude de pains immenses. En ces temps anciens, le pain avait une place gargantuesque et symbolique, qu’on imagine mal aujourd’hui, autant parce que nourriture première que parce  qu’on touchait là à l’essentiel.

L’entrée du village se faisait après un virage légèrement montant, et se composait d’une longue ligne droite, assez large (est-ce l’absence de chaussée alors inexistante pour garer les véhicules qui en donnait l’illusion ?), et la maison de ma tante Pauline, la sœur de mon  père, était située à droite en allant vers la ferme. Elle eut une fille, la troisième cousine, Marie-Claude, qui vit aujourd’hui à Valréas, laquelle eut un fils qui devrait être dans l’âge d’Hélène. Elles avait aussi fait partie de ces sagas bucoliques sur nos terrains de jeux de vacances et jouait souvent les souffre douleurs de mes autres cousins. Je ne l’ai plus revue depuis l’enterrement de mon père.

La maison de Pauline était vétuste et  n’ai souvenir que du jardin auquel on accédait par quelques marches descendantes, et ce n’était alors que fleurs en abondance. Pauline était comme mon père, la poétesse de la famille, Claude et Henriette plutôt les chevilles ouvrières, les réalistes. Pauline aimait les violettes, il y en avait des bassins parsemés sur toutes les surfaces possibles que j’en ai la dominante vive et monochrome encore présente quand je ferme les yeux. Puis des fougères. Elles poussaient sur les murs, dans les jarres, elles pénétraient dans la maigre chambre qui lui servit de chambre mortuaire, car Pauline mourut jeune de la tuberculose qu’on ne guérissait pas, et aucun souvenir d’elle ne m’est parvenu avec précision, sinon cette chambre rendue grise et verdâtre, au crucifix austère au dessus du lit, le jour de sa mort. Et du cercueil clair, presque blanc, peut-être parce qu’elle partit à trente trois ans à peine. Et puis du cercueil, rien n’est même bien certain, puisqu’il est possible que je confonde avec celui du grand père Paul. Tous deux partirent autour de 1960.

J’appris que la forte cicatrice qu’avait au front mon oncle Claude, frère cadet de mon père, avait été occasionnée par la ruade d’une des mules de l’écurie lorsqu’il n’avait pas dix ans et qu’il ne faut donc jamais appréhender les caprices de celles-ci par l’arrière, mais bien en les contournant. Ce que me répétait  souvent mon père.

Nous montions, au temps des récoltes, sur les immenses carrioles où le foin dans ses opulences se hissait haut à toucher le ciel, et sur l’une des survivances photographiques on y voit dans le flou de ce temps, mon père et ma mère tout là-haut, dans la posture involontaire dans les lointains, d’une scène pastorale d’Eisenstein.

C’est toujours à quelque motet ou chanson de Machaut que je vois se distiller le temps de ce temps traversé du plus lointain qu’ait pu circuler le sang jusqu’à venir dans mes veines y témoigner d’une mélodie du fond des âges.

Il reste de la ferme et de la propriété quelques photos aériennes prises à la demande de l’oncle Claude, qui avait repris l’exploitation dès après le décès du grand-père,  avant de rentrer en France quelques dix, quinze années plus tard. Mon père dont j’ai hérité du peu de goût pour le travail aux champs avait rejoint, avec ma mère, dès qu’il eut décidé de partir  de la ferme, la vie citadine et la quiétude de Rabat.

On voit bien, sur les photos, les contours très marqués de frontières non écrites et non dites, existant bien pourtant dans des cadastres que le Royaume du Maroc du exhumer en reprenant possession de ces terres. On y voit aussi l’élégance de la terre maîtrisée de ces sables devenus des jardins.

Je reçus durant une dizaine d’années des mensualités correspondant à la part que chacun des héritiers vivants de la famille Deydier Paul étaient en droit de recevoir. Ces maigres versements s’étalèrent longtemps après que je fus parti du Maroc et entré dans l’âge adulte.

Lors d’un passage à Nice il y a peu, nous parlions avec le cousin Georges de cette enfance qui nous fut commune, et de la ferme qu’il eut le bonheur de revoir à plusieurs moments bien plus tard. Ce qui ne fut pas mon cas.

Dans un premier temps, tout ce qui était cultivé et tracé avec précision, et rationnellement diversifié dans l’exploitation de ces terres difficiles, fut abandonné à la maigre activité pastorale de paysans semi nomades qui utilisèrent le corps principal du bâtiment comme refuge pour les moutons et  autres animaux. Les carreaux cassés, les écuries et les bâtiments annexes dénudés de toute fonction autre que servant d’abri momentané et peut-être saisonnier. Sur le chemin de la ruine, comme territoire de passage.

Le temps des cavernes.

La terre fut rendue à son ingratitude naturelle et à celle des hommes qui l’ont traversée depuis.

Puis, moins de cinquante années depuis la cession définitive, en un second temps, toute trace de pierres  et le moindre visage de ce qui put voir naître depuis le sable du désert, la vie d’un îlot heureux et florissant, où je découvris la nature, l’espace sans limites, le mouvement lent du Ravel qui deviendra la cristallisation indélébile de ces  bordures de peupliers qui longent l’horizon, la propension au rêve et à cet imaginaire qui s’incarnait si bien durant ces quelques années que j’eus la chance de vivre, en vit disparaître les vestiges les plus infimes.

N’est resté que le vent qui souffle au loin.